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Les variantes sont Ă©tablies d’aprĂšs l’édition originale, 2 vol., Paris, Michel LĂ©vy frĂšres, 1857, et les notes d’aprĂšs les Ă©bauches et le manuscrit original de l’auteur. ƒUVRES COMPLÈTESDE GUSTAVE FLAUBERT ――――― MADAME BOVARY MƒURS DE PROVINCE PARISLOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17── MDCCCCX À MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD MEMBRE DU BARREAU DE PARIS EX-PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE ET ANCIEN MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Cher et illustre Ami,Permettez-moi d’inscrire votre nom en tĂȘte de ce livre et au-dessus mĂȘme de sa dĂ©dicace ; car c’est Ă  vous, surtout, que j’en dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon Ɠuvre a acquis pour moi-mĂȘme comme une autoritĂ© imprĂ©vue. Acceptez donc ici l’hommage de ma gratitude, qui, si grande qu’elle puisse ĂȘtre, ne sera jamais Ă  la hauteur de votre Ă©loquence et de votre dĂ©vouement. Gustave Flaubert. Paris, le 12 avril 1857. À LOUIS BOUILHET GUSTAVE FLAUBERT. Flaubert est mort depuis trente ans et la splendeur de son Ɠuvre a sollicitĂ©, comme il fallait s’y attendre, l’effort de toute la critique contemporaine. Si bien qu’à cette heure il semble qu’il n’y ait plus rien Ă  dire sur l’homme et sur l’écrivain. Toutefois il nous a paru qu’au seuil d’une Ă©dition dĂ©finitive le lecteur trouverait sans dĂ©plaisir, en une sorte de mĂ©mento agrĂ©mentĂ© de quelques citations, les dates principales et les simples Ă©vĂ©nements de cette laborieuse carriĂšre. NĂ© Ă  Rouen, le 12 dĂ©cembre 1821, Gustave Ă©tait le quatriĂšme enfant d’Achille-ClĂ©ophas Flaubert, chirurgien en chef de l’HĂŽtel-Dieu, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot. Son pĂšre, fils d’un vĂ©tĂ©rinaire de MaizĂšres-la-Grande-Paroisse, prĂšs de Nogent-sur-Seine, avait Ă©tĂ© l’interne de Dupuytren, puis envoyĂ© Ă  Rouen par le cĂ©lĂšbre anatomiste comme auxiliaire du docteur Laumonier. Le sĂ©jour en province du jeune mĂ©decin devait ĂȘtre temporaire, et certes il ne tenait qu’à lui de conquĂ©rir, Ă  Paris, une situation qu’eussent justifiĂ©e son savoir et son talent. Mais le docteur Flaubert Ă©pousa la filleule de son nouveau chef et resta en Normandie. Caroline Fleuriot Ă©tait originaire de Pont-l’ÉvĂȘque, et son fils s’en souviendra plus tard quand il Ă©crira Un CƓur simple. Elle descendait par sa mĂšre d’une trĂšs vieille famille de la Basse-Normandie, les Cambremer de Croixmare, famille de soldats et de conquistadores, dont on retrouve des ancĂȘtres jusque chez les Normands de Sicile[1] ». Flaubert se plaisait Ă  raconter qu’un de ses ancĂȘtres prit part Ă  la dĂ©couverte du Canada. Toute sa vie, il fut un gentilhomme dans ses goĂ»ts et ses vertus, un aristocrate dans son idĂ©al artistique, un conquĂ©rant dans ses batailles avec le Verbe. Nous avons peu de renseignements sur la ligne paternelle, et nous savons seulement qu’elle a fourni Ă  l’École d’Alfort d’éminents professeurs. Quant au nom de Flaubert, il est essentiellement de Champagne. Dans le catalogue des saints de l’Art de vĂ©rifier les dates, figure Frobert ou Flobert Flobertus, premier abbĂ© de Moutier-la-Celle, prĂšs de Troyes, vers l’an 652. Au surplus, il ne serait pas malaisĂ© de retrouver chez le chirurgien les signes essentiels du caractĂšre champenois. Quand il apparaĂźt sous les traits du docteur LariviĂšre, Ă  la fin de Madame Bovary, le mĂ©decin philosophe dĂ©daigneux des croix, des titres et des acadĂ©mies » est craint comme un dĂ©mon Ă  cause de la finesse de son esprit », et l’on redoute son regard plus tranchant que ses bistouris ». Dans sa conception pratique de la vie il forcera plus tard Gustave Ă  faire son droit. Flaubert est donc Ă  la fois Normand et Champenois, descendant de nobles et courageux aventuriers et de petits bourgeois rĂ©alistes, instruits, passionnĂ©s pour les sciences naturelles. À Rouen, le mĂ©nage Flaubert occupe un appartement dans une aile de l’HĂŽtel-Dieu. De la chambre de l’enfant la vue s’étend sur les jardins de l’hĂŽpital. Si prĂšs de la souffrance humaine, le petit rĂȘve et s’attriste avant l’ñge. Cependant il a quelques distractions. Un voisin qui habite de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, le pĂšre Mignot, lui raconte de belles histoires et lui lit Don Quichotte. Et sans parler de la chĂšre Caroline, sa sƓur cadette, il voit presque chaque jour Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin. Ensemble on compose des comĂ©dies que l’on joue dans une grande salle de billard attenant au salon. DĂšs l’ñge de neuf ans, Gustave a la plume Ă  la main ; il projette des romans et des piĂšces, la Belle Andalouse et le Bal masquĂ©, l’Antiquaire ignorant et la Mort du Duc de Guise. Il rĂ©dige mĂȘme, qui l’eĂ»t cru, des discours politiques et constitutionnels libĂ©raux. La liste fort amusante de ces essais a Ă©tĂ© dressĂ©e[2]. Au lycĂ©e, oĂč il entre en 1832, il est un Ă©lĂšve mĂ©diocre, susceptible et rebelle Ă  la discipline. C’est lĂ , dĂ©clare-t-il dans les MĂ©moires d’un fou, que j’ai conçu une profonde aversion pour les hommes ». Seule, l’histoire le sĂ©duit, l’histoire qui, dira-t-il plus tard, est comme la mer, belle parce qu’elle efface. » Mais s’il est faible en thĂšme grec et si les sciences le rebutent, il lit en son particulier Chateaubriand, Victor Hugo, Goethe, Shakespeare et Byron. DĂ©jĂ  l’Orient le fascine il est devenu le fougueux romantique qu’il restera. À dix-huit ans, AhasvĂ©rus, drame philosophique de Quinet, le transporte. C’est de cette Ă©poque que datent les Agonies, pensĂ©es sceptiques, la Danse des Morts, les MĂ©moires d’un fou, Smarh, vieux mystĂšre. Il vit beaucoup avec Alfred Le Poittevin, son aĂźnĂ© de cinq ans, dont il subit l’influence morale, intellectuelle, car il l’admire ; je n’ai jamais connu personne d’un esprit plus transcendantal », Ă©crira-t-il Ă  la fin de sa vie. Il serait intĂ©ressant de rechercher la part qui revient Ă  Le Poittevin, dans la philosophie et l’esthĂ©tique de Flaubert. Mais cette Ă©tude nous est interdite et sur ce point, comme sur bien d’autres, nous renverrons le lecteur aux excellents ouvrages de M. RenĂ© Descharmes. En 1836 Flaubert est encore collĂ©gien quand, aux bains de mer de Trouville, il rencontre une jeune femme, Mme Marie SchlĂ©singer, que dans une lettre, quarante ans plus tard, il appelle chĂšre et vieille amie, et Ă©ternelle tendresse », en Ă©voquant les jours d’autrefois, qui se reprĂ©sentent comme baignĂ©s dans une vapeur d’or ». Il a vu pour la premiĂšre fois Mme Arnoux, de l’Éducation sentimentale. — Jamais il n’osa dĂ©clarer sa passion, et toute sa vie il Ă©vita de parler de ce grand amour dont il disait ces simples mots J’en ai Ă©tĂ© ravagĂ©[3] ». Il est reçu bachelier en 1840, visite les PyrĂ©nĂ©es, la Provence et la Corse. Au retour, son pĂšre exige qu’il Ă©tudie le droit. Il le commence Ă  Rouen, s’en dĂ©goĂ»te sur l’heure, et la vie mĂ©diocre et recluse qu’il mĂšne ensuite Ă  Paris n’est pas faite pour le rĂ©concilier avec le Code. Pourtant, au quartier latin, il avait retrouvĂ© Alfred Le Poittevin et Ernest Chevalier, et s’était liĂ© avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin. On l’avait aussi prĂ©sentĂ© Ă  Pradier, et, dans l’atelier du sculpteur, il entrevoit les cĂ©lĂ©britĂ©s du moment. De temps Ă  autre il s’évade et vient Ă  Nogent-sur-Seine, chez son oncle Parrain. LĂ , comme plus tard FrĂ©dĂ©ric Moreau de l’Éducation sentimentale, il s’en allait dans les prairies, vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas », Ă©coutant le gros bruit doux que font les ondes dans les tĂ©nĂšbres ». C’est vers cette Ă©poque, en pleine jeunesse, qu’il Ă©prouve les premiĂšres atteintes de la maladie nerveuse dont il souffrira jusqu’à sa fin. De quelque nom scientifique qu’il faille l’appeler, il est certain qu’elle devint dĂšs lors, pour le jeune homme, une source nouvelle de mĂ©lancolie. Le 16 janvier 1846 son pĂšre meurt, et trois mois plus tard c’est le tour de sa sƓur Caroline, enlevĂ©e par une fiĂšvre puerpĂ©rale, deux ans Ă  peine aprĂšs s’ĂȘtre mariĂ©e. Cette double catastrophe dĂ©sespĂšre Mme Flaubert et l’on craint mĂȘme pour sa raison. Gustave abandonne ses Ă©tudes ; dĂ©sormais il vivra prĂšs de sa mĂšre, et tous deux s’installent Ă  Croisset, hameau du bourg de Canteleu sur les bords de la Seine, en aval de Rouen. La maison longue et basse, appuyĂ©e au coteau, Ă©tait un vieux logis français avec des piĂšces spacieuses et une terrasse plantĂ©e de tilleuls qui aboutissait Ă  un petit pavillon Louis XV. Flaubert se plaisait Ă  croire que jadis, dans cette demeure, l’abbĂ© PrĂ©vost avait Ă©crit Manon Lescaut. L’habitation a disparu aujourd’hui ; seul le pavillon subsiste, grĂące aux admirateurs du grand Ă©crivain. Flaubert y entame des lectures capitales ; il lit les classiques anciens et modernes, HomĂšre, HĂ©rodote et Sophocle, LucrĂšce, Virgile et Tacite, Rabelais, Montesquieu et Voltaire, et aussi les poĂšmes indiens. Enfin, il commence un ouvrage dont la premiĂšre idĂ©e lui est venue devant un tableau de Breughel, Ă  GĂȘnes, et qui maintes fois abandonnĂ© et repris, aprĂšs trois versions successives, sera la Tentation de saint Antoine. De temps en temps il vient Ă  Paris, et c’est au mois d’aoĂ»t que commence sa liaison avec Louise Colet. La Muse », Ă  l’apogĂ©e de sa surprenante fortune littĂ©raire, Ă©tait encore cĂ©lĂšbre par sa beautĂ© et ses intrigues, ayant notamment rangĂ© sous ses lois M. Victor Cousin, le pĂšre de l’Éclectisme. L’aventure dura huit annĂ©es, sans qu’il y manquĂąt les ivresses et les querelles, les ruptures et les raccommodements d’usage en la matiĂšre. Le tout sur un mode emportĂ©, convenable au tempĂ©rament des deux amoureux. Cette mĂȘme annĂ©e 1846, Flaubert avait retrouvĂ© Ă  Rouen un ancien condisciple, Louis Bouilhet. Rapidement se dĂ©veloppe entre eux la plus touchante fraternitĂ© que depuis La BoĂ©tie et Montaigne ait connue l’histoire littĂ©raire. AnimĂ©s pour l’Art de la mĂȘme ferveur mystique, Ă©galement convaincus du sacerdoce » des lettres, les jeunes gens mettent en commun leurs enthousiasmes et leurs rĂȘves, chacun prĂ©occupĂ© avant tout de l’effort de l’autre, qu’il souhaite toujours plus intrĂ©pide et plus pur. Louis Bouilhet est un vĂ©ritable poĂšte, dont le nom mĂ©rite de ne pas pĂ©rir. Son autoritĂ© sur son ami est, Ă  n’en pas douter, considĂ©rable. Flaubert l’appelle ma conscience » sans cesse il lui demande ses avis et il s’y range ; plus tard, quand le poĂšte disparaĂźt, il dira À quoi bon Ă©crire, maintenant qu’il n’est plus lĂ . » Les thĂ©ories littĂ©raires de Flaubert sont dĂšs lors fixĂ©es d’une façon irrĂ©vocable. Il s’en inspirera avec rigueur et n’en connaĂźtra pas d’autres jusqu’à la mort. Elles sont le produit de son tempĂ©rament, de son caractĂšre ; elles ont Ă©tĂ© longuement mĂ©ditĂ©es, discutĂ©es, et certains Ă©vĂ©nements sont venus les renforcer encore. Si, au lieu d’une notice biographique, nous Ă©crivions une vĂ©ritable Ă©tude, l’heure serait venue d’exposer cette poĂ©tique. Bornons-nous Ă  constater, avec M. Émile Faguet, qu’elle repose sur trois idĂ©es, lesquelles s’enchaĂźnent rigoureusement. C’est la haine du bourgeois, de toute façon basse de sentir », c’est l’art pour l’art ; c’est le dogme de la littĂ©rature impersonnelle[4]. » La doctrine est belle ; son application sera terriblement laborieuse. Flaubert devra se surveiller d’incessante façon ; il pĂšsera tous ses mots, les enchĂąssera dans des phrases maĂźtresses et dĂ©finitives, triomphe du rythme et du nombre, et atteindra ainsi Ă  un style exact et ferme, colorĂ© et superbe. Jamais prose ne fut plus travaillĂ©e, tout en donnant l’impression d’ĂȘtre naturelle et spontanĂ©e. À la poursuite de son idĂ©al il se tuait lentement. À chaque instant il se levait de sa table, prenait — nous dit Maupassant — sa feuille de papier l’élevait Ă  la hauteur du regard, et, s’appuyant sur son coude, dĂ©clamait, d’une voix mordante et haute. Il Ă©coutait le rythme de sa prose, s’arrĂȘtait pour saisir une sonoritĂ© fuyante, combinait les tons, Ă©loignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les haltes d’un long chemin. » Toutes ses pages ont Ă©tĂ© soumises ainsi Ă  ce qu’il appelait l’épreuve du gueuloir ». Une phrase est viable, affirmait-il, quand elle correspond Ă  toutes les nĂ©cessitĂ©s de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut ĂȘtre lue tout haut
 ». C’est, semble-t-il, dans Par les Champs et par les GrĂšves, relation d’une promenade qu’il fit en Bretagne au printemps de 1847, que Flaubert connut pour la premiĂšre fois les affres » du style. Avec Maxime Du Camp il entreprend, en octobre 1849, un voyage qui doit se prolonger jusqu’en mai 1851. Parmi l’étourdissement des paysages et des ruines », ils visitĂšrent la Sicile et l’Égypte, la Palestine et la Syrie, Constantinople, AthĂšnes et Rome. On trouve dans la Correspondance » le rĂ©cit de cette expĂ©dition ; Flaubert en a rapportĂ©, fixĂ© dans son souvenir, les prodigieux tableaux qui se placeront dans SalammbĂŽ, dans la nouvelle Tentation, dans HĂ©rodias. Avant le dĂ©part, Bouilhet l’avait dissuadĂ© de publier la premiĂšre Tentation de saint Antoine, et il avait Ă©tĂ© convenu que Flaubert prendrait dans la rĂ©alitĂ©, dans la vie, un sujet lui permettant de garder son impassibilitĂ©, selon le dogme que l’on sait. DĂšs le retour, il tient sa promesse et commence la prĂ©paration de Madame Bovary, dont le thĂšme lui fut vraisemblablement donnĂ© par son ami. Il y travaille cinq ans, soutenu par les conseils, maintenu par les critiques du vigilant Bouilhet. L’Ɠuvre paraĂźt enfin dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 dĂ©cembre 1840. Et le plus beau roman du dix-neuviĂšme siĂšcle amĂšne son auteur sur les bancs de la correctionnelle, pour offenses Ă  la morale publique et Ă  la religion. Toutefois, malgrĂ© le pressant rĂ©quisitoire de l’avocat gĂ©nĂ©ral Pinard et grĂące peut-ĂȘtre Ă  l’habile plaidoirie de Me SĂ©nard, Flaubert fut acquittĂ©, attendu qu’il n’apparaissait point que son livre ait Ă©tĂ©, comme certaines Ɠuvres, Ă©crit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, Ă  l’esprit de licence et de dĂ©bauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent ĂȘtre entourĂ©es du respect de tous. » !! Comme beaucoup de chefs-d’Ɠuvre Ă  leur apparition, le livre fut mĂ©diocrement compris. Le procĂšs troubla plutĂŽt les lecteurs Ă  son endroit, et les critiques, Sainte-Beuve exceptĂ©, montrĂšrent une clairvoyance contestable. D’autre part, la Fanny de Feydeau, par son extraordinaire succĂšs, manqua de faire oublier le roman de Flaubert. Seul le temps fit monter Madame Bovary Ă  sa place, qui est la premiĂšre. Ainsi que l’a trĂšs bien remarquĂ© M. Émile Faguet, l’esprit de Flaubert Ă©tait partagĂ© entre le besoin de la rĂ©alitĂ© et le besoin aussi d’une imagination dĂ©chaĂźnĂ©e et puissamment fĂ©conde ; 
 les deux penchants, s’ils n’étaient pas aussi forts l’un que l’autre, Ă©taient trĂšs impĂ©rieux tous deux en lui. Car ils se balancent, pour ainsi dire, au cours de sa vie littĂ©raire. Invariablement une Ɠuvre romantique succĂšde Ă  une Ɠuvre rĂ©aliste et ainsi de suite. L’alternance est constante[5]. » Chez le maĂźtre il semble que le descendant des Cambremer de Croixmare et l’hĂ©ritier des Flaubert prennent la parole tour Ă  tour. Aussi, le lendemain du procĂšs de Madame Bovary, Flaubert, tout en se remettant Ă  la Tentation, commence SalammbĂŽ. En mai-juin 1858, il est Ă  Tunis et sur la cĂŽte, interrogeant les vestiges de la civilisation punique, contemplant les lieux oĂč fut Carthage. La genĂšse dura quatre ans. GrĂące Ă  l’austĂšre probitĂ© de son labeur archĂ©ologique et historique, Flaubert eut facilement raison des misĂ©rables chicanes de quelques cuistres. Mais, en gĂ©nĂ©ral, on goĂ»ta assez peu cette prodigieuse Ă©vocation d’un monde disparu et l’on saisit mal les intentions de l’auteur. Moi, Ă©crit-il Ă  Sainte-Beuve qui s’était montrĂ© sĂ©vĂšre, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant Ă  l’antiquitĂ© les procĂ©dĂ©s du roman moderne et j’ai tĂąchĂ© d’ĂȘtre simple. Riez tant qu’il vous plaira ! oui, je dis simple et non pas sobre. » En 1862 il se repose un instant en Ă©crivant avec Charles d’Osmoy et Louis Bouilhet, le ChĂąteau des CƓurs, une fĂ©erie sur laquelle, affirme Charles Lapierre, Richard Wagner voulut faire une partition. On ne la jouera pas, j’en ai peur, dĂ©clare Flaubert, je veux seulement attirer l’attention du public sur une forme dramatique, splendide et large, et qui ne sert jusqu’à prĂ©sent que de cadre Ă  des choses mĂ©diocres. » Une Ɠuvre rĂ©aliste devait nĂ©cessairement succĂ©der Ă  SalammbĂŽ. Ce fut l’Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme. CommencĂ©e en 1863, elle ne fut terminĂ©e qu’en fĂ©vrier 1869. Il y a dans ce roman, Ă©crit une correspondante de Flaubert, Mme Roger des Genettes, l’écho de tout ce qui est en nous, les espoirs et les tristesses, l’éternel recommencement de nos dĂ©sirs qui se brise contre l’impassible nature. L’avortement de tout fait la grandeur et la mĂ©lancolie de cette Ɠuvre. » L’Éducation fut moins comprise encore que SalammbĂŽ. Ce livre, peut-ĂȘtre le prĂ©fĂ©rĂ© de l’auteur, ce livre oĂč vit Mme Arnoux, le plus beau de ses personnages, ce livre qui, vers 1880, deviendra la bible de toute une gĂ©nĂ©ration littĂ©raire, passa inaperçu. Cette indiffĂ©rence, le MaĂźtre ne la remarqua mĂȘme pas. Il venait de recevoir le coup le plus cruel qui pouvait le frapper Louis Bouilhet Ă©tait mort le 19 juillet. Il faut lire la prĂ©face que Flaubert Ă©crivit pour les DerniĂšres chansons. On y trouvera les larmes les plus pures qu’ait jamais versĂ©es l’amitiĂ© en deuil. Jusqu’à son dernier jour, le survivant gardera pieusement le cher souvenir comme un oratoire domestique oĂč murmurer son chagrin et dĂ©tendre son cƓur ». Pour s’arracher Ă  sa peine, Flaubert reprend encore une fois la Tentation, quand la guerre Ă©clate. Il fut patriote douloureusement, ingĂ©nument, raconte M. Lanson, tout comme le bourgeois Thiers qu’il abhorrait ou le dĂ©mocrate Gambetta que, plus tard, il fut surpris de goĂ»ter. Il se leurra d’espĂ©rances tant qu’il put ; il compta sur les chefs, sur les plans, sur le peuple ; il se fit garde national, lui, Flaubert. Une immense amertume emplit ses lettres de 1870 et 1871[6]. » La paix signĂ©e, il demeure consternĂ© par nos dĂ©sastres et tombe dans un sombre abattement. Chaque jour la maladie gagne du terrain. Au printemps de 1872, sa mĂšre meurt, et ce nouveau deuil achĂšve de le bouleverser. Deux ans plus tard, il donne au Vaudeville le Candidat, une comĂ©die assez noire qui tombe Ă  la quatriĂšme reprĂ©sentation, et il publie enfin la Tentation de saint Antoine, l’Ɠuvre qui a hantĂ© toute son existence, l’épopĂ©e du Pessimisme oĂč la postĂ©ritĂ© admirera les plus somptueuses pĂ©riodes de la langue française. Des juges autorisĂ©s dĂ©clarĂšrent l’ouvrage illisible. MalgrĂ© l’insuccĂšs qui s’obstine, Flaubert, dont la magnifique ambition ignore le dĂ©couragement, arrĂȘte le plan d’un nouvel ouvrage Bouvard et PĂ©cuchet. En 1875, pour sauver de la ruine sa niĂšce et son neveu, sans hĂ©siter une minute, il abandonne noblement presque toute sa fortune. Seulement, Ă  cinquante-cinq ans, un changement de vie complet, un travail excessif, une claustration absolue, une force herculĂ©enne, tout se rĂ©unissait pour rendre le danger imminent[7]. » Il ne quitte guĂšre Croisset et plus que jamais il poursuit la lutte acharnĂ©e contre les mots, s’épuise en compulsant les deux mille volumes qu’il croit indispensables Ă  la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. Maupassant nous le fait voir veillant jusqu’à l’aube, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, Ă  peine Ă©clairĂ© par les deux lampes, couvertes d’un abat-jour vert ». Et l’auteur d’Une Vie ajoute Les mariniers, sur la riviĂšre, se servaient comme d’un phare des fenĂȘtres de Monsieur Gustave. » La seule diversion que trouve Flaubert Ă  ce labeur Ă©crasant, c’est d’écrire Un cƓur simple, la LĂ©gende de saint Julien l’Hospitalier et HĂ©rodias, pages touchantes ou splendides, inimitables. Ses embarras d’argent se sont aggravĂ©s. Mais au milieu de ses tristesses, il Ă©prouvait cependant une joie suprĂȘme. Depuis quatre ans il s’est pris d’une tendre affection pour un jeune homme, Guy de Maupassant, le neveu de cet Alfred Le Poittevin, son ami d’enfance le mieux aimĂ©. Avec une inlassable rigueur, il lui a transmis les lois de l’observation et du style, anĂ©antissant tour Ă  tour les essais incertains encore que l’élĂšve lui soumet. Or voici que son disciple chĂ©ri » signe Boule de Suif, parvient d’un bond Ă  la maĂźtrise. Flaubert a dotĂ© les lettres françaises d’un talent robuste, intrĂ©pide, classique. En mars 1879, Jules Ferry, sans rancune contre le farouche contempteur du suffrage universel, lui donne un emploi hors cadres Ă  la BibliothĂšque Mazarine, sinĂ©cure dont il ne jouira pas longtemps. Flaubert se dĂ©clare complĂštement fourbu », et il Ă©crit Ă  une amie Je suis bien las de vivre, tout m’excĂšde et me pĂšse, une bonne attaque serait la bienvenue. » Elle vint. Le 8 mai 1880, frappĂ© d’hĂ©morragie cĂ©rĂ©brale, il mourut en quelques instants, sans souffrances apparentes, ĂągĂ© de cinquante-huit ans et quatre mois. Il fut enterrĂ© prĂšs des siens, au cimetiĂšre monumental de Rouen. Il n’avait jamais songĂ© Ă  l’AcadĂ©mie française. Le 15 aoĂ»t 1866, on l’avait nommĂ© chevalier de la LĂ©gion d’honneur, par le mĂȘme dĂ©cret que Ponson du Terrail. Quelques mois aprĂšs, on imprima le manuscrit inachevĂ© de Bouvard et PĂ©cuchet, les deux bonshommes » dont les efforts proclament, Ă  chaque page de leur histoire burlesque et lamentable, l’impossibilitĂ© de comprendre et de savoir, et l’inutilitĂ© de Tout. Nous venons de rĂ©sumer les principaux Ă©vĂ©nements d’une existence toute de labeur et d’intĂ©gritĂ© littĂ©raire hautaine. Nous ne pouvons clore cette notice sans dire quelques mots de l’homme, renvoyant le lecteur curieux d’en connaĂźtre davantage, d’abord Ă  la Correspondance, oĂč Flaubert se rĂ©vĂšle dans la franchise la plus ingĂ©nue et la plus complĂšte, puis aux attachants Souvenirs » de Mme Caroline Commanville, sa niĂšce, Ă  ceux de Maxime Du Camp, et enfin aux rĂ©cents ouvrages, si intĂ©ressants et documentĂ©s, de M. le Dr RenĂ© Dumesnil et de M. RenĂ© Descharmes. Au physique, Gustave Flaubert Ă©tait un pur Normand, un vĂ©ritable enfant des compagnons de Rollon et de Guillaume. Adolescent, il fut d’une surprenante beautĂ©. Maxime Du Camp nous a laissĂ© son portrait Ă  vingt et un ans, avec sa peau blanche, lĂ©gĂšrement rosĂ©e sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des Ă©paules, ses yeux Ă©normes, couleur vert de mer, abritĂ©s sous des sourcils noirs, ses gestes excessifs et son rire Ă©clatant ». Et les Goncourt nous le dĂ©peignent Ă  trente-huit ans TrĂšs grand, trĂšs large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupiĂšres un peu soufflĂ©es, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelĂ© et plaquĂ© de rouge ». Dans ses entretiens, il usait volontiers de phrases outranciĂšres, se rĂ©pandait en anathĂšmes sans fin contre l’abjection de son temps qu’il appelait le panmuflisme », contre la BĂȘtise Humaine et contre l’ĂȘtre qui la rĂ©sume et la symbolise le Bourgeois, poursuivant cet indestructible ennemi de plaisanteries Ă©normes et de violences comiques et tonitruantes. Mais ce fougueux nihiliste Ă©tait un dĂ©bonnaire et un tendre. L’homme, dit Charles Lapierre, Ă©tait simple, affectueux ayant le culte de la famille. À quelque heure qu’il rentrĂąt, il ne se couchait pas sans pĂ©nĂ©trer sur la pointe du pied chez sa mĂšre, qu’il embrassait. Chaque jour, Ă  Croisset, aprĂšs son dĂ©jeuner, il allait s’asseoir sur un banc, placĂ© devant la maison, Ă  cĂŽtĂ© de Julie, la vieille bonne aveugle qui l’avait Ă©levĂ©, et il causait avec elle du passĂ©, de son enfance. » Avec son air gendarme » Ă©crit Me Roger des Genettes, il avait des dĂ©licatesses trĂšs fĂ©minines et je l’ai vu se pencher Ă  la fenĂȘtre de ma chambre, Ă  Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir !
[8] » De prĂšs et de loin on l’adorait. L’affection qui l’unissait Ă  Bouilhet restera lĂ©gendaire, et nous savons que dans sa maturitĂ© il eut des tendresses fraternelles et profondes pour des femmes qui vivaient loin de Paris, George Sand, Mme Roger des Genettes, Mlle Le Royer de Chantepie. Nous avons nommĂ©, chemin faisant, ses compagnons d’enfance et de jeunesse. Quand il est devenu cĂ©lĂšbre, il assiste, vers la fin de l’Empire, aux fameux dĂźners de Magny, oĂč il retrouve Sainte-Beuve, ThĂ©ophile Gautier, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Berthelot, Edmond et Jules de Goncourt, Feydeau. À Rouen il a une petite cour attentive et respectueuse qui s’efforce de lui faire oublier la solitude, les amertumes de la vieillesse ; Charles Lapierre, Raoul Duval, Pouchet, Laporte, Baudry le fĂȘtent chaque printemps Ă  la saint Polycarpe, le maĂźtre ayant adoptĂ© ce patron dont il avait, certain jour, dĂ©couvert un vieux portrait, avec cette lĂ©gende Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait naĂźtre ![9] ». À Paris, il recevait ses intimes le dimanche, chez lui, boulevard du Temple, et beaucoup plus tard rue Murillo et faubourg Saint-HonorĂ©. Aux survivants des anciens amis, se joignent, aprĂšs la guerre, Émile Zola, Alphonse Daudet, TourguĂ©neff, JosĂ©-Maria de HĂ©rĂ©dia, Georges Charpentier, son Ă©diteur. Et Guy de Maupassant lui amĂšne les jeunes de l’école dite naturaliste », les auteurs des SoirĂ©es de MĂ©dan. Martyr de la littĂ©rature, Gustave Flaubert est mort Ă  la peine. Son sacrifice n’aura pas Ă©tĂ© stĂ©rile et, selon la belle parole de M. Paul Bourget, son exemple aura reculĂ© de beaucoup d’annĂ©es le triomphe de la Barbarie qui menace d’envahir aujourd’hui la langue[10] ». — Je ne crois pas Ă  la gloire, et pourtant je me tue pour elle », rĂ©pĂ©tait parfois le bon gĂ©ant. Il eut tort de ne pas y croire, son nom vivra aussi longtemps que les lettres. Gustave Flaubert demeurera au premier rang des prosateurs français avec Bossuet, Voltaire et Chateaubriand. MADAME BOVARY PREMIÈRE PARTIE. I N ous Ă©tions Ă  l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillĂ© en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se rĂ©veillĂšrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maĂźtre d’études — Monsieur Roger, lui dit-il Ă  demi-voix, voici un Ă©lĂšve que je vous recommande, il entre en cinquiĂšme. Si son travail et sa conduite sont mĂ©ritoires, il passera dans les grands, oĂč l’appelle son Ăąge. RestĂ© dans l’angle, derriĂšre la porte, si bien qu’on l’apercevait Ă  peine, le nouveau Ă©tait un gars de la campagne, d’une quinzaine d’annĂ©es environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupĂ©s droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassĂ©. Quoiqu’il ne fĂ»t pas large des Ă©paules, son habit-veste de drap vert Ă  boutons noirs devait le gĂȘner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habituĂ©s Ă  ĂȘtre nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunĂątre trĂšs tirĂ© par les bretelles. Il Ă©tait chaussĂ© de souliers forts, mal cirĂ©s, garnis de clous. On commença la rĂ©citation des leçons. Il les Ă©couta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant mĂȘme croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, Ă  deux heures, quand la cloche sonna, le maĂźtre d’études fut obligĂ© de l’avertir, pour qu’il se mĂźt avec nous dans les rangs. Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dĂšs le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon Ă  frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussiĂšre ; c’était lĂ  le genre. Mais, soit qu’il n’eĂ»t pas remarquĂ© cette manƓuvre ou qu’il n’eĂ»t osĂ© s’y soumettre, la priĂšre Ă©tait finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, oĂč l’on retrouve les Ă©lĂ©ments du bonnet Ă  poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbĂ©cile. OvoĂŻde et renflĂ©e de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, sĂ©parĂ©s par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonnĂ©, couvert d’une broderie en soutache compliquĂ©e, et d’oĂč pendait au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en maniĂšre de gland. Elle Ă©tait neuve ; la visiĂšre brillait. — Levez-vous, dit le professeur. Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit Ă  rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois. — DĂ©barrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui Ă©tait un homme d’esprit. Il y eut un rire Ă©clatant des Ă©coliers qui dĂ©contenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette Ă  la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tĂȘte. Il se rassit et la posa sur ses genoux. — Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible. — RĂ©pĂ©tez ! Le mĂȘme bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huĂ©es de la classe. — Plus haut ! cria le maĂźtre, plus haut ! Le nouveau, prenant alors une rĂ©solution extrĂȘme, ouvrit une bouche dĂ©mesurĂ©e et lança Ă  pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot Charbovari. Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des Ă©clats de voix aigus on hurlait, on aboyait, on trĂ©pignait, on rĂ©pĂ©tait Charbovari ! Charbovari !, puis qui roula en notes isolĂ©es, se calmant Ă  grand’peine, et parfois qui reprenait tout Ă  coup sur la ligne d’un banc oĂč saillissait encore çà et lĂ , comme un pĂ©tard mal Ă©teint, quelque rire Ă©touffĂ©. Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu Ă  peu se rĂ©tablit dans la classe, et le professeur, parvenu Ă  saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, Ă©peler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hĂ©sita. — Que cherchez-vous ? demanda le professeur. — Ma cas
, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets. — Cinq cents vers Ă  toute la classe ! exclamĂ© d’une voix furieuse, arrĂȘta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indignĂ©, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque. Quant Ă  vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum. Puis, d’une voix plus douce — Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volĂ©e ! Tout reprit son calme. Les tĂȘtes se courbĂšrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eĂ»t bien, de temps Ă  autre, quelque boulette de papier lancĂ©e d’un bec de plume qui vĂźnt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissĂ©s. Le soir, Ă  l’étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, rĂ©gla soigneusement son papier. Nous le vĂźmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. GrĂące, sans doute, Ă  cette bonne volontĂ© dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe infĂ©rieure ; car, s’il savait passablement ses rĂšgles, il n’avait guĂšre d’élĂ©gance dans les tournures. C’était le curĂ© de son village qui lui avait commencĂ© le latin, ses parents, par Ă©conomie, ne l’ayant envoyĂ© au collĂšge que le plus tard possible. Son pĂšre, M. Charles-Denis-BartholomĂ© Bovary, ancien aide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcĂ©, vers cette Ă©poque, de quitter le service, avait alors profitĂ© de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs, qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hĂąbleur, faisant sonner haut ses Ă©perons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillĂ© de couleurs voyantes, il avait l’aspect d’un brave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois mariĂ©, il vĂ©cut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dĂźnant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir qu’aprĂšs le spectacle et frĂ©quentant les cafĂ©s. Le beau-pĂšre mourut et laissa peu de chose ; il en fut indignĂ©, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, oĂč il voulut faire valoir. Mais, comme il ne s’entendait guĂšre plus en culture qu’en indienne, qu’il montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point Ă  s’apercevoir qu’il valait mieux planter lĂ  toute spĂ©culation. Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc Ă  louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitiĂ© ferme, moitiĂ© maison de maĂźtre ; et, chagrin, rongĂ© de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s’enferma, dĂšs l’ñge de quarante-cinq ans, dĂ©goĂ»tĂ© des hommes, disait-il, et dĂ©cidĂ© Ă  vivre en paix. Sa femme avait Ă©tĂ© folle de lui autrefois ; elle l’avait aimĂ© avec mille servilitĂ©s qui l’avaient dĂ©tachĂ© d’elle encore davantage. EnjouĂ©e jadis, expansive et tout aimante, elle Ă©tait, en vieillissant, devenue Ă  la façon du vin Ă©ventĂ© qui se tourne en vinaigre d’humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le voyait courir aprĂšs toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasĂ© et puant l’ivresse ! Puis l’orgueil s’était rĂ©voltĂ©. Alors elle s’était tue, avalant sa rage dans un stoĂŻcisme muet, qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle Ă©tait sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avouĂ©s, chez le prĂ©sident, se rappelait l’échĂ©ance des billets, obtenait des retards ; et, Ă  la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mĂ©moires, tandis que, sans s’inquiĂ©ter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se rĂ©veillait que pour lui dire des choses dĂ©sobligeantes, restait Ă  fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres. Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. RentrĂ© chez eux, le marmot fut gĂątĂ© comme un prince. Sa mĂšre le nourrissait de confitures ; son pĂšre le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait mĂȘme qu’il pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bĂȘtes. À l’encontre des tendances maternelles, il avait en tĂȘte un certain idĂ©al viril de l’enfance, d’aprĂšs lequel il tĂąchait de former son fils, voulant qu’on l’élevĂąt durement, Ă  la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait Ă  boire de grands coups de rhum et Ă  insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit rĂ©pondait mal Ă  ses efforts. Sa mĂšre le traĂźnait toujours aprĂšs elle ; elle lui dĂ©coupait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietĂ©s mĂ©lancoliques et de chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tĂȘte d’enfant toutes ses vanitĂ©s Ă©parses, brisĂ©es. Elle rĂȘvait de hautes positions, elle le voyait dĂ©jĂ  grand, beau, spirituel, Ă©tabli, dans les ponts et chaussĂ©es ou dans la magistrature. Elle lui apprit Ă  lire, et mĂȘme lui enseigna, sur un vieux piano qu’elle avait, Ă  chanter deux ou trois petites romances. Mais, Ă  tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n’était pas la peine ! Auraient-ils jamais de quoi l’entretenir dans les Ă©coles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce ? D’ailleurs, avec du toupet, un homme rĂ©ussit toujours dans le monde. Mme Bovary se mordait les lĂšvres, et l’enfant vagabondait dans le village. Il suivait les laboureurs, et chassait, Ă  coups de motte de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mĂ»res le long des fossĂ©s, gardait les dindons avec une gaule, fanait Ă  la moisson, courait dans le bois, jouait Ă  la marelle sous le porche de l’église les jours de pluie, et, aux grandes fĂȘtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps Ă  la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volĂ©e. Aussi poussa-t-il comme un chĂȘne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs. À douze ans, sa mĂšre obtint que l’on commençùt ses Ă©tudes. On en chargea le curĂ©. Mais les leçons Ă©taient si courtes et si mal suivies, qu’elles ne pouvaient servir Ă  grand’chose. C’était aux moments perdus qu’elles se donnaient, dans la sacristie, debout, Ă  la hĂąte, entre un baptĂȘme et un enterrement ; ou bien le curĂ© envoyait chercher son Ă©lĂšve aprĂšs l’Angelus, quand il n’avait pas Ă  sortir. On montait dans sa chambre, on s’installait les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l’enfant s’endormait ; et le bonhomme, s’assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas Ă  ronfler, la bouche ouverte. D’autres fois, quand M. le curĂ©, revenant de porter le viatique Ă  quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait de l’occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il Ă©tait toujours content de lui, disait mĂȘme que le jeune homme avait beaucoup de mĂ©moire. Charles ne pouvait en rester lĂ . Madame fut Ă©nergique. Honteux, ou fatiguĂ© plutĂŽt, Monsieur cĂ©da sans rĂ©sistance, et l’on attendit encore un an que le gamin eĂ»t fait sa premiĂšre communion. Six mois se passĂšrent encore ; et, l’annĂ©e d’aprĂšs, Charles fut dĂ©finitivement envoyĂ© au collĂšge de Rouen, oĂč son pĂšre l’amena lui-mĂȘme, vers la fin d’octobre, Ă  l’époque de la foire Saint-Romain. Il serait maintenant impossible Ă  aucun de nous de se rien rappeler de lui. C’était un garçon de tempĂ©rament modĂ©rĂ©, qui jouait aux rĂ©crĂ©ations, travaillait Ă  l’étude, Ă©coutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au rĂ©fectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, aprĂšs que sa boutique Ă©tait fermĂ©e, l’envoyait se promener sur le port Ă  regarder les bateaux, puis le ramenait au collĂšge dĂšs sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il Ă©crivait une longue lettre Ă  sa mĂšre, avec de l’encre rouge et trois pains Ă  cacheter ; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou bien lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traĂźnait dans l’étude. En promenade, il causait avec le domestique, qui Ă©tait de la campagne comme lui. À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ; une fois mĂȘme, il gagna un premier accessit d’histoire naturelle. Mais, Ă  la fin de sa troisiĂšme, ses parents le retirĂšrent du collĂšge pour lui faire Ă©tudier la mĂ©decine, persuadĂ©s qu’il pourrait se pousser seul jusqu’au baccalaurĂ©at. Sa mĂšre lui choisit une chambre, au quatriĂšme, sur l’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poĂȘle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine, aprĂšs mille recommandations de se bien conduire, maintenant qu’il allait ĂȘtre abandonnĂ© Ă  lui-mĂȘme. Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thĂ©rapeutique, sans compter l’hygiĂšne ni la matiĂšre mĂ©dicale, tous noms dont il ignorait les Ă©tymologies et qui Ă©taient comme autant de portes de sanctuaires pleins d’augustes tĂ©nĂšbres. Il n’y comprit rien ; il avait beau Ă©couter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliĂ©s, il suivait tous les cours, il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tĂąche quotidienne Ă  la maniĂšre du cheval de manĂšge, qui tourne en place les yeux bandĂ©s, ignorant de la besogne qu’il broie. Pour lui Ă©pargner de la dĂ©pense, sa mĂšre lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il dĂ©jeunait le matin, quand il Ă©tait rentrĂ© de l’hĂŽpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, Ă  l’amphithéùtre, Ă  l’hospice, et revenir chez lui, Ă  travers toutes les rues. Le soir, aprĂšs le maigre dĂźner de son propriĂ©taire, il remontait Ă  sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillĂ©s qui fumaient sur son corps, devant le poĂȘle rougi. Dans les beaux soirs d’étĂ©, Ă  l’heure oĂč les rues tiĂšdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenĂȘtre et s’accoudait. La riviĂšre, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des Ă©cheveaux de coton sĂ©chaient Ă  l’air. En face, au delĂ  des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon lĂ -bas ! Quelle fraĂźcheur sous la hĂ©traie ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui. Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorte d’expression dolente qui la rendit presque intĂ©ressante. Naturellement, par nonchalance, il en vint Ă  se dĂ©lier de toutes les rĂ©solutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu Ă  peu, n’y retourna plus. Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S’enfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marquĂ©s de points noirs, lui semblait un acte prĂ©cieux de sa libertĂ©, qui le rehaussait d’estime vis-Ă -vis de lui-mĂȘme. C’était comme l’initiation au monde, l’accĂšs des plaisirs dĂ©fendus ; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimĂ©es en lui se dilatĂšrent ; il apprit par cƓur des couplets qu’il chantait aux bienvenues, s’enthousiasma pour BĂ©ranger, sut faire du punch et connut enfin l’amour. GrĂące Ă  ces travaux prĂ©paratoires, il Ă©choua complĂštement Ă  son examen d’officier de santĂ©. On l’attendait le soir mĂȘme Ă  la maison pour fĂȘter son succĂšs ! Il partit Ă  pied et s’arrĂȘta vers l’entrĂ©e du village, oĂč il fit demander sa mĂšre, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échec sur l’injustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d’arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vĂ©ritĂ© ; elle Ă©tait vieille, il l’accepta, ne pouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fĂ»t un sot. Charles se remit donc au travail et prĂ©para sans discontinuer les matiĂšres de son examen, dont il apprit d’avance toutes les questions par cƓur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mĂšre ! On donna un grand dĂźner. OĂč irait-il exercer son art ? À Tostes. Il n’y avait lĂ  qu’un vieux mĂ©decin. Depuis longtemps, Mme Bovary guettait sa mort, et le bonhomme n’avait point encore pliĂ© bagage, que Charles Ă©tait installĂ© en face, comme son successeur. Mais ce n’était pas tout que d’avoir Ă©levĂ© son fils, de lui avoir fait apprendre la mĂ©decine et dĂ©couvert Tostes pour l’exercer il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une la veuve d’un huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente. Quoiqu’elle fĂ»t laide, sĂšche comme un cotret, et bourgeonnĂ©e comme un printemps, certes Mme Dubuc ne manquait pas de partis Ă  choisir. Pour arriver Ă  ses fins, la mĂšre Bovary fut obligĂ©e de les Ă©vincer tous, et elle dĂ©joua mĂȘme fort habilement les intrigues d’un charcutier qui Ă©tait soutenu par les prĂȘtres. Charles avait entrevu dans le mariage l’avĂšnement d’une condition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maĂźtre ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle dĂ©cachetait ses lettres, Ă©piait ses dĂ©marches, et l’écoutait, Ă  travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes. Il lui fallait son chocolat tous les matins, des Ă©gards Ă  n’en plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal ; on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse ; revenait-on prĂšs d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait Ă  lui parler de ses chagrins il l’oubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santĂ© et un peu plus d’amour. II U ne nuit, vers onze heures, ils furent rĂ©veillĂ©s par le bruit d’un cheval qui s’arrĂȘta juste Ă  la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme restĂ© en bas, dans la rue. Il venait chercher le mĂ©decin ; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et alla ouvrir la serrure et les verrous, l’un aprĂšs l’autre. L’homme laissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout Ă  coup derriĂšre elle. Il tira de dedans son bonnet de laine Ă  houppes grises, une lettre enveloppĂ©e dans un chiffon, et la prĂ©senta dĂ©licatement Ă  Charles, qui s’accouda sur l’oreiller pour la lire. Nastasie, prĂšs du lit, tenait la lumiĂšre. Madame, par pudeur, restait tournĂ©e vers la ruelle et montrait le dos. Cette lettre, cachetĂ©e d’un petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary de se rendre immĂ©diatement Ă  la ferme des Bertaux, pour remettre une jambe cassĂ©e. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. La nuit Ă©tait noire. Mme Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari. Donc, il fut dĂ©cidĂ© que le valet d’écurie prendrait les devants. Charles partirait trois heures plus tard, au lever de la lune. On enverrait un gamin Ă  sa rencontre, afin de lui montrer le chemin de la ferme et d’ouvrir les clĂŽtures devant lui. Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppĂ© dans son manteau, se mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bĂȘte. Quand elle s’arrĂȘtait d’elle-mĂȘme devant ces trous entourĂ©s d’épines que l’on creuse au bord des sillons, Charles se rĂ©veillant en sursaut, se rappelait vite la jambe cassĂ©e, et il tĂąchait de se remettre en mĂ©moire toutes les fractures qu’il savait. La pluie ne tombait plus ; le jour commençait Ă  venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hĂ©rissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne s’étalait Ă  perte de vue, et les bouquets d’arbres autour des fermes faisaient, Ă  intervalles Ă©loignĂ©s, des taches d’un violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait Ă  l’horizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps Ă  autre, ouvrait les yeux ; puis, son esprit se fatiguant et le sommeil revenant de soi-mĂȘme, bientĂŽt il entrait dans une sorte d’assoupissement oĂč, ses sensations rĂ©centes se confondant avec des souvenirs, lui-mĂȘme se percevait double, Ă  la fois Ă©tudiant et mariĂ©, couchĂ© dans son lit comme tout Ă  l’heure, traversant une salle d’opĂ©rĂ©s comme autrefois. L’odeur chaude des cataplasmes se mĂȘlait dans sa tĂȘte Ă  la verte odeur de la rosĂ©e ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir
 Comme il passait par Vassonville, il aperçut, au bord d’un fossĂ©, un jeune garçon assis sur l’herbe. — Êtes-vous le mĂ©decin ? demanda l’enfant. Et, sur la rĂ©ponse de Charles, il prit ses sabots Ă  ses mains et se mit Ă  courir devant lui. L’officier de santĂ©, chemin faisant, comprit aux discours de son guide que M. Rouault devait ĂȘtre un cultivateur des plus aisĂ©s. Il s’était cassĂ© la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois, chez un voisin. Sa femme Ă©tait morte depuis deux ans. Il n’avait avec lui que sa demoiselle, qui l’aidait Ă  tenir la maison. Les orniĂšres devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut, puis il revint au bout d’une cour en ouvrir la barriĂšre. Le cheval glissait sur l’herbe mouillĂ©e ; Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde Ă  la niche aboyaient en tirant sur leur chaĂźne. Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand Ă©cart. C’était une ferme de bonne apparence. On voyait dans les Ă©curies, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des rĂąteliers neufs. Le long des bĂątiments s’étendait un large fumier, de la buĂ©e s’en Ă©levait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie Ă©tait longue, la grange Ă©tait haute, Ă  murs lisses comme la main. Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs Ă©quipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient Ă  la poussiĂšre fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant, plantĂ©e d’arbres symĂ©triquement espacĂ©s, et le bruit gai d’un troupeau d’oies retentissait prĂšs de la mare. Une jeune femme, en robe de mĂ©rinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu’elle fit entrer dans la cuisine, oĂč flambait un grand feu. Le dĂ©jeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inĂ©gale. Des vĂȘtements humides sĂ©chaient dans l’intĂ©rieur de la cheminĂ©e. La pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de l’acier poli, tandis que le long des murs s’étendait une abondante batterie de cuisine, oĂč miroitait inĂ©galement la flamme claire du foyer, jointe aux premiĂšres lueurs du soleil arrivant par les carreaux. Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son lit, suant sous ses couvertures et ayant rejetĂ© bien loin son bonnet de coton. C’était un gros petit homme de cinquante ans, Ă  la peau blanche, Ă  l’Ɠil bleu, chauve sur le devant de la tĂȘte, et qui portait des boucles d’oreilles. Il avait Ă  ses cĂŽtĂ©s, sur une chaise, une grande carafe d’eau-de-vie, dont il se versait de temps Ă  autre pour se donner du cƓur au ventre ; mais, dĂšs qu’il vit le mĂ©decin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme il faisait depuis douze heures, il se prit Ă  geindre faiblement. La fracture Ă©tait simple, sans complication d’aucune espĂšce. Charles n’eĂ»t osĂ© en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelant les allures de ses maĂźtres auprĂšs du lit des blessĂ©s, il rĂ©conforta le patient avec toutes sortes de bons mots, caresses chirurgicales qui sont comme l’huile dont on graisse les bistouris. Afin d’avoir des attelles, on alla chercher, sous la charretterie, un paquet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en morceaux et la polit avec un Ă©clat de vitre, tandis que la servante dĂ©chirait des draps pour faire des bandes, et que Mlle Emma tĂąchait Ă  coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son Ă©tui, son pĂšre s’impatienta ; elle ne rĂ©pondit rien ; mais tout en cousant, elle se piquait les doigts, qu’elle portait ensuite Ă  sa bouche pour les sucer. Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils Ă©taient brillants, fins du bout, plus nettoyĂ©s que les ivoires de Dieppe, et taillĂ©s en amande. Sa main pourtant n’était pas belle, point assez pĂąle, peut-ĂȘtre, et un peu sĂšche aux phalanges ; elle Ă©tait trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux ; quoiqu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs Ă  cause des cils, et son regard arrivait franchement Ă  vous avec une hardiesse candide. Une fois le pansement fait, le mĂ©decin fut invitĂ©, par M. Rouault lui-mĂȘme, Ă  prendre un morceau avant de partir. Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussĂ©e. Deux couverts, avec des timbales d’argent, y Ă©taient mis sur une petite table, au pied d’un grand lit Ă  baldaquin revĂȘtu d’une indienne Ă  personnages reprĂ©sentant des Turcs. On sentait une odeur d’iris et de draps humides, qui s’échappait de la haute armoire en bois de chĂȘne, faisant face Ă  la fenĂȘtre. Par terre, dans les angles, Ă©taient rangĂ©s, debout, des sacs de blĂ©. C’était le trop-plein du grenier proche, oĂč l’on montait par trois marches de pierre. Il y avait, pour dĂ©corer l’appartement, accrochĂ©e Ă  un clou, au milieu du mur dont la peinture verte s’écaillait sous le salpĂȘtre, une tĂȘte de Minerve au crayon noir, encadrĂ©e de dorure, et qui portait au bas, Ă©crit en lettres gothiques À mon cher papa. » On parla d’abord du malade, puis du temps qu’il faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. Mlle Rouault ne s’amusait guĂšre Ă  la campagne, maintenant surtout qu’elle Ă©tait chargĂ©e presque Ă  elle seule des soins de la ferme. Comme la salle Ă©tait fraĂźche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui dĂ©couvrait un peu ses lĂšvres charnues, qu’elle avait coutume de mordillonner Ă  ses moments de silence. Son cou sortait d’un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun d’un seul morceau, tant ils Ă©taient lisses, Ă©taient sĂ©parĂ©s sur le milieu de la tĂȘte par une raie fine, qui s’enfonçait lĂ©gĂšrement selon la courbe du crĂąne ; et, laissant voir Ă  peine le bout de l’oreille, ils allaient se confondre par derriĂšre en un chignon abondant, avec un mouvement ondĂ© vers les tempes, que le mĂ©decin de campagne remarqua lĂ  pour la premiĂšre fois de sa vie. Ses pommettes Ă©taient roses. Elle portait, comme un homme, passĂ© entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaille. Quand Charles, aprĂšs ĂȘtre montĂ© dire adieu au pĂšre Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenĂȘtre, et qui regardait dans le jardin, oĂč les Ă©chalas des haricots avaient Ă©tĂ© renversĂ©s par le vent. Elle se retourna. — Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle. — Ma cravache, s’il vous plaĂźt, rĂ©pondit-il. Et il se mit Ă  fureter sur le lit, derriĂšre les portes, sous les chaises ; elle Ă©tait tombĂ©e Ă  terre, entre les sacs et la muraille. Mlle Emma l’aperçut ; elle se pencha sur les sacs de blĂ©. Charles, par galanterie, se prĂ©cipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le mĂȘme mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbĂ©e sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule, en lui tendant son nerf de bƓuf. Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours aprĂšs, comme il l’avait promis, c’est le lendemain mĂȘme qu’il y retourna, puis deux fois la semaine rĂ©guliĂšrement sans compter les visites inattendues qu’il faisait de temps Ă  autre, comme par mĂ©garde. Tout, du reste, alla bien ; la guĂ©rison s’établit selon les rĂšgles, et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le pĂšre Rouault qui s’essayait Ă  marcher seul dans sa masure, on commença Ă  considĂ©rer M. Bovary comme un homme de grande capacitĂ©. Le pĂšre Rouault disait qu’il n’aurait pas Ă©tĂ© mieux guĂ©ri par les premiers mĂ©decins d’Yvetot ou mĂȘme de Rouen. Quant Ă  Charles, il ne chercha point Ă  se demander pourquoi il venait aux Bertaux avec plaisir. Y eĂ»t-il songĂ©, qu’il aurait sans doute attribuĂ© son zĂšle Ă  la gravitĂ© du cas, ou peut-ĂȘtre au profit qu’il en espĂ©rait. Était-ce pour cela, cependant, que ses visites Ă  la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, une exception charmante ? Ces jours-lĂ  il se levait de bonne heure, partait au galop, poussait sa bĂȘte, puis il descendait pour s’essuyer les pieds sur l’herbe, et passait ses gants noirs avant d’entrer. Il aimait Ă  se voir arriver dans la cour, Ă  sentir contre son Ă©paule la barriĂšre qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient Ă  sa rencontre. Il aimait la grange et les Ă©curies ; il aimait le pĂšre Rouault, qui lui tapait dans la main en l’appelant son sauveur ; il aimait les petits sabots de Mlle Emma sur les dalles lavĂ©es de la cuisine ; ses talons hauts la grandissaient un peu, et quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine. Elle le reconduisait toujours jusqu’à la premiĂšre marche du perron. Lorsqu’on n’avait pas encore amenĂ© son cheval, elle restait lĂ . On s’était dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air l’entourait, levant pĂȘle-mĂȘle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dĂ©gel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bĂątiments se fondait. Elle Ă©tait sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l’ouvrit. L’ombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, Ă©clairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait lĂ -dessous Ă  la chaleur tiĂšde ; et on entendait les gouttes d’eau, une Ă  une, tomber sur la moire tendue. Dans les premiers temps que Charles frĂ©quentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait pas de s’informer du malade, et mĂȘme sur le livre qu’elle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut qu’il avait une fille, elle alla aux informations ; et elle apprit que Mlle Rouault, Ă©levĂ©e au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle Ă©ducation, qu’elle savait, en consĂ©quence, la danse, la gĂ©ographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble ! — C’est donc pour cela, se disait-elle, qu’il a la figure si Ă©panouie quand il va la voir, et qu’il met son gilet neuf, au risque de l’abĂźmer Ă  la pluie ? Ah ! cette femme ! cette femme !
 Et elle la dĂ©testa, d’instinct. D’abord, elle se soulagea par des allusions. Charles ne les comprit pas ; ensuite, par des rĂ©flexions incidentes qu’il laissait passer de peur de l’orage ; enfin, par des apostrophes Ă  brĂ»le-pourpoint auxquelles il ne savait que rĂ©pondre. – D’oĂč vient qu’il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault Ă©tait guĂ©ri et que ces gens-lĂ  n’avaient pas encore payĂ© ? Ah ! c’est qu’il y avait lĂ -bas une personne, quelqu’un qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit. C’était lĂ  ce qu’il aimait il lui fallait des demoiselles de ville ! Et elle reprenait — La fille au pĂšre Rouault, une demoiselle de ville ! Allons donc ! leur grand-pĂšre Ă©tait berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce n’est pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de se montrer le dimanche Ă  l’église avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, d’ailleurs, qui sans les colzas de l’an passĂ©, eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de payer ses arrĂ©rages ! Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. HĂ©loĂŻse lui avait fait jurer qu’il n’irait plus, la main sur son livre de messe, aprĂšs beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion d’amour. Il obĂ©it donc ; mais la hardiesse de son dĂ©sir protesta contre la servilitĂ© de sa conduite, et, par une sorte d’hypocrisie naĂŻve, il estima que cette dĂ©fense de la voir Ă©tait pour lui comme un droit de l’aimer. Et puis la veuve Ă©tait maigre ; elle avait les dents longues ; elle portait en toute saison un petit chĂąle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates ; sa taille dure Ă©tait engainĂ©e dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui dĂ©couvraient ses chevilles avec les rubans de ses souliers larges s’entrecroisant sur des bas gris. La mĂšre de Charles venait les voir de temps Ă  autre ; mais, au bout de quelques jours, la bru semblait l’aiguiser Ă  son fil ; et alors, comme deux couteaux, elles Ă©taient Ă  le scarifier par leurs rĂ©flexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger ! Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu ? Quel entĂȘtement que de ne pas vouloir porter de flanelle ! Il arriva qu’au commencement du printemps, un notaire d’Ingouville, dĂ©tenteur de fonds Ă  la veuve Dubuc, s’embarqua par une belle marĂ©e, emportant avec lui tout l’argent de son Ă©tude. HĂ©loĂŻse, il est vrai, possĂ©dait encore, outre une part de bateau Ă©valuĂ©e six mille francs, sa maison de la rue Saint-François ; et cependant, de toute cette fortune que l’on avait fait sonner si haut, rien, si ce n’est un peu de mobilier et quelques nippes, n’avait paru dans le mĂ©nage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue d’hypothĂšques jusque dans ses pilotis ; ce qu’elle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque n’excĂ©da point mille Ă©cus. Elle avait donc menti, la bonne dame ! Dans son exaspĂ©ration, M. Bovary pĂšre, brisant une chaise contre les pavĂ©s, accusa sa femme d’avoir fait le malheur de leur fils en l’attelant Ă  une haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent Ă  Tostes. On s’expliqua. Il y eut des scĂšnes. HĂ©loĂŻse, en pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la dĂ©fendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fĂąchĂšrent, et ils partirent. Mais le coup Ă©tait portĂ©. Huit jours aprĂšs, comme elle Ă©tendait du linge dans sa cour, elle fut prise d’un crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tournĂ© pour fermer le rideau de la fenĂȘtre, elle dit Ah ! mon Dieu ! » poussa un soupir et s’évanouit. Elle Ă©tait morte ! Quel Ă©tonnement ! Quand tout fut fini au cimetiĂšre, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas ; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochĂ©e au pied de l’alcĂŽve ; alors, s’appuyant contre le secrĂ©taire, il resta jusqu’au soir perdu dans une rĂȘverie douloureuse. Elle l’avait aimĂ©, aprĂšs tout. III U n matin, le pĂšre Rouault vint apporter Ă  Charles le payement de sa jambe remise soixante et quinze francs en piĂšces de quarante sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l’en consola tant qu’il put. — Je sais ce que c’est ! disait-il en lui frappant sur l’épaule ; j’ai Ă©tĂ© comme vous, moi aussi ! Quand j’ai eu perdu ma pauvre dĂ©funte, j’allais dans les champs pour ĂȘtre tout seul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais, j’appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu ĂȘtre comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevĂ©, enfin. Et quand je pensais que d’autres, Ă  ce moment-lĂ , Ă©taient avec leurs bonnes petites femmes Ă  les tenir embrassĂ©es contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bĂąton ; j’étais quasiment fou, que je ne mangeais plus ; l’idĂ©e d’aller seulement au cafĂ© me dĂ©goĂ»tait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant l’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un Ă©tĂ©, ça a coulĂ© brin Ă  brin, miette Ă  miette ; ça s’en est allĂ©, c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait
 un poids, lĂ , sur la poitrine ! Mais puisque c’est notre sort Ă  tous, on ne doit pas non plus se laisser dĂ©pĂ©rir, et, parce que d’autres sont morts vouloir mourir
 Il faut vous secouer, monsieur Bovary ; ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense Ă  vous de temps Ă  autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous l’oubliez. VoilĂ  le printemps bientĂŽt ; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu. Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux ; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c’est-Ă -dire. Les poiriers dĂ©jĂ  Ă©taient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animĂ©e. Croyant qu’il Ă©tait de son devoir de prodiguer au mĂ©decin le plus de politesses possible, Ă  cause de sa position douloureuse, il le pria de ne point se dĂ©couvrir la tĂȘte, lui parla Ă  voix basse, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© malade, et mĂȘme fit semblant de se mettre en colĂšre de ce que l’on n’avait pas apprĂȘtĂ© Ă  son intention quelque chose d’un peu plus lĂ©ger que tout le reste, tels que des petits pots de crĂšme ou des poires cuites. Il conta des histoires. Charles se surprit Ă  rire ; mais le souvenir de sa femme, lui revenant tout Ă  coup, l’assombrit. On apporta le cafĂ© ; il n’y pensa plus. Il y pensa moins, Ă  mesure qu’il s’habituait Ă  vivre seul. L’agrĂ©ment nouveau de l’indĂ©pendance lui rendit bientĂŽt la solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsqu’il Ă©tait bien fatiguĂ©, s’étendre de ses quatre membres, tout en large dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et accepta les consolations qu’on lui donnait. D’autre part, la mort de sa femme ne l’avait pas mal servi dans son mĂ©tier, car on avait rĂ©pĂ©tĂ© durant un mois Ce pauvre jeune homme ! quel malheur ! » Son nom s’était rĂ©pandu, sa clientĂšle s’était accrue ; et puis il allait aux Bertaux tout Ă  son aise. Il avait un espoir sans but, un bonheur vague ; il se trouvait la figure plus agrĂ©able en brossant ses favoris devant son miroir. Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde Ă©tait aux champs ; il entra dans la cuisine, mais n’aperçut point d’abord Emma ; les auvents Ă©taient fermĂ©s. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavĂ©s de grandes raies minces, qui se brisaient Ă  l’angle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre restĂ©. Le jour qui descendait par la cheminĂ©e, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenĂȘtre et le foyer, Emma cousait ; elle n’avait point de fichu, on voyait sur ses Ă©paules nues de petites gouttes de sueur. Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans l’armoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres, emplit l’un jusqu’au bord, versa Ă  peine dans l’autre, et, aprĂšs avoir trinquĂ©, le porta Ă  sa bouche. Comme il Ă©tait presque vide, elle se renversait pour boire ; et, la tĂȘte en arriĂšre, les lĂšvres avancĂ©es, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de la langue, passant entre ses dents fines, lĂ©chait Ă  petits coups le fond du verre. Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui Ă©tait un bas de coton blanc oĂč elle faisait des reprises elle travaillait le front baissĂ© ; elle ne parlait pas, Charles non plus. L’air, passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussiĂšre sur les dalles ; il la regardait se traĂźner, et il entendait seulement le battement intĂ©rieur de sa tĂȘte, avec le cri d’une poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps Ă  autre, se rafraĂźchissait les joues en y appliquant la paume de ses mains, qu’elle refroidissait aprĂšs cela sur la pomme de fer des grands chenets. Elle se plaignait d’éprouver, depuis le commencement de la saison, des Ă©tourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; elle se mit Ă  causer du couvent, Charles de son collĂšge, les phrases leur vinrent. Ils montĂšrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres qu’on lui avait donnĂ©s en prix et les couronnes en feuilles de chĂȘne, abandonnĂ©es dans un bas d’armoire. Elle lui parla encore de sa mĂšre, du cimetiĂšre, et mĂȘme lui montra dans le jardin la plate-bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier qu’ils avaient n’y entendait rien ; on Ă©tait si mal servi ! Elle eĂ»t bien voulu, ne fĂ»t-ce au moins que pendant l’hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendĂźt peut-ĂȘtre la campagne plus ennuyeuse encore durant l’étĂ© ; — et, selon ce qu’elle disait, sa voix Ă©tait claire, aiguĂ«, ou, se couvrant de langueur tout Ă  coup, traĂźnait des modulations qui finissaient presque en murmures, quand elle se parlait Ă  elle-mĂȘme, — tantĂŽt joyeuse, ouvrant des yeux naĂŻfs, puis les paupiĂšres Ă  demi closes, le regard noyĂ© d’ennui, la pensĂ©e vagabondant. Le soir, en s’en retournant, Charles reprit une Ă  une les phrases qu’elle avait dites, tĂąchant de se les rappeler, d’en complĂ©ter le sens, afin de se faire la portion d’existence qu’elle avait vĂ©cu dans le temps qu’il ne la connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir, en sa pensĂ©e, diffĂ©remment qu’il ne l’avait vue la premiĂšre fois, ou telle qu’il venait de la quitter tout Ă  l’heure. Puis il se demanda ce qu’elle deviendrait, si elle se marierait, et Ă  qui ? hĂ©las ! le pĂšre Rouault Ă©tait bien riche, et elle !
 si belle ! Mais la figure d’Emma revenait toujours se placer devant ses yeux, et quelque chose de monotone comme le ronflement d’une toupie bourdonnait Ă  ses oreilles Si tu te mariais, pourtant ! si tu te mariais ! » La nuit, il ne dormit pas, sa gorge Ă©tait serrĂ©e, il avait soif ; il se leva pour aller boire Ă  son pot Ă  l’eau et il ouvrit la fenĂȘtre ; le ciel Ă©tait couvert d’étoiles, un vent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tĂȘte du cĂŽtĂ© des Bertaux. Pensant qu’aprĂšs tout l’on ne risquait rien, Charles se promit de faire la demande quand l’occasion s’en offrirait ; mais, chaque fois qu’elle s’offrit, la peur de ne point trouver les mots convenables lui collait les lĂšvres. Le pĂšre Rouault n’eĂ»t pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© qu’on le dĂ©barrassĂąt de sa fille, qui ne lui servait guĂšre dans sa maison. Il l’excusait intĂ©rieurement, trouvant qu’elle avait trop d’esprit pour la culture, mĂ©tier maudit du ciel, puisqu’on n’y voyait jamais de millionnaire. Loin d’y avoir fait fortune, le bonhomme y perdait tous les ans ; car, s’il excellait dans les marchĂ©s, oĂč il se plaisait aux ruses du mĂ©tier, en revanche la culture proprement dite, avec le gouvernement intĂ©rieur de la ferme, lui convenait moins qu’à personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de dedans ses poches, et n’épargnait point la dĂ©pense pour tout ce qui regardait sa vie, voulant ĂȘtre bien nourri, bien chauffĂ©, bien couchĂ©. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en face du feu, sur une petite table qu’on lui apportait toute servie, comme au théùtre. Lorsqu’il s’aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges prĂšs de sa fille, ce qui signifiait qu’un de ces jours on la lui demanderait en mariage, il rumina d’avance toute l’affaire. Il le trouvait bien un peu gringalet, et ce n’était pas lĂ  un gendre comme il l’eĂ»t souhaitĂ© ; mais on le disait de bonne conduite, Ă©conome, fort instruit, et sans doute qu’il ne chicanerait pas trop sur la dot. Or, comme le pĂšre Rouault allait ĂȘtre forcĂ© de vendre vingt-deux acres de son bien, qu’il devait beaucoup au maçon, beaucoup au bourrelier, que l’arbre du pressoir Ă©tait Ă  remettre — S’il me la demande, se dit-il, je la lui donne. À l’époque de la Saint-Michel, Charles Ă©tait venu passer trois jours aux Bertaux. La derniĂšre journĂ©e s’était Ă©coulĂ©e comme les prĂ©cĂ©dentes, Ă  reculer de quart d’heure en quart d’heure. Le pĂšre Rouault lui fit la conduite ; ils marchaient dans un chemin creux, ils s’allaient quitter ; c’était le moment. Charles se donna jusqu’au coin de la haie, et enfin, quand on l’eut dĂ©passĂ©e — MaĂźtre Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire quelque chose. Ils s’arrĂȘtĂšrent. Charles se taisait. — Mais contez-moi votre histoire ! est-ce que je ne sais pas tout ? dit le pĂšre Rouault, en riant doucement. — PĂšre Rouault
, pĂšre Rouault
, balbutia Charles. — Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans doute la petite soit de mon idĂ©e, il faut pourtant lui demander son avis. Allez-vous en donc ; je m’en vais retourner chez nous. Si c’est oui, entendez-moi bien, vous n’aurez pas besoin de revenir, Ă  cause du monde, et, d’ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand l’auvent de la fenĂȘtre contre le mur vous pourrez le voir par derriĂšre, en vous penchant sur la haie. Et il s’éloigna. Charles attacha son cheval Ă  un arbre. Il courut se mettre dans le sentier ; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-neuf minutes Ă  sa montre. Tout Ă  coup un bruit se fit contre le mur ; l’auvent s’était rabattu, la cliquette tremblait encore. Le lendemain, dĂšs neuf heures, il Ă©tait Ă  la ferme. Emma rougit quand il entra, tout en s’efforçant de rire un peu, par contenance. Le pĂšre Rouault embrassa son futur gendre. On remit Ă  causer des arrangements d’intĂ©rĂȘt ; on avait, d’ailleurs, du temps devant soi, puisque le mariage ne pouvait dĂ©cemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles, c’est-Ă -dire vers le printemps de l’annĂ©e prochaine. L’hiver se passa dans cette attente. Mlle Rouault s’occupa de son trousseau. Une partie en fut commandĂ©e Ă  Rouen, et elle se confectionna des chemises et des bonnets de nuit, d’aprĂšs des dessins de modes qu’elle emprunta. Dans les visites que Charles faisait Ă  la ferme, on causait des prĂ©paratifs de la noce, on se demandait dans quel appartement se donnerait le dĂźner ; on rĂȘvait Ă  la quantitĂ© de plats qu’il faudrait et quelles seraient les entrĂ©es. Emma eĂ»t, au contraire, dĂ©sirĂ© se marier Ă  minuit, aux flambeaux ; mais le pĂšre Rouault ne comprit rien Ă  cette idĂ©e. Il y eut donc une noce, oĂč vinrent quarante-trois personnes, oĂč l’on resta seize heures Ă  table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants. IV L es conviĂ©s arrivĂšrent de bonne heure dans des voitures, carrioles Ă  un cheval, chars Ă  bancs Ă  deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissiĂšres Ă  rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes oĂč ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyĂ©es sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secouĂ©s dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invitĂ© tous les parents des deux familles, on s’était raccommodĂ© avec les amis brouillĂ©s, on avait Ă©crit Ă  des connaissances perdues de vue depuis longtemps. De temps Ă  autre, on entendait des coups de fouet derriĂšre la haie ; bientĂŽt la barriĂšre s’ouvrait c’était une carriole qui entrait. Galopant jusqu’à la premiĂšre marche du perron, elle s’y arrĂȘtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les cĂŽtĂ©s en se frottant les genoux et en s’étirant les bras. Les dames, en bonnet, avaient des robes Ă  la façon de la ville, des chaĂźnes de montre en or, des pĂšlerines Ă  bouts croisĂ©s dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachĂ©s dans le dos avec une Ă©pingle, et qui leur dĂ©couvraient le cou par derriĂšre. Les gamins, vĂȘtus pareillement Ă  leurs papas, semblaient incommodĂ©s par leurs habits neufs beaucoup mĂȘme Ă©trennĂšrent ce jour-lĂ  la premiĂšre paire de bottes de leur existence, et l’on voyait Ă  cĂŽtĂ© d’eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa premiĂšre communion rallongĂ©e pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sƓur aĂźnĂ©e sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade Ă  la rose, et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il n’y avait point assez de valets d’écurie pour dĂ©teler toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et s’y mettaient eux-mĂȘmes. Suivant leur position sociale diffĂ©rente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes ; — bons habits, entourĂ©s de toute la considĂ©ration d’une famille, et qui ne sortaient de l’armoire que pour les solennitĂ©s ; redingotes Ă  grandes basques flottant au vent, Ă  collet cylindrique, Ă  poches larges comme des sacs ; vestes de gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclĂ©e de cuivre Ă  sa visiĂšre ; habits-vestes trĂšs courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochĂ©s comme une paire d’yeux, et dont les pans semblaient avoir Ă©tĂ© coupĂ©s Ă  mĂȘme un seul bloc, par la hache du charpentier. Quelques-uns encore mais ceux-lĂ , bien sĂ»r, devaient dĂźner au bas bout de la table portaient des blouses de cĂ©rĂ©monie, c’est-Ă -dire dont le col Ă©tait rabattu sur les Ă©paules, le dos froncĂ© Ă  petits plis et la taille attachĂ©e trĂšs bas par une ceinture cousue. Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses ! Tout le monde Ă©tait tondu Ă  neuf, les oreilles s’écartaient des tĂȘtes, on Ă©tait rasĂ© de prĂšs ; quelques-uns mĂȘme qui s’étaient levĂ©s dĂšs avant l’aube, n’ayant pas vu clair Ă  se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mĂąchoires, des pelures d’épiderme larges comme des Ă©cus de trois francs, et qu’avait enflammĂ©es le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches Ă©panouies. La mairie se trouvant Ă  une demi-lieue de la ferme, on s’y rendit Ă  pied, et l’on revint de mĂȘme, une fois la cĂ©rĂ©monie faite Ă  l’église. Le cortĂšge, d’abord uni comme une seule Ă©charpe de couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de l’étroit sentier serpentant entre les blĂ©s verts, s’allongea bientĂŽt et se coupa en groupes diffĂ©rents, qui s’attardaient Ă  causer. Le mĂ©nĂ©trier allait en tĂȘte, avec son violon empanachĂ© de rubans Ă  la coquille ; les mariĂ©s venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derriĂšre, s’amusant Ă  arracher les clochettes des brins d’avoine, ou Ă  se jouer entre eux, sans qu’on les vĂźt. La robe d’Emma, trop longue, traĂźnait un peu par le bas ; de temps Ă  autre, elle s’arrĂȘtait pour la tirer, et alors dĂ©licatement, de ses doigts gantĂ©s, elle enlevait les herbes rudes avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains vides, attendait qu’elle eĂ»t fini. Le pĂšre Rouault, un chapeau de soie neuf sur la tĂȘte et les parements de son habit noir lui couvrant les mains jusqu’aux ongles, donnait le bras Ă  Mme Bovary mĂšre. Quant Ă  M. Bovary pĂšre, qui, mĂ©prisant au fond tout ce monde-lĂ , Ă©tait venu simplement avec une redingote Ă  un rang de boutons d’une coupe militaire, il dĂ©bitait des galanteries d’estaminet Ă  une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que rĂ©pondre. Les autres gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, s’excitant d’avance Ă  la gaietĂ© ; et, en y prĂȘtant l’oreille, on entendait toujours le crin-crin du mĂ©nĂ©trier qui continuait Ă  jouer dans la campagne. Quand il s’apercevait qu’on Ă©tait loin derriĂšre lui, il s’arrĂȘtait Ă  reprendre haleine, cirait longuement de colophane son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se remettait Ă  marcher, abaissant et levant tour Ă  tour le manche de son violon, pour se bien marquer la mesure Ă  lui-mĂȘme. Le bruit de l’instrument faisait partir de loin les petits oiseaux. C’était sous le hangar de la charretterie que la table Ă©tait dressĂ©e. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassĂ©es de poulets, du veau Ă  la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rĂŽti, flanquĂ© de quatre andouilles Ă  l’oseille. Aux angles, se dressait l’eau-de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse Ă©paisse autour des bouchons, et tous les verres, d’avance, avaient Ă©tĂ© remplis de vin jusqu’au bord. De grands plats de crĂšme jaune, qui flottaient d’eux-mĂȘmes au moindre choc de la table, prĂ©sentaient, dessinĂ©s sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux Ă©poux en arabesques de nonpareille. On avait Ă©tĂ© chercher un pĂątissier Ă  Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il dĂ©butait dans le pays, il avait soignĂ© les choses ; et il apporta, lui-mĂȘme, au dessert, une piĂšce montĂ©e qui fit pousser des cris. À la base, d’abord, c’était un carrĂ© de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellĂ©es d’étoiles en papier dorĂ© ; puis se tenait au second Ă©tage un donjon en gĂąteau de Savoie, entourĂ© de menues fortifications en angĂ©lique, amandes, raisins secs, quartiers d’oranges ; et enfin, sur la plate-forme supĂ©rieure, qui Ă©tait une prairie verte oĂč il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en Ă©cales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant Ă  une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux Ă©taient terminĂ©s par deux boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet. Jusqu’au soir, on mangea. Quand on Ă©tait trop fatiguĂ© d’ĂȘtre assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon dans la grange, puis on revenait Ă  table. Quelques-uns, vers la fin, s’y endormirent et ronflĂšrent. Mais, au cafĂ©, tout se ranima ; alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait Ă  soulever les charrettes sur ses Ă©paules, on disait des gaudrioles, on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgĂ©s d’avoine jusqu’aux naseaux eurent du mal Ă  entrer dans les brancards ; ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient, leurs maĂźtres juraient ou riaient ; et toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportĂ©es qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignĂ©es, sautant par-dessus les mĂštres de cailloux, s’accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portiĂšre pour saisir les guides. Ceux qui restĂšrent aux Bertaux passĂšrent la nuit Ă  boire dans la cuisine. Les enfants s’étaient endormis sous les bancs. La mariĂ©e avait suppliĂ© son pĂšre qu’on lui Ă©pargnĂąt les plaisanteries d’usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins qui mĂȘme avait apportĂ©, comme prĂ©sent de noces, une paire de soles commençait Ă  souffler de l’eau avec sa bouche par le trou de la serrure, quand le pĂšre Rouault arriva juste Ă  temps pour l’en empĂȘcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, cĂ©da difficilement Ă  ces raisons. En dedans de lui-mĂȘme, il accusa le pĂšre Rouault d’ĂȘtre fier, et il alla se joindre dans un coin Ă  quatre ou cinq autres des invitĂ©s qui, ayant eu, par hasard, plusieurs fois de suite Ă  table les bas morceaux des viandes, trouvaient aussi qu’on les avait mal reçus, chuchotaient sur le compte de leur hĂŽte et souhaitaient sa ruine Ă  mots couverts. Mme Bovary mĂšre n’avait pas desserrĂ© les dents de la journĂ©e. On ne l’avait consultĂ©e ni sur la toilette de la bru, ni sur l’ordonnance du festin ; elle se retira de bonne heure. Son Ă©poux, au lieu de la suivre, envoya chercher des cigares Ă  Saint-Victor et fuma jusqu’au jour, tout en buvant des grogs au kirsch, mĂ©lange inconnu Ă  la compagnie, et qui fut pour lui comme la source d’une considĂ©ration plus grande encore. Charles n’était point de complexion facĂ©tieuse, il n’avait pas brillĂ© pendant la noce. Il rĂ©pondit mĂ©diocrement aux pointes, calembours, mots Ă  double entente, compliments et gaillardises que l’on se fit un devoir de lui dĂ©cocher dĂšs le potage. Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C’est lui plutĂŽt que l’on eĂ»t pris pour la vierge de la veille, tandis que la mariĂ©e ne laissait rien dĂ©couvrir oĂč l’on pĂ»t deviner quelque chose. Les plus malins ne savaient que rĂ©pondre, et ils la considĂ©raient, quand elle passait prĂšs d’eux, avec des tensions d’esprit dĂ©mesurĂ©es. Mais Charles ne dissimulait rien. Il l’appelait ma femme, la tutoyait, s’informait d’elle Ă  chacun, la cherchait partout, et souvent il l’entraĂźnait dans les cours, oĂč on l’apercevait de loin, entre les arbres, qui lui passait le bras sous la taille et continuait Ă  marcher Ă  demi penchĂ© sur elle, en lui chiffonnant avec sa tĂȘte la guimpe de son corsage. Deux jours aprĂšs la noce, les Ă©poux s’en allĂšrent Charles, Ă  cause de ses malades, ne pouvait s’absenter plus longtemps. Le pĂšre Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-mĂȘme jusqu’à Vassonville. LĂ , il embrassa sa fille une derniĂšre fois, mit pied Ă  terre et reprit sa route. Lorsqu’il eut fait cent pas environ, il s’arrĂȘta, et, comme il vit la carriole s’éloignant, dont les roues tournaient dans la poussiĂšre, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d’autrefois, la premiĂšre grossesse de sa femme ; il Ă©tait bien joyeux, lui aussi, le jour qu’il l’avait emmenĂ©e de chez son pĂšre dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige ; car on Ă©tait aux environs de NoĂ«l et la campagne Ă©tait toute blanche ; elle le tenait par un bras, Ă  l’autre Ă©tait accrochĂ© son panier ; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsqu’il tournait la tĂȘte, il voyait prĂšs de lui, sur son Ă©paule, sa petite mine rosĂ©e qui souriait silencieusement, sous la plaque d’or de son bonnet. Pour se rĂ©chauffer les doigts, elle les lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme c’était vieux tout cela ! Leur fils, Ă  prĂ©sent, aurait trente ans ! Alors il regarda derriĂšre lui, il n’aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une maison dĂ©meublĂ©e ; et, les souvenirs tendres se mĂȘlant aux pensĂ©es noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie un moment d’aller faire un tour du cĂŽtĂ© de l’église. Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendĂźt plus triste encore, il s’en revint tout droit chez lui. M. et Mme Charles arrivĂšrent Ă  Tostes, vers six heures. Les voisins se mirent aux fenĂȘtres pour voir la nouvelle femme de leur mĂ©decin. La vieille bonne se prĂ©senta, lui fit ses salutations, s’excusa de ce que le dĂźner n’était pas prĂȘt, et engagea Madame, en attendant, Ă  prendre connaissance de sa maison. V L a façade de briques Ă©tait juste Ă  l’alignement de la rue, ou de la route plutĂŽt. DerriĂšre la porte se trouvaient accrochĂ©s un manteau Ă  petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et, dans un coin, Ă  terre, une paire de houseaux encore couverts de boue sĂšche. À droite Ă©tait la salle, c’est-Ă -dire l’appartement oĂč l’on mangeait et oĂč l’on se tenait. Un papier jaune-serin, relevĂ© dans le haut par une guirlande de fleurs pĂąles, tremblait tout entier sur sa toile mal tendue ; des rideaux de calicot blanc, bordĂ©s d’un galon rouge, s’entre-croisaient le long des fenĂȘtres, et sur l’étroit chambranle de la cheminĂ©e resplendissait une pendule Ă  tĂȘte d’Hippocrate, entre deux flambeaux d’argent plaquĂ©, sous des globes de forme ovale. De l’autre cĂŽtĂ© du corridor Ă©tait le cabinet de Charles, petite piĂšce de six pas de large environ, avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des sciences mĂ©dicales, non coupĂ©s, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par oĂč ils avaient passĂ©, garnissaient presque Ă  eux seuls les six rayons d’une bibliothĂšque en bois de sapin. L’odeur des roux pĂ©nĂ©trait Ă  travers la muraille, pendant les consultations, de mĂȘme que l’on entendait de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet et dĂ©biter toute leur histoire. Venait ensuite, s’ouvrant immĂ©diatement sur la cour, oĂč se trouvait l’écurie, une grande piĂšce dĂ©labrĂ©e qui avait un four, et qui servait maintenant de bĂ»cher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture hors de service, avec quantitĂ© d’autres choses poussiĂ©reuses dont il Ă©tait impossible de deviner l’usage. Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge couverts d’abricots en espalier, jusqu’à une haie d’épines qui le sĂ©parait des champs. Il y avait, au milieu, un cadran solaire en ardoise, sur un piĂ©destal de maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies d’églantiers maigres entouraient symĂ©triquement le carrĂ© plus utile des vĂ©gĂ©tations sĂ©rieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curĂ© de plĂątre lisait son brĂ©viaire. Emma monta dans les chambres. La premiĂšre n’était point meublĂ©e ; mais la seconde, qui Ă©tait la chambre conjugale, avait un lit d’acajou dans une alcĂŽve Ă  draperie rouge. Une boĂźte en coquillages dĂ©corait la commode ; et, sur le secrĂ©taire, prĂšs de la fenĂȘtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet de fleurs d’oranger, nouĂ© par des rubans de satin blanc. C’était un bouquet de mariĂ©e, le bouquet de l’autre ! Elle le regarda. Charles s’en aperçut, il le prit et l’alla porter au grenier, tandis qu’assise dans un fauteuil on disposait ses affaires autour d’elle Emma songeait Ă  son bouquet de mariage, qui Ă©tait emballĂ© dans un carton, et se demandait, en rĂȘvant, ce qu’on en ferait, si par hasard elle venait Ă  mourir. Elle s’occupa, les premiers jours, Ă  mĂ©diter des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre l’escalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire ; elle demanda mĂȘme comment s’y prendre pour avoir un bassin Ă  jet d’eau avec des poissons. Enfin son mari, sachant qu’elle aimait Ă  se promener en voiture, trouva un boc d’occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte en cuir piquĂ©, ressembla presque Ă  un tilbury. Il Ă©tait donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tĂȘte-Ă -tĂȘte, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accrochĂ© Ă  l’espagnolette d’une fenĂȘtre, et bien d’autres choses encore oĂč Charles n’avait jamais soupçonnĂ© de plaisir, composaient maintenant la continuitĂ© de son bonheur. Au lit, le matin, et cĂŽte Ă  cĂŽte sur l’oreiller, il regardait la lumiĂšre du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient Ă  demi les pattes escalopĂ©es de son bonnet. Vus de si prĂšs, ses yeux lui paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupiĂšres en s’éveillant ; noirs Ă  l’ombre et bleu foncĂ© au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs successives, et qui, plus Ă©paisses dans le fond, allaient en s’éclaircissant vers la surface de l’émail. Son Ɠil, Ă  lui, se perdait dans ces profondeurs, et il s’y voyait en petit jusqu’aux Ă©paules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entrouvert. Il se levait. Elle se mettait Ă  la fenĂȘtre pour le voir partir ; et elle restait accoudĂ©e sur le bord, entre deux pots de gĂ©raniums, vĂȘtue de son peignoir, qui Ă©tait lĂąche autour d’elle. Charles, dans la rue, bouclait ses Ă©perons sur la borne ; et elle continuait Ă  lui parler d’en haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure qu’elle soufflait vers lui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans l’air des demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, s’accrocher aux crins mal peignĂ©s de la vieille jument blanche, immobile Ă  la porte. Charles, Ă  cheval, lui envoyait un baiser ; elle rĂ©pondait par un signe, elle refermait la fenĂȘtre, il partait. Et alors, sur la grande route qui Ă©tendait sans en finir son long ruban de poussiĂšre, par les chemins creux oĂč les arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blĂ©s lui montaient jusqu’aux genoux, avec le soleil sur ses Ă©paules et l’air du matin Ă  ses narines, le cƓur plein des fĂ©licitĂ©s de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente, il s’en allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mĂąchent encore, aprĂšs dĂźner, le goĂ»t des truffes qu’ils digĂšrent. Jusqu’à prĂ©sent, qu’avait-il eu de bon dans l’existence ? Était-ce son temps de collĂšge, oĂč il restait enfermĂ© entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, qu’il faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mĂšres venaient au parloir avec des pĂątisseries dans leur manchon ? Était-ce plus tard, lorsqu’il Ă©tudiait la mĂ©decine et n’avait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse Ă  quelque petite ouvriĂšre qui fĂ»t devenue sa maĂźtresse ? Ensuite il avait vĂ©cu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, Ă©taient froids comme des glaçons. Mais, Ă  prĂ©sent, il possĂ©dait pour la vie cette jolie femme qu’il adorait. L’univers, pour lui, n’excĂ©dait pas le tour soyeux de son jupon ; et il se reprochait de ne pas l’aimer, il avait envie de la revoir ; il s’en revenait vite, montait l’escalier, le cƓur battant. Emma, dans sa chambre, Ă©tait Ă  faire sa toilette ; il arrivait Ă  pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri. Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement Ă  son peigne, Ă  ses bagues, Ă  son fichu ; quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers Ă  pleine bouche, ou c’étaient de petits baisers Ă  la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu’à l’épaule ; et elle le repoussait, Ă  demi souriante et ennuyĂ©e, comme on fait Ă  un enfant qui se pend aprĂšs vous. Avant qu’elle se mariĂąt, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dĂ» rĂ©sulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fĂ»t trompĂ©e, songeait-elle. Et Emma cherchait Ă  savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de fĂ©licitĂ©, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. VI E lle avait lu Paul et Virginie et elle avait rĂȘvĂ© la maisonnette de bambous, le nĂšgre Domingo, le chien FidĂšle, mais surtout l’amitiĂ© douce de quelque bon petit frĂšre, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau. Lorsqu’elle eut treize ans, son pĂšre l’amena lui-mĂȘme Ă  la ville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, oĂč ils eurent Ă  leur souper des assiettes peintes qui reprĂ©sentaient l’histoire de mademoiselle de La ValliĂšre. Les explications lĂ©gendaires, coupĂ©es çà et lĂ  par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les dĂ©licatesses du cƓur et les pompes de la Cour. Loin de s’ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la sociĂ©tĂ© des bonnes sƓurs, qui, pour l’amuser, la conduisaient dans la chapelle, oĂč l’on pĂ©nĂ©trait du rĂ©fectoire par un long corridor. Elle jouait fort peu durant les rĂ©crĂ©ations, comprenait bien le catĂ©chisme, et c’est elle qui rĂ©pondait toujours Ă  M. le vicaire, dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiĂšde atmosphĂšre des classes et parmi ces femmes au teint blanc, portant des chapelets Ă  croix de cuivre, elle s’assoupit doucement Ă  la langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel, de la fraĂźcheur des bĂ©nitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordĂ©es d’azur, et elle aimait la brebis malade, le SacrĂ©-CƓur percĂ© de flĂšches aiguĂ«s, ou le pauvre JĂ©sus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tĂȘte quelque vƓu Ă  accomplir. Quand elle allait Ă  confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s, afin de rester lĂ  plus longtemps, Ă  genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage Ă  la grille sous le chuchotement du prĂȘtre. Les comparaisons de fiancĂ©, d’époux, d’amant cĂ©leste et de mariage Ă©ternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’ñme des douceurs inattendues. Le soir, avant la priĂšre, on faisait dans l’étude une lecture religieuse. C’était, pendant la semaine, quelque rĂ©sumĂ© d’Histoire sainte ou les ConfĂ©rences de l’abbĂ© Frayssinous, et, le dimanche, des passages du GĂ©nie du christianisme, par rĂ©crĂ©ation. Comme elle Ă©couta, les premiĂšres fois, la lamentation sonore des mĂ©lancolies romantiques se rĂ©pĂ©tant Ă  tous les Ă©chos de la terre et de l’éternitĂ© ! Si son enfance se fĂ»t Ă©coulĂ©e dans l’arriĂšre-boutique d’un quartier marchand, elle se serait peut-ĂȘtre ouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des Ă©crivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bĂȘlement des troupeaux, les laitages, les charrues. HabituĂ©e aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentĂ©s. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempĂȘtes, et la verdure seulement lorsqu’elle Ă©tait clair-semĂ©e parmi les ruines. Il fallait qu’elle pĂ»t retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas Ă  la consommation immĂ©diate de son cƓur, — Ă©tant de tempĂ©rament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des Ă©motions et non des paysages. Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler Ă  la lingerie. ProtĂ©gĂ©e par l’archevĂȘchĂ© comme appartenant Ă  une ancienne famille de gentilshommes ruinĂ©s sous la RĂ©volution, elle mangeait au rĂ©fectoire, Ă  la table des bonnes sƓurs, et faisait avec elles, aprĂšs le repas, un petit bout de causette avant de remonter Ă  son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cƓur des chansons galantes du siĂšcle passĂ©, qu’elle chantait Ă  demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prĂȘtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-mĂȘme avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persĂ©cutĂ©es s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue Ă  tous les relais, chevaux qu’on crĂšve Ă  toutes les pages, forĂȘts sombres, troubles du cƓur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, Ă  quinze ans, Emma se graissa donc les mains Ă  cette poussiĂšre des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rĂȘva bahuts, salle des gardes et mĂ©nestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces chĂątelaines au long corsage, qui, sous le trĂšfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, Ă  regarder venir du fond de la campagne un cavalier Ă  plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-lĂ  le culte de Marie Stuart, et des vĂ©nĂ©rations enthousiastes Ă  l’endroit des femmes illustres ou infortunĂ©es. Jeanne d’Arc, HĂ©loĂŻse, AgnĂšs Sorel, la belle FerronniĂšre et ClĂ©mence Isaure, pour elle, se dĂ©tachaient comme des comĂštes sur l’immensitĂ© tĂ©nĂ©breuse de l’histoire, oĂč saillissaient encore çà et lĂ , mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chĂȘne, Bayard mourant, quelques fĂ©rocitĂ©s de Louis XI, un peu de Saint-BarthĂ©lemy, le panache du BĂ©arnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes oĂč Louis XIV Ă©tait vantĂ©. À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, Ă  travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des rĂ©alitĂ©s sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu’elles avaient reçus en Ă©trennes. Il les fallait cacher, c’était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant dĂ©licatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards Ă©blouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signĂ©, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs piĂšces. Elle frĂ©missait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait Ă  demi pliĂ© et retombait doucement contre la page. C’était, derriĂšre la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumĂŽniĂšre Ă  sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises Ă  boucles blondes qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d’étalĂ©es dans des voitures, glissant au milieu des parcs, oĂč un lĂ©vrier sautait devant l’attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D’autres, rĂȘvant sur des sofas prĂšs d’un billet dĂ©cachetĂ©, contemplaient la lune, par la fenĂȘtre entr’ouverte, Ă  demi drapĂ©e d’un rideau noir. Les naĂŻves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle Ă  travers les barreaux d’une cage gothique, ou, souriant la tĂȘte sur l’épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussĂ©s comme des souliers Ă  la poulaine. Et vous y Ă©tiez aussi, sultans Ă  longues pipes, pĂąmĂ©s sous des tonnelles, aux bras des bayadĂšres, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrĂ©es dithyrambiques, qui souvent nous montrez Ă  la fois des palmiers, des sapins, des tigres Ă  droite, un lion Ă  gauche, des minarets tartares Ă  l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; — le tout encadrĂ© d’une forĂȘt vierge bien nettoyĂ©e, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, oĂč se dĂ©tachent en Ă©corchures blanches, sur un fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent. Et l’abat-jour du quinquet, accrochĂ© dans la muraille au-dessus de la tĂȘte d’Emma, Ă©clairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns aprĂšs les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardĂ© qui roulait encore sur les boulevards. Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et, dans une lettre qu’elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle demandait qu’on l’ensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intĂ©rieurement satisfaite de se sentir arrivĂ©e du premier coup Ă  ce rare idĂ©al des existences pĂąles, oĂč ne parviennent jamais les cƓurs mĂ©diocres. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l’Éternel discourant dans les vallons. Elle s’en ennuya, n’en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cƓur que de rides sur son front. Les bonnes religieuses, qui avaient si bien prĂ©sumĂ© de sa vocation, s’aperçurent avec de grands Ă©tonnements que Mlle Rouault semblait Ă©chapper Ă  leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodiguĂ© les offices, les retraites, les neuvaines et les sermons, si bien prĂȘchĂ© le respect que l’on doit aux saints et aux martyrs, et donnĂ© tant de bons conseils pour la modestie du corps et le salut de son Ăąme, qu’elle fit comme les chevaux que l’on tire par la bride elle s’arrĂȘta court et le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimĂ© l’église pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littĂ©rature pour ses excitations passionnelles, s’insurgeait devant les mystĂšres de la foi, de mĂȘme qu’elle s’irritait davantage contre la discipline, qui Ă©tait quelque chose d’antipathique Ă  sa constitution. Quand son pĂšre la retira de pension, on ne fut point fĂąchĂ© de la voir partir. La supĂ©rieure trouvait mĂȘme qu’elle Ă©tait devenue, dans les derniers temps, peu rĂ©vĂ©rencieuse envers la communautĂ©. Emma, rentrĂ©e chez elle, se plut d’abord au commandement des domestiques, prit ensuite la campagne en dĂ©goĂ»t et regretta son couvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la premiĂšre fois, elle se considĂ©rait comme fort dĂ©sillusionnĂ©e, n’ayant plus rien Ă  apprendre, ne devant plus rien sentir. Mais l’anxiĂ©tĂ© d’un Ă©tat nouveau, ou peut-ĂȘtre l’irritation causĂ©e par la prĂ©sence de cet homme, avait suffi Ă  lui faire croire qu’elle possĂ©dait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu’alors s’était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poĂ©tiques ; — et elle ne pouvait s’imaginer Ă  prĂ©sent que ce calme oĂč elle vivait fĂ»t le bonheur qu’elle avait rĂȘvĂ©. VII E lle songeait quelquefois que c’étaient lĂ  pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goĂ»ter la douceur, il eĂ»t fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays Ă  noms sonores oĂč les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpĂ©es, Ă©coutant la chanson du postillon, qui se rĂ©pĂšte dans la montagne avec les clochettes des chĂšvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les Ă©toiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particuliĂšre au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage Ă©cossais, avec un mari vĂȘtu d’un habit de velours noir Ă  longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ! Peut-ĂȘtre aurait-elle souhaitĂ© faire Ă  quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuĂ©es, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient, donc, l’occasion, la hardiesse. Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fĂ»t doutĂ©, si son regard, une seule fois, fĂ»t venu Ă  la rencontre de sa pensĂ©e, il lui semblait qu’une abondance subite se serait dĂ©tachĂ©e de son cƓur, comme tombe la rĂ©colte d’un espalier, quand on y porte la main. Mais, Ă  mesure que se serrait davantage l’intimitĂ© de leur vie, un dĂ©tachement intĂ©rieur se faisait qui la dĂ©liait de lui. La conversation de Charles Ă©tait plate comme un trottoir de rue, et les idĂ©es de tout le monde y dĂ©filaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rĂȘverie. Il n’avait jamais Ă©tĂ© curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théùtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontrĂ© dans un roman. Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaĂźtre, exceller en des activitĂ©s multiples, vous initier aux Ă©nergies de la passion, aux raffinements de la vie, Ă  tous les mystĂšres ? Mais il n’enseignait rien, celui-lĂ , ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur mĂȘme qu’elle lui donnait. Elle dessinait quelquefois ; et c’était pour Charles un grand amusement que de rester lĂ , tout debout, Ă  la regarder penchĂ©e sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre. Ainsi secouĂ© par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et souvent le clerc de l’huissier qui passait sur la grande route, nu-tĂȘte et en chaussons, s’arrĂȘtait Ă  l’écouter, sa feuille de papier Ă  la main. Emma, d’autre part, savait conduire sa maison. Elle envoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournĂ©es, qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin Ă  dĂźner, elle trouvait moyen d’offrir un plat coquet, s’entendait Ă  poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-Claude, servait renversĂ©s les pots de confitures dans une assiette, et mĂȘme elle parlait d’acheter des rince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considĂ©ration sur Bovary. Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possĂ©dait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle Ă  la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres trĂšs larges et suspendus contre le papier de la muraille Ă  de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie. Il rentrait tard, Ă  dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait Ă  manger, et comme la bonne Ă©tait couchĂ©e, c’était Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dĂźner plus Ă  son aise. Il disait les uns aprĂšs les autres tous les gens qu’il avait rencontrĂ©s, les villages oĂč il avait Ă©tĂ©, les ordonnances qu’il avait Ă©crites, et satisfait de lui-mĂȘme, il mangeait le reste du miroton, Ă©pluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait. Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, Ă©taient rabattus pĂȘle-mĂȘle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dĂ©nouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis Ă©pais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne. Sa mĂšre l’approuvait en cette Ă©conomie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsqu’il y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente ; et cependant Mme Bovary mĂšre semblait prĂ©venue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevĂ© pour leur position de fortune le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantitĂ© de braise qui se brĂ»lait Ă  la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait Ă  surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; Mme Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mĂšre s’échangeaient tout le long du jour, accompagnĂ©s d’un petit frĂ©missement des lĂšvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colĂšre. Du temps de Mme Dubuc, la vieille femme se sentait encore la prĂ©fĂ©rĂ©e ; mais, Ă  prĂ©sent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une dĂ©sertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste comme quelqu’un de ruinĂ© qui regarde, Ă  travers les carreaux, des gens attablĂ©s dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en maniĂšre de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux nĂ©gligences d’Emma, concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive. Charles ne savait que rĂ©pondre ; il respectait sa mĂšre, et il aimait infiniment sa femme ; il considĂ©rait le jugement de l’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autre irrĂ©prochable. Quand Mme Bovary Ă©tait partie il essayait de hasarder timidement, et dans les mĂȘmes termes, une ou deux des plus anodines observations qu’il avait entendu faire Ă  sa maman ; Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le renvoyait Ă  ses malades. Cependant, d’aprĂšs des thĂ©ories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce qu’elle savait par cƓur de rimes passionnĂ©es et lui chantait en soupirant des adagios mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remuĂ©. Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cƓur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire Ă  tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il l’embrassait Ă  de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu d’avance, aprĂšs la monotonie du dĂźner. Un garde-chasse, guĂ©ri par Monsieur, d’une fluxion de poitrine, avait donnĂ© Ă  Madame une petite levrette d’Italie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’ĂȘtre seule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse. Elle allait jusqu’à la hĂȘtraie de Banneville, prĂšs du pavillon abandonnĂ© qui fait l’angle du mur, du cĂŽtĂ© des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux Ă  feuilles coupantes. Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n’avait changĂ© depuis la derniĂšre fois qu’elle Ă©tait venue. Elle retrouvait aux mĂȘmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d’orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenĂȘtres, dont les volets toujours clos s’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillĂ©es. Sa pensĂ©e, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait aprĂšs les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ou mordillait les coquelicots sur le bord d’une piĂšce de blĂ©. Puis ses idĂ©es peu Ă  peu se fixaient, et assise sur le gazon, qu’elle fouillait Ă  petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se rĂ©pĂ©tait — Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariĂ©e ? Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait Ă  imaginer quels eussent Ă©tĂ© ces Ă©vĂ©nements non survenus, cette vie diffĂ©rente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas Ă  celui-lĂ . Il aurait pu ĂȘtre beau, spirituel, distinguĂ©, attirant, tels qu’ils Ă©taient sans doute, ceux qu’avaient Ă©pousĂ©s ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théùtres et les clartĂ©s du bal, elles avaient des existences oĂč le cƓur se dilate, oĂč les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie Ă©tait froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignĂ©e silencieuse, filait sa toile dans l’ombre Ă  tous les coins de son cƓur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, oĂč elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle dĂ©couverts, elle avait une façon gentille et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour Ă©tait pleine de calĂšches, on lui disait adieu par les portiĂšres, le maĂźtre de musique passait en saluant, avec sa boĂźte Ă  violon. Comme c’était loin, tout cela ! comme c’était loin ! Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts sur sa longue tĂȘte fine, et lui disait — Allons, baisez maĂźtresse, vous qui n’avez pas de chagrins. Puis, considĂ©rant la mine mĂ©lancolique du svelte animal qui bĂąillait avec lenteur, elle s’attendrissait, et, le comparant Ă  elle-mĂȘme, lui parlait tout haut, comme Ă  quelqu’un d’affligĂ© que l’on console. Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu’au loin dans les champs, une fraĂźcheur salĂ©e. Les joncs sifflaient Ă  ras de terre, et les feuilles des hĂȘtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son chĂąle contre ses Ă©paules et se levait. Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage Ă©clairait la mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel Ă©tait rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantĂ©s en ligne droite semblaient une colonnade brune se dĂ©tachant sur un fond d’or ; une peur la prenait, elle appelait Djali, s’en retournait vite Ă  Tostes par la grande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soirĂ©e ne parlait pas. Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d’extraordinaire tomba dans sa vie elle fut invitĂ©e Ă  la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers. SecrĂ©taire d’État sous la Restauration, le marquis, cherchant Ă  rentrer dans la vie politique, prĂ©parait de longue main sa candidature Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s. Il faisait, l’hiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au Conseil gĂ©nĂ©ral, rĂ©clamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcĂšs dans la bouche, dont Charles l’avait soulagĂ© comme par miracle, en y donnant Ă  point un coup de lancette. L’homme d’affaires, envoyĂ© Ă  Tostes pour payer l’opĂ©ration, conta, le soir, qu’il avait vu dans le jardinet du mĂ©decin des cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal Ă  la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelques boutures Ă  Bovary, se fit un devoir de l’en remercier lui-mĂȘme, aperçut Emma, trouva qu’elle avait une jolie taille et qu’elle ne saluait point en paysanne ; si bien qu’on ne crut pas au chĂąteau outre-passer les bornes de la condescendance, ni d’autre part commettre une maladresse, en invitant le jeune mĂ©nage. Un mercredi, Ă  trois heures, M. et Mme Bovary, montĂ©s dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachĂ©e par derriĂšre et une boĂźte Ă  chapeau qui Ă©tait posĂ©e devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes. Ils arrivĂšrent Ă  la nuit tombante, comme on commençait Ă  allumer des lampions dans le parc, afin d’éclairer les voitures. VIII L e chĂąteau, de construction moderne, Ă  l’italienne, avec deux ailes avançant et trois perrons, se dĂ©ployait au bas d’une immense pelouse oĂč paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacĂ©s, tandis que des bannettes d’arbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inĂ©gales sur la ligne courbe du chemin sablĂ©. Une riviĂšre passait sous un pont ; Ă  travers la brume, on distinguait des bĂątiments Ă  toit de chaume, Ă©parpillĂ©s dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par derriĂšre, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallĂšles, les remises et les Ă©curies, restes conservĂ©s de l’ancien chĂąteau dĂ©moli. Le boc de Charles s’arrĂȘta devant le perron du milieu ; les domestiques parurent ; le marquis s’avança, et, offrant son bras Ă  la femme du mĂ©decin, l’introduisit dans le vestibule. Il Ă©tait pavĂ© de dalles en marbre, trĂšs haut, et le bruit des pas, avec celui des voix y retentissait comme dans une Ă©glise. En face montait un escalier droit, et Ă  gauche une galerie, donnant sur le jardin, conduisait Ă  la salle de billard dont on entendait, dĂšs la porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes Ă  figure grave, le menton posĂ© sur de hautes cravates, dĂ©corĂ©s tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorĂ©s portaient, au bas de leur bordure, des noms Ă©crits en lettres noires. Elle lut Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tuĂ© Ă  la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un autre Jean-Antoine-Henry-Guy d’Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de l’ordre de Saint-Michel, blessĂ© au combat de la Hougue-Saint-Vaast, le 29 mai 1692, mort Ă  la Vaubyessard le 23 janvier 1693. » Puis on distinguait Ă  peine ceux qui suivaient, car la lumiĂšre des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arĂȘtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces grands carrĂ©s noirs bordĂ©s d’or sortaient, çà et lĂ , quelque portion plus claire de la peinture, un front pĂąle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se dĂ©roulant sur l’épaule poudrĂ©e des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretiĂšre au haut d’un mollet rebondi. Le marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva la marquise elle-mĂȘme, vint Ă  la rencontre d’Emma et la fit asseoir prĂšs d’elle, sur une causeuse, oĂč elle se mit Ă  lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. C’était une femme de la quarantaine environ, Ă  belles Ă©paules, Ă  nez busquĂ©, Ă  la voix traĂźnante, et portant, ce soir-lĂ , sur ses cheveux chĂątains, un simple fichu de guipure qui retombait par derriĂšre, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait Ă  cĂŽtĂ©, dans une chaise Ă  dossier long ; et des messieurs, qui avaient une petite fleur Ă  la boutonniĂšre de leur habit, causaient avec les dames, tout autour de la cheminĂ©e. À sept heures, on servit le dĂźner. Les hommes, plus nombreux, s’assirent Ă  la premiĂšre table, dans le vestibule, et les dames Ă  la seconde, dans la salle Ă  manger, avec le marquis et la marquise. Emma se sentit, en entrant, enveloppĂ©e par un air chaud, mĂ©lange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candĂ©labres allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux Ă  facettes, couverts d’une buĂ©e mate, se renvoyaient des rayons pĂąles ; des bouquets Ă©taient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes Ă  large bordure, les serviettes, arrangĂ©es en maniĂšre de bonnet d’évĂȘque, tenaient entre le bĂąillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dĂ©passaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles Ă  jour s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumĂ©es montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maĂźtre d’hĂŽtel, passant entre les Ă©paules des convives les plats tout dĂ©coupĂ©s, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poĂȘle de porcelaine Ă  baguette de cuivre, une statue de femme drapĂ©e jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde. Mme Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leur verre. Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbĂ© sur son assiette remplie, et la serviette nouĂ©e dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux Ă©raillĂ©s et portait une petite queue enroulĂ©e d’un ruban noir. C’était le beau-pĂšre du marquis, le vieux duc de LaverdiĂšre, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait menĂ© une vie bruyante de dĂ©bauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevĂ©es, avait dĂ©vorĂ© sa fortune et effrayĂ© toute sa famille. Un domestique, derriĂšre sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il dĂ©signait du doigt en bĂ©gayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mĂȘmes sur ce vieil homme Ă  lĂšvres pendantes comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vĂ©cu Ă  la Cour et couchĂ© dans le lit des reines ! On versa du vin de Champagne Ă  la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangĂ© d’ananas. Le sucre en poudre mĂȘme lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs. Les dames, ensuite, montĂšrent dans leurs chambres s’apprĂȘter pour le bal. Emma fit sa toilette avec la conscience mĂ©ticuleuse d’une actrice Ă  son dĂ©but. Elle disposa ses cheveux d’aprĂšs les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barĂšge, Ă©talĂ©e sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre. — Les sous-pieds vont me gĂȘner pour danser, dit-il. — Danser ? reprit Emma. — Oui ! — Mais tu as perdu la tĂȘte ! on se moquerait de toi, reste Ă  ta place. D’ailleurs, c’est plus convenable pour un mĂ©decin, ajouta-t-elle. Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant qu’Emma fĂ»t habillĂ©e. Il la voyait par derriĂšre, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombĂ©s vers les oreilles, luisaient d’un Ă©clat bleu ; une rose Ă  son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d’eau factices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pĂąle, relevĂ©e par trois bouquets de roses pompon mĂȘlĂ©es de verdure. Charles vint l’embrasser sur l’épaule. — Laisse-moi ! dit-elle, tu me chiffonnes. On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor. Elle descendit l’escalier, se retenant de courir. Les quadrilles Ă©taient commencĂ©s. Il arrivait du monde. On se poussait. Elle se plaça prĂšs de la porte, sur une banquette. Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes d’hommes causant debout et les domestiques en livrĂ©e qui apportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les Ă©ventails peints s’agitaient, les bouquets cachaient Ă  demi le sourire des visages, et les flacons Ă  bouchon d’or tournaient dans des mains entr’ouvertes dont les gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets Ă  mĂ©daillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collĂ©es sur les fronts et tordues Ă  la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des Ă©pis ou des bluets. Pacifiques Ă  leurs places, des mĂšres Ă  figure renfrognĂ©e portaient des turbans rouges. Le cƓur d’Emma lui battit un peu lorsque son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup d’archet pour partir. Mais bientĂŽt l’émotion disparut ; et, se balançant au rythme de l’orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements lĂ©gers du cou. Un sourire lui montait aux lĂšvres Ă  certaines dĂ©licatesses du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; on entendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient Ă  cĂŽtĂ©, sur le tapis des tables ; puis tout reprenait Ă  la fois, le cornet Ă  piston lançait un Ă©clat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frĂŽlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mĂȘmes yeux, s’abaissant devant vous, revenaient se fixer sur les vĂŽtres. Quelques hommes une quinzaine de vingt-cinq Ă  quarante ans, dissĂ©minĂ©s parmi les danseurs ou causant Ă  l’entrĂ©e des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs diffĂ©rences d’ñge, de toilette ou de figure. Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenĂ©s en boucles vers les tempes, lustrĂ©s par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pĂąleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santĂ© un rĂ©gime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait Ă  l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lĂšvres Ă  des mouchoirs brodĂ©s d’un large chiffre, d’oĂč sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient Ă  vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mĂ»r s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indiffĂ©rents flottait la quiĂ©tude de passions journellement assouvies ; et, Ă  travers leurs maniĂšres douces, perçait cette brutalitĂ© particuliĂšre que communique la domination de choses Ă  demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et oĂč la vanitĂ© s’amuse, le maniement des chevaux de race et la sociĂ©tĂ© des femmes perdues. À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pĂąle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le VĂ©suve, Castellamare et les Cassines, les roses de GĂȘnes, le ColisĂ©e au clair de lune. Emma Ă©coutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagnĂ© deux mille louis Ă  sauter un fossĂ© en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaient dĂ©naturĂ© le nom de son cheval. L’air du bal Ă©tait lourd ; les lampes pĂąlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des Ă©clats de verre, Mme Bovary tourna la tĂȘte et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son pĂšre en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-mĂȘme, comme autrefois, Ă©crĂ©mant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure prĂ©sente, sa vie passĂ©e, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entiĂšre, et elle doutait presque de l’avoir vĂ©cue. Elle Ă©tait lĂ  ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, Ă©talĂ©e sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait Ă  demi les yeux, la cuiller entre les dents. Une dame, prĂšs d’elle, laissa tomber son Ă©ventail. Un danseur passait. — Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon Ă©ventail, qui est derriĂšre ce canapĂ© ! Le monsieur s’inclina, et, pendant qu’il faisait le mouvement d’étendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, pliĂ© en triangle. Le monsieur, ramenant l’éventail, l’offrit Ă  la dame, respectueusement ; elle le remercia d’un signe de tĂȘte et se mit Ă  respirer son bouquet. AprĂšs le souper, oĂč il y eut beaucoup de vins d’Espagne et de vins du Rhin, des potages Ă  la bisque et au lait d’amandes, des puddings Ă  la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelĂ©es alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes aprĂšs les autres, commencĂšrent Ă  s’en aller. En Ă©cartant du coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans l’ombre la lumiĂšre de leurs lanternes. Les banquettes s’éclaircirent ; quelques joueurs restaient encore ; les musiciens rafraĂźchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts ; Charles dormait Ă  demi, le dos appuyĂ© contre une porte. À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, Mlle d’Andervilliers elle-mĂȘme et la marquise ; il n’y avait plus que les hĂŽtes du chĂąteau, une douzaine de personnes Ă  peu prĂšs. Cependant, un des valseurs, qu’on appelait familiĂšrement vicomte, et dont le gilet trĂšs ouvert semblait moulĂ© sur la poitrine, vint une seconde fois encore inviter Mme Bovary, l’assurant qu’il la guiderait et qu’elle s’en tirerait bien. Ils commencĂšrent lentement, puis allĂšrent plus vite. Ils tournaient tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprĂšs des portes, la robe d’Emma, par le bas, s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s’arrĂȘta. Ils repartirent ; et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte, l’entraĂźnant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie, oĂč, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tĂȘte sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit Ă  sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillĂ©s. Elle choisit le vicomte, et le violon recommença. On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du corps et le menton baissĂ©, et lui toujours dans sa mĂȘme pose, la taille cambrĂ©e, le coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser, celle-lĂ  ! Ils continuĂšrent longtemps et fatiguĂšrent tous les autres. On causa quelques minutes encore et, aprĂšs les adieux ou plutĂŽt le bonjour, les hĂŽtes du chĂąteau s’allĂšrent coucher. Charles se traĂźnait Ă  la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps. Il avait passĂ© cinq heures de suite, tout debout devant les tables, Ă  regarder jouer au whist sans y rien comprendre. Aussi poussa-t-il un grand soupir de satisfaction lorsqu’il eut retirĂ© ses bottes. Emma mit un chĂąle sur ses Ă©paules, ouvrit la fenĂȘtre et s’accouda. La nuit Ă©tait noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle aspira le vent humide qui lui rafraĂźchissait les paupiĂšres. La musique du bal bourdonnait encore Ă  ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir Ă©veillĂ©e, afin de prolonger l’illusion de cette vie luxueuse qu’il lui faudrait tout Ă  l’heure abandonner. Le petit jour parut. Elle regarda les fenĂȘtres du chĂąteau, longuement, tĂąchant de deviner quelles Ă©taient les chambres de tous ceux qu’elle avait remarquĂ©s la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pĂ©nĂ©trer, s’y confondre. Mais elle grelottait de froid. Elle se dĂ©shabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait. Il y eut beaucoup de monde au dĂ©jeuner. Le repas dura dix minutes ; on ne servit aucune liqueur, ce qui Ă©tonna le mĂ©decin. Ensuite Mlle d’Andervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la piĂšce d’eau et on s’alla promener dans la serre chaude, oĂč des plantes bizarres, hĂ©rissĂ©es de poils, s’étageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils Ă  des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts entrelacĂ©s. L’orangerie, que l’on trouvait au bout, menait Ă  couvert jusqu’aux communs du chĂąteau. Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les Ă©curies. Au-dessus des rĂąteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bĂȘte s’agitait dans sa stalle, quand on passait prĂšs d’elle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait Ă  l’Ɠil comme le parquet d’un salon. Les harnais de voiture Ă©taient dressĂ©s dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les Ă©triers, les gourmettes rangĂ©s en ligne tout le long de la muraille. Charles, cependant, alla prier un domestique d’atteler son boc. On l’amena devant le perron, et, tous les paquets y Ă©tant fourrĂ©s, les Ă©poux Bovary firent leurs politesses au marquis et Ă  la marquise, et repartirent pour Tostes. Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posĂ© sur le bord extrĂȘme de la banquette, conduisait les deux bras Ă©cartĂ©s, et le petit cheval trottait l’amble dans les brancards, qui Ă©taient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en s’y trempant d’écume, et la boĂźte ficelĂ©e derriĂšre le boc donnait contre la caisse de grands coups rĂ©guliers. Ils Ă©taient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque, devant eux, tout Ă  coup, des cavaliers passĂšrent en riant, avec des cigares Ă  la bouche. Emma crut reconnaĂźtre le vicomte ; elle se dĂ©tourna, et n’aperçut Ă  l’horizon que le mouvement des tĂȘtes s’abaissant et montant, selon la cadence inĂ©gale du trot ou du galop. Un quart de lieue plus loin, il fallut s’arrĂȘter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui Ă©tait rompu. Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d’Ɠil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; et il ramassa un porte-cigares tout bordĂ© de soie verte et blasonnĂ© Ă  son milieu, comme la portiĂšre d’un carrosse. — Il y a mĂȘme deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour ce soir, aprĂšs dĂźner. — Tu fumes donc ? demanda-t-elle. — Quelquefois, quand l’occasion se prĂ©sente. Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet. Quand ils arrivĂšrent chez eux, le dĂźner n’était point prĂȘt. Madame s’emporta. Nastasie rĂ©pondit insolemment. — Partez ! dit Emma. C’est se moquer, je vous chasse. Il y avait pour dĂźner de la soupe Ă  l’oignon, avec un morceau de veau Ă  l’oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains d’un air heureux — Cela fait plaisir de se retrouver chez soi ! On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu sociĂ©tĂ© pendant bien des soirs, dans les dĂ©sƓuvrements de son veuvage. C’était sa premiĂšre pratique, sa plus ancienne connaissance du pays. — Est-ce que tu l’as renvoyĂ©e pour tout de bon ? dit-il enfin. — Oui. Qui m’en empĂȘche ? rĂ©pondit-elle. Puis ils se chauffĂšrent dans la cuisine, pendant qu’on apprĂȘtait leur chambre. Charles se mit Ă  fumer. Il fumait en avançant les lĂšvres, crachant Ă  toute minute, se reculant Ă  chaque bouffĂ©e. — Tu vas te faire mal, dit-elle dĂ©daigneusement. Il dĂ©posa son cigare, et courut avaler, Ă  la pompe, un verre d’eau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de l’armoire. La journĂ©e fut longue, le lendemain ! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mĂȘmes allĂ©es, s’arrĂȘtant devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curĂ© de plĂątre, considĂ©rant avec Ă©bahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal dĂ©jĂ  lui semblait loin ! Qui donc Ă©cartait, Ă  tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage Ă  la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, Ă  la maniĂšre de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se rĂ©signa pourtant ; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie Ă  la cire glissante du parquet. Son cƓur Ă©tait comme eux au frottement de la richesse, il s’était placĂ© dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas. Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s’éveillant Ah ! il y a huit jours
 il y a quinze jours
, il y a trois semaines, j’y Ă©tais ! » Et peu Ă  peu, les physionomies se confondirent dans sa mĂ©moire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrĂ©es et les appartements ; quelques dĂ©tails s’en allĂšrent ; mais le regret lui resta. IX S ouvent, lorsque Charles Ă©tait sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre les plis du linge oĂč elle l’avait laissĂ©, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, l’ouvrait, et mĂȘme elle flairait l’odeur de sa doublure, mĂȘlĂ©e de verveine et de tabac. À qui appartenait-il ?
 Au vicomte. C’était peut-ĂȘtre un cadeau de sa maĂźtresse. On avait brodĂ© cela sur quelque mĂ©tier de palissandre, meuble mignon que l’on cachait Ă  tous les yeux, qui avait occupĂ© bien des heures et oĂč s’étaient penchĂ©es les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passĂ© parmi les mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avait fixĂ© lĂ  une espĂ©rance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacĂ©s n’étaient que la continuitĂ© de la mĂȘme passion silencieuse. Et puis le vicomte, un matin, l’avait emportĂ© avec lui. De quoi avait-on parlĂ©, lorsqu’il restait sur les cheminĂ©es Ă  large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle Ă©tait Ă  Tostes. Lui, il Ă©tait Ă  Paris, maintenant ; lĂ -bas ! Comment Ă©tait-ce Paris ? Quel nom dĂ©mesurĂ© ! Elle se le rĂ©pĂ©tait Ă  demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait Ă  ses oreilles comme un bourdon de cathĂ©drale, il flamboyait Ă  ses yeux jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade. La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenĂȘtres en chantant la Marjolaine, elle s’éveillait ; et Ă©coutant le bruit des roues ferrĂ©es, qui, Ă  la sortie du pays, s’amortissait vite sur la terre — Ils y seront demain ! se disait-elle. Et elle les suivait dans sa pensĂ©e, montant et descendant les cĂŽtes, traversant les villages, filant sur la grande route Ă  la clartĂ© des Ă©toiles. Au bout d’une distance indĂ©terminĂ©e, il se trouvait toujours une place confuse oĂč expirait son rĂȘve. Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s’arrĂȘtant Ă  chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrĂ©s blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatiguĂ©s Ă  la fin, elle fermait ses paupiĂšres, et elle voyait dans les tĂ©nĂšbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marche-pieds de calĂšches, qui se dĂ©ployaient Ă  grand fracas devant le pĂ©ristyle des théùtres. Elle s’abonna Ă  la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dĂ©vorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premiĂšres reprĂ©sentations, de courses et de soirĂ©es, s’intĂ©ressait au dĂ©but d’une chanteuse, Ă  l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’OpĂ©ra. Elle Ă©tudia, dans EugĂšne Sue, les descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. À table mĂȘme, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventĂ©s, elle Ă©tablissait des rapprochements. Mais le cercle dont il Ă©tait le centre peu Ă  peu s’élargit autour de lui, et cette aurĂ©ole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminer d’autres rĂȘves. Paris, plus vague que l’OcĂ©an, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphĂšre vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y Ă©tait cependant divisĂ©e par parties, classĂ©e en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et reprĂ©sentaient Ă  eux seuls l’humanitĂ© complĂšte. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissĂ©s de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours Ă  crĂ©pines d’or. Il y avait lĂ  des robes Ă  queue, de grands mystĂšres, des angoisses dissimulĂ©es sous des sourires. Venait ensuite la sociĂ©tĂ© des duchesses ; on y Ă©tait pĂąle ; on se levait Ă  4 heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacitĂ©s mĂ©connues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer Ă  Bade la saison d’étĂ©, et, vers la quarantaine enfin, Ă©pousaient des hĂ©ritiĂšres. Dans les cabinets de restaurant oĂč l’on soupe aprĂšs minuit riait, Ă  la clartĂ© des bougies, la foule bigarrĂ©e des gens de lettres et des actrices. Ils Ă©taient, ceux-lĂ , prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idĂ©ales et de dĂ©lires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il Ă©tait perdu, sans place prĂ©cise, et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs, Ă©taient voisines, plus sa pensĂ©e s’en dĂ©tournait. Tout ce qui l’entourait immĂ©diatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbĂ©ciles, mĂ©diocritĂ© de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier oĂč elle se trouvait prise, tandis qu’au delĂ  s’étendait Ă  perte de vue l’immense pays des fĂ©licitĂ©s et des passions. Elle confondait, dans son dĂ©sir, les sensualitĂ©s du luxe avec les joies du cƓur, l’élĂ©gance des habitudes et les dĂ©licatesses du sentiment. Ne fallait-il pas Ă  l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrains prĂ©parĂ©s, une tempĂ©rature particuliĂšre ? Les soupirs au clair de lune, les longues Ă©treintes, les larmes qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fiĂšvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se sĂ©paraient donc pas du balcon des grands chĂąteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir Ă  stores de soie avec un tapis bien Ă©pais, des jardiniĂšres remplies, un lit montĂ© sur une estrade, ni du scintillement des pierres prĂ©cieuses et des aiguillettes de la livrĂ©e. Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses pieds Ă©taient nus dans des chaussons. C’était lĂ  le groom en culotte courte dont il fallait se contenter ! Quand son ouvrage Ă©tait fini, il ne revenait plus de la journĂ©e ; car Charles, en rentrant, mettait lui-mĂȘme son cheval Ă  l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire. Pour remplacer Nastasie qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes, Emma prit Ă  son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parler Ă  la troisiĂšme personne, apporter un verre d’eau dans une assiette, frapper aux portes avant d’entrer, et Ă  repasser, Ă  empeser, Ă  l’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obĂ©issait sans murmure pour n’ĂȘtre point renvoyĂ©e ; et, comme Madame, d’habitude, laissait la clef au buffet, FĂ©licitĂ©, chaque soir, prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait toute seule, dans son lit, aprĂšs avoir fait sa priĂšre. L’aprĂšs-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. Madame se tenait en haut dans son appartement. Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers Ă  chĂąle du corsage, une chemisette plissĂ©e avec trois boutons d’or. Sa ceinture Ă©tait une cordeliĂšre Ă  gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied. Elle s’était achetĂ© un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu’elle n’eĂ»t personne Ă  qui Ă©crire ; elle Ă©poussetait son Ă©tagĂšre, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rĂȘvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre Ă  son couvent. Elle souhaitait Ă  la fois mourir et habiter Paris. Charles, Ă  la neige, Ă  la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiĂšde des saignĂ©es, Ă©coutait des rĂąles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, Ă  ne savoir mĂȘme d’oĂč venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau qui parfumait sa chemise. Elle le charmait par quantitĂ© de dĂ©licatesses ; c’était tantĂŽt une maniĂšre nouvelle de façonner pour les bougies des bobĂšches de papier, un volant qu’elle changeait Ă  sa robe, ou le nom extraordinaire d’un mets bien simple, et que la bonne avait manquĂ©, mais que Charles, jusqu’au bout, avalait avec plaisir. Elle vit Ă  Rouen des dames qui portaient Ă  leur montre un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminĂ©e deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps aprĂšs, un nĂ©cessaire d’ivoire, avec un dĂ© de vermeil. Moins Charles comprenait ces Ă©lĂ©gances, plus il en subissait la sĂ©duction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et Ă  la douceur de son foyer. C’était comme une poussiĂšre d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie. Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa rĂ©putation Ă©tait Ă©tablie tout Ă  fait. Les campagnards le chĂ©rissaient parce qu’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamais au cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralitĂ©. Il rĂ©ussissait particuliĂšrement dans les catarrhes et maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, n’ordonnait guĂšre que des potions calmantes, de temps Ă  autre de l’émĂ©tique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce n’est pas que la chirurgie lui fĂźt peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l’extraction des dents une poigne d’enfer. Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement Ă  la Ruche mĂ©dicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait un peu aprĂšs son dĂźner ; mais la chaleur de l’appartement, jointe Ă  la digestion, faisait qu’au bout de cinq minutes il s’endormait ; et il restait lĂ , le menton sur ses deux mains, et les cheveux Ă©talĂ©s comme une criniĂšre jusqu’au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les Ă©paules. Que n’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, Ă  soixante ans, quand vient l’ñge des rhumatismes, une brochette en croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui Ă©tait le sien, fĂ»t illustre, le voir Ă©talĂ© chez des libraires, rĂ©pĂ©tĂ© dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Un mĂ©decin d’Yvetot, avec qui derniĂšrement il s’était trouvĂ© en consultation, l’avait humiliĂ© quelque peu, au lit mĂȘme du malade, devant les parents assemblĂ©s. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le confrĂšre. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle Ă©tait exaspĂ©rĂ©e de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenĂȘtre et huma l’air frais pour se calmer. — Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! disait-elle tout bas, en se mordant les lĂšvres. Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritĂ©e de lui. Il prenait, avec l’ñge, des allures Ă©paisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, aprĂšs manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement Ă  chaque gorgĂ©e, et, comme il commençait d’engraisser, ses yeux, dĂ©jĂ  petits, semblaient remontĂ©s vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes. Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait Ă  l’écart les gants dĂ©teints qu’il se disposait Ă  passer ; et ce n’était pas, comme il croyait, pour lui ; c’était pour elle-mĂȘme, par expansion d’égoĂŻsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu’elles avait lues, comme d’un passage de roman, d’une piĂšce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde que l’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles Ă©tait quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prĂȘte. Elle faisait bien des confidences Ă  sa levrette ! Elle en eĂ»t fait aux bĂ»ches de la cheminĂ©e et au balancier de la pendule. Au fond de son Ăąme, cependant, elle attendait un Ă©vĂ©nement. Comme les matelots en dĂ©tresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux dĂ©sespĂ©rĂ©s, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mĂšnerait, s’il Ă©tait chaloupe ou vaisseau Ă  trois ponts, chargĂ© d’angoisses ou plein de fĂ©licitĂ©s jusqu’aux sabords. Mais, chaque matin, Ă  son rĂ©veil, elle l’espĂ©rait pour la journĂ©e, et elle Ă©coutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vĂźnt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, dĂ©sirait ĂȘtre au lendemain. Le printemps reparut. Elle eut des Ă©touffements aux premiĂšres chaleurs, quand les poiriers fleurirent. DĂšs le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre, pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-ĂȘtre, donnerait encore un bal Ă  la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettres, ni visites. AprĂšs l’ennui de cette dĂ©ception, son cƓur de nouveau resta vide, et alors la sĂ©rie des mĂȘmes journĂ©es recommença. Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi Ă  la file toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un Ă©vĂ©nement. Une aventure amenait parfois des pĂ©ripĂ©ties Ă  l’infini, et le dĂ©cor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir Ă©tait un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermĂ©e. Elle abandonna la musique, pourquoi jouer ? qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours Ă  manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts lĂ©gers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer Ă  Ă©tudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons Ă  dessin et la tapisserie. À quoi bon ? À quoi bon ? La couture l’irritait. — J’ai tout lu, se disait-elle. Et elle restait Ă  faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber. Comme elle Ă©tait triste, le dimanche, quand on sonnait les vĂȘpres ! Elle Ă©coutait, dans un hĂ©bĂ©tement attentif, tinter un Ă  un les coups fĂȘlĂ©s de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pĂąles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traĂźnĂ©es de poussiĂšre. Au loin, parfois, un chien hurlait et la cloche, Ă  temps Ă©gaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne. Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirĂ©s, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tĂȘte devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusqu’à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mĂȘmes, restaient Ă  jouer au bouchon, devant la grande porte de l’auberge. L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, Ă©taient chargĂ©s de givre, et la lumiĂšre, blanchĂątre Ă  travers eux, comme par des verres dĂ©polis, quelquefois ne variait pas de la journĂ©e. DĂšs quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe. Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosĂ©e avait laissĂ© sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui s’étendaient de l’un Ă  l’autre. On n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, oĂč l’on voyait, en s’approchant, se traĂźner des cloportes Ă  pattes nombreuses. Dans les sapinettes, prĂšs de la haie, le curĂ© en tricorne qui lisait son brĂ©viaire avait perdu le pied droit et mĂȘme le plĂątre, s’écaillant Ă  la gelĂ©e, avait fait des gales blanches sur sa figure. Puis elle remontait, fermait la porte, Ă©talait les charbons, et, dĂ©faillant Ă  la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. Tous les jours, Ă  la mĂȘme heure, le maĂźtre d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champĂȘtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire Ă  la mare. De temps Ă  autre, la porte d’un cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent, l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d’enseigne Ă  sa boutique. Elle avait pour dĂ©coration une vieille gravure de modes collĂ©e contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux Ă©taient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrĂȘtĂ©e, de son avenir perdu, et, rĂȘvant quelque boutique dans une grande ville comme Ă  Rouen, par exemple, sur le port, prĂšs du théùtre, il restait toute la journĂ©e Ă  se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant la clientĂšle. Lorsque Mme Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours lĂ , comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l’oreille et sa veste de lasting. Dans l’aprĂšs-midi, quelquefois, une tĂȘte d’homme apparaissait derriĂšre les vitres de la salle, tĂȘte hĂąlĂ©e, Ă  favoris noirs, et qui souriait lentement d’un large sourire doux Ă  dents blanches. Une valse aussitĂŽt commençait, et, sur l’orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapĂ©s, les consoles, se rĂ©pĂ©tant dans les morceaux de miroir que raccordait Ă  leurs angles un filet de papier dorĂ©. L’homme faisait aller sa manivelle, regardant Ă  droite, Ă  gauche et vers les fenĂȘtres. De temps Ă  autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantĂŽt dolente et traĂźnarde, ou joyeuse et prĂ©cipitĂ©e, la musique de la boĂźte s’échappait en bourdonnant Ă  travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs, sur les théùtres, que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres Ă©clairĂ©s, Ă©chos du monde qui arrivaient jusqu’à Emma. Des sarabandes Ă  n’en plus finir se dĂ©roulaient dans sa tĂȘte, et, comme une bayadĂšre sur les fleurs d’un tapis, sa pensĂ©e bondissait avec les notes, se balançait de rĂȘve en rĂȘve, de tristesse en tristesse. Quand l’homme avait reçu l’aumĂŽne dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s’éloignait d’un pas lourd. Elle le regardait partir. Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussĂ©e, avec le poĂȘle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavĂ©s humides ; toute l’amertume de l’existence lui semblait servie sur son assiette, et, Ă  la fumĂ©e du bouilli, il montait du fond de son Ăąme comme d’autres bouffĂ©es d’affadissement. Charles Ă©tait long Ă  manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyĂ©e du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, Ă  faire des raies sur la toile cirĂ©e. Elle laissait maintenant tout aller dans son mĂ©nage, et Mme Bovary mĂšre, lorsqu’elle vint passer Ă  Tostes une partie du carĂȘme, s’étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et dĂ©licate, elle restait Ă  prĂ©sent des journĂ©es entiĂšres sans s’habiller, portait des bas de coton gris, s’éclairait Ă  la chandelle. Elle rĂ©pĂ©tait qu’il fallait Ă©conomiser, puisqu’ils n’étaient pas riches, ajoutant qu’elle Ă©tait trĂšs contente, trĂšs heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche Ă  la belle-mĂšre. Du reste, Emma ne semblait plus disposĂ©e Ă  suivre ses conseils ; une fois mĂȘme, Mme Bovary s’étant avisĂ©e de prĂ©tendre que les maĂźtres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait rĂ©pondu d’un Ɠil si colĂšre et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne s’y frotta plus. Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des plats pour elle, n’y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thĂ© Ă  la douzaine. Souvent, elle s’obstinait Ă  ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenĂȘtres, s’habillait en robe lĂ©gĂšre. Lorsqu’elle avait bien rudoyĂ© sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se promener chez les voisines, de mĂȘme qu’elle jetait parfois aux pauvres toutes les piĂšces blanches de sa bourse, quoiqu’elle ne fĂ»t guĂšre tendre cependant, ni facilement accessible Ă  l’émotion d’autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours Ă  l’ñme quelque chose de la callositĂ© des mains paternelles. Vers la fin de fĂ©vrier, le pĂšre Rouault, en souvenir de sa guĂ©rison, apporta lui-mĂȘme Ă  son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours Ă  Tostes. Charles Ă©tant Ă  ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ; si bien qu’elle referma la porte quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-mĂȘme. D’ailleurs, elle ne cachait plus son mĂ©pris pour rien, ni pour personne ; et elle se mettait quelquefois Ă  exprimer des opinions singuliĂšres, blĂąmant ce que l’on approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales ce qui faisait ouvrir de grands yeux Ă  son mari. Est-ce que cette misĂšre durerait toujours ? est-ce qu’elle n’en sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses Ă  la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exĂ©crait l’injustice de Dieu ; elle s’appuyait la tĂȘte aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquĂ©es, les insolents plaisirs avec tous les Ă©perduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ils devaient donner. Elle pĂąlissait et avait des battements de cƓur. Charles lui administra de la valĂ©riane et des bains de camphre. Tout ce que l’on essayait semblait l’irriter davantage. En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fĂ©brile ; Ă  ces exaltations succĂ©daient tout Ă  coup des torpeurs oĂč elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, c’était de se rĂ©pandre sur les bras un flacon d’eau de Cologne. Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie Ă©tait sans doute dans quelque influence locale, et s’arrĂȘtant Ă  cette idĂ©e, il songea sĂ©rieusement Ă  aller s’établir ailleurs. DĂšs lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite toux sĂšche et perdit complĂštement l’appĂ©tit. Il en coĂ»tait Ă  Charles d’abandonner Tostes, aprĂšs quatre ans de sĂ©jour et au moment oĂč il commençait Ă  s’y poser. S’il le fallait cependant ! Il la conduisit Ă  Rouen, voir son ancien maĂźtre. C’était une maladie nerveuse on devait la changer d’air. AprĂšs s’ĂȘtre tournĂ© de cĂŽtĂ© et d’autre, Charles apprit qu’il y avait dans l’arrondissement de NeufchĂątel, un fort bourg nommĂ© Yonville-l’Abbaye, dont le mĂ©decin, qui Ă©tait un rĂ©fugiĂ© polonais, venait de dĂ©camper la semaine prĂ©cĂ©dente. Alors il Ă©crivit au pharmacien de l’endroit pour savoir quel Ă©tait le chiffre de la population, la distance oĂč se trouvait le confrĂšre le plus voisin, combien par annĂ©e gagnait son prĂ©dĂ©cesseur, etc., et, les rĂ©ponses ayant Ă©tĂ© satisfaisantes, il se rĂ©solut Ă  dĂ©mĂ©nager vers le printemps, si la santĂ© d’Emma ne s’amĂ©liorait pas. Un jour qu’en prĂ©vision de son dĂ©part elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts Ă  quelque chose. C’était un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutons d’oranger Ă©taient jaunes de poussiĂšre, et les rubans de satin, Ă  lisĂ©rĂ© d’argent, s’effiloquaient par le bord. Elle le jeta dans le feu. Il s’enflamma plus vite qu’une paille sĂšche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brĂ»ler. Les petites baies de carton Ă©clataient, les fils d’archal se tordaient, le galon se fondait ; et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s’envolĂšrent par la cheminĂ©e. Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bovary Ă©tait enceinte. DEUXIÈME PARTIE. I Y onville-L’Abbaye ainsi nommĂ©, Ă  cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent mĂȘme plus est un bourg Ă  huit lieues de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, au fond d’une vallĂ©e qu’arrose la Rieule, petite riviĂšre qui se jette dans l’Andelle, aprĂšs avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et oĂč il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, s’amusent Ă  pĂȘcher Ă  la ligne. On quitte la grande route Ă  la BoissiĂšre et l’on continue Ă  plat jusqu’au haut de la cĂŽte des Leux, d’oĂč l’on dĂ©couvre la vallĂ©e. La riviĂšre qui la traverse en fait comme deux rĂ©gions de physionomie distincte tout ce qui est Ă  gauche est en herbage, tout ce qui est Ă  droite est en labour. La prairie s’allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derriĂšre aux pĂąturages du pays de Bray, tandis que, du cĂŽtĂ© de l’est, la plaine, montant doucement, va s’élargissant et Ă©tale Ă  perte de vue ses blondes piĂšces de blĂ©. L’eau qui court au bord de l’herbe sĂ©pare d’une raie blanche la couleur des prĂ©s et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble Ă  un grand manteau dĂ©pliĂ© qui a un collet de velours vert, bordĂ© d’un galon d’argent. Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chĂȘnes de la forĂȘt d’Argueil, avec les escarpements de la cĂŽte Saint-Jean, rayĂ©s du haut en bas par de longues traĂźnĂ©es rouges, inĂ©gales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantitĂ© de sources ferrugineuses qui coulent au delĂ , dans le pays d’alentour. On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Île-de-France, contrĂ©e bĂątarde oĂč le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractĂšre. C’est lĂ  que l’on fait les pires fromages de NeufchĂątel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est coĂ»teuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux. Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver Ă  Yonville ; mais on a Ă©tabli vers cette Ă©poque un chemin de grande vicinalitĂ© qui relie la route d’Abbeville Ă  celle d’Amiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-l’Abbaye est demeurĂ© stationnaire, malgrĂ© ses dĂ©bouchĂ©s nouveaux. Au lieu d’amĂ©liorer les cultures, on s’y obstine encore aux herbages, quelque dĂ©prĂ©ciĂ©s qu’ils soient, et le bourg paresseux, s’écartant de la plaine, a continuĂ© naturellement Ă  s’agrandir vers la riviĂšre. On l’aperçoit de loin, tout couchĂ© en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l’eau. Au bas de la cĂŽte, aprĂšs le pont, commence une chaussĂ©e plantĂ©e de jeunes trembles, qui vous mĂšne en droite ligne jusqu’aux premiĂšres maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bĂątiments Ă©pars, pressoirs, charretteries et bouilleries, dissĂ©minĂ©s sous les arbres touffus portant des Ă©chelles, des gaules ou des faux accrochĂ©es dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusqu’au tiers Ă  peu prĂšs des fenĂȘtres basses, dont les gros verres bombĂ©s sont garnis d’un nƓud dans le milieu, Ă  la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plĂątre que traversent en diagonale des lambourdes noires, s’accroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussĂ©e ont Ă  leur porte une petite barriĂšre tournante pour les dĂ©fendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempĂ© de cidre. Cependant les cours se font plus Ă©troites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougĂšres se balance sous une fenĂȘtre au bout d’un manche Ă  balai ; il y a la forge d’un marĂ©chal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiĂštent sur la route. Puis, Ă  travers une claire-voie, apparaĂźt une maison blanche au delĂ  d’un rond de gazon que dĂ©core un Amour, le doigt posĂ© sur la bouche ; deux vases en fonte sont Ă  chaque bout du perron ; des panonceaux brillent Ă  la porte ; c’est la maison du notaire, et la plus belle du pays. L’église est de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, vingt pas plus loin, Ă  l’entrĂ©e de la place. Le petit cimetiĂšre qui l’entoure, clos d’un mur Ă  hauteur d’appui, est si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres Ă  ras du sol font un dallage continu, oĂč l’herbe a dessinĂ© de soi-mĂȘme des carrĂ©s verts rĂ©guliers. L’église a Ă©tĂ© rebĂątie Ă  neuf dans les derniĂšres annĂ©es du rĂšgne de Charles X. La voĂ»te en bois commence Ă  se pourrir par le haut, et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte, oĂč seraient les orgues, se tient un jubĂ© pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots. Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, Ă©claire obliquement les bancs rangĂ©s en travers de la muraille, que tapisse çà et lĂ  quelque paillasson clouĂ©, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres Banc de M. un tel. » Plus loin, Ă  l’endroit oĂč le vaisseau se rĂ©trĂ©cit, le confessionnal fait pendant Ă  une statuette de la Vierge, vĂȘtue d’une robe de satin, coiffĂ©e d’un voile de tulle semĂ© d’étoiles d’argent, et tout empourprĂ©e aux pommettes comme une idole des Ăźles Sandwich ; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intĂ©rieur, dominant le maĂźtre-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective. Les stalles du chƓur, en bois de sapin, sont restĂ©es sans ĂȘtre peintes. Les halles, c’est-Ă -dire un toit de tuiles supportĂ© par une vingtaine de poteaux, occupent Ă  elles seules la moitiĂ© environ de la grande place d’Yonville. La mairie, construite sur les dessins d’un architecte de Paris, est une maniĂšre de temple grec qui fait l’angle, Ă  cĂŽtĂ© de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussĂ©e, trois colonnes ioniques et, au premier Ă©tage, une galerie Ă  plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyĂ© d’une patte sur la Charte et tenant de l’autre les balances de la justice. Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est en face de l’auberge du Lion d’or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumĂ© et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartĂ©s de couleur, alors, Ă  travers elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du pharmacien, accoudĂ© sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardĂ©e d’inscriptions Ă©crites en anglaise, en ronde, en moulĂ©e Eaux de Vichy, de Seltz et de BarĂšges, robs dĂ©puratifs, mĂ©decine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pĂąte Regnault, bandages ; bains, chocolats de santĂ©, etc. » Et l’enseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d’or Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derriĂšre les grandes balances scellĂ©es sur le comptoir, le mot laboratoire se dĂ©roule au-dessus d’une porte vitrĂ©e qui, Ă  moitiĂ© de sa hauteur, rĂ©pĂšte encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fond noir. Il n’y a plus ensuite rien Ă  voir dans Yonville. La rue la seule, longue d’une portĂ©e de fusil et bordĂ©e de quelques boutiques, s’arrĂȘte court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la cĂŽte Saint-Jean, bientĂŽt on arrive au cimetiĂšre. Lors du cholĂ©ra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur et achetĂ© trois acres de terre Ă  cĂŽtĂ© ; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitĂ©e, les tombes, comme autrefois, continuant Ă  s’entasser vers la porte. Le gardien, qui est en mĂȘme temps fossoyeur et bedeau Ă  l’église tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bĂ©nĂ©fice, a profitĂ© du terrain vide pour y semer des pommes de terre. D’annĂ©e en annĂ©e, cependant, son petit champ se rĂ©trĂ©cit, et, lorsqu’il survient une Ă©pidĂ©mie, il ne sait pas s’il doit se rĂ©jouir des dĂ©cĂšs ou s’affliger des sĂ©pultures. — Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui dit enfin, un jour, M. le curĂ©. Cette parole sombre le fit rĂ©flĂ©chir, elle l’arrĂȘta pour quelque temps ; mais, aujourd’hui encore, il continue la culture de ses tubercules, et mĂȘme soutient avec aplomb qu’ils poussent naturellement. Depuis les Ă©vĂ©nements que l’on va raconter, rien, en effet, n’a changĂ© Ă  Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de l’église ; la boutique du marchand de nouveautĂ©s agite encore au vent ses deux banderoles d’indienne ; les fƓtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au-dessus de la grande porte de l’auberge, le vieux lion d’or, dĂ©teint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche. Le soir que les Ă©poux Bovary devaient arriver Ă  Yonville, Mme veuve Lefrançois, la maĂźtresse de cette auberge, Ă©tait si fort affairĂ©e, qu’elle suait Ă  grosses gouttes en remuant ses casseroles. C’était le lendemain jour de marchĂ© dans le bourg. Il fallait d’avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du cafĂ©. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du mĂ©decin, de sa femme et de leur bonne ; le billard retentissait d’éclats de rire ; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour qu’on leur apportĂąt de l’eau-de-vie ; le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, s’élevaient des piles d’assiettes qui tremblaient aux secousses du billot oĂč l’on hachait des Ă©pinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou. Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marquĂ© de petite vĂ©role et coiffĂ© d’un bonnet de velours Ă  gland d’or, se chauffait le dos contre la cheminĂ©e. Sa figure n’exprimait rien que la satisfaction de soi-mĂȘme, et il avait l’air aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tĂȘte, dans une cage d’osier c’était le pharmacien. — ArtĂ©mise ! criait la maĂźtresse d’auberge, casse de la bourrĂ©e, emplis les carafes, apporte de l’eau-de-vie, dĂ©pĂȘche-toi ! Au moins, si je savais quel dessert offrir Ă  la sociĂ©tĂ© que vous attendez ! BontĂ© divine ! les commis du dĂ©mĂ©nagement recommencent leur tintamarre dans le billard ! Et leur charrette qui est restĂ©e sous la grande porte ! L’Hirondelle est capable de la dĂ©foncer en arrivant ! Appelle Polyte pour qu’il la remise !
 Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-ĂȘtre fait quinze parties et bu huit pots de cidre !
 Mais ils vont me dĂ©chirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son Ă©cumoire Ă  la main. — Le mal ne serait pas grand, rĂ©pondit M. Homais, vous en achĂšteriez un autre. — Un autre billard ! exclama la veuve. — Puisque celui-lĂ  ne tient plus, madame Lefrançois ; je vous le rĂ©pĂšte, vous vous faites tort ! vous vous faites grand tort ! Et puis les amateurs, Ă  prĂ©sent, veulent des blouses Ă©troites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille ; tout est changĂ© ! Il faut marcher avec son siĂšcle ! Regardez Tellier, plutĂŽt
 L’hĂŽtesse devint rouge de dĂ©pit. Le pharmacien ajouta — Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vĂŽtre ; et qu’on ait l’idĂ©e, par exemple, de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondĂ©s de Lyon
 — Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur ! interrompit l’hĂŽtesse, en haussant ses grosses Ă©paules. Allez ! allez ! monsieur Homais, tant que le Lion d’or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres ! Au lieu qu’un de ces matins vous verrez le CafĂ© français fermĂ©, et avec une belle affiche sur les auvents ! Changer mon billard, continuait-elle en se parlant Ă  elle-mĂȘme, lui qui m’est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs !
 Mais ce lambin d’Hivert qui n’arrive pas ! — L’attendez-vous pour le dĂźner de vos messieurs ? demanda le pharmacien. — L’attendre ? Et M. Binet donc ! À six heures battant vous allez le voir entrer, car son pareil n’existe pas sur la terre pour l’exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle ! On le tuerait plutĂŽt que de le faire dĂźner ailleurs ! et dĂ©goĂ»tĂ© qu’il est ! et si difficile pour le cidre ! Ce n’est pas comme M. LĂ©on ; lui, il arrive quelquefois Ă  sept heures, sept heures et demie mĂȘme ; il ne regarde seulement pas Ă  ce qu’il mange. Quel bon jeune homme ! Jamais un mot plus haut que l’autre. — C’est qu’il y a bien de la diffĂ©rence, voyez-vous, entre quelqu’un qui a reçu de l’éducation et un ancien carabinier qui est percepteur. Six heures sonnĂšrent. Binet entra. Il Ă©tait vĂȘtu d’une redingote bleue, tombant droit d’elle-mĂȘme tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, Ă  pattes nouĂ©es par des cordons sur le sommet de sa tĂȘte, laissait voir, sous la visiĂšre relevĂ©e, un front chauve, qu’avait dĂ©primĂ© l’habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien cirĂ©es qui avaient deux renflements parallĂšles, Ă  cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dĂ©passait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mĂąchoire, encadrait comme la bordure d’une plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux Ă©taient petits et le nez busquĂ©. Fort Ă  tous les jeux de cartes, bon chasseur et possĂ©dant une belle Ă©criture, il avait chez lui un tour, oĂč il s’amusait Ă  tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie d’un artiste et l’égoĂŻsme d’un bourgeois. Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut d’abord en faire sortir les trois meuniers ; et, pendant tout le temps que l’on fut Ă  mettre son couvert, Binet resta silencieux Ă  sa place, auprĂšs du poĂȘle ; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme d’usage. — Ce ne sont pas les civilitĂ©s qui lui useront la langue ! dit le pharmacien, dĂšs qu’il fut seul avec l’hĂŽtesse. — Jamais il ne cause davantage, rĂ©pondit-elle ; il est venu ici, la semaine derniĂšre, deux voyageurs en draps, des garçons pleins d’esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j’en pleurais de rire ; eh bien, il restait lĂ , comme une alose, sans dire un mot. — Oui, fit le pharmacien, pas d’imagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue l’homme de sociĂ©tĂ© ! — On dit pourtant qu’il a des moyens, objecta l’hĂŽtesse. — Des moyens ? rĂ©pliqua M. Homais ; lui ! des moyens ? Dans sa partie, c’est possible, ajouta-t-il d’un ton plus calme. Et il reprit — Ah ! qu’un nĂ©gociant qui a des relations considĂ©rables, qu’un jurisconsulte, un mĂ©decin, un pharmacien soient tellement absorbĂ©s, qu’ils en deviennent fantasques et bourrus mĂȘme, je le comprends ; on en cite des traits dans les histoires ! Mais, au moins, c’est qu’ils pensent Ă  quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m’est-il arrivĂ© de chercher ma plume sur mon bureau pour Ă©crire une Ă©tiquette, et de trouver, en dĂ©finitive, que je l’avais placĂ©e Ă  mon oreille ! Cependant, Mme Lefrançois alla sur le seuil regarder si l’Hirondelle n’arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vĂȘtu de noir entra tout Ă  coup dans la cuisine. On distinguait, aux derniĂšres lueurs du crĂ©puscule, qu’il avait la figure rubiconde et le corps athlĂ©tique. — Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur le curĂ© ? demanda la maĂźtresse d’auberge, tout en atteignant sur la cheminĂ©e un des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangĂ©s en colonnade avec leurs chandelles ; voulez-vous prendre quelque chose ? un doigt de cassis, un verre de vin ? L’ecclĂ©siastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie, qu’il avait oubliĂ© l’autre jour au couvent d’Ernemont, et, aprĂšs avoir priĂ© Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytĂšre dans la soirĂ©e, il sortit pour se rendre Ă  l’église, oĂč l’on sonnait l’Angelus. Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout Ă  l’heure. Ce refus d’accepter un rafraĂźchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prĂȘtres godaillaient tous sans qu’on les vĂźt, et cherchaient Ă  ramener le temps de la dĂźme. L’hĂŽtesse prit la dĂ©fense de son curĂ© — D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’annĂ©e derniĂšre, aidĂ© nos gens Ă  rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes Ă  la fois, tant il est fort ! — Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse Ă  des gaillards d’un tempĂ©rament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignĂąt les prĂȘtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlĂ©botomie, dans l’intĂ©rĂȘt de la police et des mƓurs ! — Taisez-vous donc, monsieur Homais ! vous ĂȘtes un impie ! vous n’avez pas de religion ! Le pharmacien rĂ©pondit — J’ai une religion, ma religion, et mĂȘme j’en ai plus qu’eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries ! J’adore Dieu, au contraire ! Je crois en l’Être suprĂȘme, Ă  un CrĂ©ateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placĂ©s ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de pĂšre de famille ; mais je n’ai pas besoin d’aller, dans une Ă©glise, baiser des plats d’argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous ! Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou mĂȘme en contemplant la voĂ»te Ă©thĂ©rĂ©e, comme les anciens. Mon Dieu, Ă  moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de BĂ©ranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi, je n’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promĂšne dans son parterre la canne Ă  la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours choses absurdes en elles-mĂȘmes et complĂštement opposĂ©es, d’ailleurs, Ă  toutes les lois de la physique ; ce qui nous dĂ©montre, en passant, que les prĂȘtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, oĂč ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations. Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien, un moment, s’était cru en plein conseil municipal. Mais la maĂźtresse d’auberge ne l’écoutait plus ; elle tendait son oreille Ă  un roulement Ă©loignĂ©. On distingua le bruit d’une voiture mĂȘlĂ© Ă  un claquement de fers lĂąches qui battaient la terre, et l’Hirondelle enfin s’arrĂȘta devant la porte. C’était un coffre jaune portĂ© par deux grandes roues qui, montant jusqu’à la hauteur de la bĂąche, empĂȘchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les Ă©paules. Les petits carreaux de ses vasistas Ă©troits tremblaient dans leurs chĂąssis quand la voiture Ă©tait fermĂ©e, et gardaient des taches de boue, çà et lĂ , parmi leur vieille couche de poussiĂšre, que les pluies d’orage mĂȘme ne lavaient pas tout Ă  fait. Elle Ă©tait attelĂ©e de trois chevaux, dont le premier en arbalĂšte, et, lorsqu’on descendait les cĂŽtes, elle touchait du fond en cahotant. Quelques bourgeois d’Yonville arrivĂšrent sur la place ; ils parlaient tous Ă  la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches ; Hivert ne savait auquel rĂ©pondre. C’était lui qui faisait Ă  la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au marĂ©chal, un baril de harengs pour sa maĂźtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ; et, le long de la route, en s’en revenant, il distribuait ses paquets, qu’il jetait par-dessus les clĂŽtures des cours, debout sur son siĂšge, et criant Ă  pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls. Un accident l’avait retardĂ© ; la levrette de Mme Bovary s’était enfuie Ă  travers champs. On l’avait sifflĂ©e un grand quart d’heure. Hivert mĂȘme Ă©tait retournĂ© d’une demi-lieue en arriĂšre, croyant l’apercevoir Ă  chaque minute ; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleurĂ©, s’était emportĂ©e ; elle avait accusĂ© Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand d’étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayĂ© de la consoler par quantitĂ© d’exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maĂźtre au bout de longues annĂ©es. On en citait un, disait-il, qui Ă©tait revenu de Constantinople Ă  Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passĂ© quatre riviĂšres Ă  la nage ; et son pĂšre Ă  lui-mĂȘme avait possĂ©dĂ© un caniche qui, aprĂšs douze ans d’absence, lui avait tout Ă  coup sautĂ© sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dĂźner en ville. II E mma descendit la premiĂšre, puis FĂ©licitĂ©, M. Lheureux, une nourrice, et l’on fut obligĂ© de rĂ©veiller Charles dans son coin, oĂč il s’était endormi complĂštement dĂšs que la nuit Ă©tait venue. Homais se prĂ©senta ; il offrit ses hommages Ă  Madame, ses civilitĂ©s Ă  Monsieur, dit qu’il Ă©tait charmĂ© d’avoir pu leur rendre quelque service, et ajouta d’un air cordial qu’il avait osĂ© s’inviter lui-mĂȘme, sa femme d’ailleurs Ă©tant absente. Mme Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s’approcha de la cheminĂ©e. Du bout de ses deux doigts elle prit sa robe Ă  la hauteur du genou, et, l’ayant ainsi remontĂ©e jusqu’aux chevilles, elle tendit Ă  la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussĂ© d’une bottine noire. Le feu l’éclairait en entier, pĂ©nĂ©trant d’une lumiĂšre crue la trame de sa robe, les pores Ă©gaux de sa peau blanche et mĂȘme les paupiĂšres de ses yeux qu’elle clignait de temps Ă  autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entr’ouverte. De l’autre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e, un jeune homme Ă  chevelure blonde la regardait silencieusement. Comme il s’ennuyait beaucoup Ă  Yonville, oĂč il Ă©tait clerc chez Me Guillaumin, souvent M. LĂ©on Dupuis c’était lui, le second habituĂ© du Lion d’or reculait l’instant de son repas, espĂ©rant qu’il viendrait quelque voyageur Ă  l’auberge avec qui causer dans la soirĂ©e. Les jours que sa besogne Ă©tait finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver Ă  l’heure exacte, et subir depuis la soupe jusqu’au fromage le tĂȘte-Ă -tĂȘte de Binet. Ce fut donc avec joie qu’il accepta la proposition de l’hĂŽtesse de dĂźner en la compagnie des nouveaux venus, et l’on passa dans la grande salle, oĂč Mme Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts. Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas. Puis, se tournant vers sa voisine — Madame, sans doute, est un peu lasse ? on est si Ă©pouvantablement cahotĂ© dans notre Hirondelle ! — Il est vrai, rĂ©pondit Emma ; mais le dĂ©rangement m’amuse toujours ; j’aime Ă  changer de place. — C’est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre clouĂ© aux mĂȘmes endroits ! — Si vous Ă©tiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligĂ© d’ĂȘtre Ă  cheval
 — Mais, reprit LĂ©on s’adressant Ă  Mme Bovary, rien n’est plus agrĂ©able, il me semble ; quand on le peut, ajouta-t-il. — Du reste, disait l’apothicaire, l’exercice de la mĂ©decine n’est pas fort pĂ©nible en nos contrĂ©es ; car l’état de nos routes permet l’usage du cabriolet, et, gĂ©nĂ©ralement, l’on paye assez bien, les cultivateurs Ă©tant aisĂ©s. Nous avons, sous le rapport mĂ©dical, Ă  part les cas ordinaires d’entĂ©rite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps Ă  autre quelques fiĂšvres intermittentes Ă  la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spĂ©cial Ă  noter, si ce n’est beaucoup d’humeurs froides, et qui tiennent sans doute aux dĂ©plorables conditions hygiĂ©niques de nos logements de paysans. Ah ! vous trouverez bien des prĂ©jugĂ©s Ă  combattre, monsieur Bovary ; bien des entĂȘtements de la routine, oĂč se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curĂ©, plutĂŽt que de venir naturellement chez le mĂ©decin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n’est point, Ă  vrai dire, mauvais, et mĂȘme nous comptons dans la commune quelques nonagĂ©naires. Le thermomĂštre j’en ai fait les observations descend en hiver jusqu’à quatre degrĂ©s, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre RĂ©aumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit mesure anglaise, pas davantage ! – et, en effet, nous sommes abritĂ©s des vents du nord par la forĂȘt d’Argueil d’une part, des vents d’ouest par la cĂŽte Saint-Jean de l’autre ; et cette chaleur, cependant, qui Ă  cause de la vapeur d’eau dĂ©gagĂ©e par la riviĂšre et la prĂ©sence considĂ©rable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d’ammoniaque, c’est-Ă -dire azote, hydrogĂšne et oxygĂšne non, azote et hydrogĂšne seulement, et qui, pompant Ă  elle l’humus de la terre, confondant toutes ces Ă©manations diffĂ©rentes, les rĂ©unissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-mĂȘme avec l’électricitĂ© rĂ©pandue dans l’atmosphĂšre, lorsqu’il y en a, pourrait Ă  la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; — cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempĂ©rĂ©e du cĂŽtĂ© oĂč elle vient, ou plutĂŽt d’oĂč elle viendrait, c’est-Ă -dire du cĂŽtĂ© sud, par les vents de sud-est, lesquels s’étant rafraĂźchis d’eux-mĂȘmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout d’un coup, comme des brises de Russie ! — Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ? continuait Mme Bovary parlant au jeune homme. — Oh ! fort peu, rĂ©pondit-il. Il y a un endroit que l’on nomme la PĂąture, sur le haut de la cĂŽte, Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt. Quelquefois, le dimanche, je vais lĂ , et j’y reste avec un livre, Ă  regarder le soleil couchant. — Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout. — Oh ! j’adore la mer, dit M. LĂ©on. — Et puis ne vous semble-t-il pas, rĂ©pliqua Mme Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette Ă©tendue sans limites, dont la contemplation vous Ă©lĂšve l’ñme et donne des idĂ©es d’infini, d’idĂ©al ? — Il en est de mĂȘme des paysages de montagnes, reprit LĂ©on. J’ai un cousin qui a voyagĂ© en Suisse l’annĂ©e derniĂšre, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poĂ©sie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des prĂ©cipices, et, Ă  mille pieds sous vous, des vallĂ©es entiĂšres, quand les nuages s’entr’ouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer Ă  la priĂšre, Ă  l’extase ! Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien cĂ©lĂšbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant. — Vous faites de la musique ? demanda-t-elle. — Non, mais je l’aime beaucoup, rĂ©pondit-il. — Ah ! ne l’écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, c’est modestie pure. – Comment, mon cher ! Eh ! l’autre jour, dans votre chambre, vous chantiez l’Ange gardien Ă  ravir. Je vous entendais du laboratoire ; vous dĂ©tachiez cela comme un acteur. LĂ©on, en effet, logeait chez le pharmacien, oĂč il avait une petite piĂšce au second Ă©tage, sur la place. Il rougit Ă  ce compliment de son propriĂ©taire, qui dĂ©jĂ  s’était tournĂ© vers le mĂ©decin et lui Ă©numĂ©rait les uns aprĂšs les autres les principaux habitants d’Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements. On ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup d’embarras. Emma reprit — Et quelle musique prĂ©fĂ©rez-vous ? — Oh ! la musique allemande, celle qui porte Ă  rĂȘver. — Connaissez-vous les Italiens ? — Pas encore ; mais je les verrai l’annĂ©e prochaine, quand j’irai habiter Paris, pour finir mon droit. — C’est comme j’avais l’honneur, dit le pharmacien, de l’exprimer Ă  votre Ă©poux, Ă  propos de ce pauvre Yanoda qui s’est enfui ; vous vous trouverez, grĂące aux folies qu’il a faites, jouir d’une des maisons les plus confortables d’Yonville. Ce qu’elle a principalement de commode pour un mĂ©decin, c’est une porte sur l’AllĂ©e, qui permet d’entrer et de sortir sans ĂȘtre vu. D’ailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agrĂ©able Ă  un mĂ©nage buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. C’était un gaillard qui n’y regardait pas ! Il s’était fait construire, au bout du jardin, Ă  cĂŽtĂ© de l’eau, une tonnelle tout exprĂšs pour boire de la biĂšre en Ă©tĂ©, et si Madame aime le jardinage, elle pourra
 — Ma femme ne s’en occupe guĂšre, dit Charles ; elle aime mieux, quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sa chambre, Ă  lire. — C’est comme moi, rĂ©pliqua LĂ©on ; quelle meilleure chose, en effet, que d’ĂȘtre le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brĂ»le ?
 — N’est-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts. — On ne songe Ă  rien, continuait-il, les heures passent. On se promĂšne immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensĂ©e, s’enlaçant Ă  la fiction, se joue dans les dĂ©tails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mĂȘle aux personnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes. — C’est vrai ! c’est vrai ! disait-elle. — Vous est-il arrivĂ© parfois, reprit LĂ©on, de rencontrer dans un livre une idĂ©e vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entiĂšre de votre sentiment le plus dĂ©liĂ© ? — J’ai Ă©prouvĂ© cela, rĂ©pondit-elle. — C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les poĂštes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer. — Cependant ils fatiguent Ă  la longue, reprit Emma ; et maintenant, au contraire, j’adore les histoires qui se suivent tout d’une haleine, oĂč l’on a peur. Je dĂ©teste les hĂ©ros communs et les sentiments tempĂ©rĂ©s, comme il y en a dans la nature. — En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cƓur, s’écartent, il me semble, du vrai but de l’Art. Il est si doux, parmi les dĂ©senchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idĂ©e sur de nobles caractĂšres, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant Ă  moi, vivant ici, loin du monde, c’est ma seule distraction ; mais Yonville offre si peu de ressources ! — Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi j’étais toujours abonnĂ©e Ă  un cabinet de lecture. — Si Madame veut me faire l’honneur d’en user, dit le pharmacien, qui venait d’entendre ces derniers mots, j’ai moi-mĂȘme Ă  sa disposition une bibliothĂšque composĂ©e des meilleurs auteurs Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l’Écho des Feuilletons, etc., et je reçois, de plus, diffĂ©rentes feuilles pĂ©riodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant l’avantage d’en ĂȘtre le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, NeufchĂątel, Yonville et les alentours. Depuis deux heures et demie, on Ă©tait Ă  table ; car la servante ArtĂ©mise, traĂźnant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisiĂšre, apportait les assiettes les unes aprĂšs les autres, oubliait tout, n’entendait Ă  rien et sans cesse laissait entrebĂąillĂ©e la porte du billard, qui battait contre le mur du bout de sa clenche. Sans qu’il s’en aperçût, tout en causant, LĂ©on avait posĂ© son pied sur un des barreaux de la chaise oĂč Mme Bovary Ă©tait assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyautĂ© ; et, selon les mouvements de tĂȘte qu’elle faisait, le bas de son visage s’enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C’est ainsi, l’un prĂšs de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu’ils entrĂšrent dans une de ces vagues conversations oĂč le hasard des phrases vous ramĂšne toujours au centre fixe d’une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu’ils ne connaissaient pas, Tostes oĂč elle avait vĂ©cu, Yonville oĂč ils Ă©taient, ils examinĂšrent tout, parlĂšrent de tout jusqu’à la fin du dĂźner. Quand le cafĂ© fut servi, FĂ©licitĂ© s’en alla prĂ©parer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientĂŽt levĂšrent le siĂšge. Mme Lefrançois dormait auprĂšs des cendres, tandis que le garçon d’écurie, une lanterne Ă  la main, attendait M. et Mme Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge Ă©tait entremĂȘlĂ©e de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsqu’il eut pris de son autre main le parapluie de M. le curĂ©, l’on se mit en marche. Le bourg Ă©tait endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre Ă©tait toute grise, comme par une nuit d’étĂ©. Mais, la maison du mĂ©decin se trouvant Ă  cinquante pas de l’auberge, il fallut presque aussitĂŽt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa. Emma, dĂšs le vestibule, sentit tomber sur ses Ă©paules, comme un linge humide, le froid du plĂątre. Les murs Ă©taient neufs, et les marches de bois craquĂšrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchĂątre passait par les fenĂȘtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes d’arbres, et plus loin la prairie, Ă  demi noyĂ©e dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la riviĂšre. Au milieu de l’appartement, pĂȘle-mĂȘle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bĂątons dorĂ©s avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui avaient apportĂ© les meubles ayant tout laissĂ© lĂ , nĂ©gligemment. C’était la quatriĂšme fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La premiĂšre avait Ă©tĂ© le jour de son entrĂ©e au couvent, la seconde celle de son arrivĂ©e Ă  Tostes, la troisiĂšme Ă  la Vaubyessard, la quatriĂšme Ă©tait celle-ci ; et chacune s’était trouvĂ©e faire dans sa vie comme l’inauguration d’une phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se reprĂ©senter les mĂȘmes Ă  des places diffĂ©rentes, et, puisque la portion vĂ©cue avait Ă©tĂ© mauvaise, sans doute ce qui restait Ă  consommer serait meilleur. III L e lendemain, Ă  son rĂ©veil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle Ă©tait en peignoir. Il leva la tĂȘte et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenĂȘtre. LĂ©on attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivĂ©es ; mais, en entrant Ă  l’auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablĂ©. Ce dĂźner de la veille Ă©tait pour lui un Ă©vĂ©nement considĂ©rable ; jamais, jusqu’alors, il n’avait causĂ© pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantitĂ© de choses qu’il n’aurait pas si bien dites auparavant ? il Ă©tait timide d’habitude et gardait cette rĂ©serve qui participe Ă  la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait Ă  Yonville qu’il avait des maniĂšres comme il faut. Il Ă©coutait raisonner les gens mĂ»rs, et ne paraissait point exaltĂ© en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possĂ©dait des talents, il peignait Ă  l’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait volontiers de littĂ©rature aprĂšs son dĂźner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considĂ©rait pour son instruction ; Mme Homais l’affectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillĂ©s, fort mal Ă©levĂ©s et quelque peu lymphatiques, comme leur mĂšre. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, l’élĂšve en pharmacie, un arriĂšre-cousin de M. Homais que l’on avait pris dans la maison par charitĂ©, et qui servait en mĂȘme temps de domestique. L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna Mme Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprĂšs, goĂ»ta la boisson lui-mĂȘme, et veilla dans la cave Ă  ce que la futaille fĂ»t bien placĂ©e ; il indiqua encore la façon de s’y prendre pour avoir une provision de beurre Ă  bon marchĂ©, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins d’Yonville Ă  l’heure ou Ă  l’annĂ©e, selon le goĂ»t des personnes. Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien Ă  tant de cordialitĂ© obsĂ©quieuse, et il y avait lĂ -dessous un plan. Il avait enfreint la loi du 19 ventĂŽse an xi, article Ier, qui dĂ©fend Ă  tout individu non porteur de diplĂŽme l’exercice de la mĂ©decine ; si bien que, sur des dĂ©nonciations tĂ©nĂ©breuses, Homais avait Ă©tĂ© mandĂ© Ă  Rouen, prĂšs M. le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu debout, dans sa robe, hermine Ă  l’épaule et toque en tĂȘte. C’était le matin, avant l’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintĂšrent Ă  croire qu’il allait tomber d’un coup de sang ; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux dissĂ©minĂ©s ; et il fut obligĂ© d’entrer dans un cafĂ© prendre un verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour se remettre les esprits. Peu Ă  peu, le souvenir de cette admonition s’affaiblit, et il continuait, comme autrefois, Ă  donner des consultations anodines dans son arriĂšre-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrĂšres Ă©taient jaloux, il fallait tout craindre ; en s’attachant M. Bovary par des politesses, c’était gagner sa gratitude, et empĂȘcher qu’il ne parlĂąt plus tard, s’il s’apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans l’aprĂšs-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez l’officier de santĂ© faire la conversation. Charles Ă©tait triste la clientĂšle n’arrivait pas. Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s’employa chez lui comme homme de peine, et mĂȘme il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissĂ©. Mais les affaires d’argent le prĂ©occupaient. Il en avait tant dĂ©pensĂ© pour les rĂ©parations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le dĂ©mĂ©nagement, que toute la dot, plus de trois mille Ă©cus, s’était Ă©coulĂ©e en deux ans. Puis, que de choses endommagĂ©es ou perdues dans le transport de Tostes Ă  Yonville, sans compter le curĂ© de plĂątre, qui, tombant de la charrette Ă  un cahot trop fort, s’était Ă©crasĂ© en mille morceaux sur le pavĂ© de Quincampoix ! Un souci meilleur vint le distraire, Ă  savoir la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en approchait, il la chĂ©rissait davantage. C’était un autre lien de la chair s’établissant, et comme le sentiment continu d’une union plus complexe. Quand il voyait de loin sa dĂ©marche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-Ă -vis l’un de l’autre il la contemplait tout Ă  l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses fatiguĂ©es dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus ; il se levait, il l’embrassait, passait ses mains sur sa figure, l’appelait petite maman, voulait la faire danser, et dĂ©bitait, moitiĂ© riant, moitiĂ© pleurant, toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient Ă  l’esprit. L’idĂ©e d’avoir engendrĂ© le dĂ©lectait. Rien ne lui manquait Ă  prĂ©sent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes avec sĂ©rĂ©nitĂ©. Emma d’abord sentit un grand Ă©tonnement, puis eut envie d’ĂȘtre dĂ©livrĂ©e, pour savoir quelle chose c’était que d’ĂȘtre mĂšre. Mais, ne pouvant faire les dĂ©penses qu’elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des bĂ©guins brodĂ©s, elle renonça au trousseau, dans un accĂšs d’amertume, et le commanda d’un seul coup Ă  une ouvriĂšre du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne s’amusa donc pas Ă  ces prĂ©paratifs oĂč la tendresse des mĂšres se met en appĂ©tit, et son affection, dĂšs l’origine, en fut peut-ĂȘtre attĂ©nuĂ©e de quelque chose. Cependant, comme Charles, Ă  tous les repas, parlait du marmot, bientĂŽt elle y songea d’une façon plus continue. Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, et l’appellerait Georges ; et cette idĂ©e d’avoir pour enfant un mĂąle Ă©tait comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passĂ©es. Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empĂȘchĂ©e continuellement. Inerte et flexible Ă  la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dĂ©pendances de la loi. Sa volontĂ©, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite Ă  tous les vents, il y a toujours quelque dĂ©sir qui entraĂźne, quelque convenance qui retient. Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant. — C’est une fille ! dit Charles. Elle tourna la tĂȘte et s’évanouit. Presque aussitĂŽt, Mme Homais accourut et l’embrassa, ainsi que la mĂšre Lefrançois du Lion d’or. Le pharmacien, en homme discret, lui adressa seulement quelques fĂ©licitations provisoires, par la porte entre-bĂąillĂ©e. Il voulut voir l’enfant et le trouva bien conformĂ©. Pendant sa convalescence, elle s’occupa beaucoup Ă  chercher un nom pour sa fille. D’abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala ; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou LĂ©ocadie. Charles dĂ©sirait qu’on appelĂąt l’enfant comme sa mĂšre ; Emma s’y opposait. On parcourut le calendrier d’un bout Ă  l’autre, et l’on consulta les Ă©trangers. — M. LĂ©on, disait le pharmacien, avec qui j’en causais l’autre jour, s’étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement Ă  la mode maintenant. Mais la mĂšre Bovary se rĂ©cria bien fort sur ce nom de pĂ©cheresse. M. Homais, quant Ă  lui, avait en prĂ©dilection tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception gĂ©nĂ©reuse, et c’est dans ce systĂšme-lĂ  qu’il avait baptisĂ© ses quatre enfants. Ainsi, NapolĂ©on reprĂ©sentait la gloire et Franklin la libertĂ© ; Irma, peut-ĂȘtre, Ă©tait une concession au romantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef-d’Ɠuvre de la scĂšne française. Car ses convictions philosophiques n’empĂȘchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible ; il savait Ă©tablir des diffĂ©rences, faire la part de l’imagination et celle du fanatisme. De cette tragĂ©die, par exemple, il blĂąmait les idĂ©es, mais il admirait le style ; il maudissait la conception, mais il applaudissait Ă  tous les dĂ©tails, et s’exaspĂ©rait contre les personnages, en s’enthousiasmant de leurs discours. Lorsqu’il lisait les grands morceaux, il Ă©tait transportĂ© ; mais, quand il songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il Ă©tait dĂ©solĂ©, et dans cette confusion de sentiments oĂč il s’embarrassait, il aurait voulu tout Ă  la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon quart d’heure. Enfin, Emma se souvint qu’au chĂąteau de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme ; dĂšs lors ce nom-lĂ  fut choisi, et, comme le pĂšre Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais d’ĂȘtre parrain. Il donna pour cadeaux tous produits de son Ă©tablissement, Ă  savoir six boĂźtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pĂąte Ă  la guimauve, et de plus, six bĂątons de sucre candi qu’il avait retrouvĂ©s dans un placard. Le soir de la cĂ©rĂ©monie, il y eut un grand dĂźner ; le curĂ© s’y trouvait ; on s’échauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M. LĂ©on chanta une barcarolle, et Mme Bovary mĂšre, qui Ă©tait la marraine, une romance du temps de l’Empire ; enfin M. Bovary pĂšre exigea que l’on descendĂźt l’enfant, et se mit Ă  le baptiser avec un verre de champagne qu’il lui versait de haut sur la tĂȘte. Cette dĂ©rision du premier des sacrements indigna l’abbĂ© Bournisien ; le pĂšre Bovary rĂ©pondit par une citation de la Guerre des dieux, le curĂ© voulut partir ; les dames suppliaient ; Homais s’interposa ; et l’on parvint Ă  faire rasseoir l’ecclĂ©siastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sa demi-tasse de cafĂ© Ă  moitiĂ© bue. M. Bovary pĂšre resta encore un mois Ă  Yonville, dont il Ă©blouit les habitants par un superbe bonnet de police Ă  galons d’argent, qu’il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi l’habitude de boire beaucoup d’eau-de-vie, souvent il envoyait la servante au Lion d’or lui en acheter une bouteille, que l’on inscrivait au compte de son fils ; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute la provision d’eau de Cologne qu’avait sa bru. Celle-ci ne se dĂ©plaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps d’officier, des maĂźtresses qu’il avait eues, des grands dĂ©jeuners qu’il avait faits, puis il se montrait aimable, et parfois mĂȘme, soit dans l’escalier ou au jardin, il lui saisissait la taille en s’écriant — Charles, prends garde Ă  toi ! Alors la mĂšre Bovary s’effraya pour le bonheur de son fils, et, craignant que son Ă©poux, Ă  la longue, n’eĂ»t une influence immorale sur les idĂ©es de la jeune femme, elle se hĂąta de presser le dĂ©part. Peut-ĂȘtre avait-elle des inquiĂ©tudes plus sĂ©rieuses. M. Bovary Ă©tait homme Ă  ne rien respecter. Un jour, Emma fut prise tout Ă  coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait Ă©tĂ© mise en nourrice chez la femme du menuisier, et sans regarder Ă  l’almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle s’achemina vers la demeure de Rollet, qui se trouvait Ă  l’extrĂ©mitĂ© du village, au bas de la cĂŽte, entre la grande route et les prairies. Il Ă©tait midi ; les maisons avaient leurs volets fermĂ©s, et les toits d’ardoises, qui reluisaient sous la lumiĂšre Ăąpre du ciel bleu, semblaient Ă  la crĂȘte de leurs pignons faire pĂ©tiller des Ă©tincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ; elle hĂ©sita si elle ne s’en retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour s’asseoir. À ce moment, M. LĂ©on sortit d’une porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit Ă  l’ombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait. Mme Bovary dit qu’elle allait voir son enfant, mais qu’elle commençait Ă  ĂȘtre lasse. — Si
, reprit LĂ©on, n’osant poursuivre. — Avez-vous affaire quelque part ? demanda-t-elle. Et, sur la rĂ©ponse du clerc, elle le pria de l’accompagner. DĂšs le soir, cela fut connu dans Yonville, et Mme Tuvache, la femme du maire, dĂ©clara devant sa servante que Mme Bovary se compromettait. Pour arriver chez la nourrice, il fallait, aprĂšs la rue, tourner Ă  gauche, comme pour gagner le cimetiĂšre, et suivre, entre des maisonnettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troĂšnes. Ils Ă©taient en fleur et les vĂ©roniques aussi, les Ă©glantiers, les orties, et les ronces lĂ©gĂšres qui s’élançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolĂ©es, frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, cĂŽte Ă  cĂŽte, ils marchaient doucement, elle s’appuyant sur lui et lui retenant son pas qu’il mesurait sur les siens ; devant eux, un essaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans l’air chaud. Ils reconnurent la maison Ă  un vieux noyer qui l’ombrageait. Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet d’oignons suspendu. Des bourrĂ©es, debout contre la clĂŽture d’épines, entouraient un carrĂ© de laitues, quelques pieds de lavande et des pots Ă  fleurs montĂ©s sur des rames. De l’eau sale coulait en s’éparpillant sur l’herbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole d’indienne rouge, et un grand drap de toile Ă©paisse Ă©talĂ© en long sur la haie. Au bruit de la barriĂšre, la nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tĂ©tait. Elle tirait de l’autre main un pauvre marmot chĂ©tif, couvert de scrofules au visage, le fils d’un bonnetier de Rouen que ses parents trop occupĂ©s de leur nĂ©goce laissaient Ă  la campagne. — Entrez, dit-elle ; votre petite est lĂ  qui dort. La chambre, au rez-de-chaussĂ©e, la seule du logis, avait au fond, contre la muraille, un large lit sans rideaux, tandis que le pĂ©trin occupait le cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, dont une vitre Ă©tait raccommodĂ©e avec un soleil de papier bleu. Dans l’angle, derriĂšre la porte, des brodequins Ă  clous luisants Ă©taient rangĂ©s sous la dalle du lavoir, prĂšs d’une bouteille pleine d’huile qui portait une plume Ă  son goulot ; un Mathieu Laensberg traĂźnait sur la cheminĂ©e poudreuse, parmi des pierres Ă  fusil, des bouts de chandelle et des morceaux d’amadou. Enfin la derniĂšre superfluitĂ© de cet appartement Ă©tait une RenommĂ©e soufflant dans des trompettes, image dĂ©coupĂ©e sans doute Ă  mĂȘme quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes Ă  sabot clouaient au mur. L’enfant d’Emma dormait Ă  terre, dans un berceau d’osier. Elle la prit avec la couverture qui l’enveloppait, et se mit Ă  chanter doucement en se dandinant. LĂ©on se promenait dans la chambre ; il lui semblait Ă©trange de voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misĂšre. Mme Bovary devint rouge ; il se dĂ©tourna, croyant que ses yeux peut-ĂȘtre avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitĂŽt vint l’essuyer, protestant qu’il n’y paraĂźtrait pas. — Elle m’en fait bien d’autres, disait-elle, et je ne suis occupĂ©e qu’à la rincer continuellement ! Si vous aviez donc la complaisance de commander Ă  Camus l’épicier, qu’il me laisse prendre un peu de savon lorsqu’il m’en faut ? ce serait mĂȘme plus commode pour vous, que je ne dĂ©rangerais pas. — C’est bien, c’est bien ! dit Emma. Au revoir, mĂšre Rollet ! Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil. La bonne femme l’accompagna jusqu’au bout de la cour, tout en parlant du mal qu’elle avait Ă  se relever la nuit. — J’en suis si rompue quelquefois, que je m’endors sur ma chaise ; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de cafĂ© moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait. AprĂšs avoir subi ses remerciements, Mme Bovary s’en alla ; et elle Ă©tait quelque peu avancĂ©e dans le sentier, lorsqu’à un bruit de sabots elle tourna la tĂȘte c’était la nourrice ! — Qu’y a-t-il ? Alors la paysanne, la tirant Ă  l’écart, derriĂšre un orme, se mit Ă  lui parler de son mari, qui, avec son mĂ©tier et six francs par an que le capitaine
 — Achevez plus vite, dit Emma. — Eh bien, reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaque mot, j’ai peur qu’il ne se fasse une tristesse de me voir prendre du cafĂ© toute seule ; vous savez, les hommes
 — Puisque vous en aurez, rĂ©pĂ©tait Emma, je vous en donnerai !
 Vous m’ennuyez ! — HĂ©las ! ma pauvre chĂšre dame, c’est qu’il a, par suite de ses blessures, des crampes terribles Ă  la poitrine. Il dit mĂȘme que le cidre l’affaiblit. — Mais dĂ©pĂȘchez-vous, mĂšre Rollet ! — Donc, reprit celle-ci faisant une rĂ©vĂ©rence, si ce n’était pas trop vous demander trop
, elle salua encore une fois, – quand vous voudrez, – et son regard suppliait, – un cruchon d’eau-de-vie, dit-elle enfin, et j’en frotterai les pieds de votre petite, qui les a tendres comme la langue. DĂ©barrassĂ©e de la nourrice, Emma reprit le bras de M. LĂ©on. Elle marcha rapidement pendant quelque temps ; puis elle se ralentit, et son regard qu’elle promenait devant elle rencontra l’épaule du jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux chĂątains tombaient dessus, plats et bien peignĂ©s. Elle remarqua ses ongles, qui Ă©taient plus longs qu’on ne les portait Ă  Yonville. C’était une des grandes occupations du clerc que de les entretenir ; et il gardait, Ă  cet usage, un canif tout particulier dans son Ă©critoire. Ils s’en revinrent Ă  Yonville en suivant le bord de l’eau. Dans la saison chaude, la berge plus Ă©largie dĂ©couvrait jusqu’à leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant Ă  la riviĂšre. Elle coulait sans bruit, rapide et froide Ă  l’Ɠil ; de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnĂ©es s’étalaient dans sa limpiditĂ©. Quelquefois, Ă  la pointe des joncs ou sur la feuille des nĂ©nuphars, un insecte Ă  pattes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait d’un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succĂ©daient en se crevant ; les vieux saules Ă©branchĂ©s miraient dans l’eau leur Ă©corce grise ; au delĂ , tout alentour, la prairie semblait vide. C’était l’heure du dĂźner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon n’entendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu’ils se disaient, et le frĂŽlement de la robe d’Emma qui bruissait tout autour d’elle. Les murs des jardins, garnis Ă  leur chaperon de morceaux de bouteilles, Ă©taient chauds comme le vitrage d’une serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussĂ© ; et, du bord de son ombrelle dĂ©ployĂ©e, Mme Bovary, tout en passant, faisait s’égrener en poussiĂšre jaune un peu de leurs fleurs flĂ©tries, ou bien quelque branche des chĂšvrefeuilles et des clĂ©matites qui pendaient en dehors traĂźnait un moment sur la soie, en s’accrochant aux effilĂ©s. Ils causaient d’une troupe de danseurs espagnols, que l’on attendait bientĂŽt sur le théùtre de Rouen. — Vous irez ? demanda-t-elle. — Si je le peux, rĂ©pondit-il. N’avaient-ils rien autre chose Ă  se dire ? Leurs yeux pourtant Ă©taient pleins d’une causerie plus sĂ©rieuse ; et, tandis qu’ils s’efforçaient Ă  trouver des phrases banales, ils sentaient une mĂȘme langueur les envahir tous les deux ; c’était comme un murmure de l’ñme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d’étonnement Ă  cette suavitĂ© nouvelle, ils ne songeaient pas Ă  s’en raconter la sensation ou Ă  en dĂ©couvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l’immensitĂ© qui les prĂ©cĂšde leurs mollesses natales, une brise parfumĂ©e, et l’on s’assoupit dans cet enivrement sans mĂȘme s’inquiĂ©ter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas. La terre, Ă  un endroit, se trouvait effondrĂ©e par le pas des bestiaux ; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacĂ©es dans la boue. Souvent, elle s’arrĂȘtait une minute Ă  regarder oĂč poser sa bottine, – et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en l’air, la taille penchĂ©e, l’Ɠil indĂ©cis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d’eau. Quand ils furent arrivĂ©s devant son jardin, Mme Bovary poussa la petite barriĂšre, monta les marches en courant et disparut. LĂ©on rentra Ă  son Ă©tude. Le patron Ă©tait absent ; il jeta un coup d’Ɠil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et s’en alla. Il alla sur la PĂąture, au haut de la cĂŽte d’Argueil, Ă  l’entrĂ©e de la forĂȘt ; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel Ă  travers ses doigts. — Comme je m’ennuie ! se disait-il, comme je m’ennuie ! Il se trouvait Ă  plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maĂźtre. Ce dernier, tout occupĂ© d’affaires, portant des lunettes Ă  branches d’or et favoris rouges sur cravate blanche, n’entendait rien aux dĂ©licatesses de l’esprit, quoiqu’il affectĂąt un genre raide et anglais qui avait Ă©bloui le clerc dans les premiers temps. Quant Ă  la femme du pharmacien, c’était la meilleure Ă©pouse de Normandie, douce comme un mouton, chĂ©rissant ses enfants, son pĂšre, sa mĂšre, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui, laissant tout aller dans son mĂ©nage, et dĂ©testant les corsets ; — mais si lente Ă  se mouvoir, si ennuyeuse Ă  Ă©couter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte, qu’il n’avait jamais songĂ©, quoiqu’elle eĂ»t trente ans, qu’il en eĂ»t vingt, qu’ils couchassent porte Ă  porte, et qu’il lui parlĂąt chaque jour, qu’elle pĂ»t ĂȘtre une femme pour quelqu’un, ni qu’elle possĂ©dĂąt de son sexe autre chose que la robe. Et ensuite, qu’y avait-il ? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curĂ©, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mĂȘmes, faisant des ripailles en famille, dĂ©vots d’ailleurs, et d’une sociĂ©tĂ© tout Ă  fait insupportable. Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure d’Emma se dĂ©tachait isolĂ©e et plus lointaine cependant ; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abĂźmes. Au commencement, il Ă©tait venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien. Charles n’avait point paru extrĂȘmement curieux de le recevoir ; et LĂ©on ne savait comment s’y prendre entre la peur d’ĂȘtre indiscret et le dĂ©sir d’une intimitĂ© qu’il estimait presque impossible. IV D Ăšs les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue piĂšce Ă  plafond bas oĂč il y avait, sur la cheminĂ©e, un polypier touffu s’étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, prĂšs de la fenĂȘtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir. LĂ©on, deux fois par jour, allait de son Ă©tude au Lion d’or. Emma, de loin, l’entendait venir ; elle se penchait en Ă©coutant ; et le jeune homme glissait derriĂšre le rideau, toujours vĂȘtu de mĂȘme façon et sans dĂ©tourner la tĂȘte. Mais au crĂ©puscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonnĂ© sur ses genoux sa tapisserie commencĂ©e, souvent elle tressaillait Ă  l’apparition de cette ombre glissant tout Ă  coup. Elle se levait et commandait qu’on mĂźt le couvert. M. Homais arrivait pendant le dĂźner. Bonnet grec Ă  la main, il entrait Ă  pas muets pour ne dĂ©ranger personne et toujours en rĂ©pĂ©tant la mĂȘme phrase Bonsoir la compagnie ! » Puis, quand il s’était posĂ© Ă  sa place, contre la table, entre les deux Ă©poux, il demandait au mĂ©decin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilitĂ© des honoraires. Ensuite, on causait de ce qu’il y avait dans le journal. Homais, Ă  cette heure-lĂ , le savait presque par cƓur ; et il le rapportait intĂ©gralement, avec les rĂ©flexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivĂ©es en France ou Ă  l’étranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas Ă  lancer quelques observations sur les mets qu’il voyait. Parfois mĂȘme, se levant Ă  demi, il indiquait dĂ©licatement Ă  Madame le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoĂ»ts et l’hygiĂšne des assaisonnements ; il parlait arome, osmazĂŽme, sucs et gĂ©latine d’une façon Ă  Ă©blouir. La tĂȘte d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait Ă  faire quantitĂ© de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de calĂ©facteurs Ă©conomiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades. À huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait d’un Ɠil narquois, surtout si FĂ©licitĂ© se trouvait lĂ , s’étant aperçu que son Ă©lĂšve affectionnait la maison du mĂ©decin. — Mon gaillard, disait-il, commence Ă  avoir des idĂ©es, et je crois, diable m’emporte, qu’il est amoureux de votre bonne ! Mais un dĂ©faut plus grave, et qu’il lui reprochait, c’était d’écouter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, oĂč Mme Homais l’avait appelĂ© pour prendre les enfants, qui s’endormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges. Il ne venait pas grand monde Ă  ces soirĂ©es du pharmacien, sa mĂ©disance et ses opinions politiques ayant Ă©cartĂ© de lui successivement diffĂ©rentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s’y trouver. DĂšs qu’il entendait la sonnette, il courait au-devant de Mme Bovary, prenait son chĂąle, et posait Ă  l’écart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisiĂšre qu’elle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige. On faisait d’abord quelques parties de trente-et-un ; ensuite M. Homais jouait Ă  l’écartĂ© avec Emma ; LĂ©on, derriĂšre elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordait son chignon. À chaque mouvement qu’elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du cĂŽtĂ© droit remontait. De ses cheveux retroussĂ©s, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s’apĂąlissant graduellement, peu Ă  peu se perdait dans l’ombre. Son vĂȘtement, ensuite, retombait des deux cĂŽtĂ©s sur le siĂšge, en bouffant, plein de plis, et s’étalait jusqu’à terre. Quand LĂ©on, parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s’écartait, comme s’il eĂ»t marchĂ© sur quelqu’un. Lorsque la partie de cartes Ă©tait finie, l’apothicaire et le mĂ©decin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, s’accoudait sur la table, Ă  feuilleter l’Illustration. Elle avait apportĂ© son journal de modes. LĂ©on se mettait prĂšs d’elle ; ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; LĂ©on les dĂ©clamait d’une voix traĂźnante et qu’il faisait expirer soigneusement aux passages d’amour. Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y Ă©tait fort, il battait Charles Ă  plein double-six. Puis, les trois centaines terminĂ©es, ils s’allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas Ă  s’endormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la thĂ©iĂšre Ă©tait vide ; LĂ©on lisait encore. Emma l’écoutait, en faisant tourner machinalement l’abat-jour de la lampe, oĂč Ă©taient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde avec leurs balanciers. LĂ©on s’arrĂȘtait, dĂ©signant d’un geste son auditoire endormi ; alors ils se parlaient Ă  voix basse, et la conversation qu’ils avaient leur semblait plus douce, parce qu’elle n’était pas entendue. Ainsi s’établit entre eux une sorte d’association, un commerce continuel de livres et de romances ; M. Bovary, peu jaloux, ne s’en Ă©tonnait pas. Il reçut pour sa fĂȘte une belle tĂȘte phrĂ©nologique, toute marquetĂ©e de chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu. C’était une attention du clerc. Il en avait bien d’autres, jusqu’à lui faire, Ă  Rouen, ses commissions ; et le livre d’un romancier ayant mis Ă  la mode la manie des plantes grasses, LĂ©on en achetait pour Madame, qu’il rapportait sur ses genoux, dans l’Hirondelle, tout en se piquant les doigts Ă  leurs poils durs. Elle fit ajuster, contre sa croisĂ©e, une planchette Ă  balustrade pour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu ; ils s’apercevaient soignant leurs fleurs Ă  leur fenĂȘtre. Parmi les fenĂȘtres du village, il y en avait une encore plus souvent occupĂ©e ; car, le dimanche, depuis le matin, jusqu’à la nuit, et chaque aprĂšs-midi, si le temps Ă©tait clair, on voyait Ă  la lucarne d’un grenier le profil maigre de M. Binet penchĂ© sur son tour, dont le ronflement monotone s’entendait jusqu’au Lion d’or. Un soir, en rentrant, LĂ©on trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec des feuillages sur fond pĂąle, il appela Mme Homais, M. Homais, Justin, les enfants, la cuisiniĂšre, il en parla Ă  son patron ; tout le monde dĂ©sira connaĂźtre ce tapis ; pourquoi la femme du mĂ©decin faisait-elle au clerc des gĂ©nĂ©rositĂ©s ? Cela parut drĂŽle, et l’on pensa dĂ©finitivement qu’elle devait ĂȘtre sa bonne amie. Il le donnait Ă  croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses charmes et de son esprit, si bien que Binet lui rĂ©pondit une fois fort brutalement — Que m’importe, Ă  moi, puisque je ne suis pas de sa sociĂ©tĂ© ! Il se torturait Ă  dĂ©couvrir par quel moyen lui faire sa dĂ©claration ; et, toujours hĂ©sitant entre la crainte de lui dĂ©plaire et la honte d’ĂȘtre si pusillanime, il en pleurait de dĂ©couragement et de dĂ©sirs. Puis il prenait des dĂ©cisions Ă©nergiques ; il Ă©crivait des lettres qu’il dĂ©chirait, s’ajournait Ă  des Ă©poques qu’il reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser ; mais cette rĂ©solution l’abandonnait bien vite en la prĂ©sence d’Emma, et, quand Charles, survenant, l’invitait Ă  monter dans son boc, pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitĂŽt, saluait Madame et s’en allait. Son mari, n’était-ce pas quelque chose d’elle ? Quant Ă  Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait. L’amour, croyait-elle, devait arriver tout Ă  coup, avec de grands Ă©clats et des fulgurations, — ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontĂ©s comme des feuilles et emporte Ă  l’abĂźme le cƓur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttiĂšres sont bouchĂ©es, et elle fĂ»t ainsi demeurĂ©e en sa sĂ©curitĂ©, lorsqu’elle dĂ©couvrit subitement une lĂ©zarde dans le mur. V C e fut un dimanche de fĂ©vrier, une aprĂšs-midi qu’il neigeait. Ils Ă©taient tous, M. et Mme Bovary, Homais et M. LĂ©on, partis voir, Ă  une demi-lieue d’Yonville, dans la vallĂ©e, une filature de lin que l’on Ă©tablissait. L’apothicaire avait emmenĂ© avec lui NapolĂ©on et Athalie, pour leur faire faire de l’exercice, et Justin les accompagnait, portant des parapluies sur son Ă©paule. Rien pourtant n’était moins curieux que cette curiositĂ©. Un grand espace de terrain vide oĂč se trouvaient pĂȘle-mĂȘle, entre des tas de sable et de cailloux, quelques roues d’engrenage dĂ©jĂ  rouillĂ©es, entourait un long bĂątiment quadrangulaire que perçaient quantitĂ© de petites fenĂȘtres. Il n’était pas achevĂ© d’ĂȘtre bĂąti, et l’on voyait le ciel Ă  travers les lambourdes de la toiture. AttachĂ© Ă  la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremĂȘlĂ© d’épis faisait claquer au vent ses rubans tricolores. Homais parlait. Il expliquait Ă  la compagnie l’importance future de cet Ă©tablissement, supputait la force des planchers, l’épaisseur des murailles, et regrettait beaucoup de n’avoir pas de canne mĂ©trique, comme M. Binet en possĂ©dait une pour son usage particulier. Emma, qui lui donnait le bras, s’appuyait un peu sur son Ă©paule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pĂąleur Ă©blouissante ; mais elle tourna la tĂȘte Charles Ă©tait lĂ . Il avait sa casquette enfoncĂ©e sur ses sourcils, et ses deux grosses lĂšvres tremblotaient, ce qui ajoutait Ă  son visage quelque chose de stupide ; son dos mĂȘme, son dos tranquille Ă©tait irritant Ă  voir, et elle y trouvait Ă©talĂ©e sur la redingote toute la platitude du personnage. Pendant qu’elle le considĂ©rait, goĂ»tant ainsi dans son irritation une sorte de voluptĂ© dĂ©pravĂ©e, LĂ©on s’avança d’un pas. Le froid qui le pĂąlissait semblait dĂ©poser sur sa figure une langueur plus douce ; entre sa cravate et son cou, le col de la chemise, un peu lĂąche, laissait voir la peau ; un bout d’oreille dĂ©passait sous une mĂšche de cheveux, et son grand Ɠil bleu, levĂ© vers les nuages, parut Ă  Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des montagnes oĂč le ciel se mire. — Malheureux ! s’écria tout Ă  coup l’apothicaire. Et il courut Ă  son fils, qui venait de se prĂ©cipiter dans un tas de chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on l’accablait, NapolĂ©on se prit Ă  pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eĂ»t fallu un couteau ; Charles offrit le sien. — Ah ! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche, comme un paysan ! Le givre tombait ; et l’on s’en retourna vers Yonville. Mme Bovary, le soir, n’alla pas chez ses voisins, et, quand Charles fut parti, lorsqu’elle se sentit seule, le parallĂšle recommença dans la nettetĂ© d’une sensation presque immĂ©diate et avec cet allongement de perspective que le souvenir donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui brĂ»lait, elle voyait encore, comme lĂ -bas, LĂ©on debout, faisant plier d’une main sa badine et tenant de l’autre Athalie, qui suçait tranquillement un morceau de glace. Elle le trouvait charmant ; elle ne pouvait s’en dĂ©tacher ; elle se rappela ses autres attitudes en d’autres jours, des phrases qu’il avait dites, le son de sa voix, toute sa personne ; et elle rĂ©pĂ©tait, en avançant ses lĂšvres comme pour un baiser — Oui, charmant ! charmant !
 N’aime-t-il pas ? se demanda-t-elle. Qui donc ?
 mais c’est moi ! Toutes les preuves Ă  la fois s’en Ă©talĂšrent, son cƓur bondit. La flamme de la cheminĂ©e faisait trembler au plafond une clartĂ© joyeuse ; elle se tourna sur le dos en s’étirant les bras. Alors commença l’éternelle lamentation Oh ! si le ciel l’avait voulu ! Pourquoi n’est-ce pas ? Qui empĂȘchait donc ?
 » Quand Charles, Ă  minuit, rentra, elle eut l’air de s’éveiller, et, comme il fit du bruit en se dĂ©shabillant, elle se plaignit de la migraine ; puis demanda nonchalamment ce qui s’était passĂ© dans la soirĂ©e. — M. LĂ©on, dit-il, est remontĂ© de bonne heure. Elle ne put s’empĂȘcher de sourire, et elle s’endormit l’ñme remplie d’un enchantement nouveau. Le lendemain, Ă  la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux, marchand de nouveautĂ©s. C’était un homme habile que ce boutiquier, NĂ© Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde mĂ©ridionale de cautĂšle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par une dĂ©coction de rĂ©glisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif encore l’éclat rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce qu’il avait Ă©tĂ© jadis porteballe, disaient les uns, banquier Ă  Routot, selon les autres. Ce qu’il y a de sĂ»r, c’est qu’il faisait, de tĂȘte, des calculs compliquĂ©s, Ă  effrayer Binet lui-mĂȘme. Poli jusqu’à l’obsĂ©quiositĂ©, il se tenait toujours les reins Ă  demi courbĂ©s, dans la position de quelqu’un qui salue ou qui invite. AprĂšs avoir laissĂ© Ă  la porte son chapeau garni d’un crĂȘpe, il posa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre Ă  Madame, avec force civilitĂ©s, d’ĂȘtre restĂ© jusqu’à ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre boutique comme la sienne n’était pas faite pour attirer une Ă©lĂ©gante ; il appuya sur le mot. Elle n’avait pourtant, qu’à commander, et il se chargerait de lui fournir ce qu’elle voudrait, tant en mercerie que lingerie, bonneterie ou nouveautĂ©s ; car il allait Ă  la ville quatre fois par mois, rĂ©guliĂšrement. Il Ă©tait en relation avec les plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois FrĂšres, Ă  la Barbe d’or ou au Grand Sauvage, tous ces messieurs le connaissaient comme leur poche ! Aujourd’hui donc, il venait montrer Ă  Madame, en passant, diffĂ©rents articles qu’il se trouvait avoir, grĂące Ă  une occasion des plus rares. Et il retira de la boĂźte une demi-douzaine de cols brodĂ©s. Mme Bovary les examina. — Je n’ai besoin de rien, dit-elle. Alors M. Lheureux exhiba dĂ©licatement trois Ă©charpes algĂ©riennes, plusieurs paquets d’aiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille, et, enfin, quatre coquetiers en coco, ciselĂ©s Ă  jour par des forçats. Puis, les deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchĂ©e, il suivait, bouche bĂ©ante, le regard d’Emma, qui se promenait indĂ©cis parmi ces marchandises. De temps Ă  autre, comme pour en chasser la poussiĂšre, il donnait un coup d’ongle sur la soie des Ă©charpes, dĂ©pliĂ©es, dans toute leur longueur ; et elles frĂ©missaient avec un bruit lĂ©ger en faisant, Ă  la lumiĂšre verdĂątre du crĂ©puscule, scintiller, comme de petites Ă©toiles, les paillettes d’or de leur tissu. — Combien coĂ»tent-elles ? — Une misĂšre, rĂ©pondit-il ; mais rien ne presse ; quand vous voudrez ; nous ne sommes pas des juifs ! Elle rĂ©flĂ©chit quelques instants, et finit encore par remercier M. Lheureux, qui rĂ©pliqua sans s’émouvoir — Eh bien ! nous nous entendrons plus tard ; avec les dames je me suis toujours arrangĂ©, si ce n’est avec la mienne, cependant ! Emma sourit. — C’était pour vous dire, reprit-il d’un air bonhomme, aprĂšs sa plaisanterie, que ce n’est pas l’argent qui m’inquiĂšte
 Je vous en donnerais, s’il le fallait. Elle eut un geste de surprise. — Ah ! fit-il vivement et Ă  voix basse, je n’aurais pas besoin d’aller loin pour vous en trouver ; comptez-y ! Et il se mit Ă  demander des nouvelles du pĂšre Tellier, le maĂźtre du CafĂ© Français, que M. Bovary soignait alors. — Qu’est-ce qu’il a donc, le pĂšre Tellier ?
 Il tousse qu’il en secoue toute sa maison, et j’ai bien peur que, prochainement il ne lui faille plutĂŽt un paletot de sapin qu’une camisole de flanelle ? Il a fait tant de bamboches quand il Ă©tait jeune ! Ces gens-lĂ , madame, n’avaient pas le moindre ordre ! il s’est calcinĂ© avec l’eau-de-vie ! Mais c’est fĂącheux tout de mĂȘme de voir une connaissance s’en aller. Et, tandis qu’il rebouclait son carton, il discourait ainsi sur la clientĂšle du mĂ©decin. — C’est le temps, sans doute, dit-il en regardant les carreaux avec une figure rechignĂ©e, qui est la cause de ces maladies-lĂ  ! Moi aussi, je ne me sens pas en mon assiette ; il faudra mĂȘme un de ces jours que je vienne consulter Monsieur, pour une douleur que j’ai dans le dos. Enfin, au revoir, madame Bovary ; Ă  votre disposition, serviteur trĂšs humble ! Et il referma la porte doucement. Emma se fit servir Ă  dĂźner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau ; elle fut longue Ă  manger ; tout lui sembla bon. — Comme j’ai Ă©tĂ© sage ! se disait-elle en songeant aux Ă©charpes. Elle entendit des pas dans l’escalier c’était LĂ©on. Elle se leva, et prit sur la commode, parmi des torchons Ă  ourler, le premier de la pile. Elle semblait fort occupĂ©e quand il parut. La conversation fut languissante. Mme Bovary l’abandonnant Ă  chaque minute, tandis qu’il demeurait lui-mĂȘme comme tout embarrassĂ©. Assis sur une chaise basse, prĂšs de la cheminĂ©e, il faisait tourner dans ses doigts l’étui d’ivoire ; elle poussait son aiguille, ou, de temps Ă  autre, avec son ongle, fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas ; il se taisait, captivĂ© par son silence, comme il l’eĂ»t Ă©tĂ© par ses paroles. — Pauvre garçon ! pensait-elle. — En quoi lui dĂ©plais-je ? se demandait-il. LĂ©on, cependant, finit par dire qu’il devait, un de ces jours, aller Ă  Rouen, pour une affaire de son Ă©tude. — Votre abonnement de musique est terminĂ©, dois-je le reprendre ? — Non, rĂ©pondit-elle. — Pourquoi ? — Parce que
 Et, pinçant ses lĂšvres, elle tira lentement une longue aiguillĂ©e de fil gris. Cet ouvrage irritait LĂ©on. Les doigts d’Emma semblaient s’y Ă©corcher par le bout ; il lui vint en tĂȘte une phrase galante, mais qu’il ne risqua pas. — Vous l’abandonnez donc ? reprit-il. — Quoi ? dit-elle vivement ; la musique ? Ah ! mon Dieu, oui ! n’ai-je pas ma maison Ă  tenir, mon mari Ă  soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui passent auparavant ! Elle regarda la pendule. Charles Ă©tait en retard. Alors elle fit la soucieuse. Deux ou trois fois mĂȘme elle rĂ©pĂ©ta — Il est si bon ! Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse Ă  son endroit l’étonna d’une façon dĂ©sagrĂ©able ; nĂ©anmoins il continua son Ă©loge, qu’il entendait faire Ă  chacun, disait-il, et surtout au pharmacien. — Ah ! c’est un brave homme, reprit Emma. — Certes, reprit le clerc. Et il se mit Ă  parler de Mme Homais, dont la tenue fort nĂ©gligĂ©e leur prĂȘtait Ă  rire ordinairement. — Qu’est-ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonne mĂšre de famille ne s’inquiĂšte pas de sa toilette. Puis elle retomba dans son silence. Il en fut de mĂȘme les jours suivants ; ses discours, ses maniĂšres, tout changea. On la vit prendre Ă  cƓur son mĂ©nage, retourner Ă  l’église rĂ©guliĂšrement et tenir sa servante avec plus de sĂ©vĂ©ritĂ©. Elle retira Berthe de nourrice. FĂ©licitĂ© l’amenait quand il venait des visites, et Mme Bovary la dĂ©shabillait afin de faire voir ses membres. Elle dĂ©clarait adorer les enfants ; c’était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses d’expansions lyriques, qui, Ă  d’autres qu’à des Yonvillais, eussent rappelĂ© la Sachette de Notre-Dame de Paris. Quand Charles rentrait, il trouvait auprĂšs des cendres ses pantoufles Ă  chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses chemises de boutons, et mĂȘme il y avait plaisir Ă  considĂ©rer dans l’armoire tous les bonnets de coton rangĂ©s par piles Ă©gales. Elle ne rechignait plus, comme autrefois, Ă  faire des tours dans le jardin ; ce qu’il proposait Ă©tait toujours consenti, bien qu’elle ne devinĂąt pas les volontĂ©s auxquelles elle se soumettait sans un murmure ; — et lorsque LĂ©on le voyait au coin du feu, aprĂšs le dĂźner, les deux mains sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec l’enfant qui se traĂźnait sur le tapis, et cette femme Ă  taille mince qui par-dessus le dossier du fauteuil venait le baiser au front — Quelle folie ! se disait-il, et comment arriver jusqu’à elle ? Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espĂ©rance, mĂȘme la plus vague, l’abandonna. Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditions extraordinaires. Elle se dĂ©gagea, pour lui, des qualitĂ©s charnelles dont il n’avait rien Ă  obtenir ; et elle alla, dans son cƓur, montant toujours et s’en dĂ©tachant, Ă  la maniĂšre magnifique d’une apothĂ©ose qui s’envole. C’était un de ces sentiments purs qui n’embarrassent pas l’exercice de la vie, que l’on cultive parce qu’ils sont rares, et dont la perte affligerait plus que la possession n’est rĂ©jouissante. Emma maigrit, ses joues pĂąlirent, sa figure s’allongea. Avec ses bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa dĂ©marche d’oiseau et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pas traverser l’existence en y touchant Ă  peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prĂ©destination sublime ? Elle Ă©tait si triste et si calme, si douce Ă  la fois et si rĂ©servĂ©e, que l’on se sentait prĂšs d’elle pris par un charme glacial, comme l’on frissonne dans les Ă©glises sous le parfum des fleurs mĂȘlĂ© au froid des marbres. Les autres mĂȘme n’échappaient point Ă  cette sĂ©duction. Le pharmacien disait — C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas dĂ©placĂ©e dans une sous-prĂ©fecture. Les bourgeoises admiraient son Ă©conomie, les clients sa politesse, les pauvres sa charitĂ©. Mais elle Ă©tait pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cƓur bouleversĂ©, et ces lĂšvres si pudiques n’en racontaient pas la tourmente. Elle Ă©tait amoureuse de LĂ©on, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus Ă  l’aise se dĂ©lecter en son image. La vue de sa personne troublait la voluptĂ© de cette mĂ©ditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ; puis, en sa prĂ©sence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense Ă©tonnement qui se finissait en tristesse. LĂ©on ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle dĂ©sespĂ©rĂ©, qu’elle se levait derriĂšre lui afin de le voir dans la rue. Elle s’inquiĂ©tait de ses dĂ©marches ; elle Ă©piait son visage ; elle inventa toute une histoire pour trouver prĂ©texte Ă  visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le mĂȘme toit ; et ses pensĂ©es continuellement s’abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’or qui venaient tremper lĂ , dans les gouttiĂšres, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parĂ»t pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que LĂ©on s’en doutĂąt ; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilitĂ©. Ce qui la retenait, sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussĂ© trop loin, qu’il n’était plus temps, que tout Ă©tait perdu. Puis l’orgueil, la joie de se dire Je suis vertueuse », et de se regarder dans la glace en prenant des poses rĂ©signĂ©es, la consolait un peu du sacrifice qu’elle croyait faire. Alors, les appĂ©tits de la chair, les convoitises d’argent et les mĂ©lancolies de la passion, tout se confondit dans une mĂȘme souffrance ; — et, au lieu d’en dĂ©tourner sa pensĂ©e, elle l’y attachait davantage, s’excitant Ă  la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle s’irritait d’un plat mal servi ou d’une porte entrebĂąillĂ©e, gĂ©missait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rĂȘves trop hauts, de sa maison trop Ă©troite. Ce qui l’exaspĂ©rait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. La conviction oĂč il Ă©tait de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbĂ©cile, et sa sĂ©curitĂ© lĂ -dessus de l’ingratitude. Pour qui donc Ă©tait-elle sage ? N’était-il pas, lui, l’obstacle Ă  toute fĂ©licitĂ©, la cause de toute misĂšre, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous cĂŽtĂ©s ? Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui rĂ©sultait de ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter ; car cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de dĂ©sespoir et contribuait encore plus Ă  l’écartement. Sa propre douceur Ă  elle-mĂȘme lui donnait des rĂ©bellions. La mĂ©diocritĂ© domestique la poussait Ă  des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des dĂ©sirs adultĂšres. Elle aurait voulu que Charles la battĂźt, pour pouvoir plus justement le dĂ©tester, s’en venger. Elle s’étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient Ă  la pensĂ©e ; et il fallait continuer Ă  sourire, s’entendre rĂ©pĂ©ter qu’elle Ă©tait heureuse, faire semblant de l’ĂȘtre, le laisser croire ! Elle avait des dĂ©goĂ»ts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de s’enfuir avec LĂ©on, quelque part, bien loin, pour essayer une destinĂ©e nouvelle ; mais aussitĂŽt il s’ouvrait dans son Ăąme un gouffre vague, plein d’obscuritĂ©. — D’ailleurs, il ne m’aime plus, pensait-elle ; que devenir ? quel secours attendre, quelle consolation, quel allĂ©gement ? Elle restait brisĂ©e, haletante, inerte, sanglotant Ă  voix basse et avec des larmes qui coulaient. — Pourquoi ne point le dire Ă  Monsieur ? lui demandait la domestique, lorsqu’elle entrait pendant ces crises. — Ce sont les nerfs, rĂ©pondait Emma ; ne lui en parle pas, tu l’affligerais. — Ah ! oui, reprenait FĂ©licitĂ©, vous ĂȘtes justement comme la GuĂ©rine, la fille au pĂšre GuĂ©rin, le pĂȘcheur du Pollet, que j’ai connue Ă  Dieppe, avant de venir chez vous. Elle Ă©tait si triste, si triste, qu’à la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait l’effet d’un drap d’enterrement tendu devant la porte. Son mal, Ă  ce qu’il paraĂźt, Ă©tait une maniĂšre de brouillard qu’elle avait dans la tĂȘte, et les mĂ©decins n’y pouvaient rien, ni le curĂ© non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournĂ©e, souvent la trouvait Ă©tendue Ă  plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, aprĂšs son mariage, ça lui a passĂ©, dit-on. — Mais, moi, reprenait Emma, c’est aprĂšs le mariage que ça m’est venu. VI U n soir que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout Ă  coup sonner l’Angelus. On Ă©tait au commencement d’avril, quand les primevĂšres sont Ă©closes ; un vent tiĂšde se roule sur les plates-bandes labourĂ©es, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fĂȘtes de l’étĂ©. Par les barreaux de la tonnelle et au delĂ  tout alentour, on voyait la riviĂšre dans la prairie, oĂč elle dessinait sur l’herbe des sinuositĂ©s vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pĂąle et plus transparente qu’une gaze subtile arrĂȘtĂ©e sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements ; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique. À ce tintement rĂ©pĂ©tĂ©, la pensĂ©e de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dĂ©passaient sur l’autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle Ă  colonnettes. Elle aurait voulu, comme autrefois, ĂȘtre encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir çà et lĂ  les capuchons raides des bonnes sƓurs inclinĂ©es sur leur prie-Dieu ; le dimanche, Ă  la messe, quand elle relevait sa tĂȘte, elle apercevait le doux visage de la Vierge, parmi les tourbillons bleuĂątres de l’encens qui montait. Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnĂ©e, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempĂȘte ; et ce fut sans en avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposĂ©e Ă  n’importe quelle dĂ©votion, pourvu qu’elle y absorbĂąt son Ăąme et que l’existence entiĂšre y disparĂ»t. Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui s’en revenait ; car, pour ne pas rogner la journĂ©e, il prĂ©fĂ©rait interrompre sa besogne, puis la reprendre, si bien qu’il tintait l’Angelus selon sa commoditĂ©. D’ailleurs, la sonnerie, faite plus tĂŽt, avertissait les gamins de l’heure du catĂ©chisme. DĂ©jĂ  quelques-uns, qui se trouvaient arrivĂ©s, jouaient aux billes sur les dalles du cimetiĂšre. D’autres, Ă  califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussĂ©es entre la petite enceinte et les derniĂšres tombes. C’était la seule place qui fĂ»t verte ; tout le reste n’était que pierres, et couvert continuellement d’une poudre fine, malgrĂ© le balai de la sacristie. Les enfants en chaussons couraient lĂ  comme sur un parquet fait pour eux, et on entendait les Ă©clats de leurs voix Ă  travers le bourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traĂźnait Ă  terre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient l’air au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond de l’église, une lampe brĂ»lait, c’est-Ă -dire une mĂšche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumiĂšre, de loin, semblait une tache blanchĂątre qui tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres encore les bas-cĂŽtĂ©s et les angles. — OĂč est le curĂ© ? demanda Mme Bovary Ă  un jeune garçon qui s’amusait Ă  secouer le tourniquet dans son trou trop lĂąche. — Il va venir, rĂ©pondit-il. En effet, la porte du presbytĂšre grinça, l’abbĂ© Bournisien parut ; les enfants, pĂȘle-mĂȘle, s’enfuirent dans l’église. — Ces polissons-lĂ  ! murmura l’ecclĂ©siastique, toujours les mĂȘmes ! Et, ramassant un catĂ©chisme en lambeaux qu’il venait de heurter avec son pied — Ça ne respecte rien ! Mais, dĂšs qu’il aperçut Mme Bovary — Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas. Il fourra le catĂ©chisme dans sa poche et s’arrĂȘta, continuant Ă  balancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie. La lueur du soleil couchant qui frappait en plein son visage pĂąlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquĂ©e par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, oĂč reposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle Ă©tait semĂ©e de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dĂźner et respirait bruyamment. — Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il. — Mal, rĂ©pondit Emma ; je souffre. — Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclĂ©siastique. Ces premiĂšres chaleurs, n’est-ce pas, vous amollissent Ă©tonnamment ? Enfin, que voulez-vous ! nous sommes nĂ©s pour souffrir, comme dit saint Paul. Mais, M. Bovary, qu’est-ce qu’il en pense ? — Lui ! fit-elle avec un geste de dĂ©dain. — Quoi ! rĂ©pliqua le bonhomme tout Ă©tonnĂ©, il ne vous ordonne pas quelque chose ? — Ah ! dit Emma, ce ne sont pas les remĂšdes de la terre qu’il me faudrait. Mais le curĂ©, de temps Ă  autre, regardait dans l’église, oĂč tous les gamins agenouillĂ©s se poussaient de l’épaule, et tombaient comme des capucins de cartes. — Je voudrais savoir
, reprit-elle. — Attends, attends, Riboudet, cria l’ecclĂ©siastique d’une voix colĂšre, je m’en vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin ! Puis, se tournant vers Emma — C’est le fils de Boudet le charpentier ; ses parents sont Ă  leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant il apprendrait vite, s’il le voulait, car il est plein d’esprit. Et moi quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc Riboudet comme la cĂŽte que l’on prend pour aller Ă  Maromme, et je dis mĂȘme mon Riboudet. Ah ! ah ! Mont-Riboudet ! L’autre jour, j’ai rapportĂ© ce mot-lĂ  Ă  Monseigneur, qui en a ri
 il a daignĂ© en rire. — Et M. Bovary, comment va-t-il ? Elle semblait ne pas entendre. Il continua — Toujours fort occupĂ©, sans doute ? car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus Ă  faire. Mais lui, il est le mĂ©decin des corps, ajouta-t-il avec un rire Ă©pais, et moi, je le suis des Ăąmes ! Elle fixa sur le prĂȘtre des yeux suppliants. — Oui
, dit-elle, vous soulagez toutes les misĂšres. — Ah ! ne m’en parlez pas, madame Bovary ! Ce matin mĂȘme, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait l’enfle, ils croyaient que c’était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment
 Mais, pardon ! Longuemarre et Boudet ! sac Ă  papier ! voulez-vous bien finir ! Et, d’un bond, il s’élança dans l’église. Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ; et d’autres, Ă  pas de loup, allaient se hasarder bientĂŽt jusque dans le confessionnal. Mais le curĂ©, soudain, distribua sur tous une grĂȘle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait Ă  deux genoux sur les pavĂ©s du chƓur, fortement, comme s’il eĂ»t voulu les y planter. — Allez, dit-il quand il fut revenu prĂšs d’Emma, et en dĂ©ployant son large mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien Ă  plaindre ! — Il y en a d’autres, rĂ©pondit-elle. — AssurĂ©ment ! les ouvriers des villes, par exemple. — Ce ne sont pas eux
 — Pardonnez-moi ! j’ai connu lĂ  de pauvres mĂšres de famille, des femmes vertueuses, je vous assure, de vĂ©ritables saintes, qui manquaient mĂȘme de pain. — Mais celles, reprit Emma et les coins de sa bouche se tordaient en parlant, celles, M. le curĂ©, qui ont du pain, et qui n’ont pas
 — De feu l’hiver, dit le prĂȘtre. — Eh ! qu’importe ? — Comment ! qu’importe ? Il me semble, Ă  moi, que lorsqu’on est bien chauffĂ©, bien nourri
, car enfin
 — Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait-elle. — Vous vous trouvez gĂȘnĂ©e ? fit-il, en s’avançant d’un air inquiet ; c’est la digestion, sans doute ? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thĂ© ; ça vous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraĂźche avec de la cassonade. — Pourquoi ? Et elle avait l’air de quelqu’un qui se rĂ©veille d’un songe. — C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’un Ă©tourdissement vous prenait. Puis, se ravisant — Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est-ce donc ? Je ne sais plus. — Moi ? Rien
, rien
, rĂ©pĂ©tait Emma. Et son regard, qu’elle promenait autour d’elle, s’abaissa lentement sur le vieillard Ă  soutane. Ils se considĂ©raient tous les deux, face Ă  face, sans parler. — Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir avant tout, vous savez ; il faut que j’expĂ©die mes garnements. VoilĂ  les premiĂšres communions qui vont venir. Nous serons encore surpris, j’en ai peur ! Aussi, Ă  partir de l’Ascension, je les tiens recta tous les mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tĂŽt dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l’a recommandĂ© lui-mĂȘme par la bouche de son divin Fils
 Bonne santĂ©, madame ; mes respects Ă  monsieur votre mari ! Et il entra dans l’église, en faisant, dĂšs la porte, une gĂ©nuflexion. Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne de bancs, marchant Ă  pas lourds, la tĂȘte un peu penchĂ©e sur l’épaule et avec ses deux mains entrouvertes, qu’il portait en dehors. Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curĂ©, la voix claire des gamins arrivaient encore Ă  son oreille et continuaient derriĂšre elle — Êtes-vous chrĂ©tien ? — Oui, je suis chrĂ©tien. — Qu’est-ce qu’un chrĂ©tien ? — C’est celui qui, Ă©tant baptisé , baptisé , baptisĂ©. Elle monta les marches de son escalier en se tenant Ă  la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil. Le jour blanchĂątre des carreaux s’abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles Ă  leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un ocĂ©an tĂ©nĂ©breux. La cheminĂ©e Ă©tait Ă©teinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait Ă  ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle-mĂȘme tant de bouleversements. Mais, entre la fenĂȘtre et la table Ă  ouvrage, la petite Berthe Ă©tait lĂ , qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mĂšre, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier. — Laisse-moi ! dit celle-ci en l’écartant avec la main. La petite fille bientĂŽt revint plus prĂšs encore contre ses genoux ; et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle son gros Ɠil bleu, pendant qu’un filet de salive pure dĂ©coulait de sa lĂšvre sur la soie du tablier. — Laisse-moi ! rĂ©pĂ©ta la jeune femme tout irritĂ©e. Sa figure Ă©pouvanta l’enfant, qui se mit Ă  crier. — Eh ! laisse-moi donc ! fit-elle en la repoussant du coude. Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patĂšre de cuivre ; elle s’y coupa la joue, le sang sortit. Mme Bovary se prĂ©cipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer Ă  se maudire, lorsque Charles parut. C’était l’heure du dĂźner, il rentrait. — Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille voilĂ  la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre. Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il alla chercher du diachylum. Mme Bovary ne descendit pas dans la salle ; elle voulut demeurer seule Ă  garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce qu’elle conservait d’inquiĂ©tude se dissipa par degrĂ©s, et elle se parut Ă  elle-mĂȘme bien sotte et bien bonne de s’ĂȘtre troublĂ©e tout Ă  l’heure pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes s’arrĂȘtaient au coin de ses paupiĂšres Ă  demi closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pĂąles, enfoncĂ©es ; le sparadrap, collĂ© sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue. — C’est une chose Ă©trange, pensait Emma, comme cette enfant est laide ! Quand Charles, Ă  onze heures du soir, revint de la pharmacie oĂč il avait Ă©tĂ© remettre, aprĂšs le dĂźner, ce qui lui restait du diachylum, il trouva sa femme debout auprĂšs du berceau. — Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit-il en la baisant au front ; ne te tourmente pas, pauvre chĂ©rie, tu te rendras malade ! Il Ă©tait restĂ© longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’y fĂ»t pas montrĂ© fort Ă©mu, M. Homais, nĂ©anmoins, s’était efforcĂ© de le raffermir, de lui remonter le moral. Alors on avait causĂ© des dangers divers qui menaçaient l’enfance et de l’étourderie des domestiques. Mme Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine les marques d’une Ă©cuellĂ©e de braise qu’une cuisiniĂšre, autrefois, avait laissĂ©e tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantitĂ© de prĂ©cautions. Les couteaux jamais n’étaient affilĂ©s, ni les appartements cirĂ©s. Il y avait aux fenĂȘtres des grilles en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgrĂ© leur indĂ©pendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derriĂšre eux ; au moindre rhume, leur pĂšre les bourrait de pectoraux, et jusqu’à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassĂ©s. C’était, il est vrai, une manie de Mme Homais ; son Ă©poux en Ă©tait intĂ©rieurement affligĂ©, redoutant pour les organes de l’intellect les rĂ©sultats possibles d’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire — Tu prĂ©tends donc en faire des CaraĂŻbes ou des Botocudos ? Charles, cependant, avait essayĂ© plusieurs fois d’interrompre la conversation. — J’aurais Ă  vous entretenir, avait-il soufflĂ© bas Ă  l’oreille du clerc, qui se mit Ă  marcher devant lui dans l’escalier. — Se douterait-il de quelque chose ? se demandait LĂ©on. Il avait des battements de cƓur et se perdait en conjectures. Enfin Charles, ayant fermĂ© la porte, le pria de voir lui-mĂȘme Ă  Rouen quels pouvaient ĂȘtre les prix d’un beau daguerrĂ©otype ; c’était une surprise sentimentale qu’il rĂ©servait Ă  sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir Ă  quoi s’en tenir ; ces dĂ©marches ne devaient pas embarrasser M. LĂ©on, puisqu’il allait Ă  la ville toutes les semaines, Ă  peu prĂšs. Dans quel but ? Homais soupçonnait lĂ -dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait ; LĂ©on ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il Ă©tait triste, et Mme Lefrançois s’en apercevait bien Ă  la quantitĂ© de nourriture qu’il laissait maintenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binet rĂ©pliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payĂ© par la police. Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier ; car souvent LĂ©on se renversait sur sa chaise en Ă©cartant les bras, et se plaignait vaguement de l’existence. — C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur. — Lesquelles ? — Moi, Ă  votre place, j’aurais un tour ! — Mais je ne sais pas tourner, rĂ©pondait le clerc. — Oh ! c’est vrai ! faisait l’autre en caressant sa mĂąchoire, avec un air de dĂ©dain mĂȘlĂ© de satisfaction. LĂ©on Ă©tait las d’aimer sans rĂ©sultat ; puis il commençait Ă  sentir cet accablement que vous cause la rĂ©pĂ©tition de la mĂȘme vie, lorsque aucun intĂ©rĂȘt ne la dirige et qu’aucune espĂ©rance ne la soutient. Il Ă©tait si ennuyĂ© d’Yonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines maisons l’irritait Ă  n’y pouvoir tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme qu’il Ă©tait, lui devenait complĂštement insupportable. Cependant, la perspective d’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle le sĂ©duisait. Cette apprĂ©hension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masquĂ©s avec le rire de ses grisettes. Puisqu’il devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas ? qui l’empĂȘchait ? Et il se mit Ă  faire des prĂ©paratifs intĂ©rieurs il arrangea d’avance ses occupations. Il se meubla, dans sa tĂȘte, un appartement. Il y mĂšnerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un bĂ©ret basque, des pantoufles de velours bleu ! Et mĂȘme il admirait dĂ©jĂ  sur sa cheminĂ©e deux fleurets en sautoir, avec une tĂȘte de mort et la guitare au-dessus. La chose difficile Ă©tait le consentement de sa mĂšre ; rien pourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron mĂȘme l’engageait Ă  visiter une autre Ă©tude, oĂč il pĂ»t se dĂ©velopper davantage. Prenant donc un parti moyen, LĂ©on chercha quelque place de second clerc Ă  Rouen, n’en trouva pas, il Ă©crivit enfin Ă  sa mĂšre une longue lettre dĂ©taillĂ©e, oĂč il exposait les raisons d’aller habiter Paris immĂ©diatement. Elle y consentit. Il ne se hĂąta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta pour lui d’Yonville Ă  Rouen, de Rouen Ă  Yonville, des coffres, des valises, des paquets ; et, quand LĂ©on eut remontĂ© sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, achetĂ© une provision de foulards, pris, en un mot, plus de dispositions que pour un voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine en semaine, jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle oĂč on le pressait de partir, puisqu’il dĂ©sirait, avant les vacances, passer son examen. Lorsque le moment fut venu des embrassades, Mme Homais pleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme fort, dissimula son Ă©motion ; il voulut lui-mĂȘme porter le paletot de son ami jusqu’à la grille du notaire, qui emmenait LĂ©on Ă  Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux Ă  M. Bovary. Quand il fut au haut de l’escalier, il s’arrĂȘta, tant il se sentait hors d’haleine. À son entrĂ©e, Mme Bovary se leva vivement. — C’est encore moi ! dit LĂ©on. — J’en Ă©tais sĂ»re ! Elle se mordit les lĂšvres, et un flot de sang lui courut sous la peau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusqu’au bord de sa collerette. Elle restait debout, s’appuyant de l’épaule contre la boiserie. — Monsieur n’est donc pas lĂ  ? reprit-il. — Il est absent. Elle rĂ©pĂ©ta — Il est absent. Alors il y eut un silence. Ils se regardĂšrent ; et leurs pensĂ©es, confondues dans la mĂȘme angoisse, s’étreignaient Ă©troitement, comme deux poitrines palpitantes. — Je voudrais bien embrasser Berthe, dit LĂ©on. Emma descendit quelques marches, et elle appela FĂ©licitĂ©. Il jeta vite autour de lui un large coup d’Ɠil qui s’étala sur les murs, les Ă©tagĂšres, la cheminĂ©e, comme pour pĂ©nĂ©trer tout, emporter tout. Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au bout d’une ficelle un moulin Ă  vent la tĂȘte en bas. LĂ©on la baisa sur le cou Ă  plusieurs reprises. — Adieu, pauvre enfant ! adieu, chĂšre petite, adieu ! Et il la remit Ă  sa mĂšre. — Emmenez-la, dit celle-ci. Ils restĂšrent seuls. Mme Bovary, le dos tournĂ©, avait la figure posĂ©e contre un carreau ; LĂ©on tenait sa casquette Ă  la main et la battait doucement le long de sa cuisse. — Il va pleuvoir, dit Emma. — J’ai un manteau, rĂ©pondit-il. — Ah ! Elle se dĂ©tourna, le menton baissĂ© et le front en avant. La lumiĂšre y glissait comme sur un marbre, jusqu’à la courbe des sourcils, sans que l’on pĂ»t savoir ce qu’Emma regardait Ă  l’horizon ni ce qu’elle pensait au fond d’elle-mĂȘme. — Allons, adieu ! soupira-t-il. Elle releva sa tĂȘte d’un mouvement brusque — Oui, adieu
, partez ! Ils s’avancĂšrent l’un vers l’autre ; il tendit la main, elle hĂ©sita. — À l’anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout en s’efforçant de rire. LĂ©on la sentit entre ses doigts, et la substance mĂȘme de tout son ĂȘtre lui semblait descendre dans cette paume humide. Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrĂšrent encore, et il disparut. Quand il fut sous les halles, il s’arrĂȘta, et il se cacha derriĂšre un pilier, afin de contempler une derniĂšre fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derriĂšre la fenĂȘtre, dans la chambre ; mais le rideau, se dĂ©crochant de la patĂšre comme si personne n’y touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond s’étalĂšrent tous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plĂątre. LĂ©on se mit Ă  courir. Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et Ă  cĂŽtĂ© un homme en serpilliĂšre qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On l’attendait. — Embrassez-moi, dit l’apothicaire les larmes aux yeux. VoilĂ  votre paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid ! Soignez-vous ! mĂ©nagez-vous ! — Allons, LĂ©on, en voiture ! dit le notaire. Homais se pencha sur le garde-crotte, et d’une voix entrecoupĂ©e par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes — Bon voyage ! — Bonsoir, rĂ©pondit M. Guillaumin. LĂąchez tout ! Ils partirent, et Homais s’en retourna. Mme Bovary avait ouvert sa fenĂȘtre sur le jardin, et elle regardait les nuages. Ils s’amoncelaient au couchant du cĂŽtĂ© de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, d’oĂč dĂ©passaient par derriĂšre les grandes lignes du soleil, comme les flĂšches d’or d’un trophĂ©e suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d’une porcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers, et tout Ă  coup la pluie tomba ; elle crĂ©pitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantĂšrent, des moineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques d’eau sur le sable emportaient en s’écoulant les fleurs roses d’un acacia. — Ah ! qu’il doit ĂȘtre loin dĂ©jĂ  ! pensa-t-elle. M. Homais, comme de coutume, vint Ă  six heures et demie, pendant le dĂźner. — Eh bien, dit-il en s’asseyant, nous avons donc tantĂŽt embarquĂ© notre jeune homme ? — Il paraĂźt ! rĂ©pondit le mĂ©decin. Puis, se tournant sur sa chaise — Et quoi de neuf chez vous ? — Pas grand-chose. Ma femme, seulement, a Ă©tĂ© cette aprĂšs-midi, un peu Ă©mue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble ! la mienne surtout ! Et l’on aurait tort de se rĂ©volter lĂ  contre, puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus mallĂ©able que la nĂŽtre. — Ce pauvre LĂ©on ! disait Charles, comment va-t-il vivre Ă  Paris ?
 S’y accoutumera-t-il ? Mme Bovary soupira. — Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines chez le traiteur ! les bals masquĂ©s ! le champagne ! tout cela va rouler, je vous assure. — Je ne crois pas qu’il se dĂ©range, objecta Bovary. — Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jĂ©suite. Et vous ne savez pas la vie que mĂšnent ces farceurs-lĂ , dans le quartier Latin, avec les actrices ! Du reste, les Ă©tudiants sont fort bien vus Ă  Paris. Pour peu qu’ils aient quelque talent d’agrĂ©ment, on les reçoit dans les meilleures sociĂ©tĂ©s, et il y a mĂȘme des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de trĂšs beaux mariages. — Mais, dit le mĂ©decin, j’ai peur pour lui que
 lĂ -bas
 — Vous avez raison, interrompit l’apothicaire, c’est le revers de la mĂ©daille ! et l’on y est obligĂ© continuellement d’avoir la main posĂ©e sur son gousset. Ainsi, vous ĂȘtes dans un jardin public, je suppose ; un quidam se prĂ©sente, bien mis, dĂ©corĂ© mĂȘme, et qu’on prendrait pour un diplomate ; il vous aborde ; vous causez ; il s’insinue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; il vous mĂšne au cafĂ©, vous invite Ă  venir dans sa maison de campagne, vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois quarts du temps ce n’est que pour flibuster votre bourse ou vous entraĂźner en des dĂ©marches pernicieuses. — C’est vrai, rĂ©pondit Charles ; mais je pensais surtout aux maladies, Ă  la fiĂšvre typhoĂŻde, par exemple, qui attaque les Ă©tudiants de la province. Emma tressaillit. — À cause du changement de rĂ©gime, continua le pharmacien, et de la perturbation qui en rĂ©sulte dans l’économie gĂ©nĂ©rale. Et puis, l’eau de Paris, voyez-vous ! les mets de restaurateurs, toutes ces nourritures Ă©picĂ©es finissent par vous Ă©chauffer le sang et ne valent pas, quoi qu’on en dise, un bon pot-au-feu. J’ai toujours, quant Ă  moi, prĂ©fĂ©rĂ© la cuisine bourgeoise, c’est plus sain ! Aussi, lorsque j’étudiais Ă  Rouen la pharmacie, je m’étais mis en pension dans une pension ; je mangeais avec les professeurs. Et il continua donc Ă  exposer ses opinions gĂ©nĂ©rales et ses sympathies personnelles, jusqu’au moment oĂč Justin vint le chercher pour un lait de poule qu’il fallait faire. — Pas un instant de rĂ©pit ! s’écria-t-il, toujours Ă  la chaĂźne ! Je ne peux sortir une minute ! Il faut, comme un cheval de labour, ĂȘtre Ă  suer sang et eau ! Quel collier de misĂšre ! Puis, quand il fut sur la porte — À propos, dit-il, savez-vous la nouvelle ? — Quoi donc ? — C’est qu’il est fort probable, reprit Homais en dressant ses sourcils et en prenant une figure des plus sĂ©rieuses, que les comices agricoles de la Seine-InfĂ©rieure se tiendront cette annĂ©e Ă  Yonville-l’Abbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce serait pour notre arrondissement de la derniĂšre importance ! Mais nous en causerons plus tard. J’y vois, je vous remercie ; Justin a la lanterne. VII L e lendemain fut, pour Emma, une journĂ©e funĂšbre. Tout lui parut enveloppĂ© par une atmosphĂšre noire qui flottait confusĂ©ment sur l’extĂ©rieur des choses, et le chagrin s’engouffrait dans son Ăąme avec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les chĂąteaux abandonnĂ©s. C’était cette rĂȘverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend aprĂšs chaque fait accompli, cette douleur, enfin, que vous apportent l’interruption de tout mouvement accoutumĂ©, la cessation brusque d’une vibration prolongĂ©e. Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tĂȘte, elle avait une mĂ©lancolie morne, un dĂ©sespoir engourdi. LĂ©on rĂ©apparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague ; quoiqu’il fĂ»t sĂ©parĂ© d’elle, il ne l’avait pas quittĂ©e, il Ă©tait lĂ , et les murailles de la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait dĂ©tacher sa vue de ce tapis oĂč il avait marchĂ©, de ces meubles vides oĂč il s’était assis. La riviĂšre coulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils s’y Ă©taient promenĂ©s bien des fois, Ă  ce mĂȘme murmure des ondes sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes aprĂšs-midi, seuls, Ă  l’ombre, dans le fond du jardin ! Il lisait tout haut, tĂȘte nue, posĂ© sur un tabouret de bĂątons secs ; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle
 Ah ! il Ă©tait parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible d’une fĂ©licitĂ© ! Comment n’avait-elle pas saisi ce bonheur-lĂ , quand il se prĂ©sentait ! Pourquoi ne l’avoir pas retenu Ă  deux mains, Ă  deux genoux, quand il voulait s’enfuir ? Et elle se maudit de n’avoir pas aimĂ© LĂ©on ; elle eut soif de ses lĂšvres. L’envie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire C’est moi, je suis Ă  toi ! » Mais Emma s’embarrassait d’avance aux difficultĂ©s de l’entreprise, et ses dĂ©sirs, s’augmentant d’un regret, n’en devenaient que plus actifs. DĂšs lors, ce souvenir de LĂ©on fut comme le centre de son ennui ; il y pĂ©tillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonnĂ© sur la neige. Elle se prĂ©cipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait dĂ©licatement ce foyer prĂšs de s’éteindre, elle allait cherchant tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; et les rĂ©miniscences les plus lointaines comme les plus immĂ©diates occasions, ce qu’elle Ă©prouvait avec ce qu’elle imaginait, ses envies de voluptĂ© qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stĂ©rile, ses espĂ©rances tombĂ©es, la litiĂšre domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout Ă  rĂ©chauffer sa tristesse. Cependant les flammes s’apaisĂšrent, soit que la provision d’elle-mĂȘme s’épuisĂąt, ou que l’entassement fĂ»t trop considĂ©rable. L’amour, peu Ă  peu, s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffa sous l’habitude ; et cette lueur d’incendie qui empourprait son ciel pĂąle se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrĂ©s. Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit mĂȘme les rĂ©pugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les brĂ»lures de la haine pour des rĂ©chauffements de la tendresse ; mais, comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous cĂŽtĂ©s nuit complĂšte, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait. Alors les mauvais jours de Tostes recommencĂšrent. Elle s’estimait Ă  prĂ©sent beaucoup plus malheureuse, car elle avait l’expĂ©rience du chagrin, avec la certitude qu’il ne finirait pas. Une femme qui s’était imposĂ© de si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle s’acheta un prie-Dieu gothique, et elle dĂ©pensa en un mois pour quatorze francs de citrons Ă  se nettoyer les ongles ; elle Ă©crivit Ă  Rouen, afin d’avoir une robe en cachemire bleu ; elle choisit, chez Lheureux, la plus belle de ses Ă©charpes ; elle se la nouait Ă  la taille par-dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermĂ©s, avec un livre Ă  la main, elle restait Ă©tendue sur un canapĂ© dans cet accoutrement. Souvent, elle variait sa coiffure elle se mettait Ă  la chinoise, en boucles molles, en nattes tressĂ©es ; elle se fit une raie sur le cĂŽtĂ© de la tĂȘte et roula ses cheveux en dessous, comme un homme. Elle voulut apprendre l’italien elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sĂ©rieuses, de l’histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se rĂ©veillait en sursaut, croyant qu’on venait le chercher pour un malade — J’y vais, balbutiait-il. Et c’était le bruit d’une allumette qu’Emma frottait afin de rallumer la lampe. Mais il en Ă©tait de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencĂ©es encombraient son armoire ; elle les prenait, les quittait, passait Ă  d’autres. Elle avait des accĂšs, oĂč on l’eĂ»t poussĂ©e facilement Ă  des extravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, qu’elle boirait bien un grand demi-verre d’eau-de-vie, et, comme Charles eut la bĂȘtise de l’en dĂ©fier, elle avala l’eau-de-vie jusqu’au bout. MalgrĂ© ses airs Ă©vaporĂ©s c’était le mot des bourgeoises d’Yonville, Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et, d’habitude, elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux dĂ©chus. Elle Ă©tait pĂąle partout, blanche comme du linge ; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient d’une maniĂšre vague. Pour s’ĂȘtre dĂ©couvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse. Souvent des dĂ©faillances la prenaient. Un jour mĂȘme, elle eut un crachement de sang, et, comme Charles s’empressait, laissant apercevoir son inquiĂ©tude — Ah bah ! rĂ©pondit-elle, qu’est-ce que cela fait ? Charles s’alla rĂ©fugier dans son cabinet ; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tĂȘte phrĂ©nologique. Alors il Ă©crivit Ă  sa mĂšre pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues confĂ©rences au sujet d’Emma. À quoi se rĂ©soudre ? que faire, puisqu’elle se refusait Ă  tout traitement ? — Sais-tu ce qu’il faudrait Ă  ta femme ? reprenait la mĂšre Bovary. Ce seraient des occupations forcĂ©es, des ouvrages manuels ! Si elle Ă©tait comme tant d’autres contrainte Ă  gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-lĂ , qui lui viennent d’un tas d’idĂ©es qu’elle se fourre dans la tĂȘte, et du dĂ©sƓuvrement oĂč elle vit. — Pourtant elle s’occupe, disait Charles. — Ah ! elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prĂȘtres par des discours tirĂ©s de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal. Donc, il fut rĂ©solu que l’on empĂȘcherait Emma de lire des romans. L’entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s’en chargea elle devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui reprĂ©senter qu’Emma cessait ses abonnements. N’aurait-on pas le droit d’avertir la police, si le libraire persistait quand mĂȘme dans son mĂ©tier d’empoisonneur ? Les adieux de la belle-mĂšre et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu’elles Ă©taient restĂ©es ensemble, elles n’avaient pas Ă©changĂ© quatre paroles, Ă  part les informations et compliments, quand elles se rencontraient Ă  table, et le soir, avant de se mettre au lit. Mme Bovary mĂšre partit un mercredi, qui Ă©tait jour de marchĂ© Ă  Yonville. La place, dĂšs le matin, Ă©tait encombrĂ©e par une file de charrettes qui, toutes Ă  cul et les brancards en l’air, s’étendaient le long des maisons depuis l’église, jusqu’à l’auberge. De l’autre cĂŽtĂ©, il y avait des baraques de toile oĂč l’on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le bout s’envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s’étalait par terre, entre les pyramides d’Ɠufs et les bannettes de fromages, d’oĂč sortaient des pailles gluantes ; prĂšs des machines Ă  blĂ©, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. La foule, s’encombrant au mĂȘme endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne dĂ©semplissait pas et l’on s’y poussait, moins pour acheter des mĂ©dicaments que pour prendre des consultations, tant Ă©tait fameuse la rĂ©putation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fascinĂ© les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand mĂ©decin que tous les mĂ©decins. Emma Ă©tait accoudĂ©e Ă  sa fenĂȘtre elle s’y mettait souvent la fenĂȘtre, en province, remplace les théùtres et la promenade, et elle s’amusait Ă  considĂ©rer la cohue des rustres, lorsqu’elle aperçut un monsieur vĂȘtu d’une redingote de velours vert. Il Ă©tait gantĂ© de gants jaunes, quoiqu’il fĂ»t chaussĂ© de fortes guĂȘtres ; et il se dirigeait vers la maison du mĂ©decin, suivi d’un paysan marchant la tĂȘte basse d’un air tout rĂ©flĂ©chi. — Puis-je voir Monsieur ? demanda-t-il Ă  Justin, qui causait sur le seuil avec FĂ©licitĂ©. Et, le prenant pour le domestique de la maison — Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger, de la Huchette, est lĂ . Ce n’était point par vanitĂ© territoriale que le nouvel arrivant avait ajoutĂ© Ă  son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaĂźtre. La Huchette, en effet, Ă©tait un domaine prĂšs d’Yonville, dont il venait d’acquĂ©rir le chĂąteau, avec deux fermes qu’il cultivait lui-mĂȘme, sans trop se gĂȘner cependant. Il vivait en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rentes ! Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui prĂ©senta son homme, qui voulait ĂȘtre saignĂ© parce qu’il Ă©prouvait des fourmis le long du corps. — Ça me purgera, objectait-il Ă  tous les raisonnements. Bovary commanda donc d’apporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, s’adressant au villageois dĂ©jĂ  blĂȘme — N’ayez point peur, mon brave. — Non, non, rĂ©pondit l’autre, marchez toujours ! Et, d’un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqĂ»re de la lancette, le sang jaillit et alla s’éclabousser contre la glace. — Approche le vase ! exclama Charles. — GuĂȘte ! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule ! Comme j’ai le sang rouge ! ce doit ĂȘtre bon signe, n’est-ce pas ? — Quelquefois, reprit l’officier de santĂ©, l’on n’éprouve rien au commencement, puis la syncope se dĂ©clare, et plus particuliĂšrement chez les gens bien constituĂ©s, comme celui-ci. Le campagnard, Ă  ces mots, lĂącha l’étui qu’il tournait entre ses doigts. Une saccade de ses Ă©paules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba. — Je m’en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine. La cuvette commençait Ă  trembler aux mains de Justin ; ses genoux chancelĂšrent, il devint pĂąle. — Ma femme ! ma femme ! appela Charles. D’un bond, elle descendit l’escalier. — Du vinaigre ! cria-t-il. Ah ! mon Dieu, deux Ă  la fois ! Et, dans son Ă©motion, il avait peine Ă  poser la compresse. — Ce n’est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis qu’il prenait Justin entre ses bras. Et il l’assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille. Mme Bovary se mit Ă  lui retirer sa cravate. Il y avait un nƓud aux cordons de la chemise ; elle resta quelques minutes Ă  remuer ses doigts lĂ©gers dans le cou du jeune garçon ; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste ; elle lui en mouillait les tempes Ă  petits coups et elle soufflait dessus, dĂ©licatement. Le charretier se rĂ©veilla ; mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclĂ©rotique pĂąle, comme des fleurs bleues dans du lait. — Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela. Mme Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe c’était une robe d’étĂ© Ă  quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe, sa robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle ; — et, comme Emma, baissĂ©e, chancelait un peu en Ă©cartant les bras, le gonflement de l’étoffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle alla prendre une carafe d’eau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien arriva. La servante l’avait Ă©tĂ© chercher dans l’algarade ; en apercevant son Ă©lĂšve les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas. — Sot ! disait-il ; petit sot, vraiment ! sot en trois lettres ! Grand-chose, aprĂšs tout, qu’une phlĂ©botomie ! et un gaillard qui n’a peur de rien ! une espĂšce d’écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix Ă  des hauteurs vertigineuses. Ah ! oui, parle, vante-toi ! voilĂ  de belles dispositions Ă  exercer plus tard la pharmacie ; car tu peux te trouver appelĂ© en des circonstances graves, par-devant les tribunaux, afin d’y Ă©clairer la conscience des magistrats ; et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbĂ©cile ! Justin ne rĂ©pondait pas. L’apothicaire continuait — Qui t’a priĂ© de venir ? Tu importunes toujours monsieur et madame ! Les mercredis, d’ailleurs, ta prĂ©sence m’est plus indispensable. Il y a maintenant vingt personnes Ă  la maison. J’ai tout quittĂ© Ă  cause de l’intĂ©rĂȘt que je te porte. Allons, va-t’en ! cours ! attends-moi, et surveille les bocaux ! Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l’on causa quelque peu des Ă©vanouissements. Mme Bovary n’en avait jamais eu. — C’est extraordinaire pour une dame ! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien dĂ©licats. Ainsi j’ai vu, dans une rencontre, un tĂ©moin perdre connaissance rien qu’au bruit des pistolets que l’on chargeait. — Moi, dit l’apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout ; mais l’idĂ©e seulement du mien qui coule suffirait Ă  me causer des dĂ©faillances, si j’y rĂ©flĂ©chissais trop. Cependant M. Boulanger congĂ©dia son domestique, en l’engageant Ă  se tranquilliser l’esprit, puisque sa fantaisie Ă©tait passĂ©e. — Elle m’a procurĂ© l’avantage de votre connaissance, ajouta-t-il. Et il regardait Emma durant cette phrase. Puis il dĂ©posa trois francs sur le coin de la table, salua nĂ©gligemment et s’en alla. Il fut bientĂŽt de l’autre cĂŽtĂ© de la riviĂšre c’était son chemin pour s’en retourner Ă  la Huchette ; et Emma l’aperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps Ă  autre, comme quelqu’un qui rĂ©flĂ©chit. — Elle est fort gentille ! se disait-il ; elle est fort gentille, cette femme du mĂ©decin ! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. D’oĂč diable sort-elle ? OĂč donc l’a-t-il trouvĂ©e, ce gros garçon-lĂ  ? M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il Ă©tait de tempĂ©rament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup frĂ©quentĂ© les femmes, et s’y connaissant bien. Celle-lĂ  lui avait paru jolie ; il y rĂȘvait donc, et Ă  son mari. — Je le crois trĂšs bĂȘte. Elle en est fatiguĂ©e sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis qu’il trottine Ă  ses malades, elle reste Ă  ravauder des chaussettes. Et on s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bĂąille aprĂšs l’amour, comme une carpe aprĂšs l’eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait ; j’en suis sĂ»r ! ce serait tendre ! charmant !
 Oui, mais comment s’en dĂ©barrasser ensuite ? Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent, par contraste, songer Ă  sa maĂźtresse. C’était une comĂ©dienne de Rouen, qu’il entretenait ; et, quand il se fut arrĂȘtĂ© sur cette image, dont il avait, en souvenir mĂȘme, des rassasiements — Ah ! Mme Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie qu’elle, plus fraĂźche surtout. Virginie, dĂ©cidĂ©ment, commence Ă  devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et, d’ailleurs, quelle manie de salicoques ! La campagne Ă©tait dĂ©serte, et Rodolphe n’entendait autour de lui que le battement rĂ©gulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines ; il revoyait Emma dans la salle, habillĂ©e comme il l’avait vue, et il la dĂ©shabillait. — Oh ! je l’aurai ! s’écria-t-il en Ă©crasant, d’un coup de bĂąton, une motte de terre devant lui. Et, aussitĂŽt, il examina la partie politique de l’entreprise. Il se demandait — OĂč se rencontrer ? par quel moyen ? On aura continuellement le marmot sur les Ă©paules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considĂ©rables. Ah bah ! dit-il, on y perd trop de temps ! Puis il recommença — C’est qu’elle a des yeux qui vous entrent au cƓur comme des vrilles. Et ce teint pĂąle !
 Moi, qui adore les femmes pĂąles ! Au haut de la cĂŽte d’Argueil, sa rĂ©solution Ă©tait prise. — Il n’y a plus qu’à chercher les occasions. Eh bien, j’y passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille ; je me ferai saigner, s’il le faut ; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi
 Ah ! parbleu ! ajouta-t-il, voilĂ  les Comices bientĂŽt ; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sĂ»r. VIII I ls arrivĂšrent, en effet, ces fameux Comices ! DĂšs le matin de la solennitĂ©, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des prĂ©paratifs ; on avait enguirlandĂ© de lierres le fronton de la mairie ; une tente, dans un prĂ©, Ă©tait dressĂ©e pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espĂšce de bombarde devait signaler l’arrivĂ©e de M. le prĂ©fet et le nom des cultivateurs laurĂ©ats. La garde nationale de Buchy il n’y en avait point Ă  Yonville Ă©tait venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet Ă©tait le capitaine. Il portait, ce jour-lĂ , un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglĂ© dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait ĂȘtre descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, Ă  pas marquĂ©s, d’un seul mouvement. Comme une rivalitĂ© subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient Ă  part manƓuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les Ă©paulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait eu pareil dĂ©ploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dĂšs la veille, avaient lavĂ© leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenĂȘtres entrouvertes ; tous les cabarets Ă©taient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets empesĂ©s, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure Ă©parpillĂ©e la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermiĂšres des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse Ă©pingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussĂ©e de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de mĂ©nager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents. La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s’en dĂ©gorgeait des ruelles, des allĂ©es, des maisons, et l’on entendait de temps Ă  autre retomber le marteau des portes, derriĂšre les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fĂȘte. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade oĂč s’allaient tenir les autoritĂ©s ; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre maniĂšres de gaules, portant chacune un petit Ă©tendard de toile verdĂątre, enrichi d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un Au Commerce » ; sur l’autre À l’Agriculture » ; sur le troisiĂšme À l’Industrie » ; et sur le quatriĂšme Aux Beaux-Arts ». Mais la jubilation qui Ă©panouissait tous les visages paraissait assombrir Mme Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton — Quelle bĂȘtise ! quelle bĂȘtise avec leur baraque de toile ! Croient-ils que le prĂ©fet sera bien aise de dĂźner lĂ -bas, sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-lĂ , faire le bien du pays ! Ce n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un gargotier Ă  NeufchĂątel ! Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nu-pieds !
 L’apothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, un chapeau bas de forme. — Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suis pressĂ©. Et comme la grosse veuve lui demanda oĂč il allait — Cela vous semble drĂŽle, n’est-ce pas ? moi qui reste toujours plus confinĂ© dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage. — Quel fromage ? fit l’aubergiste. — Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure d’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance, il faut bien que
 — Ah ! vous allez lĂ -bas ? dit-elle avec un air de dĂ©dain. — Oui, j’y vais, rĂ©pliqua l’apothicaire Ă©tonnĂ© ; ne fais-je point partie de la commission consultative ? La mĂšre Lefrançois le considĂ©ra quelques minutes, et finit par rĂ©pondre en souriant — C’est autre chose ! Mais qu’est-ce que la culture vous regarde ? vous vous y entendez donc ? — Certainement, je m’y entends, puisque je suis pharmacien, c’est-Ă -dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de l’action rĂ©ciproque et molĂ©culaire de tous les corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son domaine ! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, qu’est-ce que tout cela, je vous le demande, si ce n’est de la chimie pure et simple ? L’aubergiste ne rĂ©pondit rien. Homais continua — Croyez-vous qu’il faille, pour ĂȘtre agronome, avoir soi-mĂȘme labourĂ© la terre ou engraissĂ© des volailles ? Mais il faut connaĂźtre plutĂŽt la constitution des substances dont il s’agit, les gisements gĂ©ologiques, les actions atmosphĂ©riques, la qualitĂ© des terrains, des minĂ©raux, des eaux, la densitĂ© des diffĂ©rents corps et leur capillaritĂ© ! que sais-je ? Et il faut possĂ©der Ă  fond tous ses principes d’hygiĂšne, pour diriger, critiquer la construction des bĂątiments, le rĂ©gime des animaux, l’alimentation des domestiques ! il faut encore, madame Lefrançois, possĂ©der la botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires d’avec les dĂ©lĂ©tĂšres, quelles les improductives et quelles les nutritives, s’il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-lĂ , de propager les unes, de dĂ©truire les autres ; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, ĂȘtre toujours en haleine, afin d’indiquer les amĂ©liorations
 L’aubergiste ne quittait point des yeux la porte du CafĂ© Français, et le pharmacien poursuivit — PlĂ»t Ă  Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils Ă©coutassent davantage les conseils de la science ! Ainsi, moi, j’ai derniĂšrement Ă©crit un fort opuscule, un mĂ©moire de plus de soixante et douze pages, intitulĂ© Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi de quelques rĂ©flexions nouvelles Ă  ce sujet, que j’ai envoyĂ© Ă  la SociĂ©tĂ© agronomique de Rouen ; ce qui m’a mĂȘme valu l’honneur d’ĂȘtre reçu parmi ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie ; eh bien, si mon ouvrage avait Ă©tĂ© livrĂ© Ă  la publicité  Mais l’apothicaire s’arrĂȘta, tant Mme Lefrançois paraissait prĂ©occupĂ©e. — Voyez-les donc ! disait-elle, on n’y comprend rien ! une gargote semblable ! Et, avec des haussements d’épaules qui tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, d’oĂč sortaient alors des chansons. — Du reste, il n’en a pas pour longtemps, ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini. Homais se recula de stupĂ©faction. Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant Ă  l’oreille — Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le saisir cette semaine. C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassinĂ© de billets. — Quelle Ă©pouvantable catastrophe ! s’écria l’apothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes Ă  toutes les circonstances imaginables. L’hĂŽtesse donc se mit Ă  lui raconter cette histoire, qu’elle savait par ThĂ©odore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien qu’elle exĂ©crĂąt Tellier, elle blĂąmait Lheureux. C’était un enjĂŽleur, un rampant
 — Ah ! tenez, dit-elle, le voilĂ  sous les halles ; il salue Mme Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est mĂȘme au bras de M. Boulanger. — Mme Bovary ! fit Homais. Je m’empresse d’aller lui offrir mes hommages. Peut-ĂȘtre qu’elle sera bien aise d’avoir une place dans l’enceinte, sous le pĂ©ristyle. Et, sans Ă©couter la mĂšre Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s’éloigna d’un pas rapide, sourire aux lĂšvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantitĂ© de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derriĂšre lui. Rodolphe, l’ayant aperçu de loin, avait pris un train rapide ; mais Mme Bovary s’essouffla ; il se ralentit donc et lui dit en souriant, d’un ton brutal — C’est pour Ă©viter ce gros homme vous savez, l’apothicaire. Elle lui donna un coup de coude. — Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il. Et il la considĂ©ra du coin de l’Ɠil, tout en continuant Ă  marcher. Son profil Ă©tait si calme, que l’on n’y devinait rien. Il se dĂ©tachait en pleine lumiĂšre, dans l’ovale de sa capote qui avait des rubans pĂąles ressemblant Ă  des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridĂ©s par les pommettes, Ă  cause du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tĂȘte sur l’épaule, et l’on voyait entre ses lĂšvres le bout nacrĂ© de ses dents blanches. — Se moque-t-elle de moi ? songeait Rodolphe. Ce geste d’Emma pourtant n’avait Ă©tĂ© qu’un avertissement ; car M. Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps Ă  autre, comme pour entrer en conversation — Voici une journĂ©e superbe ! tout le monde est dehors ! les vents sont Ă  l’est. Et Mme Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui rĂ©pondait guĂšre, tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se rapprochait en disant PlaĂźt-il ? » et portait la main Ă  son chapeau. Quand ils furent devant la maison du marĂ©chal, au lieu de suivre la route jusqu’à la barriĂšre, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, entraĂźnant Mme Bovary ; il cria — Bonsoir, M. Lheureux ! au plaisir ! — Comme vous l’avez congĂ©diĂ© ! dit-elle en riant. — Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres ? et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’ĂȘtre avec vous
 Emma rougit. Il n’acheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques marguerites Ă©taient repoussĂ©es. — Voici de gentilles pĂąquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien des oracles Ă  toutes les amoureuses du pays. Il ajouta — Si j’en cueillais. Qu’en pensez-vous ? — Est-ce que vous ĂȘtes amoureux ? fit-elle en toussant un peu. — Eh ! eh ! qui sait ? rĂ©pondit Rodolphe. Le prĂ© commençait Ă  se remplir, et les mĂ©nagĂšres vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent, il fallait se dĂ©ranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, Ă  souliers plats, Ă  bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait prĂšs d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se rĂ©pandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns aprĂšs les autres, entraient dans une maniĂšre d’hippodrome que formait une longue corde portĂ©e sur des bĂątons. Les bĂȘtes Ă©taient lĂ , le nez tournĂ© vers la ficelle, et alignant confusĂ©ment leurs croupes inĂ©gales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bĂȘlaient ; les vaches, un jarret repliĂ©, Ă©talaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupiĂšres lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des Ă©talons cabrĂ©s, qui hennissaient Ă  pleins naseaux du cĂŽtĂ© des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tĂȘte et la criniĂšre pendante, tandis que leurs poulains se reposaient Ă  leur ombre, ou venaient les tĂ©ter quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassĂ©s, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque criniĂšre blanche, ou bien saillir des cornes aiguĂ«s, et des tĂȘtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselĂ©, portant un cercle de fer Ă  la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bĂȘte de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde. Cependant, entre les deux rangĂ©es, des messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient Ă  voix basse. L’un d’eux, qui semblait plus considĂ©rable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le prĂ©sident du jury M. Derozerays de la Panville. SitĂŽt qu’il reconnut Rodolphe, il s’avança vivement, et lui dit en souriant d’un air aimable — Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez ? Rodolphe protesta qu’il allait venir. Mais quand le prĂ©sident eut disparu — Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas ; votre compagnie vaut bien la sienne. Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus Ă  l’aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et mĂȘme il s’arrĂȘtait parfois devant quelque beau sujet, que Mme Bovary n’admirait guĂšre. Il s’en aperçut, et alors se mit Ă  faire des plaisanteries sur les dames d’Yonville, Ă  propos de leur toilette ; puis il s’excusa lui-mĂȘme du nĂ©gligĂ© de la sienne. Elle avait cette incohĂ©rence de choses communes et recherchĂ©es, oĂč le vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la rĂ©vĂ©lation d’une existence excentrique, les dĂ©sordres du sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours un certain mĂ©pris des conventions sociales, ce qui le sĂ©duit ou l’exaspĂšre. Ainsi, sa chemise de batiste Ă  manchettes plissĂ©es bouffait au hasard du vent, dans l’ouverture de son gilet, qui Ă©tait de coutil gris, et son pantalon Ă  larges raies dĂ©couvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquĂ©es de cuir verni. Elles Ă©taient si vernies, que l’herbe s’y reflĂ©tait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de cĂŽtĂ©. — D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne
 — Tout est peine perdue, dit Emma. — C’est vrai ! rĂ©pliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre mĂȘme la tournure d’un habit ! Alors ils parlĂšrent de la mĂ©diocritĂ© provinciale, des existences qu’elle Ă©touffait, des illusions qui s’y perdaient. — Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans une tristesse
 — Vous ! fit-elle avec Ă©tonnement. Mais je vous croyais trĂšs gai ? — Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependant que de fois, Ă  la vue d’un cimetiĂšre, au clair de lune, je me suis demandĂ© si je ne ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont Ă  dormir
 — Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous n’y pensez pas. — Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Qui s’inquiĂšte de moi ? Et il accompagna ces derniers mots d’une sorte de sifflement entre ses lĂšvres. Mais ils furent obligĂ©s de s’écarter l’un de l’autre, Ă  cause d’un grand Ă©chafaudage de chaises qu’un homme portait derriĂšre eux. Il en Ă©tait si surchargĂ©, que l’on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, Ă©cartĂ©s droit. C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination pour tout ce qui concernait ses intĂ©rĂȘts, il avait dĂ©couvert ce moyen de tirer parti des comices ; et son idĂ©e lui rĂ©ussissait, car il ne savait plus auquel entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces siĂšges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vĂ©nĂ©ration. Mme Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continua comme se parlant Ă  lui-mĂȘme — Oui ! tant de choses m’ont manquĂ© ! toujours seul ! Ah ! si j’avais eu un but dans la vie, si j’eusse rencontrĂ© une affection, si j’avais trouvĂ© quelqu’un
 Oh ! comme j’aurais dĂ©pensĂ© toute l’énergie dont je suis capable, j’aurais surmontĂ© tout, brisĂ© tout ! — Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n’ĂȘtes guĂšre Ă  plaindre. — Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe. — Car enfin
, reprit-elle, vous ĂȘtes libre. Elle hĂ©sita — Riche. — Ne vous moquez pas de moi, rĂ©pondit-il. Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit ; aussitĂŽt, on se poussa, pĂȘle-mĂȘle, vers le village. C’était une fausse alerte. M. le prĂ©fet n’arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassĂ©s, ne sachant s’il fallait commencer la sĂ©ance ou bien attendre encore. Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traĂźnĂ© par deux chevaux maigres, que fouettait Ă  tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier Aux armes ! » et le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se prĂ©cipita. Quelques-uns mĂȘme oubliĂšrent leur col. Mais l’équipage prĂ©fectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplĂ©es, se dandinant sur leur chaĂźnette, arrivĂšrent au petit trot devant le pĂ©ristyle de la mairie, juste au moment oĂč la garde nationale et les pompiers s’y dĂ©ployaient, tambour battant, et marquant le pas. — Balancez ! cria Binet. — Halte ! cria le colonel. Par file Ă  gauche ! Et aprĂšs, un port d’armes oĂč le cliquetis des capucines, se dĂ©roulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dĂ©gringole les escaliers, tous les fusils retombĂšrent. Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vĂȘtu d’un habit court Ă  broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet Ă  l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bĂ©nignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupiĂšres Ă©paisses, se fermaient Ă  demi pour considĂ©rer la multitude, en mĂȘme temps qu’il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrĂ©e. Il reconnut le maire Ă  son Ă©charpe, et lui exposa que M. le PrĂ©fet n’avait pu venir. Il Ă©tait, lui, un conseiller de prĂ©fecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y rĂ©pondit par des civilitĂ©s, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi, face Ă  face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le Conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, rĂ©itĂ©rait ses salutations, tandis que Tuvache, courbĂ© comme un arc, souriait aussi, bĂ©gayait, cherchait ses phrases, protestait de son dĂ©vouement Ă  la monarchie, et de l’honneur que l’on faisait Ă  Yonville. Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or, oĂč beaucoup de paysans s’amassĂšrent Ă  regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les messieurs Ă  la file montĂšrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prĂȘtĂ©s Mme Tuvache. Tous ces gens-lĂ  se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hĂąlĂ©es par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches Ă  rosette bien Ă©talĂ©e. Tous les gilets Ă©taient de velours Ă  chĂąle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en Ă©cartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non dĂ©cati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes. Les dames de la sociĂ©tĂ© se tenaient derriĂšre, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule Ă©tait en face, debout ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apportĂ© lĂ  toutes celles qu’il avait dĂ©mĂ©nagĂ©es de la prairie, et mĂȘme il courait Ă  chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avait grand-peine Ă  parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade. — Moi, je trouve, dit M. Lheureux s’adressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place, que l’on aurait dĂ» planter lĂ  deux mĂąts vĂ©nitiens avec quelque chose d’un peu sĂ©vĂšre et de riche comme nouveautĂ©s, c’eĂ»t Ă©tĂ© d’un fort joli coup d’Ɠil. — Certes, rĂ©pondit Homais. Mais, que voulez-vous ! c’est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand goĂ»t, ce pauvre Tuvache, et il est mĂȘme complĂštement dĂ©nuĂ© de ce qui s’appelle le gĂ©nie des arts. Cependant Rodolphe, avec Mme Bovary, Ă©tait montĂ© au premier Ă©tage de la mairie, dans la salle des dĂ©libĂ©rations, et, comme elle Ă©tait vide, il avait dĂ©clarĂ© que l’on y serait bien pour jouir du spectacle plus Ă  son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchĂ©s de l’une des fenĂȘtres, ils s’assirent l’un prĂšs de l’autre. Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se rĂ©pĂ©tait son nom de l’un Ă  l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationnĂ© quelques feuilles et appliquĂ© dessus son Ɠil pour y mieux voir, il commença Messieurs, Qu’il me soit permis d’abord avant de vous entretenir de l’objet de cette rĂ©union d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sĂ»r, sera partagĂ© par vous tous, qu’il me soit permis, dis-je, de rendre justice Ă  l’administration supĂ©rieure ; au gouvernement, au monarque, Messieurs, Ă  notre souverain, Ă  ce roi bien-aimĂ© Ă  qui aucune branche de la prospĂ©ritĂ© publique ou particuliĂšre n’est indiffĂ©rente, et qui dirige Ă  la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État parmi les pĂ©rils incessants d’une mer orageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts. » — Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu. — Pourquoi ? dit Emma. Mais, Ă  ce moment, la voix du Conseiller s’éleva d’un ton extraordinaire. Il dĂ©clamait Le temps n’est plus, messieurs, oĂč la discorde civile ensanglantait nos places publiques, oĂč le propriĂ©taire, le nĂ©gociant, l’ouvrier lui-mĂȘme, en s’endormant le soir d’un sommeil paisible, tremblaient de se voir rĂ©veillĂ©s tout Ă  coup au bruit des tocsins incendiaires, oĂč les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases
 » — C’est qu’on pourrait, reprit Rodolphe, m’apercevoir d’en bas ; puis j’en aurais pour quinze jours Ă  donner des excuses, et, avec ma mauvaise rĂ©putation
 — Oh ! vous vous calomniez, dit Emma. — Non, non, elle est exĂ©crable, je vous jure. Mais, Messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, Ă©cartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie, qu’y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout des voies nouvelles de communication, comme autant d’artĂšres nouvelles dans le corps de l’État, y Ă©tablissent des rapports nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activitĂ© ; la religion, plus affermie, sourit Ă  tous les cƓurs ; nos ports sont pleins, la confiance renaĂźt, et enfin la France respire !
 » — Du reste, ajouta Rodolphe, peut-ĂȘtre, au point de vue du monde, a-t-on raison ? — Comment cela ? fit-elle. — Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas qu’il y a des Ăąmes sans cesse tourmentĂ©es ? Il leur faut tour Ă  tour le rĂȘve et l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies. Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passĂ© par des pays extraordinaires, et elle reprit — Nous n’avons pas mĂȘme cette distraction, nous autres pauvres femmes ! — Triste distraction car on n’y trouve pas le bonheur. — Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle. — Oui, il se rencontre un jour, rĂ©pondit-il. Et c’est lĂ  ce que vous avez compris, disait le Conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ! vous, pionniers pacifiques d’une Ɠuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrĂšs et de moralitĂ© ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les dĂ©sordres de l’atmosphĂšre
 » — Il se rencontre un jour, rĂ©pĂ©ta Rodolphe, un jour, tout Ă  coup, et quand on en dĂ©sespĂ©rait. Alors des horizons s’entrouvrent, c’est comme une voix qui crie Le voilĂ  ! » Vous sentez le besoin de faire Ă  cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rĂȘves. Et il la regardait. Enfin, il est lĂ , ce trĂ©sor que l’on a tant cherchĂ©, lĂ , devant vous ; il brille, il Ă©tincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste Ă©bloui, comme si l’on sortait des tĂ©nĂšbres Ă  la lumiĂšre. Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime Ă  sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours Et qui s’en Ă©tonnerait, Messieurs ? Celui-lĂ  seul qui serait assez aveugle, assez plongĂ© je ne crains pas de le dire, assez plongĂ© dans les prĂ©jugĂ©s d’un autre Ăąge pour mĂ©connaĂźtre encore l’esprit des populations agricoles. OĂč trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dĂ©vouement Ă  la cause publique, plus d’intelligence en un mot ? Et je n’entends pas, Messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modĂ©rĂ©e, qui s’applique par-dessus toute chose Ă  poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, Ă  l’amĂ©lioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs
 » — Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommĂ© de ces mots-lĂ . Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes Ă  chaufferette et Ă  chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chĂ©rir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la sociĂ©tĂ©, avec les ignominies qu’elle nous impose. — Cependant
, cependant
, objectait Mme Bovary. — Eh non ! pourquoi dĂ©clamer contre les passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la source de l’hĂ©roĂŻsme, de l’enthousiasme, de la poĂ©sie, de la musique, des arts, de tout enfin ! — Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l’opinion du monde et obĂ©ir Ă  sa morale. — Ah ! c’est qu’il y en a deux, rĂ©pliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre Ă  terre, comme ce rassemblement d’imbĂ©ciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous Ă©claire. M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit Et qu’aurais-je Ă  faire, Messieurs, de vous dĂ©montrer ici l’utilitĂ© de l’agriculture ? Qui donc pourvoit Ă  nos besoins ? qui donc fournit Ă  notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons fĂ©conds des campagnes, fait naĂźtre le blĂ©, lequel broyĂ© est mis en poudre au moyen d’ingĂ©nieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de lĂ , transportĂ© dans les citĂ©s, est bientĂŽt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse pour nos vĂȘtements ses abondants troupeaux dans les pĂąturages ? Car comment nous vĂȘtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et mĂȘme, Messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent rĂ©flĂ©chi Ă  toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit Ă  la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des Ɠufs ? Mais je n’en finirais pas, s’il fallait Ă©numĂ©rer les uns aprĂšs les autres les diffĂ©rents produits que la terre bien cultivĂ©e, telle qu’une mĂšre gĂ©nĂ©reuse, prodigue Ă  ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers Ă  cidre ; lĂ , le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; Messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces derniĂšres annĂ©es un accroissement considĂ©rable et sur lequel j’appellerai plus particuliĂšrement votre attention. » Il n’avait pas besoin de l’appeler car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, Ă  cĂŽtĂ© de lui, l’écoutait en Ă©carquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps Ă  autre, fermait doucement les paupiĂšres ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils NapolĂ©on entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baĂŻonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-ĂȘtre, mais il ne devait rien apercevoir, Ă  cause de la visiĂšre de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagĂ©rĂ© le sien ; car il en portait un Ă©norme et qui lui vacillait sur la tĂȘte, en laissant dĂ©passer un bout de son foulard d’indienne. Il souriait lĂ -dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pĂąle, oĂč des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d’accablement et de sommeil. La place jusqu’aux maisons Ă©tait comble de monde. On voyait des gens accoudĂ©s Ă  toutes les fenĂȘtres, d’autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixĂ© dans la contemplation de ce qu’il regardait. MalgrĂ© le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait çà et lĂ  le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout Ă  coup, partir derriĂšre soi un long mugissement de bƓuf, ou bien les bĂȘlements des agneaux qui se rĂ©pondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussĂ© leurs bĂȘtes jusque-lĂ , et elles beuglaient de temps Ă  autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau. Rodolphe s’était rapprochĂ© d’Emma, et il disait d’une voix basse, en parlant vite — Est-ce que cette conjuration du monde ne vous rĂ©volte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persĂ©cutĂ©s, calomniĂ©s, et, s’il se rencontre enfin deux pauvres Ăąmes, tout est organisĂ© pour qu’elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s’appelleront. Oh ! n’importe, tĂŽt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se rĂ©uniront, s’aimeront, parce que la fatalitĂ© l’exige et qu’elles sont nĂ©es l’une pour l’autre. Il se tenait les bras croisĂ©s sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de prĂšs, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et mĂȘme elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser Ă  la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-lĂ , cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupiĂšres pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon la vieille diligence l’Hirondelle, qui descendait lentement la cĂŽte des Leux, en traĂźnant aprĂšs soi un long panache de poussiĂšre. C’était dans cette voiture jaune que LĂ©on, si souvent, Ă©tait revenu vers elle ; et par cette route lĂ -bas qu’il Ă©tait parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, Ă  sa fenĂȘtre ; puis tout se confondit, des nuages passĂšrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que LĂ©on n’était pas loin, qu’il allait venir
 et cependant elle sentait toujours la tĂȘte de Rodolphe Ă  cĂŽtĂ© d’elle. La douceur de cette sensation pĂ©nĂ©trait ainsi ses dĂ©sirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffĂ©e subtile du parfum qui se rĂ©pandait sur son Ăąme. Elle ouvrit les narines Ă  plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraĂźcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases. Il disait Continuez ! persĂ©vĂ©rez ! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hĂątifs d’un empirisme tĂ©mĂ©raire ! Appliquez-vous surtout Ă  l’amĂ©lioration du sol, aux bons engrais, au dĂ©veloppement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arĂšnes pacifiques oĂč le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succĂšs meilleur ! Et vous, vĂ©nĂ©rables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considĂ©ration les pĂ©nibles labeurs, venez recevoir la rĂ©compense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’État, dĂ©sormais, a les yeux fixĂ©s sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protĂšge, qu’il fera droit Ă  vos justes rĂ©clamations et allĂ©gera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pĂ©nibles sacrifices ! » M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien, peut-ĂȘtre, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait par un caractĂšre de style plus positif, c’est-Ă -dire par des connaissances plus spĂ©ciales et des considĂ©rations plus relevĂ©es. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours Ă  la civilisation. Rodolphe, avec Mme Bovary, causait rĂȘves, pressentiments, magnĂ©tisme. Remontant au berceau des sociĂ©tĂ©s, l’orateur vous dĂ©peignait ces temps farouches oĂč les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quittĂ© la dĂ©pouille des bĂȘtes, endossĂ© le drap, creusĂ© des sillons, plantĂ© la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette dĂ©couverte plus d’inconvĂ©nients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problĂšme. Du magnĂ©tisme, peu Ă  peu, Rodolphe en Ă©tait venu aux affinitĂ©s, et, tandis que M. le prĂ©sident citait Cincinnatus Ă  sa charrue, DioclĂ©tien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’annĂ©e par des semailles, le jeune homme expliquait Ă  la jeune femme que ces attractions irrĂ©sistibles tiraient leur cause de quelque existence antĂ©rieure. — Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particuliĂšres nous avaient poussĂ©s l’un vers l’autre. Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas. Ensemble de bonnes cultures ! » cria le prĂ©sident. — TantĂŽt, par exemple, quand je suis venu chez vous
 À M. Bizet, de Quincampoix. » — Savais-je que je vous accompagnerais ? Soixante et dix francs ! » — Cent fois mĂȘme j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis restĂ©. Fumiers. » — Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie ! À M. Caron, d’Argueil, une mĂ©daille d’or ! » — Car jamais je n’ai trouvĂ© dans la sociĂ©tĂ© de personne un charme aussi complet. À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! » — Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir. Pour un bĂ©lier mĂ©rinos
 » — Mais vous m’oublierez, j’aurai passĂ© comme une ombre. À M. Belot, de Notre-Dame
 » — Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensĂ©e, dans votre vie ? Race porcine, prix ex ĂŠquo Ă  {{MM.LehĂ©rissĂ© et Cullembourg ; soixante francs ! » Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frĂ©missante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volĂ©e ; mais, soit qu’elle essayĂąt de la dĂ©gager ou bien qu’elle rĂ©pondĂźt Ă  cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria — Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous ĂȘtes bonne ! Vous comprenez que je suis Ă  vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple ! Un coup de vent qui arriva par les fenĂȘtres fronça le tapis de la table, et, sur la place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevĂšrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent. Emploi de tourteaux de graines olĂ©agineuses », continua le prĂ©sident. Il se hĂątait Engrais flamand, — culture du lin, — drainage, — baux Ă  longs termes, — services de domestiques. » Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un dĂ©sir suprĂȘme faisait frissonner leurs lĂšvres sĂšches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-GuerriĂšre, pour cinquante-quatre ans de service dans la mĂȘme ferme, une mĂ©daille d’argent – du prix de vingt-cinq francs ! » OĂč est-elle, Catherine Leroux ? » rĂ©pĂ©ta le Conseiller. Elle ne se prĂ©sentait pas, et l’on entendait des voix qui chuchotaient — Vas-y ! — Non. — À gauche ! — N’aie pas peur ! — Ah ! qu’elle est bĂȘte ! — Enfin y est-elle ? s’écria Tuvache. — Oui !
 la voilĂ  ! — Qu’elle approche donc ! Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vĂȘtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entourĂ© d’un bĂ©guin sans bordure, Ă©tait plus plissĂ© de rides qu’une pomme de reinette flĂ©trie, et des manches de sa camisole rouge dĂ©passaient deux longues mains, Ă  articulations noueuses. La poussiĂšre des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroĂ»tĂ©es, Ă©raillĂ©es, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincĂ©es d’eau claire ; et, Ă  force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour prĂ©senter d’elles-mĂȘmes l’humble tĂ©moignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigiditĂ© monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pĂąle. Dans la frĂ©quentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placiditĂ©. C’était la premiĂšre fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et, intĂ©rieurement effarouchĂ©e par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois Ă©panouis, ce demi-siĂšcle de servitude. — Approchez, vĂ©nĂ©rable Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux ! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du prĂ©sident la liste des laurĂ©ats. Et tour Ă  tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il rĂ©pĂ©tait d’un ton paternel — Approchez, approchez ! — Êtes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil. Et il se mit lĂ  lui crier dans l’oreille — Cinquante-quatre ans de service ! Une mĂ©daille d’argent ! Vingt-cinq francs ! C’est pour vous. Puis, quand elle eut sa mĂ©daille, elle la considĂ©ra. Alors un sourire de bĂ©atitude se rĂ©pandit sur sa figure, et on l’entendit qui marmottait en s’en allant — Je la donnerai au curĂ© de chez nous, pour qu’il me dise des messes. — Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire. La sĂ©ance Ă©tait finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours Ă©taient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume les maĂźtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient Ă  l’étable, une couronne verte entre les cornes. Cependant les gardes nationaux Ă©taient montĂ©s au premier Ă©tage de la mairie, avec des brioches embrochĂ©es Ă  leurs baĂŻonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Mme Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se sĂ©parĂšrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure du banquet. Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on Ă©tait si tassĂ©, que l’on avait peine Ă  remuer les coudes, et les planches Ă©troites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur blanchĂątre, comme la buĂ©e d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyĂ© contre le calicot de la tente, pensait si fort Ă  Emma, qu’il n’entendait rien. DerriĂšre lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur rĂ©pondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans sa pensĂ©e, malgrĂ© les accroissements de la rumeur. Il rĂȘvait Ă  ce qu’elle avait dit et Ă  la forme de ses lĂšvres ; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journĂ©es d’amour se dĂ©roulaient Ă  l’infini dans les perspectives de l’avenir. Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle Ă©tait avec son mari, Mme Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusĂ©es perdues ; et, Ă  chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire Ă  Binet des recommandations. Les piĂšces pyrotechniques envoyĂ©es Ă  l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excĂšs de prĂ©caution, Ă©tĂ© enfermĂ©es dans sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guĂšre, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complĂštement. De temps Ă  autre, il partait une pauvre chandelle romaine ; alors la foule bĂ©ante poussait une clameur oĂč se mĂȘlait le cri des femmes Ă  qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscuritĂ©. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre l’épaule de Charles ; puis, le menton levĂ©, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusĂ©es. Rodolphe la contemplait Ă  la lueur des lampions qui brĂ»laient. Ils s’éteignirent peu Ă  peu. Les Ă©toiles s’allumĂšrent. Quelques gouttes de pluie vinrent Ă  tomber. Elle noua son fichu sur sa tĂȘte nue. À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l’auberge. Son cocher, qui Ă©tait ivre, s’assoupit tout Ă  coup ; et l’on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le tangage des soupentes. — En vĂ©ritĂ©, dit l’apothicaire, on devrait bien sĂ©vir contre l’ivresse ! Je voudrais que l’on inscrivĂźt, hebdomadairement, Ă  la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiquĂ©s avec des alcools. D’ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait lĂ  comme des annales patentes qu’on irait au besoin
 Mais excusez. Et il courut encore vers le capitaine. Celui-ci rentrait Ă  sa maison. Il allait revoir son tour. — Peut-ĂȘtre ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d’envoyer un de vos hommes ou d’aller vous-mĂȘme
 — Laissez-moi donc tranquille, rĂ©pondit le percepteur, puisqu’il n’y a rien ! — Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il fut revenu prĂšs de ses amis. M. Binet m’a certifiĂ© que les mesures Ă©taient prises. Nulle flammĂšche ne sera tombĂ©e. Les pompes sont pleines. Allons dormir. — Ma foi ! j’en ai besoin, fit Mme Homais qui bĂąillait considĂ©rablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour notre fĂȘte une bien belle journĂ©e. Rodolphe rĂ©pĂ©ta d’une voix basse et avec un regard tendre — Oh ! oui, bien belle ! Et, s’étant saluĂ©s, on se tourna le dos. Deux jours aprĂšs, dans le Fanal de Rouen, il y avait un grand article sur les comices. Homais l’avait composĂ©, de verve, dĂšs le lendemain Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes ? OĂč courait cette foule, comme les flots d’une mer en furie, sous les torrents d’un soleil tropical qui rĂ©pandait sa chaleur sur nos guĂ©rets ? » Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez ! Du courage ! lui criait-il ; mille rĂ©formes sont indispensables, accomplissons-les. » Puis, abordant l’entrĂ©e du Conseiller, il n’oubliait point l’air martial de notre milice », ni nos plus sĂ©millantes villageoises », ni les vieillards Ă  tĂȘte chauve, sorte de patriarches qui Ă©taient lĂ , et dont quelques-uns, dĂ©bris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cƓurs au son mĂąle des tambours. » Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et mĂȘme il rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyĂ© un MĂ©moire sur le cidre Ă  la SociĂ©tĂ© d’agriculture. Quand il arrivait Ă  la distribution des rĂ©compenses, il dĂ©peignait la joie des laurĂ©ats en traits dithyrambiques. Le pĂšre embrassait son fils, le frĂšre le frĂšre, l’époux l’épouse. Plus d’un montrait avec orgueil son humble mĂ©daille, et sans doute, revenu chez lui, prĂšs de sa bonne mĂ©nagĂšre, il l’aura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa chaumine. Vers six heures, un banquet, dressĂ© dans l’herbage de M. LiĂ©geard, a rĂ©uni les principaux assistants de la fĂȘte. La plus grande cordialitĂ© n’a cessĂ© d’y rĂ©gner. Divers toasts ont Ă©tĂ© portĂ©s M. Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, au prĂ©fet ! M. Derozerays, Ă  l’agriculture ! M. Homais, Ă  l’industrie et aux beaux-arts, ces deux sƓurs ! M. Leplichey, aux amĂ©liorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout Ă  coup illuminĂ© les airs. On eĂ»t dit un vĂ©ritable kalĂ©idoscope, un vrai dĂ©cor d’OpĂ©ra, et un moment notre petite localitĂ©, a pu se croire transportĂ©e au milieu d’un rĂȘve des Mille et une nuits. Constatons qu’aucun Ă©vĂ©nement fĂącheux n’est venu troubler cette rĂ©union de famille. » Et il ajoutait On y a seulement remarquĂ© l’absence du clergĂ©. Sans doute les sacristies entendent le progrĂšs d’une autre maniĂšre. Libre Ă  vous, messieurs de Loyola ! » IX S ix semaines s’écoulĂšrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut. Il s’était dit, le lendemain des comices — N’y retournons pas de sitĂŽt, ce serait une faute. Et, au bout de la semaine, il Ă©tait parti pour la chasse. AprĂšs la chasse, il avait songĂ© qu’il Ă©tait trop tard, puis il fit ce raisonnement — Mais, si du premier jour, elle m’a aimĂ©, elle doit, par l’impatience de me revoir, m’aimer davantage. Continuons donc ! Et il comprit que son calcul avait Ă©tĂ© bon, lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pĂąlir. Elle Ă©tait seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, Ă©paississaient le crĂ©puscule, et la dorure du baromĂštre, sur qui frappait un rayon de soleil, Ă©talait des feux dans la glace, entre les dĂ©coupures du polypier. Rodolphe resta debout ; et Ă  peine si Emma rĂ©pondit Ă  ses premiĂšres phrases de politesse. — Moi, dit-il, j’ai eu des affaires. J’ai Ă©tĂ© malade. — Gravement ? s’écria-t-elle. — Eh bien, fit Rodolphe en s’asseyant Ă  ses cĂŽtĂ©s sur un tabouret, non !
 C’est que je n’ai pas voulu revenir. — Pourquoi ? — Vous ne devinez pas ? Il la regarda encore une fois, mais d’une façon si violente qu’elle baissa la tĂȘte en rougissant. Il reprit — Emma
 — Monsieur ! fit-elle en s’écartant un peu. — Ah ! vous voyez bien, rĂ©pliqua-t-il d’une voix mĂ©lancolique, que j’avais raison de vouloir ne pas revenir ; car ce nom, ce nom qui remplit mon Ăąme et qui m’est Ă©chappĂ©, vous me l’interdisez ! Madame Bovary !
 Eh ! tout le monde vous appelle comme cela !
 Ce n’est pas votre nom, d’ailleurs ; c’est le nom d’un autre ! Il rĂ©pĂ©ta — D’un autre ! Et il se cacha la figure entre les mains. — Oui, je pense Ă  vous continuellement !
 Votre souvenir me dĂ©sespĂšre ! Ah ! pardon !
 Je vous quitte
 Adieu !
 J’irai loin
, si loin, que vous n’entendrez plus parler de moi !
 Et cependant
, aujourd’hui
, je ne sais quelle force encore m’a poussĂ© vers vous ! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne rĂ©siste point au sourire des anges ! on se laisse entraĂźner par ce qui est beau, charmant, adorable ! C’était la premiĂšre fois qu’Emma s’entendait dire ces choses ; et son orgueil, comme quelqu’un qui se dĂ©lasse dans une Ă©tuve, s’étirait mollement et tout entier Ă  la chaleur de ce langage. — Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n’ai pu vous voir, ah ! du moins j’ai bien contemplĂ© ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, j’arrivais jusqu’ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient Ă  votre fenĂȘtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait Ă  travers les carreaux, dans l’ombre. Ah ! vous ne saviez guĂšre qu’il y avait lĂ , si prĂšs et si loin, un pauvre misĂ©rable
 Elle se tourna vers lui avec un sanglot. — Oh ! vous ĂȘtes bon ! dit-elle. — Non, je vous aime, voilĂ  tout ! Vous n’en doutez pas ! Dites-le-moi ; un mot ! un seul mot ! Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu’à terre ; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il s’en aperçut, n’était pas fermĂ©e. — Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie ! C’était de visiter sa maison ; il dĂ©sirait la connaĂźtre ; et, Mme Bovary n’y voyant point d’inconvĂ©nient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra. — Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe. Le mĂ©decin, flattĂ© de ce titre inattendu, se rĂ©pandit en obsĂ©quiositĂ©s, et l’autre en profita pour se remettre un peu. — Madame m’entretenait, fit-il donc, de sa santé  Charles l’interrompit il avait mille inquiĂ©tudes, en effet ; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si l’exercice du cheval ne serait pas bon. — Certes ! excellent, parfait !
 VoilĂ  une idĂ©e ! Tu devrais la suivre. Et, comme elle objectait qu’elle n’avait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un ; elle refusa ses offres ; il n’insista pas ; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, l’homme Ă  la saignĂ©e, Ă©prouvait toujours des Ă©tourdissements. — J’y passerai, dit Bovary. — Non, non, je vous l’enverrai ; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous. — Ah ! fort bien. Je vous remercie. Et, dĂšs qu’ils furent seuls — Pourquoi n’acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses ? Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et dĂ©clara finalement que cela peut-ĂȘtre semblerait drĂŽle. — Ah ! je m’en moque pas mal ! dit Charles en faisant une pirouette. La santĂ© avant tout ! Tu as tort ! — Eh ! comment veux-tu que je monte Ă  cheval, puisque je n’ai pas d’amazone ? — Il faut t’en commander une ! rĂ©pondit-il. L’amazone la dĂ©cida. Quand le costume fut prĂȘt, Charles Ă©crivit Ă  M. Boulanger que sa femme Ă©tait Ă  sa disposition, et qu’ils comptaient sur sa complaisance. Le lendemain, Ă  midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maĂźtre. L’un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim. Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmĂ©e de sa tournure, lorsqu’il apparut sur le palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle Ă©tait prĂȘte, elle l’attendait. Justin s’échappa de la pharmacie pour la voir, et l’apothicaire aussi se dĂ©rangea. Il faisait Ă  M. Boulanger des recommandations — Un malheur arrive si vite ! Prenez garde ! Vos chevaux peut-ĂȘtre sont fougueux ! Elle entendit du bruit au-dessus de sa tĂȘte c’était FĂ©licitĂ© qui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. L’enfant envoya de loin un baiser ; sa mĂšre lui rĂ©pondit d’un signe avec le pommeau de sa cravache. — Bonne promenade ! cria M. Homais. De la prudence, surtout ! de la prudence ! Et il agita son journal en les regardant s’éloigner. DĂšs qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop. Rodolphe galopait Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Par moments ils Ă©changeaient une parole. La figure un peu baissĂ©e, la main haute et le bras droit dĂ©ployĂ©, elle s’abandonnait Ă  la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle. Au bas de la cĂŽte, Rodolphe lĂącha les rĂȘnes ; ils partirent ensemble, d’un seul bond ; puis, en haut, tout Ă  coup, les chevaux s’arrĂȘtĂšrent, et son grand voile bleu retomba. On Ă©tait aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs s’allongeaient Ă  l’horizon, entre le contour des collines ; et d’autres, se dĂ©chirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un Ă©cartement des nuĂ©es, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d’Yonville, avec les jardins au bord de l’eau, les cours, les murs, et le clocher de l’église. Emma fermait Ă  demi les paupiĂšres pour reconnaĂźtre sa maison, et jamais ce pauvre village oĂč elle vivait ne lui avait semblĂ© si petit. De la hauteur oĂč ils Ă©taient, toute la vallĂ©e paraissait un immense lac pĂąle, s’évaporant Ă  l’air. Les massifs d’arbres, de place en place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dĂ©passaient la brume, figuraient des grĂšves que le vent remuait. À cĂŽtĂ©, sur la pelouse, entre les sapins, une lumiĂšre brune circulait dans l’atmosphĂšre tiĂšde. La terre, roussĂątre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas ; et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombĂ©es. Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisiĂšre du bois. Elle se dĂ©tournait de temps Ă  autre, afin d’éviter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignĂ©s, dont la succession continue l’étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait. Au moment oĂč ils entrĂšrent dans la forĂȘt, le soleil parut. — Dieu nous protĂšge ! dit Rodolphe. — Vous croyez ? fit-elle. — Avançons ! avançons ! reprit-il. Il claqua de la langue. Les deux bĂȘtes couraient. De longues fougĂšres, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait Ă  mesure. D’autres fois, pour Ă©carter les branches, il passait prĂšs d’elle, et Emma sentait son genou lui frĂŽler la jambe. Le ciel Ă©tait devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyĂšres tout en fleurs ; et des nappes violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui Ă©taient gris, fauves ou dorĂ©s, selon la diversitĂ© des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui s’envolaient dans les chĂȘnes. Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les orniĂšres. Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portĂąt relevĂ©e par la queue, et Rodolphe, marchant derriĂšre elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la dĂ©licatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nuditĂ©. Elle s’arrĂȘta. — Je suis fatiguĂ©e, dit-elle. — Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage ! Puis, cent pas plus loin, elle s’arrĂȘta de nouveau ; et, Ă  travers son voile, qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuĂątre, comme si elle eĂ»t nagĂ© sous des flots d’azur. — OĂč allons-nous donc ? Il ne rĂ©pondit rien. Elle respirait d’une façon saccadĂ©e. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache. Ils arrivĂšrent Ă  un endroit plus large, oĂč l’on avait abattu des baliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversĂ©, et Rodolphe se mit Ă  lui parler de son amour. Il ne l’effraya point d’abord par des compliments. Il fut calme, sĂ©rieux, mĂ©lancolique. Emma l’écoutait la tĂȘte basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre. Mais, Ă  cette phrase — Est-ce que nos destinĂ©es maintenant ne sont pas communes ? — Eh non ! rĂ©pondit-elle. Vous le savez bien. C’est impossible. Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s’arrĂȘta. Puis, l’ayant considĂ©rĂ© quelques minutes d’un Ɠil amoureux et tout humide, elle dit vivement — Ah ! tenez, n’en parlons plus
 OĂč sont les chevaux ? Retournons. Il eut un geste de colĂšre et d’ennui. Elle rĂ©pĂ©ta — OĂč sont les chevaux ? oĂč sont les chevaux ? Alors, souriant d’un sourire Ă©trange et la prunelle fixe, les dents serrĂ©es, il s’avança en Ă©cartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait — Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons. — Puisqu’il le faut, reprit-il en changeant de visage. Et il redevint aussitĂŽt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils s’en retournĂšrent. Il disait — Qu’aviez-vous donc ? Pourquoi ? Je n’ai pas compris ! Vous vous mĂ©prenez, sans doute ? Vous ĂȘtes dans mon Ăąme comme une madone sur un piĂ©destal, Ă  une place haute, solide et immaculĂ©e. Mais j’ai besoin de vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensĂ©e. Soyez mon amie, ma sƓur, mon ange ! Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tĂąchait de se dĂ©gager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant. Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage. — Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez ! Il l’entraĂźna plus loin, autour d’un petit Ă©tang, oĂč des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nĂ©nuphars flĂ©tris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher. — J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre. — Pourquoi ?
 Emma ! Emma ! — Oh ! Rodolphe !
 fit lentement la jeune femme en se penchant sur son Ă©paule. Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir et, dĂ©faillante, tout en pleurs, avec un long frĂ©missement et se cachant la figure, elle s’abandonna. Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui Ă©blouissait les yeux. Çà et lĂ , tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent Ă©parpillĂ© leurs plumes. Le silence Ă©tait partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cƓur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delĂ  du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongĂ©, une voix qui se traĂźnait, et elle l’écoutait silencieusement, se mĂȘlant comme une musique aux derniĂšres vibrations de ses nerfs Ă©mus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassĂ©e. Ils s’en revinrent Ă  Yonville, par le mĂȘme chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, cĂŽte Ă  cĂŽte, et les mĂȘmes buissons, les mĂȘmes cailloux dans l’herbe. Rien autour d’eux n’avait changĂ© ; et pour elle, cependant, quelque chose Ă©tait survenu de plus considĂ©rable que si les montagnes se fussent dĂ©placĂ©es. Rodolphe, de temps Ă  autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser. Elle Ă©tait charmante, Ă  cheval ! Droite, avec sa taille mince, le genou pliĂ© sur la criniĂšre de sa bĂȘte et un peu colorĂ©e par le grand air, dans la rougeur du soir. En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavĂ©s. On la regardait des fenĂȘtres. Son mari, au dĂźner, lui trouva bonne mine ; mais elle eut l’air de ne pas l’entendre lorsqu’il s’informa de sa promenade ; et elle restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui brĂ»laient. — Emma ! dit-il. — Quoi ? — Eh bien, j’ai passĂ© cette aprĂšs-midi chez M. Alexandre ; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnĂ©e seulement, et qu’on aurait, je suis sĂ»r, pour une centaine d’écus
 Il ajouta — Pensant mĂȘme que cela te serait agrĂ©able, je l’ai retenue
, je l’ai achetĂ©e
 Ai-je bien fait ? Dis-moi donc. Elle remua la tĂȘte en signe d’assentiment ; puis, un quart d’heure aprĂšs — Sors-tu ce soir ? demanda-t-elle. — Oui. Pourquoi ? — Oh ! rien, rien, mon ami. Et, dĂšs qu’elle fut dĂ©barrassĂ©e de Charles, elle monta s’enfermer dans sa chambre. D’abord, ce fut comme un Ă©tourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossĂ©s, Rodolphe, et elle sentait encore l’étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frĂ©missait et que les joncs sifflaient. Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil Ă©pandu sur sa personne la transfigurait. Elle se rĂ©pĂ©tait J’ai un amant ! un amant ! » se dĂ©lectant Ă  cette idĂ©e comme Ă  celle d’une autre pubertĂ© qui lui serait survenue. Elle allait donc possĂ©der enfin ces joies de l’amour, cette fiĂšvre du bonheur dont elle avait dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux oĂč tout serait passion, extase, dĂ©lire ; une immensitĂ© bleuĂątre l’entourait, les sommets du sentiment Ă©tincelaient sous sa pensĂ©e, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs. Alors elle se rappela les hĂ©roĂŻnes des livres qu’elle avait lus, et la lĂ©gion lyrique de ces femmes adultĂšres se mit Ă  chanter dans sa mĂ©moire avec des voix de sƓurs qui la charmaient. Elle devenait elle-mĂȘme comme une partie vĂ©ritable de ces imaginations et rĂ©alisait la longue rĂȘverie de sa jeunesse, en se considĂ©rant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant enviĂ©. D’ailleurs, Emma Ă©prouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiĂ©tude, sans trouble. La journĂ©e du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe l’interrompait par ses baisers ; et elle lui demandait, en le contemplant les paupiĂšres Ă  demi closes, de l’appeler encore par son nom et de rĂ©pĂ©ter qu’il l’aimait. C’était dans la forĂȘt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en Ă©taient de paille et le toit descendait si bas, qu’il fallait se tenir courbĂ©. Ils Ă©taient assis l’un contre l’autre, sur un lit de feuilles sĂšches. À partir de ce jour-lĂ , ils s’écrivirent rĂ©guliĂšrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, prĂšs de la riviĂšre, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l’y chercher et en plaçait une autre, qu’elle accusait toujours d’ĂȘtre trop courte. Un matin, que Charles Ă©tait sorti dĂšs avant l’aube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe Ă  l’instant. On pouvait arriver promptement Ă  la Huchette, y rester une heure et ĂȘtre rentrĂ© dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idĂ©e la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientĂŽt au milieu de la prairie, oĂč elle marchait Ă  pas rapides, sans regarder derriĂšre elle. Le jour commençait Ă  paraĂźtre. Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes Ă  queue-d’aronde se dĂ©coupaient en noir sur le crĂ©puscule pĂąle. AprĂšs la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait ĂȘtre le chĂąteau. Elle y entra, comme si les murs, Ă  son approche, se fussent Ă©cartĂ©s d’eux-mĂȘmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche d’une porte, et tout Ă  coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. C’était Rodolphe. Elle poussa un cri. — Te voilĂ  ! te voilĂ  ! rĂ©pĂ©tait-il. Comment as-tu fait pour venir ?
 Ah ! ta robe est mouillĂ©e ! — Je t’aime ! rĂ©pondit-elle en lui passant les bras autour du cou. Cette premiĂšre audace lui ayant rĂ©ussi, chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma s’habillait vite et descendait Ă  pas de loup le perron qui conduisait au bord de l’eau. Mais, quand la planche aux vaches Ă©tait levĂ©e, il fallait suivre les murs qui longeaient la riviĂšre ; la berge Ă©tait glissante ; elle s’accrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flĂ©tries. Puis elle prenait Ă  travers des champs en labour, oĂč elle enfonçait, trĂ©buchait et empĂȘtrait ses bottines minces. Son foulard, nouĂ© sur sa tĂȘte, s’agitait au vent dans les herbages ; elle avait peur des bƓufs, elle se mettait Ă  courir ; elle arrivait essoufflĂ©e, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sĂšve, de verdure et de grand air. Rodolphe, Ă  cette heure-lĂ , dormait encore. C’était comme une matinĂ©e de printemps qui entrait dans sa chambre. Les rideaux jaunes, le long des fenĂȘtres, laissaient passer doucement une lourde lumiĂšre blonde. Emma tĂątonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosĂ©e suspendues Ă  ses bandeaux faisaient comme une aurĂ©ole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, l’attirait Ă  lui et il la prenait sur son cƓur. Ensuite, elle examinait l’appartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir Ă  barbe. Souvent mĂȘme, elle mettait entre ses dents le tuyau d’une grosse pipe qui Ă©tait sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, prĂšs d’une carafe d’eau. Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux. Alors Emma pleurait ; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir Ă  l’improviste, il fronça le visage comme quelqu’un de contrariĂ©. — Qu’as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi ! Enfin il dĂ©clara, d’un air sĂ©rieux, que ses visites devenaient imprudentes et qu’elle se compromettait. X P eu Ă  peu, ces craintes de Rodolphe la gagnĂšrent. L’amour l’avait enivrĂ©e d’abord, et elle n’avait songĂ© Ă  rien au delĂ . Mais, Ă  prĂ©sent qu’il Ă©tait indispensable Ă  sa vie, elle craignait d’en perdre quelque chose, ou mĂȘme qu’il ne fĂ»t troublĂ©. Quand elle s’en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, Ă©piant chaque forme qui passait Ă  l’horizon et chaque lucarne du village d’oĂč l’on pouvait l’apercevoir. Elle Ă©coutait les pas, les cris, le bruit des charrues ; et elle s’arrĂȘtait plus blĂȘme et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tĂȘte. Un matin, qu’elle s’en retournait ainsi, elle crut distinguer tout Ă  coup le long canon d’une carabine qui semblait la tenir en joue. Il dĂ©passait obliquement le bord d’un petit tonneau, Ă  demi enfoui entre les herbes, sur la marge d’un fossĂ©. Emma, prĂȘte Ă  dĂ©faillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables Ă  boudin qui se dressent du fond des boĂźtes. Il avait des guĂȘtres bouclĂ©es jusqu’aux genoux, sa casquette enfoncĂ©e jusqu’aux yeux, les lĂšvres grelottantes et le nez rouge. C’était le capitaine Binet, Ă  l’affĂ»t des canards sauvages. — Vous auriez dĂ» parler de loin ! s’écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir. Le percepteur, par lĂ , tĂąchait de dissimuler la crainte qu’il venait d’avoir ; car, un arrĂȘtĂ© prĂ©fectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement qu’en bateau, M. Binet, malgrĂ© son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il Ă  chaque minute entendre arriver le garde champĂȘtre. Mais cette inquiĂ©tude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il s’applaudissait de son bonheur et de sa malice. À la vue d’Emma, il parut soulagĂ© d’un grand poids, et aussitĂŽt, entamant la conversation — Il ne fait pas chaud, ça pique ! Emma ne rĂ©pondit rien. Il poursuivit — Et vous voilĂ  sortie de bien bonne heure ? — Oui, dit-elle en balbutiant ; je viens de chez la nourrice oĂč est mon enfant. — Ah ! fort bien ! fort bien ! Quant Ă  moi, tel que vous me voyez, dĂšs la pointe du jour je suis lĂ  ; mais le temps est si crassineux, qu’à moins d’avoir la plume juste au bout
 — Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons. — Serviteur, madame, reprit-il d’un ton sec. Et il rentra dans son tonneau. Emma se repentit d’avoir quittĂ© si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures dĂ©favorables. L’histoire de la nourrice Ă©tait la pire excuse, tout le monde sachant bien Ă  Yonville que la petite Bovary, depuis un an, Ă©tait revenue chez ses parents. D’ailleurs, personne n’habitait aux environs ; ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette ; Binet donc avait devinĂ© d’oĂč elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c’était certain ! Elle resta jusqu’au soir Ă  se torturer l’esprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbĂ©cile Ă  carnassiĂšre. Charles, aprĂšs le dĂźner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien ; et la premiĂšre personne qu’elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur ! Il Ă©tait debout devant le comptoir, Ă©clairĂ© par la lumiĂšre du bocal rouge, et il disait — Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol. — Justin, cria l’apothicaire, apporte-nous l’acide sulfurique. Puis, Ă  Emma, qui voulait monter dans l’appartement de Mme Homais — Non, restez, ce n’est pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poĂȘle en attendant
 Excusez-moi
 Bonjour, docteur car le pharmacien se plaisait beaucoup Ă  prononcer ce mot docteur, comme si en l’adressant Ă  un autre, il eĂ»t fait rejaillir sur lui-mĂȘme quelque chose de la pompe qu’il y trouvait
 Mais prends garde de renverser les mortiers ! va plutĂŽt chercher les chaises de la petite salle ; tu sais bien qu’on ne dĂ©range pas les fauteuils du salon. Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se prĂ©cipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d’acide de sucre. — Acide de sucre ? fit le pharmacien dĂ©daigneusement. Je ne connais pas, j’ignore ! Vous voulez peut-ĂȘtre de l’acide oxalique ? C’est oxalique, n’est-il pas vrai ? Binet expliqua qu’il avait besoin d’un mordant pour composer lui-mĂȘme une eau de cuivre avec quoi dĂ©rouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit Ă  dire — En effet, le temps n’est pas propice, Ă  cause de l’humiditĂ©. — Cependant, reprit le percepteur d’un air finaud, il y a des personnes qui s’en arrangent. Elle Ă©touffait. — Donnez-moi encore
 — Il ne s’en ira donc jamais ! pensait-elle. — Une demi-once d’arcanson et de tĂ©rĂ©benthine, quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s’il vous plaĂźt, pour nettoyer les cuirs vernis de mon Ă©quipement. L’apothicaire commençait Ă  tailler de la cire, quand Mme Homais parut avec Irma dans ses bras, NapolĂ©on Ă  ses cĂŽtĂ©s et Athalie qui la suivait. Elle alla s’asseoir sur le banc de velours contre la fenĂȘtre, et le gamin s’accroupit sur un tabouret, tandis que sa sƓur aĂźnĂ©e rĂŽdait autour de la boĂźte Ă  jujube, prĂšs de son petit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des Ă©tiquettes, il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui ; et l’on entendait seulement de temps Ă  autre tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils Ă  son Ă©lĂšve. — Comment va votre jeune personne ? demanda tout Ă  coup Mme Homais. — Silence ! exclama son mari, qui Ă©crivait des chiffres sur le cahier de brouillons. — Pourquoi ne l’avez-vous pas amenĂ©e ? reprit-elle Ă  demi-voix. — Chut ! chut ! fit Emma en dĂ©signant du doigt l’apothicaire. Mais Binet, tout entier Ă  la lecture de l’addition, n’avait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, dĂ©barrassĂ©e, poussa un grand soupir. — Comme vous respirez fort ! dit Mme Homais. — Ah ! c’est qu’il fait un peu chaud, rĂ©pondit-elle. Ils avisĂšrent donc, le lendemain, Ă  organiser leurs rendez-vous ; Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau ; mais il eĂ»t mieux valu dĂ©couvrir Ă  Yonville quelque maison discrĂšte. Rodolphe promit d’en chercher une. Pendant tout l’hiver, trois ou quatre fois la semaine, Ă  la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprĂšs, avait retirĂ© la clef de la barriĂšre, que Charles crut perdue. Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignĂ©e de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n’en finissait pas. Elle se dĂ©vorait d’impatience ; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent fait sauter par les fenĂȘtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit ; puis, elle prenait un livre et continuait Ă  lire fort tranquillement, comme si la lecture l’eĂ»t amusĂ©e. Mais Charles, qui Ă©tait au lit, l’appelait pour se coucher. — Viens donc, Emma, disait-il, il est temps. — Oui, j’y vais ! rĂ©pondait-elle. Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournait vers le mur et s’endormait. Elle s’échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, dĂ©shabillĂ©e. Rodolphe avait un grand manteau ; il l’en enveloppait tout entiĂšre, et, passant le bras autour de sa taille, il l’entraĂźnait sans parler jusqu’au fond du jardin. C’était sous la tonnelle, sur ce mĂȘme banc de bĂątons pourris oĂč autrefois LĂ©on la regardait si amoureusement, durant les soirs d’étĂ©. Elle ne pensait guĂšre Ă  lui maintenant. Les Ă©toiles brillaient Ă  travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derriĂšre eux la riviĂšre qui coulait, et, de temps Ă  autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs d’ombre, çà et lĂ , se bombaient dans l’obscuritĂ©, et parfois, frissonnant tous d’un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme d’immenses vagues noires qui se fussent avancĂ©es pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait s’étreindre davantage ; les soupirs de leurs lĂšvres leur semblaient plus forts ; leurs yeux, qu’ils entrevoyaient Ă  peine, leur paraissaient plus grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur Ăąme avec une sonoritĂ© cristalline et qui s’y rĂ©percutaient en vibrations multipliĂ©es. Lorsque la nuit Ă©tait pluvieuse, ils s’allaient rĂ©fugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait cachĂ© derriĂšre les livres. Rodolphe s’installait lĂ  comme chez lui. La vue de la bibliothĂšque et du bureau, de tout l’appartement enfin, excitait sa gaietĂ© ; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantitĂ© de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eĂ»t dĂ©sirĂ© le voir plus sĂ©rieux, et mĂȘme plus dramatique Ă  l’occasion, comme cette fois oĂč elle crut entendre dans l’allĂ©e un bruit de pas qui s’approchaient. — On vient ! dit-elle. Il souffla la lumiĂšre. — As-tu tes pistolets ? — Pourquoi ? — Mais
 pour te dĂ©fendre, reprit Emma. — Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon ! Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait Je l’écraserais d’une chiquenaude. » Elle fut Ă©bahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentĂźt une sorte d’indĂ©licatesse et de grossiĂšretĂ© naĂŻve qui la scandalisa. Rodolphe rĂ©flĂ©chit beaucoup Ă  cette histoire de pistolets. Si elle avait parlĂ© sĂ©rieusement, cela Ă©tait fort ridicule, pensait-il, odieux mĂȘme, car il n’avait, lui, aucune raison de haĂŻr ce bon Charles, n’étant pas ce qui s’appelle dĂ©vorĂ© de jalousie ; — et, Ă  ce propos, Emma lui avait fait un grand serment qu’il ne trouvait pas non plus du meilleur goĂ»t. D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu Ă©changer des miniatures, on s’était coupĂ© des poignĂ©es de cheveux, et elle demandait Ă  prĂ©sent une bague, un vĂ©ritable anneau de mariage, en signe d’alliance Ă©ternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature ; puis elle l’entretenait de sa mĂšre, Ă  elle, et de sa mĂšre, Ă  lui. Rodolphe l’avait perdue depuis vingt ans. Emma, nĂ©anmoins, l’en consolait avec des miĂšvreries de langage, comme on eĂ»t fait Ă  un marmot abandonnĂ©, et mĂȘme lui disait quelquefois, en regardant la lune — Je suis sĂ»re que lĂ -haut, ensemble, elles approuvent notre amour. Mais elle Ă©tait si jolie ! il en avait possĂ©dĂ© si peu d’une candeur pareille ! Cet amour sans libertinage Ă©tait pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait Ă  la fois son orgueil et sa sensualitĂ©. L’exaltation d’Emma, que son bon sens bourgeois dĂ©daignait, lui semblait, au fond du cƓur, charmante, puisqu’elle s’adressait Ă  sa personne. Alors, sĂ»r d’ĂȘtre aimĂ©, il ne se gĂȘna pas, et insensiblement ses façons changĂšrent. Il n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces vĂ©hĂ©mentes caresses qui la rendaient folle ; si bien que leur grand amour, oĂč elle vivait plongĂ©e, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n’y voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indiffĂ©rence. Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cĂ©dĂ© ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chĂ©rir davantage. L’humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptĂ©s tempĂ©raient. Ce n’était pas de l’attachement, c’était comme une sĂ©duction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur. Les apparences, nĂ©anmoins, Ă©taient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant rĂ©ussi Ă  conduire l’adultĂšre selon sa fantaisie ; et, au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, l’un vis-Ă -vis de l’autre, comme deux mariĂ©s qui entretiennent tranquillement une flamme domestique. C’était l’époque oĂč le pĂšre Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes Mes chĂšrs Enfants, J’espĂšre que la prĂ©sente vous trouvera en bonne santĂ© et que celui-lĂ  vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plus mollet, si j’ose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, Ă  moins que vous ne teniez de prĂ©fĂ©rence aux picots, et renvoyez-moi la bourriche, s’il vous plaĂźt, avec les deux anciennes. J’ai eu un malheur Ă  ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort, s’est envolĂ©e dans les arbres. La rĂ©colte non plus n’a pas Ă©tĂ© trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j’irai vous voir. Ça m’est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma ! » Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eĂ»t laissĂ© tomber sa plume pour rĂȘver quelque temps. Quant Ă  moi, je vais bien, sauf un rhume que j’ai attrapĂ© l’autre jour Ă  la foire d’Yvetot, oĂč j’étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande dĂ©licatesse de bouche. Comme on est Ă  plaindre avec tous ces brigands-lĂ  ! Du reste, c’était aussi un malhonnĂȘte. J’ai appris d’un colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, s’est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m’étonne pas, et il m’a montrĂ© sa dent ; nous avons pris un cafĂ© ensemble. Je lui ai demandĂ© s’il t’avait vue, il m’a dit que non, mais qu’il avait vu dans l’écurie deux animaux, d’oĂč je conclus que le mĂ©tier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable. Il me fait deuil de ne pas connaĂźtre encore ma bien-aimĂ©e petite-fille Berthe Bovary. J’ai plantĂ© pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d’avoine, et je ne veux pas qu’on y touche, si ce n’est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l’armoire, Ă  son intention, quand elle viendra. Adieu, mes chers enfants. Je t’embrasse, ma fille, vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues. Je suis, avec bien des compliments, Votre tendre pĂšre, ThĂ©odore Rouault. » Elle resta quelques minutes Ă  tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensĂ©e douce qui caquetait tout au travers comme une poule Ă  demi cachĂ©e dans une haie d’épines. On avait sĂ©chĂ© l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussiĂšre grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son pĂšre se courbant vers l’ñtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprĂšs de lui, sur l’escabeau, dans la cheminĂ©e, quand elle faisait brĂ»ler le bout d’un bĂąton Ă  la grande flamme des joncs marins qui pĂ©tillaient !
 Elle se rappela des soirs d’étĂ© tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient
 Il y avait sous sa fenĂȘtre une ruche Ă  miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumiĂšre, frappaient contre les carreaux comme des balles d’or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-lĂ  ! quelle libertĂ© ! quel espoir ! quelle abondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant ! Elle en avait dĂ©pensĂ© Ă  toutes les aventures de son Ăąme, par toutes les conditions successives, dans la virginitĂ©, dans le mariage et dans l’amour ; — les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse Ă  toutes les auberges de la route. Mais qui donc la rendait si malheureuse ? oĂč Ă©tait la catastrophe extraordinaire qui l’avait bouleversĂ©e ? Et elle releva la tĂȘte, regardant autour d’elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir. Un rayon d’avril chatoyait sur les porcelaines de l’étagĂšre ; le feu brĂ»lait ; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis ; le jour Ă©tait blanc, l’atmosphĂšre tiĂšde, et elle entendit son enfant qui poussait des Ă©clats de rire. En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de l’herbe qu’on fanait. Elle Ă©tait couchĂ©e Ă  plat ventre, au haut d’une meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait Ă  cĂŽtĂ©, et, chaque fois qu’il s’approchait, elle se penchait en battant l’air de ses deux bras. — Amenez-la-moi ! dit sa mĂšre se prĂ©cipitant pour l’embrasser. Comme je t’aime, ma pauvre enfant ! comme je t’aime ! Puis, s’apercevant qu’elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l’eau chaude et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santĂ©, comme au retour d’un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort Ă©bahie devant cet excĂšs de tendresse. Rodolphe, le soir, la trouva plus sĂ©rieuse que d’habitude. — Cela se passera, jugea-t-il, c’est un caprice. Et il manqua consĂ©cutivement Ă  trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dĂ©daigneuse. — Ah ! tu perds ton temps, ma mignonne
 Et il eut l’air de ne point remarquer ses soupirs mĂ©lancoliques, ni le mouchoir qu’elle tirait. C’est alors qu’Emma se repentit ! Elle se demanda mĂȘme pourquoi donc elle exĂ©crait Charles, et s’il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n’offrait pas grande prise Ă  ces retours du sentiment, si bien qu’elle demeurait fort embarrassĂ©e dans sa vellĂ©itĂ© de sacrifice, lorsque l’apothicaire vint Ă  propos lui fournir une occasion. XI I l avait lu derniĂšrement l’éloge d’une nouvelle mĂ©thode pour la cure des pieds-bots ; et, comme il Ă©tait partisan du progrĂšs, il conçut cette idĂ©e patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opĂ©rations de strĂ©phopodie. — Car, disait-il Ă  Emma, que risque-t-on ? Examinez et il Ă©numĂ©rait, sur ses doigts, les avantages de la tentative ; succĂšs presque certain, soulagement et embellissement du malade, cĂ©lĂ©britĂ© vite acquise Ă  l’opĂ©rateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas dĂ©barrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’or ? Notez qu’il ne manquerait pas de raconter sa guĂ©rison Ă  tous les voyageurs, et puis Homais baissait la voix et regardait autour de lui qui donc m’empĂȘcherait d’envoyer au journal une petite note lĂ -dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circule
, on en parle
, cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ? qui sait ? En effet, Bovary pouvait rĂ©ussir ; rien n’affirmait Ă  Emma qu’il ne fĂ»t pas habile, et quelle satisfaction pour elle que de l’avoir engagĂ© Ă  une dĂ©marche d’oĂč sa rĂ©putation et sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne demandait qu’à s’appuyer sur quelque chose de plus solide que l’amour. Charles, sollicitĂ© par l’apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tĂȘte entre les mains, il s’enfonçait dans cette lecture. Tandis qu’il Ă©tudiait les Ă©quins, les varus et les valgus, c’est-Ă -dire la strĂ©phocatopodie, la strĂ©phendopodie et la strĂ©phexopodie ou, pour parler mieux, les diffĂ©rentes dĂ©viations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors, avec la strĂ©phypopodie et la strĂ©phanopodie autrement dit torsion en dessous et redressement en haut, M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon d’auberge Ă  se faire opĂ©rer. — À peine sentiras-tu, peut-ĂȘtre, une lĂ©gĂšre douleur ; c’est une simple piqĂ»re comme une petite saignĂ©e, moins que l’extirpation de certains cors. Hippolyte, rĂ©flĂ©chissant, roulait des yeux stupides. — Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas ! c’est pour toi ! par humanitĂ© pure ! Je voudrais te voir, mon ami, dĂ©barrassĂ© de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la rĂ©gion lombaire, qui, bien que tu prĂ©tendes, doit te nuire considĂ©rablement dans l’exercice de ton mĂ©tier. Alors Homais lui reprĂ©sentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et mĂȘme lui donnait Ă  entendre qu’il s’en trouverait mieux pour plaire aux femmes, et le valet d’écurie se prenait Ă  sourire lourdement. Puis il l’attaquait par la vanitĂ© — N’es-tu pas un homme, saprelotte ? Que serait-ce donc, s’il t’avait fallu servir, aller combattre sous les drapeaux ?
 Ah ! Hippolyte ! Et Homais s’éloignait, dĂ©clarant qu’il ne comprenait pas cet entĂȘtement, cet aveuglement Ă  se refuser aux bienfaits de la science. Le malheureux cĂ©da, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mĂȘlait jamais des affaires d’autrui, Mme Lefrançois, ArtĂ©mise, les voisins, et jusqu’au maire, M. Tuvache, tout le monde l’engagea, le sermonna, lui faisait honte ; mais ce qui acheva de le dĂ©cider, c’est que ça ne lui coĂ»terait rien. Bovary se chargeait mĂȘme de fournir la machine pour l’opĂ©ration. Emma avait eu l’idĂ©e de cette gĂ©nĂ©rositĂ© ; et Charles y consentit, se disant au fond du cƓur que sa femme Ă©tait un ange. Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidĂ© du serrurier, une maniĂšre de boĂźte pesant huit livres environ, et oĂč le fer, le bois, la tĂŽle, le cuir, les vis et les Ă©crous ne se trouvaient point Ă©pargnĂ©s. Cependant, pour savoir quel tendon couper Ă  Hippolyte, il fallait connaĂźtre d’abord quelle espĂšce de pied-bot il avait. Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empĂȘchait pas d’ĂȘtre tournĂ© en dedans, de sorte que c’était un Ă©quin mĂȘlĂ© d’un peu de varus, ou bien un lĂ©ger varus fortement accusĂ© d’équin. Mais, avec cet Ă©quin, large en effet comme un pied de cheval, Ă  peau rugueuse, Ă  tendons secs, Ă  gros orteils, et oĂč les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, le strĂ©phopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inĂ©gal. Il semblait mĂȘme plus vigoureux de cette jambe-lĂ  que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait contractĂ© comme des qualitĂ©s morales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, prĂ©fĂ©rablement. Or, puisque c’était un Ă©quin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte Ă  s’en prendre plus tard au muscle tibial antĂ©rieur pour se dĂ©barrasser du varus ; car le mĂ©decin n’osait d’un seul coup risquer deux opĂ©rations, et mĂȘme il tremblait dĂ©jĂ , dans la peur d’attaquer quelque rĂ©gion importante qu’il ne connaissait pas. Ni Ambroise ParĂ©, appliquant pour la premiĂšre fois depuis Celse, aprĂšs quinze siĂšcles d’intervalle, la ligature immĂ©diate d’une artĂšre ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcĂšs Ă  travers une couche Ă©paisse d’encĂ©phale ; ni Gensoul, quand il fit la premiĂšre ablation de maxillaire supĂ©rieur, n’avaient certes le cƓur si palpitant, la main si frĂ©missante, l’intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son tĂ©notome entre les doigts. Et, comme dans les hĂŽpitaux, on voyait Ă  cĂŽtĂ©, sur une table, un tas de charpie, des fils cirĂ©s, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chez l’apothicaire. C’était M. Homais qui avait organisĂ© dĂšs le matin tous ces prĂ©paratifs, autant pour Ă©blouir la multitude que pour s’illusionner lui-mĂȘme. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon Ă©tait coupĂ©, l’opĂ©ration Ă©tait finie. Hippolyte n’en revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers. — Allons, calme-toi, disait l’apothicaire, tu tĂ©moigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur ! Et il descendit conter le rĂ©sultat Ă  cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui s’imaginaient qu’Hippolyte allait reparaĂźtre marchant droit. Puis Charles, ayant bouclĂ© son malade dans le moteur mĂ©canique, s’en retourna chez lui, oĂč Emma, tout anxieuse, l’attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou ; ils se mirent Ă  table ; il mangea beaucoup, et mĂȘme il voulut, au dessert, prendre une tasse de cafĂ©, dĂ©bauche qu’il ne se permettait que le dimanche lorsqu’il y avait du monde. La soirĂ©e fut charmante, pleine de causeries, de rĂȘves en commun. Ils parlĂšrent de leur fortune future, d’amĂ©liorations Ă  introduire dans leur mĂ©nage ; il voyait sa considĂ©ration s’étendant, son bien-ĂȘtre s’augmentant, sa femme l’aimant toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraĂźchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chĂ©rissait. L’idĂ©e de Rodolphe, un moment lui passa par la tĂȘte ; mais ses yeux se reportĂšrent sur Charles elle remarqua mĂȘme avec surprise qu’il n’avait point les dents vilaines. Ils Ă©taient au lit lorsque M. Homais, malgrĂ© la cuisiniĂšre, entra tout Ă  coup dans la chambre, en tenant Ă  la main une feuille de papier fraĂźche Ă©crite. C’était la rĂ©clame qu’il destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait Ă  lire. — Lisez vous-mĂȘme, dit Bovary. Il lut — MalgrĂ© les prĂ©jugĂ©s qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un rĂ©seau, la lumiĂšre cependant commence Ă  pĂ©nĂ©trer dans nos campagnes. C’est ainsi que, mardi, notre petite citĂ© d’Yonville s’est vue le théùtre d’une expĂ©rience chirurgicale qui est en mĂȘme temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distinguĂ©s
 » — Ah ! c’est trop ! c’est trop ! disait Charles, que l’émotion suffoquait. — Mais non, pas du tout ! comment donc !
 A opĂ©rĂ© d’un pied bot
 » Je n’ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal
, tout le monde peut-ĂȘtre ne comprendrait pas ; il faut que les masses
 — En effet, dit Bovary. Continuez. — Je reprends, dit le pharmacien. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distinguĂ©s, a opĂ©rĂ© d’un pied bot le nommĂ© Hippolyte Tautain, garçon d’écurie depuis vingt-cinq ans Ă  l’hĂŽtel du Lion d’or, tenu par Mme veuve Lefrançois, sur la place d’Armes. La nouveautĂ© de la tentative et l’intĂ©rĂȘt qui s’attachait au sujet avaient attirĂ© un tel concours de population, qu’il y avait vĂ©ritablement encombrement au seuil de l’établissement. L’opĂ©ration, du reste, s’est pratiquĂ©e comme par enchantement, et Ă  peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de cĂ©der sous les efforts de l’art. Le malade, chose Ă©trange nous l’affirmons de visu n’accusa point de douleur. Son Ă©tat, jusqu’à prĂ©sent, ne laisse rien Ă  dĂ©sirer. Tout porte Ă  croire que la convalescence sera courte ; et qui sait mĂȘme si, Ă  la prochaine fĂȘte villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu d’un chƓur de joyeux drilles, et ainsi prouver Ă  tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complĂšte guĂ©rison ? Honneur donc aux savants gĂ©nĂ©reux ! honneur Ă  ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles Ă  l’amĂ©lioration ou bien au soulagement de leur espĂšce ! Honneur ! trois fois honneur ! N’est-ce pas le cas de s’écrier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront ! Mais ce que le fanatisme autrefois promettait Ă  ses Ă©lus, la science maintenant l’accomplit pour tous les hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable. » Ce qui n’empĂȘcha pas que, cinq jours aprĂšs, la mĂšre Lefrançois n’arrivĂąt tout effarĂ©e en s’écriant — Au secours ! il se meurt !
 J’en perds la tĂȘte ! Charles se prĂ©cipita vers le Lion d’or, et le pharmacien qui l’aperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-mĂȘme, haletant, rouge, inquiet, et demandant Ă  tous ceux qui montaient l’escalier — Qu’a donc notre intĂ©ressant strĂ©phopode ? Il se tordait, le strĂ©phopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mĂ©canique oĂč Ă©tait enfermĂ©e sa jambe frappait contre la muraille Ă  la dĂ©foncer. Avec beaucoup de prĂ©cautions, pour ne pas dĂ©ranger la position du membre, on retira donc la boĂźte, et l’on vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entiĂšre semblait prĂšs de se rompre, et elle Ă©tait couverte d’ecchymoses occasionnĂ©es par la fameuse machine. Hippolyte dĂ©jĂ  s’était plaint d’en souffrir ; on n’y avait pris garde ; il fallut reconnaĂźtre qu’il n’avait pas eu tort complĂštement, et on le laissa libre quelques heures. Mais Ă  peine l’ƓdĂšme eut-il un peu disparu, que les deux savants jugĂšrent Ă  propos de rĂ©tablir le membre dans l’appareil, et en l’y serrant davantage, pour accĂ©lĂ©rer les choses. Enfin, trois jours aprĂšs, Hippolyte n’y pouvant plus tenir, ils retirĂšrent encore une fois la mĂ©canique, tout en s’étonnant beaucoup du rĂ©sultat qu’ils aperçurent. Une tumĂ©faction livide s’étendait sur la jambe, et avec des phlyctĂšnes de place en place, par oĂč suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sĂ©rieuse. Hippolyte commençait Ă  s’ennuyer, et la mĂšre Lefrançois l’installa dans la petite salle, prĂšs de la cuisine, pour qu’il eĂ»t au moins quelque distraction. Mais le percepteur, qui tous les jours y dĂźnait, se plaignit avec amertume d’un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard. Il Ă©tait lĂ , geignant sous ses grosses couvertures, pĂąle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps Ă  autre, tournant sa tĂȘte en sueur sur le sale oreiller oĂč s’abattaient les mouches. Mme Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait, l’encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marchĂ© surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, s’escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient. — Comment vas-tu ? disaient-ils en lui frappant sur l’épaule. Ah ! tu n’es pas fier, Ă  ce qu’il paraĂźt ! mais c’est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela. Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous Ă©tĂ© guĂ©ris par d’autres remĂšdes que les siens ; puis, en maniĂšre de consolation, ils ajoutaient — C’est que tu t’écoutes trop ! lĂšve-toi donc ! tu te dorlotes comme un roi ! Ah ! n’importe, vieux farceur ! tu ne sens pas bon ! La gangrĂšne, en effet, montait de plus en plus. Bovary en Ă©tait malade lui-mĂȘme. Il venait Ă  chaque heure, Ă  tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins d’épouvante et balbutiait en sanglotant — Quand est-ce que je serai guĂ©ri ?
 Ah ! sauvez-moi !
 Que je suis malheureux ! que je suis malheureux ! Et le mĂ©decin s’en allait, toujours en lui recommandant la diĂšte. — Ne l’écoute point, mon garçon, reprenait la mĂšre Lefrançois ; ils t’ont dĂ©jĂ  bien assez martyrisĂ© ! tu vas t’affaiblir encore. Tiens, avale ! Et elle lui prĂ©sentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d’eau-de-vie, qu’il n’avait pas le courage de porter Ă  ses lĂšvres. L’abbĂ© Bournisien, apprenant qu’il empirait, fit demander Ă  le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en dĂ©clarant qu’il fallait s’en rĂ©jouir, puisque c’était la volontĂ© du Seigneur, et profiter vite de l’occasion pour se rĂ©concilier avec le ciel. — Car, disait l’ecclĂ©siastique d’un ton paterne, tu nĂ©gligeais un peu tes devoirs ; on te voyait rarement Ă  l’office divin ; combien y a-t-il d’annĂ©es que tu ne t’es approchĂ© de la sainte table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut. Mais Ă  prĂ©sent, c’est l’heure d’y rĂ©flĂ©chir. Ne dĂ©sespĂšre pas cependant ; j’ai connu de grands coupables qui, prĂšs de comparaĂźtre devant Dieu tu n’en es point encore lĂ , je le sais bien, avaient implorĂ© sa misĂ©ricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. EspĂ©rons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples ! Ainsi, par prĂ©caution, qui donc t’empĂȘcherait de rĂ©citer matin et soir un Je vous salue, Marie, pleine de grĂące », et un Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux cieux » ? Oui fais cela ! pour moi, pour m’obliger. Qu’est-ce que ça coĂ»te ?
 Me le promets-tu ? Le pauvre diable promit. Le curĂ© revint les jours suivants. Il causait avec l’aubergiste et mĂȘme racontait des anecdotes entremĂȘlĂ©es de plaisanteries, de calembours qu’Hippolyte ne comprenait pas. Puis, dĂšs que la circonstance le permettait, il retombait sur les matiĂšres de religion, en prenant une figure convenable. Son zĂšle parut rĂ©ussir ; car bientĂŽt le strĂ©phopode tĂ©moigna l’envie d’aller en pĂšlerinage Ă  Bon-Secours, s’il se guĂ©rissait Ă  quoi M. Bournisien rĂ©pondit qu’il ne voyait pas d’inconvĂ©nient ; deux prĂ©cautions valaient mieux qu’une. On ne risquait rien. L’apothicaire s’indigna contre ce qu’il appelait les manƓuvres du prĂȘtre ; elles nuisaient, prĂ©tendait-il, Ă  la convalescence d’Hippolyte, et il rĂ©pĂ©tait Ă  Mme Lefrançois — Laissez-le ! Laissez-le ! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme ! Mais la bonne femme ne voulait plus l’entendre. Il Ă©tait la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha mĂȘme au chevet du malade un bĂ©nitier tout plein, avec une branche de buis. Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et l’invincible pourriture allait montant toujours des extrĂ©mitĂ©s vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se dĂ©collaient davantage, et enfin Charles rĂ©pondit par un signe de tĂȘte affirmatif quand la mĂšre Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en dĂ©sespoir de cause, faire venir M. Canivet, de NeufchĂątel, qui Ă©tait une cĂ©lĂ©britĂ©. Docteur en mĂ©decine, ĂągĂ© de 50 ans, jouissant d’une bonne position et sĂ»r de lui-mĂȘme, le confrĂšre ne se gĂȘna pas pour rire dĂ©daigneusement lorsqu’il dĂ©couvrit cette jambe gangrenĂ©e jusqu’au genou. Puis, ayant dĂ©clarĂ© net qu’il la fallait amputer, il s’en alla chez le pharmacien dĂ©blatĂ©rer contre les Ăąnes qui avaient pu rĂ©duire un malheureux homme en un tel Ă©tat. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vocifĂ©rait dans la pharmacie. — Ce sont lĂ  des inventions de Paris ! VoilĂ  les idĂ©es de ces messieurs de la Capitale ! c’est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruositĂ©s que le gouvernement devrait dĂ©fendre ! Mais on veut faire le malin, et l’on vous fourre des remĂšdes sans s’inquiĂ©ter des consĂ©quences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cƓurs ; nous sommes des praticiens, des guĂ©risseurs, et nous n’imaginerions pas d’opĂ©rer quelqu’un qui se porte Ă  merveille ! Redresser des pieds bots ! est-ce qu’on peut redresser les pieds bots ? c’est comme si l’on voulait, par exemple, rendre droit un bossu ! Homais souffrait en Ă©coutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de mĂ©nager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu’à Yonville ; aussi ne prit-il pas la dĂ©fense de Bovary, ne fit-il mĂȘme aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignitĂ© aux intĂ©rĂȘts plus sĂ©rieux de son nĂ©goce. Ce fut dans le village un Ă©vĂ©nement considĂ©rable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet ! Tous les habitants, ce jour-lĂ , s’étaient levĂ©s de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme s’il se fĂ»t agi d’une exĂ©cution capitale. On discutait chez l’épicier sur la maladie d’Hippolyte ; les boutiques ne vendaient rien, et Mme Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenĂȘtre, par l’impatience oĂč elle Ă©tait de voir venir l’opĂ©rateur. Il arriva dans son cabriolet, qu’il conduisait lui-mĂȘme. Mais, le ressort du cĂŽtĂ© droit s’étant Ă  la longue affaissĂ© sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l’on apercevait sur l’autre coussin prĂšs de lui une vaste boĂźte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement. Quand il fut entrĂ© comme un tourbillon sous le porche du Lion d’or, le docteur, criant trĂšs haut, ordonna de dĂ©teler son cheval, puis il alla dans l’écurie voir s’il mangeait bien l’avoine ; car, en arrivant chez ses malades, il s’occupait d’abord de sa jument et de son cabriolet. On disait mĂȘme Ă  ce propos Ah ! M. Canivet, c’est un original ! » Et on l’estimait davantage pour cet inĂ©branlable aplomb. L’univers aurait pu crever jusqu’au dernier homme, qu’il n’eĂ»t pas failli Ă  la moindre de ses habitudes. Homais se prĂ©senta. — Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prĂȘts ? En marche ! Mais l’apothicaire, en rougissant, avoua qu’il Ă©tait trop sensible pour assister Ă  une pareille opĂ©ration. — Quand on est simple spectateur, disait-il, l’imagination, vous savez, se frappe ! Et puis j’ai le systĂšme nerveux tellement
 — Ah bah ! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, portĂ© Ă  l’apoplexie. Et, d’ailleurs, cela ne m’étonne pas ; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous ĂȘtes continuellement fourrĂ©s dans votre cuisine, ce qui doit finir par altĂ©rer votre tempĂ©rament. Regardez-moi, plutĂŽt tous les jours, je me lĂšve Ă  quatre heures, je fais ma barbe Ă  l’eau froide je n’ai jamais froid, et je ne porte pas de flanelle, je n’attrape aucun rhume, le coffre est bon ! Je vis tantĂŽt d’une maniĂšre, tantĂŽt d’une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C’est pourquoi je ne suis point dĂ©licat comme vous et il m’est aussi parfaitement Ă©gal de dĂ©couper un chrĂ©tien que la premiĂšre volaille venue. AprĂšs ça, direz-vous, l’habitude
 ! l’habitude !
 Alors, sans aucun Ă©gard pour Hippolyte, qui suait d’angoisse entre ses draps, ces messieurs engagĂšrent une conversation oĂč l’apothicaire compara le sang-froid d’un chirurgien Ă  celui d’un gĂ©nĂ©ral ; et ce rapprochement fut agrĂ©able Ă  Canivet, qui se rĂ©pandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considĂ©rait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santĂ© le dĂ©shonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportĂ©es par Homais, les mĂȘmes qui avaient comparu lors du pied bot, et demanda quelqu’un pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussĂ© ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que l’apothicaire restait avec ArtĂ©mise et l’aubergiste, plus pĂąles toutes les deux que leur tablier, et l’oreille tendue contre la porte. Bovary, pendant ce temps-lĂ , n’osait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminĂ©e sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mĂ©saventure ! pensait-il, quel dĂ©sappointement ! Il avait pris pourtant toutes les prĂ©cautions imaginables. La fatalitĂ© s’en Ă©tait mĂȘlĂ©e. N’importe ? si Hippolyte plus tard venait Ă  mourir, c’est lui qui l’aurait assassinĂ©. Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on l’interrogerait ? Peut-ĂȘtre, cependant, s’était-il trompĂ© en quelque chose ? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. VoilĂ  ce qu’on ne voudrait jamais croire ! on allait rire, au contraire, clabauder ! Cela se rĂ©pandrait jusqu’à Forges ! jusqu’à NeufchĂątel ! jusqu’à Rouen ! partout ! Qui sait si des confrĂšres n’écriraient pas contre lui ? Une polĂ©mique s’ensuivrait, il faudrait rĂ©pondre dans les journaux. Hippolyte mĂȘme pouvait lui faire un procĂšs. Il se voyait dĂ©shonorĂ©, ruinĂ©, perdu ! Et son imagination, assaillie par une multitude d’hypothĂšses, ballottait au milieu d’elles comme un tonneau vide emportĂ© Ă  la mer et qui roule sur les flots. Emma, en face de lui, le regardait ; elle ne partageait pas son humiliation, elle en Ă©prouvait une autre c’était de s’ĂȘtre imaginĂ© qu’un pareil homme pĂ»t valoir quelque chose, comme si vingt fois dĂ©jĂ  elle n’avait pas suffisamment aperçu sa mĂ©diocritĂ©. Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet. — Assieds-toi, dit-elle, tu m’agaces ! Il se rassit. Comment donc avait-elle fait elle qui Ă©tait si intelligente ! pour se mĂ©prendre encore une fois ? Du reste, par quelle dĂ©plorable manie avoir ainsi abĂźmĂ© son existence en sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son Ăąme, les bassesses du mariage, du mĂ©nage, ses rĂȘves tombant dans la boue comme des hirondelles blessĂ©es, tout ce qu’elle avait dĂ©sirĂ©, tout ce qu’elle s’était refusĂ©, tout ce qu’elle aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ? Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri dĂ©chirant traversa l’air. Bovary devint pĂąle Ă  s’évanouir. Elle fronça les sourcils d’un geste nerveux, puis continua. C’était pour lui cependant, pour cet ĂȘtre, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien ! car il Ă©tait lĂ , tout tranquillement, et sans mĂȘme se douter que le ridicule de son nom allait dĂ©sormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l’aimer, et elle s’était repentie en pleurant d’avoir cĂ©dĂ© Ă  un autre. — Mais c’était peut-ĂȘtre un valgus ! exclama soudain Bovary, qui mĂ©ditait. Au choc imprĂ©vu de cette phrase, tombant sur sa pensĂ©e comme une balle de plomb dans un plat d’argent, Emma tressaillant leva la tĂȘte pour deviner ce qu’il voulait dire ; et ils se regardĂšrent silencieusement, presque Ă©bahis de se voir, tant ils Ă©taient par leur conscience Ă©loignĂ©s l’un de l’autre. Charles la considĂ©rait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout en Ă©coutant, immobile, les derniers cris de l’amputĂ© qui se suivaient en modulations traĂźnantes, coupĂ©es de saccades aiguĂ«s, comme le hurlement lointain de quelque bĂȘte qu’on Ă©gorge. Emma mordait ses lĂšvres blĂȘmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu’elle avait cassĂ©, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flĂšches de feu prĂȘtes Ă  partir. Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu’il ne disait pas, sa personne entiĂšre, son existence enfin. Elle se repentait, comme d’un crime, de sa vertu passĂ©e, et ce qui en restait encore s’écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se dĂ©lectait dans toutes les ironies mauvaises de l’adultĂšre triomphant. Le souvenir de son amant revenait Ă  elle avec des attractions vertigineuses elle y jetait son Ăąme, emportĂ©e vers cette image par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi dĂ©tachĂ© de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anĂ©anti, que s’il allait mourir et qu’il eĂ»t agonisĂ© sous ses yeux. Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ; et, Ă  travers la jalousie baissĂ©e, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s’essuyait le front avec son foulard. Homais, derriĂšre lui, portait Ă  la main une grande boĂźte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du cĂŽtĂ© de la pharmacie. Alors, par tendresse subite et dĂ©couragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant — Embrasse-moi donc, ma bonne ! — Laisse-moi ! fit-elle, toute rouge de colĂšre. — Qu’as-tu ? qu’as-tu ? rĂ©pĂ©tait-il stupĂ©fait. Calme-toi ! reprends-toi !
 Tu sais bien que je t’aime !
 viens ! — Assez ! s’écria-t-elle d’un air terrible. Et s’échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromĂštre bondit de la muraille et s’écrasa par terre. Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversĂ©, cherchant ce qu’elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d’incomprĂ©hensible. Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maĂźtresse qui l’attendait au bas du perron, sur la premiĂšre marche. Ils s’étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser. XII I ls recommencĂšrent Ă  s’aimer. Souvent mĂȘme, au milieu de la journĂ©e, Emma lui Ă©crivait tout Ă  coup ; puis, Ă  travers les carreaux, faisait un signe Ă  Justin, qui, dĂ©nouant vite sa serpilliĂšre, s’envolait Ă  la Huchette. Rodolphe arrivait ; c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari Ă©tait odieux et son existence affreuse ! — Est-ce que j’y peux quelque chose ? s’écria-t-il un jour, impatientĂ©. — Ah ! si tu voulais !
 Elle Ă©tait assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dĂ©nouĂ©s, le regard perdu. — Quoi donc ? fit Rodolphe. Elle soupira. — Nous irions vivre ailleurs
, quelque part
 — Tu es folle, vraiment ! dit-il en riant. Est-ce possible ? Elle revint lĂ -dessus ; il eut l’air de ne pas comprendre et dĂ©tourna la conversation. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire Ă  son attachement. Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantage sous la rĂ©pulsion du mari. Plus elle se livrait Ă  l’un, plus elle exĂ©crait l’autre ; jamais Charles ne lui paraissait aussi dĂ©sagrĂ©able, avoir les doigts aussi carrĂ©s, l’esprit aussi lourd, les façons si communes qu’aprĂšs ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l’épouse et la vertueuse, elle s’enflammait Ă  l’idĂ©e de cette tĂȘte dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hĂąlĂ©, de cette taille Ă  la fois si robuste et si Ă©lĂ©gante, de cet homme enfin qui possĂ©dait tant d’expĂ©rience dans la raison, tant d’emportement dans le dĂ©sir ! C’était pour lui qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fĂ»t sans cesse Ă  blanchir du linge ; et, de toute la journĂ©e, FĂ©licitĂ© ne bougeait de la cuisine, oĂč le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler. Le coude sur la longue planche oĂč elle repassait, il considĂ©rait avidement toutes ces affaires de femmes Ă©talĂ©es autour de lui les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons Ă  coulisse, vastes de hanches et qui se rĂ©trĂ©cissaient par le bas. — À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes. — Tu n’as donc jamais rien vu ? rĂ©pondait en riant FĂ©licitĂ© ; comme si ta patronne, Mme Homais, n’en portait pas de pareils. — Ah bien oui ! Mme Homais ! Et il ajoutait d’un ton mĂ©ditatif — Est-ce que c’est une dame comme Madame ? Mais FĂ©licitĂ© s’impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d’elle. Elle avait six ans de plus, et ThĂ©odore, le domestique de M. Guillaumin, commençait Ă  lui faire la cour. — Laisse-moi tranquille ! disait-elle en dĂ©plaçant son pot d’empois. Va-t’en plutĂŽt piler des amandes ; tu es toujours Ă  fourrager du cĂŽtĂ© des femmes ; attends pour te mĂȘler de ça, mĂ©chant mioche, que tu aies de la barbe au menton. — Allons, ne vous fĂąchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines. Et aussitĂŽt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout empĂątĂ©es de crotte — la crotte des rendez-vous — qui se dĂ©tachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de soleil. — Comme tu as peur de les abĂźmer ! disait la cuisiniĂšre qui n’y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-mĂȘme, parce que Madame, dĂšs que l’étoffe n’était plus fraĂźche, les lui abandonnait. Emma en avait une quantitĂ© dans son armoire, et qu’elle gaspillait Ă  mesure, sans que jamais Charles se permĂźt la moindre observation. C’est ainsi qu’il dĂ©boursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau Ă  Hippolyte. Le pilon en Ă©tait garni de liĂšge, et il y avait des articulations Ă  ressort, une mĂ©canique compliquĂ©e recouverte d’un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n’osant Ă  tous les jours se servir d’une si belle jambe, supplia Mme Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le mĂ©decin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition. Donc, le garçon d’écurie peu Ă  peu recommença son mĂ©tier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavĂ©s, le bruit sec de son bĂąton, il prenait bien vite une autre route. C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargĂ© de la commande ; cela lui fournit l’occasion de frĂ©quenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux dĂ©ballages de Paris, de mille curiositĂ©s fĂ©minines, se montrait fort complaisant, et jamais ne rĂ©clamait d’argent. Emma s’abandonnait Ă  cette facilitĂ© de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner Ă  Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait Ă  Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’aprĂšs, la lui posa sur sa table. Mais le lendemain il se prĂ©senta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut trĂšs embarrassĂ©e tous les tiroirs du secrĂ©taire Ă©taient vides ; on devait plus de quinze jours Ă  Lestiboudois, deux trimestres Ă  la servante, quantitĂ© d’autres choses encore, et Bovary attendait impatiemment l’envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque annĂ©e, de le payer vers la Saint-Pierre. Elle rĂ©ussit d’abord Ă  Ă©conduire Lheureux ; enfin il perdit patience ; on le poursuivait, ses capitaux Ă©taient absents, et, s’il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcĂ© de lui reprendre toutes les marchandises qu’elle avait. — Eh ! reprenez-les ! dit Emma. — Oh ! c’est pour rire ! rĂ©pliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi ! je la redemanderai Ă  Monsieur. — Non ! non ! fit-elle. — Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux. Et, sĂ»r de sa dĂ©couverte, il sortit en rĂ©pĂ©tant Ă  demi voix et avec son petit sifflement habituel — Soit ! nous verrons ! nous verrons ! Elle rĂȘvait comment se tirer de lĂ , quand la cuisiniĂšre entrant, dĂ©posa sur la cheminĂ©e un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinze napolĂ©ons. C’était le compte. Elle entendit Charles dans l’escalier ; elle jeta l’or au fond de son tiroir et prit la clef. Trois jours aprĂšs, Lheureux reparut. — J’ai un arrangement Ă  vous proposer, dit-il ; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre
 — La voilĂ , fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napolĂ©ons. Le marchand fut stupĂ©fait. Alors, pour dissimuler son dĂ©sappointement, il se rĂ©pandit en excuses et en offres de service qu’Emma refusa toutes ; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux piĂšces de cent sous qu’il lui avait rendues. Elle se promettait d’économiser, afin de rendre plus tard
 — Ah bah ! songea-t-elle, il n’y pensera plus. Outre la cravache Ă  pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise Amor nel cor ; de plus, une Ă©charpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil Ă  celui du vicomte, que Charles avait autrefois ramassĂ© sur la route et qu’Emma conservait. Cependant ces cadeaux l’humiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, et Rodolphe finit par obĂ©ir, la trouvant tyrannique et trop envahissante. Puis elle avait d’étranges idĂ©es — Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras Ă  moi ! Et, s’il avouait n’y avoir point songĂ©, c’étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l’éternel mot — M’aimes-tu ? — Mais oui, je t’aime ! rĂ©pondait-il. — Beaucoup ? — Certainement ! — Tu n’en as pas aimĂ© d’autres, hein ? — Crois-tu m’avoir pris vierge ? exclamait-il en riant. Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations. — Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aime Ă  ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J’ai quelquefois des envies de te revoir oĂč toutes les colĂšres de l’amour me dĂ©chirent. Je me demande OĂč est-il ? Peut-ĂȘtre il parle Ă  d’autres femmes ? Elles lui sourient, il s’approche
 » Oh ! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaĂźt ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort ! Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait Ă  toutes les maĂźtresses ; et le charme de la nouveautĂ©, peu Ă  peu tombant comme un vĂȘtement, laissait voir Ă  nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mĂȘmes formes et le mĂȘme langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la paritĂ© des expressions. Parce que des lĂšvres libertines ou vĂ©nales lui avaient murmurĂ© des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement Ă  la candeur de celles-lĂ  ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagĂ©rĂ©s cachant les affections mĂ©diocres ; comme si la plĂ©nitude de l’ñme ne dĂ©bordait pas quelquefois par les mĂ©taphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fĂȘlĂ© oĂč nous battons des mĂ©lodies Ă  faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les Ă©toiles. Mais, avec cette supĂ©rioritĂ© de critique appartenant Ă  celui qui, dans n’importe quel engagement, se tient en arriĂšre, Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances Ă  exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de voluptĂ©s pour elle, une bĂ©atitude qui l’engourdissait ; et son Ăąme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinĂ©e, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie. Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea d’allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut mĂȘme l’inconvenance de se promener avec M. Rodolphe une cigarette Ă  la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutĂšrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hirondelle, la taille serrĂ©e dans un gilet, Ă  la façon d’un homme ; et Mme Bovary mĂšre, qui, aprĂšs une Ă©pouvantable scĂšne avec son mari, Ă©tait venue se rĂ©fugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisĂ©e. Bien d’autres choses lui dĂ©plurent d’abord Charles n’avait point Ă©coutĂ© ses conseils pour l’interdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui dĂ©plaisait ; elle se permit des observations, et l’on se fĂącha, une fois surtout, Ă  propos de FĂ©licitĂ©. Mme Bovary mĂšre, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait surprise dans la compagnie d’un homme, un homme Ă  collier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s’était vite Ă©chappĂ© de la cuisine. Alors Emma se prit Ă  rire ; mais la bonne dame s’emporta, dĂ©clarant qu’à moins de se moquer des mƓurs, on devait surveiller celles des domestiques. — De quel monde ĂȘtes-vous ? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que Mme Bovary lui demanda si elle ne dĂ©fendait point sa propre cause. — Sortez ! fit la jeune femme se levant d’un bond. — Emma !
 maman !
 s’écriait Charles pour les rapatrier. Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspĂ©ration. Emma trĂ©pignait en rĂ©pĂ©tant — Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne ! Il courut Ă  sa mĂšre ; elle Ă©tait hors des gonds, elle balbutiait — C’est une insolente ! une Ă©vaporĂ©e ! pire, peut-ĂȘtre ! Et elle voulait partir immĂ©diatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de cĂ©der ; il se mit Ă  genoux ; elle finit par rĂ©pondre — Soit ! j’y vais. En effet, elle tendit la main Ă  sa belle-mĂšre avec une dignitĂ© de marquise, en lui disant — Excusez-moi, madame. Puis, remontĂ©e chez elle, Emma se jeta tout Ă  plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tĂȘte enfoncĂ©e dans l’oreiller. Ils Ă©taient convenus, elle et Rodolphe, qu’en cas d’évĂ©nement extraordinaire, elle attacherait Ă  la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait Ă  Yonville, il accourĂ»t dans la ruelle, derriĂšre la maison. Emma fit le signal ; elle attendait depuis trois quarts d’heure, quand tout Ă  coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentĂ©e d’ouvrir la fenĂȘtre, de l’appeler ; mais dĂ©jĂ  il avait disparu. Elle retomba dĂ©sespĂ©rĂ©e. BientĂŽt pourtant il lui sembla que l’on marchait sur le trottoir. C’était lui, sans doute ; elle descendit l’escalier, traversa la cour. Il Ă©tait lĂ , dehors. Elle se jeta dans ses bras. — Prends donc garde, dit-il. — Ah ! si tu savais ! reprit-elle. Et elle se mit Ă  lui raconter tout, Ă  la hĂąte, sans suite, exagĂ©rant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthĂšses si abondamment qu’il n’y comprenait rien. — Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patience ! — Mais voilĂ  quatre ans que je patiente et que je souffre !
 Un amour comme le nĂŽtre devrait s’avouer Ă  la face du ciel ! Ils sont Ă  me torturer. Je n’y tiens plus ! Sauve-moi ! Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, Ă©tincelaient comme des flammes sous l’onde ; sa gorge haletait Ă  coups rapides ; jamais il ne l’avait tant aimĂ©e ; si bien qu’il en perdit la tĂȘte et qu’il lui dit — Que faut-il faire ? que veux-tu ? — EmmĂšne-moi ! s’écria-t-elle. EnlĂšve-moi !
 Oh ! je t’en supplie ! Et elle se prĂ©cipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s’en exhalait dans un baiser. — Mais
, reprit Rodolphe. — Quoi donc ? — Et ta fille ? Elle rĂ©flĂ©chit quelques minutes, puis rĂ©pondit — Nous la prendrons, tant pis ! — Quelle femme ! se dit-il en la regardant s’éloigner. Car elle venait de s’échapper dans le jardin. On l’appelait. La mĂšre Bovary, les jours suivants, fut trĂšs Ă©tonnĂ©e de la mĂ©tamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et mĂȘme poussa la dĂ©fĂ©rence jusqu’à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons. Était-ce afin de les mieux duper l’un et l’autre ? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoĂŻcisme voluptueux, sentir plus profondĂ©ment l’amertume des choses qu’elle allait abandonner ? Mais elle n’y prenait garde, au contraire ; elle vivait comme perdue dans la dĂ©gustation anticipĂ©e de son bonheur prochain. C’était avec Rodolphe un Ă©ternel sujet de causeries. Elle s’appuyait sur son Ă©paule, elle murmurait — Hein ! quand nous serons dans la malle-poste !
 Y songes-tu ? Est-ce possible ? Il me semble qu’au moment oĂč je sentirai la voiture s’élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours ?
 Et toi ? Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette Ă©poque ; elle avait cette indĂ©finissable beautĂ© qui rĂ©sulte de la joie, de l’enthousiasme, du succĂšs, et qui n’est que l’harmonie du tempĂ©rament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expĂ©rience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations dĂ©veloppĂ©e, et elle s’épanouissait enfin dans la plĂ©nitude de sa nature. Ses paupiĂšres semblaient taillĂ©es tout exprĂšs pour ses longs regards amoureux oĂč la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort Ă©cartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lĂšvres, qu’ombrageait Ă  la lumiĂšre un peu de duvet noir. On eĂ»t dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposĂ© sur sa nuque la torsade de ses cheveux ils s’enroulaient en une masse lourde, nĂ©gligemment, et selon les hasards de l’adultĂšre, qui les dĂ©nouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pĂ©nĂ©trait se dĂ©gageait mĂȘme des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait dĂ©licieuse et tout irrĂ©sistible. Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la rĂ©veiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clartĂ© tremblante, et les rideaux fermĂ©s du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l’haleine lĂ©gĂšre de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amĂšnerait un progrĂšs. Il la voyait dĂ©jĂ  revenant de l’école Ă  la tombĂ©e du jour, toute rieuse, avec sa brassiĂšre tachĂ©e d’encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coĂ»terait beaucoup ; comment faire ? Alors il rĂ©flĂ©chissait. Il pensait Ă  louer une petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui-mĂȘme, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en Ă©conomiserait le revenu, il le placerait Ă  la caisse d’épargne ; ensuite il achĂšterait des actions, quelque part, n’importe oĂč ; d’ailleurs, la clientĂšle augmenterait ; il y comptait, car il voulait que Berthe fĂ»t bien Ă©levĂ©e, qu’elle eĂ»t des talents, qu’elle apprĂźt le piano. Ah ! qu’elle serait jolie, plus tard, Ă  quinze ans, quand, ressemblant Ă  sa mĂšre, elle porterait comme elle, dans l’étĂ©, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait de loin pour les deux sƓurs. Il se la figurait travaillant le soir auprĂšs d’eux, sous la lumiĂšre de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle s’occuperait du mĂ©nage ; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaietĂ©. Enfin, ils songeraient Ă  son Ă©tablissement on lui trouverait quelque brave garçon ayant un Ă©tat solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours. Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’ĂȘtre endormie ; et, tandis qu’il s’assoupissait Ă  ses cĂŽtĂ©s, elle se rĂ©veillait en d’autres rĂȘves. Au galop de quatre chevaux, elle Ă©tait emportĂ©e depuis huit jours vers un pays nouveau, d’oĂč ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacĂ©s, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout Ă  coup quelque citĂ© splendide avec des dĂŽmes, des ponts, des navires, des forĂȘts de citronniers et des cathĂ©drales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, Ă  cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillĂ©es en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraĂźchissait des tas de fruits, disposĂ©s en pyramide au pied des statues pĂąles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pĂȘcheurs, oĂč des filets bruns sĂ©chaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est lĂ  qu’ils s’arrĂȘteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, Ă  toit plat, ombragĂ©e d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promĂšneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vĂȘtements de soie, toute chaude et Ă©toilĂ©e comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensitĂ© de cet avenir qu’elle se faisait apparaĂźtre, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait Ă  l’horizon, infini, harmonieux, bleuĂątre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait Ă  tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que dĂ©jĂ  le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie. Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit — J’aurais besoin d’un manteau, un grand manteau, Ă  long collet, doublĂ©. — Vous partez en voyage ? demanda-t-il. — Non ! mais
, n’importe, je compte sur vous, n’est-ce pas ? et vivement ! Il s’inclina. — Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse
, pas trop lourde
, commode. — Oui, oui, j’entends, de quatre-vingt-douze centimĂštres environ, sur cinquante, comme on les fait Ă  prĂ©sent. — Avec un sac de nuit. DĂ©cidĂ©ment, pensa Lheureux, il y a du grabuge lĂ -dessous. — Et tenez, dit Mme Bovary, en tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela ; vous vous payerez dessus. Mais le marchand s’écria qu’elle avait tort ; ils se connaissaient ; est-ce qu’il doutait d’elle ? Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour qu’il prĂźt au moins la chaĂźne, et dĂ©jĂ  Lheureux l’avait mise dans sa poche et s’en allait, quand elle le rappela. — Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, — elle eut l’air de rĂ©flĂ©chir, — ne l’apportez pas non plus ; seulement, vous me donnerez l’adresse de l’ouvrier et avertirez qu’on le tienne Ă  ma disposition. C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville comme pour aller faire des commissions Ă  Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et mĂȘme Ă©crit Ă  Paris, afin d’avoir la malle entiĂšre jusqu’à Marseille, oĂč ils achĂšteraient une calĂšche, et, de lĂ , continueraient sans s’arrĂȘter, par la route de GĂȘnes. Elle aurait eu soin d’envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement portĂ© Ă  l’Hirondelle, de maniĂšre que personne ainsi n’aurait de soupçons ; et, dans tout cela, jamais il n’était question de son enfant. Rodolphe Ă©vitait d’en parler ; peut-ĂȘtre qu’elle n’y pensait pas. Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques dispositions ; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres, puis il se dit malade ; ensuite il fit un voyage ; le mois d’aoĂ»t se passa, et, aprĂšs tous ces retards, ils arrĂȘtĂšrent que ce serait irrĂ©vocablement pour le 4 septembre, un lundi. Enfin le samedi, l’avant-veille, arriva. Rodolphe vint le soir, plus tĂŽt que de coutume. — Tout est-il prĂȘt ? lui demanda-t-elle. — Oui. Alors ils firent le tour d’une plate-bande, et allĂšrent s’asseoir prĂšs de la terrasse, sur la margelle du mur. — Tu es triste, dit Emma. — Non, pourquoi ? Et cependant il la regardait singuliĂšrement, d’une façon tendre. — Est-ce de t’en aller ? reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie ? Ah ! je comprends
 Mais, moi, je n’ai rien au monde ! tu es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie ; je te soignerai, je t’aimerai. — Que tu es charmante ! dit-il en la saisissant dans ses bras. — Vrai ? fit-elle avec un rire de voluptĂ©. M’aimes-tu ? Jure-le donc ! — Si je t’aime ! si je t’aime ! mais je t’adore, mon amour ! La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait Ă  ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, trouĂ©. Puis elle parut, Ă©clatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle Ă©clairait ; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la riviĂšre une grande tache, qui faisait une infinitĂ© d’étoiles ; et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond, Ă  la maniĂšre d’un serpent sans tĂȘte couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi Ă  quelque monstrueux candĂ©labre, d’oĂč ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux Ă  demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils Ă©taient dans l’envahissement de leur rĂȘverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cƓur, abondante et silencieuse comme la riviĂšre qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringuas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus dĂ©mesurĂ©es et plus mĂ©lancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bĂȘte nocturne, hĂ©risson ou belette, se mettant en chasse, dĂ©rangeait les feuilles, ou bien on entendait par moment une pĂȘche mĂ»re qui tombait toute seule de l’espalier. — Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe. — Nous en aurons d’autres ! reprit Emma. Et, comme se parlant Ă  elle-mĂȘme — Oui, il fera bon voyager
 Pourquoi ai-je le cƓur triste, cependant ? Est-ce l’apprĂ©hension de l’inconnu
, l’effet des habitudes quittĂ©es
, ou plutĂŽt
 ? Non, c’est l’excĂšs du bonheur ! Que je suis faible, n’est-ce pas ? Pardonne-moi ! — Il est encore temps ! s’écria-t-il. RĂ©flĂ©chis, tu t’en repentiras peut-ĂȘtre. — Jamais ! fit-elle impĂ©tueusement. Et, en se rapprochant de lui — Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n’y a pas de dĂ©sert, pas de prĂ©cipice ni d’ocĂ©an que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une Ă©treinte chaque jour plus serrĂ©e, plus complĂšte ! Nous n’aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout Ă  nous, Ă©ternellement
 Parle donc, rĂ©ponds-moi. Il rĂ©pondait Ă  intervalles rĂ©guliers Oui
 oui !
 » Elle lui avait passĂ© les mains dans ses cheveux, et elle rĂ©pĂ©tait d’une voix enfantine, malgrĂ© de grosses larmes qui coulaient — Rodolphe ! Rodolphe !
 Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe ! Minuit sonna. — Minuit ! dit-elle. Allons, c’est demain ! encore un jour ! Il se leva pour partir ; et, comme si ce geste qu’il faisait eĂ»t Ă©tĂ© le signal de leur fuite, Emma, tout Ă  coup, prenant un air gai — Tu as les passeports ? — Oui. — Tu n’oublies rien ? — Non. — Tu en es sĂ»r ? — Certainement. — C’est Ă  l’hĂŽtel de Provence, n’est-ce pas, que tu m’attendras ?
 Ă  midi ? Il fit un signe de tĂȘte. — À demain, donc ! dit Emma dans une derniĂšre caresse. Et elle le regarda s’éloigner. Il ne se dĂ©tournait pas. Elle courut aprĂšs lui, et, se penchant au bord de l’eau entre des broussailles — À demain ! s’écria-t-elle. Il Ă©tait dĂ©jĂ  de l’autre cĂŽtĂ© de la riviĂšre et marchait vite dans la prairie. Au bout de quelques minutes, Rodolphe s’arrĂȘta ; et, quand il la vit avec son vĂȘtement blanc peu Ă  peu s’évanouir dans l’ombre comme un fantĂŽme, il fut pris d’un tel battement de cƓur, qu’il s’appuya contre un arbre pour ne pas tomber. — Quel imbĂ©cile je suis ! fit-il en jurant Ă©pouvantablement. N’importe, c’était une jolie maĂźtresse ! Et, aussitĂŽt, la beautĂ© d’Emma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui rĂ©apparurent. D’abord il s’attendrit, puis il se rĂ©volta contre elle. — Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas m’expatrier, avoir la charge d’une enfant. Il se disait ces choses pour s’affermir davantage. — Et, d’ailleurs, les embarras, la dĂ©pense
 Ah ! non, non, mille fois non ! cela eĂ»t Ă©tĂ© trop bĂȘte ! XIII À peine arrivĂ© chez lui, Rodolphe s’assit brusquement Ă  son bureau, sous la tĂȘte de cerf faisant trophĂ©e contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s’appuyant sur les deux coudes, il se mit Ă  rĂ©flĂ©chir. Emma lui semblait ĂȘtre reculĂ©e dans un passĂ© lointain, comme si la rĂ©solution qu’il avait prise venait de placer entre eux, tout Ă  coup, un immense intervalle. Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dans l’armoire, au chevet de son lit, une vieille boĂźte Ă  biscuits de Reims oĂč il enfermait d’habitude ses lettres de femmes, et il s’en Ă©chappa une odeur de poussiĂšre humide et de roses flĂ©tries. D’abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pĂąles. C’était un mouchoir Ă  elle, une fois qu’elle avait saignĂ© du nez, en promenade ; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprĂšs, se cognant Ă  tous les angles, la miniature donnĂ©e par Emma ; sa toilette lui parut prĂ©tentieuse et son regard en coulisse du plus pitoyable effet ; puis, Ă  force de considĂ©rer cette image et d’évoquer le souvenir du modĂšle, les traits d’Emma peu Ă  peu se confondirent en sa mĂ©moire, comme si la figure vivante et la figure peinte, se frottant l’une contre l’autre, se fussent rĂ©ciproquement effacĂ©es. Enfin, il lut de ses lettres ; elles Ă©taient pleines d’explications relatives Ă  leur voyage, courtes, techniques et pressantes comme des billets d’affaires. Il voulut revoir les longues, celles d’autrefois ; pour les trouver au fond de la boĂźte, Rodolphe dĂ©rangea toutes les autres ; et machinalement il se mit Ă  fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pĂȘle-mĂȘle des bouquets, une jarretiĂšre, un masque noir, des Ă©pingles et des cheveux — des cheveux ! de bruns, de blonds ; quelques-uns mĂȘme, s’accrochant Ă  la ferrure de la boĂźte, se cassaient quand on l’ouvrait. Ainsi flĂąnant parmi ses souvenirs, il examinait les Ă©critures et le style des lettres, aussi variĂ©s que leurs orthographes. Elles Ă©taient tendres ou joviales, facĂ©tieuses, mĂ©lancoliques ; il y en avait qui demandaient de l’amour et d’autres qui demandaient de l’argent. À propos d’un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien. En effet, ces femmes, accourant Ă  la fois dans sa pensĂ©e, s’y gĂȘnaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un mĂȘme niveau d’amour qui les Ă©galisait. Prenant donc Ă  poignĂ©e les lettres confondues, il s’amusa pendant quelques minutes Ă  les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyĂ©, assoupi, Rodolphe alla reporter la boĂźte dans l’armoire en se disant — Quel tas de blagues !
 Ce qui rĂ©sumait son opinion ; car les plaisirs, comme des Ă©coliers dans la cour d’un collĂšge, avaient tellement piĂ©tinĂ© sur son cƓur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par lĂ , plus Ă©tourdi que les enfants, n’y laissait pas mĂȘme, comme eux, son nom gravĂ© sur la muraille. — Allons, se dit-il, commençons ! Il Ă©crivit Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence
 » — AprĂšs tout, c’est vrai, pensa Rodolphe ; j’agis dans son intĂ©rĂȘt ; je suis honnĂȘte. Avez-vous mĂ»rement pesĂ© votre dĂ©termination ? Savez-vous l’abĂźme oĂč je vous entraĂźnais, pauvre ange ? Non, n’est-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, Ă  l’avenir
 Ah ! malheureux que nous sommes ! insensĂ©s ! » Rodolphe s’arrĂȘta pour trouver ici quelque bonne excuse. — Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?
 Ah ! non, et d’ailleurs, cela n’empĂȘcherait rien. Ce serait Ă  recommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison Ă  des femmes pareilles ! Il rĂ©flĂ©chit, puis ajouta Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j’aurai continuellement pour vous un dĂ©vouement profond ; mais, un jour, tĂŽt ou tard, cette ardeur c’est lĂ  le sort des choses humaines se fĂ»t diminuĂ©e, sans doute ! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait mĂȘme si je n’aurais pas eu l’atroce douleur d’assister Ă  vos remords et d’y participer moi-mĂȘme, puisque je les aurais causĂ©s. L’idĂ©e seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi Ă©tiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? Ô mon Dieu ! non, non, n’en accusez que la fatalitĂ© ! » — VoilĂ  un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il. Ah ! si vous eussiez Ă©tĂ© une de ces femmes au cƓur frivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par Ă©goĂŻsme, tenter une expĂ©rience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation dĂ©licieuse, qui fait Ă  la fois votre charme et votre tourment, vous a empĂȘchĂ©e de comprendre, adorable femme que vous ĂȘtes, la faussetĂ© de notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas rĂ©flĂ©chi d’abord, et je me reposais Ă  l’ombre de ce bonheur idĂ©al, comme Ă  celle du mancenillier, sans prĂ©voir les consĂ©quences. » — Elle va peut-ĂȘtre croire que c’est par avarice que j’y renonce
 Ah ! n’importe ! tant pis, il faut en finir ! Le monde est cruel, Emma. Partout oĂč nous eussions Ă©tĂ©, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrĂštes, la calomnie, le dĂ©dain, l’outrage peut-ĂȘtre. L’outrage Ă  vous ! Oh !
 Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trĂŽne ! moi qui emporte votre pensĂ©e comme un talisman ! Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. OĂč ? Je n’en sais rien, je suis fou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom Ă  votre enfant, qu’il le redise dans ses priĂšres. » La mĂšche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenĂȘtre, et, quand il se fut rassis — Il me semble que c’est tout. Ah ! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne Ă  me relancer Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car j’ai voulu m’enfuir au plus vite afin d’éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ; et peut-ĂȘtre que, plus tard, nous causerons ensemble trĂšs froidement de nos anciennes amours. Adieu ! » Et il y avait un dernier adieu, sĂ©parĂ© en deux mots À Dieu ! ce qu’il jugeait d’un excellent goĂ»t. — Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votre tout dĂ©vouĂ© ?
 Non. Votre ami ?
 Oui, c’est cela. Votre ami. » Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne. — Pauvre petite femme ! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible qu’un roc ; il eĂ»t fallu quelques larmes lĂ -dessus ; mais, moi, je ne peux pas pleurer ; ce n’est pas ma faute. Alors, s’étant versĂ© de l’eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pĂąle sur l’encre ; puis, cherchant Ă  cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra. — Cela ne va guĂšre Ă  la circonstance
 Ah bah ! n’importe ! AprĂšs quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher. Le lendemain, quand il fut debout vers deux heures environ, il avait dormi tard, Rodolphe se fit cueillir une corbeille d’abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite Ă  Girard, son valet de charrue, de porter cela dĂ©licatement chez Mme Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier. — Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu rĂ©pondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier Ă  elle-mĂȘme, en mains propres
 Va, et prends garde ! Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant Ă  grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrĂ©es, prit tranquillement le chemin d’Yonville. Mme Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec FĂ©licitĂ©, sur la table de la cuisine, un paquet de linge. — VoilĂ , dit le valet, ce que notre maĂźtre vous envoie. Elle fut saisie d’une apprĂ©hension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considĂ©rait le paysan d’un Ɠil hagard, tandis qu’il la regardait lui-mĂȘme avec Ă©bahissement, ne comprenant pas qu’un pareil cadeau pĂ»t tant Ă©mouvoir quelqu’un. Enfin il sortit. FĂ©licitĂ© restait. Elle n’y tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l’ouvrit, et, comme s’il y avait eu derriĂšre elle un effroyable incendie, Emma se mit Ă  fuir vers sa chambre, tout Ă©pouvantĂ©e. Charles y Ă©tait, elle l’aperçut ; il lui parla, elle n’entendit rien, et elle continua vivement Ă  monter les marches ; haletante, Ă©perdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tĂŽle. Au second Ă©tage, elle s’arrĂȘta devant la porte du grenier, qui Ă©tait fermĂ©e. Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la finir, elle n’osait pas. D’ailleurs, oĂč ? comment ? on la verrait. — Ah ! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien. Emma poussa la porte et entra. Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l’étouffait ; elle se traĂźna jusqu’à la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumiĂšre Ă©blouissante jaillit d’un bond. En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s’étalait Ă  perte de vue. En bas, sous elle, la place du village Ă©tait vide ; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, il partit d’un Ă©tage infĂ©rieur une sorte de ronflement Ă  modulations stridentes. C’était Binet qui tournait. Elle s’était appuyĂ©e contre l’embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colĂšre. Mais plus elle y fixait d’attention, plus ses idĂ©es se confondaient. Elle le revoyait, elle l’entendait, elle l’entourait de ses deux bras ; et des battements de cƓur, qui la frappaient sous la poitrine comme Ă  grands coups de bĂ©lier, s’accĂ©lĂ©raient l’un aprĂšs l’autre, Ă  intermittences inĂ©gales. Elle jetait les yeux tout autour d’elle avec l’envie que la terre croulĂąt. Pourquoi n’en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle Ă©tait libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavĂ©s en se disant — Allons ! allons ! Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers l’abĂźme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le bout, Ă  la maniĂšre d’un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourĂ©e d’un grand espace. Le bleu du ciel l’envahissait, l’air circulait dans sa tĂȘte creuse, elle n’avait qu’à cĂ©der, qu’à se laisser prendre ; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui l’appelait. — Ma femme ! ma femme ! cria Charles. Elle s’arrĂȘta. — OĂč es-tu donc ? Arrive ! L’idĂ©e qu’elle venait d’échapper Ă  la mort faillit la faire s’évanouir de terreur ; elle ferma les yeux ; puis elle tressaillit au contact d’une main sur sa manche c’était FĂ©licitĂ©. — Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie. Et il fallut descendre ! il fallut se mettre Ă  table ! Elle essaya de manger. Les morceaux l’étouffaient. Alors elle dĂ©plia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut rĂ©ellement s’appliquer Ă  ce travail, compter les fils de la toile. Tout Ă  coup, le souvenir de la lettre lui revint. L’avait-elle donc perdue ? OĂč la retrouver ? Mais elle Ă©prouvait une telle lassitude dans l’esprit, que jamais elle ne put inventer un prĂ©texte Ă  sortir de table. Puis elle Ă©tait devenue lĂąche ; elle avait peur de Charles ; il savait tout, c’était sĂ»r ! En effet, il prononça ces mots, singuliĂšrement — Nous ne sommes pas prĂšs, Ă  ce qu’il paraĂźt, de voir M. Rodolphe. — Qui te l’a dit ? fit-elle en tressaillant. — Qui me l’a dit ? rĂ©pliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque ; c’est Girard, que j’ai rencontrĂ© tout Ă  l’heure Ă  la porte du CafĂ© Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir. Elle eut un sanglot. — Quoi donc t’étonne ? Il s’absente ainsi de temps Ă  autre pour se distraire, et, ma foi ! je l’approuve. Quand on a de la fortune et que l’on est garçon !
 Du reste, il s’amuse joliment, notre ami ! c’est un farceur. M. Langlois m’a conté  Il se tut, par convenance, Ă  cause de la domestique qui entrait. Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots rĂ©pandus sur l’étagĂšre ; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit Ă  mĂȘme. — Oh ! parfait ! disait-il. Tiens, goĂ»te. Et il tendit la corbeille, qu’elle repoussa doucement. — Sens donc quelle odeur ! fit-il en la lui passant sous le nez Ă  plusieurs reprises. — J’étouffe ! s’écria-t-elle en se levant d’un bond. Mais, par un effort de volontĂ©, ce spasme disparut ; puis — Ce n’est rien ! dit-elle, ce n’est rien ! c’est nerveux ! Assieds-toi, mange ! Car elle redoutait qu’on ne fĂ»t Ă  la questionner, Ă  la soigner, qu’on ne la quittĂąt plus. Charles, pour obĂ©ir, s’était rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, qu’il dĂ©posait ensuite dans son assiette. Tout Ă  coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, Ă  la renverse. En effet, Rodolphe, aprĂšs bien des rĂ©flexions, s’était dĂ©cidĂ© Ă  partir pour Rouen. Or, comme il n’y a, de la Huchette Ă  Buchy, pas d’autre chemin que celui d’Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l’avait reconnu Ă  la lueur des lanternes qui coupaient comme un Ă©clair le crĂ©puscule. Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s’y prĂ©cipita. La table, avec toutes les assiettes, Ă©tait renversĂ©e ; de la sauce, de la viande, les couteaux, la saliĂšre et l’huilier jonchaient l’appartement ; Charles appelait au secours ; Berthe, effarĂ©e, criait ; et FĂ©licitĂ©, dont les mains tremblaient, dĂ©laçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs. — Je cours, dit l’apothicaire, chercher dans mon laboratoire un peu de vinaigre aromatique. Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon — J’en Ă©tais sĂ»r, fit-il ; cela vous rĂ©veillerait un mort. — Parle-nous ! disait Charles, parle-nous ! Remets-toi ! C’est moi, ton Charles qui t’aime ! Me reconnais-tu ? Tiens, voilĂ  ta petite fille embrasse-la donc ! L’enfant avançait les bras vers sa mĂšre pour se pendre Ă  son cou. Mais, dĂ©tournant la tĂȘte, Emma dit d’une voix saccadĂ©e — Non, non
 personne ! Elle s’évanouit encore. On la porta sur son lit. Elle restait Ă©tendue, la bouche ouverte, les paupiĂšres fermĂ©es, les mains Ă  plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l’oreiller. Charles, debout, se tenait au fond de l’alcĂŽve, et le pharmacien, prĂšs de lui, gardait ce silence mĂ©ditatif qu’il est convenable d’avoir dans les occasions sĂ©rieuses de la vie. — Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme est passĂ©. — Oui, elle repose un peu maintenant ! rĂ©pondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme !
 pauvre femme !
 la voilĂ  retombĂ©e ! Alors Homais demanda comment cet accident Ă©tait survenu. Charles rĂ©pondit que cela l’avait saisie tout Ă  coup, pendant qu’elle mangeait des abricots. — Extraordinaire !
 reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionnĂ© la syncope ! Il y a des natures si impressionnables Ă  l’encontre de certaines odeurs ! et ce serait mĂȘme une belle question Ă  Ă©tudier, tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les prĂȘtres en connaissaient l’importance, eux qui ont toujours mĂȘlĂ© des aromates Ă  leurs cĂ©rĂ©monies. C’est pour vous stupĂ©fier l’entendement et provoquer des extases, chose d’ailleurs facile Ă  obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus dĂ©licates que les autres. On en cite qui s’évanouissent Ă  l’odeur de la corne brĂ»lĂ©e, du pain tendre
 — Prenez garde de l’éveiller ! dit Ă  voix basse Bovary. — Et non seulement, continua l’apothicaire, les humains sont en butte Ă  ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n’ĂȘtes pas sans savoir l’effet singuliĂšrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria, vulgairement appelĂ© herbe-au-chat, sur la gent fĂ©line ; et d’autre part, pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux un de mes anciens camarades, actuellement Ă©tabli rue Malpalu possĂšde un chien qui tombe en convulsions dĂšs qu’on lui prĂ©sente une tabatiĂšre. Souvent mĂȘme il en fait l’expĂ©rience devant ses amis, Ă  son pavillon du bois Guillaume. Croirait-on qu’un simple sternutatoire pĂ»t exercer de tels ravages dans l’organisme d’un quadrupĂšde ? C’est extrĂȘmement curieux, n’est-il pas vrai ? — Oui, dit Charles, qui n’écoutait pas. — Cela nous prouve, reprit l’autre en souriant avec un air de suffisance bĂ©nigne, les irrĂ©gularitĂ©s sans nombre du systĂšme nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle m’a toujours paru, je l’avoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun de ces prĂ©tendus remĂšdes qui, sous prĂ©texte d’attaquer les symptĂŽmes, attaquent le tempĂ©rament. Non, pas de mĂ©dicamentation oiseuse ! du rĂ©gime, voilĂ  tout ! des sĂ©datifs, des Ă©mollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas qu’il faudrait peut-ĂȘtre frapper l’imagination ? — En quoi ? comment ? dit Bovary. — Ah ! c’est lĂ  la question ! Telle est effectivement la question That is the question ! comme je lisais derniĂšrement dans le journal. Mais Emma, se rĂ©veillant, s’écria — Et la lettre ? et la lettre ? On crut qu’elle avait le dĂ©lire ; elle l’eut Ă  partir de minuit une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale s’était dĂ©clarĂ©e. Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades ; il ne se couchait plus, il Ă©tait continuellement Ă  lui tĂąter le pouls, Ă  lui poser des sinapismes, des compresses d’eau froide. Il envoyait Justin jusqu’à NeufchĂątel chercher de la glace ; la glace se fondait en route ; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fit venir de Rouen le docteur LariviĂšre, son ancien maĂźtre ; il Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©. Ce qui l’effrayait le plus, c’était l’abattement d’Emma ; car elle ne parlait pas, n’entendait rien et mĂȘme semblait ne point souffrir, — comme si son corps et son Ăąme se fussent ensemble reposĂ©s de toutes leurs agitations. Vers le milieu d’octobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des oreillers derriĂšre elle. Charles pleura quand il la vit manger sa premiĂšre tartine de confitures. Les forces lui revinrent ; elle se levait quelques heures pendant l’aprĂšs-midi, et, un jour qu’elle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, Ă  son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allĂ©es disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas Ă  pas, en traĂźnant ses pantoufles, et, s’appuyant de l’épaule contre Charles, elle continuait Ă  sourire. Ils allĂšrent ainsi jusqu’au fond, prĂšs de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais il n’y avait Ă  l’horizon que de grands feux d’herbe, qui fumaient sur les collines. — Tu vas te fatiguer, ma chĂ©rie, dit Bovary. Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle — Assieds-toi donc sur ce banc tu seras bien. — Oh ! non, pas lĂ , pas lĂ  ! fit-elle d’une voix dĂ©faillante. Elle eut un Ă©tourdissement, et dĂšs le soir, sa maladie recommença avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractĂšres plus complexes. TantĂŽt elle souffrait au cƓur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il lui survint des vomissements oĂč Charles crut apercevoir les premiers symptĂŽmes d’un cancer. Et le pauvre garçon, par lĂ -dessus, avait des inquiĂ©tudes d’argent ! XIV D ’abord, il ne savait comment faire pour dĂ©dommager M. Homais de tous les mĂ©dicaments pris chez lui ; et, quoiqu’il eĂ»t pu, comme mĂ©decin, ne pas les payer, nĂ©anmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dĂ©pense du mĂ©nage, Ă  prĂ©sent que la cuisiniĂšre Ă©tait maĂźtresse, devenait effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les fournisseurs murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de la maladie d’Emma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagĂ©rer sa facture, avait vite apportĂ© le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu d’une, quantitĂ© d’autres choses encore. Charles eut beau dire qu’il n’en avait pas besoin, le marchand rĂ©pondit arrogamment qu’on lui avait commandĂ© tous ces articles et qu’il ne les reprendrait pas ; d’ailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence ; Monsieur rĂ©flĂ©chirait ; bref, il Ă©tait rĂ©solu Ă  le poursuivre en justice plutĂŽt que d’abandonner ses droits et que d’emporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer Ă  son magasin ; FĂ©licitĂ© oublia ; il avait d’autres soucis ; on n’y pensa plus ; M. Lheureux revint Ă  la charge, et, tour Ă  tour menaçant et gĂ©missant, manƓuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet Ă  six mois d’échĂ©ance. Mais Ă  peine eut-il signĂ© ce billet, qu’une idĂ©e audacieuse lui surgit c’était d’emprunter mille francs Ă  M. Lheureux. Donc, il demanda, d’un air embarrassĂ©, s’il n’y avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que l’on voudrait. Lheureux courut Ă  sa boutique, en rapporta les Ă©cus et dicta un autre billet, par lequel Bovary dĂ©clarait devoir payer Ă  son ordre, le 1er septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs ; ce qui, avec les cent quatre-vingts dĂ©jĂ  stipulĂ©s, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prĂȘtant Ă  six pour cent, augmentĂ© d’un quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bĂ©nĂ©fice ; et il espĂ©rait que l’affaire ne s’arrĂȘterait pas lĂ , qu’on ne pourrait payer les billets, qu’on les renouvellerait, et que son pauvre argent, s’étant nourri chez le mĂ©decin comme dans une maison de santĂ©, lui reviendrait, un jour, considĂ©rablement plus dodu, et gros Ă  faire craquer le sac. Tout, d’ailleurs, lui rĂ©ussissait. Il Ă©tait adjudicataire d’une fourniture de cidre pour l’hĂŽpital de NeufchĂątel ; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbiĂšres de Grumesnil, et il rĂȘvait d’établir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, Ă  ruiner la guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, Ă©tant Ă  prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce d’Yonville. Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l’annĂ©e prochaine, pouvoir rembourser tant d’argent ; et il cherchait, imaginait des expĂ©dients, comme de recourir Ă  son pĂšre ou de vendre quelque chose. Mais son pĂšre serait sourd, et il n’avait, lui, rien Ă  vendre. Alors il dĂ©couvrait de tels embarras, qu’il Ă©cartait vite de sa conscience un sujet de mĂ©ditation aussi dĂ©sagrĂ©able. Il se reprochait d’en oublier Emma ; comme si, toutes ses pensĂ©es appartenant Ă  cette femme, c’eĂ»t Ă©tĂ© lui dĂ©rober quelque chose que de n’y pas continuellement rĂ©flĂ©chir. L’hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprĂšs de la fenĂȘtre, celle qui regardait la place ; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce cĂŽtĂ© restait constamment fermĂ©e. Elle voulut que l’on vendĂźt le cheval ; ce qu’elle aimait autrefois, Ă  prĂ©sent lui dĂ©plaisait. Toutes ses idĂ©es paraissaient se borner au soin d’elle-mĂȘme. Elle restait dans son lit Ă  faire de petites collations, sonnait sa domestique pour s’informer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte d’anxiĂ©tĂ©, l’infaillible retour d’évĂ©nements minimes, qui pourtant ne lui importaient guĂšre. Le plus considĂ©rable Ă©tait, le soir, l’arrivĂ©e de l’Hirondelle. Alors l’aubergiste criait et d’autres voix rĂ©pondaient, tandis que le falot d’Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bĂąche, faisait comme une Ă©toile dans l’obscuritĂ©. À midi, Charles rentrait ; ensuite il sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, Ă  la tombĂ©e du jour, les enfants qui s’en revenaient de la classe, traĂźnant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs rĂšgles la cliquette des auvents, les uns aprĂšs les autres. C’était Ă  cette heure-lĂ  que M. Bournisien venait la voir. Il s’enquĂ©rait de sa santĂ©, lui apportait des nouvelles et l’exhortait Ă  la religion dans un petit bavardage cĂąlin qui ne manquait pas d’agrĂ©ment. La vue seule de sa soutane la rĂ©confortait. Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et, Ă  mesure que l’on faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allĂ©gĂ©e ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu, allait s’anĂ©antir dans cet amour comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. On aspergea d’eau bĂ©nite les draps du lit ; le prĂȘtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en dĂ©faillant d’une joie cĂ©leste qu’elle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. Les rideaux de son alcĂŽve se gonflaient mollement, autour d’elle, en façon de nuĂ©es, et les rayons des deux cierges brĂ»lant sur la commode lui parurent ĂȘtre des gloires Ă©blouissantes. Alors elle laissa retomber sa tĂȘte, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes sĂ©raphiques et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trĂŽne d’or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le PĂšre tout Ă©clatant de majestĂ©, et qui d’un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l’emporter dans leurs bras. Cette vision splendide demeura dans sa mĂ©moire comme la chose la plus belle qu’il fĂ»t possible de rĂȘver ; si bien qu’à prĂ©sent elle s’efforçait d’en ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais d’une maniĂšre moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son Ăąme, courbatue d’orgueil, se reposait enfin dans l’humilitĂ© chrĂ©tienne ; et, savourant le plaisir d’ĂȘtre faible, Emma contemplait en elle-mĂȘme la destruction de sa volontĂ©, qui devait faire aux envahissements de la grĂące une large entrĂ©e. Il existait donc Ă  la place du bonheur des fĂ©licitĂ©s plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui s’accroĂźtrait Ă©ternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un Ă©tat de puretĂ© flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et oĂč elle aspira d’ĂȘtre. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchĂąssĂ© d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs. Le CurĂ© s’émerveillait de ces dispositions, bien que la religion d’Emma, trouvait-il, pĂ»t, Ă  force de ferveur, finir par friser l’hĂ©rĂ©sie et mĂȘme l’extravagance. Mais, n’étant pas trĂšs versĂ© dans ces matiĂšres, sitĂŽt qu’elles dĂ©passaient une certaine mesure, il Ă©crivit Ă  M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui Ă©tait pleine d’esprit. Le libraire, avec autant d’indiffĂ©rence que s’il eĂ»t expĂ©diĂ© de la quincaillerie Ă  des nĂšgres, vous emballa pĂȘle-mĂȘle tout ce qui avait cours pour lors dans la nĂ©goce des livres pieux. C’étaient de petits manuels par demandes et par rĂ©ponses, des pamphlets d’un ton rogue dans la maniĂšre de M. de Maistre, et des espĂšces de romans Ă  cartonnage rose et Ă  style douceĂątre, fabriquĂ©s par des sĂ©minaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien ; l’Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, dĂ©corĂ© de plusieurs ordres ; des Erreurs de Voltaire, Ă  l’usage des jeunes gens, etc. Mme Bovary n’avait pas encore l’intelligence assez nette pour s’appliquer sĂ©rieusement Ă  n’importe quoi ; d’ailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de prĂ©cipitation. Elle s’irrita contre les prescriptions du culte ; l’arrogance des Ă©crits polĂ©miques lui dĂ©plut par leur acharnement Ă  poursuivre des gens qu’elle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevĂ©s de religion lui parurent Ă©crits dans une telle ignorance du monde, qu’ils l’écartĂšrent insensiblement des vĂ©ritĂ©s dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mĂ©lancolie catholique qu’une Ăąme Ă©thĂ©rĂ©e pĂ»t concevoir. Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond de son cƓur ; et il restait lĂ , plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s’échappait de ce grand amour embaumĂ© et qui, passant Ă  travers tout, parfumait de tendresse l’atmosphĂšre d’immaculation oĂč elle voulait vivre. Quand elle se mettait Ă  genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mĂȘmes paroles de suavitĂ© qu’elle murmurait jadis Ă  son amant, dans les Ă©panchements de l’adultĂšre. C’était pour faire venir la croyance ; mais aucune dĂ©lectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatiguĂ©s, avec le sentiment vague d’une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n’était qu’un mĂ©rite de plus ; et dans l’orgueil de sa dĂ©votion, Emma se comparait Ă  ces grandes dames d’autrefois, dont elle avait rĂȘvĂ© la gloire sur un portrait de la ValliĂšre, et qui, traĂźnant avec tant de majestĂ© la queue chamarrĂ©e de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y rĂ©pandre aux pieds du Christ toutes les larmes d’un cƓur que l’existence blessait. Alors, elle se livra Ă  des charitĂ©s excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablĂ©s qui mangeaient un potage. Elle fit revenir Ă  la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyĂ©e chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre Ă  lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne s’irritait plus. C’était un parti pris de rĂ©signation, une indulgence universelle. Son langage, Ă  propos de tout, Ă©tait plein d’expressions idĂ©ales. Elle disait Ă  son enfant — Ta colique est-elle passĂ©e, mon ange ? Mme Bovary mĂšre ne trouvait rien Ă  blĂąmer, sauf peut-ĂȘtre cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassĂ©e de querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et mĂȘme elle y demeura jusques aprĂšs PĂąques, afin d’éviter les sarcasmes du pĂšre Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se commander une andouille. Outre la compagnie de sa belle-mĂšre, qui la raffermissait un peu par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours, avait encore d’autres sociĂ©tĂ©s. C’était Mme Langlois, Mme Caron, Mme Dubreuil, Mme Tuvache et, rĂ©guliĂšrement, de deux Ă  cinq heures, l’excellente Mme Homais, qui n’avait jamais voulu croire, celle-lĂ , Ă  aucun des cancans que l’on dĂ©bitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir ; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout prĂšs de la porte, immobile, sans parler. Souvent mĂȘme, Mme Bovary, n’y prenant garde, se mettait Ă  sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tĂȘte d’un mouvement brusque ; et, quand il aperçut la premiĂšre fois cette chevelure entiĂšre qui descendait jusqu’aux jarrets en dĂ©roulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvre enfant, comme l’entrĂ©e subite dans quelque chose d’extraordinaire et de nouveau dont la splendeur l’effraya. Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timiditĂ©s. Elle ne se doutait point que l’amour, disparu de sa vie, palpitait lĂ , prĂšs d’elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce cƓur d’adolescent ouvert aux Ă©manations de sa beautĂ©. Du reste, elle enveloppait tout maintenant d’une telle indiffĂ©rence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l’on ne distinguait plus l’égoĂŻsme de la charitĂ©, ni la corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle s’emporta contre sa domestique, qui lui demandait Ă  sortir et balbutiait en cherchant un prĂ©texte, puis tout Ă  coup — Tu l’aimes donc ? dit-elle. Et, sans attendre la rĂ©ponse de FĂ©licitĂ©, qui rougissait elle ajouta d’un air triste — Allons, cours-y ! amuse-toi ! Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin d’un bout Ă  l’autre, malgrĂ© les observations de Bovary ; il fut heureux, cependant, de lui voir enfin manifester une volontĂ© quelconque. Elle en tĂ©moigna davantage Ă  mesure qu’elle se rĂ©tablissait. D’abord, elle trouva moyen d’expulser la mĂšre Rolet, la nourrice, qui avait pris l’habitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent Ă  la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endentĂ© qu’un cannibale. Puis elle se dĂ©gagea de la famille Homais, congĂ©dia successivement toutes les autres visites et mĂȘme frĂ©quenta l’église avec moins d’assiduitĂ©, Ă  la grande approbation de l’apothicaire, qui lui dit alors amicalement — Vous donniez un peu dans la calotte ! M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catĂ©chisme. Il prĂ©fĂ©rait rester dehors, Ă  prendre l’air au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C’était l’heure oĂč Charles rentrait. Ils avaient chaud ; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rĂ©tablissement de Madame. Binet se trouvait lĂ , c’est-Ă -dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, Ă  pĂȘcher des Ă©crevisses. Bovary l’invitait Ă  se rafraĂźchir, et il s’entendait parfaitement Ă  dĂ©boucher les cruchons. — Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu’aux extrĂ©mitĂ©s du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille d’aplomb sur la table, et, aprĂšs que les ficelles sont coupĂ©es, pousser le liĂšge Ă  petits coups, doucement, doucement, comme on fait, d’ailleurs, Ă  l’eau de Seltz, dans les restaurants. Mais le cidre, pendant sa dĂ©monstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l’ecclĂ©siastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie — Sa bontĂ© saute aux yeux ! Il Ă©tait brave homme, en effet, et mĂȘme, un jour, ne fut point scandalisĂ© du pharmacien, qui conseillait Ă  Charles, pour distraire Madame, de la mener au théùtre de Rouen voir l’illustre tĂ©nor Lagardy. Homais s’étonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prĂȘtre dĂ©clara qu’il regardait la musique comme moins dangereuse pour les mƓurs que la littĂ©rature. Mais le pharmacien prit la dĂ©fense des lettres. Le théùtre, prĂ©tendait-il, servait Ă  fronder les prĂ©jugĂ©s, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu. — Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez la plupart des tragĂ©dies de Voltaire ; elles sont semĂ©es habilement de rĂ©flexions philosophiques qui en font pour le peuple une vĂ©ritable Ă©cole de morale et de diplomatie. — Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une piĂšce intitulĂ©e le Gamin de Paris, oĂč l’on remarque le caractĂšre d’un vieux gĂ©nĂ©ral qui est vraiment tapĂ© ! Il rembarre un fils de famille qui avait sĂ©duit une ouvriĂšre, qui Ă  la fin
 — Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise littĂ©rature comme il y a la mauvaise pharmacie ; mais condamner en bloc le plus important des beaux arts me paraĂźt une balourdise, une idĂ©e gothique, digne de ces temps abominables oĂč l’on enfermait GalilĂ©e. — Je sais bien, objecta le CurĂ©, qu’il existe de bons ouvrages, de bons auteurs ; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe diffĂ©rent rĂ©unies dans un appartement enchanteur, ornĂ© de pompes mondaines, et puis ces dĂ©guisements paĂŻens, ce fard, ces flambeaux, ces voix effĂ©minĂ©es, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage d’esprit et vous donner des pensĂ©es dĂ©shonnĂȘtes, des tentations impures. Telle est du moins l’opinion de tous les PĂšres. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise de tabac, si l’Église a condamnĂ© les spectacles, c’est qu’elle avait raison ; il faut nous soumettre Ă  ses dĂ©crets. — Pourquoi, demanda l’apothicaire, excommunie-t-elle les comĂ©diens ? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cĂ©rĂ©monies du culte. Oui, on jouait, on reprĂ©sentait au milieu du chƓur des espĂšces de farces appelĂ©es mystĂšres, dans lesquelles les lois de la dĂ©cence souvent se trouvaient offensĂ©es. L’ecclĂ©siastique se contenta de pousser un gĂ©missement, et le pharmacien poursuivit — C’est comme dans la Bible ; il y a
 savez-vous
, plus d’un dĂ©tail
 piquant, des choses
 vraiment
 gaillardes ! Et, sur un geste d’irritation que faisait M. Bournisien — Ah ! vous conviendrez que ce n’est pas un livre Ă  mettre entre les mains d’une jeune personne, et je serais fĂąchĂ© qu’Athalie
 — Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s’écria l’autre impatientĂ©, qui recommandent la Bible ! — N’importe ! dit Homais, je m’étonne que, de nos jours, en un siĂšcle de lumiĂšres, on s’obstine encore Ă  proscrire un dĂ©lassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et mĂȘme hygiĂ©nique quelquefois, n’est-ce pas, docteur ? — Sans doute, rĂ©pondit le mĂ©decin nonchalamment, soit que, ayant les mĂȘmes idĂ©es, il voulĂ»t n’offenser personne, ou bien qu’il n’eĂ»t pas d’idĂ©es. La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une derniĂšre botte. — J’en ai connu, des prĂȘtres, qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses. — Allons donc ! fit le curĂ©. — Ah ! j’en ai connu ! Et, sĂ©parant les syllabes de sa phrase, Homais rĂ©pĂ©ta — J’en-ai-connu. — Eh bien ! ils avaient tort, dit Bournisien rĂ©signĂ© Ă  tout entendre. — Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclama l’apothicaire. — Monsieur !
 reprit l’ecclĂ©siastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidĂ©. — Je veux seulement dire, rĂ©pliqua-t-il alors d’un ton moins brutal, que la tolĂ©rance est le plus sĂ»r moyen d’attirer les Ăąmes Ă  la religion. — C’est vrai ! c’est vrai ! concĂ©da le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise. Mais il n’y resta que deux minutes. Puis, dĂšs qu’il fut parti, M. Homais dit au mĂ©decin — VoilĂ  ce qui s’appelle une prise de bec ! Je l’ai roulĂ©, vous avez vu, d’une maniĂšre !
 Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-lĂ , saprelotte ! Si quelqu’un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-mĂȘme. DĂ©pĂȘchez-vous ! Lagardy ne donnera qu’une seule reprĂ©sentation ; il est engagĂ© en Angleterre Ă  des appointements considĂ©rables. C’est, Ă  ce qu’on assure, un fameux lapin ! il roule sur l’or ! il mĂšne avec lui trois maĂźtresses et son cuisinier ! Tous ces grands artistes brĂ»lent la chandelle par les deux bouts ; il leur faut une existence dĂ©vergondĂ©e qui excite un peu l’imagination. Mais ils meurent Ă  l’hĂŽpital, parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, Ă©tant jeunes, de faire des Ă©conomies. Allons, bon appĂ©tit ; Ă  demain ! Cette idĂ©e de spectacle germa vite dans la tĂȘte de Bovary ; car aussitĂŽt il en fit part Ă  sa femme, qui refusa tout d’abord, allĂ©guant la fatigue, le dĂ©rangement, la dĂ©pense ; mais, par extraordinaire, Charles ne cĂ©da pas, tant il jugeait cette rĂ©crĂ©ation lui devoir ĂȘtre profitable. Il n’y voyait aucun empĂȘchement ; sa mĂšre leur avait expĂ©diĂ© trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes n’avaient rien d’énorme, et l’échĂ©ance des billets Ă  payer au sieur Lheureux Ă©tait encore si longue, qu’il n’y fallait pas songer. D’ailleurs, imaginant qu’elle y mettait de la dĂ©licatesse, Charles insista davantage ; si bien qu’elle finit, Ă  force d’obsessions, par se dĂ©cider. Et, le lendemain, Ă  huit heures, ils s’emballĂšrent dans l’Hirondelle. L’apothicaire, que rien ne retenait Ă  Yonville, mais qui se croyait contraint de n’en pas bouger, soupira en les voyant partir. — Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels que vous ĂȘtes ! Puis, s’adressant Ă  Emma, qui portait une robe de soie bleue Ă  quatre falbalas — Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faire florĂšs Ă  Rouen. La diligence descendait Ă  l’hĂŽtel de la Croix-Rouge, sur la place Beauvoisine. C’était une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes Ă©curies et de petites chambres Ă  coucher, oĂč l’on voit au milieu de la cour des poules picorant l’avoine sous les cabriolets crottĂ©s des commis voyageurs ; — bons vieux gĂźtes Ă  balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d’hiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissĂ©es par les glorias, les vitres Ă©paisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachĂ©es par le vin bleu ; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillĂ©s en bourgeois, ont un cafĂ© sur la rue, et du cĂŽtĂ© de la campagne un jardin Ă  lĂ©gumes. Charles immĂ©diatement se mit en courses. Il confondit l’avant-scĂšne avec les galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyĂ© du contrĂŽleur au directeur, revint Ă  l’auberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théùtre jusqu’au boulevard. Madame s’acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement ; et, sans avoir eu le temps d’avaler un bouillon, ils se prĂ©sentĂšrent devant les portes du théùtre, qui Ă©taient encore fermĂ©es. XV L a foule stationnait contre le mur, parquĂ©e symĂ©triquement entre des balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches rĂ©pĂ©taient en caractĂšres baroques Lucie de Lamermoor
 Lagardy
 OpĂ©ra
, etc. » Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirĂ©s Ă©pongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiĂšde, qui soufflait de la riviĂšre, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues Ă  la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on Ă©tait rafraĂźchi par un courant d’air glacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs oĂč l’on roule des barriques. De peur de paraĂźtre ridicule, Emma voulut, avant d’entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets Ă  sa main, dans la poche de son pantalon, qu’il appuyait contre son ventre. Un battement de cƓur la prit dĂšs le vestibule. Elle sourit involontairement de vanitĂ©, en voyant la foule qui se prĂ©cipitait Ă  droite par l’autre corridor, tandis qu’elle montait l’escalier des premiĂšres. Elle eut plaisir, comme un enfant, Ă  pousser de son doigt les larges portes tapissĂ©es ; elle aspira de toute sa poitrine l’odeur poussiĂ©reuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une dĂ©sinvolture de duchesse. La salle commençait Ă  se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs Ă©tuis, et les abonnĂ©s, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se dĂ©lasser dans les beaux-arts des inquiĂ©tudes de la vente ; mais, n’oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait lĂ  des tĂȘtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchĂątres de chevelure et de teint, ressemblaient Ă  des mĂ©dailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, Ă©talant, dans l’ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert pomme ; et Mme Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des badines Ă  pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes. Cependant, les bougies de l’orchestre s’allumĂšrent ; le lustre descendit du plafond, versant, avec le rayonnement de ses facettes, une gaietĂ© subite dans la salle ; puis les musiciens entrĂšrent les uns aprĂšs les autres, et ce fut d’abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flĂ»tes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scĂšne ; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquĂšrent des accords, et le rideau, se levant, dĂ©couvrit un paysage. C’était le carrefour d’un bois, avec une fontaine, Ă  gauche, ombragĂ©e par un chĂȘne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur l’épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse ; puis il survint un capitaine qui invoquait l’ange du mal en levant au ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils s’en allĂšrent, et les chasseurs reprirent. Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, Ă  travers le brouillard, le son des cornemuses Ă©cossaises se rĂ©pĂ©ter sur les bruyĂšres. D’ailleurs, le souvenir du roman facilitant l’intelligence du libretto, elle suivait l’intrigue phrase Ă  phrase, tandis que d’insaisissables pensĂ©es qui lui revenaient, se dispersaient, aussitĂŽt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mĂ©lodies et se sentait elle-mĂȘme vibrer de tout son ĂȘtre comme si les archets des violons se fussent promenĂ©s sur ses nerfs. Elle n’avait pas assez d’yeux pour contempler les costumes, les dĂ©cors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les Ă©pĂ©es, toutes ces imaginations qui s’agitaient dans l’harmonie comme dans l’atmosphĂšre d’un autre monde. Mais une jeune femme s’avança en jetant une bourse Ă  un Ă©cuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flĂ»te qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des gazouillements d’oiseau. Lucie entama d’un air brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignait d’amour, elle demandait des ailes. Emma, de mĂȘme, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une Ă©treinte. Tout Ă  coup, Edgar Lagardy parut. Il avait une de ces pĂąleurs splendides qui donnent quelque chose de la majestĂ© des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse Ă©tait prise dans un pourpoint de couleur brune ; un petit poignard ciselĂ© lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en dĂ©couvrant ses dents blanches. On disait qu’une princesse polonaise, l’écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, oĂč il radoubait des chaloupes, en Ă©tait devenue amoureuse. Elle s’était ruinĂ©e Ă  cause de lui. Il l’avait plantĂ©e lĂ  pour d’autres femmes, et cette cĂ©lĂ©britĂ© sentimentale ne laissait pas que de servir Ă  sa rĂ©putation artistique. Le cabotin diplomate avait mĂȘme soin de faire toujours glisser dans les rĂ©clames une phrase poĂ©tique sur la fascination de sa personne et la sensibilitĂ© de son Ăąme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempĂ©rament que d’intelligence et plus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, oĂč il y avait du coiffeur et du torĂ©ador. DĂšs la premiĂšre scĂšne, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait dĂ©sespĂ©rĂ© il avait des Ă©clats de colĂšre, puis des rĂąles Ă©lĂ©giaques d’une douceur infinie, et les notes s’échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, Ă©gratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s’emplissait le cƓur de ces lamentations mĂ©lodieuses qui se traĂźnaient Ă  l’accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragĂ©s dans le tumulte d’une tempĂȘte. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manquĂ© mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait ĂȘtre que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose mĂȘme de sa vie. Mais personne sur la terre ne l’avait aimĂ©e d’un pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu’ils se disaient À demain ; Ă  demain !
 » La salle craquait sous les bravos ; on recommença la strette entiĂšre ; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d’exil, de fatalitĂ©, d’espĂ©rances, et quand ils poussĂšrent l’adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords. — Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il Ă  la persĂ©cuter ? — Mais non, rĂ©pondit-elle ; c’est son amant. — Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que l’autre, celui qui est venu tout Ă  l’heure, disait J’aime Lucie et je m’en crois aimĂ©. » D’ailleurs, il est parti avec son pĂšre, bras dessus, bras dessous. Car c’est bien son pĂšre, n’est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq Ă  son chapeau ? MalgrĂ© les explications d’Emma, dĂšs le duo rĂ©citatif oĂč Gilbert expose Ă  son maĂźtre Ashton ses abominables manƓuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que c’était un souvenir d’amour envoyĂ© par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre l’histoire, — Ă  cause de la musique — qui nuisait beaucoup aux paroles. — Qu’importe ? dit Emma ; tais-toi ! — C’est que j’aime, reprit-il en se penchant sur son Ă©paule, Ă  me rendre compte, tu sais bien. — Tais-toi ! tais-toi ! fit-elle impatientĂ©e. Lucie s’avançait, Ă  demi soutenue par ses femmes, une couronne d’oranger dans les cheveux, et plus pĂąle que le satin blanc de sa robe. Emma rĂȘvait au jour de son mariage ; et elle se revoyait lĂ -bas, au milieu des blĂ©s, sur le petit sentier, quand on marchait vers l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-lĂ , rĂ©sistĂ©, suppliĂ© ? Elle Ă©tait joyeuse, au contraire, sans s’apercevoir de l’abĂźme oĂč elle se prĂ©cipitait
 Ah ! si, dans la fraĂźcheur de sa beautĂ©, avant les souillures du mariage et la dĂ©sillusion de l’adultĂšre, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cƓur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptĂ©s et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une fĂ©licitĂ© si haute. Mais ce bonheur-lĂ , sans doute, Ă©tait un mensonge imaginĂ© pour le dĂ©sespoir de tout dĂ©sir. Elle connaissait Ă  prĂ©sent la petitesse des passions que l’art exagĂ©rait. S’efforçant donc d’en dĂ©tourner sa pensĂ©e, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu’une fantaisie plastique bonne Ă  amuser les yeux, et mĂȘme elle souriait intĂ©rieurement d’une pitiĂ© dĂ©daigneuse, quand au fond du théùtre, sous la portiĂšre de velours, un homme apparut en manteau noir. Son grand chapeau Ă  l’espagnole tomba dans un geste qu’il fit ; et aussitĂŽt les instruments et les chanteurs entonnĂšrent le sextuor. Edgar, Ă©tincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguĂ«, Arthur modulait Ă  l’écart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, rĂ©pĂ©tant ses paroles, reprenaient en chƓur, dĂ©licieusement. Ils Ă©taient tous sur la mĂȘme ligne Ă  gesticuler ; et la colĂšre, la vengeance, la jalousie, la terreur, la misĂ©ricorde et la stupĂ©faction s’exhalaient Ă  la fois de leurs bouches entrouvertes. L’amoureux outragĂ© brandissait son Ă©pĂ©e nue ; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, Ă  grands pas, faisant sonner contre les planches les Ă©perons vermeils de ses bottes molles, qui s’évasaient Ă  la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en dĂ©verser sur la foule Ă  si larges effluves. Toutes ses vellĂ©itĂ©s de dĂ©nigrement s’évanouissaient sous la poĂ©sie du rĂŽle qui l’envahissait, et, entraĂźnĂ©e vers l’homme par l’illusion du personnage, elle tĂącha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu’elle aurait pu mener cependant, si le hasard l’avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimĂ©s ! Avec lui, par tous les royaumes de l’Europe, elle aurait voyagĂ© de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu’on lui jetait, brodant elle-mĂȘme ses costumes ; puis, chaque soir, au fond d’une loge, derriĂšre la grille Ă  treillis d’or, elle eĂ»t recueilli, bĂ©ante, les expansions de cette Ăąme qui n’aurait chantĂ© que pour elle seule ; de la scĂšne, tout en jouant, il l’aurait regardĂ©e. Mais une folie la saisit il la regardait, c’est sĂ»r ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se rĂ©fugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour mĂȘme, et de lui dire, de s’écrier EnlĂšve-moi, emmĂšne-moi, partons ! À toi, Ă  toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rĂȘves ! » Le rideau se baissa. L’odeur du gaz se mĂȘlait aux haleines ; le vent des Ă©ventails rendait l’atmosphĂšre plus Ă©touffante. Emma voulut sortir ; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s’évanouir, courut Ă  la buvette lui chercher un verre d’orgeat. Il eut grand-peine Ă  regagner sa place ; car on lui heurtait les coudes Ă  tous les pas, Ă  cause du verre qu’il tenait entre ses mains, et mĂȘme il en versa les trois quarts sur les Ă©paules d’une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l’eĂ»t assassinĂ©e. Son mari, qui Ă©tait un filateur, s’emporta contre le maladroit ; et, tandis qu’avec son mouchoir elle Ă©pongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d’un ton bourru les mots d’indemnitĂ©, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva prĂšs de sa femme, en lui disant tout essoufflĂ© — J’ai cru, ma foi, que j’y resterais ! Il y a un monde !
 un monde !
 Il ajouta — Devine un peu qui j’ai rencontrĂ© lĂ -haut ? M. LĂ©on ! — LĂ©on ? — Lui-mĂȘme ! Il va venir te prĂ©senter ses civilitĂ©s. Et, comme il achevait ces mots, l’ancien clerc d’Yonville entra dans la loge. Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme et Mme Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obĂ©issant Ă  l’attraction d’une volontĂ© plus forte. Elle ne l’avait pas sentie depuis ce soir de printemps oĂč il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenĂȘtre. Mais, vite, se rappelant Ă  la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit Ă  balbutier des phrases rapides. — Ah ! bonjour
 Comment ! vous voilĂ  ? — Silence ! cria une voix du parterre, car le troisiĂšme acte commençait. — Vous ĂȘtes donc Ă  Rouen ? — Oui. — Et depuis quand ? — À la porte ! Ă  la porte ! On se tournait vers eux ; ils se turent. Mais, Ă  partir de ce moment, elle n’écouta plus ; et le chƓur des conviĂ©s, la scĂšne d’Ashton et de son valet, le grand duo en rĂ© majeur, tout passa pour elle dans l’éloignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculĂ©s ; elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tĂȘte-Ă -tĂȘte au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et qu’elle avait oubliĂ© cependant. Pourquoi donc revenait-il ? quelle combinaison d’aventures le replaçait dans sa vie ? Il se tenait derriĂšre elle, s’appuyant de l’épaule contre la cloison ; et, de temps Ă  autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiĂšde de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. — Est-ce que cela vous amuse ? dit-il en se penchant sur elle de si prĂšs, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue. Elle rĂ©pondit nonchalamment — Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup. Alors il fit la proposition de sortir du théùtre, pour aller prendre des glaces quelque part. — Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux dĂ©nouĂ©s cela promet d’ĂȘtre tragique. Mais la scĂšne de la folie n’intĂ©ressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagĂ©rĂ©. — Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui Ă©coutait. — Oui
 peut-ĂȘtre
 un peu, rĂ©pliqua-t-il, indĂ©cis entre la franchise de son plaisir et le respect qu’il portait aux opinions de sa femme. Puis LĂ©on dit en soupirant — Il fait une chaleur
 — Insupportable ! c’est vrai. — Es-tu gĂȘnĂ©e ? demanda Bovary. — Oui, j’étouffe ; partons. M. LĂ©on posa dĂ©licatement sur ses Ă©paules son long chĂąle de dentelle, et ils allĂšrent tous les trois s’asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage d’un cafĂ©. Il fut d’abord question de sa maladie, bien qu’Emma interrompĂźt Charles de temps Ă  autre, par crainte, disait-elle, d’ennuyer M. LĂ©on ; et celui-ci leur raconta qu’il venait Ă  Rouen passer deux ans dans une forte Ă©tude, afin de se rompre aux affaires, qui Ă©taient diffĂ©rentes en Normandie de celles que l’on traitait Ă  Paris. Puis il s’informa de Berthe, de la famille Homais, de la mĂšre Lefrançois ; et, comme ils n’avaient, en prĂ©sence du mari, rien de plus Ă  se dire, bientĂŽt la conversation s’arrĂȘta. Des gens qui sortaient du spectacle passĂšrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant Ă  plein gosier Ô bel ange, ma Lucie ! Alors LĂ©on, pour faire le dilettante, se mit Ă  parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi ; et Ă  cĂŽtĂ© d’eux, Lagardy, malgrĂ© ses grands Ă©clats, ne valait rien. — Pourtant, interrompit Charles qui mordait Ă  petits coups son sorbet au rhum, on prĂ©tend qu’au dernier acte il est admirable tout Ă  fait ; je regrette d’ĂȘtre parti avant la fin, car ça commençait Ă  m’amuser. — Au reste, reprit le clerc, il donnera bientĂŽt une autre reprĂ©sentation. Mais Charles rĂ©pondit qu’ils s’en allaient dĂšs le lendemain. — À moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat ? Et, changeant de manƓuvre devant cette occasion inattendue qui s’offrait Ă  son espoir, le jeune homme entama l’éloge de Lagardy dans le morceau final. C’était quelque chose de superbe, de sublime ! Alors Charles insista — Tu reviendrais dimanche. Voyons, dĂ©cide-toi ! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien. Cependant les tables, alentour, se dĂ©garnissaient ; un garçon vint discrĂštement se poster prĂšs d’eux ; Charles qui comprit, tira sa bourse ; le clerc le retint par le bras, et mĂȘme n’oublia point de laisser, en plus, deux piĂšces blanches, qu’il fit sonner contre le marbre. — Je suis fĂąchĂ©, vraiment, murmura Bovary, de l’argent que vous
 L’autre eut un geste dĂ©daigneux plein de cordialitĂ©, et, prenant son chapeau — C’est convenu, n’est-ce pas, demain, Ă  six heures ? Charles se rĂ©cria encore une fois qu’il ne pouvait s’absenter plus longtemps ; mais rien n’empĂȘchait Emma
 — C’est que
, balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop
 — Eh bien ! tu rĂ©flĂ©chiras, nous verrons, la nuit porte conseil
 Puis Ă  LĂ©on, qui les accompagnait — Maintenant que vous voilĂ  dans nos contrĂ©es, vous viendrez, j’espĂšre de temps Ă  autre, nous demander Ă  dĂźner ? Le clerc affirma qu’il n’y manquerait pas, ayant d’ailleurs besoin de se rendre Ă  Yonville pour une affaire de son Ă©tude. Et l’on se sĂ©para devant le passage Saint-Herbland, au moment oĂč onze heures et demie sonnaient Ă  la cathĂ©drale. TROISIÈME PARTIE. I M onsieur LĂ©on, tout en Ă©tudiant son droit, avait passablement frĂ©quentĂ© la ChaumiĂšre, oĂč il obtint mĂȘme de forts jolis succĂšs prĂšs des grisettes, qui lui trouvaient l’air distinguĂ©. C’était le plus convenable des Ă©tudiants il ne portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le 1er du mois l’argent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant Ă  faire des excĂšs, il s’en Ă©tait toujours abstenu, autant par pusillanimitĂ© que par dĂ©licatesse. Souvent, lorsqu’il restait Ă  lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le souvenir d’Emma lui revenait. Mais peu Ă  peu ce sentiment s’affaiblit et d’autres convoitises s’accumulĂšrent par-dessus, bien qu’il persistĂąt cependant Ă  travers elles ; car LĂ©on ne perdait pas toute espĂ©rance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans l’avenir, tel qu’un fruit d’or suspendu Ă  quelque feuillage fantastique. Puis, en la revoyant aprĂšs trois annĂ©es d’absence, sa passion se rĂ©veilla. Il fallait, pensait-il, se rĂ©soudre enfin Ă  la vouloir possĂ©der. D’ailleurs, sa timiditĂ© s’était usĂ©e au contact des compagnies folĂątres, et il revenait en province, mĂ©prisant tout ce qui ne foulait pas d’un pied verni l’asphalte du boulevard. AuprĂšs d’une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage Ă  dĂ©corations et Ă  voiture, le pauvre clerc, sans doute, eĂ»t tremblĂ© comme un enfant ; mais ici, Ă  Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit mĂ©decin, il se sentait Ă  l’aise, sĂ»r d’avance qu’il Ă©blouirait. L’aplomb dĂ©pend des milieux oĂč il se pose on ne parle pas Ă  l’entresol comme au quatriĂšme Ă©tage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse dans la doublure de son corset. En quittant, la veille au soir, M. et Mme Bovary, LĂ©on, de loin, les avait suivis dans la rue ; puis les ayant vus s’arrĂȘter Ă  la Croix-Rouge, il avait tournĂ© les talons et passĂ© toute la nuit Ă  mĂ©diter un plan. Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de l’auberge, la gorge serrĂ©e, les joues pĂąles, et avec cette rĂ©solution des poltrons que rien n’arrĂȘte. — Monsieur n’y est point, rĂ©pondit un domestique. Cela lui parut de bon augure. Il monta. Elle ne fut pas troublĂ©e Ă  son abord ; elle lui fit, au contraire, des excuses pour avoir oubliĂ© de lui dire oĂč ils Ă©taient descendus. — Oh ! je l’ai devinĂ©, reprit LĂ©on. — Comment ? Il prĂ©tendit avoir Ă©tĂ© guidĂ© vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit Ă  sourire, et aussitĂŽt, pour rĂ©parer sa sottise, LĂ©on raconta qu’il avait passĂ© sa matinĂ©e Ă  la chercher successivement dans tous les hĂŽtels de la ville. — Vous vous ĂȘtes donc dĂ©cidĂ©e Ă  rester ? ajouta-t-il. — Oui, dit-elle, et j’ai eu tort. Il ne faut pas s’accoutumer Ă  des plaisirs impraticables, quand on a autour de soi mille exigences
 — Oh ! je m’imagine
 — Eh ! non, car vous n’ĂȘtes pas une femme, vous. Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation s’engagea par quelques rĂ©flexions philosophiques. Emma s’étendit beaucoup sur la misĂšre des affections terrestres et l’éternel isolement oĂč le cƓur reste enseveli. Pour se faire valoir, ou par une imitation naĂŻve de cette mĂ©lancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme dĂ©clara s’ĂȘtre ennuyĂ© prodigieusement tout le temps de ses Ă©tudes. La procĂ©dure l’irritait, d’autres vocations l’attiraient, et sa mĂšre ne cessait, dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils prĂ©cisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, Ă  mesure qu’il parlait, s’exaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ils s’arrĂȘtaient quelquefois devant l’exposition complĂšte de leur idĂ©e, et cherchaient alors Ă  imaginer une phrase qui pĂ»t la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas qu’il l’avait oubliĂ©e. Peut-ĂȘtre ne se rappelait-il plus ses soupers aprĂšs le bal, avec des dĂ©bardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous d’autrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le chĂąteau de son amant. Les bruits de la ville arrivaient Ă  peine jusqu’à eux ; et la chambre semblait petite, tout exprĂšs pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vĂȘtue d’un peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond d’or derriĂšre elle ; et sa tĂȘte nue se rĂ©pĂ©tait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dĂ©passant sous ses bandeaux. — Mais pardon, dit-elle, j’ai tort ! je vous ennuie avec mes Ă©ternelles plaintes ! — Non, jamais ! jamais ! — Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que j’avais rĂȘvĂ© ! — Et moi, donc ! Oh ! j’ai bien souffert ! souvent je sortais, je m’en allais, je me traĂźnais le long des quais, m’étourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir l’obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand d’estampes, une gravure italienne qui reprĂ©sente une Muse. Elle est drapĂ©e d’une tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dĂ©nouĂ©e. Quelque chose incessamment me poussait lĂ  ; j’y suis restĂ© des heures entiĂšres. Puis, d’une voix tremblante — Elle vous ressemblait un peu. Mme Bovary dĂ©tourna la tĂȘte, pour qu’il ne vĂźt pas sur ses lĂšvres l’irrĂ©sistible sourire qu’elle y sentait monter. — Souvent, reprit-il, je vous Ă©crivais des lettres qu’ensuite je dĂ©chirais. Elle ne rĂ©pondait pas. Il continua — Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amĂšnerait. J’ai cru vous reconnaĂźtre au coin des rues ; et je courais aprĂšs tous les fiacres oĂč flottait Ă  la portiĂšre un chĂąle, un voile pareil au vĂŽtre
 Elle semblait dĂ©terminĂ©e Ă  le laisser parler sans l’interrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considĂ©rait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied. Cependant elle soupira — Ce qu’il y a de plus lamentable, n’est-ce pas ? c’est de traĂźner, comme moi, une existence inutile. Si nos douleurs pouvaient servir Ă  quelqu’un, on se consolerait dans la pensĂ©e du sacrifice ! Il se mit Ă  vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-mĂȘme un incroyable besoin de dĂ©vouement qu’il ne pouvait assouvir. — J’aimerais beaucoup, dit-elle, Ă  ĂȘtre une religieuse d’hĂŽpital. — HĂ©las ! rĂ©pliqua-t-il, les hommes n’ont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun mĂ©tier
, Ă  moins peut-ĂȘtre que celui de mĂ©decin
 Avec un haussement lĂ©ger de ses Ă©paules, Emma l’interrompit pour se plaindre de sa maladie oĂč elle avait manquĂ© mourir ; quel dommage ! elle ne souffrirait plus maintenant. LĂ©on tout de suite envia le calme du tombeau, et mĂȘme, un soir, il avait Ă©crit son testament en recommandant qu’on l’ensevelĂźt dans ce beau couvre-pied, Ă  bandes de velours, qu’il tenait d’elle ; car c’est ainsi qu’ils auraient voulu avoir Ă©tĂ©, l’un et l’autre se faisant un idĂ©al sur lequel ils ajustaient Ă  prĂ©sent leur vie passĂ©e. D’ailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. Mais Ă  cette invention du couvre-pied — Pourquoi donc ? demanda-t-elle. — Pourquoi ? Il hĂ©sitait. — Parce que je vous ai bien aimĂ©e ! Et, s’applaudissant d’avoir franchi la difficultĂ©, LĂ©on, du coin de l’Ɠil, Ă©pia sa physionomie. Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. L’amas des pensĂ©es tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus ; tout son visage rayonna. Il attendait. Enfin elle rĂ©pondit — Je m’en Ă©tais toujours doutĂ©e
 Alors, ils se racontĂšrent les petits Ă©vĂ©nements de cette existence lointaine, dont ils venaient de rĂ©sumer, par un seul mot, les plaisirs et les mĂ©lancolies. Il se rappelait le berceau de clĂ©matite, les robes qu’elle avait portĂ©es, les meubles de sa chambre, toute sa maison. — Et nos pauvres cactus, oĂč sont-ils ? — Le froid les a tuĂ©s cet hiver. — Ah ! que j’ai pensĂ© Ă  eux, savez-vous ? Souvent je les revoyais comme autrefois, quand, par les matins d’étĂ©, le soleil frappait sur les jalousies
 et j’apercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs. — Pauvre ami ! fit-elle en lui tendant la main. LĂ©on, bien vite, y colla ses lĂšvres. Puis, quand il eut largement respirĂ© — Vous Ă©tiez, dans ce temps-lĂ , pour moi, je ne sais quelle force incomprĂ©hensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute ? — Si, dit-elle. Continuez. — Vous Ă©tiez en bas, dans l’antichambre, prĂȘte Ă  sortir, sur la marche ; — vous aviez mĂȘme un chapeau Ă  petites fleurs bleues ; et, sans nulle invitation de votre part, malgrĂ© moi, je vous ai accompagnĂ©e. À chaque minute, cependant, j’avais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais Ă  marcher prĂšs de vous, n’osant vous suivre tout Ă  fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau dĂ©faire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonnĂ© chez Mme Tuvache, on vous a ouvert, et je suis restĂ© comme un idiot devant la grande porte lourde, qui Ă©tait retombĂ©e sur vous. Mme Bovary, en l’écoutant, s’étonnait d’ĂȘtre si vieille ; toutes ces choses qui rĂ©apparaissaient lui semblaient Ă©largir son existence ; cela faisait comme des immensitĂ©s sentimentales oĂč elle se reportait ; et elle disait de temps Ă  autre, Ă  voix basse et les paupiĂšres Ă  demi fermĂ©es — Oui, c’est vrai !
 c’est vrai !
 c’est vrai
 Ils entendirent huit heures sonner aux diffĂ©rentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d’églises et de grands hĂŽtels abandonnĂ©s. Ils ne se parlaient plus ; mais ils sentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs tĂȘtes, comme si quelque chose de sonore se fĂ»t rĂ©ciproquement Ă©chappĂ© de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains ; et le passĂ©, l’avenir, les rĂ©miniscences et les rĂȘves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit s’épaississait sur les murs, oĂč brillaient encore, Ă  demi perdues dans l’ombre, les grosses couleurs de quatre estampes reprĂ©sentant quatre scĂšnes de la tour de Nesle, avec une lĂ©gende au bas, en espagnol et en français. Par la fenĂȘtre Ă  guillotine, on voyait un coin de ciel noir, entre des toits pointus. Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir. — Eh bien ?
 fit LĂ©on. — Eh bien ? rĂ©pondit-elle. Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand elle lui dit — D’oĂč vient que personne, jusqu’à prĂ©sent, ne m’a jamais exprimĂ© des sentiments pareils ? Le clerc se rĂ©cria que les natures idĂ©ales Ă©taient difficiles Ă  comprendre. Lui, du premier coup d’Ɠil, il l’avait aimĂ©e ; et il se dĂ©sespĂ©rait en pensant au bonheur qu’ils auraient eu si, par une grĂące du hasard, se rencontrant plus tĂŽt, ils se fussent attachĂ©s l’un Ă  l’autre d’une maniĂšre indissoluble. — J’y ai songĂ© quelquefois, reprit-elle. — Quel rĂȘve ! murmura LĂ©on. Et, maniant dĂ©licatement le lisĂ©rĂ© bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta — Qui nous empĂȘche donc de recommencer ?
 — Non, mon ami, rĂ©pondit-elle. Je suis trop vieille
 vous ĂȘtes trop jeune
, oubliez-moi ! D’autres vous aimeront
, vous les aimerez. — Pas comme vous ! s’écria-t-il. — Enfant que vous ĂȘtes ! Allons, soyons sage ! je le veux ! Elle lui reprĂ©senta les impossibilitĂ©s de leur amour, et qu’ils devaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes d’une amitiĂ© fraternelle. Était-ce sĂ©rieusement qu’elle parlait ainsi ? Sans doute qu’Emma n’en savait rien elle-mĂȘme, tout occupĂ©e par le charme de la sĂ©duction et la nĂ©cessitĂ© de s’en dĂ©fendre ; et, contemplant le jeune homme d’un regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frĂ©missantes essayaient. — Ah ! pardon, dit-il en se reculant. Et Emma fut prise d’un vague effroi, devant cette timiditĂ©, plus dangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il s’avançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur s’échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue Ă  l’épiderme suave rougissait — pensait-elle — du dĂ©sir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter ses lĂšvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour regarder l’heure — Qu’il est tard, mon Dieu ! dit-elle ; que nous bavardons ! Il comprit l’allusion et chercha son chapeau. — J’en ai mĂȘme oubliĂ© le spectacle ! Ce pauvre Bovary qui m’avait laissĂ©e tout exprĂšs ! M. Lormeaux, de la rue Grand-Pont, devait m’y conduire avec sa femme. Et l’occasion Ă©tait perdue, car elle partait dĂšs le lendemain. — Vrai ? fit LĂ©on. — Oui. — Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais Ă  vous dire
 — Quoi ? — Une chose
 grave, sĂ©rieuse. Eh ! non, d’ailleurs, vous ne partirez pas, c’est impossible ! Si vous saviez
 Écoutez-moi
 Vous ne m’avez donc pas compris ? vous n’avez donc pas devinĂ© ?
 — Cependant vous parlez bien, dit Emma. — Ah ! des plaisanteries ! Assez, assez ! Faites, par pitiĂ©, que je vous revoie
, une fois
, une seule. — Eh bien !
 Elle s’arrĂȘta ; puis, comme se ravisant — Oh ! pas ici ! — OĂč vous voudrez. — Voulez-vous
 Elle parut rĂ©flĂ©chir, et, d’un ton bref. — Demain, Ă  onze heures, dans la cathĂ©drale. — J’y serai ! s’écria-t-il en saisissant ses mains, qu’elle dĂ©gagea. Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placĂ© derriĂšre elle et Emma baissant la tĂȘte, il se pencha vers son cou et la baisa longuement Ă  la nuque. — Mais vous ĂȘtes fou ! ah ! vous ĂȘtes fou ! disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient. Alors, avançant la tĂȘte par-dessus son Ă©paule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombĂšrent sur lui, pleins d’une majestĂ© glaciale. LĂ©on fit trois pas en arriĂšre, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il chuchota d’une voix tremblante — À demain. Elle rĂ©pondit par un signe de tĂȘte, et disparut comme un oiseau dans la piĂšce Ă  cĂŽtĂ©. Emma, le soir, Ă©crivit au clerc une interminable lettre oĂč elle se dĂ©gageait du rendez-vous tout maintenant Ă©tait fini, et ils ne devaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne savait pas l’adresse de LĂ©on, elle se trouva fort embarrassĂ©e. — Je la lui donnerai moi-mĂȘme, se dit-elle ; il viendra. LĂ©on, le lendemain, fenĂȘtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-mĂȘme ses escarpins, et Ă  plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, rĂ©pandit dans son mouchoir tout ce qu’il possĂ©dait de senteurs, puis, s’étant fait friser, se dĂ©frisa, pour donner Ă  sa chevelure plus d’élĂ©gance naturelle. — Il est encore trop tĂŽt ! pensa-t-il en regardant le coucou du perruquier, qui marquait neuf heures. Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea qu’il Ă©tait temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre-Dame. C’était par un beau matin d’étĂ©. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfĂšvres, et la lumiĂšre qui arrivait obliquement sur la cathĂ©drale posait des miroitements Ă  la cassure des pierres grises ; une compagnie d’oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons Ă  trĂšfles ; la place, retentissante de cris, sentait des fleurs qui bordaient son pavĂ©, roses, jasmins, Ɠillets, narcisses et tubĂ©reuses, espacĂ©s inĂ©galement par des verdures humides, de l’herbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux ; la fontaine, au milieu, gargouillait, et sous de larges parapluies, parmi des cantaloups s’étageant en pyramides, des marchandes, nu-tĂȘte, tournaient dans du papier des bouquets de violettes. Le jeune homme en prit un. C’était la premiĂšre fois qu’il achetait des fleurs pour une femme ; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla d’orgueil, comme si cet hommage qu’il destinait Ă  une autre se fĂ»t retournĂ© vers lui. Cependant il avait peur d’ĂȘtre aperçu ; il entra rĂ©solument dans l’église. Le suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail Ă  gauche, au-dessous de la Marianne dansant, plumet en tĂȘte, rapiĂšre au mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un saint ciboire. Il s’avança vers LĂ©on, et, avec ce sourire de bĂ©nignitĂ© pateline que prennent les ecclĂ©siastiques lorsqu’ils interrogent les enfants — Monsieur, sans doute, n’est pas d’ici ? Monsieur dĂ©sire voir les curiositĂ©s de l’église ? — Non, dit l’autre. Et il fit d’abord le tour des bas-cĂŽtĂ©s. Puis il vint regarder sur la place. Emma n’arrivait pas. Il remonta jusqu’au chƓur. La nef se mirait dans les bĂ©nitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolĂ©. Le grand jour du dehors s’allongeait dans l’église en trois rayons Ă©normes, par les trois portails ouverts. De temps Ă  autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant l’autel l’oblique gĂ©nuflexion des dĂ©vĂŽts pressĂ©s. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le chƓur, une lampe d’argent brĂ»lait ; et, des chapelles latĂ©rales, des parties sombres de l’église, il s’échappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs, avec le son d’une grille qui retombait, en rĂ©percutant son Ă©cho sous les hautes voĂ»tes. LĂ©on, Ă  pas sĂ©rieux, marchait auprĂšs des murs. Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout Ă  l’heure, charmante, agitĂ©e, Ă©piant derriĂšre elle les regards qui la suivaient, — et avec sa robe Ă  volants, son lorgnon d’or, ses bottines minces, dans toute sorte d’élĂ©gances dont il n’avait pas goĂ»tĂ©, et dans l’ineffable sĂ©duction de la vertu qui succombe. L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ; les voĂ»tes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brĂ»ler pour qu’elle apparĂ»t comme un ange, dans la fumĂ©e des parfums. Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux rencontrĂšrent un vitrage bleu oĂč l’on voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les Ă©cailles des poissons et les boutonniĂšres des pourpoints, tandis que sa pensĂ©e vagabondait Ă  la recherche d’Emma. Le suisse, Ă  l’écart, s’indignait intĂ©rieurement contre cet individu, qui se permettait d’admirer seul la cathĂ©drale. Il lui semblait se conduire d’une façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un sacrilĂšge. Mais un frou-frou de soie sur les dalles, la bordure d’un chapeau, un camail noir
 C’était elle ! LĂ©on se leva et courut Ă  sa rencontre. Emma Ă©tait pĂąle. Elle marchait vite. — Lisez ! dit-elle en lui tendant un papier
 Oh non ! Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge, oĂč, s’agenouillant contre une chaise, elle se mit en priĂšre. Le jeune homme fut irritĂ© de cette fantaisie bigote ; puis il Ă©prouva pourtant un certain charme Ă  la voir, au milieu du rendez-vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse ; puis il ne tarda pas Ă  s’ennuyer, car elle n’en finissait. Emma priait, ou plutĂŽt s’efforçait de prier, espĂ©rant qu’il allait lui descendre du ciel quelque rĂ©solution subite ; et, pour attirer le secours divin, elle s’emplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennes blanches Ă©panouies dans les grands vases, et prĂȘtait l’oreille au silence de l’église, qui ne faisait qu’accroĂźtre le tumulte de son cƓur. Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le suisse s’approcha vivement, en disant — Madame, sans doute, n’est pas d’ici ? Madame dĂ©sire voir les curiositĂ©s de l’église ? — Eh non ! s’écria le clerc. — Pourquoi pas ? reprit-elle. Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante Ă  la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, Ă  toutes les occasions. Alors, afin de procĂ©der dans l’ordre, le suisse les conduisit jusqu’à l’entrĂ©e, prĂšs de la place, oĂč leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavĂ©s noirs, sans inscriptions ni ciselures — VoilĂ , fit-il majestueusement, la circonfĂ©rence de la belle cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie
 — Partons, dit LĂ©on. Le bonhomme se remit en marche ; puis, revenu Ă  la chapelle de la Vierge, il Ă©tendit les bras dans un geste synthĂ©tique de dĂ©monstration, et, plus orgueilleux qu’un propriĂ©taire campagnard vous montrant ses espaliers — Cette simple dalle recouvre Pierre de BrĂ©zĂ©, seigneur de la Varenne et de Brissac, grand marĂ©chal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort Ă  la bataille de MontlhĂ©ry, le 16 juillet 1465. LĂ©on, se mordant les lĂšvres, trĂ©pignait. — Et, Ă  droite, ce gentilhomme tout bardĂ© de fer, sur un cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis de BrĂ©zĂ©, seigneur de Breval et de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de l’Ordre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme l’inscription porte ; et, au-dessous, cet homme prĂȘt Ă  descendre au tombeau vous figure exactement le mĂȘme. Il n’est point possible, n’est-ce pas, de voir une plus parfaite reprĂ©sentation du nĂ©ant ? Mme Bovary prit son lorgnon. LĂ©on, immobile, la regardait, n’essayant mĂȘme plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait dĂ©couragĂ© devant ce double parti pris de bavardage et d’indiffĂ©rence. L’éternel guide continuait — PrĂšs de lui, cette femme Ă  genoux qui pleure est son Ă©pouse, Diane de Poitiers, comtesse de BrĂ©zĂ©, duchesse de Valentinois, nĂ©e en 1499, morte en 1566 ; et, Ă  gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce cĂŽtĂ© voici les tombeaux d’Amboise. Ils ont Ă©tĂ© tous les deux cardinaux et archevĂȘques de Rouen. Celui-lĂ  Ă©tait ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien Ă  la cathĂ©drale. On a trouvĂ© dans son testament trente mille Ă©cus d’or pour les pauvres. Et, sans s’arrĂȘter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle encombrĂ©e par des balustrades, en dĂ©rangea quelques-unes, et dĂ©couvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir Ă©tĂ© une statue mal faite. — Elle dĂ©corait autrefois, dit-il avec un long gĂ©missement, la tombe de Richard CƓur de lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous l’ont rĂ©duite en cet Ă©tat. Ils l’avaient, par mĂ©chancetĂ©, ensevelie dans de la terre, sous le siĂšge Ă©piscopal de Monseigneur. Tenez, voici la porte par oĂč il se rend Ă  son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille. Mais LĂ©on tira vivement une piĂšce blanche de sa poche et saisit Emma par le bras. Le suisse demeura tout stupĂ©fait, ne comprenant point cette munificence intempestive, lorsqu’il restait encore Ă  l’étranger tant de choses Ă  voir. Aussi, le rappelant — Eh ! monsieur. La flĂšche ! la flĂšche !
 — Merci, fit LĂ©on. — Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute en fonte, elle
 LĂ©on fuyait ; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures bientĂŽt, s’était immobilisĂ© dans l’église comme les pierres, allait maintenant s’évaporer telle qu’une fumĂ©e, par cette espĂšce de tuyau tronquĂ© de cage oblongue, de cheminĂ©e Ă  jour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathĂ©drale, comme la tentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste. — OĂč allons-nous donc ? disait-elle. Sans rĂ©pondre, il continuait Ă  marcher d’un pas rapide, et dĂ©jĂ  Mme Bovary trempait son doigt dans l’eau bĂ©nite, quand ils entendirent derriĂšre eux un grand souffle haletant, entrecoupĂ© rĂ©guliĂšrement par le rebondissement d’une canne. LĂ©on se dĂ©tourna. — Monsieur ! — Quoi ? Et il reconnut le suisse, portant sous son bras et maintenant en Ă©quilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochĂ©s. C’étaient les ouvrages qui traitaient de la cathĂ©drale. — ImbĂ©cile ! grommela LĂ©on s’élançant hors de l’église. Un gamin polissonnait sur le parvis — Va me chercher un fiacre ! L’enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents ; alors ils restĂšrent seuls quelques minutes, face Ă  face et un peu embarrassĂ©s. — Ah ! LĂ©on !
 Vraiment
, je ne sais
 si je dois
 ! Elle minaudait. Puis, d’un air sĂ©rieux — C’est trĂšs inconvenant, savez-vous ? — En quoi ? rĂ©pliqua le clerc. Cela se fait Ă  Paris ! Et cette parole, comme un irrĂ©sistible argument, la dĂ©termina. Cependant le fiacre n’arrivait pas. LĂ©on avait peur qu’elle ne rentrĂąt dans l’église. Enfin le fiacre parut. — Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui Ă©tait restĂ© sur le seuil, pour voir la RĂ©surrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les RĂ©prouvĂ©s dans les flammes d’enfer. — OĂč Monsieur va-t-il ? demanda le cocher. — OĂč vous voudrez ! dit LĂ©on poussant Emma dans la voiture. Et la lourde machine se mit en route. Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai NapolĂ©on, le pont Neuf et s’arrĂȘta court devant la statue de Pierre Corneille. — Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intĂ©rieur. La voiture repartit, et, se laissant, dĂšs le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer. — Non, tout droit ! cria la mĂȘme voix. Le fiacre sortit des grilles, et bientĂŽt, arrivĂ© sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allĂ©es, au bord de l’eau, prĂšs du gazon. Elle alla le long de la riviĂšre, sur le chemin de halage pavĂ© de cailloux secs, et, longtemps, du cĂŽtĂ© d’Oyssel, au delĂ  des Ăźles. Mais tout Ă  coup, elle s’élança d’un bond Ă  travers Quatremares, Sotteville, la Grande-ChaussĂ©e, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisiĂšme halte devant le jardin des plantes. — Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement. Et aussitĂŽt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derriĂšre les jardins de l’hĂŽpital, oĂč des vieillards en veste noire se promĂšnent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la cĂŽte de Deville. Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit Ă  Saint-Pol, Ă  Lescure, au mont Gargan, Ă  la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, — devant la Douane, — Ă  la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au CimetiĂšre monumental. De temps Ă  autre, le cocher sur son siĂšge jetait aux cabarets des regards dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus Ă  ne vouloir point s’arrĂȘter. Il essayait quelquefois, et aussitĂŽt il entendait derriĂšre lui partir des exclamations de colĂšre. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-lĂ , ne s’en souciant, dĂ©moralisĂ©, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse. Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux Ă©bahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture Ă  stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottĂ©e comme un navire. Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment oĂč le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentĂ©es, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des dĂ©chirures de papier, qui se dispersĂšrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trĂšfles rouges tout en fleur. Puis, vers six heures, la voiture s’arrĂȘta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissĂ©, sans dĂ©tourner la tĂȘte. II E n arrivant Ă  l’auberge, Mme Bovary fut Ă©tonnĂ©e de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller. Rien pourtant ne la forçait Ă  partir ; mais elle avait donnĂ© sa parole qu’elle reviendrait le soir mĂȘme. D’ailleurs, Charles l’attendait ; et dĂ©jĂ  elle se sentait au cƓur cette lĂąche docilitĂ© qui est, pour bien des femmes, comme le chĂątiment tout Ă  la fois et la rançon de l’adultĂšre. Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et, pressant le palefrenier, l’encourageant, s’informant Ă  toute minute de l’heure et des kilomĂštres parcourus, parvint Ă  rattraper l’Hirondelle vers les premiĂšres maisons de Quincampoix. À peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la cĂŽte, oĂč elle reconnut de loin FĂ©licitĂ©, qui se tenait en vedette devant la maison du marĂ©chal. Hivert retint ses chevaux, et la cuisiniĂšre, se haussant jusqu’au vasistas, dit mystĂ©rieusement — Madame il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais. C’est pour quelque chose de pressĂ©. Le village Ă©tait silencieux comme d’habitude. Au coin des rues, il y avait de petits tas roses qui fumaient Ă  l’air, c’était le moment des confitures, et tout le monde Ă  Yonville, confectionnait sa provision le mĂȘme jour. Mais on admirait devant la boutique du pharmacien, un tas beaucoup plus large, et qui dĂ©passait les autres de la supĂ©rioritĂ© qu’une officine doit avoir sur les fourneaux bourgeois, un besoin gĂ©nĂ©ral sur des fantaisies individuelles. Elle entra. Le grand fauteuil Ă©tait renversĂ©, et mĂȘme le Fanal de Rouen gisait par terre, Ă©tendu entre les deux pilons. Elle poussa la porte du couloir ; et, au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de groseilles Ă©grenĂ©es, du sucre rĂąpĂ©, du sucre en morceaux, des balances sur la table, des bassines sur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et petits, avec des tabliers qui leur montaient jusqu’au menton et tenant des fourchettes Ă  la main. Justin, debout, baissait la tĂȘte, et le pharmacien criait — Qui t’avait dit de l’aller chercher dans le capharnaĂŒm ? — Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ? — Ce qu’il y a ? rĂ©pondit l’apothicaire. On fait des confitures elles cuisent ; mais elles allaient dĂ©border Ă  cause du bouillon trop fort, et je commande une autre bassine. Alors, lui, par mollesse, par paresse, a Ă©tĂ© prendre, suspendue Ă  son clou dans mon laboratoire, la clef du capharnaĂŒm ! L’apothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il y passait seul de longues heures Ă  Ă©tiqueter, Ă  transvaser, Ă  reficeler ; et il le considĂ©rait non comme un simple magasin, mais comme un vĂ©ritable sanctuaire, d’oĂč s’échappaient ensuite, Ă©laborĂ©es par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient rĂ©pandre aux alentours sa cĂ©lĂ©britĂ©. Personne au monde n’y mettait les pieds ; et il le respectait si fort, qu’il le balayait lui-mĂȘme. Enfin, si la pharmacie, ouverte Ă  tout venant, Ă©tait l’endroit oĂč il Ă©talait son orgueil, le capharnaĂŒm Ă©tait le refuge oĂč, se concentrant Ă©goĂŻstement, Homais se dĂ©lectait dans l’exercice de ses prĂ©dilections ; aussi l’étourderie de Justin lui paraissait-elle monstrueuse d’irrĂ©vĂ©rence ; et, plus rubicond que les groseilles, il rĂ©pĂ©tait — Oui, du capharnaĂŒm ! La clef qui enferme les acides avec les alcalis caustiques ! Avoir Ă©tĂ© prendre une bassine de rĂ©serve ! une bassine Ă  couvercle ! et dont jamais peut-ĂȘtre je ne me servirai ! Tout a son importance dans les opĂ©rations dĂ©licates de notre art ! Mais que diable ! il faut Ă©tablir des distinctions et ne pas employer Ă  des usages presque domestiques ce qui est destinĂ© pour les pharmaceutiques ! C’est comme si on dĂ©coupait une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat
 — Mais calme-toi ! disait Mme Homais. Et Athalie, le tirant par sa redingote — Papa ! papa ! — Non, laissez-moi ! reprenait l’apothicaire, laissez-moi ! fichtre ! Autant s’établir Ă©picier, ma parole d’honneur ! Allons, va ! ne respecte rien ! casse ! brise ! lĂąche les sangsues ! brĂ»le la guimauve ! marine des cornichons dans les bocaux ! lacĂšre les bandages ! — Vous aviez pourtant
, dit Emma. — Tout Ă  l’heure ! — Sais-tu Ă  quoi tu t’exposais ?
 N’as-tu rien vu, dans le coin, Ă  gauche, sur la troisiĂšme tablette ? Parle, rĂ©ponds, articule quelque chose ! — Je ne
 sais pas, balbutia le jeune garçon. — Ah ! tu ne sais pas ! Eh bien, je sais, moi ! Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetĂ©e avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche, sur laquelle mĂȘme j’avais Ă©crit Dangereux ! et sais-tu ce qu’il y avait dedans ? De l’arsenic ! et tu vas toucher Ă  cela ! prendre une bassine qui est Ă  cĂŽtĂ© ! — À cĂŽtĂ©, s’écria Mme Homais en joignant les mains. De l’arsenic ? Tu pouvais nous empoisonner tous ! Et les enfants se mirent Ă  pousser des cris, comme s’ils avaient dĂ©jĂ  senti dans leurs entrailles d’atroces douleurs. — Ou bien empoisonner un malade ! continuait l’apothicaire. Tu voulais donc que j’allasse sur le banc des criminels, en cour d’assises ? me voir traĂźner Ă  l’échafaud ? Ignores-tu le soin que j’observe dans les manutentions, quoique j’en aie cependant une furieuse habitude. Souvent je m’épouvante moi-mĂȘme, lorsque je pense Ă  ma responsabilitĂ© ! car le gouvernement nous persĂ©cute, et l’absurde lĂ©gislation qui nous rĂ©git est comme une vĂ©ritable Ă©pĂ©e de DamoclĂšs suspendue sur notre tĂȘte ! Emma ne songeait plus Ă  demander ce qu’on lui voulait, et le pharmacien poursuivait en phrases haletantes — VoilĂ  comme tu reconnais les bontĂ©s qu’on a pour toi ! voilĂ  comme tu me rĂ©compenses des soins tout paternels que je te prodigue ! Car, sans moi, oĂč serais-tu ? que ferais-tu ? Qui te fournit la nourriture, l’éducation, l’habillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneur dans les rangs de la sociĂ©tĂ© ! Mais il faut pour cela suer ferme sur l’aviron, et acquĂ©rir, comme on dit, du cal aux mains. Fabricando fil faber, age quod agis. Il citait du latin, tant il Ă©tait exaspĂ©rĂ©. Il eĂ»t citĂ© du chinois et du groenlandais, s’il eĂ»t connu ces deux langues ; car il se trouvait dans une de ces crises oĂč l’ñme entiĂšre montre indistinctement ce qu’elle enferme, comme l’OcĂ©an, qui, dans les tempĂȘtes, s’entrouvre depuis les fucus de son rivage jusqu’au sable de ses abĂźmes. Et il reprit — Je commence Ă  terriblement me repentir de m’ĂȘtre chargĂ© de ta personne ! J’aurais certes mieux fait de te laisser autrefois croupir dans ta misĂšre et dans la crasse oĂč tu es nĂ© ! Tu ne seras jamais bon qu’à ĂȘtre un gardeur de bĂȘtes Ă  cornes ! Tu n’as nulle aptitude pour les sciences ! Ă  peine si tu sais coller une Ă©tiquette ! Et tu vis lĂ , chez moi, comme un chanoine, comme un coq en pĂąte, Ă  te goberger ! Mais Emma, se tournant vers Mme Homais — On m’avait fait venir
 — Ah ! mon Dieu ! interrompit d’un air triste la bonne dame, comment vous dirai-je bien ?
 C’est un malheur ! Elle n’acheva pas. L’apothicaire tonnait — Vide-la ! Ă©cure-la ! reporte-la ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de sa poche. L’enfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassĂ© le volume, il le contemplait, les yeux Ă©carquillĂ©s, la mĂąchoire ouverte. — L’amour
 conjugal ! dit-il en sĂ©parant lentement ces deux mots. Ah ! trĂšs bien ! trĂšs bien ! trĂšs joli ! Et des gravures !
 Ah ! c’est trop fort ! Mme Homais s’avança. — Non ! n’y touche pas ! Les enfants voulurent voir les images. — Sortez ! fit-il impĂ©rieusement. Et ils sortirent. Il marcha d’abord de long en large, Ă  grands pas, gardant le volume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoquĂ©, tumĂ©fiĂ©, apoplectique. Puis il vint droit Ă  son Ă©lĂšve, et, se plantant devant lui les bras croisĂ©s — Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux ?
 Prends garde, tu es sur une pente !
 Tu n’as donc pas rĂ©flĂ©chi qu’il pouvait, ce livre infĂąme, tomber entre les mains de mes enfants, mettre l’étincelle dans leur cerveau, ternir la puretĂ© d’Athalie, corrompre NapolĂ©on ! Il est dĂ©jĂ  formĂ© comme un homme. Es-tu bien sĂ»r, au moins, qu’ils ne l’aient pas lu ? peux-tu me certifier
 ? — Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez Ă  me dire
 ? — C’est vrai, madame
 Votre beau-pĂšre est mort ! En effet, le sieur Bovary pĂšre venait de dĂ©cĂ©der l’avant-veille, tout Ă  coup, d’une attaque d’apoplexie, au sortir de table ; et, par excĂšs de prĂ©caution pour la sensibilitĂ© d’Emma, Charles avait priĂ© M. Homais de lui apprendre avec mĂ©nagement cette horrible nouvelle. Il avait mĂ©ditĂ© sa phrase, il l’avait arrondie, polie, rythmĂ©e ; c’était un chef-d’Ɠuvre de prudence et de transitions, de tournures fines et de dĂ©licatesse ; mais la colĂšre avait emportĂ© la rhĂ©torique. Emma, renonçant Ă  avoir aucun dĂ©tail, quitta donc la pharmacie ; car M. Homais avait repris le cours de ses vitupĂ©rations. Il se calmait cependant, et, Ă  prĂ©sent, il grommelait d’un ton paterne, tout en s’éventant avec son bonnet grec — Ce n’est pas que je dĂ©sapprouve entiĂšrement l’ouvrage ! L’auteur Ă©tait mĂ©decin. Il y a lĂ -dedans certains cĂŽtĂ©s scientifiques qu’il n’est pas mal Ă  un homme de connaĂźtre et, j’oserais dire, qu’il faut qu’un homme connaisse. Mais plus tard, plus tard ! Attends du moins que tu sois homme toi-mĂȘme et que ton tempĂ©rament soit fait. Au coup de marteau d’Emma, Charles, qui l’attendait, s’avança les bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix — Ah ! ma chĂšre amie
 Et il s’inclina doucement pour l’embrasser. Mais, au contact de ses lĂšvres, le souvenir de l’autre la saisit, et elle se passa la main sur son visage en frissonnant. Cependant elle rĂ©pondit — Oui, je sais
, je sais
 Il lui montra la lettre oĂč sa mĂšre narrait l’évĂ©nement, sans aucune hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que son mari n’eĂ»t pas reçu les secours de la religion, Ă©tant mort Ă  Doudeville, dans la rue, sur le seuil d’un cafĂ©, aprĂšs un repas patriotique avec d’anciens officiers. Emma rendit la lettre ; puis, au dĂźner, par savoir-vivre, elle affecta quelque rĂ©pugnance. Mais comme il la reforçait, elle se mit rĂ©solument Ă  manger, tandis que Charles, en face d’elle, demeurait immobile, dans une posture accablĂ©e. De temps Ă  autre, relevant la tĂȘte, il lui envoyait un long regard tout plein de dĂ©tresse. Une fois il soupira — J’aurais voulu le revoir encore ! Elle se taisait. Enfin, comprenant qu’il fallait parler — Quel Ăąge avait-il, ton pĂšre ? — Cinquante-huit ans ! — Ah ! Et ce fut tout. Un quart d’heure aprĂšs, il ajouta — Ma pauvre mĂšre ?
 que va-t-elle devenir, Ă  prĂ©sent ? Elle fit un geste d’ignorance. À la voir si taciturne, Charles la supposait affligĂ©e et il se contraignait Ă  ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui l’attendrissait. Cependant, secouant la sienne — T’es-tu bien amusĂ©e hier ? demanda-t-il. — Oui. Quand la nappe fut ĂŽtĂ©e, Bovary ne se leva pas, Emma non plus ; et, Ă  mesure qu’elle l’envisageait, la monotonie de ce spectacle bannissait peu Ă  peu tout apitoiement de son cƓur. Il lui semblait chĂ©tif, faible, nul, enfin ĂȘtre un pauvre homme, de toutes les façons. Comment se dĂ©barrasser de lui ? Quelle interminable soirĂ©e ! Quelque chose de stupĂ©fiant comme une vapeur d’opium l’engourdissait. Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec d’un bĂąton sur les planches. C’était Hippolyte qui apportait les bagages de Madame. Pour les dĂ©poser, il dĂ©crivit pĂ©niblement un quart de cercle avec son pilon. — Il n’y pense mĂȘme plus ! se disait-elle en regardant le pauvre diable, dont la grosse chevelure rouge dĂ©gouttait de sueur. Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse ; et, sans paraĂźtre comprendre tout ce qu’il y avait pour lui d’humiliation dans la seule prĂ©sence de cet homme qui se tenait lĂ , comme le reproche personnifiĂ© de son incurable ineptie — Tiens ! tu as un joli bouquet ! dit-il en remarquant sur la cheminĂ©e les violettes de LĂ©on. — Oui, fit-elle avec indiffĂ©rence ; c’est un bouquet que j’ai achetĂ© tantĂŽt
 Ă  une mendiante. Charles prit les violettes, et, rafraĂźchissant dessus ses yeux tout rouges de larmes, il les humait dĂ©licatement. Elle les retira vite de sa main, et alla les porter dans un verre d’eau. Le lendemain, Mme Bovary mĂšre arriva. Elle et son fils pleurĂšrent beaucoup. Emma, sous prĂ©texte d’ordres Ă  donner, disparut. Le jour d’aprĂšs, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil. On alla s’asseoir, avec les boĂźtes Ă  ouvrage, au bord de l’eau, sous la tonnelle. Charles pensait Ă  son pĂšre, et il s’étonnait de sentir tant d’affection pour cet homme qu’il avait cru jusqu’alors n’aimer que trĂšs mĂ©diocrement. Mme Bovary mĂšre pensait Ă  son mari. Les pires jours d’autrefois lui rĂ©apparaissaient enviables. Tout s’effaçait sous le regret instinctif d’une si longue habitude ; et, de temps Ă  autre, tandis qu’elle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de son nez et s’y tenait un moment suspendue. Emma pensait qu’il y avait quarante-huit heures Ă  peine, ils Ă©taient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et n’ayant pas assez d’yeux pour se contempler. Elle tĂąchait de ressaisir les plus imperceptibles dĂ©tails de cette journĂ©e disparue. Mais la prĂ©sence de la belle-mĂšre et du mari la gĂȘnait. Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas dĂ©ranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi qu’elle fĂźt, sous les sensations extĂ©rieures. Elle dĂ©cousait la doublure d’une robe, dont les bribes s’éparpillaient autour d’elle ; la mĂšre Bovary, sans lever les yeux, faisait crier ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles de lisiĂšre et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pas non plus ; prĂšs d’eux, Berthe, en petit tablier blanc, raclait avec sa pelle le sable des allĂ©es. Tout Ă  coup, ils virent entrer par la barriĂšre M. Lheureux, le marchand d’étoffes. Il venait offrir ses services, eu Ă©gard Ă  la fatale circonstance. Emma rĂ©pondit qu’elle croyait pouvoir s’en passer. Le marchand ne se tint pas pour battu. — Mille excuses, dit-il ; je dĂ©sirerais avoir un entretien particulier. Puis, d’une voix basse — C’est relativement Ă  cette affaire
, vous savez ? Charles devint cramoisi jusqu’aux oreilles. — Ah ! oui
, effectivement. Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme — Ne pourrais-tu pas
, ma chĂ©rie
 ? Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit Ă  sa mĂšre — Ce n’est rien ! Sans doute quelque bagatelle de mĂ©nage. Il ne voulait point qu’elle connĂ»t l’histoire du billet, redoutant ses observations. DĂšs qu’ils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes assez nets, Ă  fĂ©liciter Emma sur la succession, puis Ă  causer de choses indiffĂ©rentes, des espaliers, de la rĂ©colte et de sa santĂ© Ă  lui, qui allait toujours couci-couci, entre le zist et le zest. En effet, il se donnait un mal de cinq cents diables, bien qu’il ne fĂźt pas, malgrĂ© les propos du monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain. Emma le laissait parler. Elle s’ennuyait si prodigieusement depuis deux jours ! — Et vous voilĂ  tout Ă  fait rĂ©tablie ? continuait-il. Ma foi, j’ai vu votre pauvre mari dans de beaux Ă©tats ! C’est un brave garçon, quoique nous ayons eu ensemble des difficultĂ©s. Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait cachĂ© la contestation des fournitures. — Mais vous le savez bien ! fit Lheureux. C’était pour vos petites fantaisies, les boĂźtes de voyage. Il avait baissĂ© son chapeau sur ses yeux, et, les deux mains derriĂšre le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face, d’une maniĂšre insupportable. Soupçonnait-il quelque chose ? Elle demeurait perdue dans toutes sortes d’apprĂ©hensions. À la fin pourtant, il reprit — Nous nous sommes rapatriĂ©s, et je venais encore lui proposer un arrangement. C’était de renouveler le billet signĂ© par Bovary. Monsieur, du reste, agirait Ă  sa guise ; il ne devait point se tourmenter, maintenant surtout qu’il allait avoir une foule d’embarras. — Et mĂȘme il ferait mieux de s’en dĂ©charger sur quelqu’un, sur vous, par exemple ; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous aurions ensemble de petites affaires
 Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant Ă  son nĂ©goce, Lheureux dĂ©clara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre quelque chose. Il lui enverrait un barĂšge noir, douze mĂštres, de quoi faire une robe. — Celle que vous avez lĂ  est bonne pour la maison. Il vous en faut une autre pour les visites. J’ai vu ça, moi, du premier coup en entrant. J’ai l’Ɠil amĂ©ricain. Il n’envoya point d’étoffe, il l’apporta. Puis il revint pour l’aunage ; il revint sous d’autres prĂ©textes, tĂąchant chaque fois, de se rendre aimable, serviable, s’infĂ©odant, comme eĂ»t dit Homais, et toujours glissant Ă  Emma quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait point du billet. Elle n’y songeait pas ; Charles, au dĂ©but de sa convalescence, lui en avait bien contĂ© quelque chose ; mais tant d’agitations avaient passĂ© dans sa tĂȘte, qu’elle ne s’en souvenait plus. D’ailleurs, elle se garda d’ouvrir aucune discussion d’intĂ©rĂȘt ; la mĂšre Bovary en fut surprise, et attribua son changement d’humeur aux sentiments religieux qu’elle avait contractĂ©s Ă©tant malade. Mais, dĂšs qu’elle fut partie, Emma ne tarda pas Ă  Ă©merveiller Bovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des informations, vĂ©rifier les hypothĂšques, voir s’il y avait lieu Ă  une licitation ou Ă  une liquidation. Elle citait des termes techniques, au hasard, prononçait les grands mots d’ordre, d’avenir, de prĂ©voyance, et continuellement exagĂ©rait les embarras de la succession ; si bien qu’un jour elle lui montra le modĂšle d’une autorisation gĂ©nĂ©rale pour gĂ©rer et administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous billets, payer toutes sommes, etc. » Elle avait profitĂ© des leçons de Lheureux. Charles, naĂŻvement, lui demanda d’oĂč venait ce papier. — De M. Guillaumin. Et, avec le plus grand sang-froid du monde, elle ajouta — Je ne m’y fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise rĂ©putation ! Il faudrait peut-ĂȘtre consulter
 Nous ne connaissons que
 Oh ! personne. — À moins que LĂ©on
, rĂ©pliqua Charles, qui rĂ©flĂ©chissait. Mais il Ă©tait difficile de s’entendre par correspondance. Alors elle s’offrit Ă  faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut un assaut de prĂ©venances. Enfin, elle s’écria d’un ton de mutinerie factice — Non, je t’en prie, j’irai. — Comme tu es bonne ! dit-il en la baisant au front. DĂšs le lendemain, elle s’embarqua dans l’Hirondelle pour aller Ă  Rouen consulter M. LĂ©on ; et elle y resta trois jours. III C e furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel. Ils Ă©taient Ă  l’HĂŽtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient lĂ , volets fermĂ©s, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops Ă  la glace, qu’on leur apportait dĂšs le matin. Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dĂźner dans une Ăźle. C’était l’heure oĂč l’on entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumĂ©e du goudron s’échappait d’entre les arbres, et l’on voyait sur la riviĂšre de larges gouttes grasses, ondulant inĂ©galement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient. Ils descendaient au milieu des barques amarrĂ©es, dont les longs cĂąbles obliques frĂŽlaient un peu le dessus de la barque. Les bruits de la ville insensiblement s’éloignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dĂ©nouait son chapeau et ils abordaient Ă  leur Ăźle. Ils se plaçaient dans la salle basse d’un cabaret, qui avait Ă  sa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture d’éperlans, de la crĂšme et des cerises. Ils se couchaient sur l’herbe ; ils s’embrassaient Ă  l’écart sous les peupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpĂ©tuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur bĂ©atitude, le plus magnifique de la terre. Ce n’était pas la premiĂšre fois qu’ils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, qu’ils entendaient l’eau couler et la brise soufflant dans le feuillage ; mais ils n’avaient sans doute jamais admirĂ© tout cela, comme si la nature n’existait pas auparavant, ou qu’elle n’eĂ»t commencĂ© Ă  ĂȘtre belle que depuis l’assouvissance de leurs dĂ©sirs. À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des Ăźles. Ils restaient au fond, tous les deux cachĂ©s par l’ombre, sans parler. Les avirons carrĂ©s sonnaient entre les tolets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de mĂ©tronome, tandis qu’à l’arriĂšre la bauce qui traĂźnait ne discontinuait pas son petit clapotement doux dans l’eau. Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquĂšrent pas Ă  faire des phrases, trouvant l’astre mĂ©lancolique et plein de poĂ©sie ; mĂȘme elle se mit Ă  chanter Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions, etc. Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que LĂ©on Ă©coutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui. Elle se tenait en face, appuyĂ©e contre la cloison de la chaloupe, oĂč la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en Ă©ventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tĂȘte levĂ©e, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle rĂ©apparaissait tout Ă  coup, comme une vision, dans la lumiĂšre de la lune. LĂ©on, par terre, Ă  cĂŽtĂ© d’elle, rencontra sous sa main un ruban de soie ponceau. Le batelier l’examina et finit par dire — Ah ! c’est peut-ĂȘtre Ă  une compagnie que j’ai promenĂ©e l’autre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gĂąteaux, du champagne, des cornets Ă  pistons, tout le tremblement ! Il y en avait un surtout, un grand bel homme, Ă  petites moustaches, qui Ă©tait joliment amusant ! et ils disaient comme ça Allons, conte-nous quelque chose
, Adolphe
, Dodolphe
, je crois. » Elle frissonna. — Tu souffres ? fit LĂ©on en se rapprochant d’elle. — Oh ! ce n’est rien. Sans doute, la fraĂźcheur de la nuit. — Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta doucement le vieux matelot, croyant dire une politesse Ă  l’étranger. Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons. Il fallut pourtant se sĂ©parer ! Les adieux furent tristes. C’était chez la mĂšre Rolet qu’il devait envoyer ses lettres ; et elle lui fit des recommandations si prĂ©cises Ă  propos de la double enveloppe, qu’il admira grandement son astuce amoureuse. — Ainsi, tu m’affirmes que tout est bien ? dit-elle dans le dernier baiser. — Oui certes ! — Mais pourquoi donc, songea-t-il aprĂšs, en s’en revenant seul par les rues, tient-elle si fort Ă  cette procuration ? IV L Ă©on, bientĂŽt, prit devant ses camarades un air de supĂ©rioritĂ©, s’abstint de leur compagnie, et nĂ©gligea complĂštement les dossiers. Il attendait ses lettres ; il les relisait. Il lui Ă©crivait. Il l’évoquait de toute la force de son dĂ©sir et de ses souvenirs. Au lieu de diminuer par l’absence, cette envie de la revoir s’accrut, si bien qu’un samedi matin il s’échappa de son Ă©tude. Lorsque, du haut de la cĂŽte, il aperçut dans la vallĂ©e le clocher de l’église avec son drapeau de fer-blanc qui tournait au vent, il sentit cette dĂ©lectation mĂȘlĂ©e de vanitĂ© triomphante et d’attendrissement Ă©goĂŻste que doivent avoir les millionnaires, quand ils reviennent visiter leur village. Il alla rĂŽder autour de sa maison. Une lumiĂšre brillait dans la cuisine. Il guetta son ombre derriĂšre les rideaux. Rien ne parut. La mĂšre Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations, et elle le trouva grandi et minci », tandis qu’ArtĂ©mise, au contraire, le trouva forci et bruni ». Il dĂźna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sans le percepteur ; car Binet, fatiguĂ© d’attendre l’Hirondelle, avait dĂ©finitivement avancĂ© son repas d’une heure, et, maintenant, il dĂźnait Ă  cinq heures juste, encore prĂ©tendait-il le plus souvent que la vieille patraque retardait. LĂ©on pourtant se dĂ©cida ; il alla frapper Ă  la porte du mĂ©decin Madame Ă©tait dans sa chambre, d’oĂč elle ne descendit qu’un quart d’heure aprĂšs. Monsieur parut enchantĂ© de le revoir ; mais il ne bougea de la soirĂ©e, ni de tout le jour suivant. Il la vit seule, le soir, trĂšs tard, derriĂšre le jardin, dans la ruelle ; — dans la ruelle, comme avec l’autre ! Il faisait de l’orage, et ils causaient sous un parapluie Ă  la lueur des Ă©clairs. Leur sĂ©paration devenait intolĂ©rable. — PlutĂŽt mourir ! disait Emma. Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant. — Adieu !
 adieu !
 Quand te reverrai-je ? Ils revinrent sur leurs pas pour s’embrasser encore ; et ce fut lĂ  qu’elle lui fit la promesse de trouver bientĂŽt, par n’importe quel moyen, l’occasion permanente de se voir en libertĂ©, au moins une fois la semaine. Emma n’en doutait pas. Elle Ă©tait, d’ailleurs, pleine d’espoir. Il allait lui venir de l’argent. Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes Ă  larges raies, dont M. Lheureux lui avait vantĂ© le bon marchĂ© ; elle rĂȘva un tapis, et Lheureux, affirmant que ce n’était pas la mer Ă  boire », s’engagea poliment Ă  lui en fournir un. Elle ne pouvait plus se passer de ses services. Vingt fois dans la journĂ©e elle l’envoyait chercher, et aussitĂŽt il plantait lĂ  ses affaires, sans se permettre un murmure. On ne comprenait point davantage pourquoi la mĂšre Rolet dĂ©jeunait chez elle tous les jours, et mĂȘme lui faisait des visites en particulier. Ce fut vers cette Ă©poque, c’est-Ă -dire vers le commencement de l’hiver, qu’elle parut prise d’une grande ardeur musicale. Un soir que Charles l’écoutait, elle recommença quatre fois de suite le mĂȘme morceau, et toujours en se dĂ©pitant, tandis que, sans y remarquer de diffĂ©rence, il s’écriait — Bravo !
, trĂšs bien !
 Tu as tort ! va donc ! — Eh non ! c’est exĂ©crable ! j’ai les doigts rouillĂ©s. Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose. — Soit, pour te faire plaisir ! Et Charles avoua qu’elle avait un peu perdu. Elle se trompait de portĂ©e, barbouillait ; puis, s’arrĂȘtant court — Ah ! c’est fini ! il faudrait que je prisse des leçons ; mais
 Elle se mordit les lĂšvres et ajouta — Vingt francs par cachet, c’est trop cher ! — Oui, en effet
, un peu
, dit Charles tout en ricanant niaisement. Pourtant, il me semble que l’on pourrait peut-ĂȘtre Ă  moins ; car il y a des artistes sans rĂ©putation qui souvent valent mieux que les cĂ©lĂ©britĂ©s. — Cherche-les, dit Emma. Le lendemain, en rentrant, il la contempla d’un Ɠil finaud, et ne put Ă  la fin retenir cette phrase — Quel entĂȘtement tu as quelquefois ! J’ai Ă©tĂ© Ă  BarfeuchĂšres aujourd’hui. Eh bien, Mme LiĂ©geard m’a certifiĂ© que ses trois demoiselles, qui sont Ă  la MisĂ©ricorde, prenaient des leçons moyennant cinquante sous la sĂ©ance, et d’une fameuse maĂźtresse encore ! Elle haussa les Ă©paules, et ne rouvrit plus son instrument. Mais, lorsqu’elle passait auprĂšs si Bovary se trouvait lĂ , elle soupirait — Ah ! mon pauvre piano ! Et quand on venait la voir, elle ne manquait pas de vous apprendre qu’elle avait abandonnĂ© la musique et ne pouvait maintenant s’y remettre, pour des raisons majeures. Alors on la plaignait. C’était dommage ! elle qui avait un si beau talent ! On en parla mĂȘme Ă  Bovary. On lui faisait honte, et surtout le pharmacien — Vous avez tort ! il ne faut jamais laisser en friche les facultĂ©s de la nature. D’ailleurs, songez, mon bon ami, qu’en engageant Madame Ă  Ă©tudier, vous Ă©conomisez pour plus tard sur l’éducation musicale de votre enfant ! Moi, je trouve que les mĂšres doivent instruire elles-mĂȘmes leurs enfants. C’est une idĂ©e de Rousseau, peut-ĂȘtre un peu neuve encore, mais qui finira par triompher, j’en suis sĂ»r, comme l’allaitement maternel et la vaccination. Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano. Emma rĂ©pondit, avec aigreur qu’il valait mieux le vendre. Ce pauvre piano, qui lui avait causĂ© tant de vaniteuses satisfactions, le voir s’en aller, c’était pour Mme Bovary comme l’indĂ©finissable suicide d’une partie d’elle-mĂȘme ! — Si tu voulais
, disait-il, de temps Ă  autre, une leçon, cela ne serait pas, aprĂšs tout, extrĂȘmement ruineux. — Mais les leçons, rĂ©pliquait-elle, ne sont profitables que suivies. Et voilĂ  comme elle s’y prit pour obtenir de son Ă©poux la permission d’aller Ă  la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva mĂȘme, au bout d’un mois, qu’elle avait fait des progrĂšs considĂ©rables. V C ’était le jeudi. Elle se levait, et elle s’habillait silencieusement pour ne point Ă©veiller Charles qui lui aurait fait des observations sur ce qu’elle s’apprĂȘtait de trop bonne heure. Ensuite elle marchait de long en large ; elle se mettait devant les fenĂȘtres, elle regardait la place. Le petit jour circulait entre les piliers des halles, et la maison du pharmacien, dont les volets Ă©taient fermĂ©s, laissait apercevoir dans la couleur pĂąle de l’aurore les majuscules de son enseigne. Quand la pendule marquait sept heures et un quart, elle s’en allait au Lion d’or, dont ArtĂ©mise, en bĂąillant, venait lui ouvrir la porte. Celle-ci dĂ©terrait pour Madame les charbons enfouis sous les cendres. Emma restait seule dans la cuisine. De temps Ă  autre, elle sortait. Hivert attelait sans se dĂ©pĂȘcher, et en Ă©coutant d’ailleurs la mĂšre Lefrançois, qui, passant par un guichet sa tĂȘte en bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui donnait des explications Ă  troubler un tout autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines contre les pavĂ©s de la cour. Enfin, lorsqu’il avait mangĂ© sa soupe, endossĂ© sa limousine, allumĂ© sa pipe et empoignĂ© son fouet, il s’installait tranquillement sur le siĂšge. L’Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, s’arrĂȘtait de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant la barriĂšre des cours. Ceux qui avaient prĂ©venu la veille se faisaient attendre ; quelques-uns mĂȘme Ă©taient encore au lit dans leur maison ; Hivert appelait, criait, sacrait, puis il descendait de son siĂšge et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fĂȘlĂ©s. Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers Ă  la file se succĂ©daient ; et la route, entre ses deux longs fossĂ©s pleins d’eau jaune, allait continuellement se rĂ©trĂ©cissant vers l’horizon. Emma la connaissait d’un bout Ă  l’autre ; elle savait qu’aprĂšs un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de cantonnier ; quelquefois mĂȘme, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance Ă  parcourir. Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre rĂ©sonnait sous les roues, l’Hirondelle glissait entre des jardins oĂč l’on apercevait, par une claire-voie, des statues, un vignot, des ifs taillĂ©s et une escarpolette. Puis, d’un seul coup d’Ɠil, la ville apparaissait. Descendant tout en amphithéùtre et noyĂ©e dans le brouillard, elle s’élargissait au delĂ  des ponts, confusĂ©ment. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base indĂ©cise du ciel pĂąle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ; les navires Ă  l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les Ăźles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrĂȘtĂ©s. Les cheminĂ©es des usines poussaient d’immenses panaches bruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des Ă©glises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inĂ©galement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la cĂŽte Sainte-Catherine, comme des flots aĂ©riens qui se brisaient en silence contre une falaise. Quelque chose de vertigineux se dĂ©gageait pour elle de ces existences amassĂ©es, et son cƓur s’en gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille Ăąmes qui palpitaient lĂ  lui eussent envoyĂ© toutes Ă  la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son amour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille citĂ© normande s’étalait Ă  ses yeux comme une capitale dĂ©mesurĂ©e, comme une Babylone oĂč elle entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hĂ©lait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passĂ© la nuit au bois Guillaume descendaient la cĂŽte tranquillement, dans leur petite voiture de famille. On s’arrĂȘtait Ă  la barriĂšre ; Emma dĂ©bouclait ses socques, mettait d’autres gants, rajustait son chĂąle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l’Hirondelle. La ville alors s’éveillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux Ă  terre, frĂŽlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile noir baissĂ©. Par peur d’ĂȘtre vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus court. Elle s’engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, prĂšs de la fontaine qui est lĂ . C’est le quartier du théùtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette passait prĂšs d’elle, portant quelque dĂ©cor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentait l’absinthe, le cigare et les huĂźtres. Elle tournait une rue ; elle le reconnaissait Ă  sa chevelure frisĂ©e qui s’échappait de son chapeau. LĂ©on, sur le trottoir, continuait Ă  marcher. Elle le suivait jusqu’à l’hĂŽtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait
 Quelle Ă©treinte ! Puis les paroles, aprĂšs les baisers, se prĂ©cipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiĂ©tudes pour les lettres ; mais Ă  prĂ©sent tout s’oubliait, et ils se regardaient face Ă  face, avec des rires de voluptĂ© et des appellations de tendresse. Le lit Ă©tait un grand lit d’acajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet Ă©vasĂ© ; — et rien au monde n’était beau comme sa tĂȘte brune et sa peau blanche se dĂ©tachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains. Le tiĂšde appartement, avec son tapis discret, ses ornements folĂątres et sa lumiĂšre tranquille, semblait tout commode pour les intimitĂ©s de la passion. Les bĂątons se terminant en flĂšche, les patĂšres de cuivre et les grosses boules de chenets reluisaient tout Ă  coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la cheminĂ©e, entre les candĂ©labres, deux de ces grandes coquilles roses oĂč l’on entend le bruit de la mer quand on les applique Ă  son oreille. Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaietĂ©, malgrĂ© sa splendeur un peu fanĂ©e ! Ils retrouvaient toujours les meubles Ă  leur place, et parfois des Ă©pingles Ă  cheveux qu’elle avait oubliĂ©es, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils dĂ©jeunaient au coin du feu, sur un petit guĂ©ridon incrustĂ© de palissandre. Emma dĂ©coupait, lui mettait les morceaux dans son assiette en dĂ©bitant toutes sortes de chatteries ; et elle riait d’un rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne dĂ©bordait du verre lĂ©ger sur les bagues de ses doigts. Ils Ă©taient si complĂštement perdus en la possession d’eux-mĂȘmes, qu’ils se croyaient lĂ  dans leur maison particuliĂšre, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux Ă©ternels jeunes Ă©poux. Ils disaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, mĂȘme elle disait mes pantoufles, un cadeau de LĂ©on, une fantaisie qu’elle avait eue. C’étaient des pantoufles en satin rose, bordĂ©es de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air ; et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils Ă  son pied nu. Il savourait pour la premiĂšre fois l’inexprimable dĂ©licatesse des Ă©lĂ©gances fĂ©minines. Jamais il n’avait rencontrĂ© cette grĂące de langage, cette rĂ©serve du vĂȘtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son Ăąme et les dentelles de sa jupe. D’ailleurs, n’était-ce pas une femme du monde, et une femme mariĂ©e ! une vraie maĂźtresse enfin ? Par la diversitĂ© de son humeur, tour Ă  tour mystique ou joyeuse, babillarde, taciturne, emportĂ©e, nonchalante, elle allait rappelant en lui mille dĂ©sirs, Ă©voquant des instincts ou des rĂ©miniscences. Elle Ă©tait l’amoureuse de tous les romans, l’hĂ©roĂŻne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers. Il retrouvait sur ses Ă©paules la couleur ambrĂ©e de l’odalisque au bain ; elle avait le corsage long des chĂątelaines fĂ©odales ; elle ressemblait aussi Ă  la femme pĂąle de Barcelone, mais elle Ă©tait par-dessus tout Ange ! Souvent, en la regardant, il lui semblait que son Ăąme, s’échappant vers elle, se rĂ©pandait comme une onde sur le contour de sa tĂȘte, et descendait entraĂźnĂ©e dans la blancheur de sa poitrine. Il se mettait par terre, devant elle ; et, les deux coudes sur ses genoux, il la considĂ©rait avec un sourire, et le front tendu. Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquĂ©e d’enivrement — Oh ! ne bouge pas ! ne parle pas ! regarde-moi ! Il sort de tes yeux quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien ! Elle l’appelait enfant — Enfant, m’aimes-tu ? Et elle n’entendait guĂšre sa rĂ©ponse, dans la prĂ©cipitation de ses lĂšvres qui lui montaient Ă  la bouche. Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, qui minaudait en arrondissant les bras sous une guirlande dorĂ©e. Ils en rirent bien des fois ; mais, quand il fallait se sĂ©parer, tout leur semblait sĂ©rieux. Immobiles l’un devant l’autre, ils se rĂ©pĂ©taient — À jeudi !
 Ă  jeudi ! Tout Ă  coup elle lui prenait la tĂȘte dans les deux mains, le baisait vite au front en s’écriant Adieu ! » et s’élançait dans l’escalier. Elle allait rue de la ComĂ©die, chez un coiffeur, se faire arranger ses bandeaux. La nuit tombait ; on allumait le gaz dans la boutique. Elle entendait la clochette du théùtre qui appelait les cabotins Ă  la reprĂ©sentation ; et elle voyait, en face, passer des hommes Ă  figure blanche et des femmes en toilette fanĂ©e, qui entraient par la porte des coulisses. Il faisait chaud dans ce petit appartement trop bas, oĂč le poĂȘle bourdonnait au milieu des perruques et des pommades. L’odeur des fers, avec ces mains grasses qui lui maniaient la tĂȘte, ne tardait pas Ă  l’étourdir, et elle s’endormait un peu sous son peignoir. Souvent le garçon, en la coiffant, lui proposait des billets pour le bal masquĂ©. Puis elle s’en allait ! Elle remontait les rues ; elle arrivait Ă  la Croix-Rouge ; elle reprenait ses socques, qu’elle avait cachĂ©s le matin sous une banquette, et se tassait Ă  sa place parmi les voyageurs impatientĂ©s. Quelques-uns descendaient au bas de la cĂŽte. Elle restait seule dans la voiture. À chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les Ă©clairages de la ville qui faisaient une large vapeur lumineuse au-dessus des maisons confondues. Emma se mettait Ă  genoux sur les coussins, et elle Ă©garait ses yeux dans cet Ă©blouissement. Elle sanglotait, appelait LĂ©on, et lui envoyait des paroles tendres et des baisers qui se perdaient au vent. Il y avait dans la cĂŽte un pauvre diable vagabondant avec son bĂąton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les Ă©paules, et un vieux castor dĂ©foncĂ©, s’arrondissant en cuvette, lui cachait la figure ; mais, quand il le retirait, il dĂ©couvrait, Ă  la place des paupiĂšres, deux orbites bĂ©antes tout ensanglantĂ©es. La chair s’effiloquait par lambeaux rouges ; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes jusqu’au nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous parler, il se renversait la tĂȘte avec un rire idiot ; alors ses prunelles bleuĂątres, roulant d’un mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive. Il chantait une petite chanson en suivant les voitures Souvent la chaleur d’un beau jour Fait rĂȘver fillette Ă  l’amour. Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage. Quelquefois, il apparaissait tout Ă  coup derriĂšre Emma, tĂȘte nue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il l’engageait Ă  prendre une baraque Ă  la foire Saint-Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment se portait sa bonne amie. Souvent, on Ă©tait en marche, lorsque son chapeau, d’un mouvement brusque entrait dans la diligence par le vasistas, tandis qu’il se cramponnait, de l’autre bras, sur le marchepied, entre l’éclaboussure des roues. Sa voix, faible d’abord et vagissante, devenait aiguĂ«. Elle se traĂźnait dans la nuit, comme l’indistincte lamentation d’une vague dĂ©tresse ; et, Ă  travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la boĂźte creuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond de l’ñme comme un tourbillon dans un abĂźme, et l’emportait parmi les espaces d’une mĂ©lancolie sans bornes. Mais Hivert, qui s’apercevait d’un contrepoids, allongeait Ă  l’aveugle de grands coups avec son fouet. La mĂšche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue en poussant un hurlement. Puis les voyageurs de l’Hirondelle finissaient par s’endormir, les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissĂ©, s’appuyant sur l’épaule de leur voisin, ou bien le bras passĂ© dans la courroie, tout en oscillant rĂ©guliĂšrement au branle de la voiture ; et le reflet de la lanterne qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers, pĂ©nĂ©trant dans l’intĂ©rieur par les rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses vĂȘtements ; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l’ñme. Charles, Ă  la maison, l’attendait ; l’Hirondelle Ă©tait toujours en retard le jeudi. Madame arrivait enfin ! Ă  peine si elle embrassait la petite. Le dĂźner n’était pas prĂȘt, n’importe ! elle excusait la cuisiniĂšre. Tout maintenant semblait permis Ă  cette fille. Souvent son mari, remarquant sa pĂąleur, lui demandait si elle ne se trouvait point malade. — Non, disait Emma. — Mais, rĂ©pliquait-il, tu es toute drĂŽle ce soir ? — Eh ! ce n’est rien ! ce n’est rien ! Il y avait mĂȘme des jours oĂč, Ă  peine rentrĂ©e, elle montait dans sa chambre ; et Justin, qui se trouvait lĂ , circulait Ă  pas muets, plus ingĂ©nieux Ă  la servir qu’une excellente camĂ©riste. Il plaçait les allumettes, le bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps. — Allons, disait-elle, c’est bien, va-t’en ! Car il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacĂ© dans les fils innombrables d’une rĂȘverie soudaine. La journĂ©e du lendemain Ă©tait affreuse, et les suivantes Ă©taient plus intolĂ©rables encore par l’impatience qu’avait Emma de ressaisir son bonheur, — convoitise Ăąpre, enflammĂ©e d’images connues, et qui, le septiĂšme jour, Ă©clatait tout Ă  l’aise dans les caresses de LĂ©on. Ses ardeurs, Ă  lui, se cachaient sous des expansions d’émerveillement et de reconnaissance. Emma goĂ»tait cet amour d’une façon discrĂšte et absorbĂ©e, l’entretenait par tous les artifices de sa tendresse, et tremblait un peu qu’il ne se perdĂźt plus tard. Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mĂ©lancolique — Ah ! tu me quitteras, toi
, tu te marieras !
 tu seras comme les autres. Il demandait — Quels autres ? — Mais les hommes, enfin, rĂ©pondait-elle. Puis, elle ajoutait en le repoussant d’un geste langoureux — Vous ĂȘtes tous des infĂąmes ! Un jour qu’ils causaient philosophiquement des dĂ©sillusions terrestres, elle vint Ă  dire pour expĂ©rimenter sa jalousie ou cĂ©dant peut-ĂȘtre Ă  un besoin d’épanchement trop fort qu’autrefois, avant lui, elle avait aimĂ© quelqu’un, pas comme toi ! » reprit-elle vite, protestant sur la tĂȘte de sa fille qu’il ne s’était rien passĂ©. Le jeune homme la crut, et nĂ©anmoins la questionna pour savoir ce qu’il faisait. — Il Ă©tait capitaine de vaisseau, mon ami. N’était-ce pas prĂ©venir toute recherche, et en mĂȘme temps se poser trĂšs haut, par cette prĂ©tendue fascination exercĂ©e sur un homme qui devait ĂȘtre de nature belliqueuse et accoutumĂ©, Ă  des hommages ? Le clerc sentit alors l’infimitĂ© de sa position ; il envia des Ă©paulettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire il s’en doutait Ă  ses habitudes dispendieuses. Cependant Emma taisait quantitĂ© de ses extravagances, telle que l’envie d’avoir, pour l’amener Ă  Rouen, un tilbury bleu, attelĂ© d’un cheval anglais, et conduit par un groom en bottes Ă  revers. C’était Justin qui lui en avait inspirĂ© le caprice, en la suppliant de le prendre chez elle comme valet de chambre ; et, si cette privation n’attĂ©nuait pas Ă  chaque rendez-vous le plaisir de l’arrivĂ©e, elle augmentait certainement l’amertume du retour. Souvent lorsqu’ils parlaient ensemble de Paris, elle finissait par murmurer — Ah ! que nous serions bien lĂ  pour vivre ! — Ne sommes-nous pas heureux ? reprenait doucement le jeune homme, en lui passant la main sur ses bandeaux. — Oui, c’est vrai, disait-elle, je suis folle ; embrasse-moi ! Elle Ă©tait pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crĂšmes Ă  la pistache et jouait des valses aprĂšs dĂźner. Il se trouvait donc le plus fortunĂ© des mortels, et Emma vivait sans inquiĂ©tude, lorsqu’un soir, tout Ă  coup — C’est Mlle Lempereur, n’est-ce pas, qui te donne des leçons ? — Oui. — Eh bien, je l’ai vue tantĂŽt, reprit Charles, chez Mme LiĂ©geard. Je lui ai parlĂ© de toi ; elle ne te connaĂźt pas. Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle rĂ©pliqua d’un air naturel — Ah ! sans doute, elle aura oubliĂ© mon nom ? — Mais il y a peut-ĂȘtre Ă  Rouen, dit le mĂ©decin, plusieurs demoiselles Lempereur qui sont maĂźtresses de piano ? — C’est possible ! Puis, vivement — J’ai pourtant ses reçus, tiens ! regarde. Et elle alla au secrĂ©taire, fouilla tous les tiroirs, confondit les papiers et finit si bien par perdre la tĂȘte, que Charles l’engagea fort Ă  ne point se donner tant de mal pour ces misĂ©rables quittances. — Oh ! je les trouverai, dit-elle. En effet, dĂšs le vendredi suivant, Charles, en passant une de ses bottes dans le cabinet noir oĂč l’on serrait ses habits, sentit une feuille de papier entre le cuir et sa chaussette, il la prit et lut Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures, la somme de soixante-cinq francs. FĂ©licie l’Empereur, Professeur de musique. » — Comment diable est-ce dans mes bottes ? — Ce sera, sans doute, rĂ©pondit-elle, tombĂ© du vieux carton aux factures, qui est sur le bord de la planche. À partir de ce moment, son existence ne fut plus qu’un assemblage de mensonges, oĂč elle enveloppait son amour comme dans des voiles, pour le cacher. C’était un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elle disait avoir passĂ©, hier, par le cĂŽtĂ© droit d’une rue, il fallait croire qu’elle avait pris par le cĂŽtĂ© gauche. Un matin qu’elle venait de partir, selon sa coutume, assez lĂ©gĂšrement vĂȘtue, il tomba de la neige tout Ă  coup ; et comme Charles regardait le temps Ă  la fenĂȘtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc du sieur Tuvache qui le conduisait Ă  Rouen. Alors il descendit confier Ă  l’ecclĂ©siastique un gros chĂąle pour qu’il le remĂźt Ă  Madame, sitĂŽt qu’il arriverait Ă  la Croix-Rouge. À peine fut-il Ă  l’auberge que Bournisien demanda oĂč Ă©tait la femme du mĂ©decin d’Yonville. L’hĂŽteliĂšre rĂ©pondit qu’elle frĂ©quentait fort peu son Ă©tablissement. Aussi, le soir, en reconnaissant Mme Bovary dans l’Hirondelle, le curĂ© lui conta son embarras, sans paraĂźtre, du reste y attacher de l’importance ; car il entama l’éloge d’un prĂ©dicateur qui pour lors faisait merveilles Ă  la cathĂ©drale, et que toutes les dames couraient entendre. N’importe s’il n’avait point demandĂ© d’explications, d’autres plus tard pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea-t-elle utile de descendre chaque fois Ă  la Croix-Rouge, de sorte que les bonnes gens de son village qui la voyaient dans l’escalier ne se doutaient de rien. Un jour pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait de l’HĂŽtel de Boulogne au bras de LĂ©on ; et elle eut peur, s’imaginant qu’il bavarderait. Il n’était pas si bĂȘte. Mais trois jours aprĂšs, il entra dans sa chambre, ferma la porte et dit — J’aurais besoin d’argent. Elle dĂ©clara ne pouvoir lui en donner. Lheureux se rĂ©pandit en gĂ©missements, et rappela toutes les complaisances qu’il avait eues. En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusqu’à prĂ©sent n’en avait payĂ© qu’un seul. Quant au second, le marchand, sur sa priĂšre, avait consenti Ă  le remplacer par deux autres, qui mĂȘme avaient Ă©tĂ© renouvelĂ©s Ă  une fort longue Ă©chĂ©ance. Puis il tira de sa poche une liste de fournitures non soldĂ©es, Ă  savoir les rideaux, le tapis, l’étoffe pour les fauteuils, plusieurs robes et divers articles de toilette, dont la valeur se montait Ă  la somme de deux mille francs environ. Elle baissa la tĂȘte ; il reprit — Mais, si vous n’avez pas d’espĂšces, vous avez du bien. Et il indiqua une mĂ©chante masure sise Ă  Barneville, prĂšs d’Aumale, qui ne rapportait pas grand-chose. Cela dĂ©pendait autrefois d’une petite ferme vendue par M. Bovary pĂšre, car Lheureux savait tout, jusqu’à la contenance d’hectares, avec le nom des voisins. — Moi, Ă  votre place, disait-il, je me libĂ©rerais, et j’aurais encore le surplus de l’argent. Elle objecta la difficultĂ© d’un acquĂ©reur ; il donna l’espoir d’en trouver ; mais elle demanda comment faire pour qu’elle pĂ»t vendre. — N’avez-vous pas la procuration ? rĂ©pondit-il. Ce mot lui arriva comme une bouffĂ©e d’air frais. — Laissez-moi la note, dit Emma. — Oh ! ce n’est pas la peine ! reprit Lheureux. Il revint la semaine suivante, et se vanta d’avoir, aprĂšs force dĂ©marches, fini par dĂ©couvrir un certain Langlois qui, depuis longtemps, guignait la propriĂ©tĂ© sans faire connaĂźtre son prix. — N’importe le prix ! s’écria-t-elle. Il fallait attendre, au contraire, tĂąter ce gaillard-lĂ . La chose valait la peine d’un voyage, et, comme elle ne pouvait faire ce voyage, il offrir de se rendre sur les lieux, pour s’aboucher avec Langlois. Une fois revenu, il annonça que l’acquĂ©reur proposait quatre mille francs. Emma s’épanouit Ă  cette nouvelle. — Franchement, ajouta-t-il, c’est bien payĂ©. Elle toucha la moitiĂ© de la somme immĂ©diatement, et, quand elle fut pour solder son mĂ©moire, le marchand lui dit — Cela me fait de la peine, parole d’honneur, de vous voir vous dessaisir tout d’un coup d’une somme aussi consĂ©quente que celle-lĂ . Alors, elle regarda les billets de banque ; et, rĂȘvant au nombre illimitĂ© de rendez-vous que ces deux mille francs reprĂ©sentaient — Comment ! comment ! balbutia-t-elle. — Oh ! reprit-il en riant d’un air bonhomme, on met tout ce que l’on veut sur les factures. Est-ce que je ne connais pas les mĂ©nages ? Et il la considĂ©rait fixement, tout en tenant Ă  sa main deux longs papiers qu’il faisait glisser entre ses ongles. Enfin, ouvrant son portefeuille, il Ă©tala sur la table quatre billets Ă  ordre, de mille francs chacun. — Signez-moi cela, dit-il, et gardez tout. Elle se rĂ©cria, scandalisĂ©e. — Mais, si je vous donne le surplus, rĂ©pondit effrontĂ©ment M. Lheureux, n’est-ce pas vous rendre service, Ă  vous ? Et, prenant une plume, il Ă©crivit au bas du mĂ©moire Reçu de Mme Bovary quatre mille francs. » — Qui vous inquiĂšte, puisque vous toucherez dans six mois l’arriĂ©rĂ© de votre baraque, et que je vous place l’échĂ©ance du dernier billet pour aprĂšs le payement ? Emma s’embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui tintaient comme si des piĂšces d’or, s’éventrant de leurs sacs, eussent sonnĂ© tout autour d’elle sur le parquet. Enfin Lheureux expliqua qu’il avait un sien ami Vinçart, banquier Ă  Rouen, lequel allait escompter ces quatre billets, puis il remettrait lui-mĂȘme Ă  Madame le surplus de la dette rĂ©elle. Mais au lieu de deux mille francs, il n’en apporta que dix-huit cents, car l’ami Vinçart comme de juste en avait prĂ©levĂ© deux cents, pour frais de commission et d’escompte. Puis il rĂ©clama nĂ©gligemment une quittance. — Vous comprenez
, dans le commerce
, quelquefois
 Et avec la date, s’il vous plaĂźt, la date. Un horizon de fantaisies rĂ©alisables s’ouvrit alors devant Emma. Elle eut assez de prudence pour mettre en rĂ©serve mille Ă©cus, avec quoi furent payĂ©s, lorsqu’ils Ă©churent, les trois premiers billets ; mais le quatriĂšme, par hasard, tomba dans la maison un jeudi, et Charles, bouleversĂ©, attendit patiemment le retour de sa femme pour avoir des explications. Si elle ne l’avait point instruit de ce billet, c’était afin de lui Ă©pargner des tracas domestiques ; elle s’assit sur ses genoux, le caressa, roucoula, fit une longue Ă©numĂ©ration de toutes les choses indispensables prises Ă  crĂ©dit. — Enfin, tu conviendras que, vu la quantitĂ©, ce n’est pas trop cher. Charles, Ă  bout d’idĂ©es, bientĂŽt eut recours Ă  l’éternel Lheureux, qui jura de calmer les choses, si Monsieur lui signait deux billets, dont l’un de sept cents francs, payable dans trois mois. Pour se mettre en mesure, il Ă©crivit Ă  sa mĂšre une lettre pathĂ©tique. Au lieu d’envoyer la rĂ©ponse, elle vint elle-mĂȘme ; et, quand Emma voulut savoir s’il en avait tirĂ© quelque chose — Oui, rĂ©pondit-il. Mais elle demande Ă  connaĂźtre la facture. Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lheureux le prier de refaire une autre note, qui ne dĂ©passĂąt point mille francs ; car pour montrer celle de quatre mille, il eĂ»t fallu dire qu’elle en avait payĂ© les deux tiers, avouer consĂ©quemment la vente de l’immeuble, nĂ©gociation bien conduite par le marchand, et qui ne fut effectivement connue que plus tard. MalgrĂ© le prix trĂšs bas de chaque article, Mme Bovary mĂšre ne manqua point de trouver la dĂ©pense exagĂ©rĂ©e. — Ne pouvait-on se passer d’un tapis ? Pourquoi avoir renouvelĂ© l’étoffe des fauteuils ? De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil, pour les personnes ĂągĂ©es, — du moins, c’était comme cela chez ma mĂšre, qui Ă©tait une honnĂȘte femme, je vous assure. — Tout le monde ne peut ĂȘtre riche ! Aucune fortune ne tient contre le coulage ! Je rougirais de me dorloter comme vous faites ! et pourtant, moi, je suis vieille, j’ai besoin de soins
 En voilĂ  ! en voilĂ , des ajustements ! des flaflas ! Comment ! de la soie pour doublure, Ă  deux francs !
 tandis qu’on trouve du jaconas Ă  dix sous, et mĂȘme Ă  huit sous qui fait parfaitement l’affaire. Emma, renversĂ©e sur la causeuse, rĂ©pliquait le plus tranquillement possible — Eh ! madame, assez ! assez !
 L’autre continuait Ă  la sermonner, prĂ©disant qu’ils finiraient Ă  l’hĂŽpital. D’ailleurs, c’était la faute de Bovary. Heureusement qu’il avait promis d’anĂ©antir cette procuration
 — Comment ? — Ah ! il me l’a jurĂ©, reprit la bonne femme. Emma ouvrit la fenĂȘtre, appela Charles, et le pauvre garçon fut contraint d’avouer la parole arrachĂ©e par sa mĂšre. Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusement une grosse feuille de papier. — Je vous remercie, dit la vieille femme. Et elle jeta dans le feu la procuration. Emma se mit Ă  rire d’un rire strident, Ă©clatant, continu elle avait une attaque de nerfs. — Ah ! mon Dieu ! s’écria Charles. Eh ! tu as tort aussi toi ! tu viens lui faire des scĂšnes !
 Sa mĂšre, en haussant les Ă©paules, prĂ©tendait que tout cela c’étaient des gestes. Mais Charles, pour la premiĂšre fois se rĂ©voltant, prit la dĂ©fense de sa femme, si bien que Mme Bovary mĂšre voulut s’en aller. Elle partit dĂšs le lendemain, et, sur le seuil, comme il essayait Ă  la retenir, elle rĂ©pliqua — Non, non ! Tu l’aimes mieux que moi, et tu as raison, c’est dans l’ordre. Au reste, tant pis ! tu verras !
 Bonne santĂ© !
 car je ne suis pas prĂšs, comme tu dis, de venir lui faire des scĂšnes. Charles n’en resta pas moins fort penaud vis-Ă -vis d’Emma, celle-ci ne cachant point la rancune qu’elle lui gardait pour avoir manquĂ© de confiance ; il fallut bien des priĂšres avant qu’elle consentĂźt Ă  reprendre sa procuration, et mĂȘme il l’accompagna chez M. Guillaumin pour lui en faire faire une seconde, toute pareille. — Je comprends cela, dit le notaire ; un homme de science ne peut s’embarrasser aux dĂ©tails pratiques de la vie. Et Charles se sentit soulagĂ© par cette rĂ©flexion pateline, qui donnait Ă  sa faiblesse les apparences flatteuses d’une prĂ©occupation supĂ©rieure. Quel dĂ©bordement, le jeudi d’aprĂšs, Ă  l’hĂŽtel, dans leur chambre, avec LĂ©on ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets, voulut fumer des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable, superbe. Il ne savait pas quelle rĂ©action de tout son ĂȘtre la poussait davantage Ă  se prĂ©cipiter sur les jouissances de la vie. Elle devenait irritable, gourmande, et voluptueuse ; et elle se promenait avec lui dans les rues, tĂȘte haute, sans peur, disait-elle, de se compromettre. Parfois, cependant, Emma tressaillait Ă  l’idĂ©e soudaine de rencontrer Rodolphe ; car il lui semblait, bien qu’ils fussent sĂ©parĂ©s pour toujours, qu’elle n’était pas complĂštement affranchie de sa dĂ©pendance. Un soir, elle ne rentra point Ă  Yonville. Charles en perdait la tĂȘte, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman, sanglotait Ă  se rompre la poitrine. Justin Ă©tait parti au hasard sur la route. M. Homais en avait quittĂ© sa pharmacie. Enfin, Ă  onze heures, n’y tenant plus, Charles attela son boc, sauta dedans, fouetta sa bĂȘte et arriva vers deux heures du matin Ă  la Croix-Rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-ĂȘtre l’avait vue ; mais oĂč demeurait-il ? Charles, heureusement, se rappela l’adresse de son patron. Il y courut. Le jour commençait Ă  paraĂźtre. Il distingua des panonceaux au-dessus d’une porte ; il frappa. Quelqu’un, sans ouvrir, lui cria le renseignement demandĂ©, tout en ajoutant force injures contre ceux qui dĂ©rangeaient le monde pendant la nuit. La maison que le clerc habitait n’avait ni sonnette, ni marteau, ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre les auvents. Un agent de police vint Ă  passer ; alors il eut peur et s’en alla. — Je suis fou, se disait-il ; sans doute, on l’aura retenue Ă  dĂźner chez M. Lormeaux. La famille Lormeaux n’habitait plus Rouen. — Elle sera restĂ©e Ă  soigner Mme Dubreuil. Eh ! Mme Dubreuil est morte depuis dix mois !
 OĂč est-elle donc ? Une idĂ©e lui vint. Il demanda, dans un cafĂ©, l’Annuaire ; et chercha vite le nom de Mlle Lempereur, qui demeurait rue de la Renelle-des-Maroquiniers, no 74. Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-mĂȘme Ă  l’autre bout ; il se jeta sur elle plutĂŽt qu’il ne l’embrassa, en s’écriant — Qui t’a retenue, hier ? — J’ai Ă©tĂ© malade. — Et de quoi ?
 OĂč ?
 Comment ?
 Elle se passa la main sur le front, et rĂ©pondit — Chez Mlle Lempereur. — J’en Ă©tais sĂ»r ! J’y allais. — Oh ! ce n’est pas la peine, dit Emma. Elle vient de sortir tout Ă  l’heure ; mais, Ă  l’avenir, tranquillise-toi. Je ne suis pas libre, tu comprends, si je sais que le moindre retard te bouleverse ainsi. C’était une maniĂšre de permission qu’elle se donnait de ne point se gĂȘner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout Ă  son aise, largement. Lorsque l’envie la prenait de voir LĂ©on, elle partait sous n’importe quel prĂ©texte, et, comme il ne l’attendait pas ce jour-lĂ , elle allait le chercher Ă  son Ă©tude. Ce fut un grand bonheur les premiĂšres fois ; mais bientĂŽt il ne cacha plus la vĂ©ritĂ©, Ă  savoir que son patron se plaignait fort de ces dĂ©rangements. — Ah bah ! viens donc, disait-elle. Et il s’esquivait. Elle voulut qu’il se vĂȘtĂźt tout en noir et se laissĂąt pousser une pointe au menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII. Elle dĂ©sira connaĂźtre son logement, le trouva mĂ©diocre ; il en rougit, elle n’y prit garde, puis lui conseilla d’acheter des rideaux pareils aux siens, et comme il objectait la dĂ©pense — Ah ! ah ! tu tiens Ă  tes petits Ă©cus ! dit-elle en riant. Il fallait que LĂ©on, chaque fois, lui racontĂąt toute sa conduite, depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, des vers pour elle, une piĂšce d’amour en son honneur ; jamais il ne put parvenir Ă  trouver la rime du second vers, et il finit par copier un sonnet dans un keepsake. Ce fut moins par vanitĂ© que dans le seul but de lui complaire. Il ne discutait pas ses idĂ©es ; il acceptait tous ses goĂ»ts ; il devenait sa maĂźtresse plutĂŽt qu’elle n’était la sienne. Elle avait des paroles tendres avec des baisers qui lui emportaient l’ñme. OĂč donc avait-elle appris cette corruption, presque immatĂ©rielle Ă  force d’ĂȘtre profonde et dissimulĂ©e ? VI D ans les voyages qu’il faisait pour la voir, LĂ©on souvent avait dĂźnĂ© chez le pharmacien, et s’était cru contraint, par politesse, de l’inviter Ă  son tour. — Volontiers ! avait rĂ©pondu M. Homais ; il faut, d’ailleurs, que je me retrempe un peu, car je m’encroĂ»te ici. Nous irons au spectacle, au restaurant, nous ferons des folies ! — Ah ! bon ami ! murmura tendrement Mme Homais, effrayĂ©e des pĂ©rils vagues qu’il se disposait Ă  courir. — Eh bien, quoi ? tu trouves que je ne ruine pas assez ma santĂ© Ă  vivre parmi les Ă©manations continuelles de la pharmacie ! VoilĂ , du reste, le caractĂšre des femmes elles sont jalouses de la Science, puis s’opposent Ă  ce que l’on prenne les plus lĂ©gitimes distractions. N’importe, comptez sur moi ; un de ces jours, je tombe Ă  Rouen et nous ferons sauter ensemble les monacos. L’apothicaire, autrefois, se fĂ»t bien gardĂ© d’une telle expression ; mais il donnait maintenant dans un genre folĂątre et parisien qu’il trouvait du meilleur goĂ»t, et, comme Mme Bovary, sa voisine, il interrogeait le clerc curieusement sur les mƓurs de la capitale, mĂȘme il parlait argot afin d’éblouir
 les bourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard, Breda-street, et Je me la casse, pour Je m’en vais. Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine du Lion d’or, M. Homais en costume de voyageur, c’est-Ă -dire couvert d’un vieux manteau qu’on ne lui connaissait pas, tandis qu’il portait d’une main une valise, et, de l’autre, la chanceliĂšre de son Ă©tablissement. Il n’avait confiĂ© son projet Ă  personne, dans la crainte d’inquiĂ©ter le public par son absence. L’idĂ©e de revoir les lieux oĂč s’était passĂ©e sa jeunesse l’exaltait sans doute, car tout le long du chemin il n’arrĂȘta pas de discourir ; puis, Ă  peine arrivĂ©, il sauta vivement de la voiture pour se mettre en quĂȘte de LĂ©on ; et le clerc eut beau se dĂ©battre, M. Homais l’entraĂźna vers le grand CafĂ© de Normandie, oĂč il entra majestueusement sans retirer son chapeau, estimant fort provincial de se dĂ©couvrir dans un endroit public. Emma attendit LĂ©on trois quarts d’heure. Enfin elle courut Ă  son Ă©tude, et, perdue dans toute sorte de conjectures, l’accusant d’indiffĂ©rence et se reprochant Ă  elle-mĂȘme sa faiblesse, elle passa l’aprĂšs-midi le front collĂ© contre les carreaux. Ils Ă©taient encore Ă  deux heures attablĂ©s l’un devant l’autre. La grande salle se vidait ; le tuyau du poĂȘle, en forme de palmier, arrondissait au plafond blanc sa gerbe dorĂ©e ; et prĂšs d’eux, derriĂšre le vitrage, en plein soleil, un petit jet d’eau gargouillait dans un bassin de marbre oĂč, parmi du cresson et des asperges, trois homards engourdis s’allongeaient jusqu’à des cailles, toutes couchĂ©es en pile, sur le flanc. Homais se dĂ©lectait. Quoiqu’il se grisĂąt de luxe encore plus que de bonne chĂšre, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les facultĂ©s, et, lorsque apparut l’omelette au rhum, il exposa sur les femmes des thĂ©ories immorales. Ce qui le sĂ©duisait par-dessus tout, c’était le chic. Il adorait une toilette Ă©lĂ©gante dans un appartement bien meublĂ©, et, quant aux qualitĂ©s corporelles, ne dĂ©testait pas le morceau. LĂ©on contemplait la pendule avec dĂ©sespoir. L’apothicaire buvait, mangeait, parlait. — Vous devez ĂȘtre, dit-il tout Ă  coup, bien privĂ© Ă  Rouen. Du reste, vos amours ne logent pas loin. Et, comme l’autre rougissait — Allons, soyez franc ! Nierez-vous qu’à Yonville
 ? Le jeune homme balbutia. — Chez Mme Bovary, vous ne courtisiez point
 ? — Et qui donc ? — La bonne ! Il ne plaisantait pas ; mais, la vanitĂ© l’emportant sur toute prudence, LĂ©on, malgrĂ© lui, se rĂ©cria. D’ailleurs, il n’aimait que les femmes brunes. — Je vous approuve, dit le pharmacien ; elles ont plus de tempĂ©rament. Et, se penchant Ă  l’oreille de son ami, il indiqua les symptĂŽmes auxquels on reconnaissait qu’une femme avait du tempĂ©rament. Il se lança mĂȘme dans une digression ethnographique l’Allemande Ă©tait vaporeuse, la Française libertine, l’Italienne passionnĂ©e. — Et les nĂ©gresses ? demanda le clerc. — C’est un goĂ»t d’artiste, dit Homais. — Garçon ! deux demi-tasses ! — Partons-nous ? reprit Ă  la fin LĂ©on s’impatientant. — Yes. Mais il voulut, avant de s’en aller, voir le maĂźtre de l’établissement et lui adressa quelques fĂ©licitations. Alors le jeune homme, pour ĂȘtre seul, allĂ©gua qu’il avait affaire. — Ah ! je vous escorte ! dit Homais. Et, tout en descendant les rues avec lui, il parlait de sa femme, de ses enfants, de leur avenir et de sa pharmacie, racontait en quelle dĂ©cadence elle Ă©tait autrefois, et le point de perfection oĂč il l’avait montĂ©e. ArrivĂ© devant l’HĂŽtel de Boulogne, LĂ©on le quitta brusquement, escalada l’escalier, et trouva sa maĂźtresse en grand Ă©moi. Au nom du pharmacien, elle s’emporta. Cependant, il accumulait de bonnes raisons ; ce n’était pas sa faute, ne connaissait-elle pas M. Homais ? pouvait-elle croire qu’il prĂ©fĂ©rĂąt sa compagnie ? Mais elle se dĂ©tournait ; il la retint ; et, s’affaissant sur les genoux, il lui entoura la taille de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleine de concupiscence et de supplication. Elle Ă©tait debout ; ses grands yeux enflammĂ©s le regardaient sĂ©rieusement et presque d’une façon terrible. Puis des larmes les obscurcirent, ses paupiĂšres roses s’abaissĂšrent, elle abandonna ses mains, et LĂ©on les portait Ă  sa bouche lorsque parut un domestique, avertissant Monsieur qu’on le demandait. — Tu vas revenir ? dit-elle. — Oui. — Mais quand ? — Tout Ă  l’heure. — C’est un truc, dit le pharmacien en apercevant LĂ©on. J’ai voulu interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier. Allons chez Bridoux prendre un verre de garus. LĂ©on jura qu’il lui fallait retourner Ă  son Ă©tude. Alors l’apothicaire fit des plaisanteries sur les paperasses, la procĂ©dure. — Laissez donc un peu Cujas et Barthole, que diable ! Qui vous empĂȘche ? Soyez un brave ! Allons chez Bridoux ; vous verrez son chien. C’est trĂšs curieux ! Et comme le clerc s’obstinait toujours — J’y vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou je feuilleterai un Code. LĂ©on, Ă©tourdi par la colĂšre d’Emma, le bavardage de M. Homais et peut-ĂȘtre les pesanteurs du dĂ©jeuner, restait indĂ©cis et comme sous la fascination du pharmacien qui rĂ©pĂ©tait — Allons chez Bridoux ! c’est Ă  deux pas, rue Malpalu. Alors, par lĂąchetĂ©, par bĂȘtise, par cet inqualifiable sentiment qui nous entraĂźne aux actions les plus antipathiques, il se laissa conduire chez Bridoux ; et ils le trouvĂšrent dans sa petite cour, surveillant trois garçons qui haletaient Ă  tourner la grande roue d’une machine pour faire de l’eau de Seltz
 Homais leur donna des conseils ; il embrassa Bridoux ; on prit le garus. Vingt fois LĂ©on voulut s’en aller ; mais l’autre l’arrĂȘtait par le bras en lui disant — Tout Ă  l’heure ! je sors. Nous irons au Fanal de Rouen, voir ces messieurs. Je vous prĂ©senterai Ă  Thomassin. Il s’en dĂ©barrassa pourtant et courut d’un bond jusqu’à l’hĂŽtel. Emma n’y Ă©tait plus. Elle venait de partir, exaspĂ©rĂ©e. Elle le dĂ©testait maintenant. Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et elle cherchait encore d’autres raisons pour s’en dĂ©tacher il Ă©tait incapable d’hĂ©roĂŻsme, faible, banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime. Puis, se calmant, elle finit par dĂ©couvrir qu’elle l’avait sans doute calomniĂ©. Mais le dĂ©nigrement de ceux que nous aimons toujours nous en dĂ©tache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles la dorure en reste aux mains. Ils en vinrent Ă  parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă  leur amour ; et, dans les lettres qu’Emma lui envoyait, il Ă©tait question de fleurs, de vers, de la lune et des Ă©toiles, ressources naĂŻves d’une passion affaiblie, qui essayait de s’aviver Ă  tous les secours extĂ©rieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Cette dĂ©ception s’effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait Ă  lui plus enflammĂ©e, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements ; — et, pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans l’étreinte de ces bras, quelque chose d’extrĂȘme, de vague et de lugubre, qui semblait Ă  LĂ©on se glisser entre eux, subtilement, comme pour les sĂ©parer. Il n’osait lui faire des questions ; mais, la discernant si expĂ©rimentĂ©e, elle avait dĂ» passer, se disait-il, par toutes les Ă©preuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l’effrayait un peu maintenant. D’ailleurs, il se rĂ©voltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalitĂ©. Il en voulait Ă  Emma de cette victoire permanente. Il s’efforçait mĂȘme Ă  ne pas la chĂ©rir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă  la vue des liqueurs fortes. Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toutes sortes d’attentions, depuis les recherches de table jusqu’aux coquetteries du costume et aux langueurs du regard. Elle apportait d’Yonville des roses dans son sein, qu’elle lui jetait Ă  la figure, montrait des inquiĂ©tudes pour sa santĂ©, lui donnait des conseils sur sa conduite, et, afin de le retenir davantage, espĂ©rant que le ciel peut-ĂȘtre s’en mĂȘlerait, elle lui passa autour du cou une mĂ©daille de la Vierge. Elle s’informait, comme une mĂšre vertueuse, de ses camarades. Elle lui disait — Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense qu’à nous ; aime-moi ! Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et l’idĂ©e lui vint de le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, prĂšs de l’hĂŽtel, une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas
 Mais sa fiertĂ© se rĂ©volta. — Eh ! tant pis ! qu’il me trompe, que m’importe ! est-ce que j’y tiens ? Un jour qu’ils s’étaient quittĂ©s de bonne heure, et qu’elle s’en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle s’assit sur un banc, Ă  l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-lĂ  ! comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tĂąchait, d’aprĂšs des livres, de se figurer ! Les premiers mois de son mariage, ses promenades Ă  cheval dans la forĂȘt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux
 Et LĂ©on lui parut soudain dans le mĂȘme Ă©loignement que les autres. — Je l’aime pourtant ! se disait-elle. N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais Ă©tĂ©. D’oĂč venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanĂ©e des choses oĂč elle s’appuyait ?
 Mais, s’il y avait quelque part un ĂȘtre fort et beau, une nature valeureuse, pleine Ă  la fois d’exaltation et de raffinements, un cƓur de poĂšte sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des Ă©pithalames Ă©lĂ©giaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilitĂ© ! Rien, d’ailleurs, ne valait la peine d’une recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bĂąillement d’ennui, chaque joie une malĂ©diction, tout plaisir son dĂ©goĂ»t, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lĂšvre qu’une irrĂ©alisable envie d’une voluptĂ© plus haute. Un rĂąle mĂ©tallique se traĂźna dans les airs et, quatre coups se firent entendre Ă  la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle Ă©tait lĂ , sur ce banc, depuis l’éternitĂ©. Mais un infini de passions peut tenir dans une minute, comme une foule dans un petit espace. Emma vivait tout occupĂ©e des siennes, et ne s’inquiĂ©tait pas plus de l’argent qu’une archiduchesse. Une fois pourtant, un homme d’allure chĂ©tive, rubicond et chauve, entra chez elle, se dĂ©clarant envoyĂ© par M. Vinçart, de Rouen. Il retira les Ă©pingles qui fermaient la poche latĂ©rale de sa longue redingote verte, les piqua sur sa manche et tendit poliment un papier. C’était un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que Lheureux, malgrĂ© toutes ses protestations, avait passĂ© Ă  l’ordre de Vinçart. Elle expĂ©dia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir. Alors, l’inconnu, qui Ă©tait restĂ© debout, lançant de droite et de gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds, demanda d’un air naĂŻf — Quelle rĂ©ponse apporter Ă  M. Vinçart ? — Eh bien, rĂ©pondit Emma, dites-lui
 que je n’en ai pas
 Ce sera la semaine prochaine
 Qu’il attende
 oui, la semaine prochaine. Et le bonhomme s’en alla sans souffler mot. Mais, le lendemain, Ă  midi, elle reçut un protĂȘt ; et la vue du papier timbrĂ©, oĂč s’étalait Ă  plusieurs reprises et en gros caractĂšres MaĂźtre Hareng, huissier Ă  Buchy », l’effraya si fort, qu’elle courut en toute hĂąte chez le marchand d’étoffes. Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler un paquet. — Serviteur ! dit-il, je suis Ă  vous. Lheureux n’en continua pas moins sa besogne, aidĂ© par une jeune fille de treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait Ă  la fois de commis et de cuisiniĂšre. Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de la boutique, il monta devant Madame au premier Ă©tage, et l’introduisit dans un Ă©troit cabinet, oĂč un gros bureau en bois de sape supportait quelques registres, dĂ©fendus transversalement par une barre de fer cadenassĂ©e. Contre le mur, sous des coupons d’indienne, on entrevoyait un coffre-fort, mais d’une telle dimension, qu’il devait contenir autre chose que des billets et de l’argent. M. Lheureux, en effet, prĂȘtait sur gages, et c’est lĂ  qu’il avait mis la chaĂźne en or de Mme Bovary, avec les boucles d’oreilles du pauvre pĂšre Tellier, qui, enfin contraint de vendre, avait achetĂ© Ă  Quincampoix un maigre fonds d’épicerie, oĂč il se mourait de son catarrhe, au milieu de ses chandelles moins jaunes que sa figure. Lheureux s’assit dans son large fauteuil de paille, en disant — Quoi de neuf ? — Tenez. Et elle lui montra le papier. — Eh bien, qu’y puis-je ? Alors, elle s’emporta, rappelant la parole qu’il avait donnĂ©e de ne pas faire circuler ses billets ; il en convenait. — Mais j’ai Ă©tĂ© forcĂ© moi-mĂȘme, j’avais le couteau sur la gorge. — Et que va-t-il arriver, maintenant ? reprit-elle. — Oh ! c’est bien simple un jugement du tribunal, et puis la saisie
 ; bernique ! Emma se retenait pour ne pas le battre. Elle lui demanda doucement s’il n’y avait pas moyen de calmer M. Vinçart. — Ah bien, oui ! calmer Vinçart ; vous ne le connaissez guĂšre ; il est plus fĂ©roce qu’un Arabe. Pourtant il fallait que M. Lheureux s’en mĂȘlĂąt. — Écoutez donc ! il me semble que, jusqu’à prĂ©sent, j’ai Ă©tĂ© assez bon pour vous. Et, dĂ©ployant un de ses registres — Tenez ! Puis, remontant la page avec son doigt — Voyons
, voyons
 Le 3 aoĂ»t, deux cents francs
 Au 17 juin, cent cinquante
 23 mars, quarante-six
 En avril
 Il s’arrĂȘta, comme craignant de faire quelque sottise. — Et je ne dis rien des billets souscrits par Monsieur, un de sept cents francs, un autre de trois cents ! Quant Ă  vos petits acomptes, aux intĂ©rĂȘts, ça n’en finit pas, on s’y embrouille. Je ne m’en mĂȘle plus ! Elle pleurait, elle l’appela mĂȘme son bon monsieur Lheureux ». Mais il se rejetait toujours sur ce mĂątin de Vinçart ». D’ailleurs, il n’avait pas un centime, personne Ă  prĂ©sent ne le payait, on lui mangeait la laine sur le dos, un pauvre boutiquier comme lui ne pouvait faire d’avances. Emma se taisait ; et M. Lheureux, qui mordillonnait les barbes d’une plume, sans doute s’inquiĂ©ta de son silence, car il reprit — Au moins, si un de ces jours j’avais quelques rentrĂ©es
 Je pourrais
 — Du reste, dit-elle, dĂšs que l’arriĂ©rĂ© de Barneville
 — Comment ?
 Et, en apprenant que Langlois n’avait pas encore payĂ©, il parut fort surpris. Puis, d’une voix mielleuse — Et nous convenons, dites-vous
 ? — Oh ! de ce que vous voudrez ! Alors, il ferma les yeux pour rĂ©flĂ©chir, Ă©crivit quelques chiffres, et, dĂ©clarant qu’il aurait grand mal, que la chose Ă©tait scabreuse et qu’il se saignait, il dicta quatre billets de deux cent cinquante francs, chacun, espacĂ©s les uns des autres Ă  un mois d’échĂ©ance. — Pourvu que Vinçart veuille m’entendre ! Du reste c’est convenu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme. Ensuite il lui montra nĂ©gligemment plusieurs marchandises nouvelles, mais dont pas une, dans son opinion, n’était digne de Madame. — Quand je pense que voilĂ  une robe Ă  sept sous le mĂštre, et certifiĂ©e bon teint ! Ils gobent cela pourtant ! On ne leur conte pas ce qui en est, vous pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers les autres la convaincre tout Ă  fait de sa probitĂ©. Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure qu’il avait trouvĂ©es derniĂšrement dans une vendue ». — Est-ce beau ! disait Lheureux ; on s’en sert beaucoup maintenant, comme tĂȘtes de fauteuils, c’est le genre. Et, plus prompt qu’un escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit dans les mains d’Emma. — Au moins, que je sache
 ? — Ah ! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons. DĂšs le soir, elle pressa Bovary d’écrire Ă  sa mĂšre pour qu’elle leur envoyĂąt bien vite tout l’arriĂ©rĂ© de l’hĂ©ritage. La belle-mĂšre rĂ©pondit n’avoir plus rien la liquidation Ă©tait close, et il leur restait, outre Barneville, six cents livres de rente, qu’elle leur servirait exactement. Alors Madame expĂ©dia des factures chez deux ou trois clients, et bientĂŽt usa largement de ce moyen, qui lui rĂ©ussissait. Elle avait toujours soin d’ajouter en post-scriptum N’en parlez pas Ă  mon mari, vous savez comme il est fier
 Excusez-moi
 Votre servante
 » Il y eut quelques rĂ©clamations ; elle les intercepta. Pour se faire de l’argent, elle se mit Ă  vendre ses vieux gants, ses vieux chapeaux, la vieille ferraille ; et elle marchandait avec rapacitĂ©, — son sang de paysanne la poussant au gain. Puis, dans ses voyages Ă  la ville, elle brocantait des babioles, que M. Lheureux, Ă  dĂ©faut d’autres, lui prendrait certainement. Elle s’acheta des plumes d’autruche, de la porcelaine chinoise et des bahuts ; elle empruntait Ă  FĂ©licitĂ©, Ă  Mme Lefrançois, Ă  l’hĂŽteliĂšre de la Croix-Rouge, Ă  tout le monde, n’importe oĂč. Avec l’argent qu’elle reçut enfin de Barneville, elle paya deux billets ; les quinze cents autres francs s’écoulĂšrent. Elle s’engagea de nouveau, et toujours ainsi ! Parfois, il est vrai, elle tĂąchait de faire des calculs ; mais elle dĂ©couvrait des choses si exorbitantes, qu’elle n’y pouvait croire. Alors elle recommençait, s’embrouillait vite, plantait tout lĂ  et n’y pensait plus. La maison Ă©tait bien triste, maintenant ! On en voyait sortir les fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traĂźnant sur les fourneaux ; et la petite Berthe, au grand scandale de Mme Homais, portait des bas percĂ©s. Si Charles, timidement, hasardait une observation, elle rĂ©pondait avec brutalitĂ© que ce n’était point sa faute ! Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par son ancienne maladie nerveuse ; et, se reprochant d’avoir pris pour des dĂ©fauts ses infirmitĂ©s, il s’accusait d’égoĂŻsme, avait envie de courir l’embrasser. — Oh ! non, se disait-il, je l’ennuierais ! Et il restait. AprĂšs le dĂźner, il se promenait seul dans le jardin ; il prenait la petite Berthe sur ses genoux, et, dĂ©ployant son journal de mĂ©decine, essayait de lui apprendre Ă  lire. L’enfant, qui n’étudiait jamais, ne tardait pas Ă  ouvrir de grands yeux tristes et se mettait Ă  pleurer. Alors il la consolait ; il allait lui chercher de l’eau dans l’arrosoir pour faire des riviĂšres sur le sable, ou cassait les branches des troĂšnes pour planter des arbres dans les plates-bandes, ce qui gĂątait peu le jardin, tout encombrĂ© de longues herbes ; on devait tant de journĂ©es Ă  Lestiboudois ! Puis l’enfant avait froid et demandait sa mĂšre. — Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, que ta maman ne veut pas qu’on la dĂ©range. L’automne commençait et dĂ©jĂ  les feuilles tombaient, — comme il y a deux ans, lorsqu’elle Ă©tait malade ! — Quand donc tout cela finira-t-il !
 Et il continuait Ă  marcher, les deux mains derriĂšre le dos. Madame Ă©tait dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restait lĂ  tout le long du jour, engourdie, Ă  peine vĂȘtue, et, de temps Ă  autre, faisant fumer des pastilles du sĂ©rail qu’elle avait achetĂ©es Ă  Rouen, dans la boutique d’un AlgĂ©rien. Pour ne pas avoir la nuit auprĂšs d’elle, cet homme Ă©tendu qui dormait, elle finit, Ă  force de grimaces, par le relĂ©guer au second Ă©tage ; et elle lisait jusqu’au matin des livres extravagants oĂč il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri, Charles accourait. — Ah ! va-t’en ! disait-elle. Ou, d’autres fois, brĂ»lĂ©e plus fort par cette flamme intime que l’adultĂšre avivait, haletante, Ă©mue, tout en dĂ©sir, elle ouvrait sa fenĂȘtre, aspirait l’air froid, Ă©parpillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les Ă©toiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait Ă  lui, Ă  LĂ©on. Elle eĂ»t alors tout donnĂ© pour un seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient. C’était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et, lorsqu’il ne pouvait payer seul la dĂ©pense, elle complĂ©tait le surplus libĂ©ralement, ce qui arrivait Ă  peu prĂšs toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu’ils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hĂŽtel plus modeste ; mais elle trouva des objections. Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil c’était le cadeau de noces du pĂšre Rouault, en le priant d’aller immĂ©diatement porter cela, pour elle, au mont-de-piĂ©tĂ© ; et LĂ©on obĂ©it, bien que cette dĂ©marche lui dĂ©plĂ»t. Il avait peur de se compromettre. Puis, en y rĂ©flĂ©chissant, il trouva que sa maĂźtresse prenait des allures Ă©tranges, et qu’on n’avait peut-ĂȘtre pas tort de vouloir l’en dĂ©tacher. En effet, quelqu’un avait envoyĂ© Ă  sa mĂšre une longue lettre anonyme, pour la prĂ©venir qu’il se perdait avec une femme mariĂ©e ; et aussitĂŽt la bonne dame, entrevoyant l’éternel Ă©pouvantail des familles, c’est-Ă -dire la vague crĂ©ature pernicieuse, la sirĂšne, le monstre, qui habite fantastiquement les profondeurs de l’amour, Ă©crivit Ă  maĂźtre Dubocage son patron, lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant trois quarts d’heure, voulant lui dessiller les yeux, l’avertir du gouffre. Une telle intrigue nuirait plus tard Ă  son Ă©tablissement. Il le supplia de rompre, et, s’il ne faisait ce sacrifice dans son propre intĂ©rĂȘt, qu’il le fĂźt au moins pour lui, Dubocage ! LĂ©on enfin avait jurĂ© de ne plus revoir Emma ; et il se reprochait de n’avoir pas tenu sa parole, considĂ©rant tout ce que cette femme pourrait encore lui attirer d’embarras et de discours, sans compter les plaisanteries de ses camarades, qui se dĂ©bitaient le matin, autour du poĂȘle. D’ailleurs, il allait devenir premier clerc c’était le moment d’ĂȘtre sĂ©rieux. Aussi renonçait-il Ă  la flĂ»te, aux sentiments exaltĂ©s, Ă  l’imagination, — car tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fĂ»t-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus mĂ©diocre libertin a rĂȘvĂ© des sultanes ; chaque notaire porte en soi les dĂ©bris d’un poĂšte. Il s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout Ă  coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cƓur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu’une certaine dose de musique, s’assoupissait d’indiffĂ©rence au vacarme d’un amour dont il ne distinguait plus les dĂ©licatesses. Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui qu’il Ă©tait fatiguĂ© d’elle. Emma retrouvait dans l’adultĂšre toutes les platitudes du mariage. Mais comment pouvoir s’en dĂ©barrasser ? Puis, elle avait beau se sentir humiliĂ©e de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait par habitude ou par corruption ; et, chaque jour, elle s’y acharnait davantage, tarissant toute fĂ©licitĂ© Ă  la vouloir trop grande. Elle accusait LĂ©on de ses espoirs déçus, comme s’il l’avait trahie ; et mĂȘme elle souhaitait une catastrophe qui amenĂąt leur sĂ©paration, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y dĂ©cider. Elle n’en continuait pas moins Ă  lui Ă©crire des lettres amoureuses, en vertu de cette idĂ©e, qu’une femme doit toujours Ă©crire Ă  son amant. Mais, en Ă©crivant, elle percevait un autre homme, un fantĂŽme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus fortes ; et il devenait Ă  la fin si vĂ©ritable, et accessible, qu’elle en palpitait Ă©merveillĂ©e, sans pouvoir nĂ©anmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous l’abondance de ses attributs. Il habitait la contrĂ©e bleuĂątre oĂč les Ă©chelles de soie se balancent Ă  des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clartĂ© de la lune. Elle le sentait prĂšs d’elle, il allait venir et l’enlĂšverait tout entiĂšre dans un baiser. Ensuite elle retombait Ă  plat, brisĂ©e ; car ces Ă©lans d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes dĂ©bauches. Elle Ă©prouvait maintenant une courbature incessante et universelle. Souvent mĂȘme, Emma recevait des assignations, du papier timbrĂ© qu’elle regardait Ă  peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement dormir. Le jour de la mi-carĂȘme, elle ne rentra pas Ă  Yonville ; elle alla le soir au bal masquĂ©. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque Ă  catogan et un lampion sur l’oreille. Elle sauta toute la nuit au son furieux des trombones ; on faisait cercle autour d’elle ; et elle se trouva le matin sur le pĂ©ristyle du théùtre parmi cinq ou six masques, dĂ©bardeuses et matelots, des camarades de LĂ©on, qui parlaient d’aller souper. Les cafĂ©s d’alentour Ă©taient pleins. Ils avisĂšrent sur le port un restaurant des plus mĂ©diocres, dont le maĂźtre leur ouvrit, au quatriĂšme Ă©tage, une petite chambre. Les hommes chuchotĂšrent dans un coin, sans doute se consultant sur la dĂ©pense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis quelle sociĂ©tĂ© pour elle ! Quant aux femmes, Emma s’aperçut vite, au timbre de leurs voix, qu’elles devaient ĂȘtre, presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur alors, recula sa chaise et baissa les yeux. Les autres se mirent Ă  manger. Elle ne mangea pas ; elle avait le front en feu, des picotements aux paupiĂšres et un froid de glace Ă  la peau. Elle sentait dans sa tĂȘte le plancher du bal, rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis, l’odeur du punch avec la fumĂ©e des cigares l’étourdit. Elle s’évanouissait ; on la porta devant la fenĂȘtre. Le jour commençait Ă  se lever, et une grande tache de couleur pourpre s’élargissait dans le ciel pĂąle, du cĂŽtĂ© de Sainte-Catherine. La riviĂšre livide frissonnait au vent ; il n’y avait personne sur les ponts ; les rĂ©verbĂšres s’éteignaient. Elle se ranima cependant, et vint Ă  penser Ă  Berthe, qui dormait lĂ -bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration mĂ©tallique assourdissante. Elle s’esquiva brusquement, se dĂ©barrassa de son costume, dit Ă  LĂ©on qu’il lui fallait s’en retourner, et enfin resta seule Ă  l’HĂŽtel de Boulogne. Tout et elle-mĂȘme lui Ă©taient insupportables. Elle aurait voulu, s’échappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces immaculĂ©s. Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise et le faubourg, jusqu’à une rue dĂ©couverte qui dominait des jardins. Elle marchait vite, le grand air la calmait et peu Ă  peu les figures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportĂ©es. Puis, revenue Ă  la Croix-Rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second, oĂč il y avait les images de la Tour de Nesle. À quatre heures du soir, Hivert la rĂ©veilla. En rentrant chez elle, FĂ©licitĂ© lui montra derriĂšre la pendule un papier gris. Elle lut En vertu de la grosse, en forme exĂ©cutoire d’un jugement
 » Quel jugement ? La veille, en effet, on avait apportĂ© un autre papier qu’elle ne connaissait pas ; aussi fut-elle stupĂ©faite de ces mots Commandement de par le roi, la loi et justice, Ă  Mme Bovary
 » Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut Dans vingt-quatre heures pour tout dĂ©lai. » — Quoi donc ? Payer la somme totale de huit mille francs. » Et mĂȘme il y avait plus bas Elle y sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisie exĂ©cutoire de ses meubles et effets. » Que faire ?
 C’était dans vingt-quatre heures ; demain ! Lheureux, pensa-t-elle, voulait sans doute l’effrayer encore ; car elle devina du coup toutes ses manƓuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la rassurait, c’était l’exagĂ©ration mĂȘme de la somme. Cependant, Ă  force d’acheter, de ne pas payer, d’emprunter, de souscrire des billets, puis de renouveler ces billets, qui s’enflaient Ă  chaque Ă©chĂ©ance nouvelle, elle avait fini par prĂ©parer au sieur Lheureux un capital, qu’il attendait impatiemment pour ses spĂ©culations. Elle se prĂ©senta chez lui d’un air dĂ©gagĂ©. — Vous savez ce qui m’arrive ? C’est une plaisanterie sans doute ! — Non. — Comment cela ? Il se dĂ©tourna lentement, et lui dit en se croisant les bras — Pensiez-vous, ma petite dame, que j’allais, jusqu’à la consommation des siĂšcles, ĂȘtre votre fournisseur et banquier pour l’amour de Dieu ? Il faut bien que je rentre dans mes dĂ©boursĂ©s, soyons justes ! Elle se rĂ©cria sur la dette. — Ah ! tant pis ! le tribunal l’a reconnue ! il y a jugement ! on vous l’a signifiĂ© ! D’ailleurs, ce n’est pas moi, c’est Vinçart. — Est-ce que vous ne pourriez
 ? — Oh ! rien du tout. — Mais
, cependant
, raisonnons. Et elle battit la campagne ; elle n’avait rien su
 c’était une surprise
 — À qui la faute ? dit Lheureux en la saluant ironiquement. Tandis que je suis, moi, Ă  bĂ»cher comme un nĂšgre, vous vous repassez du bon temps. — Ah ! pas de morale ! — Ça ne nuit jamais, rĂ©pliqua-t-il. Elle fut lĂąche, elle le supplia ; et mĂȘme elle appuya sa jolie main blanche et longue, sur les genoux du marchand. — Laissez-moi donc ! On dirait que vous voulez me sĂ©duire ! — Vous ĂȘtes un misĂ©rable ! s’écria-t-elle. — Oh ! oh ! comme vous y allez ! reprit-il en riant. — Je ferai savoir qui vous ĂȘtes. Je dirai Ă  mon mari
 — Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose, Ă  votre mari ! Et Lheureux tira de son coffre-fort le reçu de dix-huit cents francs, qu’elle lui avait donnĂ© lors de l’escompte Vinçart. — Croyez-vous, ajouta-t-il, qu’il ne comprenne pas votre petit vol, ce pauvre cher homme ? Elle s’affaissa, plus assommĂ©e qu’elle n’eĂ»t Ă©tĂ© par un coup de massue. Il se promenait depuis la fenĂȘtre jusqu’au bureau, tout en rĂ©pĂ©tant — Ah ! je lui montrerai bien
 je lui montrerai bien
 Ensuite il se rapprocha d’elle, et, d’une voix douce — Ce n’est pas amusant, je le sais ; personne, aprĂšs tout n’en est mort, et, puisque c’est le seul moyen qui vous reste de me rendre mon argent
 — Mais oĂč en trouverai-je ? dit Emma en se tordant les bras. — Ah bah ! quand on a comme vous des amis ! Et il la regardait d’une façon si perspicace et si terrible qu’elle en frissonna jusqu’aux entrailles. — Je vous promets, dit-elle, je signerai
 — J’en ai assez, de vos signatures ! — Je vendrai encore
 — Allons donc ! fit-il en haussant les Ă©paules, vous n’avez plus rien. Et il cria dans le judas qui s’ouvrait sur la boutique — Annette ! n’oublie pas les trois coupons du no 14. La servante parut ; Emma comprit, et demanda ce qu’il faudrait d’argent pour arrĂȘter toutes les poursuites ». — Il est trop tard ! — Mais, si je vous apportais plusieurs mille francs, le quart de la somme, le tiers, presque tout ? — Eh ! non, c’est inutile ! Il la poussait doucement vers l’escalier. — Je vous en conjure, monsieur Lheureux, quelques jours encore ! Elle sanglotait. — Allons, bon ! des larmes ! — Vous me dĂ©sespĂ©rez ! — Je m’en moque pas mal ! dit-il en refermant la porte. VII E lle fut stoĂŻque, le lendemain, lorsque maĂźtre Hareng, l’huissier, avec deux tĂ©moins, se prĂ©senta chez elle pour faire le procĂšs-verbal de la saisie. Ils commencĂšrent par le cabinet de Bovary et n’inscrivirent point la tĂȘte phrĂ©nologique, qui fut considĂ©rĂ©e comme instrument de sa profession ; mais ils comptĂšrent dans la cuisine les plats, les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre Ă  coucher, toutes les babioles de l’étagĂšre. Ils examinĂšrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence, jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre que l’on autopsie, Ă©talĂ©e tout du long aux regards de ces trois hommes. Me Hareng, boutonnĂ© dans un mince habit noir, en cravate blanche, et portant des sous-pieds fort tendus, rĂ©pĂ©tait de temps Ă  autre — Vous permettez, madame ? vous permettez ? Souvent, il faisait des exclamations — Charmant !
 fort joli ! Puis il se remettait Ă  Ă©crire, trempant sa plume dans l’encrier de corne qu’il tenait de la main gauche. Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montĂšrent au grenier. Elle y gardait un pupitre oĂč Ă©taient enfermĂ©es les lettres de Rodolphe. Il fallut l’ouvrir. — Ah ! une correspondance ! dit Me Hareng avec un sourire discret. Mais permettez ! car je dois m’assurer si la boĂźte ne contient pas autre chose. Et il inclina les papiers, lĂ©gĂšrement, comme pour en faire tomber des napolĂ©ons. Alors l’indignation la prit, Ă  voir cette grosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages oĂč son cƓur avait battu. Ils partirent enfin ! FĂ©licitĂ© rentra. Elle l’avait envoyĂ©e aux aguets pour dĂ©tourner Bovary ; et elles installĂšrent vivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de s’y tenir. Charles, pendant la soirĂ©e, lui parut soucieux. Emma l’épiait d’un regard plein d’angoisse, croyant apercevoir dans les rides de son visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la cheminĂ©e garnie d’écrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci l’amertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutĂŽt un regret immense et qui irritait la passion, loin de l’anĂ©antir. Charles tisonnait avec placiditĂ©, les deux pieds sur les chenets. Il y eut un moment oĂč le gardien, sans doute s’ennuyant dans sa cachette, fit un peu de bruit. — On marche lĂ -haut ? dit Charles. — Non ! reprit-elle, c’est une lucarne restĂ©e ouverte que le vent remue. Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d’aller chez tous les banquiers dont elle connaissait le nom. Ils Ă©taient Ă  la campagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas ; et ceux qu’elle put rencontrer, elle leur demandait de l’argent, protestant qu’il lui en fallait, qu’elle le rendrait. Quelques-uns lui rirent au nez ; tous la refusĂšrent. À deux heures, elle courut chez LĂ©on, frappa contre sa porte. On n’ouvrit pas. Enfin il parut. — Qui t’amĂšne ? — Cela te dĂ©range ? — Non
, mais
 Et il avoua que le propriĂ©taire n’aimait point que l’on reçût des femmes ». — J’ai Ă  te parler, reprit-elle. Alors il atteignit sa clef. Elle l’arrĂȘta. — Oh ! non, lĂ -bas, chez nous. Et ils allĂšrent dans leur chambre, Ă  l’HĂŽtel de Boulogne. Elle but en arrivant un grand verre d’eau. Elle Ă©tait trĂšs pĂąle. Elle lui dit — LĂ©on, tu vas me rendre un service. Et, le secouant par ses deux mains, qu’elle serrait Ă©troitement, elle ajouta — Écoute, j’ai besoin de huit mille francs ! — Mais tu es folle ! — Pas encore ! Et, aussitĂŽt, racontant l’histoire de la saisie, elle lui exposa sa dĂ©tresse ; car Charles ignorait tout, sa belle-mĂšre la dĂ©testait, le pĂšre Rouault ne pouvait rien ; mais lui, LĂ©on, il allait se mettre en course pour trouver cette indispensable somme
 — Comment veux-tu
 ? — Quel lĂąche tu fais ! s’écria-t-elle. Alors il dit bĂȘtement — Tu t’exagĂšres le mal. Peut-ĂȘtre qu’avec un millier d’écus ton bonhomme se calmerait. Raison de plus pour tenter quelque dĂ©marche ; il n’était pas possible que l’on ne dĂ©couvrĂźt point trois mille francs. D’ailleurs, LĂ©on pouvait s’engager Ă  sa place. — Va ! essaye ! il le faut ! cours !
 Oh ! tĂąche ! tĂąche ! je t’aimerai bien ! Il sortit, revint au bout d’une heure, et dit avec une figure solennelle — J’ai Ă©tĂ© chez trois personnes
 inutilement ! Puis ils restĂšrent assis l’un en face de l’autre, aux deux coins de la cheminĂ©e, immobiles, sans parler. Emma haussait les Ă©paules, tout en trĂ©pignant. Il l’entendit qui murmurait — Si j’étais Ă  ta place, moi, j’en trouverais bien ! — OĂč donc ? — À ton Ă©tude ! Et elle le regarda. Une hardiesse infernale s’échappait de ses prunelles enflammĂ©es, et les paupiĂšres se rapprochaient d’une façon lascive et encourageante ; — si bien que le jeune homme se sentit faiblir sous la muette volontĂ© de cette femme qui lui conseillait un crime. Alors il eut peur, et pour Ă©viter tout Ă©claircissement, il se frappa le front en s’écriant — Morel doit revenir cette nuit ! il ne me refusera pas, j’espĂšre c’était un de ses amis, le fils d’un nĂ©gociant fort riche, et je t’apporterai cela demain, ajouta-t-il. Emma n’eut point l’air d’accueillir cet espoir avec autant de joie qu’il l’avait imaginĂ©. Soupçonnait-elle le mensonge ? Il reprit en rougissant — Pourtant, si tu ne me voyais pas Ă  trois heures, ne m’attends plus, ma chĂ©rie. Il faut que je m’en aille, excuse-moi. Adieu ! Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n’avait plus la force d’aucun sentiment. Quatre heures sonnĂšrent ; et elle se leva pour s’en retourner Ă  Yonville, obĂ©issant comme un automate Ă  l’impulsion des habitudes. Il faisait beau ; c’était un de ces jours du mois de mars clairs et Ăąpres, oĂč le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais endimanchĂ©s se promenaient d’un air heureux. Elle arriva sur la place du Parvis. On sortait des vĂȘpres ; la foule s’écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches d’un pont, et, au milieu, plus immobile qu’un roc, se tenait le suisse. Alors elle se rappela ce jour oĂč, tout anxieuse et pleine d’espĂ©rances, elle Ă©tait entrĂ©e sous cette grande nef qui s’étendait devant elle moins profonde que son amour ; et elle continua de marcher, en pleurant sous son voile, Ă©tourdie, chancelante, prĂšs de dĂ©faillir. — Gare ! cria une voix sortant d’une porte cochĂšre qui s’ouvrait. Elle s’arrĂȘta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les brancards d’un tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline. Qui Ă©tait-ce donc ? Elle le connaissait
 La voiture s’élança et disparut. Mais c’était lui, le vicomte ! Elle se dĂ©tourna la rue Ă©tait dĂ©serte. Et elle fut si accablĂ©e, si triste, qu’elle s’appuya contre un mur pour ne pas tomber. Puis elle pensa qu’elle s’était trompĂ©e. Au reste, elle n’en savait rien. Tout, en elle-mĂȘme et au dehors, l’abandonnait. Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans des abĂźmes indĂ©finissables ; et ce fut presque avec joie qu’elle aperçut, en arrivant Ă  la Croix-Rouge, ce bon Homais qui regardait charger sur l’Hirondelle une grande boĂźte pleine de provisions pharmaceutiques. Il tenait Ă  sa main, dans un foulard, six cheminots pour son Ă©pouse. Mme Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en forme de turban, que l’on mange dans le carĂȘme avec du beurre salĂ© dernier Ă©chantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut-ĂȘtre au siĂšcle des croisades, et dont les robustes Normands s’emplissaient autrefois, croyant voir sur la table, Ă  la lueur des torches jaunes, entre les brocs d’hypocras et les gigantesques charcuteries, des tĂȘtes de Sarrasins Ă  dĂ©vorer. La femme de l’apothicaire les croquait comme eux, hĂ©roĂŻquement, malgrĂ© sa dĂ©testable dentition ; aussi, toutes les fois que M. Homais faisait un voyage Ă  la ville, il ne manquait pas de lui en rapporter, qu’il prenait toujours chez le grand faiseur, rue Massacre. — CharmĂ© de vous voir ! dit-il en offrant la main Ă  Emma pour l’aider Ă  monter dans l’Hirondelle. Puis il suspendit les cheminots aux laniĂšres du filet, et resta nu-tĂȘte et les bras croisĂ©s, dans une attitude pensive et napolĂ©onienne. Mais, quand l’Aveugle, comme d’habitude, apparut au bas de la cĂŽte, il s’écria — Je ne comprends pas que l’autoritĂ© tolĂšre encore de si coupables industries ! On devrait enfermer ces malheureux, que l’on forcerait Ă  quelque travail ! Le ProgrĂšs, ma parole d’honneur, marche Ă  pas de tortue ! nous pataugeons en pleine barbarie ! L’Aveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de la portiĂšre, comme une poche de la tapisserie dĂ©clouĂ©e. — VoilĂ , dit le pharmacien, une affection scrofuleuse ! Et, bien qu’il connĂ»t ce pauvre diable, il feignit de le voir pour la premiĂšre fois, murmura les mots de cornĂ©e, cornĂ©e opaque, sclĂ©rotique, facies, puis lui demanda d’un ton paterne — Y a-t-il longtemps, mon ami, que tu as cette Ă©pouvantable infirmitĂ© ? Au lieu de t’enivrer au cabaret, tu ferais mieux de suivre un rĂ©gime. Il l’engageait Ă  prendre de bon vin, de bonne biĂšre, de bons rĂŽtis. L’Aveugle continuait sa chanson ; il paraissait, d’ailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse. — Tiens, voilĂ  un sou, rends-moi deux liards ; et n’oublie pas mes recommandations, tu t’en trouveras bien. Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacitĂ©. Mais l’apothicaire certifia qu’il le guĂ©rirait lui-mĂȘme, avec une pommade antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse — M. Homais, prĂšs des halles, suffisamment connu. — Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comĂ©die. L’Aveugle s’affaissa sur ses jarrets, et, la tĂȘte renversĂ©e, tout en roulant ses yeux verdĂątres et tirant la langue, il se frottait l’estomac Ă  deux mains, tandis qu’il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamĂ©. Emma, prise de dĂ©goĂ»t, lui envoya, par-dessus l’épaule, une piĂšce de cinq francs. C’était toute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi. La voiture Ă©tait repartie, quand soudain M. Homais se pencha en dehors du vasistas et cria — Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur la peau et exposer les parties malades Ă  la fumĂ©e de baies de geniĂšvre ! Le spectacle des objets connus qui dĂ©filaient devant ses yeux peu Ă  peu dĂ©tournait Emma de sa douleur prĂ©sente. Une intolĂ©rable fatigue l’accablait, et elle arriva chez elle hĂ©bĂ©tĂ©e, dĂ©couragĂ©e, presque endormie. — Advienne que pourra ! se disait-elle. Et puis, qui sait ? pourquoi, d’un moment Ă  l’autre, ne surgirait-il pas un Ă©vĂ©nement extraordinaire ? Lheureux mĂȘme pouvait mourir. Elle fut, Ă  neuf heures du matin, rĂ©veillĂ©e par un bruit de voix sur la place. Il y avait un attroupement autour des halles pour lire une grande affiche collĂ©e contre un des poteaux, et elle vit Justin qui montait sur une borne et qui dĂ©chirait l’affiche. Mais, Ă  ce moment, le garde champĂȘtre lui posa la main sur le collet. M. Homais sortit de la pharmacie, et la mĂšre Lefrançois, au milieu de la foule, avait l’air de pĂ©rorer. — Madame ! madame ! s’écria FĂ©licitĂ© en entrant, c’est une abomination ! Et la pauvre fille, Ă©mue, lui tendit un papier jaune qu’elle venait d’arracher Ă  la porte. Emma lut d’un clin d’Ɠil que tout son mobilier Ă©tait Ă  vendre. Alors elles se considĂ©rĂšrent silencieusement. Elles n’avaient, la servante et la maĂźtresse, aucun secret l’une pour l’autre. Enfin FĂ©licitĂ© soupira — Si j’étais de vous, madame, j’irais chez M. Guillaumin. — Tu crois ?
 Et cette interrogation voulait dire — Toi qui connais la maison par le domestique, est-ce que le maĂźtre quelquefois aurait parlĂ© de moi ? — Oui, allez-y, vous ferez bien. Elle s’habilla, mit sa robe noire avec sa capote Ă  grains de jais ; et, pour qu’on ne la vĂźt pas il y avait toujours beaucoup de monde sur la place, elle prit en dehors du village, par le sentier au bord de l’eau. Elle arriva tout essoufflĂ©e devant la grille du notaire ; le ciel Ă©tait sombre et un peu de neige tombait. Au bruit de la sonnette, ThĂ©odore, en gilet rouge, parut sur le perron ; il vint lui ouvrir presque familiĂšrement, comme Ă  une connaissance, et l’introduisit dans la salle Ă  manger. Un large poĂȘle de porcelaine bourdonnait sous un cactus qui emplissait la niche, et, dans des cadres de bois noir, contre la tenture de papier chĂȘne, il y avait la EsmĂ©ralda de Steuben, avec la Putiphar de Schopin. La table servie, deux rĂ©chauds d’argent, le bouton des portes en cristal, le parquet et les meubles, tout reluisait d’une propretĂ© mĂ©ticuleuse, anglaise ; les carreaux Ă©taient dĂ©corĂ©s, Ă  chaque angle, par des verres de couleur. — VoilĂ  une salle Ă  manger, pensait Emma, comme il m’en faudrait une. Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sa robe de chambre Ă  palmes, tandis qu’il ĂŽtait et remettait vite de l’autre main sa toque de velours marron, prĂ©tentieusement posĂ©e sur le cĂŽtĂ© droit, oĂč retombaient les bouts de trois mĂšches blondes qui, prises Ă  l’occiput, contournaient son crĂąne chauve. AprĂšs qu’il eut offert un siĂšge, il s’assit pour dĂ©jeuner, tout en s’excusant beaucoup de l’impolitesse. — Monsieur, dit-elle, je vous prierais
 — De quoi, madame ? J’écoute. Elle se mit Ă  lui exposer sa situation. MaĂźtre Guillaumin la connaissait, Ă©tant liĂ© secrĂštement avec le marchand d’étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux pour les prĂȘts hypothĂ©caires qu’on lui demandait Ă  contracter. Donc, il savait et mieux qu’elle la longue histoire de ces billets, minimes d’abord, portant comme endosseurs des noms divers, espacĂ©s Ă  de longues Ă©chĂ©ances et renouvelĂ©s continuellement, jusqu’au jour oĂč, ramassant tous les protĂȘts, le marchand avait chargĂ© son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuites qu’il fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi ses concitoyens. Elle entremĂȘla son rĂ©cit de rĂ©criminations contre Lheureux, rĂ©criminations auxquelles le notaire rĂ©pondait de temps Ă  autre par une parole insignifiante. Mangeant sa cĂŽtelette et buvant son thĂ©, il baissait le menton dans sa cravate bleu de ciel, piquĂ©e par deux Ă©pingles de diamants que rattachait une chaĂźnette d’or ; et il souriait d’un singulier sourire, d’une façon douceĂątre et ambiguĂ«. Mais, s’apercevant qu’elle avait les pieds humides — Approchez-vous donc du poĂȘle
 plus haut
, contre la porcelaine. Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d’un ton galant — Les belles choses ne gĂątent rien. Alors elle tĂącha de l’émouvoir, et, s’émotionnant elle-mĂȘme, elle vint Ă  lui conter l’étroitesse de son mĂ©nage, ses tiraillements, ses besoins. Il comprenait cela une femme Ă©lĂ©gante ! et, sans s’interrompre de manger, il s’était tournĂ© vers elle complĂštement, si bien qu’il frĂŽlait du genou sa bottine, dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poĂȘle. Mais, lorsqu’elle lui demanda mille Ă©cus, il serra les lĂšvres, puis se dĂ©clara trĂšs peinĂ© de n’avoir pas eu autrefois la direction de sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, mĂȘme pour une dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans les tourbiĂšres de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque Ă  coup sĂ»r d’excellentes spĂ©culations ; et il la laissa se dĂ©vorer de rage Ă  l’idĂ©e des sommes fantastiques qu’elle aurait certainement gagnĂ©es. — D’oĂč vient, reprit-il, que vous n’ĂȘtes pas venue chez moi ? — Je ne sais trop, dit-elle. — Pourquoi, hein ?
 Je vous faisais donc bien peur ? C’est moi, au contraire, qui devrais me plaindre ! À peine si nous nous connaissons ! Je vous suis pourtant trĂšs dĂ©vouĂ© ; vous n’en doutez plus, j’espĂšre ? Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d’un baiser vorace, puis la garda sur son genou ; et il jouait avec ses doigts dĂ©licatement, tout en lui contant mille douceurs. Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule ; une Ă©tincelle jaillissait de sa pupille Ă  travers le miroitement de ses lunettes, et ses mains s’avançaient dans la manche d’Emma, pour lui palper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d’une respiration haletante. Cet homme la gĂȘnait horriblement. Elle se leva d’un bond et lui dit — Monsieur, j’attends ! — Quoi donc ? fit le notaire, qui devint tout Ă  coup extrĂȘmement pĂąle. — Cet argent. — Mais
 Puis, cĂ©dant Ă  l’irruption d’un dĂ©sir trop fort — Eh bien, oui !
 Il se traĂźnait Ă  genoux vers elle, sans Ă©gard pour sa robe de chambre. — De grĂące, restez ! je vous aime ! Il la saisit par la taille. Un flot de pourpre monta vite au visage de Mme Bovary. Elle se recula d’un air terrible, en s’écriant — Vous profitez impudemment de ma dĂ©tresse, monsieur ! Je suis Ă  plaindre, mais pas Ă  vendre ! Et elle sortit. Le notaire resta fort stupĂ©fait, les yeux fixĂ©s sur ses belles pantoufles en tapisserie. C’était un prĂ©sent de l’amour. Cette vue Ă  la fin le consola. D’ailleurs, il songeait qu’une aventure pareille l’aurait entraĂźnĂ© trop loin. — Quel misĂ©rable ! quel goujat !
 quelle infamie ! se disait-elle, en fuyant d’un pied nerveux sous les trembles de la route. Le dĂ©sappointement de l’insuccĂšs renforçait l’indignation de sa pudeur outragĂ©e ; il lui semblait que la Providence s’acharnait Ă  la poursuivre, et, s’en rehaussant d’orgueil, jamais elle n’avait eu tant d’estime pour elle-mĂȘme ni tant de mĂ©pris pour les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous ; et elle continuait Ă  marcher rapidement devant elle, pĂąle, frĂ©missante, enragĂ©e, furetant d’un Ɠil en pleurs l’horizon vide, et comme se dĂ©lectant Ă  la haine qui l’étouffait. Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Elle ne pouvait avancer ; il le fallait cependant ; d’ailleurs, oĂč fuir ? FĂ©licitĂ© l’attendait sur la porte. — Eh bien ? — Non ! dit Emma. Et, pendant un quart d’heure, toutes les deux, elles avisĂšrent les diffĂ©rentes personnes d’Yonville disposĂ©es peut-ĂȘtre Ă  la secourir. Mais, chaque fois que FĂ©licitĂ© nommait quelqu’un, Emma rĂ©pliquait — Est-ce possible ! Ils ne voudront pas ! — Et monsieur qui va rentrer ! — Je le sais bien
 Laisse-moi seule. Elle avait tout tentĂ©. Il n’y avait plus rien Ă  faire maintenant ; et, quand Charles paraĂźtrait, elle allait donc lui dire — Retire-toi. Ce tapis oĂč tu marches n’est plus Ă  nous. De ta maison, tu n’as pas un meuble, une Ă©pingle, une paille, et c’est moi qui t’ai ruinĂ©, pauvre homme ! Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondamment, et enfin, la surprise passĂ©e, il pardonnerait. — Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera, lui qui n’aurait pas assez d’un million Ă  m’offrir pour que je l’excuse de m’avoir connue
 Jamais ! jamais ! Cette idĂ©e de la supĂ©rioritĂ© de Bovary sur elle l’exaspĂ©rait. Puis, qu’elle avouĂąt ou n’avouĂąt pas, tout Ă  l’heure, tantĂŽt, demain, il n’en saurait pas moins la catastrophe ; donc, il fallait attendre cette horrible scĂšne et subir le poids de sa magnanimitĂ©. L’envie lui vint de retourner chez Lheureux Ă  quoi bon ? d’écrire Ă  son pĂšre ; il Ă©tait trop tard ; et peut-ĂȘtre qu’elle se repentait maintenant de n’avoir pas cĂ©dĂ© Ă  l’autre, lorsqu’elle entendit le trot d’un cheval dans l’allĂ©e. C’était lui, il ouvrait la barriĂšre, il Ă©tait plus blĂȘme que le mur de plĂątre. Bondissant dans l’escalier, elle s’échappa vivement par la place ; et la femme du maire, qui causait devant l’église avec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur. Elle courut le dire Ă  Mme Caron. Ces deux dames montĂšrent dans le grenier ; et, cachĂ©es par du linge Ă©tendu sur des perches, se postĂšrent commodĂ©ment pour apercevoir tout l’intĂ©rieur de Binet. Il Ă©tait seul, dans sa mansarde, en train d’imiter, avec du bois, une de ces ivoireries indescriptibles, composĂ©es de croissants, de sphĂšres creusĂ©es les unes dans les autres, le tout droit comme un obĂ©lisque et ne servant Ă  rien ; et il entamait la derniĂšre piĂšce, il touchait au but ! Dans le clair-obscur de l’atelier, la poussiĂšre blonde s’envolait de son outil, comme une aigrette d’étincelles sous les fers d’un cheval au galop ; les deux roues tournaient, ronflaient ; Binet souriait, le menton baissĂ©, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dans un de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations mĂ©diocres, qui amusent l’intelligence par des difficultĂ©s faciles, et l’assouvissent en une rĂ©alisation au delĂ  de laquelle il n’y a pas Ă  rĂȘver. — Ah ! la voici ! fit Mme Tuvache. Mais il n’était guĂšre possible, Ă  cause du tour, d’entendre ce qu’elle disait. Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mĂšre Tuvache souffla tout bas — Elle le prie, pour obtenir un retard Ă  ses contributions. — D’apparence ! reprit l’autre. Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction. — Viendrait-elle lui commander quelque chose ? dit Mme Tuvache. — Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine. Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en Ă©carquillant les yeux, comme s’il ne comprenait pas. Elle continuait d’une maniĂšre tendre, suppliante. Elle se rapprocha ; son sein haletait ; ils ne parlaient plus. — Est-ce qu’elle lui fait des avances ? dit Mme Tuvache. Binet Ă©tait rouge jusqu’aux oreilles. Elle lui prit les mains. — Ah ! c’est trop fort ! Et sans doute qu’elle lui proposait une abomination ; car le percepteur, — il Ă©tait brave pourtant, il avait combattu Ă  Bautzen et Ă  Lutzen, fait la campagne de France, et mĂȘme Ă©tĂ© portĂ© pour la croix ; — tout Ă  coup, comme Ă  la vue d’un serpent, se recula bien loin en s’écriant — Madame ! y pensez-vous ?
 — On devrait fouetter ces femmes-lĂ  ! dit Mme Tuvache. — OĂč est-elle donc ? reprit Mme Caron. Car elle avait disparu durant ces mots ; puis, l’apercevant qui enfilait la Grande-Rue et tournait Ă  droite comme pour gagner le cimetiĂšre, elles se perdirent en conjectures. — MĂšre Rolet, dit-elle en arrivant chez la nourrice, j’étouffe !
 dĂ©lacez-moi. Elle tomba sur le lit ; elle sanglotait. La mĂšre Rolet la couvrit d’un jupon et resta debout prĂšs d’elle. Puis, comme elle ne rĂ©pondait pas, la bonne femme s’éloigna, prit son rouet et se mit Ă  filer du lin. — Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant entendre le tour de Binet. — Qui la gĂȘne ? se demandait la nourrice. Pourquoi vient-elle ici ? Elle y Ă©tait accourue, poussĂ©e par une sorte d’épouvante qui la chassait de sa maison. CouchĂ©e sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement les objets, bien qu’elle y appliquĂąt son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les Ă©caillures de la muraille, deux tisons fumant bout Ă  bout, et une longue araignĂ©e qui marchait au-dessus de sa tĂȘte, dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idĂ©es. Elle se souvenait
 Un jour, avec LĂ©on
 Oh ! comme c’était loin
 Le soleil brillait sur la riviĂšre et les clĂ©matites embaumaient
 Alors, emportĂ©e dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientĂŽt Ă  se rappeler la journĂ©e de la veille. — Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. La mĂšre Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du cĂŽtĂ© que le ciel Ă©tait le plus clair, et rentra lentement en disant — Trois heures, bientĂŽt. — Ah ! merci ! merci ! Car il allait venir. C’était sĂ»r ! Il aurait trouvĂ© de l’argent. Mais il irait peut-ĂȘtre lĂ -bas, sans se douter qu’elle fĂ»t lĂ  ; et elle commanda Ă  la nourrice de courir chez elle pour l’amener. — DĂ©pĂȘchez-vous ! — Mais, ma chĂšre dame, j’y vais ! j’y vais ! Elle s’étonnait, Ă  prĂ©sent, de n’avoir pas songĂ© Ă  lui tout d’abord ; hier, il avait donnĂ© sa parole, il n’y manquerait pas ; et elle se voyait dĂ©jĂ  chez Lheureux, Ă©talant sur son bureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer une histoire qui expliquĂąt les choses Ă  Bovary. Laquelle ? Cependant la nourrice Ă©tait bien longue Ă  revenir. Mais, comme il n’y avait point d’horloge dans la chaumiĂšre, Emma craignait de s’exagĂ©rer peut-ĂȘtre la longueur du temps. Elle se mit Ă  faire des tours de promenade dans le jardin, pas Ă  pas ; elle alla dans le sentier le long de la haie, et s’en retourna vivement, espĂ©rant que la bonne femme serait rentrĂ©e par une autre route. Enfin, lasse d’attendre, assaillie de soupçons qu’elle repoussait, ne sachant plus si elle Ă©tait lĂ  depuis un siĂšcle ou une minute, elle s’assit dans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barriĂšre grinça elle fit un bond ; avant qu’elle eĂ»t parlĂ©, la mĂšre Rolet lui avait dit — Il n’y a personne chez vous ! — Comment ? — Oh ! personne ! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On vous cherche. Emma ne rĂ©pondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeux autour d’elle, tandis que la paysanne, effrayĂ©e de son visage, se reculait instinctivement, la croyant folle. Tout Ă  coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand Ă©clair dans une nuit sombre, lui avait passĂ© dans l’ñme. Il Ă©tait si bon, si dĂ©licat, si gĂ©nĂ©reux ! Et, d’ailleurs, s’il hĂ©sitait Ă  lui rendre ce service, elle saurait bien l’y contraindre en rappelant d’un seul clin d’Ɠil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans s’apercevoir qu’elle courait s’offrir Ă  ce qui l’avait tantĂŽt si fort exaspĂ©rĂ©e, ni se douter le moins du monde de cette prostitution. VIII E lle se demandait tout en marchant Que vais-je dire ? Par oĂč commencerai-je ? » Et Ă  mesure qu’elle avançait, elle reconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le chĂąteau lĂ -bas. Elle se retrouvait dans les sensations de sa premiĂšre tendresse, et son pauvre cƓur comprimĂ© s’y dilatait amoureusement. Un vent tiĂšde lui soufflait au visage ; la neige, se fondant, tombait goutte Ă  goutte des bourgeons sur l’herbe. Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis arriva Ă  la cour d’honneur, que bordait un double rang de tilleuls touffus. Ils balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Les chiens au chenil aboyĂšrent tous, et l’éclat de leurs voix retentissait sans qu’il parĂ»t personne. Elle monta le large escalier droit, Ă  balustres de bois, qui conduisait au corridor pavĂ© de dalles poudreuses oĂč s’ouvraient plusieurs chambres Ă  la file, comme dans les monastĂšres ou les auberges. La sienne Ă©tait au bout, tout au fond, Ă  gauche. Quand elle vint Ă  poser les doigts sur la serrure, ses forces subitement l’abandonnĂšrent. Elle avait peur qu’il ne fĂ»t pas lĂ , le souhaitait presque, et c’était pourtant son seul espoir, la derniĂšre chance de salut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage au sentiment de la nĂ©cessitĂ© prĂ©sente, elle entra. Il Ă©tait devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer une pipe. — Tiens ! c’est vous ! dit-il en se levant brusquement. — Oui, c’est moi !
 je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil. Et malgrĂ© tous ses efforts, il lui Ă©tait impossible de desserrer la bouche. — Vous n’avez pas changĂ©, vous ĂȘtes toujours charmante ! — Oh ! reprit-elle amĂšrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dĂ©daignĂ©s. Alors il entama une explication de sa conduite, s’excusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux. Elle se laissa prendre Ă  ses paroles, plus encore Ă  sa voix et par le spectacle de sa personne ; si bien qu’elle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-ĂȘtre, au prĂ©texte de leur rupture ; c’était un secret d’oĂč dĂ©pendaient l’honneur et mĂȘme la vie d’une troisiĂšme personne. — N’importe ! fit-elle en le regardant tristement, j’ai bien souffert ! Il rĂ©pondit d’un ton philosophique — L’existence est ainsi ! — A-t-elle du moins, reprit Emma, Ă©tĂ© bonne pour vous depuis notre sĂ©paration ? — Oh ! ni bonne
 ni mauvaise. — Il aurait peut-ĂȘtre mieux valu ne jamais nous quitter. — Oui
, peut-ĂȘtre ! — Tu crois ? dit-elle en se rapprochant. Et elle soupira. — Ô Rodolphe ! si tu savais
 je t’ai bien aimĂ© ! Ce fut alors qu’elle prit sa main, et ils restĂšrent quelque temps les doigts entrelacĂ©s, — comme le premier jour, aux Comices ! Par un geste d’orgueil, il se dĂ©battait sous l’attendrissement. Mais, s’affaissant contre sa poitrine, elle lui dit — Comment voulais-tu que je vĂ©cusse sans toi ? On ne peut pas se dĂ©shabituer du bonheur ! J’étais dĂ©sespĂ©rĂ©e ! j’ai cru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi
 tu m’as fuie !
 Car, depuis trois ans, il l’avait soigneusement Ă©vitĂ©e par suite de cette lĂąchetĂ© naturelle qui caractĂ©rise le sexe fort ; et Emma continuait avec des gestes mignons de tĂȘte, plus cĂąline qu’une chatte amoureuse — Tu en aimes d’autres, avoue-le. Oh ! je les comprends, va ! je les excuse ; tu les auras sĂ©duites, comme tu m’avais sĂ©duite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce qu’il faut pour te faire chĂ©rir. Mais nous recommencerons, n’est-ce pas ? nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suis heureuse !
 parle donc ! Et elle Ă©tait ravissante Ă  voir, avec son regard oĂč tremblait une larme, comme l’eau d’un orage dans un calice bleu. Il l’attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, oĂč, dans la clartĂ© du crĂ©puscule, miroitait comme une flĂšche d’or un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front ; il finit par la baiser sur les paupiĂšres, tout doucement, du bout de ses lĂšvres. — Mais tu as pleurĂ© ! dit-il. Pourquoi ? Elle Ă©clata en sanglots. Rodolphe crut que c’était l’explosion de son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une derniĂšre pudeur, et alors il s’écria — Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me plaise. J’ai Ă©tĂ© imbĂ©cile et mĂ©chant ! Je t’aime, je t’aimerai toujours !
 Qu’as-tu ? dis-le donc ! Il s’agenouillait. — Eh bien !
 je suis ruinĂ©e, Rodolphe ! Tu vas me prĂȘter trois mille francs ! — Mais
, mais
, dit-il en se relevant peu Ă  peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave. — Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placĂ© toute sa fortune chez un notaire ; il s’est enfui. Nous avons empruntĂ© ; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation n’est pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais, aujourd’hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ; c’est Ă  prĂ©sent, Ă  l’instant mĂȘme ; et, comptant sur ton amitiĂ©, je suis venue. — Ah ! pensa Rodolphe, qui devint trĂšs pĂąle tout Ă  coup, c’est pour cela qu’elle est venue ! Enfin il dit d’un air calme — Je ne les ai pas, chĂšre madame. Il ne mentait point. Il les eĂ»t eus qu’il les aurait donnĂ©s, sans doute, bien qu’il soit gĂ©nĂ©ralement dĂ©sagrĂ©able de faire de si belles actions une demande pĂ©cuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l’amour, Ă©tant la plus froide et la plus dĂ©racinante. Elle resta d’abord quelques minutes Ă  le regarder. — Tu ne les as pas ! Elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois — Tu ne les as pas !
 J’aurais dĂ» m’épargner cette derniĂšre honte. Tu ne m’as jamais aimĂ©e ! tu ne vaux pas mieux que les autres ! Elle se trahissait, elle se perdait. Rodolphe l’interrompit, affirmant qu’il se trouvait gĂȘnĂ© » lui-mĂȘme. — Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considĂ©rablement !
 Et, arrĂȘtant ses yeux sur une carabine damasquinĂ©e qui brillait dans la panoplie — Mais, lorsqu’on est si pauvre, on ne met pas d’argent Ă  la crosse de son fusil ! On n’achĂšte pas une pendule avec des incrustations d’écaille ! continuait-elle en montrant l’horloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil pour ses fouets — elle les touchait ! — ni des breloques pour sa montre ! Oh ! rien ne lui manque ! Jusqu’à un porte-liqueurs dans sa chambre ; car tu t’aimes, tu vis bien, tu as un chĂąteau, des fermes, des bois ; tu chasses Ă  courre, tu voyages Ă  Paris
 Eh ! quand ce ne serait que cela, s’écria-t-elle en prenant sur la cheminĂ©e ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peut faire de l’argent !
 Oh ! je n’en veux pas ! garde-les ! Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaĂźne d’or se rompit en cognant contre la muraille. — Mais, moi, je t’aurais tout donnĂ©, j’aurais tout vendu, j’aurais travaillĂ© de mes mains, j’aurais mendiĂ© sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t’entendre dire Merci ! » Et tu restes lĂ  tranquillement dans ton fauteuil, comme si dĂ©jĂ  tu ne m’avais pas fait assez souffrir ? Sans toi, sais-tu bien, j’aurais pu vivre heureuse ! Qui t’y forçait ? Était-ce une gageure ? Tu m’aimais cependant, tu le disais
 Et tout Ă  l’heure encore
 Ah ! il eĂ»t mieux valu me chasser ! J’ai les mains chaudes de tes baisers, et voilĂ  la place, sur le tapis, oĂč tu jurais Ă  mes genoux une Ă©ternitĂ© d’amour. Tu m’y as fait croire tu m’as, pendant deux ans, traĂźnĂ©e dans le rĂȘve le plus magnifique et le plus suave !
 Hein ! nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh ! ta lettre, ta lettre ! elle m’a dĂ©chirĂ© le cƓur !
 Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coĂ»terait trois mille francs ! — Je ne les ai pas ! rĂ©pondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent, comme d’un bouclier, les colĂšres rĂ©signĂ©es. Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par la longue allĂ©e, en trĂ©buchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dĂ©pĂȘchait pour l’ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflĂ©e, prĂšs de tomber, elle s’arrĂȘta. Et alors, se dĂ©tournant, elle aperçut encore une fois l’impassible chĂąteau, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenĂȘtres de la façade. Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscience d’elle-mĂȘme que par le battement de ses artĂšres, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds Ă©tait plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent d’immenses vagues brunes, qui dĂ©ferlaient. Tout ce qu’il y avait dans sa tĂȘte de rĂ©miniscences, d’idĂ©es, s’échappait Ă  la fois, d’un seul bond, comme les mille piĂšces d’un feu d’artifice. Elle vit son pĂšre, le cabinet de Lheureux, leur chambre lĂ -bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint Ă  se ressaisir, d’une maniĂšre confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible Ă©tat, c’est-Ă -dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son Ăąme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessĂ©s, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne. La nuit tombait, des corneilles volaient. Il lui sembla tout Ă  coup que des globules couleur de feu Ă©clataient dans l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d’eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multipliĂšrent, et ils se rapprochaient, la pĂ©nĂ©traient ; tout disparut. Elle reconnut les lumiĂšres des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard. Alors sa situation, telle qu’un abĂźme, se reprĂ©senta. Elle haletait Ă  se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d’hĂ©roĂŻsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la cĂŽte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allĂ©e, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien. Il n’y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barriĂšre, retenant son haleine, tĂątant les murs, elle s’avança jusqu’au seuil de la cuisine, oĂč brĂ»lait une chandelle posĂ©e sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat. — Ah ! ils dĂźnent. Attendons. Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit. — La clef ! celle d’en haut, oĂč sont les
 — Comment ? Et il la regardait, tout Ă©tonnĂ© par la pĂąleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantĂŽme ; sans comprendre ce qu’elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible. Mais elle reprit vivement, Ă  voix basse, d’une voix douce, dissolvante — Je la veux ! donne-la-moi. Comme la cloison Ă©tait mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle Ă  manger. Elle prĂ©tendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empĂȘchaient de dormir. — Il faudrait que j’avertisse Monsieur. — Non ! reste ! Puis, d’un air indiffĂ©rent — Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantĂŽt. Allons, Ă©claire-moi ! Elle entra dans le corridor oĂč s’ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef Ă©tiquetĂ©e capharnaĂŒm. — Justin ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait. — Montons ! Et il la suivit. La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisiĂšme tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit Ă  manger Ă  mĂȘme. — ArrĂȘtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle. — Tais-toi ! on viendrait
 Il se dĂ©sespĂ©rait, voulait appeler. — N’en dis rien, tout retomberait sur ton maĂźtre ! Puis elle s’en retourna subitement apaisĂ©e, et presque dans la sĂ©rĂ©nitĂ© d’un devoir accompli. Quand Charles, bouleversĂ© par la nouvelle de la saisie, Ă©tait rentrĂ© Ă  la maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura, s’évanouit, mais elle ne revint pas. OĂč pouvait-elle ĂȘtre ? Il envoya FĂ©licitĂ© chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion d’or, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considĂ©ration anĂ©antie, leur fortune perdue, l’avenir de Berthe brisĂ© ! Par quelle cause ?
 pas un mot ! Il attendit jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’y pouvant plus tenir, et imaginant qu’elle Ă©tait partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s’en revint. Elle Ă©tait rentrĂ©e. — Qu’y avait-il ?
 Pourquoi ?
 Explique-moi !
 Elle s’assit Ă  son secrĂ©taire, et Ă©crivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure. Puis elle dit d’un ton solennel — Tu la liras demain ; d’ici lĂ , je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !
 Non, pas une ! — Mais
 — Oh ! laisse-moi ! Et elle se coucha tout du long sur son lit. Une saveur Ăącre qu’elle sentait dans sa bouche la rĂ©veilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux. Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout prĂšs de sa couche, qui respirait. — Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini ! Elle but une gorgĂ©e d’eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goĂ»t d’encre continuait. — J’ai soif !
 oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle. — Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre. — Ce n’est rien !
 Ouvre la fenĂȘtre
, j’étouffe ! Et elle fut prise d’une nausĂ©e si soudaine, qu’elle eut Ă  peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller. — EnlĂšve-le ! dit-elle vivement ; jette-le ! Il la questionna ; elle ne rĂ©pondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre Ă©motion ne la fĂźt vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cƓur. — Ah ! voilĂ  que ça commence ! murmura-t-elle. — Que dis-tu ? Elle roulait sa tĂȘte avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mĂąchoires, comme si elle eĂ»t portĂ© sur sa langue quelque chose de trĂšs lourd. À huit heures, les vomissements reparurent. Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attachĂ© aux parois de la porcelaine. — C’est extraordinaire ! c’est singulier ! rĂ©pĂ©ta-t-il. Mais elle dit d’une voix forte — Non, tu te trompes ! Alors, dĂ©licatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayĂ©. Puis elle se mit Ă  geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les Ă©paules, et elle devenait plus pĂąle que le drap oĂč s’enfonçaient ses doigts crispĂ©s. Son pouls inĂ©gal Ă©tait presque insensible maintenant. Des gouttes suintaient sur sa figure bleuĂątre, qui semblait comme figĂ©e dans l’exhalaison d’une vapeur mĂ©tallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et Ă  toutes les questions elle ne rĂ©pondait qu’en hochant la tĂȘte ; mĂȘme elle sourit deux ou trois fois. Peu Ă  peu, ses gĂ©missements furent plus forts. Un hurlement sourd lui Ă©chappa ; elle prĂ©tendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lĂšverait tout Ă  l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria — Ah ! c’est atroce, mon Dieu ! Il se jeta Ă  genoux contre son lit. — Parle ! qu’as-tu mangĂ© ? RĂ©ponds, au nom du ciel ! Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu. — Eh bien, là
, lĂ  !
 dit-elle d’une voix dĂ©faillante. Il bondit au secrĂ©taire, brisa le cachet et lut tout haut Qu’on n’accuse personne
 Il s’arrĂȘta, se passa la main sur les yeux, et relut encore. — Comment !
 Au secours ! Ă  moi ! Et il ne pouvait que rĂ©pĂ©ter ce mot EmpoisonnĂ©e ! empoisonnĂ©e ! » FĂ©licitĂ© courut chez Homais, qui s’exclama sur la place ; Mme Lefrançois l’entendit au Lion d’or, quelques-uns se levĂšrent pour l’apprendre Ă  leurs voisins, et toute la nuit le village fut en Ă©veil. Éperdu, balbutiant, prĂšs de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pĂ»t y avoir de si Ă©pouvantable spectacle. Il revint chez lui pour Ă©crire Ă  M. Canivet et au docteur LariviĂšre. Il perdait la tĂȘte ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit Ă  NeufchĂątel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu’il le laissa dans la cĂŽte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevĂ©. Charles voulut feuilleter son dictionnaire de mĂ©decine ; il n’y voyait pas, les lignes dansaient. — Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison ? Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic. — Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse. Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ; et l’autre, qui ne comprenait pas, rĂ©pondit — Ah ! faites ! faites ! sauvez-la
 Puis, revenu prĂšs d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tĂȘte appuyĂ©e contre le bord de sa couche, Ă  sangloter. — Ne pleure pas ! lui dit-elle. BientĂŽt je ne te tourmenterai plus ! — Pourquoi ? Qui t’a forcĂ©e ? Elle rĂ©pliqua — Il le fallait, mon ami. — N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant ! — Oui
, c’est vrai
, tu es bon, toi ! Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son ĂȘtre s’écrouler de dĂ©sespoir Ă  l’idĂ©e qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une rĂ©solution immĂ©diate achevant de le bouleverser. Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haĂŻssait personne, maintenant ; une confusion de crĂ©puscule s’abattait en sa pensĂ©e, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cƓur, douce et indistincte, comme le dernier Ă©cho d’une symphonie qui s’éloigne. — Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude. — Tu n’es pas plus mal, n’est-ce pas ? demanda Charles. — Non ! non ! L’enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit, d’oĂč sortaient ses pieds nus, sĂ©rieuse et presque rĂȘvant encore. Elle considĂ©rait avec Ă©tonnement la chambre tout en dĂ©sordre, et clignait des yeux, Ă©blouie par les flambeaux qui brĂ»laient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute les matins du jour de l’an ou de la mi-carĂȘme, quand, ainsi rĂ©veillĂ©e de bonne heure Ă  la clartĂ© des bougies, elle venait dans le lit de sa mĂšre pour y recevoir ses Ă©trennes, car elle se mit Ă  dire — OĂč est-ce donc, maman ? Et comme tout le monde se taisait — Mais je ne vois pas mon petit soulier ! FĂ©licitĂ© la penchait vers le lit, tandis qu’elle regardait toujours du cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. — Est-ce nourrice qui l’aurait pris ? demanda-t-elle. Et, Ă  ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultĂšres et de ses calamitĂ©s, Mme Bovary dĂ©tourna sa tĂȘte, comme au dĂ©goĂ»t d’un autre poison plus fort qui lui remontait Ă  la bouche. Berthe, cependant, restait posĂ©e sur le lit. — Oh ! comme tu as de grands yeux, maman ! comme tu es pĂąle ! comme tu sues !
 Sa mĂšre la regardait. — J’ai peur ! dit la petite en se reculant. Emma prit sa main pour la baiser ; elle se dĂ©battait. — Assez ! qu’on l’emmĂšne ! s’écria Charles, qui sanglotait dans l’alcĂŽve. Puis les symptĂŽmes s’arrĂȘtĂšrent un moment ; elle paraissait moins agitĂ©e ; et, Ă  chaque parole insignifiante, Ă  chaque souffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant. — Ah ! c’est vous ! merci ! vous ĂȘtes bon ! Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la
 Le confrĂšre ne fut nullement de cette opinion, et, n’y allant pas, comme il le disait lui-mĂȘme, par quatre chemins, il prescrivit de l’émĂ©tique, afin de dĂ©gager complĂštement l’estomac. Elle ne tarda pas Ă  vomir du sang. Ses lĂšvres se serrĂšrent davantage. Elle avait les membres crispĂ©s, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe prĂšs de se rompre. Puis elle se mettait Ă  crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l’invectivait, le suppliait de se hĂąter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui faire boire. Il Ă©tait debout, son mouchoir sur les lĂšvres, rĂąlant, pleurant, et suffoquĂ© par des sanglots qui le secouaient jusqu’aux talons ; FĂ©licitĂ© courait çà et lĂ  dans la chambre ; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait nĂ©anmoins Ă  se sentir troublĂ©. — Diable !
 cependant
 elle est purgĂ©e, et, du moment que la cause cesse
 — L’effet doit cesser, dit Homais ; c’est Ă©vident. — Mais sauvez-la ! exclamait Bovary. Aussi, sans Ă©couter le pharmacien, qui hasardait encore cette hypothĂšse C’est peut-ĂȘtre un paroxysme salutaire », Canivet allait administrer de la thĂ©riaque, lorsqu’on entendit le claquement d’un fouet ; toutes les vitres frĂ©mirent, et, une berline de poste qu’enlevaient Ă  plein poitrail trois chevaux crottĂ©s jusqu’aux oreilles, dĂ©busqua d’un bond au coin des halles. C’était le docteur LariviĂšre. L’apparition d’un dieu n’eĂ»t pas causĂ© plus d’émoi. Bovary leva les mains, Canivet s’arrĂȘta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le docteur fĂ»t entrĂ©. Il appartenait Ă  la grande Ă©cole chirurgicale sortie du tablier de Bichat, Ă  cette gĂ©nĂ©ration, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chĂ©rissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sagacitĂ© ! Tout tremblait dans son hĂŽpital quand il se mettait en colĂšre, et ses Ă©lĂšves le vĂ©nĂ©raient si bien, qu’ils s’efforçaient, Ă  peine Ă©tablis, de l’imiter le plus possible ; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mĂ©rinos et son large habit noir, dont les parements dĂ©boutonnĂ©s couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour ĂȘtre plus promptes Ă  plonger dans les misĂšres. DĂ©daigneux des croix, des titres et des acadĂ©mies, hospitalier, libĂ©ral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eĂ»t presque passĂ© pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eĂ»t fait craindre comme un dĂ©mon. Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’ñme et dĂ©sarticulait tout mensonge Ă  travers les allĂ©gations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majestĂ© dĂ©bonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irrĂ©prochable. Il fronça les sourcils dĂšs la porte, en apercevant la face cadavĂ©reuse d’Emma, Ă©tendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en ayant l’air d’écouter Canivet, il se passait l’index sous les narines et rĂ©pĂ©tait — C’est bien, c’est bien. Mais il fit un geste lent des Ă©paules. Bovary l’observa ils se regardĂšrent ; et cet homme, si habituĂ© pourtant Ă  l’aspect des douleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot. Il voulut emmener Canivet dans la piĂšce voisine. Charles le suivit. — Elle est bien mal, n’est-ce pas ? Si l’on posait des sinapismes ? je ne sais quoi ! Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant sauvĂ© ! Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le contemplait d’une maniĂšre effarĂ©e, suppliante, Ă  demi pĂąmĂ© contre sa poitrine. — Allons, mon pauvre garçon, du courage ! Il n’y a plus rien Ă  faire. Et le docteur LariviĂšre se dĂ©tourna. — Vous partez ? — Je vais revenir. Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains. Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, par tempĂ©rament, se sĂ©parer des gens cĂ©lĂšbres. Aussi conjura-t-il M. LariviĂšre de lui faire cet insigne honneur d’accepter Ă  dĂ©jeuner. On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d’or, tout ce qu’il y avait de cĂŽtelettes Ă  la boucherie, de la crĂšme chez Tuvache, des Ɠufs chez Lestiboudois, et l’apothicaire aidait lui-mĂȘme aux prĂ©paratifs, tandis que Mme Homais disait, en tirant les cordons de sa camisole — Vous ferez excuse, monsieur ; car dans notre malheureux pays, du moment qu’on n’est pas prĂ©venu la veille
 — Les verres Ă  patte !!! souffla Homais. — Au moins, si nous Ă©tions Ă  la ville, nous aurions la ressource des pieds farcis. — Tais-toi !
 À table, docteur ! Il jugea bon, aprĂšs les premiers morceaux, de fournir quelques dĂ©tails sur la catastrophe — Nous avons eu d’abord un sentiment de siccitĂ© au pharynx, puis des douleurs intolĂ©rables Ă  l’épigastre, superpurgation, coma. — Comment s’est-elle donc empoisonnĂ©e ? — Je l’ignore, docteur, et mĂȘme je ne sais pas trop oĂč elle a pu se procurer cet acide arsĂ©nieux. Justin, qui apportait alors une pile d’assiettes, fut saisi d’un tremblement. — Qu’as-tu ? dit le pharmacien. Le jeune homme, Ă  cette question, laissa tout tomber par terre, avec un grand fracas. — ImbĂ©cile ! s’écria Homais, maladroit ! lourdaud ! fichu Ăąne ! Mais, soudain, se maĂźtrisant — J’ai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, j’ai dĂ©licatement introduit dans un tube
 — Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vos doigts dans la gorge. Son confrĂšre se taisait, ayant tout Ă  l’heure reçu confidentiellement une forte semonce Ă  propos de son Ă©mĂ©tique, de sorte que ce bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied-bot, Ă©tait trĂšs modeste aujourd’hui ; il souriait sans discontinuer, d’une maniĂšre approbative. Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon, et l’affligeante idĂ©e de Bovary contribuait vaguement Ă  son plaisir, par un retour Ă©goĂŻste qu’il faisait sur lui-mĂȘme. Puis la prĂ©sence du Docteur le transportait. Il Ă©talait son Ă©rudition, il citait pĂȘle-mĂȘle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la vipĂšre. — Et mĂȘme j’ai lu que diffĂ©rentes personnes s’étaient trouvĂ©es intoxiquĂ©es, docteur, et comme foudroyĂ©es par des boudins qui avaient subi une trop vĂ©hĂ©mente fumigation ! Du moins, c’était dans un fort beau rapport, composĂ© par une de nos sommitĂ©s pharmaceutiques, un de nos maĂźtres, l’illustre Cadet de Gassicourt ! Mme Homais rĂ©apparut, portant une de ces vacillantes machines que l’on chauffe avec de l’esprit-de-vin ; car Homais tenait Ă  faire son cafĂ© sur la table, l’ayant d’ailleurs torrĂ©fiĂ© lui-mĂȘme, porphyrisĂ© lui-mĂȘme, mixtionnĂ© lui-mĂȘme. — Saccharum, docteur, dit-il en offrant du sucre. Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux d’avoir l’avis du chirurgien sur leur constitution. Enfin, M. LariviĂšre allait partir, quand Mme Homais lui demanda une consultation pour son mari. Il s’épaississait le sang Ă  s’endormir chaque soir aprĂšs le dĂźner. — Oh ! ce n’est pas le sens qui le gĂȘne. Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvrit la porte. Mais la pharmacie regorgeait de monde, et il eut grand-peine Ă  pouvoir se dĂ©barrasser du sieur Tuvache, qui redoutait pour son Ă©pouse une fluxion de poitrine, parce qu’elle avait coutume de cracher dans les cendres ; puis de M. Binet, qui Ă©prouvait parfois des fringales, et de Mme Caron, qui avait des picotements ; de Lheureux, qui avait des vertiges ; de Lestiboudois, qui avait un rhumatisme ; de Mme Lefrançois, qui avait des aigreurs. Enfin les trois chevaux dĂ©talĂšrent, et l’on trouva gĂ©nĂ©ralement qu’il n’avait point montrĂ© de complaisance. L’attention publique fut distraite par l’apparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles. Homais, comme il le devait Ă  ses principes, compara les prĂȘtres Ă  des corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’un ecclĂ©siastique lui Ă©tait personnellement dĂ©sagrĂ©able, car la soutane le faisait rĂȘver au linceul, et il exĂ©crait l’une un peu par Ă©pouvante de l’autre. NĂ©anmoins, ne reculant pas devant ce qu’il appelait sa mission, il retourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. LariviĂšre, avant de partir, avait engagĂ© fortement Ă  cette dĂ©marche ; et mĂȘme, sans les reprĂ©sentations de sa femme, il eĂ»t emmenĂ© avec lui ses deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances, pour que ce fĂ»t une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leur restĂąt plus tard dans la tĂȘte. La chambre, quand ils entrĂšrent, Ă©tait toute pleine d’une solennitĂ© lugubre. Il y avait sur la table Ă  ouvrage, recouverte d’une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat d’argent, prĂšs d’un gros crucifix, entre deux chandeliers qui brĂ»laient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait dĂ©mesurĂ©ment les paupiĂšres ; et ses pauvres mains se traĂźnaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir dĂ©jĂ  se recouvrir du suaire. PĂąle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis que le prĂȘtre, appuyĂ© sur un genou, marmottait des paroles basses. Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie Ă  voir tout Ă  coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la voluptĂ© perdue de ses premiers Ă©lancements mystiques, avec des visions de bĂ©atitude Ă©ternelle qui commençaient. Le prĂȘtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lĂšvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y dĂ©posa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eĂ»t jamais donnĂ©. Ensuite il rĂ©cita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoitĂ© toutes les somptuositĂ©s terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tiĂšdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gĂ©mi d’orgueil et criĂ© dans la luxure ; puis sur les mains, qui se dĂ©lectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait Ă  l’assouvissance de ses dĂ©sirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. Le curĂ© s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempĂ©s d’huile, et revint s’asseoir prĂšs de la moribonde pour lui dire qu’elle devait Ă  prĂ©sent joindre ses souffrances Ă  celles de JĂ©sus-Christ et s’abandonner Ă  la misĂ©ricorde divine. En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bĂ©nit, symbole des gloires cĂ©lestes dont elle allait tout Ă  l’heure ĂȘtre environnĂ©e. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombĂ© Ă  terre. Cependant elle n’était plus aussi pĂąle, et son visage avait une expression de sĂ©rĂ©nitĂ©, comme si le sacrement l’eĂ»t guĂ©rie. Le prĂȘtre ne manqua point d’en faire l’observation ; il expliqua mĂȘme Ă  Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour oĂč, ainsi prĂšs de mourir, elle avait reçu la communion. — Il ne fallait peut-ĂȘtre pas se dĂ©sespĂ©rer, pensa-t-il. En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, comme quelqu’un qui se rĂ©veille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchĂ©e dessus quelque temps, jusqu’au moment oĂč de grosses larmes lui dĂ©coulĂšrent des yeux. Alors elle se renversa la tĂȘte en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller. Sa poitrine aussitĂŽt se mit Ă  haleter rapidement. La langue tout entiĂšre lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pĂąlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, Ă  la croire dĂ©jĂ  morte, sans l’effrayante accĂ©lĂ©ration de ses cĂŽtes, secouĂ©es par un souffle furieux, comme si l’ñme eĂ»t fait des bonds pour se dĂ©tacher. FĂ©licitĂ© s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-mĂȘme flĂ©chit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en priĂšre, la figure inclinĂ©e contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traĂźnait derriĂšre lui dans l’appartement. Charles Ă©tait de l’autre cĂŽtĂ©, Ă  genoux, les bras Ă©tendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant Ă  chaque battement de son cƓur, comme au contrecoup d’une ruine qui tombe. À mesure que le rĂąle devenait plus fort, l’ecclĂ©siastique prĂ©cipitait ses oraisons ; elles se mĂȘlaient aux sanglots Ă©touffĂ©s de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaĂźtre dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. Tout Ă  coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frĂŽlement d’un bĂąton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait Souvent la chaleur d’un beau jour Fait rĂȘver fillette Ă  l’amour. Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dĂ©nouĂ©s, la prunelle fixe, bĂ©ante. Pour amasser diligemment Les Ă©pis que la faux moissonne, Ma Nanette va s’inclinant Vers le sillon qui nous les donne. — L’Aveugle s’écria-t-elle. Et Emma se mit Ă  rire, d’un rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©, croyant voir la face hideuse du misĂ©rable, qui se dressait dans les tĂ©nĂšbres Ă©ternelles comme un Ă©pouvantement. Il souffla bien fort ce jour-lĂ  Et le jupon court s’envola ! Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchĂšrent. Elle n’existait plus. IX I l y a toujours aprĂšs la mort de quelqu’un comme une stupĂ©faction qui se dĂ©gage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du nĂ©ant et de se rĂ©signer Ă  y croire. Mais, quand il s’aperçut pourtant de son immobilitĂ©, Charles se jeta sur elle en criant — Adieu ! adieu ! Homais et Canivet l’entraĂźnĂšrent hors de la chambre. — ModĂ©rez-vous ! — Oui, disait-il en se dĂ©battant, je serai raisonnable, je ne ferai pas de mal. Mais laissez-moi ! je veux la voir ! c’est ma femme ! Et il pleurait. — Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours Ă  la nature, cela vous soulagera ! Devenu plus faible qu’un enfant, Charles se laissa conduire en bas, dans la salle, et M. Homais bientĂŽt s’en retourna chez lui. Il fut sur la place accostĂ© par l’Aveugle, qui, s’étant traĂźnĂ© jusqu’à Yonville dans l’espoir de la pommade antiphlogistique, demandait Ă  chaque passant oĂč demeurait l’apothicaire. — Allons, bon ! comme si je n’avais pas d’autres chiens Ă  fouetter ! Ah ! tant pis, reviens plus tard ! Et il entra prĂ©cipitamment dans la pharmacie. Il avait Ă  Ă©crire deux lettres, Ă  faire une potion calmante pour Bovary, Ă  trouver un mensonge qui pĂ»t cacher l’empoisonnement et Ă  le rĂ©diger en article pour le Fanal, sans compter les personnes qui l’attendaient, afin d’avoir des informations ; et, quand les Yonvillais eurent tous entendu son histoire d’arsenic qu’elle avait pris pour du sucre, en faisant une crĂšme Ă  la vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary. Il le trouva seul M. Canivet venait de partir, assis dans le fauteuil, prĂšs de la fenĂȘtre, et contemplant d’un regard idiot les pavĂ©s de la salle. — Il faudrait Ă  prĂ©sent, dit le pharmacien, fixer vous-mĂȘme l’heure de la cĂ©rĂ©monie. — Pourquoi ? quelle cĂ©rĂ©monie ? Puis d’une voix balbutiante et effrayĂ©e — Oh ! non, n’est-ce pas ? non, je veux la garder. Homais, par contenance, prit une carafe sur l’étagĂšre pour arroser les gĂ©raniums. — Ah ! merci, dit Charles, vous ĂȘtes bon ! Et il n’acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce geste du pharmacien lui rappelait. Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un peu horticulture ; les plantes avaient besoin d’humiditĂ©. Charles baissa la tĂȘte en signe d’approbation. — Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir. — Ah ! fit Bovary. L’apothicaire, Ă  bout d’idĂ©es, se mit Ă  Ă©carter doucement les petits rideaux du vitrage. — Tiens, voilĂ  M. Tuvache qui passe. Charles rĂ©pĂ©ta comme une machine — M. Tuvache qui passe. Homais n’osa lui reparler des dispositions funĂšbres ; ce fut l’ecclĂ©siastique qui parvint Ă  l’y rĂ©soudre. Il s’enferma dans son cabinet, prit une plume, et, aprĂšs avoir sanglotĂ© quelque temps, il Ă©crivit Je veux qu’on l’enterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui Ă©talera les cheveux sur les Ă©paules ; trois cercueils, un de chĂȘne, un d’acajou, un de plomb. Qu’on ne me dise rien, j’aurai de la force. On lui mettra par-dessus tout une grande piĂšce de velours vert. Je le veux. Faites-le. » Ces messieurs s’étonnĂšrent beaucoup des idĂ©es romanesques de Bovary, et aussitĂŽt le pharmacien alla lui dire — Ce velours me parait une superfĂ©tation. La dĂ©pense, d’ailleurs
 — Est-ce que cela vous regarde ? s’écria Charles. Laissez-moi ! vous ne l’aimiez pas ! Allez-vous-en ! L’ecclĂ©siastique le prit par-dessous le bras pour lui faire faire un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanitĂ© des choses terrestres. Dieu Ă©tait bien grand, bien bon ; on devait sans murmure se soumettre Ă  ses dĂ©crets, mĂȘme le remercier. Charles Ă©clata en blasphĂšmes. — Je l’exĂšcre, votre Dieu ! — L’esprit de rĂ©volte est encore en vous, soupira l’ecclĂ©siastique. Bovary Ă©tait loin. Il marchait Ă  grands pas, le long du mur, prĂšs de l’espalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de malĂ©diction ; mais pas une feuille seulement n’en bougea. Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue, finit par grelotter ; il rentra s’asseoir dans la cuisine. À six heures, on entendit un bruit de ferraille sur la place c’était l’Hirondelle qui arrivait ; et il resta le front contre les carreaux, Ă  voir descendre les uns aprĂšs les autres tous les voyageurs. FĂ©licitĂ© lui Ă©tendit un matelas dans le salon ; il se jeta dessus et s’endormit. Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sans garder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire la veillĂ©e du cadavre, apportant avec lui trois volumes, et un portefeuille afin de prendre des notes. M. Bournisien s’y trouvait, et deux grands cierges brĂ»laient au chevet du lit, que l’on avait tirĂ© hors de l’alcĂŽve. L’apothicaire, Ă  qui le silence pesait, ne tarda pas Ă  formuler quelques plaintes sur cette infortunĂ©e jeune femme » ; et le prĂȘtre rĂ©pondit qu’il ne restait plus maintenant qu’à prier pour elle. — Cependant, reprit Homais, de deux choses l’une ou elle est morte en Ă©tat de grĂące comme s’exprime l’Église, et alors elle n’a nul besoin de nos priĂšres ; ou bien elle est dĂ©cĂ©dĂ©e impĂ©nitente c’est, je crois, l’expression ecclĂ©siastique, et alors
 Bournisien l’interrompit, rĂ©pliquant d’un ton bourru qu’il n’en fallait pas moins prier. — Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaĂźt tous nos besoins, Ă  quoi peut servir la priĂšre ? — Comment ! fit l’ecclĂ©siastique, la priĂšre ! Vous n’ĂȘtes donc pas chrĂ©tien ? — Pardonnez ! dit Homais. J’admire le christianisme. Il a d’abord affranchi les esclaves, introduit dans le monde une morale
 — Il ne s’agit pas de cela ! Tous les textes
 — Oh ! oh ! quant aux textes, ouvrez l’histoire ; on sait qu’ils ont Ă©tĂ© falsifiĂ©s par les jĂ©suites. Charles entra, et, s’avançant vers le lit, il tira lentement les rideaux. Emma avait la tĂȘte penchĂ©e sur l’épaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage ; les deux pouces restaient inflĂ©chis dans la paume des mains ; une sorte de poussiĂšre blanche lui parsemait les cils, et ses yeux commençaient Ă  disparaĂźtre dans une pĂąleur visqueuse qui ressemblait Ă  une toile mince, comme si des araignĂ©es avaient filĂ© dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite Ă  la pointe des orteils ; et il semblait Ă  Charles que des masses infinies, qu’un poids Ă©norme pesait sur elle. L’horloge de l’église sonna deux heures. On entendait le gros murmure de la riviĂšre qui coulait dans les tĂ©nĂšbres, au pied de la terrasse. M. Bournisien, de temps Ă  autre, se mouchait bruyamment, et Homais faisait grincer sa plume sur le papier. — Allons, mon bon ami, dit-il, retirez-vous, ce spectacle vous dĂ©chire ! Charles une fois parti, le pharmacien et le curĂ© recommencĂšrent leurs discussions. — Lisez Voltaire ! disait l’un ; lisez d’Holbach, lisez l’EncyclopĂ©die ! — Lisez les Lettres de quelques juifs portugais ! disait l’autre ; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat ! Ils s’échauffaient, ils Ă©taient rouges, ils parlaient Ă  la fois sans s’écouter ; Bournisien se scandalisait d’une telle audace ; Homais s’émerveillait d’une telle bĂȘtise ; et ils n’étaient pas loin de s’adresser des injures, quand Charles, tout Ă  coup, reparut. Une fascination l’attirait. Il remontait continuellement l’escalier. Il se posait en face d’elle pour la mieux voir, et il se perdait en cette contemplation, qui n’était plus douloureuse Ă  force d’ĂȘtre profonde. Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magnĂ©tisme ; et il se disait qu’en le voulant extrĂȘmement, il parviendrait peut-ĂȘtre Ă  la ressusciter. Une fois mĂȘme il se pencha vers elle, et il cria tout bas Emma ! Emma ! » Son haleine, fortement poussĂ©e, fit trembler la flamme des cierges contre le mur. Au petit jour, Mme Bovary mĂšre arriva ; Charles en l’embrassant, eut un nouveau dĂ©bordement de pleurs. Elle essaya, comme avait tentĂ© le pharmacien, de lui faire quelques observations sur les dĂ©penses de l’enterrement. Il s’emporta si fort qu’elle se tut, et mĂȘme il la chargea de se rendre immĂ©diatement Ă  la ville pour acheter ce qu’il fallait. Charles resta seul toute l’aprĂšs-midi on avait conduit Berthe chez Mme Homais ; FĂ©licitĂ© se tenait en haut, dans la chambre, avec la mĂšre Lefrançois. Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait les mains sans pouvoir parler, puis l’on s’asseyait auprĂšs des autres, qui faisaient devant la cheminĂ©e un grand demi-cercle. La figure basse et le jarret sur le genou, ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par intervalles un gros soupir ; et chacun s’ennuyait d’une façon dĂ©mesurĂ©e ; c’était pourtant Ă  qui ne partirait pas. Homais, quand il revint Ă  neuf heures on ne voyait que lui sur la place depuis deux jours, Ă©tait chargĂ© d’une provision de camphre, de benjoin et d’herbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore, pour bannir les miasmes. À ce moment, la domestique, Mme Lefrançois et la mĂšre Bovary tournaient autour d’Emma, en achevant de l’habiller ; et elles abaissĂšrent le long voile raide, qui la recouvrit jusqu’à ses souliers de satin. FĂ©licitĂ© sanglotait — Ah ! ma pauvre maĂźtresse ! ma pauvre maĂźtresse ! — Regardez-la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle est mignonne encore ! Si l’on ne jurerait pas qu’elle va se lever tout Ă  l’heure. Puis elles se penchĂšrent, pour lui mettre sa couronne. Il fallut soulever un peu la tĂȘte, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche. — Ah ! mon Dieu ! la robe, prenez garde ! s’écria Mme Lefrançois. Aidez-nous donc ! disait-elle au pharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard ? — Moi, peur ? rĂ©pliqua-t-il en haussant les Ă©paules. Ah bien, oui ! J’en ai vu d’autres Ă  l’HĂŽtel-Dieu, quand j’étudiais la pharmacie ! Nous faisions du punch dans l’amphithéùtre aux dissections ! Le nĂ©ant n’épouvante pas un philosophe ; et mĂȘme, je le dis souvent, j’ai l’intention de lĂ©guer mon corps aux hĂŽpitaux, afin de servir plus tard Ă  la Science. En arrivant, le curĂ© demanda comment se portait Monsieur ; et, sur la rĂ©ponse de l’apothicaire, il reprit — Le coup, vous comprenez, est encore trop rĂ©cent ! Alors Homais le fĂ©licita de n’ĂȘtre pas exposĂ©, comme tout le monde, Ă  perdre une compagne chĂ©rie ; d’oĂč s’ensuivit une discussion sur le cĂ©libat des prĂȘtres. — Car, disait le pharmacien, il n’est pas naturel qu’un homme se passe de femmes ! On a vu des crimes
 — Mais, sabre de bois ! s’écria l’ecclĂ©siastique, comment voulez-vous qu’un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de la confession ? Homais attaqua la confession. Bournisien la dĂ©fendit ; il s’étendit sur les restitutions qu’elle faisait opĂ©rer. Il cita diffĂ©rentes anecdotes de voleurs devenus honnĂȘtes tout Ă  coup. Des militaires, s’étant approchĂ©s du tribunal de la pĂ©nitence, avaient senti les Ă©cailles leur tomber des yeux. Il y avait Ă  Fribourg un ministre
 Son compagnon dormait. Puis, comme il Ă©touffait un peu dans l’atmosphĂšre trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenĂȘtre, ce qui rĂ©veilla le pharmacien. — Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, cela dissipe. Des aboiements continus se traĂźnaient au loin, quelque part. — Entendez-vous un chien qui hurle ? dit le pharmacien. — On prĂ©tend, qu’ils sentent les morts, rĂ©pondit l’ecclĂ©siastique. C’est comme les abeilles elles s’envolent de la ruche au dĂ©cĂšs des personnes. Homais ne releva pas ces prĂ©jugĂ©s, car il s’était rendormi. M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps Ă  remuer tout bas les lĂšvres ; puis, insensiblement, il baissa le menton, lĂącha son gros livre noir et se mit Ă  ronfler. Ils Ă©taient en face l’un de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air renfrognĂ©, aprĂšs tant de dĂ©saccord se rencontrant enfin dans la mĂȘme faiblesse humaine ; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre Ă  cĂŽtĂ© d’eux, qui avait l’air de dormir. Charles, en entrant, ne les rĂ©veilla point. C’était la derniĂšre fois. Il venait lui faire ses adieux. Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de vapeur bleuĂątre se confondaient au bord de la croisĂ©e avec le brouillard qui entrait. Il y avait quelques Ă©toiles, et la nuit Ă©tait douce. La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du lit. Charles les regardait brĂ»ler, fatiguant ses yeux contre le rayonnement de leur flamme jaune. Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de lune. Emma disparaissait dessous ; et il lui semblait que, s’épandant au dehors d’elle-mĂȘme, elle se perdait confusĂ©ment dans l’entourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient. Puis, tout Ă  coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie d’épines, ou bien Ă  Rouen dans les rues, sur le seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaietĂ© qui dansaient sous les pommiers ; la chambre Ă©tait pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit d’étincelles. C’était la mĂȘme, celle-lĂ  ! Il fut longtemps Ă  se rappeler ainsi toutes les fĂ©licitĂ©s disparues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. AprĂšs un dĂ©sespoir, il en venait un autre, et toujours, intarissablement, comme les flots d’une marĂ©e qui dĂ©borde. Il eut une curiositĂ© terrible lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri d’horreur qui rĂ©veilla les deux autres. Ils l’entraĂźnĂšrent en bas, dans la salle. Puis FĂ©licitĂ© vint dire qu’il demandait des cheveux. — Coupez-en ! rĂ©pliqua l’apothicaire. Et, comme elle n’osait, il s’avança lui-mĂȘme, les ciseaux Ă  la main. Il tremblait si fort, qu’il piqua la peau des tempes en plusieurs places. Enfin, se raidissant contre l’émotion, Homais donna deux ou trois grands coups au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette belle chevelure noire. Le pharmacien et le curĂ© se replongĂšrent dans leurs occupations, non sans dormir de temps Ă  autre, ce dont ils s’accusaient rĂ©ciproquement Ă  chaque rĂ©veil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la chambre d’eau bĂ©nite et Homais jetait un peu de chlore par terre. FĂ©licitĂ© avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille d’eau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi l’apothicaire, qui n’en pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin — Ma foi, je me sustenterais avec plaisir ! L’ecclĂ©siastique ne se fit point prier ; il sortit pour aller dire sa messe, revint ; puis ils mangĂšrent et trinquĂšrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excitĂ©s par cette gaietĂ© vague qui vous prend aprĂšs des sĂ©ances de tristesse ; et, au dernier petit verre, le prĂȘtre dit au pharmacien, tout en lui frappant sur l’épaule — Nous finirons par nous entendre ! Ils rencontrĂšrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui arrivaient. Alors Charles, pendant deux heures, eut Ă  subir le supplice du marteau qui rĂ©sonnait sur les planches. Puis on la descendit dans son cercueil de chĂȘne, que l’on emboĂźta dans les deux autres ; mais, comme la biĂšre Ă©tait trop large, il fallut boucher les interstices avec la laine d’un matelas. Enfin, quand les trois couvercles furent rabotĂ©s, clouĂ©s, soudĂ©s, on l’exposa devant la porte ; on ouvrit toute grande la maison, et les gens d’Yonville commencĂšrent Ă  affluer. Le pĂšre Rouault arriva. Il s’évanouit sur la place en apercevant le drap noir. X I l n’avait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures aprĂšs l’évĂ©nement ; et, par Ă©gard pour sa sensibilitĂ©, M. Homais l’avait rĂ©digĂ©e de telle façon qu’il Ă©tait impossible de savoir Ă  quoi s’en tenir. Le bonhomme tomba d’abord comme frappĂ© d’apoplexie. Ensuite il comprit qu’elle n’était pas morte. Mais elle pouvait l’ĂȘtre
 Enfin il avait passĂ© sa blouse, pris son chapeau, accrochĂ© un Ă©peron Ă  son soulier et Ă©tait parti ventre Ă  terre ; et, tout le long de la route, le pĂšre Rouault, haletant, se dĂ©vora d’angoisses. Une fois mĂȘme, il fut obligĂ© de descendre. Il n’y voyait plus, il entendait des voix autour de lui, il se sentait devenir fou. Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre ; il tressaillit, Ă©pouvantĂ© de ce prĂ©sage. Alors il promit Ă  la sainte Vierge trois chasubles pour l’église, et qu’il irait pieds nus depuis le cimetiĂšre des Bertaux jusqu’à la chapelle de Vassonville. Il entra dans Maromme en hĂ©lant les gens de l’auberge, enfonça la porte d’un coup d’épaule, bondit au sac d’avoine, versa dans la mangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, qui faisait feu des quatre fers. Il se disait qu’on la sauverait sans doute ; les mĂ©decins dĂ©couvriraient un remĂšde, c’était sĂ»r. Il se rappela toutes les guĂ©risons miraculeuses qu’on lui avait contĂ©es. Puis elle lui apparaissait morte. Elle Ă©tait lĂ , devant lui, Ă©tendue sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride et l’hallucination disparaissait. À Quincampoix, pour se donner du cƓur, il but trois cafĂ©s l’un sur l’autre. Il songea qu’on s’était trompĂ© de nom en Ă©crivant. Il chercha la lettre dans sa poche, l’y sentit, mais il n’osa pas l’ouvrir. Il en vint Ă  supposer que c’était peut-ĂȘtre une farce, une vengeance de quelqu’un, une fantaisie d’homme en goguette ; et, d’ailleurs, si elle Ă©tait morte, on le saurait ? Mais non ! la campagne n’avait rien d’extraordinaire le ciel Ă©tait bleu, les arbres se balançaient ; un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village ; on le vit accourant tout penchĂ© sur son cheval, qu’il bĂątonnait Ă  grands coups, et dont les sangles dĂ©gouttelaient de sang. Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans les bras de Bovary — Ma fille ! Emma ! mon enfant ! expliquez-moi
 ? Et l’autre rĂ©pondait avec des sanglots — Je ne sais pas, je ne sais pas ! c’est une malĂ©diction ! L’apothicaire les sĂ©para. — Ces horribles dĂ©tails sont inutiles. J’en instruirai monsieur. Voici le monde qui vient. De la dignitĂ©, fichtre ! de la philosophie ! Le pauvre garçon voulut paraĂźtre fort, et il rĂ©pĂ©ta plusieurs fois — Oui
, du courage ! — Eh bien, s’écria le bonhomme, j’en aurai, nom d’un tonnerre de Dieu ! Je m’en vas la conduire jusqu’au bout. La cloche tintait. Tout Ă©tait prĂȘt. Il fallut se mettre en marche. Et, assis dans une stalle du chƓur, l’un prĂšs de l’autre, ils virent passer devant eux et repasser continuellement les trois chantres qui psalmodiaient. Le serpent soufflait Ă  pleine poitrine. M. Bournisien, en grand appareil, chantait d’une voix aiguĂ« ; il saluait le tabernacle, Ă©levait les mains, Ă©tendait les bras. Lestiboudois circulait dans l’église avec sa latte de baleine ; prĂšs du lutrin, la biĂšre reposait entre quatre rangs de cierges. Charles avait envie de se lever pour les Ă©teindre. Il tĂąchait cependant de s’exciter Ă  la dĂ©votion, de s’élancer dans l’espoir d’une vie future oĂč il la reverrait. Il imaginait qu’elle Ă©tait partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais, quand il pensait qu’elle se trouvait lĂ -dessous, et que tout Ă©tait fini, qu’on l’emportait dans la terre, il se prenait d’une rage farouche, noire, dĂ©sespĂ©rĂ©e. Parfois il croyait ne plus rien sentir ; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, tout en se reprochant d’ĂȘtre un misĂ©rable. On entendit sur les dalles comme le bruit sec d’un bĂąton ferrĂ© qui les frappait Ă  temps Ă©gaux. Cela venait du fond, et s’arrĂȘta court dans les bas-cĂŽtĂ©s de l’église. Un homme en grosse veste brune s’agenouilla pĂ©niblement. C’était Hippolyte, le garçon du Lion d’or. Il avait mis sa jambe neuve. L’un des chantres vint faire le tour de la nef pour quĂȘter, et les gros sous, les uns aprĂšs les autres, sonnaient dans le plat d’argent. — DĂ©pĂȘchez-vous donc ! Je souffre, moi ! s’écria Bovary tout en lui jetant avec colĂšre une piĂšce de cinq francs. L’homme d’église le remercia par une longue rĂ©vĂ©rence. On chantait, on s’agenouillait, on se relevait, cela n’en finissait pas ! Il se rappela qu’une fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assistĂ© Ă  la messe, et ils s’étaient mis de l’autre cĂŽtĂ©, Ă  droite, contre le mur. La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissĂšrent leurs trois bĂątons sous la biĂšre, et l’on sortit de l’église. Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout Ă  coup, pĂąle, chancelant. On se tenait aux fenĂȘtres pour voir passer le cortĂšge. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait d’un signe ceux qui, dĂ©bouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule. Les six hommes, trois de chaque cĂŽtĂ©, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prĂȘtres, les chantres et les deux enfants de chƓur rĂ©citaient le De profundis ; et leurs voix s’en allaient sur la campagne, montant et s’abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux dĂ©tours du sentier ; mais la grande croix d’argent se dressait toujours entre les arbres. Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires Ă  capuchon rabattu ; elles portaient Ă  la main un gros cierge qui brĂ»lait, et Charles se sentait dĂ©faillir Ă  cette continuelle rĂ©pĂ©tition de priĂšres et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraĂźche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosĂ©e tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l’horizon le claquement d’une charrette roulant au loin dans les orniĂšres, le cri d’un coq qui se rĂ©pĂ©tait ou la galopade d’un poulain que l’on voyait s’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur Ă©tait tachetĂ© de nuages roses ; des lumignons bleuĂątres se rabattaient sur les chaumiĂšres couvertes d’iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, oĂč, aprĂšs avoir visitĂ© quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle. Le drap noir, semĂ© de larmes blanches, se levait de temps Ă  autre en dĂ©couvrant la biĂšre. Les porteurs fatiguĂ©s se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue Ă  chaque flot. On arriva. Les hommes continuĂšrent jusqu’en bas, Ă  une place dans le gazon oĂč la fosse Ă©tait creusĂ©e. On se rangea tout autour ; et, tandis que le prĂȘtre parlait, la terre rouge, rejetĂ©e sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuellement. Puis, quand les quatre cordes furent disposĂ©es, on poussa la biĂšre dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours. Enfin, on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontĂšrent. Alors Bournisien prit la bĂȘche que lui tendait Lestiboudois ; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une large pelletĂ©e ; et le bois du cercueil, heurtĂ© par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble ĂȘtre le retentissement de l’éternitĂ©. L’ecclĂ©siastique passa le goupillon Ă  son voisin. C’était M. Homais. Il le secoua gravement, puis le tendit Ă  Charles, qui s’affaissa jusqu’aux genoux dans la terre, et il en jetait Ă  pleines mains tout en criant Adieu ! » Il lui envoyait des baisers ; il se traĂźnait vers la fosse pour s’y engloutir avec elle. On l’emmena ; et il ne tarda pas Ă  s’apaiser, Ă©prouvant peut-ĂȘtre, comme tous les autres, la vague satisfaction d’en avoir fini. Le pĂšre Rouault, en revenant, se mit tranquillement Ă  fumer une pipe ; ce que Homais, dans son for intĂ©rieur, jugea peu convenable. Il remarqua de mĂȘme que M. Binet s’était abstenu de paraĂźtre, que Tuvache avait filĂ© » aprĂšs la messe, et que ThĂ©odore, le domestique du notaire, portait un habit bleu, comme si l’on ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque c’est l’usage, que diable ! » Et pour communiquer ses observations, il allait d’un groupe Ă  l’autre. On y dĂ©plorait la mort d’Emma, et surtout Lheureux, qui n’avait point manquĂ© de venir Ă  l’enterrement. — Cette pauvre petite dame ! quelle douleur pour son mari ! L’apothicaire reprenait — Sans moi, savez-vous bien, il se serait portĂ© sur lui-mĂȘme Ă  quelque attentat funeste ! — Une si bonne personne ! Dire pourtant que je l’ai encore vue samedi dernier dans ma boutique ! — Je n’ai pas eu le loisir, dit Homais, de prĂ©parer quelques paroles que j’aurais jetĂ©es sur sa tombe. En rentrant, Charles se dĂ©shabilla, et le pĂšre Rouault repassa sa blouse bleue. Elle Ă©tait neuve, et, comme il s’était, pendant la route, souvent essuyĂ© les yeux avec les manches, elle avait dĂ©teint sur sa figure ; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussiĂšre qui la salissait. Mme Bovary mĂšre Ă©tait avec eux. Ils se taisaient tous les trois. Enfin le bonhomme soupira — Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu Ă  Tostes une fois, quand vous veniez de perdre votre premiĂšre dĂ©funte. Je vous consolais dans ce temps-lĂ  ! Je trouvais quoi dire ; mais Ă  prĂ©sent
 Puis, avec un long gĂ©missement qui souleva toute sa poitrine — Ah ! c’est la fin pour moi, voyez-vous ! J’ai vu partir ma femme
, mon fils aprĂšs
, et voilĂ  ma fille, aujourd’hui ! Il voulut s’en retourner tout de suite aux Bertaux, disant qu’il ne pourrait pas dormir dans cette maison-lĂ . Il refusa mĂȘme de voir sa petite-fille. — Non ! Non ! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous l’embrasserez bien ! Adieu !
 vous ĂȘtes un bon garçon ! Et puis, jamais je n’oublierai ça, dit-il en se frappant la cuisse, n’ayez peur ! vous recevrez toujours votre dinde. Mais, quand il fut au haut de la cĂŽte, il se dĂ©tourna, comme autrefois il s’était dĂ©tournĂ© sur le chemin de Saint-Victor, en se sĂ©parant d’elle. Les fenĂȘtres du village Ă©taient tout en feu sous les rayons obliques du soleil, qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux ; et il aperçut Ă  l’horizon un enclos de murs oĂč des arbres, çà et lĂ , faisaient des bouquets noirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait. Charles et sa mĂšre restĂšrent le soir, malgrĂ© leur fatigue, fort longtemps Ă  causer ensemble. Ils parlĂšrent des jours d’autrefois et de l’avenir. Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son mĂ©nage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingĂ©nieuse et caressante, se rĂ©jouissant intĂ©rieurement Ă  ressaisir une affection qui depuis tant d’annĂ©es lui Ă©chappait. Minuit sonna. Le village, comme d’habitude, Ă©tait silencieux, et Charles, Ă©veillĂ©, pensait toujours Ă  elle. Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journĂ©e, dormait tranquillement dans son chĂąteau ; et LĂ©on, lĂ -bas, dormait aussi. Il y en avait un autre qui, Ă  cette heure-lĂ , ne dormait pas. Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillĂ©, et sa poitrine, brisĂ©e par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense, plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout Ă  coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bĂȘche qu’il avait oubliĂ©e tantĂŽt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors Ă  quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui lui dĂ©robait ses pommes de terre. XI C harles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui rĂ©pondit qu’elle Ă©tait absente, qu’elle lui rapporterait des joujoux. Berthe en reparla plusieurs fois ; puis, Ă  la longue, elle n’y pensa plus. La gaietĂ© de cette enfant navrait Bovary, et il avait Ă  subir les intolĂ©rables consolations du pharmacien. Les affaires d’argent bientĂŽt recommencĂšrent, M. Lheureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s’engagea pour des sommes exorbitantes ; car jamais il ne voulut consentir Ă  laisser vendre le moindre des meubles qui lui avaient appartenu. Sa mĂšre en fut exaspĂ©rĂ©e. Il s’indigna plus fort qu’elle. Il avait changĂ© tout Ă  fait. Elle abandonna la maison. Alors chacun se mit Ă  profiter. Mlle Lempereur rĂ©clama six mois de leçons, bien qu’Emma n’en eĂ»t jamais pris une seule malgrĂ© cette facture acquittĂ©e qu’elle avait fait voir Ă  Bovary c’était une convention entre elles deux ; le loueur de livres rĂ©clama trois ans d’abonnement ; la mĂšre Rolet rĂ©clama le port d’une vingtaine de lettres ; et, comme Charles demandait des explications, elle eut la dĂ©licatesse de rĂ©pondre — Ah ! je ne sais rien ! c’était pour ses affaires. À chaque dette qu’il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait d’autres, continuellement. Il exigea l’arriĂ©rĂ© d’anciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyĂ©es. Alors il fallut faire des excuses. FĂ©licitĂ© portait maintenant les robes de Madame ; non pas toutes, car il en avait gardĂ© quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette, oĂč il s’enfermait ; elle Ă©tait Ă  peu prĂšs de sa taille, souvent Charles, en l’apercevant par derriĂšre, Ă©tait saisi d’une illusion, et s’écriait — Oh ! reste ! reste ! Mais, Ă  la PentecĂŽte, elle dĂ©campa d’Yonville, enlevĂ©e par ThĂ©odore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe. Ce fut vers cette Ă©poque que Mme veuve Dupuis eut l’honneur de lui faire part du mariage de M. LĂ©on Dupuis, son fils, notaire Ă  Yvetot, avec Mlle LĂ©ocadie LebƓuf, de Bondeville. » Charles, parmi les fĂ©licitations qu’il lui adressa, Ă©crivit cette phrase Comme ma pauvre femme aurait Ă©tĂ© heureuse ! » Un jour qu’errant sans but dans la maison, il Ă©tait montĂ© jusqu’au grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il l’ouvrit et il lut Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence. » C’était la lettre de Rodolphe, tombĂ©e Ă  terre entre des caisses, qui Ă©tait restĂ©e lĂ , et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile et bĂ©ant Ă  cette mĂȘme place oĂč jadis, encore plus pĂąle que lui, Emma, dĂ©sespĂ©rĂ©e, avait voulu mourir. Enfin, il dĂ©couvrit un petit R au bas de la seconde page. Qu’était-ce ? Il se rappela les assiduitĂ©s de Rodolphe, sa disparition soudaine et l’air contraint qu’il avait eu en le rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton respectueux de la lettre l’illusionna. — Ils se sont peut-ĂȘtre aimĂ©s platoniquement, se dit-il. D’ailleurs, Charles n’était pas de ceux qui descendent au fond des choses ; il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans l’immensitĂ© de son chagrin. On avait dĂ», pensait-il, l’adorer. Tous les hommes, Ă  coup sĂ»r, l’avaient convoitĂ©e. Elle lui en parut plus belle ; et il en conçut un dĂ©sir permanent, furieux, qui enflammait son dĂ©sespoir et qui n’avait pas de limites, parce qu’il Ă©tait maintenant irrĂ©alisable. Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prĂ©dilections, ses idĂ©es ; il s’acheta des bottes vernies, il prit l’usage des cravates blanches. Il mettait du cosmĂ©tique Ă  ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets Ă  ordre. Elle le corrompait par delĂ  le tombeau. Il fut obligĂ© de vendre l’argenterie piĂšce Ă  piĂšce, ensuite il vendit les meubles du salon. Tous les appartements se dĂ©garnirent ; mais la chambre, sa chambre Ă  elle, Ă©tait restĂ©e comme autrefois. AprĂšs son dĂźner, Charles montait lĂ . Il poussait devant le feu la table ronde, et il approchait son fauteuil. Il s’asseyait en face. Une chandelle brĂ»lait dans un des flambeaux dorĂ©s. Berthe, prĂšs de lui, enluminait des estampes. Il souffrait, le pauvre homme, Ă  la voir si mal vĂȘtue, avec ses brodequins sans lacet et l’emmanchure de ses blouses dĂ©chirĂ©e jusqu’aux hanches, car la femme de mĂ©nage n’en prenait guĂšre de souci. Mais elle Ă©tait si douce, si gentille, et sa petite tĂȘte se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, qu’une dĂ©lectation infinie l’envahissait, plaisir tout mĂȘlĂ© d’amertume comme ces vins mal faits qui sentent la rĂ©sine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventre dĂ©chirĂ© de ses poupĂ©es. Puis, s’il rencontrait des yeux la boĂźte Ă  ouvrage, un ruban qui traĂźnait ou mĂȘme une Ă©pingle restĂ©e dans une fente de la table, il se prenait Ă  rĂȘver, et il avait l’air si triste, qu’elle devenait triste comme lui. Personne Ă  prĂ©sent ne venait les voir ; car Justin s’était enfui Ă  Rouen, oĂč il est devenu garçon Ă©picier, et les enfants de l’apothicaire frĂ©quentaient de moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant pas, vu la diffĂ©rence de leurs conditions sociales, que l’intimitĂ© se prolongeĂąt. L’Aveugle, qu’il n’avait pu guĂ©rir avec sa pommade, Ă©tait retournĂ© dans la cĂŽte du Bois-Guillaume, oĂč il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, Ă  tel point que Homais, lorsqu’il allait Ă  la ville, se dissimulait derriĂšre les rideaux de l’Hirondelle, afin d’éviter sa rencontre. Il l’exĂ©crait ; et, dans l’intĂ©rĂȘt de sa propre rĂ©putation, voulant s’en dĂ©barrasser Ă  toute force, il dressa contre lui une batterie cachĂ©e, qui dĂ©celait la profondeur de son intelligence et la scĂ©lĂ©ratesse de sa vanitĂ©. Durant six mois consĂ©cutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrĂ©es de la Picardie auront remarquĂ© sans doute, dans la cĂŽte du Bois-Guillaume, un misĂ©rable atteint d’une horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persĂ©cute et prĂ©lĂšve un vĂ©ritable impĂŽt sur les voyageurs. Sommes-nous encore Ă  ces temps monstrueux du moyen Ăąge, oĂč il Ă©tait permis aux vagabonds d’étaler par nos places publiques la lĂšpre et les scrofules qu’ils avaient rapportĂ©es de la croisade ? » Ou bien MalgrĂ© les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent Ă  ĂȘtre infestĂ©s par des bandes de pauvres. On en voit qui circulent isolĂ©ment, et qui, peut-ĂȘtre, ne sont pas les moins dangereux. À quoi songent nos Ă©diles ? » Puis Homais inventait des anecdotes Hier, dans la cĂŽte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux
 » Et suivait le rĂ©cit d’un accident occasionnĂ© par la prĂ©sence de l’Aveugle. Il fit si bien, qu’on l’incarcĂ©ra. Mais on le relĂącha. Il recommença, et Homais aussi recommença. C’était une lutte. Il eut la victoire ; car son ennemi fut condamnĂ© Ă  une reclusion perpĂ©tuelle dans un hospice. Ce succĂšs l’enhardit ; et dĂšs lors il n’y eut plus dans l’arrondissement un chien Ă©crasĂ©, une grange incendiĂ©e, une femme battue, dont aussitĂŽt il ne fĂźt part au public, toujours guidĂ© par l’amour du progrĂšs et la haine des prĂȘtres. Il Ă©tablissait des comparaisons entre les Ă©coles primaires et les frĂšres ignorantins, au dĂ©triment de ces derniers, rappelait la Saint-BarthĂ©lemy Ă  propos d’une allocation de cent francs faite Ă  l’église, et dĂ©nonçait des abus, lançait des boutades. C’était son mot. Homais sapait ; il devenait dangereux. Cependant il Ă©touffait dans les limites Ă©troites du journalisme, et bientĂŽt il lui fallut le livre, l’ouvrage ! Alors il composa une Statistique gĂ©nĂ©rale du canton d’Yonville, suivie d’observations climatologiques, et la statistique le poussa vers la philosophie. Il se prĂ©occupa des grandes questions problĂšme social, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint Ă  rougir d’ĂȘtre un bourgeois. Il affectait le genre artiste, il fumait ! Il s’acheta deux statuettes chic Pompadour, pour dĂ©corer son salon. Il n’abandonnait point la pharmacie ; au contraire ! il se tenait au courant des dĂ©couvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. C’est le premier qui ait fait venir dans la Seine-InfĂ©rieure du cho-ca et de la revalentia. Il s’éprit d’enthousiasme pour les chaĂźnes hydro-Ă©lectriques Pulvermacher ; il en portait une lui-mĂȘme ; et, le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais restait tout Ă©blouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrottĂ© qu’un Scythe et splendide comme un mage. Il eut de belles idĂ©es Ă  propos du tombeau d’Emma. Il proposa d’abord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un temple de Vesta, une maniĂšre de rotonde
 ou bien un amas de ruines ». Et, dans tous les plans, Homais ne dĂ©mordait point du saule pleureur, qu’il considĂ©rait comme le symbole obligĂ© de la tristesse. Charles et lui firent ensemble un voyage Ă  Rouen, pour voir des tombeaux, chez un entrepreneur de sĂ©pultures, – accompagnĂ©s d’un artiste peintre, un nommĂ© Vaufrilard, ami de Bridoux, et qui, tout le temps, dĂ©bita des calembours. Enfin, aprĂšs avoir examinĂ© une centaine de dessins, s’ĂȘtre commandĂ© un devis et avoir fait un second voyage Ă  Rouen, Charles se dĂ©cida pour un mausolĂ©e qui devait porter sur ses deux faces principales un gĂ©nie tenant une torche Ă©teinte ». Quant Ă  l’inscription, Homais ne trouvait rien de beau comme Sta viator, et il en restait lĂ  ; il se creusait l’imagination ; il rĂ©pĂ©tait continuellement Sta viator
 Enfin, il dĂ©couvrit amabilem conjugem calcas ! qui fut adoptĂ©. Une chose Ă©trange, c’est que Bovary, tout en pensant Ă  Emma continuellement, l’oubliait ; et il se dĂ©sespĂ©rait Ă  sentir cette image lui Ă©chapper de la mĂ©moire au milieu des efforts qu’il faisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant, il la rĂȘvait ; c’était toujours le mĂȘme rĂȘve il s’approchait d’elle ; mais, quand il venait Ă  l’étreindre, elle tombait en pourriture dans ses bras. On le vit pendant une semaine entrer le soir Ă  l’église. M. Bournisien lui fit mĂȘme deux ou trois visites, puis l’abandonna. D’ailleurs, le bonhomme tournait Ă  l’intolĂ©rance, au fanatisme, disait Homais ; il fulminait contre l’esprit du siĂšcle, et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter l’agonie de Voltaire, lequel mourut en dĂ©vorant ses excrĂ©ments, comme chacun sait. MalgrĂ© l’épargne oĂč vivait Bovary, il Ă©tait loin de pouvoir amortir ses anciennes dettes. Lheureux refusa de renouveler aucun billet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours Ă  sa mĂšre, qui consentit Ă  lui laisser prendre une hypothĂšque sur ses biens, mais en lui envoyant force rĂ©criminations contre Emma ; et elle demandait, en retour de son sacrifice, un chĂąle Ă©chappĂ© aux ravages de FĂ©licitĂ©. Charles le lui refusa. Ils se brouillĂšrent. Elle fit les premiĂšres ouvertures de raccommodement, en lui proposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa maison. Charles y consentit. Mais, au moment du dĂ©part, tout courage l’abandonna. Alors, ce fut une rupture dĂ©finitive, complĂšte. À mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus Ă©troitement Ă  l’amour de son enfant. Elle l’inquiĂ©tait cependant ; car elle toussait quelquefois, et avait des plaques rouges aux pommettes. En face de lui s’étalait, florissante et hilare, la famille du pharmacien, que tout au monde contribuait Ă  satisfaire. NapolĂ©on l’aidait au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma dĂ©coupait des rondelles de papier pour couvrir les confitures, et Franklin rĂ©citait tout d’une haleine la table de Pythagore. Il Ă©tait le plus heureux des pĂšres, le plus fortunĂ© des hommes. Erreur ! une ambition sourde le rongeait Homais dĂ©sirait la croix. Les titres ne lui manquaient point 1o S’ĂȘtre, lors du cholĂ©ra, signalĂ© par un dĂ©vouement sans bornes ; 2o avoir publiĂ©, et Ă  mes frais, diffĂ©rents ouvrages d’utilitĂ© publique, tels que
 et il rappelait son mĂ©moire intitulĂ© Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; plus, des observations sur le puceron laniger, envoyĂ©es Ă  l’AcadĂ©mie ; son volume de statistique, et jusqu’à sa thĂšse de pharmacien ; sans compter que je suis membre de plusieurs sociĂ©tĂ©s savantes il l’était d’une seule. — Enfin, s’écriait-il, en faisant une pirouette, quand ce ne serait que de me signaler aux incendies ! Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrĂštement Ă  M. le prĂ©fet de grands services dans les Ă©lections. Il se vendit enfin, il se prostitua. Il adressa mĂȘme au souverain une pĂ©tition oĂč il le suppliait de lui faire justice ; il l’appelait notre bon roi et le comparait Ă  Henri IV. Et chaque matin, l’apothicaire se prĂ©cipitait sur le journal pour y dĂ©couvrir sa nomination ; elle ne venait pas. Enfin, n’y tenant plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant l’étoile de l’honneur, avec deux petits tordillons d’herbe qui partaient du sommet pour imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisĂ©s, en mĂ©ditant sur l’ineptie du gouvernement et l’ingratitude des hommes. Par respect, ou par une sorte de sensualitĂ© qui lui faisait mettre de la lenteur dans ses investigations, Charles n’avait pas encore ouvert le compartiment secret d’un bureau de palissandre dont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il s’assit devant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres de LĂ©on s’y trouvaient. Plus de doute, cette fois ! Il dĂ©vora jusqu’à la derniĂšre, fouilla dans tous les coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derriĂšre les murs, sanglotant, hurlant, Ă©perdu, fou. Il dĂ©couvrit une boĂźte, la dĂ©fonça d’un coup de pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversĂ©s. On s’étonna de son dĂ©couragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne, refusait mĂȘme d’aller voir ses malades. Alors on prĂ©tendit qu’il s’enfermait pour boire. Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du jardin, et apercevait avec Ă©bahissement cet homme Ă  barbe longue, couvert d’habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant. Le soir, dans l’étĂ©, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au cimetiĂšre. Ils s’en revenaient Ă  la nuit close, quand il n’y avait plus d’éclairĂ© sur la place que la lucarne de Binet. Cependant la voluptĂ© de sa douleur Ă©tait incomplĂšte, car il n’avait autour de lui personne qui la partageĂąt ; et il faisait des visites Ă  la mĂšre Lefrançois afin de pouvoir parler d’elle. Mais l’aubergiste ne l’écoutait que d’une oreille, ayant comme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin d’établir les Favorites du commerce, et Hivert, qui jouissait d’une grande rĂ©putation pour les commissions, exigeait un surcroĂźt d’appointements et menaçait de s’engager Ă  la concurrence ». Un jour qu’il Ă©tait allĂ© au marchĂ© d’Argueil pour y vendre son cheval, — derniĂšre ressource, — il rencontra Rodolphe. Ils pĂąlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyĂ© sa carte, balbutia d’abord quelques excuses, puis s’enhardit et mĂȘme poussa l’aplomb il faisait trĂšs chaud, on Ă©tait au mois d’aoĂ»t, jusqu’à l’inviter Ă  prendre une bouteille de biĂšre au cabaret. AccoudĂ© en face de lui, il mĂąchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rĂȘveries devant cette figure qu’elle avait aimĂ©e. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un Ă©merveillement. Il aurait voulu ĂȘtre cet homme. L’autre continuait Ă  parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices oĂč pouvait se glisser une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la mobilitĂ© de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait peu Ă  peu, les narines battaient vite, les lĂšvres frĂ©missaient ; il y eut mĂȘme un instant oĂč Charles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientĂŽt la mĂȘme lassitude funĂšbre rĂ©apparut sur son visage. — Je ne vous en veux pas, dit-il. Rodolphe Ă©tait restĂ© muet. Et Charles, la tĂȘte dans ses deux mains, reprit d’une voix Ă©teinte et avec l’accent rĂ©signĂ© des douleurs infinies — Non, je ne vous en veux plus ! Il ajouta mĂȘme un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit — C’est la faute de la fatalitĂ© ! Rodolphe, qui avait conduit cette fatalitĂ©, le trouva bien dĂ©bonnaire pour un homme dans sa situation, comique mĂȘme, et un peu vil. Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel Ă©tait bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureuses qui gonflaient son cƓur chagrin. À sept heures, la petite Berthe, qui ne l’avait pas vu de tout l’aprĂšs-midi, vint le chercher pour dĂźner. Il avait la tĂȘte renversĂ©e contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mĂšche de cheveux noirs. — Papa, viens donc ! dit-elle. Et, croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il Ă©tait mort. Trente-six heures aprĂšs, sur la demande de l’apothicaire, M. Canivet accourut. Il l’ouvrit et ne trouva rien. Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent Ă  payer le voyage de Mlle Bovary chez sa grand-mĂšre. La bonne femme mourut dans l’annĂ©e mĂȘme ; le pĂšre Rouault Ă©tant paralysĂ©, ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton. Depuis la mort de Bovary, trois mĂ©decins se sont succĂ©dĂ© Ă  Yonville sans pouvoir y rĂ©ussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brĂšche. Il fait une clientĂšle d’enfer ; l’autoritĂ© le mĂ©nage et l’opinion publique le protĂšge. Il vient de recevoir la croix d’honneur. FIN NOTE ORIGINE DE MADAME BOVARY. J’étais envahi par le cancer du lyrisme, vous m’avez opĂ©rĂ© ; il n’était que temps, mais j’en ai criĂ© de Flaubert. Une grande affection unissait Gustave Flaubert Ă  son ami d’enfance Alfred Le Poittevin, Ă  Maxime Du Camp qu’il connut Ă  Paris alors que tous deux y faisaient leur droit, et Ă  partir de 1846, Ă  Louis Bouilhet — ancien interne de son pĂšre Ă  l’hĂŽpital de Rouen — qui, Ă  cette date, abandonna la chirurgie pour se consacrer Ă  la littĂ©rature. DĂšs l’ñge de treize ans, se rĂ©vĂ©lait chez Flaubert une imagination prodigieuse qui, secondĂ©e par des allures indĂ©pendantes, une volontĂ© tenace, un caractĂšre orgueilleux, le destinait Ă  la carriĂšre littĂ©raire. Il Ă©tait nĂ© Ă©crivain en pleine Ă©poque romantique. Voir biographie. Jusqu’en 1851, il Ă©crit fragments, essais, piĂšces, romans, sans les publier, trouvant sa formule esthĂ©tique imprĂ©cise, son art imparfait voir ƒuvres de jeunesse. Mais il les lit Ă  ses amis, et quoique bataillant, il en accepte souvent les opinions et les conseils. C’est ainsi que Le Poittevin, Ă©crivain de grande probitĂ©, Ă©tait le critique le plus inflexible. Scrupuleux, ayant sur l’impersonnalitĂ© dans l’art des idĂ©es intransigeantes, pessimiste, il pĂ©nĂštre Flaubert de ses thĂ©ories. Maxime Du Camp, esprit pratique, Ă©mettait des opinions. Et Louis Bouilhet, le dernier venu, poĂšte au verbe choisi, le plus tendre et le plus gĂ©nĂ©reusement dĂ©vouĂ© des amis de Flaubert, lisait, soulignait, purait ses manuscrits de sa logique sĂ©vĂšre la recherche de l’expression, l’harmonie de la phrase, les pĂ©riodes, les personnages, leur caractĂšre et leurs actions, tout Ă©tait surveillĂ© et rien n’échappait Ă  ses susceptibilitĂ©s. Flaubert, confiant faisait toujours appel aux exigences de son esprit subtil. Il lui lisait au fur et Ă  mesure de leur Ă©criture les pages de ses manuscrits et quand il prenait l’initiative d’une correction, il ne la maintenait qu’avec l’approbation de Bouilhet. C’est Bouilhet qui lui Ă©crit au sujet des corrections derniĂšres de Madame Bovary Tu ne peux pas finir comme harmonie sur le mot bonheur, la pĂ©riode serait tronquĂ©e et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes, mieux vaut les laisser, en dĂ©pit de la dĂ©licatesse du sentiment, qualitĂ© infĂ©rieure Ă  la beautĂ© du style — ; tu as bien fait d’enlever l’Introduction Ă  la vie dĂ©vote — ; tu as rĂ©tabli les platitudes du mariage, moi j’aime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? — 
 Si le mot ProgrĂšs de Rouen sonne dur, ou consonne dans les phrases, cherche un mot en al de la longueur de journal le Fanal de Rouen, par exemple. Je te propose cela timidement — moi je mettrais le Progressif, etc. » C’est lui qui obtient, malgrĂ© une rĂ©sistance obstinĂ©e, la suppression de trois pages oĂč est dĂ©crit un jouet offert aux enfants de M. Homais et qui, plus tard, aprĂšs la lecture de l’Éducation sentimentale, soumet Ă  Flaubert une liste de 120 corrections et ajoute en regard du mot consommation n’emploie jamais ce mot-lĂ , style de gargotier ». C’est Ă  Bouilhet, ancien chirurgien, que Flaubert s’adresse pour les dĂ©tails techniques de l’opĂ©ration du pied bot, et pour ceux de la tentative de guĂ©rison projetĂ©e par Homais sur l’aveugle. Et quand, aprĂšs la mort soudaine de Le Poittevin en 1848, et son diffĂ©rend avec Du Camp – qui avait eu la tĂ©mĂ©ritĂ© de conseiller et de pratiquer des coupures Ă  Madame Bovary, pour en rendre la publication possible dans la Revue de Paris, alors menacĂ©e de poursuites — Bouilhet mourut en 1869, Flaubert, profondĂ©ment affligĂ©, dit dans un moment de dĂ©couragement J’ai perdu ma boussole, ma conscience littĂ©raire. » Cependant Flaubert travaillait depuis des annĂ©es Ă  la Tentation de saint Antoine. L’idĂ©e en Ă©tait connue de ses amis, mais escomptant l’effet que produirait son Ɠuvre longuement travaillĂ©e, il ne voulut la leur lire que terminĂ©e, en une fois, avant son dĂ©part pour l’Orient. En octobre 1849, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet furent mandĂ©s Ă  Croisset pour en entendre la lecture, qui dura plus de trente heures. Ils Ă©mirent immĂ©diatement contre le lyrisme de cette Ɠuvre un jugement hostile qui rĂ©volta, attrista Flaubert voir notes de la Tentation. Le lendemain, les trois grands amis déçus discutaient vivement dans le jardin de Croisset[11]. Du moment, dit Du Camp, que tu as une tendance invincible au lyrisme, il faut choisir un sujet oĂč le lyrisme serait si ridicule que tu seras forcĂ© de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre Ă  terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi Ă  le traiter sur un ton naturel », et Louis Bouilhet ajouta Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delamare ? » Flaubert redressa la tĂȘte, et avec joie s’écria Quelle idĂ©e ! » Delamare, ancien Ă©lĂšve du pĂšre de Flaubert, Ă©tait mĂ©decin Ă  Ry. Il Ă©pousa en secondes noces une jeune fille sans fortune, Mademoiselle Delphine Couturier, Ă©levĂ©e dans un pensionnat de Rouen. PrĂ©tentieuse, elle dĂ©daigna son mari ; prodigue, dĂ©sordonnĂ©e, elle ruina son mĂ©nage ; le regard provoquant, sensuelle, elle eut des amants. AbandonnĂ©e par ceux-ci, poursuivie par les crĂ©anciers, elle s’empoisonna. Elle laissa une fille Ă  laquelle Delamare s’attacha, mais Ă©cƓurĂ© de ce qu’il apprenait chaque jour sur la vie de sa femme, Ă©puisĂ© d’efforts, il se tua. C’est de ce drame ordinaire qu’est nĂ©e Madame Bovary. Flaubert en crĂ©a les personnages et leur psychologie, les dĂ©veloppements et les Ă©pisodes. Madame Bovary n’a rien de vrai — dit-il — Correspondance, II, c’est une histoire totalement inventĂ©e, je n’y ai rien mis de mes sentiments, ni de mon existence
 L’artiste doit ĂȘtre dans son Ɠuvre comme Dieu dans la crĂ©ation, qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas. » Le 29 octobre 1849, Du Camp et Flaubert quittaient Paris pour l’Orient, et en revenaient au mois de mai 1851. Flaubert, obsĂ©dĂ© par le souvenir de la Tentation de saint Antoine, ne pouvait se rĂ©soudre Ă  sacrifier une Ɠuvre qui Ă©tait le fruit naturel de ses goĂ»ts et pour laquelle il avait dĂ©pensĂ© tant d’efforts. Il avoua Ă  Bouilhet son dĂ©sir de connaĂźtre l’opinion de ThĂ©ophile Gautier ; Du Camp lui facilita l’entrevue qui eut lieu chez lui, Ă  Paris. Gautier fulminait alors contre les Ă©diteurs, les directeurs de journaux qui le payaient peu, le journalisme l’écƓurait, aussi abandonna-t-il Ă  Flaubert des thĂ©ories violentes et sceptiques qui Ă©murent celui-ci. Tu crois Ă  la mission de l’écrivain, au sacerdoce du poĂšte, Ă  la divinitĂ© de l’art ; ĂŽ Flaubert, tu es un naĂŻf. L’écrivain vend de la copie comme un marchand de blanc vend des mouchoirs, seulement le calicot se paye plus cher que les syllabes. DĂšs qu’un livre est terminĂ©, il faut le publier en le vendant le plus cher possible. Faire des chefs-d’Ɠuvre, je connais ça, c’est la maladie du dĂ©but, comme la rougeole est la maladie de l’enfance[12]. » Flaubert comprit l’ironie de cette boutade ; il Ă©crivit Madame Bovary. L’ÉCRITURE DE MADAME BOVARY. LES ÉBAUCHES. Il y a en moi, littĂ©rairement parlant, deux bonshommes distincts un qui est Ă©pris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonoritĂ©s de la phrase et des sommets de l’idĂ©e ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il Flaubert. De 1 heure de l’aprĂšs-midi Ă  une heure avancĂ©e de la nuit, de septembre 1851 Ă  avril 1856, Flaubert travaille Ă  Madame Bovary. Les crises d’hystĂ©ro-neurasthĂ©nie, qui, depuis sa vingt-troisiĂšme annĂ©e, altĂ©raient sa santĂ©, lui rendaient le travail pĂ©nible mais c’est un homme de grand labeur, un Ă©crivain de probitĂ© inattaquable, qui jamais n’eut un instant de dĂ©faillance pour atteindre Ă  la perfection de son art. Au fond, je suis l’homme des brouillards, et c’est Ă  force de patience et d’étude que je me suis dĂ©barrassĂ© de toute la graisse blanchĂątre qui noyait mes muscles. » Il trace de nombreux scĂ©narios, puis, sur 1788 feuillets, il Ă©bauche Madame Bovary. Au recto il jette sa premiĂšre pensĂ©e, qu’il reprend, modifie au verso, aprĂšs avoir barrĂ© en diagonale le premier cĂŽtĂ©. C’est cette reprise, qui prĂ©cĂšde le manuscrit dĂ©finitif dont la mise au net, recorrigĂ©e, est faite par petits fragments aprĂšs une lecture Ă  Bouilhet. J’écris d’esquisse en esquisse, c’est le seul moyen de ne pas perdre tout Ă  fait le fil
 J’ai lu Ă  Bouilhet, dimanche, les 27 pages Ă  peu prĂšs finies qui sont l’ouvrage de deux grands mois ; il n’en a point Ă©tĂ© mĂ©content, c’est beaucoup, car je craignais que ce ne fĂ»t exĂ©crable. » Correspondance, 1851. Page d’ébauche de Madame Bovary avant l’écriture du manuscrit dĂ©finitif. Ces 1788 feuillets tĂ©moignent d’un travail surhumain, d’une volontĂ© prodigieuse. La plupart sont rendus illisibles par les surcharges qui abondent en tous sens, couvrent les marges ; il est impossible de suivre la pensĂ©e continue de l’auteur et le perfectionnement de la phrase. Ils sont paginĂ©s 1 Ă  505, car les mĂȘmes passages repris plusieurs fois sur une Ă©tendue de 5, 6 ou 7 feuillets portent la mĂȘme pagination. C’est ainsi que les Comices, l’opĂ©ration du pied bot, les combinaisons usuriĂšres de Lheureux, ont Ă©tĂ© repris jusqu’à sept fois. Que ma Bovary m’embĂȘte ! je commence Ă  m’y dĂ©brouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie rien Ă©crit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! cette scĂšne d’auberge va peut-ĂȘtre me demander trois mois, je n’en sais rien, j’ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crĂšverai plutĂŽt que de l’escamoter
 La phrase en elle-mĂȘme m’est fort pĂ©nible, il me faut faire parler, en style Ă©crit, des gens du dernier commun
 » Corr., 1852. La Bovary ne va pas raide, en une semaine deux pages ! ! ! il y a de quoi quelquefois se casser la gueule de dĂ©couragement. Ce que sera ce livre, je n’en sais rien, mais je rĂ©ponds qu’il sera Ă©crit
 Dire Ă  la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! c’est atroce. » Corr., 1853. Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tirĂ© de moi, jamais ma personnalitĂ© ne m’aura Ă©tĂ© plus inutile
 Saint Antoine ne m’a pas demandĂ© le quart de tension d’esprit que la Bovary me cause
 » Corr. C’est que ma Bovary n’avance qu’à pas de tortue
 je veux trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientĂŽt un mois. » Corr.. Ce soir je viens d’esquisser toute ma grande scĂšne des comices agricoles, elle sera Ă©norme. – Je suis sĂ»r de ma couleur et de bien des effets, mais pour que tout cela ne soit pas trop long, c’est le diable ! » Corr. Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me rĂ©pugnent profondĂ©ment, mais quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. » Corr. J’ai bien peur que mes comices ne soient trop longs, c’est un dur endroit. J’y ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mĂȘlĂ©s aux autres, et par lĂ -dessus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je rĂ©ussis, ce sera bien symphonique. » Corr. Ça s’achĂšte cher le style ! Je recommence ce que j’ai fait l’autre jour ; deux ou trois effets ont Ă©tĂ© jugĂ©s hier par Bouilhet ratĂ©s, et avec raison, il faut que je redĂ©molisse presque toutes mes phrases. » Corr. Je suis navrĂ© d’ennui et humiliĂ© d’impuissance ; le fond de mes comices est Ă  refaire, c’est-Ă -dire tout mon dialogue d’amour dont je ne suis qu’à la moitié  Ce livre, au point oĂč j’en suis, me tourmente tellement que j’en suis parfois malade physiquement
 Quelle sacrĂ©e mauvaise idĂ©e j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues les affres de l’art ! » Corr. La Bovary remarche. Bouilhet a Ă©tĂ© content dimanche, mais il Ă©tait dans un tel Ă©tat d’esprit et si disposĂ© au tendre, qu’il l’a peut-ĂȘtre iugĂ©e trop bien
 Je ne dois pas ĂȘtre loin cependant, les comices me demanderont bien encore six belles semaines, mais je n’ai plus guĂšre que des difficultĂ©s d’exĂ©cution ; puis il faudra rĂ©crire le tout, car c’est un peu lĂąchĂ© comme style. Plusieurs passages auront besoin d’ĂȘtre Ă©crits et d’autres dĂ©sĂ©crits ; ainsi j’aurai Ă©tĂ© depuis le mois de juillet jusqu’à la fin de novembre Ă  Ă©crire une scĂšne ! » Corr. Page du manuscrit dĂ©finitif de Madame Bovary. Bouilhet a Ă©tĂ© content de mes comices, refaits, raccourcis et dĂ©finitivement arrĂȘtĂ©s, mais ça me paraĂźt un peu sanglĂ©, un peu trop cassĂ© et rude, je n’ai plus que cinq Ă  sept jours pour que toute cette scĂšne soit finie. » Corr. J’écris de la Bovary, je suis Ă  leur promenade Ă  cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrĂ©e. TantĂŽt, Ă  6 heures, au moment oĂč j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emportĂ©, je gueulais si fort, et sentais si profondĂ©ment ce que ma petite femme Ă©prouvait, que j’ai eu peur moi-mĂȘme d’en avoir une, je me suis levĂ© de ma table et j’ai ouvert la fenĂȘtre pour me calmer
 Je me hĂąte un peu pour montrer Ă  Bouilhet un ensemble quand il va venir ; ce qu’il y a de sĂ»r, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine
 mais je redoute le rĂ©veil, les dĂ©sillusions, les pages recopiĂ©es. N’importe, bien ou mal, c’est une dĂ©licieuse chose que d’écrire, que de n’ĂȘtre plus soi, mais de circuler dans toute la crĂ©ation dont on parle. » Corr. J’ai vu Bouilhet,
 il a Ă©tĂ© content de ma promenade Ă  cheval, mais avant ledit passage, j’en ai un de transition qui contient 5 lignes qui m’a demandĂ© trois jours, oĂč il n’y a pas un mot de trop, et qu’il faut pourtant raturer encore parce que c’est trop lent. » Corr. Je viens de recopier au net tout ce que j’ai fait depuis le jour de l’an, ou pour mieux dire depuis le milieu de fĂ©vrier jusqu’à mon retour de Paris j’ai tout brĂ»lĂ©, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize pages en 7 semaines. Enfin, elles sont faites, je crois, et aussi parfaites qu’il m’est possible. Je n’ai plus que deux ou trois rĂ©pĂ©titions du mĂȘme mot Ă  enlever et deux coupes trop pareilles Ă  casser. VoilĂ  enfin quelque chose de fini ; c’était un surpassage, il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie Ă  l’action sans qu’il s’en aperçoive. Je vais entrer maintenant dans la partie dramatique, mouvementĂ©e, encore deux ou trois grands j’apercevrai la fin. Au mois de juillet, d’aoĂ»t, j’espĂšre entamer le dĂ©nouement. Que de mal j’aurai eu, mon Dieu ! que de mal ! que d’éreintements et de dĂ©couragements ! J’ai hier passĂ© toute ma soirĂ©e Ă  me livrer Ă  une chirurgie furieuse ; j’étudie la thĂ©orie des pieds bots. J’ai dĂ©vorĂ© en trois heures tout un volume de cette intĂ©ressante littĂ©rature et pris des notes
 Il y a dans la PoĂ©tique de Ronsard un curieux prĂ©cepte il recommande au poĂšte de s’instruire dans les arts et mĂ©tiers, forgerons, orfĂšvres, serruriers, etc., pour y puiser les mĂ©taphores ; c’est lĂ  ce qui nous fait, en effet, une langue riche, variĂ©e ; il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forĂȘt, toutes dissemblables en leur ressemblance. » Corr., 1854. Chaque mot est Ă©tudiĂ©, a sa place mesurĂ©e, voulue ; chaque phrase a sa sonoritĂ©, Flaubert se les lit Ă  haute voix, en Ă©coute la musique. Le livre s’achĂšve, Flaubert demande un dernier renseignement Ă  Bouilhet sur la technique de l’opĂ©ration projetĂ©e par Homais sur l’aveugle. Celui-ci lui rĂ©pond Quant Ă  la Bovary, tu ne peux mettre ni un idiot, ni un cul-de-jatte 1o Ă  cause de Monnier, Voyage en diligence ; 2o Ă  cause de Hugo, les Limaces, etc
 Il faut un grand gaillard, avec un chancre sous le nez, ou bien un individu avec un moignon nu et sanguinolent. Vois toi-mĂȘme. » En premier chef, l’affection de ton mendiant Ă©tant Ă  coup sĂ»r chronique, il est absurde tout d’abord d’avoir l’idĂ©e de l’en dĂ©barrasser ; donc, c’est superbe pour le caractĂšre d’Homais. — Je ne me rappelle pas bien des dĂ©tails de la figure — il avait les yeux sanguinolents, c’est-Ă -dire, je crois, les paupiĂšres retournĂ©es, boursouflĂ©es et rouges ? Eh bien, Homais peut avoir l’idĂ©e chirurgicale d’enlever la muqueuse, par une incision oblongue, et de ramener ainsi, de retourner la paupiĂšre dans son sens normal. Je ne me rappelle plus comment est le nez de ton troisiĂšme. Si par hasard il n’avait plus de nez, tu pourrais songer Ă  la rinoplastie, au nez factice tirĂ© de la peau du front tu chercherais rinoplastie, et je crois que tu aurais des dĂ©tails. Ce serait une opĂ©ration parallĂšle Ă  celle du pied bot, Ă  seule fin d’embellir la race humaine. Il peut aussi songer Ă  cautĂ©riser fortement ces paupiĂšres rouges. Et dans tous les cas comme toutes ces affections partent d’un vice scrofuleux, il lui conseillera avec bontĂ©, le bon rĂ©gime, le bon vin, la bonne biĂšre, les viandes rĂŽties, tout cela avec volubilitĂ©, comme une leçon qu’on rĂ©pĂšte il se souvient des ordonnances qu’il reçoit quotidiennement et qui se terminent invariablement par ces mots s’abstenir de farineux, de laitage, et s’exposer de temps Ă  autre Ă  la fumĂ©e des baies de geniĂšvre. Je crois que ces conseils donnĂ©s par un gros homme Ă  ce misĂ©rable crĂšve-la-faim seraient d’un effet poignant. » En 1856, la mise au net de Madame Bovary est terminĂ©e. En souvenir d’un tel effort, probablement satisfait de son Ɠuvre, la premiĂšre qu’il publiera, Flaubert a voulu fixer dans les derniers feuillets la noble physionomie de son pĂšre. Le docteur Charles LariviĂšre, demandĂ© en consultation auprĂšs d’Emma expirante, est le portrait fidĂšle du docteur Flaubert. Ébauche du 1er feuillet de Madame Bovary. Autre Ă©bauche du 1er feuillet de Madame Bovary prĂ©cĂ©dant l’écriture du manuscrit dĂ©finitif. SCÉNARIOS. Flaubert a tracĂ© de nombreux scĂ©narios de Madame Bovary ; ils forment 42 feuillets grand in-4o criblĂ©s d’annotations en marge, d’indications de scĂšnes Ă  dĂ©crire, de caractĂšres Ă  dĂ©velopper, de personnages Ă  placer. La plupart sont indĂ©chiffrables. Nous donnons deux de ces scĂ©narios qui nous semblent intĂ©ressants par les diffĂ©rences qu’ils comportent dans les dĂ©tails. MADAME BOVARY. Commencer par son entrĂ©e au collĂšge avec ses habits de campagne dans la rĂ©crĂ©ation. Charles Bovary officier de santĂ© 33 ans quand commence le livre, veuf dĂ©jĂ  d’une femme plus riche que lui Ă©pousĂ©e par spĂ©culation ou plutĂŽt par bĂȘtise et dont il a Ă©tĂ© dupe — son enfance Ă  la campagne jusqu’à 15 ans — vagabondage dans les champs — Ă©poque oĂč l’on brasse — trois ou quatre ans au collĂšge puis carabin Ă  grand’peine — loge sur l’eau de Robec — misĂšre sotte et dont il n’a pas conscience, esprit doux sensible, droit juste obtus, sans imagination — une ou deux grisettes lui font connaĂźtre l’amour — sa mĂšre ambitieuse et tripotiĂšre vient de temps Ă  autre chez Charles passer 8, 15 jours avec lui — le pĂšre ivrogne, bravache, puis sa premiĂšre femme. Poser ces antĂ©cĂ©dents dans le cours des dĂ©veloppements postĂ©rieurs, si ce n’est peut-ĂȘtre la main du pĂšre. Mme Bovary Marie signe Maria Marianne ou Marietta fille d’un cultivateur aisĂ©, Ă©levĂ©e au couvent Ă  Rouen — souvenir de ses rĂȘves quand elle repasse devant le couvent — nobles amies — toilette, piano — au spectacle aux foires s/ Romain quand son pĂšre bon gars — piĂ©tĂ© du pays de Caux pĂšre Desnoyers y vient. Ceci dĂ©veloppĂ© plus tard. À cette Ă©poque elle en est encore au rĂȘve et Ă  l’ennui. Aime d’abord son mari qui est assez beau garçon — bien fait et bellĂątre — mais sans grand emportement — ses sens ne sont pas encore nĂ©s, elle apporte peu Ă  peu dans la maison plus de luxe que le revenu n’en comporte — la vie solitaire pendant que son mari fait ses courses — ses rentrĂ©es le soir, trempĂ© quand elle vient de lire quelque beau roman — de la vie parisienne surtout. Journaux de mode — j1 des demoiselles — un commencement d’amour Ă  un bal de chĂąteau sans rĂ©sultat — longue attente d’une passion et d’un Ă©vĂ©nement qui n’arrive pas — l’annĂ©e suivante on ne redonne pas de bal Ă  la mĂȘme Ă©poque. Elle finit par prendre le pays en exĂ©cration et force son mari Ă  le quitter. Le type du brac, mais plutĂŽt extĂ©rieurement. On va ailleurs c’est encore pis — le 1er clerc de notaire d’en face passe tous les jours sous ses fenĂȘtres en allant Ă  l’étude — mais il a une chambre dans la maison en face chez le pharmacien — mĂȘme homme que son mari, mais de nature supĂ©rieure quoique semblable. — Elle rĂ©siste longtemps Ă  elle-mĂȘme, puis se donne Ă  lui. Calme. C’est tout comme avec son mari — Lassitude de la nature molle de ce premier amant. Un second amant 33 ans, homme d’expĂ©rience, brun, cassant, spirituel — l’empoigne en blaguant et lui remue vigoureusement le tempĂ©rament — sans soin — apparente gaĂźtĂ©, c’est un homme archi-positif, chasseur en habits de velours, rude hĂąlĂ© — Ă©nergique et viveur, se mine peu Ă  peu. Positif lassĂ© sensuel — il la dĂ©moralise en lui faisant voir la vie telle qu’elle est — Un voyage Ă  Paris. RentrĂ©e chez elle — le monde est vide — ça se calme. InanitĂ© de son mari — froissements. Le maĂźtre clerc revient — il est Ă©tabli premier clerc Ă  Rouen — elle revient Ă  LĂ©opold LĂ©on — mĂ»re de sens — la passion s’établit et se rĂ©gularise — elle s’y apporte tout entiĂšre. — Voyages Ă  Rouen jeudis, l’hĂŽtel d’Angleterre — pluie — flambant — DĂ©sespoir de la sensualitĂ© du confortable non assouvi — le besoin d’un bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral est dĂ©veloppĂ© par l’amour heureux — le dĂ©sintĂ©ressement de la matiĂšre n’est qu’au commencement des passions, auquel se vient joindre le besoin poĂ©tique du luxe — vie pĂ©cheresse lecture de romans au point de vue de la sensualitĂ© imaginative dĂ©penses — les mĂ©moires de fournisseurs ! — Vide de cƓur pour son amant Ă  mesure que les sens se dĂ©veloppent — vertige. — elle ne peut pourtant aimer son mari. Re
 avec le capitaine — qui l’envoie promener — elle tĂąche de revenir Ă  son mari — elle l’estime et s’aperçoit de l’abĂźme — derniĂšre
 avec LĂ©opold LĂ©on — puis seule. Maladie. Sa mort. VeillĂ©e de la mort — aprĂšs-midi pluvieux diligence qui passe sous la fenĂȘtre ouverte — enterrement. Vide solitaire de Charles avec sa petite fille — le soir il s’aperçoit, et de jour en jour, des dettes de sa femme — le maĂźtre clerc se marie. Un jour que Charles se promĂšne dans son jardin il meurt tout Ă  coup — sa petite fille aux Ă©coles gratuites. En regard de ce scĂ©nario, sur un feuillet, est Ă©crite la note suivante Le pharmacien confident — toujours en manches de chemise — les confitures — correspondant du FI de Rouen. — LibĂ©ral. Emma dessine sans goĂ»t artistique, elle est peu artiste mais poĂ©tique a pour amie et confidente quelque vieille ouvriĂšre du pays qui lui fait passer ses lettres. De mauvaises aquarelles et des dessins ombrĂ©s — ce qui donne Ă  son mari une haute idĂ©e d’elle — en fait de piano, elle ne peut jouer que des contre-danses — elle n’est pas non plus musicienne, mais elle excelle dans la danse et dans toutes les choses de main. Au second pĂ©riode elle affecte un grand soin de mĂ©nage, repasse, coud, tient bien sa maison d’apparence, accapare l’argent des clients – Mettre un chien dans la maison lui fait acheter deux chevaux et conduire Ă  l’anglaise rĂȘve un groom. Maison — Appartements sales et vides au rez-de-chaussĂ©e — recoin pour les choses de cheval. Salon, buste d’Esculape en albĂątre sur la pendule — Carreaux — deux ou trois curiositĂ©s naturelles la bibliothĂšque mĂ©dicale ! la maison donne immĂ©diatement sur la rue — un petit jardin derriĂšre, une riviĂšre au bout. Le soir dans la chambre d’Emma — prĂšs de sa lampe et de ses broderies De ses deux amants, la 1re chute est rĂ©sistĂ©e et au bout d’une longue lutte avec elle-mĂȘme surtout — la seconde est une surprise dans le bois — Automne — Emma amazone française monte Ă  cheval avec lui. Elle est tout Ă©tonnĂ©e quand elle revient Ă  elle. Il faut que la 1re chute comme couleur domine tout le reste de la passion. — qu’il y en ait toujours dessus le reflet jalouse de la position d’autrui. AUTRE SCÉNARIO. 1. Charles Bovary entre en cinquiĂšme Ă  l’Étude de 1h — habits de campagne — rĂ©parer Ă  rĂ©crĂ©ation de 4 heures — son nom bredouillĂ© Ă  la classe — hurra de la classe — la pipe du professeur — Charbovari — bouts de manche fromage de NeufchĂątel — provisions de beurre salĂ© dans son pupitre — usĂ© ses vieux habits les jours de classe — uniforme seulement pr la promenade — bonnet de police — reste trois ans au collĂšge — pas de pensums — rĂ©gulier et tranquille — son pĂšre ancien dentiste de rĂ©giment, chic empire, retirĂ© Ă  la campagne, crasse et ivrogne — sa mĂšre bonne femme, maigre, intrigante, tracassiĂšre, mĂ©nagĂšre et vaniteuse — aux vacances il se retrempe dans
 de la campagne. 2. Carabin, se loge sur l’eau de Robec chez un teinturier — n’apprend rien — deux ou trois grisettes lui font connaĂźtre la passion — nature douce, sensible comme un jeune homme doit ĂȘtre et en ayant les Ă©carts, quelques petites dettes de cafĂ©, ami du maĂźtre de cafĂ© avec qui il cause raison lui aide mĂȘme une fois Ă  mettre du vin en bouteille — il ne peut dans le travail fixer son attention et rĂȘve aux champs oĂč il a Ă©tĂ© Ă©levĂ© jusqu’à 15 ans — sait panser les chevaux les brosser — Ă  l’époque de l’annĂ©e oĂč l’on recommence Ă  dissĂ©quer et Ă  manger des marrons, rĂȘvait Ă  l’odeur des pommes — au pressoir dont la vis crie, au cidre en bouteilles — rĂȘve aux champs — se prĂ©sente une fois et est refusĂ© — est reçu Ă  la seconde — va s’établir aux TĂŽtes. Sa mĂšre l’emmĂ©nage — puis le marie Ă  une vieille femme poitrinaire qui a 15 cents frs de rente et qui meurt au bout de deux ans. 3. Poser la maison de TĂŽtes — Gd cabas tout en rez-de-chaussĂ©e — il se marie Ă  30 ans Ă  Melle Emma Lestiboudois-Rouault — il quitte le bonnet de coton et prend le foulard — son pĂšre — type carrĂ© du fermier cauchois — sa mĂšre morte d’un cancer au sein et depuis la mort de la mĂšre la ferme dĂ©cline et le pĂšre Lestiboudois, moitiĂ© par sa faute, moitiĂ© par les hasards, va se ruinant de plus en plus — avait retirĂ© sa fille de pension Ă  16 ans — elle est bien aise de se marier pour ĂȘtre dĂ©barrassĂ©e de la campagne et des paysans — Ă©ducation d’Emma Ă©levĂ©e au couvent d’Ernemont avec les filles de gros bonnets, — piano — dessin — broderie — etc
 — Ă©lĂ©gance native quoique maniĂ©rĂ©e et fausse souvent — pas artiste mais idĂ©ale — dessine mal excelle dans la danse — se laisse marier sans rĂ©pugnance ni plaisir — elle l’épouse pour ne pas Ă©pouser un paysan il a au moins les mains blanches — aime assez son mari qui physiquement s’est dĂ©veloppĂ© trĂšs tard et peut passer pour joli garçon — ses sens ne sont pas encore nĂ©s quand elle ne peut plus vivre avec son mari — Mme Bovary mĂšre vient de temps Ă  autre pour passer huit jours, quinze jours chez son fils — vie solitaire d’Emma — ennui. 4. Elle regarde la gde route oĂč passent les voitures et les chaises de postes allant Ă  Dieppe — une levrette qu’elle Ă©lĂšve et qu’elle appelle Djali se promĂšne avec elle dans les blĂ©s et va mordillonner les coquelicots — son mari ne cause de rien et ne la dĂ©veloppe pas, elle en sent le besoin vague — derriĂšre la maison, jardin de curĂ© avec des choux et des rosiers sur Ă©glantiers — soirs d’hiver, lecture de journaux de mode et de romans — rĂȘves de la vie parisienne — rentrĂ©es de Charles le soir, trempĂ©, repas tard. 5. Un bal d’automne dans un chĂąteau, dans une vallĂ©e deux riviĂšres, arbustes dans l’escalier — c’est un tourbillon qui lui passe sous le nez — elle s’en retourne dans le boc de son mari — silence — froid d’automne — coucher de soleil rouge au bas d’une cĂŽte, au dĂ©tour de la route – terrain sablonneux les jeunes gens partis en chasse le matin, passent Ă  cheval au pas ils s’en reviennent. 6. Envie de luxe et de richesse mĂȘlĂ©e Ă  l’amour aprĂšs coup d’un jeune beau quelconque qu’elle a vu Ă  un bal — et plus ça s’éloigne plus il lui semble que cette passion augmente quoiqu’au contraire elle diminue. Mais ce qu’elle aimait Ă  vrai dire, c’est l’entourage et la vie dorĂ©e. Peu Ă  peu et sans le vouloir la dĂ©pense augmente, force son mari Ă  acheter un second cheval et Ă  l’atteler Ă  l’anglaise — rĂȘve un groom — dĂ©sespĂ©rĂ©e du domestique en blouse qui fait le gros mĂ©nage le matin et de la bonne avec son bruit de sabots sur les carreaux lavĂ©s — elle attend longtemps dans son cƓur une passion, un Ă©nervement, quelque chose de nouveau qui n’arrive pas — l’annĂ©e suivante Ă  la mĂȘme Ă©poque on ne redonne pas de bal. Emma prend la vie qu’elle mĂšne en exĂ©cration — elle dĂ©teste la campagne et finit par faire abandonner le pays Ă  son mari — on va se fixer Ă  Yonville Ă  7 lieues de Rouen — a des vapeurs, des besoins de pleurer, ou elle s’enferme — Charles croit que l’air du pays lui est mauvais et quitte sa clientĂšle. II Yonville l’Abbaye — gros bourg dans une vallĂ©e une petite riviĂšre — des bois Ă  qq. distances hĂŽtel du Lion d’or, tenu par une veuve Le François, au lion d’or ». C’est lĂ  qu’on prend la voiture pour Rouen, l’hirondelle Cauchoise, conduite par Hivert, messager qui fait toutes les commissions sans savoir lire — beaucoup de mĂ©moire admirĂ© par le Pharmacien. Me Emma donne un chic anglais au jardin — petite riviĂšre au fond — au delĂ  de la riviĂšre une prairie — la maison de Me Bovary est sur la place — au bout de la place les halles — plus loin l’église, une Ă©glise neuve avec un clocher carrĂ© en ardoise — cimetiĂšre neuf, deux ou trois tombes seulement, l’ancien est en dehors du pays — en face de la maison celle du pharmacien qui a un jardin plus grand, plus cultivĂ© et plus fleuri que celui de Me Bovary — pour jardinier il a un petit cousin de 14 ans qui est en mĂȘme temps son garçon de boutique et son Ă©lĂšve. Justin aide Charles Ă  faire des saignĂ©es, on l’envoie chercher pour tenir la tĂȘte des gens auxquels on arrache des dents. En face demeure chez le pharmacien le Mtre clerc de Me Guillaumet, Mr LĂ©on Dupuis, nature pareille Ă  celle de Charles, mais supĂ©rieur physiquement et moralement surtout comme Ă©ducation. C’est un jeune homme de bonne famille — joue du piano — tous les jours pour aller dĂźner au Lion d’or ou pour aller Ă  l’étude, il passe devant les fenĂȘtres de Mme Bovary, marchant sur le petit trottoir en cailloux qui borde les maisons de la place, la gouttiĂšre Ă  trois pieds du sol crache l’eau sur les passants et lave les petits grĂšs — il passe rĂ©guliĂšrement Ă  l’heure la plus inoccupĂ©e de la journĂ©e — Mme Bovary est seule dans la salle Ă  sa fenĂȘtre c’est une habitude pour elle que de voir glisser ce profil — d’abord qq. visites — puis une fois la semaine dĂźner. — puis chaque jour et Ă  propos de rien de courtes visites en passant — elle lui brode des pantoufles, une blague en tapisserie — lectures et causeries — jardinage, fleurs en commun — il lui rapporte des plantes grasses de Rouen quand il y va ou il y va exprĂšs — on s’aime sans qu’on se le soit avouĂ©, LĂ©on finit par le lui dire — un soir d’hiver au coin du feu — rien de plus qu’une langue — Emma a peur — le peu d’affection qu’elle porte Ă  son mari lui fait voir combien la pente est glissante — elle se gendarme — se prĂ©vaut dans son cƓur de sa fille. LĂ©on joue avec l’enfant et l’aime beaucoup et se jure de ne pas cĂ©der, c’est ce qu’elle fait — maintenant qu’elle est sĂ»re d’elle, elle s’amuse Ă  se regarder aimer — LĂ©on se lasse peu Ă  peu, sa passion faiblit — ça tombe parce que ça a durĂ© trop longtemps sans solution — Emma aime bien toujours LĂ©on mais elle s’aperçoit qu’elle ne fait plus aucun sacrifice Ă  son parti pris, qu’elle ne rĂ©siste Ă  rien et qu’elle ne combat plus, pour que ça n’aille pas au delĂ . NĂ©anmoins elle en veut Ă  son mari de lui avoir fait le sacrifice de l’amour d’un homme si supĂ©rieur — et il ne rĂ©sulte de sa chastetĂ© que la haine de son mari, et un Ă©tat d’amour gĂ©nĂ©ral, sans but — l’adultĂšre est en elle d’autant plus fort qu’elle ne l’a pas pratiquĂ© — ĂȘtre coquette. Plan graphique de Madame Bovary tracĂ© par Flaubert. ─── RentrĂ©es de Charles la nuit — pieds froids dans le lit — sentiments rĂ©pulsifs de propretĂ© de la part d’Emma — joie de cƓur de Charles en entrant au lit, en se sentant prĂšs de sa bonne petite femme — aspects de nuit de la veilleuse — Emma endormie — Charles Ă©veillĂ© et pensant Ă  son bonheur — il est content de sa position et de son travail — l’enfant dans son berceau prĂšs d’eux — ou Emma en insomnie et ruminant en son cƓur le passĂ© et l’avenir. ─── Dans les langueurs d’Emma importance conseillĂ©e de la distraction, de l’exercice, et ce qu’on fait pour la distraire. Elle dĂ©pĂ©rit physiquement et est reprise plus fort qu’à TĂŽtes — se croit Ă  cette Ă©poque trĂšs expĂ©rimentĂ©e, ayant usĂ© de tout, et sage selon elle, elle n’a plus rien Ă  apprendre dans la vie — action inactive elle s’occupe beaucoup des mains mais au fond est dĂ©vorĂ©e de rĂȘveries — Ă  TĂŽtes c’était l’oisivetĂ© pure. Rodolphe Boulanger 34 ans — carrĂ© — brun — un luron dans toutes les extensions du terme, homme d’esprit et d’expĂ©rience, type extĂ©rieur du brac — chasseur hĂąlĂ© en velours vert — maquignon se ruinant petit Ă  petit en chevaux et en voyages Ă  Paris, entretient des actrices Ă  Rouen — aime la table — vient un jour de marchĂ© chez son mari — son geste en voyant Mme Bovary — seconde rencontre Ă  un comice agricole qui serait suivi d’un dĂźner — deux ou trois visites — empoigne Emma par la blague et l’esprit — il la fait monter Ă  cheval avec lui — dans bois d’automne — figure d’Emma rouge de vent — son voile accrochĂ© aux buissons — haletante de la course elle descend et est obligĂ©e de s’appuyer contre un tronc de chĂȘne — 
 — Étourdissement qui rĂ©sulta du premier adultĂšre — orgueil du bonheur — elle se reporte mieux, jamais elle n’a Ă©tĂ© plus belle, une hutte de sabotiers dans les bois — rendez-vous le matin on trotte dans les prairies pleines de rosĂ©e — le soir pour revenir chez elle, elle prend par le derriĂšre du village et est obligĂ©e de passer entre les arbres de la riviĂšre par une margelle Ă©troite et boueuse au risque de tomber dans l’eau — neige — peur d’ĂȘtre gobĂ©e — elle se venge en son cƓur de sa vie prĂ©cĂ©dente, elle jouit — son Ă©tat sentimental l’a portĂ©e aux sens, les sens la poussent au sentiment, ça devient du haut amour — Rodolphe finit par en ĂȘtre assommĂ© et peu Ă  peu l’envoie promener — ChĂąteau de Rodolphe — Gd chĂąteau du pays de Caux — HĂȘtres — Sauts de Loup — appartements vides — Emma y vient deux ou trois fois — DĂ©sespoir morne — elle rĂȘve le suicide — maladie — peur de la mort idĂ©es religieuses ça se calme — elle revient Ă  son mari. Voyage Ă  Paris — on rencontre par hasard LĂ©on au spectacle — il est maintenant maĂźtre-Ă©lĂšve Ă  Rouen — RentrĂ©e Ă  Yonville — LĂ©on a trois ans de plus il a gagnĂ© quelque hardiesse, il veut r’avoir Mme Bovary qu’il a maintenant sous la main et qu’il a ratĂ©e autrefois, elle l’excite plus que jamais — Emma expĂ©rimentĂ©e par une premiĂšre dĂ©ception et ramenĂ©e par vertu Ă  son mari rĂ©siste longtemps — elle finit par cĂ©der cependant — un soir dans sa chambre sur ce mĂȘme fauteuil oĂč se donna la premiĂšre et unique langue — 
 exquis, Ă©mu, fiĂ©vreux — dĂ©lices d’Emma qui trouve enfin son rĂȘve rĂ©alisĂ©, pleure — son mari rentre, indignation de voir son mari s’asseoir sur les mĂȘmes meubles — il attribue le trouble de sa tĂȘte Ă  la lecture de romans et les lui dĂ©fend — indignation sourde d’Emma d’ĂȘtre obligĂ©e de passer par le jugement de la triste intelligence de son mari — cabinet de lecture Ă  Rouen — nĂ©glige son enfant — c’est Charles qui est obligĂ© de s’en occuper qui la couche quand sa mĂšre n’est pas lĂ  — il concentre toute expansivitĂ© sur elle — tristesse d’ñme — il tousse de temps Ă  autre — Voyages Ă  Rouen sous prĂ©texte de leçons de piano ou d’acquisition — hĂŽtel des empereurs sur le port — balcon, petite chambre, lit en acajou Ă©raillĂ© avec des ornements de cuivre, rideaux bleus Ă  fleurs blanches — atmosphĂšre chaude et concentrĂ©e de sueur et de table gd feu — avec Rodolphe elle Ă©tait au second plan, elle Ă©tait sa maĂźtresse, ici c’est LĂ©on plutĂŽt qui est sa maĂźtresse, elle l’aime, elle, plus qu’il ne l’aime, elle est au-dessus de lui moralement — plaisir de l’amour flambant — mĂ©lancolie sur l’avenir de LĂ©on tu te marieras toi, tu auras une femme etc
 » — ils se font faire leur miniature atroces — Emma au lit — ses poses — quand il Ă©tait pĂąmĂ©, elle le ranimait par des petits baisers multiples sur les yeux — intĂ©rieur de la gondole, dĂ©part d’Yonville le matin encore Ă  la nuit, elle le levait dĂšs 6 heures du matin pour s’habituer — dĂ©part de Rouen, noyĂ©e de 
 et de larmes, de cheveux et de champagne — froids qu’elle a en sueur dans la gondole en revenant — Chagrin de Charles de ne pouvoir contenter sa femme qui ne se plaint jamais — il ne sait comment faire — rĂȘve d’avoir en mĂȘme temps un faire valoir, mais 
 Jamais il ne se doute que LĂ©on soit l’amant de sa femme — il l’aime beaucoup. ──── AppĂ©tits dĂ©pravĂ©s de Mme Bovary, aime les fruits verts, la corne brĂ»lĂ©e, boit du vinaigre et dĂ©jeune de cornichons — L’habitude de 
 la rend sensuelle — elle jouit de tout, parfums, fleurs, nourriture, vin — elle fait longuement sa toilette — elle frĂ©mit de voluptĂ© en sentant lorsqu’elle se peigne ses cheveux tomber sur ses Ă©paules — Elle ne porte plus que de la batiste — le dĂ©sespoir du confortable non assouvi vient Ă©tayer le besoin poĂ©tique du luxe — rage de la dĂ©pense — gĂąchage dĂ©guisĂ© — vie pĂ©cheresse — le besoin du mensonge se dĂ©veloppe en elle — dans sa passion avec Rodolphe elle faisait lit Ă  part — maintenant elle refait lit commun — accapare l’argent des clients, fournisseurs. BientĂŽt elle va creusant son amour pour en retirer plus — elle se fouille le cƓur plus avant et se bat les flancs, enfin elle sent par rapport Ă  LĂ©on ce que Rodolphe a senti par rapport Ă  elle, elle ne l’aime pas, elle l’a usĂ© — elle ne l’aime pas pour lui mais pour elle — elle le mĂ©prise plutĂŽt, c’est un couard — peur de se compromettre — peur d’argent — progression de la dĂ©bĂącle financiĂšre — les mĂ©moires pleuvent — perplexitĂ© — derniers expĂ©dients — Elle est humiliĂ©e d’avoir tant aimĂ© LĂ©on et s’aperçoit de toute la fĂ©minitĂ© de cette pauvre nature — elle estime son mari Ă  cĂŽtĂ© — dans son isolement, dans son intelligence de tout ce qui l’entoure et dĂ©vorĂ©e d’amour de plus en plus elle pense Ă  revenir Ă  Rodolphe — coup de massue. Envie de revoir Rodolphe — va chez lui temps de dĂ©gel — re
 avec Rodolphe — coup de massue — essaie de revenir Ă  Charles qui maintenant lui est plus que jamais antipathique chaque malheur qui lui arrive rĂ©agit en rage contre sa vie, contre son mari impossible vertige rĂ©solution ou plutĂŽt coup manquĂ© — alors d’un mouvement de folie, suicide — le calme lui revient quand elle est sĂ»re qu’elle va mourir — Entrevue avec LĂ©opold pour se retrouver dans le mĂȘme milieu — suicide — elle va voler de l’arsenic chez le pharmacien. Agonie — dĂ©tails mĂ©dicaux et prĂ©cis Ă  3 heures du matin elle fut prise de vomissements. » Mort. — VeillĂ©e de la morte — aprĂšs-midi pluvieux — diligence qui passe sous la fenĂȘtre ouverte enterrement — Mme Bovary mĂšre vient Ă  Rouen acheter ce qu’il faut — course funĂšbre — parents venus de loin pour l’occasion — on se tient compagnie sans rien se dire — chacun s’ennuyant en gardant un air triste — gens qui ne veulent pas se coucher — soient inutiles — visages pĂąles le matin le pharmacien tient compagnie Ă  Charles pour veiller ronfle tout le temps — convoi — le pĂšre d’Emma en habit noir — la figure bleuie par son mouchoir neuf avec lequel il essuie ses larmes — portĂ©e du corps dans la campagne — Adieux de Charles et du beau-pĂšre — On cache la mort d’Emma Ă  la petite fille ta petite maman est partie en voyage » — de temps Ă  autre l’enfant demande quand elle reviendra, puis l’oublie — affaires d’Emma conservĂ©es religieusement c’est parmi ses pauvres affaires qu’il dĂ©couvre des preuves rĂ©itĂ©rĂ©es de son cocuage — tombeau fastueux Ă©levĂ© par son mari — une pierre de marbre avec un gĂ©nie et une grille Ă  boule de cuivre — Justin pleure beaucoup — vie dĂ©nudĂ©e de Charles avec sa petite fille — vaniteux d’habits pour elle — le soir joujoux qu’il faut lui mettre — dĂ©couvertes de dettes effrayantes — Mariage de LĂ©on auquel assiste Charles — Mort subite de Charles dans son jardin, s’assoit pour mourir sous la tonnelle, sa petite fille aux Ă©coles gratuites. — LE MANUSCRIT DE MADAME BOVARY. Le manuscrit de Madame Bovary se compose de 487 feuillets de grand format in-8o Ă©crits au recto, paginĂ©s 1 Ă  487, Ă  l’exception des feuillets 6 et 7, puis 84, 85, 86, et 200, 201 rĂ©unis en un, en raison des suppressions derniĂšres. Il est, maintenant, renfermĂ© dans une couverture en carton doublĂ©e de percaline grise, sur laquelle est fixĂ©e la feuille oĂč Flaubert a Ă©crit de sa main MADAME BOVARY. Septembre 1851. — Avril 1856. Gustave Flaubert. La page 1 contient la disposition suivante MADAME BOVARY. À LOUIS BOUILHET. PREMIÈRE PARTIE. La dĂ©dicace Ă  Louis Bouilhet a Ă©tĂ© ajoutĂ©e, probablement Ă  l’achĂšvement du roman, en reconnaissance des conseils affectueux dont Bouilhet avait entourĂ© Flaubert. Le feuillet 487 est signĂ© au-dessous de la derniĂšre ligne Gustave Flaubert. La seconde partie commence au feuillet 139, la troisiĂšme au feuillet 308. Le manuscrit ne comporte aucune indication de chapitre. Les pages 6, 7, 8, 9, 10, 11 5, 6, 7, 8 de la prĂ©sente Ă©dition relatives aux parents de Bovary et Ă  l’éducation de Charles son pĂšre
 » sont criblĂ©es de suppressions. Des membres de phrases entiers disparaissent sous de larges hachures tracĂ©es de telle façon qu’il est impossible d’en reconstituer un mot. Les pages 20, 36 Ă  42, 44, 45, 46, 64, 68, 69, 70, 71, 79, 82, 90, 93, 94, 95, correspondant aux pages 11, 12, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 44 Ă  48, 54, 58, 63, 64 de notre Ă©dition, ont Ă©tĂ© l’objet de reprises et de corrections toutes faites dans un but de simplification. À partir de la seconde partie, le manuscrit est Ă  peu prĂšs exempt de corrections, il offre l’aspect d’une mise au net parfaite. Page premiĂšre du manuscrit dĂ©finitif de Madame Bovary. LES DERNIÈRES CORRECTIONS. Flaubert fit faire une copie de son manuscrit ; c’est cette copie qui fut remise Ă  la Revue de Paris oĂč parut le roman. Elle se compose de 490 feuillets grand in-8o, paginĂ©s de 1 Ă  490, Ă©galement renfermĂ©s dans une couverture doublĂ©e de percaline grise sur laquelle est fixĂ©e la feuille oĂč Flaubert a Ă©crit MADAME BOVARY. Gustave Flaubert. Avril 1856. Le titre porte MADAME BOVARY. MƒURS DE PROVINCE. À LOUIS BOUILHET. et, dans le haut, cette indication Ă  composer en 9, envoyer les Ă©preuves Ă  M. Du Camp le plus tĂŽt possible ». Mais au chapitre VIII apparaĂźt cette autre indication Envoyer les Ă©preuves Ă  M. Gustave Flaubert, 42, boulevard du Temple. » C’est ce texte que Flaubert lut dans son ensemble Ă  Louis Bouilhet. De nouvelles corrections surgissent. Elles comprennent surtout des suppressions de dĂ©tails, elles abrĂšgent des descriptions et des citations et nous trouvons attachĂ©es les unes aux autres, les pages 314, 315 et 316 oĂč Flaubert avait dĂ©crit avec minutie des jouets offerts aux enfants Homais. Cette coupure est une des plus importantes, et Flaubert n’y consentit qu’aprĂšs une critique des plus vives et des plus pressantes de Bouilhet. À la page 12, aprĂšs le second alinĂ©a connut enfin l’amour », une page entiĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ©e, elle dĂ©taillait les excĂšs et les dĂ©sordres de Charles Bovary. Puis pour la premiĂšre fois apparaĂźt en marge l’indication des chapitres ; et c’est ici seulement que nous trouvons sous sa forme dĂ©finitive la premiĂšre phrase du roman. En effet, le manuscrit autographe commence ainsi une heure et demie venaient de sonner Ă  l’horloge du collĂšge, quand le proviseur entra dans l’étude, suivi d’un
 Voici enfin les derniĂšres corrections indiquĂ©es dans cette lettre de Bouilhet Mon cher vieux, et passons maintenant Ă  la Bovary 1o Page 28. – Oui, enlĂšve la phrase, et rĂ©unis les paragraphes — ça vaut mieux. 2o Page 15. — Cuveillier est un crĂ©tin — ton apothĂ©ose doit s’envoler, Ă  sa barbe ! 3o Non — tu ne peux pas finir, comme harmonie sur le mot bonheur — la pĂ©riode serait tronquĂ©e et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes — mieux vaut les laisser — en dĂ©pit de la dĂ©licatesse du sentiment — qualitĂ© infĂ©rieure Ă  la beautĂ© du style — les gens de goĂ»t rugissent. 4o Tu as rĂ©tabli les platitudes du mariage, moi j’aime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? tu attaques la sociĂ©tĂ© par une de ses bases — tu reliras avec soin ton Ă©dition corrigĂ©e — prends garde — tu vas rire — mais je dois te dire tout ce qui me passe par la cervelle. 5o Tu as bien fait d’enlever l’Introduction Ă  la vie dĂ©vote. 7o L’addition p. 469 est bonne — et peu dangereuse pour le quart d’heure. 8o Pages 174-175. — C’est trĂšs difficile de te conseiller lĂ -dessus — les deux morceaux me plaisent infiniment — je crois que le second est plus indispensable que le premier ; tu pourrais parler de ses souvenirs sans matĂ©rielles dans le premier cas — mais le steppe et non la steppe te mĂšne Ă  une transition qu’il faudrait retrouver, en supprimant la comparaison. Cependant les flammes s’apaisĂšrent
 » Je crois qu’il vaut mieux laisser tout cela tranquille, mais si tu veux couper, coupe le premier morceau — la comparaison avec le bal — moins belle d’abord — et vraiment plus prĂ©cieuse. L. Bouilhet. MĂȘlĂ©s Ă  cette derniĂšre rĂ©vision on trouve des phrases, des alinĂ©a couverts de traits. Ce sont les suppressions proposĂ©es par la Revue de Paris, oĂč Ă©tait attachĂ© Maxime Du Camp. Remis en possession de son texte, Flaubert rĂ©tablit d’abord de ses mains — probablement pour l’impression du livre — les passages supprimĂ©s ; un peu plus loin, il Ă©crit seulement en marge rĂ©tablir le texte rayĂ© » ou bon », mais sur un exemplaire de l’édition originale qui nous est communiquĂ© par Madame Franklin Grout, il a relevĂ© tous les passages visĂ©s par la Revue de Paris, et sur le faux titre du 1er volume on lit Cet exemplaire reprĂ©sente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poĂ«te et rĂ©dacteur propriĂ©taire de la Revue de Paris. 20 avril 1857. Gustave Flaubert. » et sur le dernier feuillet il fallait selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et selon Pichat, supprimer, ou du moins, abrĂ©ger considĂ©rablement, refaire les comices d’un bout Ă  l’autre ! » Page de copie du manuscrit de Madame Bovary avec les suppressions indiquĂ©es par la Revue de Paris. Sur le faux titre du tome II exemplaire avec les corrections indiquĂ©es et faites par la Revue de Paris » et sur le dernier feuillet, Ă  cĂŽtĂ© du mot FIN de l’avis gĂ©nĂ©ral, Ă  la Revue, le pied bot Ă©tait considĂ©rablement trop long ! ! inutile ! ! » Nous indiquons ci-dessous, les passages visĂ©s par la Revue de Paris Page 11, ligne 5, un morceau de veau cuit au four. Page 15, ligne 15, Madame, par pudeur, restait tournĂ©e vers la ruelle et montrait le dos. Page 16, ligne 34, L’odeur chaude des cataplasmes se mĂȘlait dans sa tĂȘte Ă  la verte odeur de la rosĂ©e ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir
 Page 17, ligne 23, Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand Ă©cart. Page 18, ligne 23, suant sous les couvertures
 Page 31, ligne 26, Ă  son pot Ă  eau
 Page 41, ligne 7, ligne 7, Ă  corsage, tout l’alinĂ©a. Page 41, ligne 33, la premiĂšre grossesse de sa femme
 Page 45, ligne 22, Au lit, jusqu’à entr’ouvert derniĂšre ligne. Page 46, ligne 23, comme ceux jusqu’à glaçons de la page 47, ligne 5. Page 58, ligne 23, servait jusqu’à dessert. Page 59, ligne 10, se couchait sur le dos
 Page 68, ligne 11, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce
 Page 73, ligne 32, leurs jambes Ă©taient l’une dans l’autre
 Page 80, ligne 4, jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade. Page 82, ligne 27, un lit montĂ© sur une estrade
 Page 83, ligne 17, et comme Madame jusqu’à priĂšre, fin de l’alinĂ©a. Page 86, ligne 11, il coupait jusqu’à gorgĂ©e. Page 90, ligne 23, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune
 Page 99, ligne 23, robs dĂ©puratifs
 Page 99, ligne 25, bandages
 Page 106, ligne 1, Bravo jusqu’à religion. Page 124, ligne 12, NapolĂ©on reprĂ©sentait la gloire
 Page 126, ligne 13, M. Bovary Ă©tait homme Ă  ne rien respecter
 Page 128, ligne 5, couvert de scrofules au visage
 Page 128, ligne 20, Enfin la derniĂšre jusqu’à mur. Page 150, ligne 31, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous cĂŽtĂ©s ? Page 195, ligne 32, en Ă©cartant avec soin la boucle du pantalon, dont le drap non dĂ©cati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes. Page 203, ligne 27, et mĂȘme elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Page 264, ligne 23, Tu n’en as pas aimĂ© d’autres, hein ? jusqu’à protestations. Page 265, ligne 3, et ta concubine ! Page 270, ligne 1, ils s’enroulaient en une masse lourde nĂ©gligemment, et selon les hasards de l’adultĂšre qui les dĂ©nouait tous les jours. Page 298, ligne 32, Elle disait Ă  son enfant Ta colique est-elle passĂ©e, mon ange ? » Page 307, ligne 6, la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirĂ©s Ă©pongeaient les fronts rouges
 Page 307, ligne 11, Un peu plus bas jusqu’à barriques. Page 314, ligne 11, Il eut grand-peine jusqu’à fin d’alinĂ©a essoufflĂ©. Page 315, ligne 32, sous le souffle tiĂšde de ses narines qui lui descendait dans la chevelure
 Page 320, ligne 20, et la femme riche semblait avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset. Page 327, ligne 30, sa joue Ă  l’épiderme suave rougissait, – pensait-elle, – du dĂ©sir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter ses lĂšvres. Page 336, ligne 29, fenĂȘtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-mĂȘme ses escarpins, et Ă  plusieurs couches. Page 336, ligne 29, et la lourde machine jusqu’au chapitre II. Page 344, ligne 27, Il est dĂ©jĂ  formĂ© comme un homme
 Page 345, ligne 17, Ce n’est pas jusqu’à fin d’alinĂ©a soit fait. Page 348, ligne 5, Tout s’effaçait jusqu’à suspendue. Page 353, ligne 4, volets fermĂ©s, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops Ă  la glace, qu’on leur apportait dĂšs le matin. Page 365, ligne 20, C’est le quartier du théùtre, des estaminets et des filles. Page 366, ligne 4, Le lit jusqu’à fin d’alinĂ©a mains. Page 368, ligne 24, Elle allait jusqu’à bal masquĂ©. Page 369, ligne 26, La chair jusqu’à plaie vive. Page 371, ligne 8, et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l’ñme. Page 372, ligne 24, protestant sur la tĂȘte de sa fille qu’il ne s’était rien passĂ©. Page 387, ligne 8, Ce qui jusqu’à morceau. Page 387, ligne 29, elles ont plus de tempĂ©rament jusqu’à c’est un goĂ»t d’artiste, dit Homais
 Page 388, ligne 30, de concupiscence. Page 390, ligne 30, et Emma revenait jusqu’à fin d’alinĂ©a frisson. Page 391, ligne 20, puis au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă  la vue des liqueurs fortes. Page 399, ligne 14, cet homme Ă©tendu qui dormait
 Page 419, ligne 7, Il tendit sa main jusqu’à cet homme la gĂȘnait horriblement. Page 428, ligne 26, tu as tout ce qu’il faut pour te faire chĂ©rir. Mais nous recommencerons, n’est-ce pas ? Page 428, ligne 33, Il l’attira sur ses genoux jusqu’à du bout de ses lĂšvres. Page 456, ligne 32, Puis elles jusqu’à afin de servir plus tard Ă  la science. Page 457, ligne 24, – Car, disait jusqu’à Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, cela dissipe
. Page 460, ligne 11, Alors M. Bournisien jusqu’à les ouvriers qui arrivaient. Page 473, ligne 12, plaisir tout mĂȘlĂ© d’amertume comme ces vins mal faits qui sentent la rĂ©sine. Page 473, ligne 27, L’aveugle jusqu’à rĂ©clusion perpĂ©tuelle dans un hospice. Page 475, ligne 16, Il en vint Ă  rougir jusqu’à le symbole obligĂ© de la tristesse. Page 476, ligne 31, D’ailleurs jusqu’à fin d’alinĂ©a comme chacun sait. Page 477, ligne 32, les titres ne lui manquaient point jusqu’à incendies ! . PUBLICATION DE MADAME BOVARYDANS LA REVUE DE PARIS. Madame Bovary fut considĂ©rĂ©e par la Revue de Paris comme une Ɠuvre de valeur, mais enfouie sous un tas de choses inutiles ». Maxime Du Camp, sur les conseils de Laurent Pichat, directeur, Ă©crivit Ă  Flaubert l’étrange lettre que voici pour le prĂ©parer Ă  leur combinaison en vue de la publication du roman dans la Revue. 14 juillet 1856. Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’apprĂ©ciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton dĂ©part. J’ai remis ton livre Ă  Laurent, sans faire autre chose que de le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la mĂȘme scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai mĂȘme qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maĂźtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensĂ©e trĂšs intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu dĂ©butes par une Ɠuvre embrouillĂ©e Ă  laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intĂ©rĂȘt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opĂ©ration, et fie-t’en, sinon Ă  notre talent, du moins Ă  notre expĂ©rience acquise de ces sortes de choses et aussi Ă  notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dĂ©gager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercĂ©e et habile on n’ajoutera pas un mot Ă  ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coĂ»tera une centaine de francs qu’on rĂ©servera sur tes droits, et tu auras publiĂ© une chose vraiment bonne, au lieu d’une Ɠuvre incomplĂšte et trop rembourrĂ©e. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, je n’ai en vue que ton seul intĂ©rĂȘt. Adieu, cher vieux, rĂ©ponds-moi et sache-moi bien tout Ă  toi. Maxime Du Camp. » Flaubert Ă©crivit au dos de cette lettre gigantesque ! et resta inflexible, mais quand parut le numĂ©ro du 1er dĂ©cembre, prĂ©cĂ©dĂ© de cette note La Direction s’est vue dans la nĂ©cessitĂ© de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir Ă  la rĂ©daction de la Revue de Paris. Nous en donnons acte Ă  l’auteur. — M. D. Flaubert ne put retenir son indignation et ne pardonna pas Ă  son ami Du Camp d’avoir Ă©tĂ© le tĂ©moin ou de s’ĂȘtre fait l’ouvrier d’une telle besogne. Le but de ces coupures Ă©tait Ă©videmment de mĂ©nager les susceptibilitĂ©s des lecteurs de la Revue, qui se rĂ©criaient contre certains passages du roman, considĂ©rĂ©s ailleurs comme un attentat aux mƓurs et au sentiment religieux, et d’éviter Ă  celle-ci des poursuites judiciaires possibles. Mais ceci importait peu Ă  Flaubert. Il voulut interrompre la publication de son roman, plaider. On discuta fort et longuement ; les meilleurs arguments se brisaient contre une volontĂ© indomptable, une fiertĂ© froissĂ©e. D’autre part, la Revue de Paris ne pouvait sans se porter de grands prĂ©judices, interrompre la publication du roman et cependant elle voulait Ă  tout prix ne pas donner prise aux poursuites dont on la menaçait. On transigea enfin et l’on admit l’insertion de la note suivante que rĂ©digea Flaubert et qui parut dans le numĂ©ro du 15 dĂ©cembre 1856 Des considĂ©rations que je n’ai pas Ă  apprĂ©cier ont contraint la Revue de Paris Ă  faire une suppression dans le numĂ©ro du 1er dĂ©cembre 1856. Ses scrupules s’étant renouvelĂ©s Ă  l’occasion du prĂ©sent numĂ©ro, elle a jugĂ© convenable d’enlever encore plusieurs passages. En consĂ©quence, je dĂ©clare dĂ©nier la responsabilitĂ© des lignes qui suivent ; le lecteur est donc priĂ© de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. — G. Flaubert. » Madame Bovary parut donc sous cette forme, au milieu de ces incidents, du 1er octobre au 15 dĂ©cembre 1856. LES POURSUITES. Mais Flaubert ayant recueilli tous les passages visĂ©s par la Revue de Paris, les citait volontiers Ă  son entourage. La susceptibilitĂ© officielle peu Ă  peu s’éveilla ; des influences diffĂ©rentes se rencontrĂšrent, agirent, la Revue de Paris dĂ©plaisait par ses tendances libĂ©rales ; en haut lieu on dĂ©cida les poursuites. Flaubert fut d’abord inquiet ; il voulut Ă©viter le procĂšs et son retentissement, et ce n’est pas sans trouble et sans nervositĂ© qu’il Ă©crivait Ă  son frĂšre le Dr Achille Flaubert Mardi soir 10 h. — Je crois que mon affaire se trouble et qu’elle rĂ©ussira. — Le Dr de la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale a dit devant tĂ©moins Ă  Mr Treilhard d’arrĂȘter les poursuites — mais un revirement peut avoir lieu — j’avais contre moi deux ministĂšres, celui de la Justice et celui de l’IntĂ©rieur. On a travaillĂ© — et pas marchĂ© — mais j’ai cela pour moi, que je n’ai pas fait une visite Ă  un magistrat
 L’important Ă©tait d’établir l’opinion publique — c’est chose terminĂ©e maintenant et dĂ©sormais, de quelque façon que cela tourne, on comptera avec moi — les dames se sont fortement mĂȘlĂ©es de ton serviteur et frĂšre ou plutĂŽt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragĂ©e et qui a Ă©tĂ© deux fois chez l’ImpĂ©ratrice pour faire arrĂȘter les poursuites garde cela pour toi bien entendu. Mais on voulait Ă  toute force en finir avec la Revue de Paris — et il Ă©tait trĂšs malin de la supprimer pour dĂ©lit d’immoralitĂ© et d’irrĂ©ligion
 » Et quatre jours aprĂšs Je ne t’écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l’affaire complĂštement terminĂ©e ; le Prince NapolĂ©on l’avait par trois fois affirmĂ© et Ă  trois personnes diffĂ©rentes. Me Rouland a Ă©tĂ© lui-mĂȘme parler au MinistĂšre de l’IntĂ©rieur, et Me Édouard Delessert avait Ă©tĂ© chargĂ© par l’ImpĂ©ratrice chez laquelle il dĂźnait mardi de dire Ă  sa mĂšre que c’était une affaire finie. C’est hier matin, que j’ai su par le pĂšre SĂ©nard, que j’étais renvoyĂ© en police correctionnelle
 J’en ai fait prĂ©venir immĂ©diatement le Prince, lequel m’a rĂ©pondu que ce n’était pas vrai, mais c’est lui qui se trompe. VoilĂ  tout ce que je sais, c’est un tourbillon de mensonges et d’infamies dans lequel je me perds — il y a lĂ -dessous quelque chose, quelqu’un d’invisible et d’acharnĂ© — je n’ai d’abord Ă©tĂ© qu’un prĂ©texte et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-mĂȘme n’est qu’un prĂ©texte. Peut-ĂȘtre en veut-on Ă  quelqu’un de mes protecteurs ? ils ont Ă©tĂ© considĂ©rables plus par la qualitĂ© que par la quantitĂ©. 
 Mais je n’attends aucune justice — je ferai ma prison — je ne demanderai bien entendu aucune grĂące — c’est lĂ  ce qui me dĂ©shonorerait
 — et on ne me clorera pas le bec, du tout ! je travaillerai comme par le passĂ©, c’est-Ă -dire avec autant de conscience et d’indĂ©pendance. Ah ! je leur fouterai des romans ! et des vrais !
 J’attends de minute en minute le papier timbrĂ© qui m’indiquera le jour oĂč je dois aller m’asseoir pour crime d’avoir Ă©crit en français sur le banc des filous et des pĂ©dĂ©rastes
 » Et un peu plus tard Mon cher Achille — je suis tout Ă©tonnĂ© de ne pas avoir encore reçu de papier timbrĂ© — on est en retard — peut-ĂȘtre hĂ©site-t-on ? je le crois — les gens qui ont parlĂ© pour moi sont furieux et un de mes protecteurs qui est un trĂšs haut personnage entre en rage » Ă  ce que l’on m’écrit — il va casser les vitres aux Tuileries — tout cela finira bien, j’en suis sĂ»r, soit qu’on arrĂȘte l’affaire, ou que je passe en justice
 La police s’est mĂ©prise, elle croyait s’en prendre au premier roman venu et Ă  un petit grimaud littĂ©raire, et il se trouve que mon roman passe maintenant — et en partie grĂące Ă  la persĂ©cution — pour un chef-d’Ɠuvre. Quant Ă  l’auteur, il a pour dĂ©fenseurs pas mal de ce qu’on appelait autrefois de grandes dames — l’ImpĂ©ratrice entre autres a parlĂ© pour moi deux fois — l’Empereur avait dit une premiĂšre fois qu’on le laisse tranquille » — et malgrĂ© cela, on est revenu Ă  la charge — pourquoi ? ici commence le mystĂšre
 Quant Ă  ne pas comparaĂźtre Ă  l’audience, ce serait une reculade — je ne dirai rien — mais je serai assis Ă  cĂŽtĂ© du pĂšre SĂ©nard qui aura besoin de moi et puis je ne puis me dispenser de montrer ma barbe de criminel aux populations
 J’achĂšterai une botte de paille et des chaĂźnes, et je ferai faire mon portrait assis sur la paille humide des cachots et avec des fers » !!! Tout cela est tellement bĂȘte que je finis par m’en amuser beaucoup. » Le 1er janvier 1857, toujours Ă  son frĂšre Achille Mon affaire va ĂȘtre arrĂȘtĂ©e probablement cette nuit, par une dĂ©pĂȘche tĂ©lĂ©graphique venue de la province — cela va tomber sur ces MM. sans qu’ils sachent d’oĂč — ils sont tous capables de mettre leurs cartes chez moi demain soir. » Et le lendemain Je rentre aprĂšs 21 francs de coupĂ© — je crois que tout va s’arranger
 je te le rĂ©pĂšte c’est du ministĂšre de l’IntĂ©rieur que le coup part — et c’est lĂ  qu’il faut frapper — vite et fort. » Quelques jours aprĂšs C’est jeudi prochain que je passe dĂ©finitivement. J’ai Ă©tĂ© aujourd’hui une grande heure seul avec Lamartine, qui m’a fait des compliments par-dessus les moulins
 — ce qu’il y a de sĂ»r, c’est qu’il sait mon livre par cƓur
 j’aurai de lui pour la prĂ©senter au Tribunal une lettre Ă©logieuse. » En effet, un courant perfide s’établit et Gustave Flaubert, auteur de Madame Bovary, Laurent Pichat, Pillet, directeur et imprimeur de la Revue de Paris, furent traduits devant la 6e chambre de la police correctionnelle, le 31 janvier 1857, en vertu des articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pĂ©nal. L’audience, prĂ©sidĂ©e par Me Dubarle, eut les honneurs d’une foule choisie. Le rĂ©quisitoire, faible d’argumentation, fut prononcĂ© par l’avocat gĂ©nĂ©ral Ernest Pinard. La dĂ©fense, prĂ©sentĂ©e par Me SĂ©nard, fut un triomphe. Les accusĂ©s furent acquittĂ©s et Flaubert est acclamĂ© chef de l’école dite rĂ©aliste. Madame Bovary devint populaire ; son succĂšs dure encore. Il est Ă  un moment si retentissant que Flaubert en paraĂźt obsĂ©dĂ©, il Ă©crit Je voudrais ĂȘtre assez riche pour racheter tous les exemplaires de ce roman, les jeter au feu et qu’on n’en parle plus. » Et plus tard J’ai hĂąte de donner un autre livre qui dĂ©truira celui-ci. » ───── VARIANTES D’APRÈS L’ÉDITION ORIGINALE. Paris, 1857. Page 3, ligne 22, fallait la garder Ă  la main
 Page 5, ligne 31, ans Ă  mĂȘme la
 Page 6, ligne 3, retira Ă  la
 Page 6, ligne 23, encore plus. Page 6, ligne 30, l’ivresse ; Page 7, ligne 11, marmot quoique Ă  plaindre fut
 Page 9, ligne 23, l’étude, Ă©coutait en classe, et dormant
 Page 10, ligne 26, ni les matiĂšres mĂ©dicales, tous
 Page 12, ligne 13, apprit des couplets par cƓur
 Page 12, ligne 19, pour le fĂȘter de
 Page 13, ligne 4, Charles dĂ©jĂ  Ă©tait
 Page 17, ligne 31, cinq Ă  six
 Page 18, ligne 12, bouillonnait autour dans
 Page 21, ligne 13, tombĂ©e par terre
 Page 24, ligne 19, veuve pouvait-elle effacer par son contact l’image fixĂ©e sur le cƓur de son mari ! La veuve
 Page 27, ligne 3, soixante-quinze francs
 Page 27, ligne 19, seulement d’aller
 Page 29, ligne 10, tout aise
 Page 33, ligne 14, Rouault
 balbutiait
 Page 36, ligne 11, quatorze Ă  seize
 Page 37, ligne 23, mariĂ©s ensuite
 Page 38, ligne 14, s’apercevait que l’on
 Page 38, ligne 29, Ă©paisse Ă  l’entour des
 Page 39, ligne 29, on dit des
 Page 43, ligne 5, coin, par terre
 Page 44, ligne 4, cuisine, tousser les malades
 Page 44, ligne 25, la conjugale,
 Page 49, ligne 34, boutique obscure d’un
 Page 50, ligne 14, sentimentale qu’artistique, cherchant
 Page 53, ligne 19, elle, l’un aprĂšs l’autre, dans
 Page 59, ligne 5, disait l’un aprĂšs l’autre, les
 Page 61, ligne 5, incapable, d’ailleurs, de
 Page 63, ligne 6, Allons, embrassez maĂźtresse
 Page 64, ligne 17, trouva sa taille jolie
 Page 67, ligne 4, Ă  voix
 Page 70, ligne 22, du cul. Page 70, ligne 30, se bouffissaient et
 Page 71, ligne 16, odeur douce. Page 73, ligne 9, voitures, l’une aprĂšs l’autre, commencĂšrent
 Page 74, ligne 31, Elle aspirait le
 Page 80, ligne 14, Ă©toiles. Mais au bout
 Page 82, ligne 30, poste, chaque
 Page 86, ligne 15, commençait Ă  engraisser
 Page 86, ligne 23, lui ; mais pour
 Page 87, ligne 32, rien n’arriverait
 Page 88, ligne 27, cinq Ă  six
 Page 91, ligne 2, pensĂ©e bondissant avec
 Page 91, ligne 11, porte criant, les
 Page 92, ligne 3, s’y refrotta plus
 Page 93, ligne 16, fĂ©brile, puis à
 Page 96, ligne 6, blanche sinueuse la
 Page 98, ligne 34, sape, sont
 Page 103, ligne 24, encore dĂ©primĂ© davantage l’habitude
 Page 104, ligne 8, et il retira
 Page 108, ligne 5, l’avait d’abord sifflé  Page 110, ligne 9, jours en effet que
 Page 112, ligne 28, Madame Bovary, s’arrĂȘtant de manger, que
 Page 113, ligne 26, ennuierait l’un aprĂšs l’autre, les
 Page 116, ligne 6, et alentours. Page 116, ligne 10, assiettes l’une aprĂšs l’autre
 Page 117, ligne 21, clair de lune
 Page 120, ligne 22, Cependant le besoin
 Page 120, ligne 33, dans les corridors
 Page 121, ligne 9, Cependant le souvenir de cette admonestation s’affaiblit
 Page 127, ligne 18, fumier, qui dormait au soleil, ou
 Page 129, ligne 22, s’en alla donc ; Page 131, ligne 5, tout autour
 Page 132, ligne 34, roide et anglais
 Page 133, ligne 4, aux catastrophes d’autrui
 Page 134, ligne 16, ombre qui passait tout
 Page 139, ligne 14, lĂ©zarde dans son mur
 Page 147, ligne 2, passant avant. Page 147, ligne 32, de Notre Dame. Page 153, ligne 1, et qu’assise
 Page 153, ligne 10, tout autour, on
 Page 154, ligne 6, roides des
 Page 160, ligne 21, Et Berthe
 Page 160, ligne 25, servante Ă  tue-tĂȘte, et elle
 Page 163, ligne 24, qu’il fut, lui
 Page 163, ligne 28, Mais cette
 Page 164, ligne 9, Ă  aviser une
 Page 164, ligne 16, point cependant. Chaque
 Page 167, ligne 14, Bovary cependant avait
 Page 171, ligne 17, vague, il Ă©tait nombreux comme une foule, plein de luxe lui-mĂȘme et d’irritation. Mais au souvenir de la vaisselle d’argent et des couteaux de nacre, elle n’avait pas tressailli si fort qu’en se rappelant le rire de sa voix et la rangĂ©e de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient Ă  la mĂ©moire, plus mĂ©lodieuses et pĂ©nĂ©trantes que le chant des flĂ»tes et que l’accord des cuivres ; des regards qu’elle avait surpris lançaient des feux comme les girandoles de cristal et l’odeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu’à la bouffĂ©e des serres chaudes et qu’au parfum des magnolias. Quoiqu’il
 Page 174, ligne 27, comme un linge
 Page 180, ligne 13, chargeait. Elle leva vers lui des yeux tout pleins d’admiration – moi Page 181, ligne 8, doute. Il en est fatiguĂ© sans doute. Il
 Page 187, ligne 22, mailles Ă©paisses de
 Page 188, ligne 31, l’ovale Ă©largie de
 Page 190, ligne 6, Cependant le pré  Page 190, ligne 17, l’un aprĂšs l’autre
 Page 195, ligne 6, tout autour, le
 Page 201, ligne 27, Ă©numĂ©rer l’un aprĂšs l’autre les
 Page 202, ligne 19, NĂ©anmoins son lieutenant
 Page 205, ligne 11, rassit, et alors Me Derozerays
 Page 206, ligne 19, soixante-dix
 Page 208, ligne 21, ratatiner encore dans
 Page 209, ligne 20, ton paterne. Page 210, ligne 3, Mais la sĂ©ance
 Page 211, ligne 12, Cependant les piĂšces
 Page 218, ligne 4, un ; mais elle
 Page 218, ligne 32, Il avait mis
 Page 220, ligne 10, Mais Ă  cĂŽté  Page 228, ligne 27, Et enfin il
 Page 229, ligne 1, peu, cependant, ces
 Page 229, ligne 17, obliquement d’un petit
 Page 229, ligne 18, herbes, au rebord Page 235, ligne 1, Cependant la vue
 Page 235, ligne 29, fallu s’échanger des
 Page 236, ligne 31, attachement, mais comme
 Page 241, ligne 21, fĂ»t habile
 Page 243, ligne 17, machine oĂč l’on devait enfermer son membre aprĂšs l’opĂ©ration
 Page 246 ligne 1, Ă  sa main
 Page 247, ligne 21, mĂšre Lefrançois arriva
 Page 248, ligne 4, semblait prĂȘte Ă  se
 Page 252, ligne 9, imaginerions jamais d’opĂ©rer
 Page 257, ligne 11, Mais il se
 Page 262, ligne 28, soixante-dix
 Page 270, ligne 8, de leur mariage
 Page 275, ligne 8, dĂ©mesurĂ©es et mĂ©lancoliques
 Page 276, ligne 28, Mais il Ă©tait
 Page 278, ligne 11, Alors afin de
 Page 281, ligne 12, vous aviez Ă©té  Page 282, ligne 27, pas de ma
 Page 286, ligne 23, Ă©tagĂšre, et Charles
 Page 287, ligne 18, Cependant le pharmacien
 Page 289, ligne 31, sous le prĂ©texte
 Page 291, ligne 3, lentement, et mit sa main
 Page 293, ligne 14, soixante-dix francs
 Page 295, ligne 7, auvents l’un aprĂšs l’autre
 Page 295, ligne 23, allĂ©gĂ©e ne pesait plus
 Page 295, ligne 32, se bombaient mollement
 Page 296, ligne 14, Ăąme courbaturĂ©e d’orgueil
 Page 297, ligne 34, et immobile
 Page 298, ligne 9, pour aviver sa foi, pour
 Page 300, ligne 33, bocage, car il
 Page 307, ligne 18, garde ses billets
 Page 308, ligne 28, l’un aprĂšs l’autre, et
 Page 309, ligne 8, de sa jeunesse
 Page 313, ligne 31, regardait, c’était sĂ»r
 Page 316, ligne 27, question de la maladie d’Emma bien qu’elle interrompĂźt
 Page 317, ligne 5, trottoir, tous fredonnant
 Page 321, ligne 2, abord, mais elle
 Page 323, ligne 27, qu’il ne savait oĂč assouvir
 Page 324, ligne 27, existence dĂ©jĂ  lointaine
 Page 325, ligne 3, et que j’apercevais
 Page 326, ligne 15, lĂ©gende en bas
 Page 340, ligne 17, parmi des jarres
 Page 345, ligne 25, l’attendait, s’avançant les bras ouverts lui dit
 Page 347, ligne 2, nul, ĂȘtre un pauvre homme enfin, de
 Page 348, ligne 30, Lheureux, marchand
 Page 349, ligne 21, couci-couça
 Page 349, ligne 34, vous savez bien
 Page 357, ligne 11, il se sentit
 Page 360, ligne 28, qu’il fallait mieux
 Page 373, ligne 34, air tout naturel
 Page 376, ligne 14, prĂšs Aumale
 Page 377, ligne 7, ajoute-t-il c’était bien
 Page 378, ligne 25, attendit impatiemment
 Page 379, ligne 17, que beaucoup plus
 Page 388, ligne 25, pas de sa
 Page 390, ligne 29, extraordinaire. Mais cette
 Page 393, ligne 9, peut se tenir
 Page 393, ligne 33, souffler un mot
 Page 399, ligne 2, petite, qu’elle ne veut
 Page 400, ligne 27, tenu Ă  sa
 Page 401, ligne 16, dans cet adultĂšre toutes les platitudes de son mariage
 Page 405, ligne 28, appuya sa main. Sa jolie
 Page 409, ligne 14, sur les pages
 Page 409, ligne 18, tenir tranquille. Page 410, ligne 15, point Ă  ce que l’on
 Page 411, ligne 10, Oh ! tĂąche ! je t’aimerai
 Page 411, ligne 25, infernale s’irradiait de
 Page 4,12, ligne 26, chancelante, prĂȘte Ă  dĂ©faillir
 Page 413, ligne 20, sur leur table
 Page 413, ligne 22, gigantesques chaircuiteries, des
 Page 414, ligne 29, Mais alors apothicaire
 Page 414, ligne 33, prĂšs les halles
 Page 415, ligne 30, qui dĂ©chire l’affiche
 Page 418, ligne 1, Lheureux, auxquelles
 Page 418, ligne 4, bleu ciel
 Page 419, ligne 31, pourpre lui monta vite au visage
 Page 423, ligne 15, ; – mais tout
 Page 423, ligne 16, serpent il se
 Page 423, ligne 30, ne rĂ©pondit pas
 Page 425, ligne 23, Mais tout Ă  coup
 Page 426, ligne 12, arriva dans la
 Page 426, ligne 22, Mais quand elle
 Page 427, ligne 23, Elle se laissait prendre
 Page 428, ligne 11, Par un reste d’orgueil, il se dĂ©battait encore sous
 Page 428, ligne 14, que je vive sans
 Page 429, ligne 4, bout des lĂšvres 
 Page 433, ligne 17, lui parut extraordinairement
 Page 433, ligne 24, Et comme la
 Page 433, ligne 27, tuer des rats
 Page 434, ligne 31, partie Ă  Rouen
 Page 435, ligne 5, jour et de l’heure
 Page 436, ligne 1, moindre agitation ne
 Page 437, ligne 16, pouvait faire que
 Page 437, ligne 22, PĂąle, Ă©perdu
 Page 438, ligne 23, Mais la douceur
 Page 439, ligne 7, pas ? reprit Charles
 Page 439, ligne 16, rappelĂšrent sans doute
 Page 439, ligne 17, ou de mi-carĂȘme
 Page 440, ligne 3, baiser ; mais elle
 Page 441, ligne 18, avant qu’il ne fĂ»t
 Page 443, ligne 3, Mais le pharmacien
 Page 443, ligne 26, Je ne sais trop
 Page 444, ligne 14, Ă  sa joie, par
 Page 445, ligne 19, Mais l’attention
 Page 447, ligne 16, Mais Emma trop
 Page 447, ligne 18, tombĂ© par terre
 Page 447, ligne 23, observation, et il expliqua
 Page 448, ligne 18, Ă©tendus vers elle. Page 448, ligne 34, Elle se releva
 Page 452, ligne 9, reparler de dispositions
 Page 452, ligne 15, Ă©talera les cheveux
 Page 453, ligne 15, l’un aprĂšs l’autre tous
 Page 454, ligne 6, connaissait tous nos
 Page 455, ligne 30, arriva et Charles
 Page 455, ligne 34, l’enterrement. Mais il
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 Page 457, ligne 7, peur ? reprit-il
 Page 457, ligne 16, apothicaire — Le coup
 Page 457, ligne 31, Alors Homais
 Page 457, ligne 32, il s’étendait sur
 Page 458, ligne 10, Cependant des aboiements
 Page 458, ligne 15, reprit l’ecclĂ©siastique
 Page 459, ligne 1, et cependant la nuit
 Page 460, ligne 4, se roidissant contre
 Page 460, ligne 5, coups tout au hasard
 Page 460, ligne 20, Et l’ecclĂ©siastique ne se fit point prier ; ils mangĂšrent et mĂȘme ils trinquĂšrent
 Page 460, ligne 24, tristesse. Ils rencontrĂšrent
 Page 464, ligne 18, baleine, et prĂšs
 Page 464, ligne 27, terre, alors il
 Page 465, ligne 5, tous, l’un aprĂšs l’autre
 Page 465, ligne 8, Bovary tout en
 Page 467, ligne 3, Lestiboudois et de sa
 Page 469, ligne 2, Ă©taient toutes en feu
 Page 469, ligne 22, Mais il y en
 Page 469, ligne 28, tout Ă  coup claqua. Page 470, ligne 8, Mais les affaires
 Page 471, ligne 5, fini, mais il
 Page 471, ligne 12, s’enfermait ? Comme elle Ă©tait Ă  peu prĂšs de sa taille, souvent lorsqu’elle sortait de la chambre, Charles
 Page 471, ligne 32, tombĂ©e par terre
 Page 472, ligne 16, Mais on avait
 Page 476, ligne 9, devis et fait
 Page 479, ligne 19, il n’avait personne autour de lui qui
 Page 481, ligne 17, soixante-quinze centimes
 Page 481, ligne 25, les a de suite
 ────── MADAME BOVARYETLES AUTEURS CONTEMPORAINS. Paris, 13 avril. Vous ĂȘtes un de ces hauts sommets que tous les coups frappent, mais qu’aucun n’abat. Mon cƓur est profondĂ©ment avec vous. Victor Hugo. ────── Hauteville House, 30 aoĂ»t 1857. Vous avez fait un beau livre, Monsieur, et je suis heureux de vous le dire. Il y a entre vous et moi une sĂ©rie de livres qui m’attache Ă  votre succĂšs. Je me rappelle vos charmantes et nobles lettres d’il y a quatre ans, et il me semble que je les revois Ă  travers les belles pages que vous me faites lire aujourd’hui. Madame Bovary est une Ɠuvre, l’envoi que vous avez bien voulu m’en faire ne m’est parvenu que tard ; c’est ce qui vous explique le retard mĂȘme de cette lettre. Vous ĂȘtes, Monsieur, un des esprits conducteurs de la gĂ©nĂ©ration Ă  laquelle vous appartenez, conservez et tenez haut devant elle le flambeau de l’art. Je suis dans les tĂ©nĂšbres, mais j’ai l’amour de la lumiĂšre. C’est vous dire que je vous aime. Je vous serre la main. Victor Hugo. ───── 30 dĂ©cembre 1857. Monsieur,J’ai tĂ©moignĂ© Ă  beaucoup de nos amis toute mon admiration pour Madame Bovary ; beaucoup d’auteurs, la plupart, m’ont vu dans le pharmacien, puis on m’a fait Ă©crire la piĂšce, et une fois Ă©crite je l’ai prĂ©sentĂ©e Ă  un directeur qui l’a reçue et je la rĂ©pĂšte, le tout sans votre permission. Je pars dans deux heures pour Reims oĂč je vais donner plusieurs reprĂ©sentations. Veuillez, Monsieur, me faire savoir si votre intention est de faire jouer Madame Bovary, et si vous me jugez capable pour le pharmacien. Votre bien dĂ©vouĂ©, Henry Monnier. ───── 30 janvier 1857. Mon cher ConfrĂšre,Je ne sais quelle sera l’issue de votre procĂšs ; mais c’est une victoire pour vous et une dĂ©faite honteuse pour le procureur impĂ©rial. Je ne dis pas pour le Parquet qui vous soutenait assez ouvertement, car Ă  un mouvement de lĂšvres du prĂ©sident pendant que Me SĂ©nard lisait une description trĂšs Ă©tudiĂ©e de votre roman, j’ai remarquĂ© et peut-ĂȘtre tout le monde l’a-t-il remarquĂ©, que le prĂ©sident disait charmant. Ceux qui l’auront observĂ© attentivement auront bien compris Ă  deux reprises diffĂ©rentes ce mot char-mant trĂšs significatif. Je me rĂ©jouis dans l’intĂ©rĂȘt des lettres de l’issue plus que probable de votre acquittement, et cette poursuite ne pourra qu’ĂȘtre trĂšs favorable au succĂšs de votre roman que j’attends avec impatience, n’ayant lu que la premiĂšre partie dans la Revue. Croyez-moi, mon cher ConfrĂšre, votre tout dĂ©vouĂ© et votre Champfleury. — J’ai dĂ» quitter l’audience Ă  5 heures, vers la fin de la plaidoirie, et je ne sais ce qui sera arrivĂ©. ───── Paris, 12 mai 1857. Mon cher Monsieur, je vous dis mon cher Monsieur parce que je viens de lire Madame Bovary. Je n’en connaissais, par la Revue de Paris, que la fin. Je viens de tout lire, et j’ai dĂ©jĂ  tout relu. Si vous songez Ă  fonder une AcadĂ©mie de vos quarante plus chauds admirateurs, je me porte candidat, et pour dix places Ă  moi tout seul. Votre livre m’a empoignĂ© et remuĂ© Ă  fond. Je vous en remercie comme si vous l’aviez fait pour moi. À quand votre second coup de maĂźtre ? Je suis mĂ©content de ma journĂ©e ; il est deux heures, et je ne vous ai encore raccolĂ© que trois lecteurs. Pardonnez-moi, ce n’est pas ma faute, et je tĂącherai de mieux faire ce soir
 Je ne sais pourquoi je vous Ă©cris tout cela, si ce n’est pour vous dire que l’évĂ©nement de votre avĂšnement m’enchante et que je vous prie, lorsque vous reviendrez Ă  Paris, de m’écrire quatre lignes pour que je sache oĂč prendre deux mains que je veux serrer. Guillaume Guizot. ───── Vendredi. Mon cher Ami, Sachez, mon cher Ami, que les deux volumes de Madame Bovary sont ici sur mon bureau. Ceci vous prouve que Grenoble est un pays moins perdu qu’on ne le suppose gĂ©nĂ©ralement. Il est juste d’ajouter que la publication en volumes Ă©tait fort attendue ici. La Revue de Paris y a deux ou trois abonnĂ©s qui la lisent quelquefois. DĂšs les premiĂšres pages de votre roman, on a reconnu la vraie vie de province Ă©tudiĂ©e de prĂšs. On a continuĂ© la lecture on a apprĂ©ciĂ© le talent parce qu’on est Ă©clairĂ©, et la passion parce qu’on est homme. Bref, les numĂ©ros ont fait le tour de la ville. La population se compose de magistrats en activitĂ© et d’officiers en retraite. Les magistrats vous ont donnĂ© gain de cause avant ceux de Paris. Mais c’est surtout la partie fĂ©minine qui s’est rĂ©galĂ©e. Les dames de Grenoble bovarisent un peu pour leur compte, et elles se sont reconnues, non sans plaisir, dans votre roman. Je tiens ces dĂ©tails d’un de mes amis qui professe la philosophie au lycĂ©e de Grenoble ; grand bovariste d’ailleurs, qui a lu votre roman bien avant moi, et qui m’a apportĂ© le premier exemplaire. Je n’en ai fait qu’une goulĂ©e, et je suis encore dans ma premiĂšre admiration. Mon cher Ami, vous avez fait vĂ©ritablement un coup de maĂźtre, et les critiques auront de quoi parler sur vous. J’ai cru lire un roman de Balzac mieux Ă©crit, plus passionnĂ©, plus propre, et exempt de ces deux odeurs nausĂ©abondes qui me saisissent quelquefois au milieu des livres du Tourangeau l’odeur d’égout et l’odeur de sacristie. On ne sent qu’une bonne et franche senteur
, comme sous les chĂątaigniers en fleurs. Gardez-moi l’exemplaire que vous m’avez promis nous le parcourrons ensemble un jour aprĂšs dĂ©jeuner, soit chez vous, soit chez moi. Je vous ferai une observation sur Homais, que je trouve un peu poussĂ© Ă  la charge, et sur le cocher de Rouen qui m’a paru trop effarouchĂ© et trop intelligent. Mais nous relirons certaines pages du bord de l’eau ou de l’hĂŽtel garni qui sont burinĂ©es sur acier avec la pointe
 La discussion du pharmacien et du curĂ© dans la chambre mortuaire est superbe. VoilĂ  la vraie comĂ©die bravo MoliĂšre. Mon ami le professeur m’a fait voir les passages supprimĂ©s par la Revue, et ils m’ont paru mille fois plus innocents que les points par lesquels on les avait remplacĂ©s. Le peuple fĂ©minin de Grenoble se plaint d’avoir Ă©tĂ© volĂ©. Il comptait sur des indĂ©cences. N’avez-vous rien changĂ© au texte ? J’aurais voulu que pour corser la situation et pour justifier encore mieux le suicide de Mme Bovary, la pauvre femme eĂ»t Ă©té  par le notaire, et qu’il lui eĂ»t ensuite offert 500 francs. Remarquez qu’on s’empoisonne rarement parce qu’on a des dettes. Il y a d’autres moyens de sortir d’affaires. Mais une jolie femme volĂ©e par un sale grigou de notaire a toujours le droit de manger de l’arsenic. Entre parenthĂšses, vous parlez poison, valgus, et le reste en digne fils de votre pĂšre. » À bientĂŽt, mon cher Ami, je vous serre cordialement la main. Edm. About. ───── Mon vieux,ÉvohĂ© ! j’ai lu la Bovary ! tu peux ĂȘtre tranquille — c’est fort bien — l’absence de la dĂ©clamation ne nuit en rien au style ; il n’est pas possible de ne pas avoir un succĂšs avec cela. C’est ma conviction profonde. Je le fais lire le plus que je peux. Adieu, Ă  samedi.Samedi.L. Bouilhet. OPINION DE LA PRESSESURMADAME BOVARY. À titre de curiositĂ©, nous donnons quelques extraits des principaux articles consacrĂ©s Ă  Madame Bovary, lors de sa publication. Le Moniteur universel M. Sainte-Beuve. Voir cet article dans les Causeries du Lundi, t. XIII. Nous en citons cette phrase Madame Bovary est un livre avant tout, un livre composĂ©, mĂ©ditĂ©, oĂč tout se tient, oĂč rien n’est laissĂ© au hasard de la plume et dans lequel l’auteur, ou mieux l’artiste, a fait d’un bout Ă  l’autre ce qu’il a voulu. » Journal des DĂ©bats, 26 mai 1857 M. Cuvillier-Fleury. Il est difficile de savoir oĂč va le roman français par le temps qui court. Ce qui est certain, c’est qu’il ne va guĂšre. On Ă©crit beaucoup, et il n’est guĂšre de journal ou de recueil pĂ©riodique qui ne donne son roman au public ; le public lit tous les romans qu’on lui donne. Quelqu’un me disait un jour, voulant caractĂ©riser ce genre de progrĂšs qui est particulier Ă  notre Ă©poque La pyramide s’abaisse, mais elle s’élargit par la base. » Cela est vrai elle s’élargit tellement que tout y rentre. Tout le monde Ă©crit et sait Ă©crire. 
 Les romanciers qui ont fait tant parler d’eux en France, sous le gouvernement de Juillet, n’étaient pas tous des Ă©crivains supĂ©rieurs. Il fallait pourvoir Ă  une immense consommation et satisfaire un appĂ©tit de lecture insatiable. On allait au plus pressĂ©. Presque tous pourtant avaient leur cachet
 Ils se ressemblaient par la facilitĂ©, non par la monotonie. Ils avaient des procĂ©dĂ©s analogues et des talents divers. Le roman rĂ©gnait alors. Il parlait en maĂźtre. Il traitait avec la sociĂ©tĂ© de puissance Ă  puissance, lui infligeait son blĂąme, la menaçait de ses thĂ©ories, ne se refusait pas mĂȘme la perspective d’une rĂ©volution
 Il a fait beaucoup de mal ; il participait pourtant Ă  cette vitalitĂ© des Ă©poques libres oĂč le mal lui-mĂȘme est sans cesse corrigĂ© par la discussion et trouve son remĂšde dans le salutaire mouvement donnĂ© aux esprits. L’apathie des intelligences est le plus grand auxiliaire de la corruption des Ăąmes. AprĂšs tout il est absurde de croire qu’une sociĂ©tĂ© puissante ait pĂ©ri pour s’ĂȘtre oubliĂ©e avec LĂ©lia ou s’ĂȘtre trop intĂ©ressĂ©e au Chourineur. Quel qu’ait Ă©tĂ© le succĂšs des romanciers qui ont amusĂ© ou scandalisĂ© le dernier rĂšgne, leur puissance Ă©tait infĂ©rieure Ă  leur talent. Ce qu’il en reste, c’est un souvenir. On ne les relira guĂšre ; mais ils auront vĂ©cu. Les historiens de notre littĂ©rature contemporaine seront obligĂ©s d’en tenir un sĂ©rieux compte. On a peut-ĂȘtre trop parlĂ© des romans d’autrefois. Deux ou trois noms exceptĂ©s, parlera-t-on de ceux d’aujourd’hui ? 
 Voici pourtant un roman, nĂ© d’hier, qu’il n’est pas permis de passer sous silence — d’abord parce qu’un des maĂźtres de la critique[13]}} en a parlĂ© avec Ă©loge — ensuite parce que l’hĂ©roĂŻne du livre, Mme Bovary, a eu, comme on le sait, des dĂ©mĂȘlĂ©s avec la justice. Elle en est sortie Ă  son honneur. Pourtant cette aventure de police correctionnelle lui donne un air de fruit dĂ©fendu qui ne nuit pas Ă  un livre, bon ou mauvais. Je suis sĂ»r que Madame Bovary, qu’on se dispute dans les cabinets de lecture, est aujourd’hui le livre prĂ©fĂ©rĂ© de tous les boudoirs et qu’il n’est pas une de nos Ă©lĂ©gantes, partant pour sa terre, qui ne l’ait dans son bagage de campagne. Curieuse question, disions-nous un jour, celle de savoir ce qu’il entre d’honnĂȘtes suffrages dans le succĂšs d’un mauvais livre, et de femmes distinguĂ©es, jeunes, belles, vertueuses et honorĂ©es dans le cortĂšge littĂ©raire bien entendu d’une fille de marbre quelconque. J’en dirai autant du livre de M. Gustave Flaubert, sans contester Ă  ses intentions et Ă  son talent le bĂ©nĂ©fice de la chose jugĂ©e. 
 Mme Bovary est un esprit dĂ©rĂ©glĂ© et un cƓur sec. Elle n’a que de l’imagination et des sens, des besoins de luxe et des appĂ©tits de plaisir. Elle aime, non ce qui est beau, mais ce qui brille. Elle a horreur du mĂ©diocre dans la vie matĂ©rielle, n’ayant elle-mĂȘme d’autre distinction que sa beautĂ©. À tous ces traits, vous reconnaissez la fille de marbre ». Mme Bovary est une courtisane Ă  l’état de bourgeoise, une dame aux camĂ©lias » sombrĂ©e dans un petit chef-lieu de canton, une DanaĂ© de province Ă©touffant dans un village. Tout le roman est lĂ  ; et si ce roman a une morale, quoiqu’il n’en affecte d’aucune sorte, c’est que d’une courtisane, ou nĂ©e pour l’ĂȘtre, on ne saurait tirer ni une Ă©pouse, ni une mĂšre, fĂ»t-ce mĂȘme une de ces mĂšres Ă  longue Ă©chĂ©ance qui attendent un quart de siĂšcle, comme la Fiammina, pour aimer leurs enfants. 
 Nous reviendrons sur ce style si Ă©trangement mĂȘlĂ© de vulgaritĂ© et de prĂ©tention, oĂč l’ñme » fait une si singuliĂšre alliance avec la pommade, ou le rĂ©alisme », visant Ă  la simplicitĂ©, tombe dans la maniĂšre. Pour le moment, nous cherchons Ă  nous reprĂ©senter au vrai Mme Bovary. Prise Ă  son point, dans sa floraison pour ainsi dire, Mme Bovary est bien la courtisane que nous connaissons, mais croisĂ©e de petite bourgeoise, couvrant sous l’ombre du toit conjugal tous les instincts et tous les vices des situations exceptionnelles, et faisant Ă©clater Ă  chaque instant le cadre Ă©troit oĂč sa destinĂ©e l’enferme ; — sans cƓur, malgrĂ© ses frissons, battant son enfant en sevrage, dure Ă  son honnĂȘte mari, idolĂątre d’elle-mĂȘme, passant des journĂ©es Ă  se verser des flacons d’eau de Cologne sur les bras et Ă  se nettoyer les ongles avec des citrons, aimant les belles Ă©toiles, les meubles somptueux, les recherches dispendieuses en tout genre ; traitant l’argent, si rare qu’il soit Ă  la maison, non en mĂ©nagĂšre, mais en bourreau, et ne reculant, pour en avoir, devant aucune extrĂ©mitĂ©. 
 MƓurs de province ! nous dit M. Flaubert. Mme Bovary, pour peu qu’on l’y pousse, va droit au vol et Ă  l’assassinat. Elle finit par le suicide. Elle ne vaut pourtant ni plus ni moins que toutes les femmes de mĂȘme sorte qu’il est de mode de mettre aujourd’hui sur la scĂšne, Ă  grand renfort de public. C’est la mĂȘme femme que nous avons vue vingt fois. Un publiciste cĂ©lĂšbre disait en 1830 qu’il avait fait pendant quinze ans le mĂȘme article. On pourrait dire plus justement que le roman et la comĂ©die nous donnent depuis dix ans la mĂȘme femme. Emma Bovary, c’est la Marguerite de la Dame aux CamĂ©lias, la duchesse de la Dame aux Perles, la Suzanne du DemiMonde, toutes les hĂ©roĂŻnes des drames de M. Dumas fils sous un nom nouveau. Il ne manqua Ă  Emma Bovary que d’avoir connu Paris. Les hĂ©roĂŻnes du drame parisien sont seulement plus franches qu’elle. Elles vivent de leur dĂ©gradation. Emma en meurt, mais sans contrition et sans repentir. Toute cette histoire est-elle vrai ? Pourquoi pas ? Mme Bovary n’est pas plus invraisemblable que la baronne d’Auge, M. Dumas prend sur le vif des mauvaises mƓurs les portraits qu’il fait pour le public. Pourquoi M. Flaubert n’aurait-il pas mis autant de vĂ©ritĂ© dans une histoire Ă©crite sur place, suivant toute apparence, les originaux sous les yeux, et sans autre peine que de les copier ? M. Flaubert a braquĂ© son daguerrĂ©otype sur un village de Normandie, et le trop fidĂšle instrument qui a rendu un certain nombre de ressemblances, portraits, paysages et petits tableaux en grisaille d’une vĂ©ritĂ© incontestable, de cette vĂ©ritĂ© terne et blafarde qui semble supprimer, dans les copies du monde physique, la lumiĂšre mĂȘme qui les a produites. 
 Quoi qu’il en soit, M. Flaubert est un peintre exact, il rend d’un trait prĂ©cis et rigoureux des objets qu’il rencontre. Sous cet instrument de prĂ©cision qu’il manie d’un doigt si exercĂ©, le monde matĂ©riel se reproduit comme il est, ni plus ni moins, mais sans poĂ©sie et sans idĂ©al. La ressemblance vous crĂšve les yeux ; elle ne vise pas au cƓur. J’en dirai autant de ses personnages. Ce sont des mannequins ressemblants. Le pharmacien philosophe, M. Homais, qui voudrait qu’on saignĂąt les prĂȘtres une fois par mois dans l’intĂ©rĂȘt des mƓurs » ; le bon Charles Bovary, aux expansions si rĂ©guliĂšres, » qui n’embrasse sa femme qu’à de certaines heures, comme le mĂ©thodique pĂšre de Tristram Shandy, et qui, Ă  table, nous dit l’auteur, coupait au dessert le bouchon des bouteilles vides, se passait aprĂšs manger la langue sur les dents, et faisait, en avalant sa soupe, un gloussement Ă  chaque gorgĂ©es » ; — et tant d’autres originaux non moins fidĂšlement reproduits par l’impitoyable observation de M. Flaubert, Lheureux, l’usurier brocanteur, le maire Tuvache, l’abbĂ© Bournisien, curĂ© de l’endroit, qui se mouche en mettant un angle de son mouchoir d’indienne entre ses dents » ; M. Binet, percepteur par Ă©tat et tourneur par goĂ»t gilet de drap noir, col de crin, pantalon gris, et en toute saison des bottes bien cirĂ©es qui avaient deux renflements parallĂšles Ă  cause de la saillie de ses orteils » ; — puis les amoureux, notre ami LĂ©on d’abord, le clerc de notaire, qui dit Ă  Mme Bovary, aprĂšs une longue absence Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amĂšnerait. J’ai cru vous reconnaĂźtre au coin des rues
 », puis M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, un country gentleman du voisinage, grand gaillard de tempĂ©rament brutal et d’intelligence perspicace, et qui la premiĂšre fois qu’il rencontre Mme Bovary Oh ! je l’aurai, s’écria-t-il en Ă©crasant d’un coup de bĂąton » voir p. 182. Tel est le procĂ©dĂ© de l’auteur. Il y met du sien le moins qu’il peut, ni imagination, ni Ă©motion, ni morale. Pas une rĂ©flexion, nul commentaire ; une suprĂȘme indiffĂ©rence entre le vice et la vertu. Ses hĂ©ros sont ce qu’ils sont. C’est Ă  prendre ou Ă  laisser. Cela s’appelle une Ɠuvre impersonnelle ; et cet excellent juge qui a le premier donnĂ© l’éveil Ă  la critique sĂ©rieuse sur Madame Bovary dit que c’est lĂ  une grande preuve de force ». Je crois que c’est le contraire. La force n’est pas ce qui vient de la machine ou du procĂ©dĂ©. J’aime que l’ñme de l’auteur se reflĂšte dans son Ɠuvre, que le peintre se rĂ©flĂ©chisse dans sa peinture. C’est ce reflet qui est la vie, et ce qu’on appelle l’art » n’est pas autre chose. C’est par lĂ  que TĂ©niers, Van Ostade, Callot lui-mĂȘme sont admirables. Il n’est pas nĂ©cessaire d’avoir peint la Descente de Croix ou la Transfiguration pour ĂȘtre un grand artiste ; une scĂšne de cabaret y suffit, mais Ă  une condition, c’est que l’Ɠuvre ne sera pas la copie servile et plate, mais l’imitation ingĂ©nieuse et savante du modĂšle qu’on se propose. 
 Ainsi, cette vĂ©ritĂ© mĂȘme toute matĂ©rielle, Ă  laquelle prĂ©tend surtout l’école de M. Flaubert, elle manque son but en le dĂ©passant. Elle disparaĂźt dans son excĂšs mĂȘme. La vĂ©ritĂ© morale, oĂč est-elle ? Je sais que vous faites un roman et non un sermon ; que vous vous piquez de montrer au vrai la vie humaine, sans vous soucier des consĂ©quences ; que lĂ  oĂč vous la voyez grimaçant, vous mettez la grimace, et qu’il ne vous plaĂźt pas de la peindre en beau pour l’édification des duchesses. Soit ! montrez le laid, mais Ă  la maniĂšre des grands artistes et des Ă©crivains habiles, sans secrĂšte complaisance, sans exclusion systĂ©matique, et en mĂȘlant au mal cette juste mesure de bien qui en est, par la volontĂ© de Dieu, le contre-poids ou la revanche. Faites, toute proportion gardĂ©e, comme Lesage, comme Fielding, comme l’abbĂ© PrĂ©vost, comme MoliĂšre lui-mĂȘme qui a si bien dit Je veux que l’on soit homme et qu’en toute rencontre Le fond de notre cƓur dans nos discours se montre. Dans le roman tel qu’on l’écrit aujourd’hui, avec les procĂ©dĂ©s de la reproduction photographique, l’homme disparaĂźt dans le peintre il ne reste qu’une plaque d’acier. La plupart des romanciers du jour participent plus ou moins Ă  ces dĂ©fauts de l’école rĂ©aliste. Presque tous ils se ressemblent par la nĂ©gligence du style auquel ils croient supplĂ©er par une fatigante exagĂ©ration d’exactitude dans la peinture du monde rĂ©el. Mais M. Gustave Flaubert a le style », nous dit-on. Si l’auteur de Madame Bovary a le style, nous sommes bien prĂȘt de nous entendre. Entre l’art et le rĂ©alisme, comme on appelle aujourd’hui l’absence ou le mĂ©pris de l’art, toute la difficultĂ© est lĂ  une question de plus ou de moins, une affaire de style ; mais cette diffĂ©rence est tout. 
 Si M. Gustave Flaubert est un jeune homme, comme on le dit, ses dĂ©fauts ne sont pas de ceux qui sont sans remĂšde. Quelques-uns semblent plutĂŽt l’exagĂ©ration d’une qualitĂ©. M. Sainte-Beuve a raison plusieurs pages de son livre annoncent un Ă©crivain vigoureux. Il excelle dans la charge. Son comice agricole est un chef-d’Ɠuvre du genre, et il y a lĂ  une scĂšne de comĂ©die vraiment supĂ©rieure. Au fond, M. Gustave Flaubert est un satirique. Non qu’il soit d’humeur joviale. Son rire est impersonnel » comme sa morale. Mais je crains qu’il n’y ait sous cette impassibilitĂ© juvĂ©nile bien du dĂ©senchantement et du scepticisme. Au demeurant, voilĂ  un livre qui aura fait beaucoup de bruit et qui n’aura guĂšre avancĂ© les affaires du rĂ©alisme au profit de ses adeptes. M. Flaubert a plus de talent que la plupart de ses confrĂšres du roman matĂ©rialiste. Il a le trait, parfois la couleur, en dĂ©pit de son procĂ©dĂ©. Si pourtant il me fallait choisir entre Madame Bovary et les Aventures de Mademoiselle Mariette, entre les mannequins grossiers et lardĂ©s de M. Flaubert et les photographies Ă  outrance de M. Champfleury, – je le dis franchement j’aime mieux M. Champfleury
 Non que je croie Ă  l’avenir du rĂ©alisme. C’est un genre Ă©troit et bornĂ©, qui touche au faux par l’exagĂ©ration du vrai. C’est un genre pourtant. ParĂ© des oripeaux du romantisme, c’est moins que rien ; une enluminure sur une copie, une couche de couleur sur un trompe-l’Ɠil. LĂ  est l’écueil de M. Gustave Flaubert. Il faut avoir le courage de son talent et de sa vocation. L’auteur de Madame Bovary vise au vrai, soit ! qu’il s’applique toujours avec nettetĂ© et prĂ©cision. L’excĂšs de la couleur n’est pas la mĂȘme chose que sa justesse. L’affection du langage s’allie mal Ă  la duretĂ© du trait. DrapĂ©s dans cette dĂ©froque du romantisme, les personnages de M. Flaubert, si peu flattĂ©s du cĂŽtĂ© moral, ressemblent parfois Ă  ces intrigants des vieilles comĂ©dies qu’on voit courant les ruelles, couverts de paillettes et de broderies d’emprunt. Dans Mme Bovary, si elle peut vieillir, il y a tout l’avenir d’une marchande Ă  la toilette
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 Si la compagnie de M. Baudelaire est mauvaise, celle de M. Flaubert est trĂšs bonne, je ne connais pas de plus beau roman[14] depuis Balzac. Taine, Lettre Ă  J. J. Weiss. Correspondance, II, Hachette, Ă©dit. Le Constitutionnel, 10 mai 1857 Paulin Limayrac. — Des causes et des effets dans notre situation littĂ©raire. 
 Et voici prĂ©cisĂ©ment que j’arrive Ă  la phrase de M. de Sainte-Beuve, dans son article de lundi dernier, Ă  propos du premier roman d’un jeune auteur L’ouvrage, en tout, porte bien le cachet de l’heure oĂč il a paru. CommencĂ©, dit-on, depuis plusieurs annĂ©es, il vient Ă  point en ce moment. C’est bien un livre Ă  lire en sortant d’entendre le dialogue net et acĂ©rĂ© d’une comĂ©die d’Alexandre Dumas fils, ou d’applaudir Les Faux Bonshommes, entre deux articles de Taine. Car, en bien des endroits et sous des formes diverses, je crois reconnaĂźtre des signes littĂ©raires nouveaux science, esprit d’observation, maturitĂ©, force, un peu de duretĂ©. Ce sont les caractĂšres que semblent affecter les chefs de file des gĂ©nĂ©rations nouvelles. » Mais me suis-je alarmĂ© Ă  tort ? N’y aurait-il pas une fine ironie sous ce jugement Ă©trange ? Serait-il bien possible que Madame Bovary, le Demi-Monde et deux articles de M. Taine parussent Ă  M. de Sainte-Beuve toute une littĂ©rature armĂ©e de pied en cap et ouvrant la marche aux jeunes gĂ©nĂ©rations ? C’est peu vraisemblable
 Certes, je ne conteste ni l’esprit ni le talent de MM. Flaubert, Dumas fils et Taine. Il me semble seulement que leur art est de second ordre, et que si les jeunes gĂ©nĂ©rations ne devaient pas avoir d’autres chefs de file, elles ne seraient guĂšre favorisĂ©es du ciel. Nous mĂ©ritons mieux aujourd’hui qu’une telle littĂ©rature, et nous l’aurons
 Le Correspondant, juin 1857 A. de Pontmartin. — Le roman bourgeois et le roman dĂ©mocratique. — MM. Edmond About et Gustave Flaubert. 
 Il y a vingt ou trente ans, de Cinq-Mars Ă  Colomba, le roman français, toutes rĂ©serves faites sur sa moralitĂ© et ses tendances, Ă©tait dans une pĂ©riode de splendeur aujourd’hui, je le vois descendre Ă  Germaine, tomber Ă  Madame Bovary, et la dĂ©cadence me semble manifeste
 C’est Ă  ce point de vue que je crois pouvoir dire M. About, c’est la bourgeoisie, M. Flaubert, c’est la dĂ©mocratie dans le roman
 Rien ne lui a manquĂ©, pas mĂȘme l’apostille d’un acadĂ©micien[15] qui depuis longtemps ne s’occupe plus que des morts, mais qui, dans les occasions importantes, sort de sa nĂ©cropole afin de constater les grandes naissances littĂ©raires, et, pour les rendre plus authentiques, les enregistre dans le Moniteur
 Nous croyons pouvoir le dĂ©finir en quelques mots Madame Bovary, c’est l’exaltation maladive des sens et de l’imagination dans la dĂ©mocratie mĂ©contente
 L’auteur a si bien rĂ©ussi, — et on l’en a louĂ© comme d’un signe de force, — Ă  rendre son Ɠuvre impersonnelle, qu’on ne sait pas, aprĂšs avoir lu, de quel cĂŽtĂ© il penche. Il est aussi dur pour le voltairien de pharmacie
 Il y a trente ans, un Ă©crivain cĂ©lĂšbre a dĂ©fini le romantisme le libĂ©ralisme en littĂ©rature ». — Nous disons, nous, que le rĂ©alisme n’est et ne peut ĂȘtre que la dĂ©mocratie littĂ©raire, et Madame Bovary nous sert de preuve. La Chronique artistique et littĂ©raire, 3 mai 1857 Dumesnil. 
 J’ai parlĂ© de moralitĂ© tout Ă  l’heure ; ce livre est un des plus immoraux que je connaisse
 À part la somme d’études qu’il reprĂ©sente, ce livre est fait de rĂ©miniscences, Ă  la façon de certaines comĂ©dies modernes composĂ©es une scĂšne aprĂšs l’autre, sur des feuilles volantes qui restent pĂȘle-mĂȘle dans un tiroir durant des mois, puis qu’on rassemble un jour et qu’on rajuste pour en former un ouvrage complet. C’est une suite d’impressions, de visions, de tableaux d’aprĂšs nature, qui tous ont leur saveur et leur accent, mais qui sentent nĂ©anmoins le remplissage. L’unitĂ© du rĂ©cit n’en est pas altĂ©rĂ©e ; mais ils distraient l’attention par leur exactitude mĂȘme. On comprend que l’auteur de Madame Bovary chĂ©rit ses Souvenirs d’un autre temps, et qu’il n’a pas le courage d’en faire le sacrifice. Je n’ai rien dit de l’Aveugle, qui est une figure de troisiĂšme plan ; ce malheureux rĂ©sume cependant les dĂ©fauts de M. Flaubert. Il est inutile ; son intervention, Ă  la fin, tient du mĂ©lodrame, et il est traitĂ© comme un sujet d’amphithéùtre. On sent, en effet, dans la maniĂšre de M. Flaubert, le chirurgien sous le critique ; cela se trahit au soin apportĂ© dans les dĂ©tails et Ă  la cruditĂ© sans compensation, de certaines peintures. Madame Bovary n’en reste pas moins une des Ɠuvres les plus curieuses et les plus personnelles de ces derniers temps. La Presse, 16 mai 1857 Nestor Roqueplan. Un charmant livre, qui vient d’échapper Ă  un grand danger, occupe tous les esprits c’est le roman de M. Flaubert, Madame Bovary. L’action est simple, bien menĂ©e par des personnages vrais, que l’auteur n’a pas créés Ă  plaisir, sublimes ou vulgaires, mais qu’il doit avoir vus et reproduits dans leur effet naturel. La forme de M. Flaubert nous plaĂźt singuliĂšrement. Jamais cette forme, qui recouvre un excellent fond d’ironie, de goĂ»t et de cƓur, ne laisse altĂ©rer sa distinction par le contact du positif. C’est au point que nous sommes Ă©tonnĂ©s du succĂšs de Madame Bovary. Avant qu’on eut inventĂ© les rĂšgles du beau fixe, chaque Ă©crivain avait la libertĂ© de ses images. Les premiers qui ont dit plus prompt que la foudre ; un front ruisselant de sueur ; des yeux baignĂ©s de larmes ; pĂąle comme la mort ; le cƓur gros de douleur ; rapide comme la pensĂ©e ; un chagrin cuisant ; le faĂźte des grandeurs ; une haine enracinĂ©e ; il gĂšle Ă  pierre fendre ; — qui ont dit d’une riviĂšre qu’elle serpente dans une vallĂ©e, crĂ©ant Ă  la fois une ravissante image et un verbe, tous ceux-lĂ  ont commis des hardiesses et trouvĂ© des nouveautĂ©s
 Le livre de M. Flaubert nous Ă©tant un prĂ©texte de rĂ©criminer contre l’adoration du commun, c’est dire combien il semble libre d’allure et franchement lancĂ© dans une route oĂč les barriĂšres de la convention ne l’arrĂȘteront pas
 Les Chroniqueurs parisiens, 4 juin 1857 Auguste Villemot, de l’IndĂ©pendance belge. Voici un roman qui a fait beaucoup de bruit, dans ces derniers temps, Madame Bovary – Sainte-Beuve, ThĂ©ophile Gautier, Paul de Saint-Victor et beaucoup d’autres lettrĂ©s ont saluĂ© en M. Flaubert un avĂšnement et une rĂ©vĂ©lation. Dans la mesure de mes forces, j’ai reçu et constatĂ© la mĂȘme impression. Les autoritĂ©s puissantes derriĂšre lesquelles je pouvais m’abriter ne m’ont pas prĂ©servĂ© d’une contradiction passionnĂ©e qui m’est arrivĂ©e de Belgique sous la forme d’une lettre illisible, mais pleine d’outrages et de mortifications pour mon jugement littĂ©raire. Il est vrai que cette protestation familiĂšre me vient d’un ami qui m’est cher. DĂšs lors je me gĂȘne peu avec son auteur, et, n’ayant pas le loisir de lui Ă©crire exactement, je viens vous prier de lui faire savoir, le plus poliment possible, que je le tiens pour un idiot. Cet Ă©tĂ©, sur les bords du Rhin, je lui motiverai fortement mon opinion dĂ©finitive Ă  son endroit. Mon ami ayant un fils Ă©levĂ© dans les mĂȘmes principes, je n’hĂ©site pas Ă  l’associer en cette douloureuse apprĂ©ciation de ses instincts littĂ©raires. L’Illustration, 9 mai 1857 E. Texier. Du reste, je n’ai point Ă  m’occuper pour le moment du rĂ©alisme, qui sera peut-ĂȘtre mort et enterrĂ© la semaine prochaine, je veux parler d’un Ă©crivain qui a trop de talent, – quoiqu’il soit un Ă©lĂšve de Balzac, l’élĂšve le plus distinguĂ©, il est vrai, — pour ĂȘtre une des brebis de ce maigre troupeau ; j’ai nommĂ© l’auteur de Madame Bovary, M. Gustave Flaubert. Madame Bovary a fait beaucoup de tapage Ă  ses premiers pas dans le monde. Accueillie Ă  bras ouverts par la Revue de Paris, elle eut tout d’abord quelques difficultĂ©s avec son hĂŽtesse, qui voulait Ă  ce qu’on m’a dit, jeter un simple chĂąle de barĂšge sur les Ă©paules trop dĂ©colletĂ©es de l’amoureuse ; puis, un beau matin, comme elle continuait Ă  courir en jupons courts Ă  travers les salons et les cabinets de lecture, le procureur impĂ©rial intervint et la conduisit tout droit en police correctionnelle. L’aimable personne ne s’effraya pas trop du voisinage des gendarmes ; elle se montra telle qu’elle Ă©tait, et les juges, la voyant si leste, si bien portante et si court vĂȘtue, agirent, envers elle, comme les archontes Ă  l’égard d’Aspasie. Ils lui dirent d’aller se faire
 lire, et elle alla chez l’éditeur Michel LĂ©vy. Cette Madame Bovary n’est pas, en effet, une sainte ; fille d’un fermier normand, son pĂšre qui l’a tirĂ©e du couvent, ne sait trop que faire d’une demoiselle qui ne partage pas ses goĂ»ts agricoles. Suit le rĂ©sumĂ© du roman. Tel est le squelette de cette longue histoire, dont je ne comprends pas trĂšs bien la portĂ©e morale et philosophique, mais qui est l’Ɠuvre d’un vĂ©ritable Ă©crivain. J’ai trop d’estime pour le talent de M. Gustave Flaubert pour ne pas dire franchement ce que je pense de son livre. Si la complaisance est permise, c’est seulement Ă  l’égard des Ɠuvres mĂ©diocres. M. Gustave Flaubert est un rude jouteur. Il se prĂ©sente dans l’arĂšne Ă  la façon du gladiateur, et l’on pourrait croire qu’il Ă©prouve un certain plaisir Ă  montrer la vigueur de ses muscles et la force de son bras. Il me fait l’effet de ces alcides qui font faire, Ă  l’aide d’un Ă©nergique coup de poing, tout le tour du cadran Ă  l’aiguille du dynamomĂštre. Ainsi rien ne l’arrĂȘte, ni les conventions du monde, ni les rĂšgles de la composition, ni mĂȘme les lois de la morale. S’il a besoin d’une scĂšne, il ne s’embarrasse pas dans les dĂ©tours de la prĂ©paration, il la pose carrĂ©ment et l’enlĂšve ensuite Ă  la force du poignet. Ainsi agit-il Ă  l’égard de ses personnages qu’il prend ici, qu’il laisse lĂ  pour les reprendre et les abandonner de nouveau, et toujours au petit bonheur. Il a une façon de voir les sentiments Ă  un point de vue physiologique dont la brutalitĂ© vous blesse et ne vous dĂ©plaĂźt pas toujours. Il tient de Balzac par le procĂ©dĂ© littĂ©raire, mais il en diffĂšre essentiellement dans l’analyse de la passion. Il a hĂ©ritĂ© du maĂźtre le goĂ»t du vagabondage Ă  travers les chambres nuptiales, les alcĂŽves, les scĂšnes scabreuses et hardies, il multiplie, comme Balzac, les dĂ©tails nombreux et touffus, mais il s’égare avec trop de complaisance dans l’interminable description des objets, il reste trop souvent Ă  la porte du genre humain. Tous les personnages de M. Flaubert sont plutĂŽt des tempĂ©raments que des caractĂšres, depuis le lymphatique M. Binet, qui passe sa vie Ă  tourner des ronds de serviettes, jusqu’à l’hystĂ©rique Mme Bovary. Ce sont bien des ĂȘtres vivants, mais ils ne m’intĂ©ressent que mĂ©diocrement parce qu’ils ne me semblent pas avoir la conscience de leurs actions. Ce qui fait l’homme si grand au milieu de tous les ĂȘtres de la crĂ©ation, c’est sa double nature et le duel perpĂ©tuel qui en rĂ©sulte ; si vous le dĂ©pouiller d’une de ces deux natures, il n’est plus qu’une crĂ©ature intermĂ©diaire entre l’homme créé par Dieu et un automate. M. Flaubert a Ă©tudiĂ© la mĂ©decine, cela se devine tout de suite, pour peu qu’on ait lu deux pages de son livre. Peut-ĂȘtre fera-t-il bien d’oublier, dans une certaine mesure, ses Ă©tudes physiologiques, quand il Ă©crira un roman nouveau. La physiologie est une science dont je fais le plus grand cas, mais Ă  la condition qu’elle ne submerge pas le monde mĂ©taphysique et, dans Madame Bovary, j’avoue que le carabin me cache un peu trop le moraliste. Ce qui manque aussi Ă  M. Flaubert, c’est la science des contrastes et par consĂ©quent de la composition. Tous ses personnages ont le mĂȘme ton, le mĂȘme habit et la mĂȘme physionomie morale. Parmi les sept ou huit individus qui se dĂ©mĂšnent dans le cadre de son histoire, comment n’a-t-il pas songĂ© Ă  en crĂ©er un seul qui fĂ»t vraiment sympathique ? Mme Bovary, nous la connaissons ; Bovary le pĂšre est un sacripant ; le pharmacien Homais, une caricature trĂšs rĂ©ussie ; M. Rodolphe, un viveur vulgaire ; M. LĂ©on, un amoureux de l’ancien Gymnase ; quant Ă  Charles Bovary, ce mari tranquille, amoureux de sa femme, il m’intĂ©resserait et ses malheurs immĂ©ritĂ©s m’arracheraient des larmes, si l’auteur, par une inexplicable maladresse, n’avait pris plaisir Ă  en faire, dĂšs le dĂ©but, une de ces vulgaires effigies dont les traits ne peuvent se fixer dans aucune mĂ©moire. LĂ  cependant Ă©tait tout l’intĂ©rĂȘt du drame. Un peu plus d’intelligence dans le cerveau de cet homme, un peu moins de vulgaritĂ© dans ses maniĂšres, et Charles Bovary mourant, foudroyĂ© par la douleur, restait dans le souvenir du lecteur comme le martyr du foyer domestique, comme un ami dont on se souvient toujours. Je me hĂąte d’ajouter qu’à cĂŽtĂ© de grands dĂ©fauts, ce livre a de grandes qualitĂ©s. On ne le lit pas sans de frĂ©quentes rĂ©voltes, mais on va jusqu’au bout, captivĂ© par le charme du style, la vigueur de l’expression, la grĂące des dĂ©tails et la belle orientation de l’Ɠuvre. Parfois une phrase qu’on rencontre vous secoue comme le cahot inattendu d’une diligence, mais c’est prĂ©cisĂ©ment ce cahot qui vous tient en Ă©veil. Il arrive souvent que, dans les voitures mieux suspendues que celle de M. Flaubert, et oĂč l’on ne sent ni cahot, ni secousses, on s’endort presque aussitĂŽt aprĂšs le dĂ©part. C’est prĂ©cisĂ©ment ce qui m’est arrivĂ© en descendant de la diligence de M. Flaubert. J’avais Ă©tĂ© si secouĂ© dans ce vĂ©hicule traĂźnĂ© par des chevaux sauvages, que je me jetai aussitĂŽt dans une berline acadĂ©mique. Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1857 M. Ch. de Mazade. La grande nouveautĂ© est Madame Bovary, Ɠuvre de M. Gustave Flaubert, Ă©crivain de Rouen, puisqu’il est avĂ©rĂ© que nous avons auiourd’hui une Ă©cole de Rouen, comme nous avons eu une Ă©cole de Marseille. M. Gustave Flaubert est le romancier de cette Ă©cole de Rouen dont le poĂšte est M. Bouilhet, auteur de MelƓnis et de Madame de Montarcy. M. Bouilhet imite M. de Musset dans son poĂšme et l’auteur de Ruy Blas dans son drame ; M. Flaubert imite M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. ThĂ©ophile Gauthier dans quelques autres fragments qui ont Ă©tĂ© rĂ©cemment publiĂ©s. L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, Ă  une littĂ©rature qui se croit nouvelle et qui n’a rien de nouveau, hĂ©las ! — qui n’est mĂȘme pas jeune, car la jeunesse, en ne s’inspirant que d’elle-mĂȘme, a moins d’expĂ©rience, moins d’habiletĂ© technique, et plus de fraĂźcheur d’inspiration. M. Gustave Flaubert imite M. de Balzac, disons-nous ; il imite du moins tous ses procĂ©dĂ©s, ses descriptions minutieuses, ses prĂ©tentions d’analyse et de dissection, ses nĂ©ologismes Ă©tranges et barbares ; il ne peut parvenir Ă  s’assimiler cet art qui a mis parfois un cachet si vigoureux dans les Ă©preuves puissantes ou grossiĂšres de l’auteur du PĂšre Goriot. Qu’est-ce donc que cette hĂ©roĂŻne de la Normandie madame Bovary ? C’est encore une femme incomprise de province, qui passe des Ursulines, oĂč elle a fait son Ă©ducation, Ă  la ferme de son pĂšre, qui prend un petit verre de curaçao avec son prĂ©tendu, accepte pour mari un pauvre officier de santĂ© veuf, se donne sur son chemin deux ou trois amants, fait une banqueroute de huit mille francs pour satisfaire ses goĂ»ts de luxe, et finit par s’administrer une forte dose d’arsenic qu’elle dĂ©robe chez son ami l’apothicaire Homais, notable de Yonville-l’Abbaye, arrondissement de NeufchĂątel. Les perplexitĂ©s d’un pauvre mĂ©decin vulgaire et obtus, la suffisance de l’apothicaire voltairien, un Ă©tudiant en notariat, un jeune fermier dĂ©grossi homme Ă  bonnes fortunes, les petitesses de la vie de province, c’est lĂ  le monde oĂč l’auteur a placĂ© la figure resplendissante de son hĂ©roĂŻne. Pour une personne d’un tempĂ©rament si idĂ©al, c’est vraiment du malheur de ne rencontrer qu’un Ă©tudiant en notariat pressĂ© d’acheter une Ă©tude et de se ranger, ou un jeune et robuste fermier gĂątĂ© par ses succĂšs auprĂšs des DanaĂ© du théùtre de Rouen. Pour une femme qui s’est si bien accoutumĂ©e dans la ferme de son pĂšre Ă  goĂ»ter toutes les somptuositĂ©s de la vie la plus raffinĂ©e, il est cruel, on n’en peut circonvenir, de rester en route faute de huit mille francs. L’aventure est peu poĂ©tique ; elle prouve de plus ce qu’il y a de danger pour une femme de province Ă  faire des dettes et Ă  poursuivre un peu trop ardemment l’idĂ©al par la commoditĂ© de l’Hirondelle, voiture qui fait le service de Yonville-l’Abbaye Ă  Rouen. On finit par l’arsenic, et c’est ce qui a fait sans doute que la justice, qui avait Ă©voquĂ© ce roman devant elle, pour certains dĂ©tails un peu libres, a fini par lui donner bien heureusement l’absolution lĂ©gale pour le renvoyer devant son vrai juge, qui est le bon goĂ»t. Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage oĂč il n’y a point de talent ; seulement, dans ce talent, il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalitĂ©. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et Ăącre, mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extĂ©rieur sans pĂ©nĂ©trer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractĂšres, il fait des caricatures ; il croit dĂ©crire des scĂšnes vraies et passionnĂ©es, ces scĂšnes ne sont qu’étranges ou sensuelles. Par une bizarrerie de plus qui ne saurait surprendre, ce roman contient Ă©videmment une idĂ©e, une pensĂ©e sociale, bien que cette pensĂ©e ne soit pas facile Ă  dĂ©mĂȘler, et l’auteur, sous forme de compliment, dit Ă  l’avocat qui l’a dĂ©fendu, Ă  M. SĂ©nard, que par sa magnifique plaidoirie il a donnĂ© Ă  l’Ɠuvre une autoritĂ© imprĂ©vue. Que la parole de M. SĂ©nard a donnĂ© une autoritĂ© imprĂ©vue Ă  Madame Bovary, il est inutile de le rechercher ; il resterait Ă  savoir si Madame Bovary peut rendre le mĂȘme service Ă  M. SĂ©nard. ───── LA PRESSE ET LA MORT DE FLAUBERT. Lors de la mort de Flaubert, la presse tout entiĂšre rendit hommage au grand Ă©crivain. Nous reproduisons quelques extraits d’articles pour en indiquer le sentiment. Journal des DĂ©bats, 16 mai 1880 Henri Houssaye. Gustave Flaubert est mort il y a peu de jours Ă  59 ans. Depuis 25 ans, il Ă©tait entrĂ© dans l’immortalitĂ© de l’écrivain. Gustave Flaubert est un des deux ou trois hommes de ce siĂšcle qui ont Ă©tĂ© consacrĂ©s dĂšs leur dĂ©but. Si Madame Bovary n’a pas eu la vente Ă©norme qui Ă©choit aujourd’hui au premier roman venu, l’auteur a Ă©tĂ© tout de suite non pas seulement connu, mais reconnu, non pas seulement admirĂ©, mais respectĂ© comme un maĂźtre
 Le Temps, 10 mai 1880. 
 Il a beaucoup observĂ© et peu Ă©crit, Madame Bovary reste son chef-d’Ɠuvre malgrĂ© les pages admirables et les inoubliables descriptions de SalammbĂŽ. Le fils du chirurgien normand se rĂ©vĂšle Ă  chaque ligne de ce maĂźtre-livre qui faisait appeler par Sainte-Beuve Gustave Flaubert le grand prosateur de l’amphithéùtre littĂ©raire. La France, 10 mai 1880 AndrĂ© Treille. Les lettres viennent de perdre sinon une de leurs illustrations, du moins une de leurs cĂ©lĂ©britĂ©s. L’écrivain qui vient de mourir Ă©tait fils de mĂ©decin et avait lui-mĂȘme fait des Ă©tudes mĂ©dicales. Quoi qu’on pense des Ă©crits de Gustave Flaubert, de la valeur de ses procĂ©dĂ©s, de la portĂ©e morale de son Ɠuvre, on ne saurait nier qu’il a marquĂ© sa place parmi les Ă©crivains de race et qu’il a exercĂ© une action rĂ©elle sur la littĂ©rature de ce temps. L’ÉvĂ©nement, 11 mai 1880 Charles Monselet. Que celui qui fut l’ennemi de Flaubert se lĂšve et se nomme ! C’est par l’éloge de l’homme que je veux commencer ; l’éloge de l’écrivain viendra aprĂšs. Personne n’eut plus que lui la chaleur du cƓur et la noblesse de l’esprit, le dĂ©vouement Ă  l’amitiĂ©, la foi dans tous les beaux sentiments. Le Gaulois, 9 mai 1880 Fourcaud. La littĂ©rature française vient d’ĂȘtre frappĂ©e douloureusement en la personne de ce romancier trĂšs haut, de ce prosateur trĂšs mĂąle, de ce rare et merveilleux artiste qu’était Gustave Flaubert. Cette terrible nouvelle nous arrive brutale comme un coup de foudre et poignante comme un malheur de famille. Nul, parmi les vivants, si ce n’est Victor Hugo, n’a jetĂ© sur son siĂšcle un Ă©clat si grand ; nul surtout n’a sculptĂ© en des mots plus marmorĂ©ens de plus impĂ©rissables images et fait surgir du papier blanc des apparitions plus Ă©blouissantes. ───── OPINION DE LA CRITIQUE ACTUELLE. Nous plaçons en tĂȘte de ce chapitre un extrait de l’étude qu’écrivit Maupassant pour l’édition des Ɠuvres de Flaubert, publiĂ©es par Quantin. I 
 Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phĂ©nomĂšne. Il ne parvint Ă  apprendre Ă  lire qu’avec une extrĂȘme difficultĂ©. C’est Ă  peine s’il savait, lorsqu’il entra au lycĂ©e, Ă  l’ñge de neuf ans. Sa grande passion, dans son enfance, Ă©tait de se faire dire des histoires. Il les Ă©coutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis il demeurait pendant des heures Ă  songer, un doigt dans la bouche, entiĂšrement absorbĂ©, comme endormi. Son esprit cependant travaillait, car il composait dĂ©jĂ  des piĂšces, qu’il ne pouvait point Ă©crire, mais qu’il reprĂ©sentait tout seul, jouant les diffĂ©rents personnages, improvisant de longs dialogues. DĂšs sa premiĂšre enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naĂŻvetĂ© et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naĂŻf et sĂ©dentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspĂ©rer ; et il dĂ©clarait, avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théùtrale que cela n’était point philosophique. On ne peut penser et Ă©crire qu’assis », disait-il. Sa naĂŻvetĂ© se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pĂ©nĂ©trant et si subtil semblait ne voir la vie avec luciditĂ© que de loin. DĂšs qu’il y touchait, dĂšs qu’il s’agissait de ses voisins immĂ©diats, on eĂ»t dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrĂȘme droiture native, sa bonne foi inĂ©branlable, la gĂ©nĂ©rositĂ© de toutes ses Ă©motions, de toutes les impulsions de son Ăąme, sont les causes indubitables de cette naĂŻvetĂ© persĂ©vĂ©rante. Il vĂ©cut Ă  cĂŽtĂ© du monde et non dedans. Mieux placĂ© pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts. 
 L’apparition de Madame Bovary fut une rĂ©volution dans les lettres. Le grand Balzac, mĂ©connu, avait jetĂ© son gĂ©nie en des livres puissants, touffus, dĂ©bordant de vie, d’observations ou plutĂŽt de rĂ©vĂ©lations sur l’humanitĂ©. Il devinait, inventait, crĂ©ait un monde entier nĂ© dans son esprit. Peu artiste, au sens dĂ©licat du mot, il Ă©crivait une langue forte, imagĂ©e, un peu confuse et pĂ©nible. EmportĂ© par son inspiration, il semble avoir ignorĂ© l’art si difficile de donner aux idĂ©es de la valeur par les mots, par la sonoritĂ© et la contexture de la phrase. Il a, dans son Ɠuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce trĂšs grand homme qui puissent ĂȘtre citĂ©es comme des chefs-d’Ɠuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La BruyĂšre, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc. Gustave Flaubert, au contraire, procĂ©dant par pĂ©nĂ©tration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, prĂ©cise, sobre et sonore, une Ă©tude de vie humaine, profonde, surprenante, complĂšte. Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman oĂč l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman pouvant ĂȘtre classĂ© dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionnĂ© ou dans le genre familier, du roman oĂč se montrent les intentions, les opinions et les maniĂšres de penser de l’écrivain ; c’était la vie elle-mĂȘme apparue. On eĂ»t dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se dĂ©roulaient avec leurs tristesses et leurs gaietĂ©s, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur Ă  mesure que les Ă©voquait une puissance invisible, cachĂ©e on ne sait oĂč. Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apĂŽtre de l’impersonnalitĂ© dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fĂ»t jamais mĂȘme devinĂ©, qu’il laissĂąt tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence d’intention. Il devait ĂȘtre le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi de presque divin qui est l’art. Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible. S’il attachait une importance considĂ©rable Ă  l’observation et Ă  l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualitĂ©s surtout faisaient les livres impĂ©rissables. Par composition, il entendait ce travail acharnĂ© qui consiste Ă  exprimer l’essence seule des actions qui se succĂšdent dans une existence, Ă  choisir uniquement les traits caractĂ©ristiques et Ă  les grouper, Ă  les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parlante Ă  l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas Ă  un enseignement quelconque. Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art moral ou sur l’art honnĂȘte. Depuis qu’existe l’humanitĂ©, disait-il, tous les grands Ă©crivains ont protestĂ© par leurs Ɠuvres contre ces conseils d’impuissants. » La morale, l’honnĂȘtetĂ©, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social Ă©tabli ; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre Ă  tendances cesse d’ĂȘtre un livre d’artiste. L’écrivain regarde, tĂąche de pĂ©nĂ©trer les Ăąmes et les cƓurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mĂ©canique compliquĂ©e des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempĂ©rament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’ĂȘtre consciencieux et artiste, s’il s’efforce systĂ©matiquement de glorifier l’humanitĂ©, de la farder, d’attĂ©nuer les passions qu’il juge dĂ©shonnĂȘtes au profit des passions qu’il juge honnĂȘtes. Tout acte, bon ou mauvais, n’a pour l’écrivain qu’une importance comme sujet Ă  Ă©crire, sans qu’aucune idĂ©e de bien ou de mal y puisse ĂȘtre attachĂ©e. Il vaut plus ou moins comme document littĂ©raire, voilĂ  tout. En dehors de la vĂ©ritĂ© observĂ©e avec bonne foi et exprimĂ©e avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions. Les grands Ă©crivains ne sont prĂ©occupĂ©s ni de morale ni de chastetĂ©. Exemple Aristophane, ApulĂ©e, LucrĂšce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres. Si un livre porte un enseignement, ce doit ĂȘtre malgrĂ© son auteur, par la force mĂȘme des choses qu’il raconte. Flaubert considĂ©rait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumĂ© Ă  l’onctueux sirop des romans Ă©lĂ©gants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentĂ©s, a classĂ© le nouvel Ă©crivain parmi les rĂ©alistes. C’est lĂ  une grossiĂšre erreur et une lourde bĂȘtise. Gustave Flaubert n’était pas plus rĂ©aliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idĂ©aliste parce qu’il l’observe mal. Le rĂ©aliste est celui qui ne se prĂ©occupe que du fait brutal sans en comprendre l’importance relative et sans en noter les rĂ©percussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-mĂȘme ne signifiait rien. Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s’efforça davantage de comprendre les causes qui amĂšnent les effets. Son procĂ©dĂ© de travail, son procĂ©dĂ© artistique tenait bien plus encore de la pĂ©nĂ©tration que de l’observation. Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaĂźtre par leurs actes. Les dedans Ă©taient ainsi dĂ©voilĂ©s par les dehors, sans aucune argumentation psychologique. Il imaginait d’abord des types ; et, procĂ©dant par dĂ©duction, il faisait accomplir Ă  ces ĂȘtres les actions caractĂ©ristiques qu’ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempĂ©raments. La vie, donc qu’il Ă©tudiait si minutieusement ne lui servait guĂšre qu’à titre de renseignement. Jamais il n’énonce les Ă©vĂ©nements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mĂȘmes viennent parler, tant il attache d’importance Ă  l’apparition visible des hommes et des choses. C’est cette rare qualitĂ© de metteur en scĂšne, d’évocateur impassible qui l’a fait baptiser rĂ©aliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d’une Ɠuvre que lorsqu’il est Ă©talĂ© en des phrases philosophiques. Il s’irritait beaucoup de cette Ă©pithĂšte de rĂ©aliste qu’on lui avait collĂ©e au dos et prĂ©tendait n’avoir Ă©crit sa Bovary que par haine de l’école de M. Champfleury. MalgrĂ© une grande amitiĂ© pour Émile Zola, une grande admiration pour son puissant talent qu’il qualifiait de gĂ©nial, il ne lui pardonnait pas son naturalisme. Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n’est plus loin du rĂ©alisme. Le procĂ©dĂ© de l’écrivain rĂ©aliste consiste Ă  raconter simplement des faits arrivĂ©s, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et observĂ©s. Dans Madame Bovary, chague personnage est un type, c’est-Ă -dire le rĂ©sumĂ© d’une sĂ©rie d’ĂȘtres appartenant au mĂȘme ordre intellectuel. Le mĂ©decin de campagne, la provinciale rĂȘveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curĂ©, les amants, et mĂȘme toutes les figures accessoires sont des types, douĂ©s d’un relief d’autant plus Ă©nergique qu’en eux sont concentrĂ©es des quantitĂ©s d’observations de mĂȘme nature, d’autant plus vraisemblables qu’ils reprĂ©sentent l’échantillon modĂšle de leur classe. Mais Gustave Flaubert avait grandi Ă  l’heure de l’épanouissement du romantisme ; il Ă©tait nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait un besoin lyrique qui ne pouvait s’épandre complĂštement en des livres prĂ©cis comme Madame Bovary. Et c’est lĂ  un des cĂŽtĂ©s les plus singuliers de ce grand homme ce novateur, ce rĂ©vĂ©lateur, cet obscur a Ă©tĂ© jusqu’à sa mort sous l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgrĂ© lui, presque inconsciemment, poussĂ© par la force irrĂ©sistible de son gĂ©nie, par la force crĂ©atrice enfermĂ©e en lui, qu’il Ă©crivait ces romans d’une allure si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goĂ»t, il prĂ©fĂ©rait les sujets Ă©piques, qui se dĂ©roulent en des espĂšces de chants pareils Ă  des tableaux d’opĂ©ra. Dans Madame Bovary, d’ailleurs, comme dans l’Éducation sentimentale, sa phrase, contrainte Ă  rendre des choses communes, a souvent des Ă©lans, des sonoritĂ©s, des tons au-dessus des sujets qu’elle exprime. Elle part, comme fatiguĂ©e d’ĂȘtre contenue, d’ĂȘtre forcĂ©e Ă  cette platitude, et, pour dire la stupiditĂ© d’Homais ou la niaiserie d’Emma, elle se fait pompeuse ou Ă©clatante, comme si elle traduisait des motifs de poĂšme
 II Gustave Flaubert Ă©tait, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public d’aujourd’hui ne distingue plus guĂšre ce que signifie ce mot quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si dĂ©licat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable, est essentiellement un don des aristocraties intelligentes, il n’appartient guĂšre aux dĂ©mocraties. De trĂšs grands Ă©crivains n’ont pas Ă©tĂ© des artistes. Le public et mĂȘme la plupart des critiques ne font pas de diffĂ©rence entre ceux-lĂ  et les autres. Au siĂšcle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffinĂ©, poussait Ă  l’extrĂȘme ce sens artiste qui disparaĂźt. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une Ă©pithĂšte ingĂ©nieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un Ă©pisode, lui suffisaient pour juger et classer un Ă©crivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pĂ©nĂ©trait les raisons secrĂštes de l’auteur, lisait lentement sans rien passer, cherchant, aprĂšs avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien Ă  pĂ©nĂ©trer. Car les esprits, lentement prĂ©parĂ©s aux sensations littĂ©raires, subissaient l’influence secrĂšte de cette puissance mystĂ©rieuse qui met une Ăąme dans les Ɠuvres. Quand un homme, quelque douĂ© qu’il soit, ne se prĂ©occupe que de la chose racontĂ©e, quand il ne se rend pas compte que le vĂ©ritable pouvoir littĂ©raire n’est pas dans un fait, mais bien dans la maniĂšre de le prĂ©parer, de le prĂ©senter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art. La profonde et dĂ©licieuse jouissance qui vous monte au cƓur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent ; elle vient d’une accordance absolue de l’expression avec l’idĂ©e, d’une sensation d’harmonie, de beautĂ© secrĂšte, Ă©chappant la plupart du temps au jugement des foules. 
 Les mots ont une Ăąme. La plupart des lecteurs, et mĂȘme des Ă©crivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette Ăąme qui apparaĂźt au contact d’autres mots, qui Ă©clate et Ă©claire certains livres d’une lumiĂšre inconnue, bien difficile Ă  faire jaillir. Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue Ă©crite par certains hommes toute l’évocation d’un monde poĂ©tique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fĂąche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais. 
 Dix paroles Ă©changĂ©es suffisent Ă  deux esprits douĂ©s de ce sens mystĂ©rieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignorĂ© des autres. Flaubert fut torturĂ© toute sa vie par la poursuite de cette insaisissable perfection. Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualitĂ©s qui font en mĂȘme temps un penseur et un Ă©crivain. Aussi, quand il dĂ©clarait Il n’y a que le style », il ne faut pas croire qu’il entendit Il n’y a que la sonoritĂ© ou l’harmonie des mots. » On entend gĂ©nĂ©ralement par style » la façon propre Ă  chaque Ă©crivain de prĂ©senter sa pensĂ©e. Le style serait donc diffĂ©rent selon l’homme, Ă©clatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempĂ©raments. Gustave Flaubert estimait que la personnalitĂ© de l’auteur doit disparaĂźtre dans l’originalitĂ© du livre et que l’originalitĂ© du livre ne doit point provenir de la singularitĂ© du style. Car il n’imaginait pas des styles » comme une sĂ©rie de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un Ă©crivain et dans lequel on coule toutes ses idĂ©es ; mais il croyait au style, c’est-Ă -dire Ă  une maniĂšre unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensitĂ©. Pour lui, la forme, c’était l’Ɠuvre elle-mĂȘme. De mĂȘme que, chez les ĂȘtres, le sang nourrit la chair et dĂ©termine mĂȘme son contour, son apparence extĂ©rieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, dans l’Ɠuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme. Il ne comprenait point que le fond pĂ»t exister sans la forme, ni la forme sans le fond. Le style devait donc ĂȘtre, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter ses qualitĂ©s qu’à la qualitĂ© de la pensĂ©e et Ă  la puissance de la vision. ObsĂ©dĂ© par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une maniĂšre d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait Ă  un labeur surhumain pour dĂ©couvrir, Ă  chaque phrase, ce mot, cette Ă©pithĂšte et ce verbe. Il croyait ainsi Ă  une harmonie mystĂ©rieuse des expressions, et, quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le vrai, l’unique. Écrire Ă©tait donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de pĂ©rils, de fatigues. Il allait s’asseoir Ă  sa table avec la peur et le dĂ©sir de cette besogne aimĂ©e et torturante. Il restait lĂ  pendant des heures, immobile, acharnĂ© Ă  son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bĂątirait une pyramide avec des billes d’enfant. EnfoncĂ© dans son fauteuil de chĂȘne Ă  haut dossier, la tĂȘte rentrĂ©e entre ses fortes Ă©paules, il regardait son papier de son Ɠil bleu, dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une lĂ©gĂšre calotte de soie, pareille Ă  celle des ecclĂ©siastiques, couvrant le sommet du crĂąne, laissait Ă©chapper de longues mĂšches de cheveux bouclĂ©s par le bout et rĂ©pandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier ; et sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragĂ© de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblĂ©es, Ă©piant l’effet comme un chasseur Ă  l’affĂ»t. Puis il se mettait Ă  Ă©crire, lentement, s’arrĂȘtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, sous l’effort pĂ©nible de sa pensĂ©e, geignant comme un scieur de long. Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de plumes d’oie soigneusement taillĂ©es la plume qu’il tenait Ă  la main, il prenait la feuille de papier, l’élevait Ă  la hauteur du regard, et, s’appuyant sur un coude, dĂ©clamait d’une voix mordante et haute. Il Ă©coutait le rythme de sa prose, s’arrĂȘtait comme pour saisir une sonoritĂ© fuyante, combinait les tons, Ă©loignait les assonances, disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin. Mille prĂ©occupations l’assiĂ©geaient en mĂȘme temps, l’obsĂ©daient et toujours cette certitude dĂ©sespĂ©rante restait fixe en son esprit Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour exprimer ce que je veux dire. » Et, la joue enflĂ©e, le cou congestionnĂ©, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlĂšte qui lutte, il se battait dĂ©sespĂ©rĂ©ment contre l’idĂ©e et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgrĂ© eux, les tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volontĂ©, Ă©treignant la pensĂ©e, la subjuguant peu Ă  peu avec une fatigue et des efforts surhumains, et l’encageant, comme une bĂȘte captive, dans une forme solide et prĂ©cise. De ce formidable labeur naissait pour lui un extrĂȘme respect pour la littĂ©rature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une phrase avec tant de peine et de tortures, il n’admettait pas qu’on en put changer un mot. Lorsqu’il lut Ă  ses amis le conte intitulĂ© Un cƓur simple, on lui fit quelques remarques et quelques critiques sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idĂ©e paraissait subtile pour un esprit de paysanne. Flaubert Ă©couta, rĂ©flĂ©chit, reconnut que l’observation Ă©tait juste. Mais une angoisse le saisit Vous avez raison, dit-il, seulement
 il faudrait changer ma phrase. » Le soir mĂȘme, cependant, il se mit Ă  la besogne ; il passa la nuit pour modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont l’harmonie lui parĂ»t satisfaisante. Au commencement du mĂȘme conte, le dernier mot d’un alinĂ©a, servant de sujet au suivant, pouvait donner lieu Ă  une amphibologie. On lui signala cette distraction ; il la reconnut, s’efforça de modifier le sens, ne parvint pas Ă  retrouver la sonoritĂ© qu’il voulait, et, dĂ©couragĂ©, s’écria Tant pis pour le sens ; le rythme avant tout ! » Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des dissertations passionnĂ©es Dans le vers, disait-il, le poĂšte possĂšde des rĂšgles fixes. Il a la mesure, la cĂ©sure, la rime, et une quantitĂ© d’indications pratiques, toute une science de mĂ©tier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans rĂšgles, sans certitude, il faut des qualitĂ©s innĂ©es, et aussi une puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour changer, Ă  tout instant, le mouvement, la couleur, le sens du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intĂ©rĂȘt d’une page sur une ligne, mettre une idĂ©e en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posĂ© d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme, quand on sait bouleverser une Ăąme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colĂšre, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’Ɠil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supĂ©rieur des artistes, un vrai prosateur. » Il avait pour les grands Ă©crivains français une admiration frĂ©nĂ©tique ; il possĂ©dait par cƓur des chapitres entiers des maĂźtres, et il les dĂ©clamait d’une voix tonnante, grisĂ© par la prose, faisant sonner les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des Ă©pithĂštes le ravissaient il les rĂ©pĂ©tait cent fois, s’étonnant toujours de leur justesse, et dĂ©clarant Il faut ĂȘtre un homme de gĂ©nie pour trouver des adjectifs pareils. » Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l’amour de son art et le sentiment de la dignitĂ© littĂ©raire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique. 
 Gustave Flaubert a aimĂ© les lettres d’une façon si absolue que, dans son Ăąme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place. Jamais il n’eut d’autres prĂ©occupations ni d’autres dĂ©sirs ; il Ă©tait presque impossible qu’il parlĂąt d’autre chose. Son esprit, obsĂ©dĂ© par des prĂ©occupations littĂ©raires, y revenait toujours, et il dĂ©clarait inutile tout ce qui intĂ©resse les gens du monde. Il vivait seul presque toute l’annĂ©e, travaillant sans rĂ©pit, sans interruption. Liseur infatigable, ses repos Ă©taient des lectures, et il possĂ©dait une bibliothĂšque entiĂšre des notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillĂ©s. Sa mĂ©moire, d’ailleurs, Ă©tait merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinĂ©a oĂč il avait trouvĂ©, cinq ou six ans plus tĂŽt, un petit dĂ©tail dans un ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits. Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriĂ©tĂ© de Croisset, prĂšs Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style ancien, plantĂ©e tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique qui s’étendait par derriĂšre et escaladait, par des chemins rapides, la grande cĂŽte de Canteleu. Des fenĂȘtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout prĂšs, comme s’ils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen ou descendaient vers la mer. Il aimait Ă  regarder ce mouvement muet des bĂątiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous les pays dont on rĂȘve. Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenĂȘtre sa large poitrine de gĂ©ant et sa tĂȘte de vieux Gaulois. À gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillĂ©s ; un peu plus Ă  droite, les mille cheminĂ©es des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs festons de fumĂ©e. La pompe Ă  feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute pyramide d’Égypte, regardait de l’autre cĂŽtĂ© de l’eau la flĂšche de la cathĂ©drale, le plus haut clocher du monde. En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchĂ©es ou pĂąturant debout, et lĂ -bas, Ă  droite, une forĂȘt sur une grande cĂŽte fermait l’horizon que parcourait la calme riviĂšre large, pleine d’üles plantĂ©es d’arbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallĂ©e. Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allĂ©e de tilleuls, plantĂ©e en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces causeries. Il prĂ©tendait que Pascal Ă©tait venu jadis dans cette maison et qu’il avait dĂ» aussi marcher, rĂȘver et parler sous ces arbres. Son cabinet ouvrait trois fenĂȘtres sur le jardin et deux sur la riviĂšre. Il Ă©tait trĂšs vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages ; des corps de jeunes caĂŻmans sĂ©chĂ©s, un pied de momie qu’un domestique naĂŻf avait cirĂ© comme une botte et demeurĂ© noir, des chapelets d’ambre d’Orient, un bouddha dorĂ©, dominant la grande table de travail, et regardant de ses yeux longs, dans son immobilitĂ© divine et sĂ©culaire, un admirable buste de Pradier, reprĂ©sentant la sƓur de Gustave, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un cĂŽtĂ© un immense divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours blanc. Il se mettait Ă  la besogne dĂšs neuf ou dix heures du matin ; se levait pour dĂ©jeuner, puis reprenait aussitĂŽt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux dans l’aprĂšs-midi ; mais il veillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, Ă  peine Ă©clairĂ© par deux lampes couvertes d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la riviĂšre, se servaient, comme d’un phare, des fenĂȘtres de Monsieur Gustave ». Il s’était fait dans le pays une sorte de lĂ©gende autour de lui. On le regardait comme un brave homme, un peu toquĂ©, dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits. Il Ă©tait toujours vĂȘtu, pour travailler, d’un large pantalon, nouĂ© par une cordeliĂšre de soie Ă  la ceinture et d’une immense robe de chambre tombant jusqu’à terre. Ce vĂȘtement, qu’il avait adoptĂ© non par pose, mais Ă  cause de son ampleur commode, Ă©tait en drap brun l’hiver, et l’étĂ©, en Ă©toffe lĂ©gĂšre, Ă  fond blanc et Ă  dessins clairs. Les bourgeois de Rouen, allant dĂ©jeuner Ă  la Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont du bateau Ă  vapeur, cet original M. Flaubert, debout dans sa haute fenĂȘtre. Lui aussi prenait plaisir Ă  regarder passer ce bateau chargĂ© de monde. Il portait Ă  ses yeux une jumelle de théùtre qui traĂźnait toujours au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminĂ©e et contemplait curieusement tous ces visages tournĂ©s vers lui. Leur laideur l’amusait, leur Ă©tonnement le dilatait ; il lisait sur les figures les caractĂšres, le tempĂ©rament, la bĂȘtise de chacun. On a beaucoup parlĂ© de sa haine contre le bourgeois. Il faisait de ce mot bourgeois le synonyme de bĂȘtise et le dĂ©finissait ainsi J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. » Ce n’est donc nullement Ă  la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais Ă  une sorte particuliĂšre de bĂȘtise qu’on rencontre le plus souvent dans cette classe. Il avait, du reste, pour le bon peuple » un mĂ©pris aussi complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire que de la sottise mondaine L’ignorance, d’oĂč viennent les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les prĂ©jugĂ©s, tout l’arsenal des opinions communes ou Ă©lĂ©gantes, l’exaspĂ©raient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de l’universelle niaiserie, de l’infĂ©rioritĂ© intellectuelle du plus grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilitĂ© cĂ©rĂ©brale excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalitĂ©s stupides que chacun rĂ©pĂšte chaque jour. Quand il sortait d’un salon oĂč la mĂ©diocritĂ© des propos avait durĂ© tout un soir, il Ă©tait affaissĂ©, accablĂ©, comme si on l’eĂ»t rouĂ© de coups, devenu lui-mĂȘme idiot, affirmait-il, tant il possĂ©dait la facultĂ© de pĂ©nĂ©trer dans la pensĂ©e des autres. Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait Ă  un Ă©corchĂ© que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bĂȘtise humaine, assurĂ©ment, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les grands malheurs intimes et secrets. Il la considĂ©rait un peu comme une ennemie personnelle acharnĂ©e Ă  le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la dĂ©couvrir, des subtilitĂ©s de limier, et son Ɠil rapide tombait dessus, qu’elle se cachĂąt dans les colonnes d’un journal ou mĂȘme entre les lignes d’un beau livre Il en arrivait parfois Ă  un tel degrĂ© d’exaspĂ©ration, qu’il aurait voulu dĂ©truire la race humaine. La misanthropie de ses Ɠuvres ne vient pas d’autre chose. La saveur amĂšre qui s’en dĂ©gage n’est que cette constante constatation de la mĂ©diocritĂ©, de la banalitĂ©, de la sottise sous toutes ses formes. Il la note Ă  toutes les pages, presque Ă  tous les paragraphes, par un mot, par une simple intention, par l’accent d’une scĂšne ou d’un dialogue. Il emplit le lecteur intelligent d’une mĂ©lancolie dĂ©solĂ©e devant la vie. Le malaise inexpliquĂ© qu’ont Ă©prouvĂ© beaucoup de gens en ouvrant l’Éducation sentimentale n’était que la sensation irraisonnĂ©e de cette Ă©ternelle misĂšre des pensĂ©es montrĂ©es Ă  nu dans les crĂąnes. Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre les Fruits secs » pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en le lisant, se demande avec inquiĂ©tude s’il n’est pas un des tristes personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses personnelles, intimes et navrantes. AprĂšs l’énumĂ©ration de ses lectures effrayantes, il Ă©crivait un jour Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dĂ©goĂ»t qu’ils m’inspirent ! Je vais enfin dire ma maniĂšre de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, dĂ©terrer mon indignation ! » Ce mĂ©pris idĂ©aliste exaltĂ© pour la bĂȘtise courante et la banalitĂ© commune Ă©tait accompagnĂ© d’une admiration vĂ©hĂ©mente pour les gens supĂ©rieurs, quel que fĂ»t le genre de leur talent ou la nature de leur Ă©rudition. N’ayant jamais aimĂ© que la pensĂ©e, il en respectait toutes les manifestations ; et ses lectures s’étendaient aux livres qui semblaient ordinairement le plus Ă©trangers Ă  l’art littĂ©raire. Il se fĂącha avec un journal ami oĂč on avait maladroitement critiquĂ© M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme ; il avait pour amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot ; son salon de Paris Ă©tait des plus curieux. Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un appartement de garçon, trĂšs simple, au cinquiĂšme Ă©tage. Les murs Ă©taient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot d’art. DĂšs qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier Ă©parpillĂ©es et noires d’écriture, un lĂ©ger tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail, sacrĂ©s pour lui comme les objets du culte pour un prĂȘtre. Puis, son domestique sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-mĂȘme. Le premier venu Ă©tait souvent Ivan TourguĂ©neff, qu’il embrassait comme un frĂšre. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français d’une affection profonde et rare. Des affinitĂ©s de talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goĂ»ts, de vie et de rĂȘves, une conformitĂ© de tendances littĂ©raires, d’idĂ©alisme exaltĂ© d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants qu’ils Ă©prouvaient l’un et l’autre, en se revoyant, une joie du cƓur plus encore peut-ĂȘtre qu’une joie de l’intelligence. TourguĂ©neff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hĂ©sitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intĂ©rĂȘt extrĂȘmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large Ɠil bleu aux pupilles mouvantes, et il rĂ©pondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guĂšre des choses et de l’histoire littĂ©raires. Souvent TourguĂ©neff Ă©tait chargĂ© de livres Ă©trangers et traduisait couramment des poĂšmes de GƓthe, de Pouchkine ou de Swinburne. D’autres personnes arrivaient peu Ă  peu M. Taine, le regard cachĂ© derriere ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuĂ©es, toute une vision de vie ancienne aperçue de son Ɠil perçant de philosophe. Voici MM. FrĂ©dĂ©ric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la bibliothĂšque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparĂ©e au MusĂ©um d’histoire naturelle ; Claudius Popelin, le maĂźtre Ă©mailleur ; Philippe Burty, Ă©crivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant. Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drĂŽles, promĂšne sur tout et sur tous son ironie charmante, mĂ©ridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la sĂ©duction de sa figure et de son geste et la science de ses rĂ©cits, toujours composĂ©s comme des contes Ă©crits. Sa tĂȘte, jolie, trĂšs fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébĂšne qui descendent sur les Ă©paules, se mĂȘlant Ă  la barbe frisĂ©e dont il roule souvent les pointes aiguĂ«s. L’Ɠil, longuement fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voie chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi. Émile Zola entre Ă  son tour, essoufflĂ© par les cinq Ă©tages et toujours suivi de son fidĂšle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’Ɠil sur les figures l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de cĂŽtĂ©, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il Ă©coute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littĂ©raire, une griserie d’artistes emporte les causeurs et les lance en ces thĂ©ories excessives et paradoxales chĂšres aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un mais
 » Ă©touffĂ© dans les grands Ă©clats ; puis, quand la poussĂ©e lyrique de Flaubert s’est calmĂ©e, il reprend la discussion tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles. Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstinĂ©. Sa tĂȘte, trĂšs semblable Ă  celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans ĂȘtre belle, prĂ©sente un grand caractĂšre de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front trĂšs dĂ©veloppĂ©, et le nez droit s’arrĂȘte, coupĂ© comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lĂšvre ombragĂ©e d’une moustache noire assez Ă©paisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais Ă©nergique, est couvert de barbe taillĂ©e prĂšs de la peau. Le regard noir, myope, pĂ©nĂ©trant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un pli trĂšs particulier retrousse la lĂšvre supĂ©rieure d’une façon drĂŽle et moqueuse. D’autres arrivent encore voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mĂȘlĂ©s Ă  ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton lĂ©gĂšrement pointu, nuancĂ© de bleu par une barbe drue soigneusement rasĂ©e. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il Ă©coute et promet tout ce que lui demande chaque Ă©crivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poĂšte Catulle MendĂšs, avec sa figure de Christ sensuel et sĂ©duisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux lĂ©gers entourent d’un nuage blond une face pĂąle et fine. Causeur incomparable, artiste raffinĂ©, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littĂ©raires, il plaĂźt tout particuliĂšrement Ă  Flaubert par le charme de sa parole et la dĂ©licatesse de son esprit. Voici Émile Bergerat, son beau-frĂšre, qui Ă©pousa la seconde fille de ThĂ©ophile Gautier. Voici JosĂ©-Maria de HĂ©rĂ©dia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poĂštes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, CĂ©ard, d’autres encore, LĂ©on Claudel le styliste difficile et raffinĂ©, Gustave Toudouze. Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille Ă©levĂ©e et mince, dont la figure sĂ©rieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractĂšre de hauteur et de noblesse. Il a de longs cheveux grisĂątres, comme dĂ©colorĂ©s, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille Ă©trangement dilatĂ©e. Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est on le sent du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. Il s’avance, tenant Ă  la main un paquet de tabac spĂ©cial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend Ă  ses amis son autre main restĂ©e libre. Le petit salon dĂ©borde. Des groupes passent dans la salle Ă  manger. C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert. Avec des gestes larges oĂč il paraissait s’envoler, allant de l’un Ă  l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflĂ©e derriĂšre lui dans ses brusques Ă©lans comme la voile brune d’une barque de pĂȘche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme vĂ©hĂ©mente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupĂ©fiait souvent par son Ă©rudition prodigieuse que servait une surprenante mĂ©moire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siĂšcles d’un bond de sa pensĂ©e pour rapprocher deux faits de mĂȘme ordre, deux hommes de mĂȘme race, deux enseignements de mĂȘme nature, d’oĂč il faisait jaillir une lumiĂšre comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles. Puis ses amis partaient l’un aprĂšs l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, oĂč il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les Ă©paules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola Ă©tait sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapĂ© avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches. Il aimait le monde, bien qu’il s’indignĂąt des conversations qu’il y entendait ; il avait pour les femmes une amitiĂ© attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeĂąt sĂ©vĂšrement de loin et qu’il rĂ©pĂ©tĂąt souvent la phrase de Proudhon La femme est la dĂ©solation du juste » ; il aimait le grand luxe, l’élĂ©gance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vĂ©cĂ»t on ne peut plus simplement. Dans l’intimitĂ©, il Ă©tait gai et bon. Sa gaietĂ© puissante semblait descendre directement de la gaietĂ© de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuĂ©es pendant des annĂ©es. Il riait souvent, d’un rire content, franc, profond ; et ce rire semblait mĂȘme plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspĂ©rations contre l’humanitĂ©. Il aimait recevoir ses amis, dĂźner avec eux. Quand on allait le voir Ă  Croisset, c’était un bonheur pour lui et il prĂ©parait la rĂ©ception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il Ă©tait grand mangeur, aimait la table fine et les choses dĂ©licates. Cette misanthropie attristĂ©e dont on a tant parlĂ© n’était pas innĂ©e chez lui, mais venue peu Ă  peu de la constatation permanente de la bĂȘtise, car son Ăąme Ă©tait naturellement joyeuse et son cƓur plein d’élans gĂ©nĂ©reux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincĂšrement, comme on vit avec le tempĂ©rament français, chez qui la mĂ©lancolie ne rend jamais l’allure dĂ©solĂ©e qu’elle a chez certains Allemands et chez certains Anglais. Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante passion ? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donnĂ©, dĂšs sa jeunesse, tout son cƓur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodĂ©rĂ©e, exaltĂ©e, passant des nuits fiĂ©vreuses, comme les amants, frĂ©missant d’ardeur, dĂ©faillant de fatigue aprĂšs ces heures d’amour Ă©puisant et violent, et repris, chaque matin, dĂšs le rĂ©veil, par le besoin de la bien-aimĂ©e. Un jour enfin, il tomba, foudroyĂ©, contre le pied de sa table de travail, tuĂ© par elle, la LittĂ©rature, tuĂ© comme tous les grands passionnĂ©s que dĂ©vore toujours leur passion. Guy De Maupassant. 
 ; il est probable qu’il ne s’écrit qu’une seule prose, si l’on prend ce mot dans le sens lapidaire et dĂ©finitif oĂč l’entendait un Tite-Live ou un Salluste. Cette prose Ă©tait jadis, la prose latine ; aujourd’hui c’est la nĂŽtre. InfĂ©rieurs dans la poĂ©sie aux subtils poĂštes anglais, initiĂ©s Ă  la musique par les maĂźtres allemands, et aux arts plastiques par nos voisins du Midi, nous sommes les rois absolus de cette forme de la phrase Ă©crite. Et Gustave Flaubert, ce malade de littĂ©rature, aura du moins gagnĂ© Ă  sa maladie d’avoir Ă©tĂ©, sa vie durant, un dĂ©positaire de cette royautĂ©, — et un dĂ©positaire qui n’a pas abdiquĂ©. 
 La plupart des Ă©crivains pĂšchent par un excĂšs de confiance dans l’infaillibilitĂ© de leur gĂ©nie. Flaubert aura pĂ©chĂ© par un excĂšs de dĂ©fiance envers le sien propre. Noble et fier dĂ©faut aprĂšs tout, car il dĂ©rive du plus magnifique des tourments qu’il soit donnĂ© Ă  l’homme d’éprouver le mal de la perfection. Paul Bourget Essais de Psychologie contemporaine, II, Plon, Ă©dit.. 
 L’auteur de Madame Bovary vaut mieux que ces Ă©clats d’admiration banale. S’il n’est pas de ceux qui laissent un vide en disparaissant » parce qu’aprĂšs tout ceux-lĂ  seuls vraiment en laissent un, qui sont frappĂ©s en pleine maturitĂ© de l’ñge, en plein progrĂšs du talent, en pleines promesses d’avenir, il est de ceux du moins qui laissent aprĂšs eux, dans l’histoire de la littĂ©rature d’un siĂšcle, une trace profondĂ©ment empreinte
 Avant tout et par-dessus tout, Flaubert fut un artiste artiste par ses qualitĂ©s, artiste par ses dĂ©fauts
 Car, il serait bien facile de le dĂ©montrer, ce que la plupart de nos romanciers savent le moins, quoi qu’ils en disent, ne vous y trompez pas c’est leur mĂ©tier. Flaubert savait le sien, il le savait admirablement ; et non content de le savoir, il l’a vraiment enrichi, Ă©tendu et perfectionnĂ©. En ce sens – qui est le sens Ă©troit du mot – Flaubert est incontestablement un maĂźtre. Et puisqu’on a si souvent rapprochĂ© son nom de celui de Balzac, il est maĂźtre Ă  bien plus juste titre que l’auteur de la ComĂ©die humaine
 Vous ne trouverez pas dans la littĂ©rature contemporaine beaucoup de pages d’une substance plus forte, ou d’un Ă©clat plus solide, ou d’une beautĂ© plus classique. C’est dommage seulement qu’on n’en rencontre pas davantage, mĂȘme dans Madame Bovary On voit par quel concours de circonstances, par quel accord de qualitĂ©s, et sous l’empire de quelle inspiration subie » Madame Bovary est devenue ce qu’elle est dans l’Ɠuvre de Flaubert, et ce qu’on peut croire qu’elle demeurera dans l’histoire de la littĂ©rature contemporaine, un livre capital. Ferdinand BrunetiĂšre Le Roman naturaliste, Calman LĂ©vy, Ă©dit.. Il travailla comme un bƓuf. Sa patience, son courage, sa bonne foi, sa probitĂ© resteront Ă  jamais exemplaires. C’est le plus consciencieux des Ă©crivains. Sa correspondance tĂ©moigne de la sincĂ©ritĂ©, de la continuitĂ© de ses efforts. Il faut admirer, il faut vĂ©nĂ©rer cet homme de beaucoup de foi, qui dĂ©pouilla par un travail obstinĂ© et par le zĂšle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice mĂ©thodique de sa vie entiĂšre. Anatole France La Vie littĂ©raire, II, Calman LĂ©vy, Ă©dit.. 
 Je l’ai dit, la publication de Madame Bovary fut un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. Le sujet du livre pourtant, l’intrigue, Ă©tait des moins romanesques. Mais il faut lire l’Ɠuvre toute palpitante de vie. Il y a des morceaux cĂ©lĂšbres, des morceaux qui sont devenus classiques
Toute l’Ɠuvre d’ailleurs, jusqu’aux moindres incidents, a un intĂ©rĂȘt poignant, un intĂ©rĂȘt nouveau, inconnu jusqu’à ce livre, l’intĂ©rĂȘt du rĂ©el, du drame cĂŽtoyĂ© tous les jours. Cela nous prend aux entrailles avec une puissance invincible
 Je l’ai dit, le succĂšs de Madame Bovary fut foudroyant. D’une semaine Ă  l’autre, Gustave Flaubert fut connu, cĂ©lĂ©brĂ©, acclamĂ©. Il n’y a pas d’autre exemple, dans ce siĂšcle, Ă  notre Ă©poque oĂč vingt volumes rĂ©pandent Ă  peine le nom d’un auteur, d’une rĂ©putation acquise ainsi du premier coup. Et ce n’était pas seulement de la popularitĂ©, mais de la gloire. On le mettait au premier rang, Ă  la tĂȘte des romanciers contemporains. Depuis vingt ans, il garde au front l’aurĂ©ole de ce triomphe. Émile Zola Les Romanciers naturalistes, Fasquelle, Ă©dit.. 
 Mme Bovary, l’immortelle Mme Bovary, aussi immortelle que l’immortel Homais, est le plus complet portrait de femme que je connaisse dans toute la littĂ©rature, y compris Shakespeare, y compris Balzac. Pour elle, Flaubert ne s’est pas contentĂ© de nous suggĂ©rer sa biographie ; il a fait sa biographie tout entiĂšre, minutieusement, patiemment, annĂ©e par annĂ©e, quelquefois jour par jour, avec le sentiment et l’intelligence Ă  la fois de l’évolution nĂ©cessaire d’un caractĂšre et de tous les changements successifs qui doivent arriver dans son Ă©tat, et du dĂ©nouement qui doit s’ensuivre. C’est la vie entiĂšre d’une Ăąme qui se dĂ©roule sous nos yeux, avec la logique immanente qui prĂ©side aux dĂ©marches d’une Ăąme humaine. 
 La composition du livre est une merveille. L’auteur a trouvĂ© le moyen de nous faire vivre de la vie d’une petite ville sans que les mille tableaux oĂč il nous la montre empiĂ©tassent jamais sur le personnage principal et en dĂ©tournassent notre attention. Emma occupe toujours le centre du tableau, et nous ne cessons jamais de la voir et de la sentir prĂ©sente, mĂȘme quand on nous entretient de Tuvache ou de Binet. L’arrangement de la scĂšne du comice agricole est Ă  cet Ă©gard un chef-d’Ɠuvre
 Flaubert est un des plus grands Ă©crivains de la littĂ©rature française. Il l’était d’abord parce qu’il Ă©tait douĂ©, et c’est la grande raison ; il l’était ensuite parce qu’il voulait l’ĂȘtre, et ce n’est pas une raison nĂ©gligeable. Personne ne semble avoir apportĂ© au travail du style un soin plus ardent et plus acharnĂ©. C’était chez lui une obsession et cette obsession Ă©tait une torture. Avec grande raison, il avait horreur du style facile et l’on peut dire qu’avec moins de raison peut-ĂȘtre, il avait dĂ©fiance du style naturel. 
 Depuis la mort de Flaubert, sa renommĂ©e n’a fait que grandir, et elle semble ne devoir jamais ĂȘtre atteinte par le temps. C’est universellement admirĂ©, encore qu’il le soit de diverses façons, comme il arrive toujours, et ici pour certaines de ses Ɠuvres, et plus loin pour certaines autres, Ă  l’exclusion ou au mĂ©pris de celles-lĂ . Émile Faguet Flaubert, Les grands Ă©crivains français, Hachette, Ă©dit.. PROCÈS.[16] RÉQUISITOIRE. LE MINISTÈRE PUBLIC CONTRE GUSTAVE FLAUBERT. RÉQUISITOIRE DE M. L’AVOCAT IMPÉRIAL M. ERNEST PINARD. Messieurs, en abordant ce dĂ©bat, le ministĂšre public est en prĂ©sence d’une difficultĂ© qu’il ne peut pas se dissimuler. Elle n’est pas dans la nature mĂȘme de la prĂ©vention offenses Ă  la morale publique et Ă  la religion, ce sont lĂ  sans doute des expressions un peu vagues, un peu Ă©lastiques, qu’il est nĂ©cessaire de prĂ©ciser. Mais enfin quand on parle Ă  des esprits droits et pratiques, il est facile de s’entendre Ă  cet Ă©gard, de distinguer si telle page d’un livre porte atteinte Ă  la religion ou Ă  la morale. La difficultĂ© n’est pas dans notre prĂ©vention, elle est plutĂŽt, elle est davantage dans l’étendue de l’Ɠuvre que vous avez Ă  juger. Il s’agit d’un roman tout entier. Quand on soumet Ă  votre apprĂ©ciation un article de journal, on voit tout de suite oĂč le dĂ©lit commence et oĂč il finit ; le ministĂšre public lit l’article et le soumet Ă  votre apprĂ©ciation. Ici il ne s’agit pas d’un article de journal, mais d’un roman tout entier, qui commence le 1er octobre, finit le 15 dĂ©cembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation ? Quel est le rĂŽle du ministĂšre public ? Lire tout le roman ? C’est impossible. D’un autre cĂŽtĂ©, ne lire que les textes incriminĂ©s, c’est s’exposer Ă  un reproche trĂšs fondĂ©. On pourrait nous dire si vous n’exposez pas le procĂšs dans toutes ses parties, si vous passez ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit les passages incriminĂ©s, il est Ă©vident que vous Ă©touffez le dĂ©bat en restreignant le terrain de la discussion. Pour Ă©viter ce double inconvĂ©nient, il n’y a qu’une marche Ă  suivre, et la voici, c’est de vous raconter d’abord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d’incriminer en citant le texte, et enfin de rĂ©pondre aux objections qui pourraient s’élever contre le systĂšme gĂ©nĂ©ral de la prĂ©vention. Quel est le titre du roman ? Madame Bovary. C’est un titre qui ne dit rien par lui-mĂȘme. Il y en a un second entre parenthĂšses MƓurs de province. C’est encore lĂ  un titre qui n’explique pas la pensĂ©e de l’auteur, mais qui la fait pressentir. L’auteur n’a pas voulu suivre tel ou tel systĂšme philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux ! ! ! Sans doute c’est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait le plus sĂ©rieux de l’Ɠuvre, qui illumine les autres peintures, c’est Ă©videmment celui de Mme Bovary. Ici je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collĂšge, et il faut le dire, l’enfant annonce dĂ©jĂ  ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsqu’il arrive au collĂšge et qu’on lui demande son nom, il commence par rĂ©pondre Charbovari. Il est si lourd qu’il travaille sans avancer. Il n’est jamais le premier, il n’est jamais le dernier non plus de sa classe ; c’est le type, sinon de la nullitĂ©, au moins de celui du ridicule au collĂšge. AprĂšs les Ă©tudes du collĂšge, il vint Ă©tudier la mĂ©decine Ă  Rouen, dans une chambre au quatriĂšme, donnant sur la Seine[17], que sa mĂšre lui avait louĂ©e chez un teinturier de sa connaissance. C’est lĂ  qu’il fait ses Ă©tudes mĂ©dicales et qu’il arrive petit Ă  petit Ă  conquĂ©rir, non pas le grade de docteur en mĂ©decine, mais celui d’officier de santĂ©. Il frĂ©quentait les cabarets, il manquait le cours, mais il n’avait au demeurant d’autre passion que celle de jouer aux dominos. VoilĂ  M. Bovary. Il va se marier. Sa mĂšre lui trouve une femme la veuve d’un huissier de Dieppe ; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour l’AmĂ©rique, et Mme Bovary jeune fut tellement frappĂ©e, tellement impressionnĂ©e par ce coup inattendu, qu’elle en mourut. VoilĂ  le premier mariage, voilĂ  la premiĂšre scĂšne. M. Bovary, devenu veuf, songe Ă  se remarier. Il interroge ses souvenirs ; il n’a pas besoin d’aller bien loin, il lui vient tout de suite Ă  l’esprit la fille d’un fermier du voisinage qui avait singuliĂšrement excitĂ© les soupçons de Mme Bovary, Mlle Emma Rouault. Le fermier Rouault n’avait qu’une fille, Ă©levĂ©e aux Ursulines de Rouen. Elle s’occupait peu de la ferme ; son pĂšre dĂ©sirait la marier. L’officier de santĂ© se prĂ©sente, il n’est pas difficile sur la dot, et vous comprenez qu’avec de telles dispositions de part et d’autre, les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes ; le plus aveugle des maris ; sa seule prĂ©occupation est de prĂ©venir les dĂ©sirs de sa femme. Ici le rĂŽle de M. Bovary s’efface ; celui de Mme Bovary devient l’Ɠuvre sĂ©rieuse du livre. Messieurs, Mme Bovary a-t-elle aimĂ© son mari ou cherchĂ© Ă  l’aimer ? Non, et dĂšs le commencement il y eut ce qu’on peut appeler la scĂšne de l’initiation. À partir de ce moment, un autre horizon s’étale devant elle, une vie nouvelle lui apparaĂźt. Le propriĂ©taire du chĂąteau de la Vaubyessard avait donnĂ© une grande fĂȘte. On avait invitĂ© l’officier de santĂ©, on avait invitĂ© sa femme, et lĂ  il y eut pour elle comme une initiation Ă  toutes les ardeurs de la voluptĂ© ! Elle avait aperçu le duc de LaverdiĂšre, qui avait eu des succĂšs Ă  la cour ; elle avait valsĂ© avec un vicomte et Ă©prouvĂ© un trouble inconnu. À partir de ce moment, elle avait vĂ©cu d’une vie nouvelle, son mari, tout ce qui l’entourait, lui Ă©tait devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontrĂ© un fil de fer qui lui avait dĂ©chirĂ© le doigt ; c’était le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de l’arracher Ă  l’ennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientĂšle, et vint s’installer Ă  Yonville. C’est ici que vient la scĂšne de la premiĂšre chute. Nous sommes Ă  la seconde livraison. Mme Bovary arrive Ă  Yonville, et lĂ , la premiĂšre personne qu’elle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce n’est pas le notaire de l’endroit, c’est l’unique clerc de ce notaire, LĂ©on Dupuis. C’est un tout jeune homme qui fait son droit et va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ© des visites du jeune clerc, mais Bovary est si naĂŻf qu’il croit Ă  la vertu de sa femme ; LĂ©on, inexpĂ©rimentĂ©, Ă©prouvait le mĂȘme sentiment. Il est parti, l’occasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage d’Yonville un M. Rodolphe Boulanger vous voyez que je raconte. C’était un homme de trente-quatre ans, d’un tempĂ©rament brutal ; il avait eu beaucoup de succĂšs auprĂšs des conquĂȘtes faciles ; il avait alors pour maĂźtresse une actrice ; il aperçut Mme Bovary, elle Ă©tait jeune, charmante ; il rĂ©solut d’en faire sa maĂźtresse. La chose Ă©tait facile, il lui suffit de trois occasions. La premiĂšre fois il Ă©tait venu aux Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisiĂšme fois il lui avait fait faire une promenade Ă  cheval que le mari avait jugĂ©e nĂ©cessaire Ă  la santĂ© de sa femme ; et c’est alors, dans une premiĂšre visite de la forĂȘt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au chĂąteau de Rodolphe, surtout dans le jardin de l’officier de santĂ©. Les amants arrivent jusqu’aux limites extrĂȘmes de la voluptĂ© ! Mme Bovary veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe n’ose pas dire non, mais il lui Ă©crit une lettre oĂč il cherche Ă  lui prouver, par beaucoup de raisons, qu’il ne peut pas l’enlever. FoudroyĂ©e Ă  la rĂ©ception de cette lettre, Mme Bovary a une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale Ă  la suite de laquelle une fiĂšvre typhoĂŻde se dĂ©clare. La fiĂšvre tua l’amour, mais resta la malade. VoilĂ  la deuxiĂšme scĂšne. J’arrive Ă  la troisiĂšme. La chute avec Rodolphe avait Ă©tĂ© suivie d’une rĂ©action religieuse, mais elle avait Ă©tĂ© courte ; Mme Bovary va tomber, de nouveau. Le mari avait jugĂ© le spectacle utile Ă  la convalescence de sa femme, et il l’avait conduite Ă  Rouen. Dans une loge, en face de celle qu’occupaient M. et Mme Bovary, se trouvait LĂ©on Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit Ă  Paris, et qui en est revenu singuliĂšrement instruit, singuliĂšrement expĂ©rimentĂ©. Il va voir Mme Bovary ; il lui propose un rendez-vous. Mme Bovary lui indique la cathĂ©drale. LĂ©on lui propose de monter dans un fiacre. Elle rĂ©siste d’abord, mais LĂ©on lui dit que cela se fait ainsi Ă  Paris et alors plus d’obstacle. La chute a lieu dans le fiacre ! Les rendez-vous se multiplient pour LĂ©on comme pour Rodolphe, chez l’officier de santĂ© et puis dans une chambre qu’on avait louĂ©e Ă  Rouen. Enfin, elle arriva jusqu’à la fatigue mĂȘme de ce second amour, et c’est ici que commence la scĂšne de dĂ©tresse, c’est la derniĂšre du roman. Mme Bovary avait prodiguĂ©, jetĂ© les cadeaux Ă  la tĂȘte de Rodolphe et de LĂ©on, elle avait menĂ© une vie de luxe, et pour faire face Ă  tant de dĂ©penses, elle avait souscrit de nombreux billets Ă  ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration gĂ©nĂ©rale pour gĂ©rer le patrimoine commun, elle avait rencontrĂ© un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels n’étant pas payĂ©s Ă  l’échĂ©ance, Ă©taient renouvelĂ©s sous le nom d’un compĂšre. Puis Ă©taient venus le papier timbrĂ©, les protĂȘts, les jugements, la saisie, et enfin l’affiche de la vente du mobilier de M. Bovary qui ignorait tout. RĂ©duite aux plus cruelles extrĂ©mitĂ©s, Mme Bovary demande de l’argent Ă  tout le monde et n’en obtient de personne. LĂ©on n’en a pas, et il recule Ă©pouvantĂ© Ă  l’idĂ©e d’un crime qu’on lui suggĂšre pour s’en procurer. Parcourant tous les degrĂ©s de l’humiliation, Mme Bovary va chez Rodolphe ; elle ne rĂ©ussit pas ; Rodolphe n’a pas francs. Il ne lui reste plus qu’une issue. De s’excuser auprĂšs de son mari ? Non, de s’expliquer avec lui ? Mais ce mari aurait la gĂ©nĂ©rositĂ© de lui pardonner, et c’est lĂ  une humiliation qu’elle ne peut pas accepter elle s’empoisonne. Viennent alors des scĂšnes douloureuses. Le mari est lĂ , Ă  cĂŽtĂ© du corps glacĂ© de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces. Il ordonne qu’on l’en enveloppe et qu’on enferme sa dĂ©pouille dans un triple cercueil. Un jour il ouvre le secrĂ©taire et il trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de LĂ©on. Vous croyez que l’amour va tomber alors ? Non, non, il s’excite, au contraire, il s’exalte pour cette femme que d’autres ont possĂ©dĂ©e, en raison de ces souvenirs de voluptĂ© qu’elle lui a laissĂ©s ; et dĂšs ce moment il nĂ©glige sa clientĂšle, sa famille, il laisse aller au vent les derniĂšres parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mĂšche de cheveux noirs. VoilĂ  le roman ; je l’ai racontĂ© tout entier en n’en supprimant aucune scĂšne. On l’appelle Madame Bovary ; vous pouvez lui donner un autre titre, et l’appeler avec justesse Histoire des adultĂšres d’une femme de province. Messieurs, la premiĂšre partie de ma tĂąche est remplie ; j’ai racontĂ©, je vais citer, et aprĂšs les citations viendra l’incrimination qui porte sur deux dĂ©lits offense Ă  la morale publique, offense Ă  la morale religieuse. L’offense Ă  la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l’offense Ă  la morale religieuse, dans les images voluptueuses mĂȘlĂ©es aux choses sacrĂ©es. J’arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai Ă  vous citer quatre scĂšnes, ou plutĂŽt quatre tableaux. La premiĂšre ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe, la seconde, la transition religieuse entre les deux adultĂšres ; la troisiĂšme, ce sera la chute avec LĂ©on, c’est le deuxiĂšme adultĂšre, et enfin la quatriĂšme que je veux citer, c’est la mort de Mme Bovary. Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son roman est un tableau, et il faut savoir Ă  quelle Ă©cole il appartient, quelle est la couleur qu’il emploie, et quel est le portrait de son hĂ©roĂŻne. La couleur gĂ©nĂ©rale de l’auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive, avant, pendant et aprĂšs les chutes ! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. À cet Ăąge oĂč la jeune fille n’est pas formĂ©e, oĂč la femme ne peut pas sentir ces Ă©motions premiĂšres qui lui rĂ©vĂšlent un monde nouveau, elle se confesse. Quand elle allait Ă  confesse », cette premiĂšre citation de la premiĂšre livraison est Ă  la page 30 du numĂ©ro du 1er octobre[18], quand elle allait Ă  confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s afin de rester lĂ  plus longtemps, Ă  genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage Ă  la grille sous le chuchotement du prĂȘtre. Les comparaisons de fiancĂ©, d’époux, d’amant cĂ©leste et de mariage Ă©ternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’ñme des douceurs inattendues. » Est-ce qu’il est naturel qu’une petite fille invente de petits pĂ©chĂ©s, quand on sait que pour un enfant ce sont les plus petits pĂ©chĂ©s qu’on a le plus de peine Ă  dire ? Et puis Ă  cet Ăąge-lĂ , quand une petite fille n’est pas formĂ©e, la montrer inventant de petits pĂ©chĂ©s dans l’ombre, sous le chuchotement du prĂȘtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancĂ©, d’époux, d’amant cĂ©leste et de mariage Ă©ternel, qui lui faisaient Ă©prouver comme un frisson de voluptĂ©, n’est-ce pas faire ce que j’ai appelĂ© une peinture lascive ? Voulez-vous Mme Bovary dans ses moindres actes, Ă  l’état libre, sans l’amant, sans la faute. Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariĂ©e qui ne laissait rien dĂ©couvrir oĂč l’on put deviner quelque chose, il y a lĂ  dĂ©jĂ  un tour de phrase plus qu’équivoque, mais voulez-vous savoir comment Ă©tait le mari ? Ce mari du lendemain que l’on eĂ»t pris pour la vierge de la veille » et cette mariĂ©e qui ne laissait rien dĂ©couvrir oĂč l’on pĂ»t deviner quelque chose. » Ce mari p. 29[19] qui se lĂšve et part le cƓur plein des fĂ©licitĂ©s de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente », s’en allant ruminant son bonheur comme ceux qui mĂąchent encore aprĂšs le dĂźner le goĂ»t des truffes qu’ils digĂšrent ». Je tiens, messieurs, Ă  vous prĂ©ciser le cachet de l’Ɠuvre littĂ©raire de M. Flaubert, et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent dire beaucoup de choses, et ces traits ne lui coĂ»tent rien. Et puis, au chĂąteau de la Vaubyessard, savez-vous ce qui attire les regards de cette jeune femme, ce qui frappe le plus ? C’était toujours la mĂȘme chose, c’est le duc de LaverdiĂšre, amant, disait-on, de Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun, » et sur lequel les yeux d’Emma revenaient d’eux-mĂȘmes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste il avait vĂ©cu Ă  la cour et couchĂ© dans le lit des reines ! » Ce n’est lĂ  qu’une parenthĂšse historique, dira-t-on ? Triste et inutile parenthĂšse ! L’histoire a pu donner des soupçons mais non donner le droit de les Ă©riger en certitude. L’histoire a parlĂ© du collier dans tous les romans, l’histoire a parlĂ© de mille choses, mais ce ne sont lĂ  que des soupçons, et, je le rĂ©pĂšte, je ne sache pas qu’elle ait autorisĂ© Ă  transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-Antoinette est morte avec la dignitĂ© d’une souveraine et le calme d’une chrĂ©tienne, ce sang versĂ© pourrait effacer des fautes, Ă  plus forte raison des soupçons. Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d’une image frappante pour peindre son hĂ©roĂŻne, et il a pris celle-lĂ  pour exprimer tout Ă  la fois et les instincts pervers et l’ambition de Mme Bovary ! Mme Bovary doit trĂšs bien valser, et la voici valsant Ils commencĂšrent lentement, puis allĂšrent plus vite. Ils tournaient ; tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprĂšs des portes, la robe d’Emma par le bas s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s’arrĂȘta. Ils repartirent, et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte l’entraĂźnant, disparut avec elle, jusqu’au bout de la galerie oĂč, haletante, elle faillit tomber, et un instant, s’appuya la tĂȘte sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit Ă  sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. » Je sais bien qu’on valse un peu de cette maniĂšre, mais cela n’est pas plus moral ! Prenez Mme Bovary dans les actes les plus simples, c’est toujours le mĂȘme coup de pinceau, il est Ă  toutes les pages. Aussi Justin, le domestique du pharmacien voisin, a-t-il des Ă©merveillements subits quand il est initiĂ© dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse admiration jusqu’à la cuisine. Le coude sur la longue planche oĂč elle FĂ©licitĂ©, la femme de chambre repassait, il considĂ©rait avidement toutes ces affaires de femmes Ă©talĂ©es autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons Ă  coulisse, vastes de hanches et qui se rĂ©trĂ©cissaient vers le bas. — À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon, en passant la main sur la crinoline ou les agrafes. — Tu n’as donc jamais rien vu ? rĂ©pondait en riant FĂ©licitĂ©. » Aussi le mari se demande-t-il, en prĂ©sence de sa femme sentant frais, si l’odeur vient de la peau ou de la chemise. Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, Ă  ne savoir mĂȘme d’oĂč venait cette odeur, ou si ce n’était pas la femme qui parfumait la chemise. » Assez de citations de dĂ©tail ! Vous connaissez maintenant la physionomie de Mme Bovary au repos, quand elle ne rencontre personne, quand elle ne pĂšche pas, quand elle est encore complĂštement innocente, quand, au retour d’un rendez-vous, elle n’est pas encore Ă  cĂŽtĂ© d’un mari qu’elle dĂ©teste ; vous connaissez maintenant la couleur gĂ©nĂ©rale du tableau, la physionomie gĂ©nĂ©rale de Mme Bovary. L’auteur a mis le plus grand soin, employĂ© tous les prestiges de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayĂ© de la montrer du cĂŽtĂ© de l’intelligence ? Jamais. Du cĂŽtĂ© du cƓur ? Pas davantage. Du cĂŽtĂ© de l’esprit ? Non. Du cĂŽtĂ© de la beautĂ© physique ? Pas mĂȘme. Oh ! je sais bien qu’il y a des portraits de Mme Bovary aprĂšs l’adultĂšre des plus Ă©tincelants ; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beautĂ© de Mme Bovary est d’une beautĂ© provocante. J’arrive maintenant aux quatre citations importantes ; je n’en ferai que quatre ; je tiens Ă  restreindre mon cadre. J’ai dit que la premiĂšre serait sur les amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisiĂšme sur les amours de LĂ©on, la quatriĂšme sur la mort. Voyons la premiĂšre. Mme Bovary est prĂšs de la chute, prĂšs de succomber. La mĂ©diocritĂ© domestique la poussait Ă  des fantaisies luxueuses, les tendresses matrimoniales en des dĂ©sirs adultĂšres, » 
 elle se maudit de n’avoir pas aimĂ© LĂ©on, elle eut soif de ses lĂšvres. » Qu’est-ce qui a sĂ©duit Rodolphe et l’a prĂ©parĂ© ? Le gonflement de l’étoffe de la robe de Mme Bovary qui s’est crevĂ©e de place en place selon les inflexions du corsage ! Rodolphe a amenĂ© son domestique chez Bovary pour le faire soigner. Le domestique va se trouver mal, Mme Bovary tient la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle ; et comme Emma, baissĂ©e, chancelait un peu en Ă©cartant les bras, le gonflement de l’étoffe se crevait de place en place selon les inflexions du corsage. » Aussi voici la rĂ©flexion de Rodolphe Il revoyait Emma dans la salle, habillĂ©e comme il l’avait vue, et il la dĂ©shabillait. » Page 417[20]. C’est le premier jour oĂč ils se parlent. Ils se regardaient, un dĂ©sir suprĂȘme faisait frissonner leurs lĂšvres sĂšches, et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. » Ce sont lĂ  les prĂ©liminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-mĂȘme. Quand le costume fut prĂȘt, Charles Ă©crivit Ă  M. Boulanger que sa femme Ă©tait Ă  sa disposition et qu’il comptait sur sa complaisance. Le lendemain Ă  midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maĂźtre ; l’un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim. » Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmĂ©e de sa tournure, lorsqu’il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc
 DĂšs qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop, Rodolphe galopait Ă  cĂŽtĂ© d’elle. » Les voilĂ  dans la forĂȘt. Il l’entraĂźna plus loin, autour d’un petit Ă©tang oĂč des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes
 J’ai tort, j’ai tort, j’ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre. — Pourquoi ? Emma ! Emma ! — Ô Rodolphe !
 fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son Ă©paule. Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonfla d’un soupir ; et dĂ©faillante, tout en pleurs, avec un long frĂ©missement et se cachant la figure, elle s’abandonna. » Lorsqu’elle se fut relevĂ©e, lorsque aprĂšs avoir secouĂ© les fatigues de la voluptĂ©, elle rentra au foyer domestique, Ă  ce foyer oĂč elle devait trouver un mari qui l’adorait, aprĂšs sa premiĂšre faute, aprĂšs ce premier adultĂšre, aprĂšs cette premiĂšre chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu’elle Ă©prouva, au regard de ce mari trompĂ© qui l’adorait ? Non ! le front haut, elle rentra en glorifiant l’adultĂšre. En s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil Ă©pandu sur sa personne la transfigurait. Elle se rĂ©pĂ©tait J’ai un amant ! un amant ! se dĂ©lectant Ă  cette idĂ©e comme Ă  celle d’une autre pubertĂ© qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin possĂ©der ces plaisirs de l’amour, cette fiĂšvre de bonheur dont elle avait dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, oĂč tout serait passion, extase, dĂ©lire
 » Ainsi, dĂšs cette premiĂšre faute, dĂšs cette premiĂšre chute, elle fait la glorification de l’adultĂšre, elle chante le cantique de l’adultĂšre, sa poĂ©sie, ses voluptĂ©s. VoilĂ , messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-mĂȘme ! Messieurs, tout est pĂąle devant cette glorification de l’adultĂšre, mĂȘme les rendez-vous de nuit, quelques jours aprĂšs. Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignĂ©e de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n’en finissait pas. Elle se dĂ©vorait d’impatience ; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent fait sauter par les fenĂȘtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait Ă  lire fort tranquillement, comme si la lecture l’eĂ»t amusĂ©e. Mais Charles qui Ă©tait au lit, l’appelait pour se coucher. — Viens donc, Emma, disait-il, il est temps. — Oui, j’y vais ! rĂ©pondait-elle. Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournait vers le mur et s’endormait. Elle s’échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, dĂ©shabillĂ©e. Rodolphe avait un grand manteau ; il l’en enveloppait tout entiĂšre, et, passant le bras autour de sa taille, il l’entraĂźnait sans parler jusqu’au fond du jardin. C’était sous la tonnelle, sur ce mĂȘme banc de bĂątons pourris oĂč autrefois LĂ©on la regardait si amoureusement durant les soirĂ©es d’étĂ© ! elle ne pensait guĂšre Ă  lui, maintenant. Le froid de la nuit les faisait s’étreindre davantage, les soupirs de leurs lĂšvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, qu’ils entrevoyaient Ă  peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur Ăąme avec une sonoritĂ© cristalline et qui s’y rĂ©percutaient en vibrations multipliĂ©es. » Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif ? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif ? Écoutez encore Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette Ă©poque ; elle avait cette indĂ©finissable beautĂ© qui rĂ©sulte de la joie, de l’enthousiasme, du succĂšs, et qui n’est que l’harmonie du tempĂ©rament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expĂ©rience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations, dĂ©veloppĂ©e, et elle s’épanouissait enfin dans la plĂ©nitude de sa nature. Ses paupiĂšres semblaient taillĂ©es tout exprĂšs pour ses longs regards amoureux oĂč la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort Ă©cartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lĂšvres, qu’ombrageait Ă  la lumiĂšre un peu de duvet noir. On eĂ»t dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposĂ© sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils s’enroulaient en une masse lourde, nĂ©gligemment, et selon les hasards de l’adultĂšre qui les dĂ©nouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pĂ©nĂ©trait se dĂ©gageait mĂȘme des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait dĂ©licieuse et tout irrĂ©sistible. » Jusqu’ici la beautĂ© de cette femme avait consistĂ© dans sa grĂące, dans sa tournure, dans ses vĂȘtements ; enfin elle vient de vous ĂȘtre montrĂ©e sans voile, et vous pouvez dire si l’adultĂšre ne l’a pas embellie. — EmmĂšne-moi ! s’écria-t-elle. EnlĂšve-moi !
 oh ! je t’en supplie ! Et elle se prĂ©cipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s’exhalait dans un baiser. » VoilĂ  un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme s’élargissent ! comme quelque chose de ravissant est Ă©pandu sur elle, depuis sa chute ! sa beautĂ© a-t-elle jamais Ă©tĂ© aussi Ă©clatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute ? Ce que l’auteur nous montre, c’est la poĂ©sie de l’adultĂšre, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas d’une immoralitĂ© profonde ! ! ! J’arrive Ă  la seconde situation. La seconde situation est une transition religieuse, Mme Bovary avait Ă©tĂ© trĂšs malade, aux portes du tombeau. Elle revient Ă  la vie, sa convalescence est signalĂ©e par une petite transition religieuse. M. Bournisien c’était le curĂ© venait la voir. Il s’enquĂ©rait de sa santĂ©, lui apportait des nouvelles et l’exhortait Ă  la religion dans un petit bavardage cĂąlin, qui ne manquait pas d’agrĂ©ment. La vue seule de sa soutane la rĂ©confortait. » Enfin elle va faire la communion. Je n’aime pas beaucoup Ă  rencontrer des choses saintes dans un roman, mais au moins quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultĂšre qui va Ă  la communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante ? Non, non, c’est toujours la femme passionnĂ©e qui cherche des illusions et qui les cherche dans les choses les plus saintes, les plus augustes. Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et Ă  mesure que l’on faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops, et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allĂ©gĂ©e ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre montant vers Dieu, allait s’anĂ©antir dans cet amour, comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. » Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressĂ©es Ă  l’amant dans les Ă©panchements de l’adultĂšre ? Sans doute on parlera de la couleur locale, et on s’excusera en disant qu’une femme vaporeuse, romanesque, ne fait, pas mĂȘme en religion, les choses comme tout le monde. Il n’y a pas de couleur locale qui excuse ce mĂ©lange ! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle femme, mĂȘme dans d’autres rĂ©gions, mĂȘme sous le ciel d’Espagne ou d’Italie, ne murmure Ă  Dieu les caresses adultĂšres qu’elle donnait Ă  l’amant. Vous apprĂ©cierez ce langage, messieurs, et vous n’excuserez pas ces paroles de l’adultĂšre introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la divinitĂ© ! VoilĂ  la seconde situation, j’arrive Ă  la troisiĂšme, c’est la sĂ©rie des adultĂšres. AprĂšs la transition religieuse, Mme Bovary est encore prĂȘte Ă  tomber. Elle va au spectacle Ă  Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor. Emma fit un retour sur elle-mĂȘme. Ah ! si dans la fraĂźcheur de sa beautĂ©, avant les souillures du mariage et les dĂ©sillusions de l’adultĂšre il y en a qui auraient dit les dĂ©sillusions du mariage et les souillures de l’adultĂšre, avant les souillures du mariage et les dĂ©sillusions de l’adultĂšre, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cƓur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptĂ©s et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une fĂ©licitĂ© si haute. » En voyant Lagardy sur la scĂšne, elle eut envie de courir dans ses bras pour se rĂ©fugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour mĂȘme, et de lui dire, de s’écrier EnlĂšve-moi, emmĂšne-moi, partons ! Ă  toi, Ă  toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rĂȘves ! » LĂ©on Ă©tait derriĂšre elle. Il se tenait derriĂšre elle, s’appuyant de l’épaule contre la cloison ; et de temps Ă  autre elle se sentait frissonner sous le souffle tiĂšde de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. » On vous a parlĂ© tout Ă  l’heure des souillures du mariage ; on va vous montrer encore l’adultĂšre dans toute sa poĂ©sie, dans ses ineffables sĂ©ductions. J’ai dit qu’on aurait dĂ» au moins modifier les expressions et dire les dĂ©sillusions du mariage et les souillures de l’adultĂšre. Bien souvent quand on s’est mariĂ©, au lieu du bonheur sans nuages qu’on s’était promis, on rencontre les sacrifices, les amertumes. Le mot dĂ©sillusion peut donc ĂȘtre justifiĂ©, celui de souillure ne saurait l’ĂȘtre. LĂ©on et Emma se sont donnĂ© rendez-vous Ă  la cathĂ©drale. Ils la visitent, ou ils ne la visitent pas. Ils sortent. Un gamin polissonnait sur le parvis. — Va me chercher un fiacre ! lui crie LĂ©on. L’enfant partit comme une balle
 — Ah ! LĂ©on !
 vraiment !
 je ne sais
 si je dois
 ! et elle minaudait. Puis d’un air sĂ©rieux C’est trĂšs inconvenant, savez-vous ? — En quoi ? rĂ©pliqua le clerc, cela se fait Ă  Paris. Et cette parole, comme un irrĂ©sistible argument, la dĂ©termina. » Nous savons maintenant, messieurs, que la chute n’a pas lieu dans le fiacre. Par un scrupule qui l’honore, le rĂ©dacteur de la Revue a supprimĂ© le passage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous laisse pĂ©nĂ©trer dans la chambre oĂč se donnent les rendez-vous. Emma veut partir, car elle avait donnĂ© sa parole qu’elle reviendrait le soir mĂȘme. D’ailleurs, Charles l’attendait ; et dĂ©jĂ  elle se sentait au cƓur cette lĂąche docilitĂ© qui est pour bien des femmes comme le chĂątiment tout Ă  la fois et la rançon de l’adultĂšre
 » LĂ©on, sur le trottoir, continuait Ă  marcher, elle le suivait jusqu’à l’hĂŽtel ; il montait ; il ouvrait la porte ; entrait. Quelle Ă©treinte ! Puis les paroles aprĂšs les baisers se prĂ©cipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiĂ©tudes pour les lettres ; mais Ă  prĂ©sent tout s’oubliait, et ils se regardaient face Ă  face, avec des rires de voluptĂ© et des appellations de tendresse. Le lit Ă©tait un grand lit d’acajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet Ă©vasĂ©, – et rien au monde n’était beau comme sa tĂȘte brune et sa peau blanche, se dĂ©tachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains. Le tiĂšde appartement, avec son tapis discret, ses ornements folĂątres et sa lumiĂšre tranquille, semblait tout commode pour les intimitĂ©s de la passion. » VoilĂ  ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage trĂšs important — comme peinture lascive ! Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaietĂ© malgrĂ© sa splendeur un peu fanĂ©e ! Ils retrouvaient toujours les meubles Ă  leur place, et parfois des Ă©pingles Ă  cheveux qu’elle avait oubliĂ©es, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils dĂ©jeunaient au coin du feu, sur un petit guĂ©ridon incrustĂ© de palissandre. Emma dĂ©coupait, lui mettait les morceaux dans son assiette en dĂ©bitant toutes sortes de chatteries, et elle riait d’un rire sonore et libertin, quand la mousse du vin de Champagne dĂ©bordait du verre lĂ©ger sur les bagues de ses doigts. Ils Ă©taient si complĂštement perdus dans la possession d’eux-mĂȘmes, qu’ils se croyaient lĂ  dans leur maison particuliĂšre, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux Ă©ternels jeunes Ă©poux. Ils disaient notre chambre, nos tapis, nos fauteuils, mĂȘme elle disait mes pantoufles, un cadeau de LĂ©on, une fantaisie qu’elle avait eue. C’étaient des pantoufles en satin rose, bordĂ©es de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air, et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils Ă  son pied nu. Il savourait pour la premiĂšre fois, et dans l’exercice de l’amour, l’inexprimable dĂ©licatesse des Ă©lĂ©gances fĂ©minines. Jamais il n’avait rencontrĂ© cette grĂące de langage, cette rĂ©serve du vĂȘtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son Ăąme et les dentelles de sa jupe. D’ailleurs, n’était-ce pas une femme du monde, et une femme mariĂ©e ? une vraie maĂźtresse, enfin ? » VoilĂ , messieurs, une description qui ne laissera rien Ă  dĂ©sirer, j’espĂšre, au point de vue de la prĂ©vention ! En voici une autre ou plutĂŽt voici la continuation de la mĂȘme scĂšne Elle avait des paroles qui l’enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l’ñme. OĂč donc avait-elle appris ces caresses presque immatĂ©rielles, Ă  force d’ĂȘtre profondes et dissimulĂ©es ? » Oh ! je comprends bien, messieurs, le dĂ©goĂ»t que lui inspirait ce mari qui voulait l’embrasser Ă  son retour, je comprends Ă  merveille que lorsque des rendez-vous de cette espĂšce avaient lieu, elle sentit avec horreur, la nuit, contre sa chair, cet homme Ă©tendu qui dormait ». Ce n’est pas tout, Ă  la page 73[21], il est un dernier tableau que je ne veux pas omettre ; elle Ă©tait arrivĂ©e jusqu’à la fatigue de la voluptĂ©. Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Mais cette dĂ©ception s’effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait Ă  lui plus enflammĂ©e, plus haletante, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements ; — et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. » Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rapport du talent, mais une peinture exĂ©crable au point de vue de la morale. Oui, M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de l’art, mais sans les mĂ©nagements de l’art. Chez lui point de gaze, point de voiles, c’est la nature dans toute sa nuditĂ©, dans toute sa cruditĂ© ! Encore une citation de la page 78[22] ; Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de possession qui en centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui qu’il Ă©tait fatiguĂ© d’elle. Emma retrouvait dans l’adultĂšre toutes les platitudes du mariage. » Platitudes du mariage, poĂ©sie de l’adultĂšre ! TantĂŽt c’est la souillure du mariage, tantĂŽt ce sont ses platitudes, mais c’est toujours la poĂ©sie de l’adultĂšre. VoilĂ , messieurs, les situations que M. Flaubert aime Ă  peindre, et malheureusement il ne les peint que trop bien. J’ai racontĂ© trois scĂšnes la scĂšne avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute dans la forĂȘt, la glorification de l’adultĂšre, et cette femme dont la beautĂ© devient plus grande avec cette poĂ©sie. J’ai parlĂ© de la transition religieuse, et vous y avez vu la priĂšre emprunter Ă  l’adultĂšre son langage. J’ai parlĂ© de la seconde chute, je vous ai dĂ©roulĂ© les scĂšnes qui se passent avec LĂ©on
 Je vous ai montrĂ© la scĂšne du fiacre – supprimĂ©e – mais je vous ai montrĂ© le tableau de la chambre et du lit. Maintenant que nous croyons nos convictions faites, arrivons Ă  la derniĂšre scĂšne Ă  celle du supplice. Des coupures nombreuses y ont Ă©tĂ© faites, Ă  ce qu’il paraĂźt, par la Revue de Paris. Voici en quels termes M. Flaubert s’en plaint Des considĂ©rations que je n’ai pas Ă  apprĂ©cier ont contraint la Revue de Paris Ă  faire une suppression dans le numĂ©ro du 1er dĂ©cembre. Ses scrupules s’étant renouvelĂ©s Ă  l’occasion du prĂ©sent numĂ©ro, elle a jugĂ© convenable d’enlever encore plusieurs passages. En consĂ©quence, je dĂ©clare dĂ©nier la responsabilitĂ© des lignes qui suivent ; le lecteur est donc priĂ© de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. » Passons donc sur ces fragments et arrivons Ă  la mort. Elle s’empoisonne. Elle s’empoisonne, pourquoi ? Ah ! c’est bien peu de chose la mort, pensa-t-elle, je vais m’endormir et tout sera fini. » Puis, sans un remords, sans un aveu, sans une larme de repentir sur ce suicide qui s’achĂšve et les adultĂšres de la veille, elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, dans sa pensĂ©e de tout Ă  l’heure, elle va au nĂ©ant ? Pourquoi, quand il n’y a pas une larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime d’incrĂ©dulitĂ©, sur son suicide, sur ses adultĂšres ? AprĂšs cette scĂšne, vient celle de l’extrĂȘme-onction. Ce sont des paroles saintes et sacrĂ©es pour tous. C’est avec ces paroles-lĂ  que nous avons endormi nos aĂŻeux, nos pĂšres ou nos proches, et c’est avec elles qu’un jour nos enfants nous endormiront. Quand on veut les reproduire, il faut le faire exactement ; il ne faut pas du moins les accompagner d’une image voluptueuse sur la vie passĂ©e. Vous le savez, le prĂȘtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles, sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques quidquid per pedes, per aures, per pectus etc., toujours suivies des mots misericordia, pĂ©chĂ© d’un cĂŽtĂ©, misĂ©ricorde de l’autre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles saintes et sacrĂ©es ; si vous ne les reproduisez pas exactement, au moins n’y mettez rien de voluptueux. Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie Ă  voir tout Ă  coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la voluptĂ© perdue de ses premiers Ă©panchements mystiques, avec des visions de bĂ©atitude Ă©ternelle qui commençaient. Le prĂȘtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et collant ses lĂšvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y dĂ©posa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eĂ»t jamais donnĂ©. Ensuite il rĂ©cita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoitĂ© toutes les somptuositĂ©s terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tiĂšdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gĂ©mi d’orgueil et criĂ© dans la luxure ; puis sur les mains, qui se plaisaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait Ă  l’assouvissement de ses dĂ©sirs, et qui maintenant ne marchaient plus. » Maintenant, il y a les priĂšres des agonisants que le prĂȘtre rĂ©cite tout bas, oĂč Ă  chaque verset se trouvent les mots Âme chrĂ©tienne, partez pour une rĂ©gion plus haute. » On les murmure au moment oĂč le dernier souffle du mourant s’échappe de ses lĂšvres. Le prĂȘtre les rĂ©cite, etc. À mesure que le rĂąle devenait plus fort, l’ecclĂ©siastique prĂ©cipitait ses oraisons ; elles se mĂȘlaient aux sanglots Ă©touffĂ©s de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaĂźtre dans le sourd murmure des syllabes latines qui tintaient comme un glas lugubre. » L’auteur a jugĂ© Ă  propos d’alterner ces paroles, de leur faire une sorte de rĂ©plique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson dont les paroles profanes sont une sorte de rĂ©ponse aux priĂšres des agonisants. Tout Ă  coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frĂŽlement d’un bĂąton, et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait Souvent la chaleur d’un beau jour Fait rĂȘver fillette Ă  l’amour. Il souffla bien fort ce jour-lĂ , Et le jupon court s’envola. » C’est Ă  ce moment que Mme Bovary meurt. Ainsi voilĂ  le tableau d’un cĂŽtĂ©, le prĂȘtre qui rĂ©cite la priĂšre des agonisants ; de l’autre, le joueur d’orgue, qui excite chez la mourante un rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©, croyant voir la face hideuse du misĂ©rable qui se dressait dans les tĂ©nĂšbres Ă©ternelles comme un Ă©pouvantement
 ; une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchĂšrent. Elle n’existait plus. » Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu’il faut respecter par-dessus tout, c’est le cadavre que l’ñme a quittĂ©. Quand le mari est lĂ , Ă  genoux, pleurant sa femme, quand il a Ă©tendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrĂȘtĂ©, et c’est le moment oĂč M. Flaubert donne le dernier coup de pinceau Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite Ă  la pointe des orteils. » VoilĂ  la scĂšne de la mort. Je l’ai abrĂ©gĂ©e, je l’ai groupĂ©e en quelque sorte. C’est Ă  vous de juger, et d’apprĂ©cier si c’est lĂ  le mĂ©lange du sacrĂ© au profane, ou si ce ne serait plutĂŽt le mĂ©lange du sacrĂ© au voluptueux. J’ai racontĂ© le roman, je l’ai incriminĂ© ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui qu’il rĂ©alise sans les mĂ©nagements de l’art, mais avec toutes les ressources de l’art, c’est le genre descriptif, la peinture rĂ©aliste. Voyez jusqu’à quelle limite il arrive. DerniĂšrement un numĂ©ro de l’Artiste, me tombait sous la main ; il ne s’agit pas d’incriminer l’Artiste, mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission de vous citer les quelques lignes de l’écrit qui n’engagent en rien l’écrit poursuivi contre M. Flaubert, et j’y voyais Ă  quel degrĂ© M. Flaubert excelle dans la peinture ; il aime Ă  peindre les tentations auxquelles a succombĂ© Mme Bovary. Eh bien ! je trouve un modĂšle du genre dans les quelques lignes qui suivent de l’Artiste du mois de janvier, signĂ©es Gustave Flaubert sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu ! c’est un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu’il soit possible de donner plus de vivacitĂ© Ă  l’image, plus de trait Ă  la peinture. Apollinaire[23] Ă  saint Antoine — Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraĂźchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s’enfoncer comme dans une onde dans la chair douce des femmes pĂąmĂ©es ? » Eh bien ! c’est la mĂȘme couleur, la mĂȘme Ă©nergie de pinceau, la mĂȘme vivacitĂ© d’expressions ! Il faut se rĂ©sumer. J’ai analysĂ© le livre, j’ai racontĂ©, sans oublier une page ; j’ai incriminĂ© ensuite, c’était la seconde partie de ma tĂąche ; j’ai prĂ©cisĂ© quelques portraits, j’ai montrĂ© Mme Bovary au repos, vis-Ă -vis de son mari, vis-Ă -vis de ceux qu’elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs lascives de ce portrait. Puis j’ai analysĂ© quelques grandes scĂšnes la chute avec Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec LĂ©on, la scĂšne de la mort, et dans toutes j’ai trouvĂ© le double dĂ©lit d’offense Ă  la morale publique et Ă  la religion. Je n’ai besoin que de deux scĂšnes l’outrage Ă  la morale, est-ce que vous ne le verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans cette glorification de l’adultĂšre ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce qui se passe avec LĂ©on ? Et puis, l’outrage Ă  la morale religieuse, je le trouve dans le trait sur la confession, page 30[24] de la premiĂšre livraison, numĂ©ro du 1er octobre, dans la transition religieuse, page 548[25] et 550[26] du 15 novembre ; et enfin dans la derniĂšre scĂšne de la mort. Vous avez devant vous, messieurs, trois inculpĂ©s M. Flaubert, l’auteur du livre ; M. Pichat qui l’a accueilli, et M. Pillet qui l’a imprimĂ©. En cette matiĂšre, il n’y a pas de dĂ©lit sans publicitĂ©, et tous ceux qui ont concouru Ă  la publicitĂ© doivent ĂȘtre Ă©galement atteints. Mais, nous nous hĂątons de le dire, le gĂ©rant de la Revue et l’imprimeur ne sont qu’en seconde ligne. Le principal prĂ©venu, c’est l’auteur, c’est M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rĂ©daction, proteste contre la suppression qui est faite Ă  son Ɠuvre. AprĂšs lui, vient au second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette suppression qu’il a faite, mais de celles qu’il aurait dĂ» faire, et enfin vient en derniĂšre ligne l’imprimeur, qui est une sentinelle avancĂ©e contre le scandale. M. Pillet, d’ailleurs, est un homme honorable contre lequel je n’ai rien Ă  dire. Nous ne vous demandons qu’une chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs doivent lire ; quand ils n’ont pas lu ou fait lire, c’est Ă  leurs risques et pĂ©rils qu’ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines ; ils ont un privilĂšge, ils prĂȘtent serment, ils sont dans une situation spĂ©ciale, ils sont responsables. Encore une fois, ils sont, si vous me permettez l’expression, comme des sentinelles avancĂ©es ; s’ils laissent passer le dĂ©lit, c’est comme s’ils laissaient passer l’ennemi. AttĂ©nuez la peine autant que vous voudrez vis-Ă -vis de Pillet ; soyez mĂȘme indulgents vis-Ă -vis du gĂ©rant de la Revue ; quant Ă  Flaubert, le principal coupable, c’est Ă  lui que vous devez rĂ©server vos sĂ©vĂ©ritĂ©s ! Ma tĂąche est remplie, il faut attendre les objections ou les prĂ©venir. On nous dira comme objection gĂ©nĂ©rale mais aprĂšs tout, le roman est moral au fond, puisque l’adultĂšre est puni ? À cette objection, deux rĂ©ponses je suppose l’Ɠuvre morale, par hypothĂšse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier des dĂ©tails lascifs qui peuvent s’y trouver. Et puis je dis l’Ɠuvre au fond n’est pas morale. Je dis, messieurs, que des dĂ©tails lascifs ne peuvent pas ĂȘtre couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, dĂ©crire toutes les turpitudes d’une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat Ă  d’hĂŽpital. Il serait permis d’étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les rĂšgles du bon sens. Ce serait placer le poison Ă  la portĂ©e de tous et le remĂšde Ă  la portĂ©e d’un bien petit nombre ; s’il y avait remĂšde. Qui est-ce qui lit le roman de Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique et sociale ? Non ! les pages lĂ©gĂšres de Madame Bovary tombent en des mains plus lĂ©gĂšres, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariĂ©es. Eh bien ! lorsque l’imagination aura Ă©tĂ© sĂ©duite, lorsque cette sĂ©duction sera descendue jusqu’au cƓur, lorsque le cƓur aura parlĂ© aux sens, est-ce que vous croyez qu’un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette sĂ©duction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l’homme se drape trop dans sa force et sa vertu, l’homme porte les instincts d’en bas et les idĂ©es d’en haut, et chez tous la vertu n’est que la consĂ©quence d’un effort, bien souvent pĂ©nible. Les peintures lascives ont gĂ©nĂ©ralement plus d’influence que les froids raisonnements. VoilĂ  ce que je rĂ©ponds Ă  cette thĂ©orie, voilĂ  ma premiĂšre rĂ©ponse, mais j’en ai une seconde. Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagĂ© au point de vue philosophique, n’est point moral. Sans doute Mme Bovary meurt empoisonnĂ©e ; elle a beaucoup souffert, c’est vrai ; mais elle meurt Ă  son heure et Ă  son jour ; mais elle meurt, non parce qu’elle est adultĂšre, mais parce qu’elle l’a voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beautĂ© ; elle meurt aprĂšs avoir eu deux amants, laissant un mari qui l’aime, qui l’adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de LĂ©on, qui lira les lettres d’une femme deux fois adultĂšre, et qui, aprĂšs cela, l’aimera encore davantage au delĂ  du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n’y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l’adultĂšre soit stigmatisĂ©, j’ai tort. Donc, si dans tout le livre il n’y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tĂȘte, s’il n’y a pas une idĂ©e, une ligne en vertu de laquelle l’adultĂšre soit flĂ©tri, c’est moi qui ai raison, le livre est immoral ! Serait-ce au nom de l’honneur conjugal que le livre serait condamnĂ© ? Mais l’honneur conjugal est reprĂ©sentĂ© par un mari bĂ©at, qui, aprĂšs la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l’amant les traits de la femme qu’il aime liv. du 15 dĂ©cembre, p. 289[27]. Je vous le demande, est-ce au nom de l’honneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme, quand il n’y a pas dans le livre un seul mot oĂč le mari ne s’incline devant l’adultĂšre. Serait-ce au nom de l’opinion publique ? Mais l’opinion publique est personnifiĂ©e dans un ĂȘtre grotesque, dans le pharmacien Homais, entourĂ© de personnages ridicules que cette femme domine. Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment, vous l’avez personnifiĂ© dans le curĂ© Bournisien, prĂȘtre Ă  peu prĂšs aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant qu’aux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, Ă  peu prĂšs matĂ©rialiste. Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l’auteur ? Je ne sais pas ce que pense la conscience de l’auteur ; mais, dans son chapitre X, le seul philosophique de l’Ɠuvre, livr. du 15 dĂ©cembre[28], je lis la phrase suivante Il y a toujours aprĂšs la mort de quelqu’un comme une stupĂ©faction qui se dĂ©gage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du nĂ©ant et de se rĂ©signer Ă  y croire. » Ce n’est pas un cri d’incrĂ©dulitĂ©, mais c’est du moins un cri de scepticisme. Sans doute il est difficile de le comprendre et d’y croire, mais enfin pourquoi cette stupĂ©faction qui se manifeste Ă  la mort ? Pourquoi ? Parce que cette survenue est quelque chose qui est un mystĂšre, parce qu’il est difficile de le comprendre et de le juger, mais il faut s’y rĂ©signer. Et moi je dis que si la mort est survenue du nĂ©ant, que si le mari bĂ©at sent croĂźtre son amour en apprenant les adultĂšres de sa femme, que si l’opinion est reprĂ©sentĂ©e par des ĂȘtres grotesques, que si le sentiment religieux est reprĂ©sentĂ© par un prĂȘtre ridicule, une seule personne a raison, rĂšgne, domine C’est Emma Bovary. Messaline a raison contre JuvĂ©nal. VoilĂ  la conclusion philosophique du livre, tirĂ©e non par l’auteur, mais par un homme qui rĂ©flĂ©chit et approfondit les choses, par un homme qui a cherchĂ© dans le livre un personnage qui pĂ»t dominer cette femme. Il n’y en a pas. Le seul personnage qui y domine, c’est Mme Bovary. Il faut donc chercher ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrĂ©tienne qui est le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s’explique et s’éclaircit. En son nom l’adultĂšre est stigmatisĂ©, condamnĂ©, non pas parce que c’est une imprudence qui expose Ă  des dĂ©sillusions et Ă  des regrets, mais parce que c’est un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide, non pas parce que c’est une lĂąchetĂ©, il demande quelquefois un certain courage physique, mais parce qu’il est le mĂ©pris du devoir dans la vie qui s’achĂšve, et le cri de l’incrĂ©dulitĂ© dans la vie qui commence. Cette morale stigmatise la littĂ©rature rĂ©aliste, non pas parce qu’elle peint les passions la haine, la vengeance, l’amour ; le monde ne vit que lĂ -dessus, et l’art doit les peindre ; mais quand elle les peint sans frein, sans mesure. L’art sans rĂšgle n’est plus l’art ; c’est comme une femme qui quitterait tout vĂȘtement. Imposer Ă  l’art l’unique rĂšgle de la dĂ©cence publique, ce n’est pas l’asservir, mais l’honorer. On ne grandit qu’avec une rĂšgle. VoilĂ  messieurs, les principes que nous professons, voilĂ  une doctrine que nous dĂ©fendons avec conscience. PLAIDOIRIEDU DÉFENSEURMe SÉNARD. Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusĂ© devant vous d’avoir fait un mauvais livre, d’avoir, dans ce livre, outragĂ© la morale publique et la religion. M. Gustave Flaubert est auprĂšs de moi, il affirme devant vous que la pensĂ©e de son livre, depuis la premiĂšre ligne jusqu’à derniĂšre, est une pensĂ©e morale, religieuse, et que si elle n’était pas dĂ©naturĂ©e nous avons vu pendant quelques instants ce que peut un grand talent pour dĂ©naturer une pensĂ©e, elle serait et elle le redeviendra tout Ă  l’heure pour vous ce qu’elle a Ă©tĂ© dĂ©jĂ  pour les lecteurs du livre, une pensĂ©e Ă©minemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots l’excitation Ă  la vertu par l’horreur du vice. Je vous apporte ici l’affirmation de M. Gustave Flaubert, et je la mets hardiment en regard du rĂ©quisitoire du ministĂšre public, car cette affirmation est grave ; elle l’est par la personne qui l’a faite, elle l’est par les circonstances qui ont prĂ©sidĂ© Ă  l’exĂ©cution du livre que je vais vous faire connaĂźtre. L’affirmation est dĂ©jĂ  grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi de vous le dire, M. Gustave Flaubert n’était pas pour moi un inconnu qui eĂ»t besoin auprĂšs de moi de recommandations, qui eĂ»t des renseignements Ă  me donner, je ne dis pas sur sa moralitĂ©, mais sur sa dignitĂ©. Je viens ici, dans cette enceinte, remplir un devoir de conscience, aprĂšs avoir lu le livre, aprĂšs avoir senti s’exhaler Ă  cette lecture tout ce qu’il y a en moi d’honnĂȘte et de profondĂ©ment religieux. Mais en mĂȘme temps que je viens remplir un devoir de conscience, je viens remplir un devoir d’amitiĂ©. Je me rappelle, je ne saurais oublier que son pĂšre a Ă©tĂ© pour moi un vieil ami. Son pĂšre, de l’amitiĂ© duquel je me suis longtemps honorĂ©, honorĂ© jusqu’au dernier jour, son pĂšre et, permettez-moi de le dire, son illustre pĂšre, a Ă©tĂ© pendant plus de trente annĂ©es chirurgien en chef de l’HĂŽtel-Dieu de Rouen. Il a Ă©tĂ© le prosecteur de Dupuytren ; en donnant Ă  la science de grands enseignements, il l’a dotĂ©e de grands noms ; je n’en veux citer qu’un seul, Cloquet. Il n’a pas seulement laissĂ© lui-mĂȘme un beau nom dans la science, il y a laissĂ© de grands souvenirs, pour d’immenses services rendus Ă  l’humanitĂ©. Et en mĂȘme temps que je me souviens de mes liaisons avec lui, je veux vous le dire, son fils, qui est traduit en police correctionnelle pour outrage Ă  la morale et Ă  la religion, son fils est l’ami de mes enfants, comme j’étais l’ami de son pĂšre. Je sais sa pensĂ©e, je sais ses intentions, et l’avocat a ici le droit de se poser comme la caution personnelle de son client. Messieurs, un grand nom et de grands souvenirs obligent. Les enfants de M. Flaubert ne lui ont pas failli. Ils Ă©taient trois, deux fils et une fille, morte Ă  vingt et un ans. L’aĂźnĂ© a Ă©tĂ© jugĂ© digne de succĂ©der Ă  son pĂšre ; et c’est lui qui aujourd’hui remplit dĂ©jĂ  depuis plusieurs annĂ©es la mission que son pĂšre a remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici ; il est Ă  votre barre. En leur laissant une fortune considĂ©rable et un grand nom, leur pĂšre leur a laissĂ© le besoin d’ĂȘtre des hommes d’intelligence et de cƓur, des hommes utiles. Le frĂšre de mon client s’est lancĂ© dans une carriĂšre oĂč les services rendus sont de chaque jour. Celui-ci a dĂ©vouĂ© sa vie Ă  l’étude, aux lettres, et l’ouvrage que l’on poursuit en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, messieurs, qui provoque les passions, au dire de M. l’Avocat impĂ©rial, est le rĂ©sultat de longues Ă©tudes, de longues mĂ©ditations
 Gustave Flaubert est un homme d’un caractĂšre sĂ©rieux, portĂ© par sa nature aux choses graves, aux choses tristes. Ce n’est pas l’homme que le ministĂšre public, avec quinze ou vingt lignes mordues çà et lĂ , est venu vous prĂ©senter comme un faiseur de tableaux lascifs. Non ; il y a dans sa nature, je le rĂ©pĂšte, tout ce qu’on peut imaginer au monde de plus grave, de plus sĂ©rieux, mais en mĂȘme temps de plus triste. Son livre, en rĂ©tablissant seulement une phrase, en mettant Ă  cĂŽtĂ© des quelques lignes citĂ©es, les quelques lignes qui prĂ©cĂ©dent et qui suivent, reprendra bientĂŽt devant vous sa vĂ©ritable couleur, en mĂȘme temps qu’il fera connaĂźtre les intentions de l’auteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera dans vos souvenirs qu’un sentiment d’admiration profonde pour un talent qui peut tout transformer. Je vous ai dit que M. Gustave Flaubert Ă©tait un homme sĂ©rieux et grave. Ses Ă©tudes, conformes Ă  la nature de son esprit, ont Ă©tĂ© sĂ©rieuses et larges. Elles ont embrassĂ© non seulement toutes les branches de la littĂ©rature, mais le droit. M. Flaubert est un homme qui ne s’est pas contentĂ© des observations que pouvait lui fournir le milieu oĂč il a vĂ©cu ; il a interrogĂ© d’autres milieux ; Qui mores multorum vidit et urbes. AprĂšs la mort de son pĂšre et ses Ă©tudes de collĂšge, il a visitĂ© l’Italie, et, de 1848 Ă  1852, parcouru ces contrĂ©es de l’Orient, l’Égypte, la Palestine, l’Asie Mineure, dans lesquelles, sans doute, l’homme qui les parcourt en y apportant une grande intelligence peut acquĂ©rir quelque chose d’élevĂ©, de poĂ©tique, ces couleurs, ce prestige de style que le ministĂšre public faisait tout Ă  l’heure ressortir, pour Ă©tablir le dĂ©lit qu’il nous impute. Ce prestige de style, ces qualitĂ©s littĂ©raires resteront, ressortiront avec Ă©clat de ces dĂ©bats, mais ne pourront en aucune façon laisser prise Ă  l’incrimination. De retour depuis 1852, M. Gustave Flaubert a Ă©crit et cherchĂ© Ă  produire dans un grand cadre le rĂ©sultat d’études attentives et sĂ©rieuses, le rĂ©sultat de ce qu’il avait recueilli dans ses voyages. Quel est le cadre qu’il a choisi, le sujet qu’il a pris, et comment l’a-t-il traitĂ© ? Mon client est de ceux qui n’appartiennent Ă  aucune des Ă©coles dont j’ai trouvĂ©, tout Ă  l’heure, le nom dans le rĂ©quisitoire. Mon Dieu ! il appartient Ă  l’école rĂ©aliste, en ce sens qu’il s’attache Ă  la rĂ©alitĂ© des choses. Il appartiendrait Ă  l’école psychologique en ce sens que ce n’est pas la matĂ©rialitĂ© des choses qui le pousse, mais le sentiment humain, le dĂ©veloppement des passions dans le milieu oĂč il est placĂ©. Il appartiendrait Ă  l’école romantique moins peut-ĂȘtre qu’à toute autre, car si le romantisme apparaĂźt dans son livre, de mĂȘme que si le rĂ©alisme y apparaĂźt, ce n’est pas par quelques expressions ironiques, jetĂ©es çà et lĂ , que le ministĂšre public a prises au sĂ©rieux. Ce que M. Flaubert a voulu surtout, ç’a Ă©tĂ© de prendre un sujet d’études dans la vie rĂ©elle, ç’a Ă©tĂ© de crĂ©er, de constituer des types vrais dans la classe moyenne, et d’arriver Ă  un rĂ©sultat utile. Oui, ce qui a le plus prĂ©occupĂ© mon client dans l’étude Ă  laquelle il s’est livrĂ©, c’est prĂ©cisĂ©ment ce but utile, poursuivi en mettant en scĂšne trois ou quatre personnages de la sociĂ©tĂ© actuelle, vivant dans les conditions de la vie rĂ©elle, et prĂ©sentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde. Le ministĂšre public rĂ©sumant son opinion sur Madame Bovary, a dit Le second titre de cet ouvrage est Histoire des adultĂšres d’une femme de province. Je proteste Ă©nergiquement contre ce titre. Il me prouverait Ă  lui seul, si je ne l’avais pas senti d’un bout Ă  l’autre de votre rĂ©quisitoire, la prĂ©occupation sous l’empire de laquelle vous avez constamment Ă©tĂ©. Non ! le second titre de cet ouvrage n’est pas Histoire des adultĂšres d’une femme de province ; il est, s’il vous faut absolument un second titre histoire de l’éducation trop souvent donnĂ©e en province ; histoire des pĂ©rils auxquels elle peut conduire, histoire de la dĂ©gradation, de la friponnerie, du suicide considĂ©rĂ©s comme consĂ©quence d’une premiĂšre faute, et d’une faute amenĂ©e elle-mĂȘme par de premiers torts auxquels souvent une jeune femme est entraĂźnĂ©e ; histoire de l’éducation, histoire d’une vie dĂ©plorable dont trop souvent l’éducation est la prĂ©face. VoilĂ  ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultĂšres d’une femme de province ; vous le reconnaĂźtrez bientĂŽt en parcourant l’ouvrage incriminĂ©. Maintenant, le ministĂšre public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout, la couleur lascive. S’il m’était possible de prendre le nombre des lignes du livre que le ministĂšre public a dĂ©coupĂ©es, et de le mettre en parallĂšle avec le nombre des autres lignes qu’il a laissĂ©es de cĂŽtĂ©, nous serions dans la proportion totale de un Ă  cinq cents, et vous verriez que cette proportion de un Ă  cinq cents n’est pas une couleur lascive, n’est nulle part ; elle n’existe que sous la condition des dĂ©coupures et des commentaires. Maintenant, qu’est-ce que Gustave Flaubert a voulu peindre ? D’abord une Ă©ducation donnĂ©e Ă  une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle est nĂ©e, comme il arrive, il faut, bien le dire, trop souvent chez nous ; ensuite le mĂ©lange d’élĂ©ments disparates qui se produit ainsi dans l’intelligence de la femme, et puis quand vient le mariage, comme le mariage ne se proportionne pas Ă  l’éducation, mais aux conditions dans lesquelles la femme est nĂ©e, l’auteur a expliquĂ© tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite. Que montre-t-il encore ? Il montre une femme allant au vice par la mĂ©salliance, et du vice au dernier degrĂ© de la dĂ©gradation et du malheur. Tout Ă  l’heure, quand, par la lecture de diffĂ©rents passages, j’aurai fait connaĂźtre le livre dans son ensemble, je demanderai au tribunal la libertĂ© d’accepter la question en ces termes Ce livre mis dans les mains d’une jeune femme, pourrait-il avoir pour effet de l’entraĂźner vers des plaisirs faciles, vers l’adultĂšre, ou de lui montrer au contraire le danger, dĂšs les premiers pas, et de la faire frissonner d’horreur ? La question ainsi posĂ©e, c’est votre conscience qui la rĂ©soudra. Je dis ceci, quant Ă  prĂ©sent M. Flaubert a voulu peindre la femme qui au lieu de chercher Ă  s’arranger dans la condition qui lui est donnĂ©e, avec sa situation, avec sa naissance, au lieu de chercher Ă  se faire Ă  la vie qui lui appartient, reste prĂ©occupĂ©e de mille aspirations Ă©trangĂšres puisĂ©es dans une Ă©ducation trop Ă©levĂ©e pour elle ; qui, au lieu de s’accommoder des devoirs de sa position, d’ĂȘtre la femme tranquille du mĂ©decin de campagne avec lequel elle passe ses jours, au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, dans son union, le cherche dans d’interminables rĂȘvasseries, et puis qui, bientĂŽt rencontrant sur sa route un jeune homme qui coquette avec elle, joue avec elle le mĂȘme jeu mon Dieu ! ils sont inexpĂ©rimentĂ©s l’un et l’autre, s’excite en quelque sorte par degrĂ©s, s’effraye quand, recourant Ă  la religion de ses premiĂšres annĂ©es, elle n’y trouve pas une force suffisante ; et nous verrons tout Ă  l’heure pourquoi elle ne l’y trouve pas. Cependant l’ignorance du jeune homme et sa propre ignorance la prĂ©servent d’un premier danger. Mais elle est bientĂŽt rencontrĂ©e par un homme comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit d’elle, pauvre femme dĂ©jĂ  dĂ©viĂ©e, et l’entraĂźne. VoilĂ  ce qui est capital, ce qu’il fallait voir, ce qu’est le livre lui-mĂȘme. Le ministĂšre public s’irrite, et je crois qu’il s’irrite Ă  tort, au point de vue de la conscience et du cƓur humain, de ce que, dans la premiĂšre scĂšne, Mme Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie Ă  avoir brisĂ© sa prison, et rentre chez elle en disant J’ai un amant. » Vous croyez que ce n’est pas lĂ  le premier cri du cƓur humain ! La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de dĂ©lire, Ă  quelques lignes plus loin la dĂ©ception arrive, et, suivant l’expression de l’auteur, elle semble Ă  ses propres yeux humiliĂ©e. Oui, la dĂ©ception, la douleur, le remords lui arrivent Ă  l’instant mĂȘme. L’homme auquel elle s’était confiĂ©e, livrĂ©e, ne l’avait prise que pour s’en servir un instant comme d’un jouet ; le remords la ronge, la dĂ©chire. Ce qui vous a choquĂ©, ç’a Ă©tĂ© d’entendre appeler cela les dĂ©sillusions de l’adultĂšre ; vous auriez mieux aimĂ© les souillures chez un Ă©crivain qui faisait poser cette femme, laquelle n’ayant pas compris le mariage, se sentait souillĂ©e par le contact d’un mari ; laquelle, ayant cherchĂ© ailleurs son idĂ©al, avait trouvĂ© les dĂ©sillusions de l’adultĂšre. Ce mot vous a choquĂ© ; au lieu des dĂ©sillusions, vous auriez voulu les souillures de l’adultĂšre. Le tribunal jugera. Quant Ă  moi, si j’avais Ă  faire poser le mĂȘme personnage, je lui dirais Pauvre femme ! si vous croyez que les baisers de votre mari sont quelque chose de monotone, d’ennuyeux, si vous n’y trouvez – c’est le mot qui a Ă©tĂ© signalĂ© – que les platitudes du mariage, s’il vous semble voir une souillure dans cette union Ă  laquelle l’amour n’a pas prĂ©sidĂ©, prenez-y garde, vos rĂȘves sont une illusion, et vous serez un jour, cruellement dĂ©trompĂ©e. Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer ce que nous avons appelĂ© dĂ©sillusion, celui-lĂ  dit un mot vrai, mais vague qui n’apprend rien Ă  l’intelligence. J’aime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la dĂ©ception, de la dĂ©sillusion, qui lui dit LĂ  oĂč vous croyez trouver l’amour, vous ne trouverez que le libertinage ; lĂ  oĂč vous croyez trouver le bonheur, vous ne trouverez que des amertumes. Un mari qui va tranquillement Ă  ses affaires, qui vous embrasse, qui met son bonnet de coton et mange la soupe avec vous, est un mari prosaĂŻque qui vous rĂ©volte ; vous aspirez Ă  un homme qui vous aime, qui vous idolĂątre, pauvre enfant ! cet homme sera un libertin, qui vous aura prise une minute pour jouer avec vous. L’illusion se sera produite la premiĂšre fois, peut-ĂȘtre la seconde ; vous serez rentrĂ©e chez vous enjouĂ©e, en chantant la chanson de l’adultĂšre J’ai un amant ! » la troisiĂšme fois vous n’aurez pas besoin d’arriver jusqu’à lui, la dĂ©sillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rĂȘvĂ©, aura perdu tout son prestige ; vous aurez retrouvĂ© dans l’amour toutes les platitudes du mariage ; et vous les aurez retrouvĂ©es avec le mĂ©pris, le dĂ©dain, le dĂ©goĂ»t et le remords poignant. VoilĂ , messieurs, ce que M. Flaubert a dit, ce qu’il a peint, ce qui est Ă  chaque ligne de son livre ; voilĂ  ce qui distingue son Ɠuvre de toutes les Ɠuvres du mĂȘme genre. C’est que chez lui les grands travers de la sociĂ©tĂ© figurent Ă  chaque page, c’est que chez lui l’adultĂšre marche plein de dĂ©goĂ»t et de honte. Il a pris dans les relations habituelles de la vie l’enseignement le plus saisissant qui puisse ĂȘtre donnĂ© Ă  une jeune femme. Oh ! mon Dieu, celles de nos jeunes femmes qui ne trouvent pas dans les principes honnĂȘtes, Ă©levĂ©s, dans une religion sĂ©vĂšre de quoi se tenir fermes dans l’accomplissement de leurs devoirs de mĂšres, qui ne le trouvent pas surtout dans cette rĂ©signation, cette science pratique de la vie qui nous dit qu’il faut s’accommoder de ce que nous avons, mais qui portent leurs rĂȘveries au dehors, ces jeunes femmes les plus honnĂȘtes, les plus pures qui, dans le prosaĂŻsme de leur mĂ©nage, sont quelquefois tourmentĂ©es par ce qui se passe autour d’elles, un livre comme celui-lĂ , soyez-en sĂ»rs, en fait rĂ©flĂ©chir plus d’une. VoilĂ  ce que M. Flaubert a fait. Et prenez bien garde Ă  une chose M. Flaubert n’est pas un homme qui vous peint un charmant adultĂšre, pour faire arriver ensuite le Deus ex machina, non ; vous avez sautĂ© trop vite de la page que vous avez lue Ă  la derniĂšre. L’adultĂšre, chez lui, n’est qu’une suite de tourments, de regrets, de remords ; et puis il arrive Ă  une expiation finale, Ă©pouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert pĂšche, c’est par l’excĂšs, et je vous dirai tout Ă  l’heure de qui est ce mot. L’expiation ne se fait pas attendre ; et c’est en cela que le livre est Ă©minemment moral et utile, c’est qu’il ne promet pas Ă  la jeune femme quelques-unes de ces belles annĂ©es au bout desquelles elle peut dire aprĂšs cela on peut mourir. Non ! DĂšs le second jour arrivent l’amertume, la dĂ©sillusion. Le dĂ©nouement pour la moralitĂ© se trouve Ă  chaque ligne du livre. Ce livre est Ă©crit avec une puissance d’observation Ă  laquelle M. l’Avocat impĂ©rial a rendu justice et c’est ici que j’appelle votre attention parce que si l’accusation n’a pas de cause, il faut qu’elle tombe. Ce livre est Ă©crit avec une puissance vraiment remarquable d’observation dans les moindres dĂ©tails. Un article de l’Artiste, signĂ© Flaubert, a servi encore de prĂ©texte Ă  l’accusation. Que monsieur l’Avocat impĂ©rial veuille remarquer d’abord que cet article est Ă©tranger Ă  l’incrimination ; qu’il veuille remarquer ensuite que nous le tenons pour trĂšs innocent et trĂšs moral aux yeux du tribunal, Ă  une condition, que M. l’Avocat impĂ©rial aura la bontĂ© de le lire en entier, au lieu de le dĂ©chiqueter. Ce qui a saisi dans le livre de M. Flaubert, c’est ce que quelques comptes rendus ont appelĂ© une fidĂ©litĂ© toute daguerrienne dans la reproduction du type de toutes les choses, dans la nature intime de la pensĂ©e, du cƓur humain, – et cette reproduction devient plus saisissante encore par la magie du style. Remarquez bien que, s’il n’avait appliquĂ© cette fidĂ©litĂ© qu’aux scĂšnes de dĂ©gradation, vous pourriez dire avec raison l’auteur s’est complu Ă  peindre la dĂ©gradation avec cette puissance de description qui lui est propre. De la premiĂšre Ă  la derniĂšre page de son livre, il s’attache sans aucune espĂšce de rĂ©serve Ă  tous les faits de la vie d’Emma, Ă  son enfance dans la maison paternelle, Ă  son Ă©ducation dans le couvent. Il ne fait grĂące de rien. Mais ceux qui ont lu comme moi du commencement Ă  la fin, diront, – chose notable dont vous lui saurez grĂ©, qui non seulement sera l’absolution pour lui, mais qui aurait dĂ» Ă©carter de lui toute espĂšce de poursuite, – que quand il arrive aux parties difficiles, prĂ©cisĂ©ment Ă  la dĂ©gradation, au lieu de faire comme quelques auteurs classiques que le ministĂšre public connaĂźt bien, mais qu’il a oubliĂ©s pendant qu’il Ă©crivait son rĂ©quisitoire et dont j’ai apportĂ© ici les passages, non pas pour vous les lire, mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil j’en citerai quelques lignes tout Ă  l’heure, au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques, nos grands maĂźtres, qui, lorsqu’ils ont rencontrĂ© des scĂšnes de l’union des sens chez l’homme et la femme, n’ont pas manquĂ© de tout dĂ©crire, M. Flaubert se contente d’un mot. LĂ  toute sa puissance descriptive disparaĂźt, parce que sa pensĂ©e est chaste, parce que lĂ  oĂč il pourrait Ă©crire Ă  sa maniĂšre et avec toute la magie du style, il sent qu’il y a des choses qui ne peuvent pas ĂȘtre abordĂ©es, dĂ©crites. Le ministĂšre public trouve qu’il a trop dit encore. Quand je lui montrerai des hommes qui, dans de grandes Ɠuvres philosophiques, se sont complu Ă  la description de ces choses, et qu’en regard je placerai l’homme qui possĂšde la science descriptive Ă  un si haut degrĂ© et qui, loin de l’employer, s’arrĂȘte et s’abstient, j’aurai bien le droit de demander raison Ă  l’accusation qui est produite. Toutefois, messieurs, de mĂȘme qu’il se plaĂźt Ă  nous dĂ©crire le riant berceau oĂč se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ses petites fleurs roses ou blanches qui viennent de s’épanouir, et ses sentiers embaumĂ©s – de mĂȘme quand elle sera sortie de lĂ , quand elle ira dans d’autres chemins, dans des chemins oĂč elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches mĂȘmes rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas qu’il le dĂźt ! Mais ce serait supprimer complĂštement le livre, je vais plus loin, l’élĂ©ment moral, sous prĂ©texte de le dĂ©fendre, car si la faute ne peut pas ĂȘtre montrĂ©e, si elle ne peut pas ĂȘtre indiquĂ©e, si dans un tableau de la vie rĂ©elle qui a pour but de montrer par la pensĂ©e le pĂ©ril, la chute, l’expiation, si vous voulez empĂȘcher de peindre tout cela, c’est Ă©videmment ĂŽter au livre sa conclusion. Ce livre n’a pas Ă©tĂ© pour mon client l’objet d’une distraction de quelques heures ; il reprĂ©sente deux ou trois annĂ©es d’études incessantes. Et je vais vous dire maintenant quelque chose de plus M. Flaubert qui, aprĂšs tant d’annĂ©es de travaux, tant d’études, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les auteurs qu’il a lus, – vous verrez, mon Dieu ! oĂč il a puisĂ©, car c’est quelque chose d’étrange qui se chargera de le justifier, – vous le verrez, lui aux couleurs lascives, tout imprĂ©gnĂ© de Bossuet et de Massillon. C’est dans l’étude de ces auteurs que nous allons le retrouver tout Ă  l’heure, cherchant, non pas Ă  les plagier, mais Ă  reproduire dans ses descriptions les pensĂ©es, les couleurs employĂ©es par eux. Quand, aprĂšs tout ce travail fait avec tant d’amour, quand son Ɠuvre a son but, est-ce que vous croyez que plein de confiance en lui-mĂȘme et malgrĂ© tant d’études et de mĂ©ditations, il a voulu immĂ©diatement se lancer dans la lice ! Il l’aurait fait, sans doute, s’il eĂ»t Ă©tĂ© un inconnu dans le monde, si son nom lui eĂ»t appartenu en toute propriĂ©tĂ©, s’il eĂ»t cru pouvoir en disposer et le livrer comme bon lui semblait ; mais, je le rĂ©pĂšte, il est de ceux chez lesquels noblesse oblige il s’appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert, il voulait se tracer une voie dans la littĂ©rature, en respectant profondĂ©ment la morale et la religion, – non pas par inquiĂ©tude du parquet, un tel intĂ©rĂȘt ne pourrait se prĂ©senter Ă  sa pensĂ©e, – mais par dignitĂ© personnelle, ne voulant pas laisser son nom Ă  la tĂȘte d’une publication, si elle ne semblait pas Ă  quelques personnes en lesquelles il avait foi, digne d’ĂȘtre publiĂ©e. M. Flaubert a lu, par fragments et en totalitĂ© mĂȘme, devant quelques amis haut placĂ©s dans les lettres, les pages qu’un jour il devrait livrer Ă  l’impression, et j’affirme qu’aucun d’eux n’a Ă©tĂ© offensĂ© de ce qui excite en ce moment si vivement la sĂ©vĂ©ritĂ© de M. l’Avocat impĂ©rial. Personne mĂȘme n’y a songĂ©. On a seulement examinĂ©, Ă©tudiĂ© la valeur littĂ©raire du livre. Quant au but moral il est si Ă©vident, il est Ă©crit Ă  chaque ligne en termes si peu Ă©quivoques, qu’il n’était pas mĂȘme besoin de le mettre en question. RassurĂ© sur la valeur du livre, encouragĂ© d’ailleurs par les hommes les plus Ă©minents de la presse, M. Flaubert ne songe plus qu’à le livrer Ă  l’impression, Ă  la publicitĂ©. Je le rĂ©pĂšte, tout le monde a Ă©tĂ© unanime pour rendre hommage au mĂ©rite littĂ©raire, au style et en mĂȘme temps Ă  la pensĂ©e excellente qui prĂ©side Ă  l’Ɠuvre depuis la premiĂšre jusqu’à la derniĂšre ligne. Et quand la poursuite est venue, ce n’est pas lui seulement qui a Ă©tĂ© surpris, profondĂ©ment affligĂ©, mais permettez-moi de vous le dire, c’est nous qui ne comprenions pas cette poursuite, c’est moi tout le premier, qui avais lu le livre avec un intĂ©rĂȘt trĂšs vif, Ă  mesure que la publication en a Ă©tĂ© faite ; ce sont des amis intimes. Mon Dieu ! il y a des nuances qui quelquefois pourraient nous Ă©chapper dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas Ă©chapper Ă  des femmes d’une grande intelligence, d’une grande puretĂ©, d’une grande chastetĂ©. Il n’y a pas de nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a Ă©tĂ© dit Ă  M. Flaubert, ce qui m’a Ă©tĂ© dit Ă  moi-mĂȘme par des mĂšres de famille qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur Ă©tonnement aprĂšs avoir reçu de cette lecture une impression si bonne qu’elles ont cru devoir en remercier l’auteur, si je vous disais leur Ă©tonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce livre devait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme contraire Ă  la morale publique, Ă  leur foi religieuse, Ă  la foi de toute leur vie, mon Dieu ! mais il y aurait dans la rĂ©union de ces apprĂ©ciations mĂȘmes de quoi me fortifier, si j’avais besoin d’ĂȘtre fortifiĂ© au moment de combattre les attaques du ministĂšre public. Pourtant, au milieu de toutes ces apprĂ©ciations de la littĂ©rature contemporaine, il y en a une que je veux vous dire. Il y en a une, qui n’est pas seulement respectĂ©e par nous Ă  raison d’un beau et un grand caractĂšre, qui au milieu mĂȘme de l’adversitĂ©, de la souffrance, contre lesquelles il lutte courageusement chaque jour, grand par le souvenir de beaucoup d’actions inutiles Ă  rappeler ici, mais grand par des Ɠuvres littĂ©raires qu’il faut rappeler parce que c’est lĂ  ce qui fait sa compĂ©tence, grand surtout par la puretĂ© qui existe dans toutes ses Ɠuvres, par la chastetĂ© de tous ses Ă©crits Lamartine. Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas qu’il existĂąt. Lamartine Ă  la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numĂ©ros de la Revue de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvĂ© lĂ  des impressions telles, qu’elles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire maintenant. Il y a quelques jours, Lamartine est revenu Ă  Paris, et le lendemain il s’est informĂ© de la demeure de M. Gustave Flaubert. Il a envoyĂ© Ă  la Revue savoir la demeure d’un M. Gustave Flaubert, qui avait publiĂ© dans le recueil des articles sous le titre de Madame Bovary. Il a chargĂ© son secrĂ©taire d’aller faire Ă  M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction qu’il avait Ă©prouvĂ©e en lisant son Ɠuvre, et lui tĂ©moigner le dĂ©sir de voir l’auteur nouveau, se rĂ©vĂ©lant par un essai pareil. Mon client est allĂ© chez Lamartine ; et il a trouvĂ© chez lui, non pas seulement un homme qui l’a encouragĂ©, mais un homme qui lui a dit Vous m’avez donnĂ© la meilleure Ɠuvre que j’aie lue depuis vingt ans. » C’étaient en un mot des Ă©loges tels que mon client, dans sa modestie, osait Ă  peine me les rĂ©pĂ©ter. Lamartine lui prouvait qu’il avait lu les livraisons, et le lui prouvant de la maniĂšre la plus gracieuse, en lui en disant des pages tout entiĂšres. Seulement Lamartine ajoutait En mĂȘme temps que je vous ai lu sans restriction jusqu’à la derniĂšre page, j’ai blĂąmĂ© les derniĂšres. Vous m’avez fait mal, vous m’avez fait littĂ©ralement souffrir ! l’expiation est hors de proportion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable ! AssurĂ©ment la femme qui souille le lit conjugal doit s’attendre Ă  une expiation, mais celle-ci est horrible, c’est un supplice comme on n’en a jamais vu. Vous avez Ă©tĂ© trop loin, vous m’avez fait mal aux nerfs ; cette puissance de description qui s’est appliquĂ©e aux derniers instants de la mort m’a laissĂ© une indicible souffrance ! » Et quand Gustave Flaubert lui demandait Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je sois poursuivi pour avoir fait une Ɠuvre pareille, devant le tribunal de police correctionnelle, pour offense Ă  la morale publique et religieuse ? » Lamartine lui rĂ©pondait — Je crois avoir Ă©tĂ© toute ma vie l’homme qui, dans ses Ɠuvres littĂ©raires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c’était que la morale publique et religieuse ; mon cher enfant, il n’est pas possible qu’il se trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est dĂ©jĂ  trĂšs regrettable qu’on se soit ainsi mĂ©pris sur le caractĂšre de votre Ɠuvre et qu’on ait ordonnĂ© de la poursuivre, mais il n’est pas possible, pour l’honneur de notre pays et de notre Ă©poque, qu’il se trouve un tribunal pour vous condamner. » VoilĂ  ce qui se passait hier, entre Lamartine et Flaubert, et j’ai le droit de vous dire que cette apprĂ©ciation est de celles qui valent la peine d’ĂȘtre pesĂ©es. Ceci bien entendu, voyons comment il se pourrait faire que ma conscience Ă  moi me dĂźt que Madame Bovary est un bon livre, une bonne action ? Et je vous demande la permission d’ajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes de choses, la facilitĂ© n’est pas dans mes habitudes. Des Ɠuvres littĂ©raires, j’en tiens Ă  la main qui, quoique Ă©manĂ©es de nos grands Ă©crivains, n’ont jamais arrĂȘtĂ© deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil quelques lignes que je ne me suis jamais complu Ă  lire, et je vous demanderai la permission de vous dire que, lorsque je suis arrivĂ© Ă  la fin de l’Ɠuvre de M. Flaubert, j’ai Ă©tĂ© convaincu qu’une coupure faite par la Revue de Paris a Ă©tĂ© cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon apprĂ©ciation Ă  l’apprĂ©ciation plus Ă©levĂ©e, plus Ă©clairĂ©e que je viens de rappeler. Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littĂ©rateurs de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus distinguĂ©s, sur l’Ɠuvre dont il s’agit, et sur l’émerveillement qu’ils ont Ă©prouvĂ© en lisant cette Ɠuvre nouvelle, en mĂȘme temps si morale et si utile ! Maintenant, comment une Ɠuvre pareille a-t-elle pu encourir une poursuite ? Voulez-vous me permettre de vous le dire ? La Revue de Paris, dont le comitĂ© de lecture avait lu l’Ɠuvre en son entier, car le manuscrit lui avait Ă©tĂ© envoyĂ© longtemps avant la publication, n’y avait rien trouvĂ© Ă  redire. Quand on est arrivĂ© Ă  imprimer le cahier du 1er dĂ©cembre 1856, un des directeurs de la Revue s’est effarouchĂ© de la scĂšne dans un fiacre. Il a dit Ceci n’est pas convenable, nous allons le supprimer. » Flaubert s’est offensĂ© de la suppression. Il n’a pas voulu qu’elle eĂ»t lieu sans qu’une note fĂ»t placĂ©e au bas de la page. C’est lui qui a exigĂ© la note. C’est lui qui, pour son amour-propre d’auteur, ne voulant pas que son Ɠuvre fut mutilĂ©e, ni que d’un autre cĂŽtĂ© il y eĂ»t quelque chose qui donnĂąt des inquiĂ©tudes Ă  la Revue, a dit Vous supprimerez si bon vous semble, mais vous dĂ©clarerez que vous avez supprimĂ© ; » et alors on convint de la note suivante La direction s’est vue dans la nĂ©cessitĂ© de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir Ă  la rĂ©daction de la Revue de Paris ; nous en donnons acte Ă  l’auteur. » Voici le passage supprimĂ©, je vais vous le lire. Nous en avons une Ă©preuve, que nous avons eu beaucoup de peine Ă  nous procurer. En voici la premiĂšre partie, qui n’a pas une seule correction ; un mot a Ă©tĂ© corrigĂ© sur la seconde OĂč allons-nous ? — OĂč vous voudrez, dit LĂ©on poussant Emma dans la voiture. Les stores s’abaissĂšrent, et la lourde machine se mit en route. Elle descendit la rue du Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai NapolĂ©on, le pont Neuf, et s’arrĂȘta court devant la statue de Pierre Corneille. — Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intĂ©rieur. La voiture repartit, et se laissant, dĂšs le carrefour Lafayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer. — Non ! tout droit ! cria la mĂȘme voix. Le fiacre sortit des grilles, et bientĂŽt arrivĂ© sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allĂ©es, au bord de l’eau, prĂšs du gazon. Elle alla le long de la riviĂšre, sur le chemin de halage pavĂ© de cailloux secs, – et, longtemps, du cĂŽtĂ© d’Oyssel, au delĂ  des Ăźles. Mais, tout Ă  coup, elle s’élança d’un bond Ă  travers Quatremares, Sotteville, la grande chaussĂ©e, la rue d’ElbƓuf, et fit sa troisiĂšme halte devant le Jardin des Plantes. — Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement. Et aussitĂŽt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars, et derriĂšre les jardins de l’HĂŽpital oĂč des vieillards en veste noire se promĂšnent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le mont Riboudet jusqu’à la cĂŽte de Deville ! Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit Ă  Saint-Paul, Ă  Lescure, au mont Gargan, Ă  la Rouge-Mare, et place du Gaillarbois ; rue Maladrerie, rue Dinandrie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, Ă  la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au CimetiĂšre monumental ! De temps Ă  autre, le cocher, sur son siĂšge, jetait aux cabarets des regards dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il ne comprenait pas quelle fureur de locomotion poussait ces individus Ă  ne vouloir point s’arrĂȘter. Il essayait quelquefois ; et aussitĂŽt il entendait derriĂšre lui partir des exclamations de colĂšre. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, s’accrochant par-ci, par-lĂ , ne s’en souciant, dĂ©moralisĂ©, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse. Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux Ă©bahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture Ă  stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottĂ©e comme un navire. Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment oĂč le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentĂ©es, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des dĂ©chirures de papier, qui se dispersĂšrent au vent, et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trĂšfles rouges tout en fleurs. Puis, vers six heures, la voiture s’arrĂȘta dans une ruelle du quartier Beauvoisine ; et une femme en descendit qui marchait le voile baissĂ©, sans dĂ©tourner la tĂȘte. En arrivant Ă  l’auberge, Mme Bovary fut Ă©tonnĂ©e de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller. Rien pourtant ne la forçait Ă  partir ; mais elle avait donnĂ© sa parole qu’elle reviendrait le soir mĂȘme. D’ailleurs Charles l’attendait ; et dĂ©jĂ  elle se sentait au cƓur cette lĂąche docilitĂ© qui est pour bien des femmes comme le chĂątiment tout Ă  la fois et la rançon de l’adultĂšre. » M. Flaubert me fait remarquer que le ministĂšre public lui a reprochĂ© cette derniĂšre phrase. M. l’Avocat impĂ©rial. Non, je l’ai indiquĂ©e. Me SĂ©nard. Ce qui est certain, c’est que s’il y avait un reproche, il tomberait devant ces mots le chĂątiment tout Ă  la fois et la rançon de l’adultĂšre ». Au surplus, cela pourrait faire la matiĂšre d’un reproche tout aussi fondĂ© que les autres ; car dans tout ce que vous avez reprochĂ©, il n’y a rien qui puisse se soutenir sĂ©rieusement. Or, messieurs, cette espĂšce de course fantastique ayant dĂ©plu Ă  la rĂ©daction de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut lĂ  un excĂšs de rĂ©serve de la part de la Revue ; et trĂšs certainement ce n’est pas un excĂšs de rĂ©serve qui pouvait donner matiĂšre Ă  un procĂšs ; vous allez voir cependant comment elle a donnĂ© matiĂšre au procĂšs. Ce qu’on ne voit pas, ce qui est supprimĂ© ainsi paraĂźt une chose fort Ă©trange. On a supposĂ© beaucoup de choses qui n’existaient pas, comme vous l’avez vu par la lecture du passage primitif. Mon Dieu, savez-vous ce qu’on a supposĂ© ? Qu’il y avait probablement dans le passage supprimĂ© quelque chose d’analogue Ă  ce que vous aurez la bontĂ© de lire dans un des plus merveilleux romans sortis de la plume d’un honorable membre de l’AcadĂ©mie Française, M. MĂ©rimĂ©e. M. MĂ©rimĂ©e, dans un roman intitulĂ© La double mĂ©prise, raconte une scĂšne qui se passe dans une chaise de poste. Ce n’est pas la localitĂ© de la voiture qui a de l’importance, c’est, comme ici, dans le dĂ©tail de ce qui se fait dans son intĂ©rieur. Je ne veux pas abuser de l’audience, je ferai passer le livre au ministĂšre public et au tribunal. Si nous avions Ă©crit la moitiĂ© ou le quart de ce qu’a Ă©crit M. MĂ©rimĂ©e, j’éprouverais quelque embarras dans la tĂąche qui m’est donnĂ©e, ou plutĂŽt je la modifierais. Au lieu de dire ce que j’ai dit, ce que j’affirme, que Flaubert a Ă©crit un bon livre, un livre honnĂȘte, utile, moral, je dirais la littĂ©rature a ses droits ; M. MĂ©rimĂ©e a fait une Ɠuvre littĂ©raire trĂšs remarquable, et il ne faut pas se montrer si difficile sur les dĂ©tails quand l’ensemble est irrĂ©prochable. Je m’en tiendrais lĂ , j’absoudrais et vous absoudriez. Eh ! mon Dieu ! ce n’est pas par omission qu’un auteur peut pĂ©cher en pareille matiĂšre. Et d’ailleurs, vous aurez le dĂ©tail de ce qui se passa dans le fiacre. Mais comme mon client, lui, s’était contentĂ© de faire une course, et que l’intĂ©rieur ne s’était rĂ©vĂ©lĂ© que par une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des dĂ©chirures de papier qui se dispersĂšrent au vent et s’abattirent plus loin comme des papillons blancs sur un champ de trĂšfles rouges tout en fleurs ; » comme mon client s’était contentĂ© de cela, personne n’en savait rien et tout le monde supposait, – par la suppression mĂȘme, qu’il avait dit au moins autant que le membre de l’AcadĂ©mie Française. Vous avez vu qu’il n’en Ă©tait rien. Eh bien, cette malheureuse suppression, c’est le procĂšs ! c’est-Ă -dire que dans les bureaux qui sont chargĂ©s, avec infiniment de raison, de surveiller tous les Ă©crits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure, on s’est tenu en Ă©veil. Je suis obligĂ© de l’avouer, et messieurs de la Revue de Paris me permettront de dire cela, ils ont donnĂ© le coup de ciseaux deux mots trop loin, il fallait le donner avant que l’on montĂąt dans le fiacre ; couper aprĂšs ce n’était plus la peine. La coupure a Ă©tĂ© trĂšs malheureuse ; mais si vous avez commis cette petite faute, messieurs de la Revue assurĂ©ment vous l’expiez bien aujourd’hui. On a dit dans les bureaux prenons garde Ă  ce qui va suivre, quand le numĂ©ro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux ne sont pas obligĂ©s de tout lire ; et quand ils ont vu qu’on avait Ă©crit qu’une femme avait retirĂ© tous ses vĂȘtements, ils se sont effarouchĂ©s sans aller plus loin. Il est vrai qu’à la diffĂ©rence de nos grands maĂźtres, M. Flaubert ne s’est pas donnĂ© la peine de dĂ©crire l’albĂątre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il n’a pas dit comme un poĂšte que nous aimons Je vis de ses beaux flancs l’albĂątre ardent et pur, Lis, chĂȘne, corail, roses, veines d’azur, Telle enfin qu’autrefois tu me l’avais montrĂ©e, De sa nuditĂ© seule embellie et parĂ©e, Quand nos nuits s’envolaient, quand le mol oreiller La vit sous tes baisers dormir et s’éveiller. Il n’a rien dit de semblable Ă  ce qu’a dit AndrĂ© ChĂ©nier. Mais il a dit Elle s’abandonna
 Ses vĂȘtements tombĂšrent. » Elle s’abandonna ! Eh quoi ! toute description est donc interdite ? Mais quand on incrimine, on devrait tout lire, et M. l’Avocat impĂ©rial n’a pas tout lu. Le passage qu’il incrimine ne s’arrĂȘte pas oĂč il s’est arrĂȘtĂ© ; il y a le correctif que voici Cependant il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans l’étreinte de ces bras quelque chose d’extrĂȘme, de vague et de lugubre qui semblait Ă  LĂ©on se glisser entre eux subtilement, comme pour les sĂ©parer. » Dans les bureaux on n’a pas lu cela. M. l’Avocat impĂ©rial tout Ă  l’heure n’y prenait pas garde. Il n’a vu que ceci Puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements, » et il s’est Ă©criĂ© outrage Ă  la morale publique ! Vraiment il est par trop facile d’accuser avec un pareil systĂšme. Dieu garde les auteurs de dictionnaires de tomber sous la main de M. l’Avocat impĂ©rial ! Quel est celui qui Ă©chapperait Ă  une condamnation si, au moyen de dĂ©coupures, non de phrases, mais de mots, on s’avisait de faire une liste de tous les mots qui pourraient offenser la morale ou la religion ? La premiĂšre pensĂ©e de mon client, qui a malheureusement rencontrĂ© de la rĂ©sistance, avait Ă©tĂ© celle-ci Il n’y a qu’une seule chose Ă  faire imprimer immĂ©diatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, l’Ɠuvre telle qu’elle est sortie de mes mains, en rĂ©tablissant la scĂšne du fiacre. » J’étais tout Ă  fait de son avis, c’était la meilleure dĂ©fense de mon client que l’impression complĂšte de l’ouvrage avec l’indication de quelques points, sur lesquels nous aurions plus spĂ©cialement priĂ© le tribunal de porter son attention. J’avais donnĂ© moi-mĂȘme le titre de cette publication MĂ©moire de M. Gustave Flaubert contre la prĂ©vention d’outrage Ă  la morale religieuse dirigĂ©e contre lui. J’avais Ă©crit de ma main Tribunal de police correctionnelle, sixiĂšme chambre, avec l’indication du prĂ©sident et du ministĂšre public. Il y avait une prĂ©face dans laquelle on lisait On m’accuse avec des phrases prises çà et lĂ  dans mon livre, je ne puis me dĂ©fendre qu’avec mon livre. » Demander Ă  des juges la lecture d’un roman tout entier, c’est leur demander beaucoup, mais nous sommes devant des juges qui aiment la vĂ©ritĂ©, qui la veulent, qui pour la connaĂźtre ne reculeront devant aucune fatigue ; nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la veulent Ă©nergiquement et qui liront, sans aucune espĂšce d’hĂ©sitation, tout ce que nous les supplierons de lire. J’avais dit Ă  M. Flaubert Envoyez tout de suite cela Ă  l’impression, et mettez au bas mon nom Ă  cĂŽtĂ© du vĂŽtre SĂ©nard, avocat » On avait commencĂ© l’impression ; la dĂ©claration Ă©tait faite pour 100 exemplaires que nous voulions faire tirer ; l’impression marchait avec une rapiditĂ© extrĂȘme, on y passait les jours et les nuits, lorsque nous est venue la dĂ©fense de continuer l’impression, non pas d’un livre, mais d’un mĂ©moire dans lequel l’Ɠuvre incriminĂ©e se trouvait avec des notes explicatives ! On a rĂ©clamĂ© au parquet de M. le Procureur impĂ©rial, — qui nous a dit que la dĂ©fense Ă©tait absolue, qu’elle ne pouvait pas ĂȘtre levĂ©e. Eh bien, soit ! nous n’aurons pas publiĂ© le livre avec nos notes et nos observations ; mais si votre premiĂšre lecture, messieurs, vous avait laissĂ© un doute, je vous le demande en grĂące, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez la vĂ©ritĂ© ; vous ne pouvez pas ĂȘtre de ceux qui, quand on leur porte deux lignes de l’écriture d’un homme, sont assurĂ©s de le faire pendre Ă  quelque condition que ce soit. Vous ne voulez pas qu’un homme soit jugĂ© sur des dĂ©coupures, plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela ; vous ne voulez pas nous priver des ressources ordinaires de la dĂ©fense. Eh bien, vous avez le livre, et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez vous-mĂȘmes les divisions, les observations, les rapprochements, parce que vous voulez la vĂ©ritĂ© et qu’il faut que ce soit la vĂ©ritĂ© qui serve de base Ă  votre jugement, et la vĂ©ritĂ© sortira de l’examen sĂ©rieux du livre. Cependant je ne puis pas m’en tenir lĂ . Le ministĂšre public attaque le livre, il faut que je prenne le livre mĂȘme pour le dĂ©fendre, que je complĂšte les citations qu’il en a faites, et que, sur chaque passage incriminĂ©, je montre le nĂ©ant de l’incrimination ; ce sera toute ma dĂ©fense. Je n’essayerai pas assurĂ©ment d’opposer aux apprĂ©ciations Ă©levĂ©es, animĂ©es, pathĂ©tiques, dont le ministĂšre public a entourĂ© tout ce qu’il a dit, par des apprĂ©ciations du mĂȘme genre ; la dĂ©fense n’aurait pas le droit de prendre de telles allures ; elle se contentera de citer les textes tels qu’ils sont. Et d’abord, je dĂ©clare que rien n’est plus faux que ce qu’on a dit tout Ă  l’heure de la couleur lascive. La couleur lascive. OĂč donc avez-vous pris cela ? Mon client a dĂ©peint dans Madame Bovary quelle femme ? Eh ! mon Dieu ! c’est triste Ă  dire, mais cela est vrai, une jeune fille, nĂ©e comme elles le sont presque toutes, honnĂȘte ; c’est du moins le plus grand nombre, mais bien fragiles quand l’éducation, au lieu de les fortifier, les a amollies ou jetĂ©es dans une mauvaise voie. Il a pris une jeune fille ; est-ce une nature perverse ? Non, c’est une nature impressionnable, accessible Ă  l’exaltation. M. l’Avocat impĂ©rial a dit Cette jeune fille, on la prĂ©sente constamment comme lascive. Mais non ! on la reprĂ©sente nĂ©e Ă  la campagne, nĂ©e Ă  la ferme, oĂč elle s’occupe de tous les travaux de son pĂšre, et oĂč aucune espĂšce de lascivitĂ© n’avait pu passer dans son esprit ou dans son cƓur. On la reprĂ©sente ensuite, au lieu de suivre la destinĂ©e qui lui appartenait tout naturellement, d’ĂȘtre Ă©levĂ©e pour la ferme dans laquelle elle devait vivre ou dans un milieu analogue, on la reprĂ©sente sous l’autoritĂ© imprĂ©voyante d’un pĂšre qui s’imagine de faire Ă©lever au couvent cette fille nĂ©e Ă  la ferme, qui devait Ă©pouser un fermier, un homme de la campagne. La voilĂ  conduite dans un couvent hors de sa sphĂšre. Il n’y a rien qui ne soit grave dans la parole du ministĂšre public, il ne faut donc rien laisser sans rĂ©ponse. Ah ! vous avez parlĂ© de ses petits pĂ©chĂ©s en citant quelques lignes de la premiĂšre livraison, vous avez dit Quand elle allait Ă  confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s, afin de rester lĂ  plus longtemps, Ă  genoux dans l’ombre
 sous le chuchotement du prĂȘtre. » Vous vous ĂȘtes dĂ©jĂ  gravement trompĂ© sur l’apprĂ©ciation de mon client. Il n’a pas fait la faute que vous lui reprochez, l’erreur est tout entiĂšre de votre cĂŽtĂ©, d’abord sur l’ñge de la jeune fille. Comme elle n’est entrĂ©e au couvent qu’à treize ans, il est Ă©vident qu’elle en avait quatorze lorsqu’elle allait Ă  confesse. Ce n’était donc pas un enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire, vous vous ĂȘtes trompĂ© lĂ -dessus matĂ©riellement. Mais je n’en suis pas sur l’invraisemblance d’un enfant de dix ans qui aime Ă  rester au confessionnal sous le chuchotement du prĂȘtre ». Ce que je veux, c’est que vous lisiez les lignes qui prĂ©cĂšdent, ce qui n’est pas facile, j’en conviens. Et voilĂ  l’inconvĂ©nient pour nous de n’avoir pas un mĂ©moire ; avec un mĂ©moire nous n’aurions pas Ă  chercher dans six volumes ! J’appelais votre attention sur ce passage, pour restituer Ă  Madame Bovary son vĂ©ritable caractĂšre. Voulez-vous me permettre de vous dire ce qui me paraĂźt bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu’il a mis en relief ? Il y a une espĂšce de religion qui est celle qu’on parle gĂ©nĂ©ralement aux jeunes filles et qui est la plus mauvaise de toutes. On peut, Ă  cet Ă©gard, diffĂ©rer dans les apprĂ©ciations. Quant Ă  moi, je dĂ©clare nettement ceci, que je ne connais rien de beau, d’utile, de nĂ©cessaire pour soutenir, non pas seulement les femmes dans le chemin de la vie, mais les hommes eux-mĂȘmes qui ont quelquefois de bien pĂ©nibles Ă©preuves Ă  traverser, que je ne connais rien de plus utile et de plus nĂ©cessaire que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave, et permettez-moi d’ajouter, sĂ©vĂšre. Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les abstractions du panthĂ©isme, non, mais un ĂȘtre suprĂȘme avec lequel ils sont en rapport, vers lequel ils s’élĂšvent pour le prier, et qui en mĂȘme temps les grandit et les fortifie. Cette pensĂ©e-lĂ , voyez-vous, qui est ma pensĂ©e, qui est la vĂŽtre, c’est la force dans les mauvais jours, la force dans ce qu’on appelle dans le monde, le refuge, ou mieux encore, la force des faibles. C’est cette pensĂ©e-lĂ  qui donne Ă  la femme cette consistance qui la fait se rĂ©signer sur les mille petites choses de la vie, qui la fait rapporter Ă  Dieu ce qu’elle peut souffrir, et lui demander la grĂące Ă  remplir son devoir. Cette religion-lĂ , messieurs, c’est le christianisme, c’est la religion qui Ă©tablit les rapports entre Dieu et l’homme. Le christianisme, en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance intermĂ©diaire, nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile. Que la mĂšre de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les priĂšres de la femme, je ne vois rien encore lĂ  qui altĂšre ni la puretĂ©, ni la saintetĂ© religieuse, ni le sentiment lui-mĂȘme. Mais voici oĂč commence l’altĂ©ration. Pour accommoder la religion Ă  toutes les natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses chĂ©tives, misĂ©rables, mesquines. La pompe des cĂ©rĂ©monies, au lieu d’ĂȘtre cette grande pompe qui nous saisit l’ñme, cette pompe dĂ©gĂ©nĂšre en petit commerce de reliques, de mĂ©dailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. À quoi, messieurs, se prend l’esprit des enfants curieux, ardents, tendres, l’esprit des jeunes filles surtout ? À toutes ces images, affaiblies, attĂ©nuĂ©es, misĂ©rables de l’esprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites dĂ©votions de tendresse, d’amour, et au lieu d’avouer dans leur Ăąme le sentiment de Dieu, le sentiment du devoir, elles s’abandonnent Ă  des rĂȘvasseries, Ă  de petites pratiques, Ă  de petites dĂ©votions. Et puis vient la poĂ©sie, et puis viennent, il faut bien le dire, mille pensĂ©es de charitĂ©, de tendresse, d’amour mystique, mille formes qui trompent les jeunes filles, sensualisent la religion. Ces pauvres enfants naturellement crĂ©dules et faibles se prennent Ă  tout cela, Ă  la poĂ©sie, Ă  la rĂȘvasserie, au lieu de s’attacher Ă  quelque chose de raisonnable et de sĂ©vĂšre. D’oĂč il arrive que vous avez beaucoup de femmes dĂ©votes qui ne sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin ou elles devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espĂšce de sensualitĂ©s qui les Ă©garent. Ah ! vous m’avez accusĂ© d’avoir, dans le tableau de la sociĂ©tĂ© moderne, confondu l’élĂ©ment religieux avec le sensualisme ! Accusez donc la sociĂ©tĂ© au milieu de laquelle nous sommes, mais n’accusez pas l’homme qui comme Bossuet s’écrie RĂ©veillez-vous et prenez garde au pĂ©ril ! Mais venir dire aux pĂšres de famille Prenez garde, ce ne sont pas lĂ  de bonnes habitudes Ă  donner Ă  vos filles, il y a dans tous ces mĂ©langes de mysticisme quelque chose qui sensualise la religion ; venir dire cela, c’est dire la vĂ©ritĂ©. C’est pour cela que vous accusez Flaubert, c’est pour cela que j’exalte sa conduite. Oui, il a bien fait d’avertir, ainsi, les familles des dangers de l’exaltation chez les jeunes personnes qui s’en prennent aux petites pratiques, au lieu de s’attacher Ă  une religion forte et sĂ©vĂšre qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez voir d’oĂč vient il invention des petits pĂ©chĂ©s sous le chuchotement du prĂȘtre ». Lisons la page 30[29]. Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rĂȘvĂ© la maisonnette de bambous, le nĂšgre Domingo, le chien FidĂšle, mais surtout l’amitiĂ© douce de quelque bon petit frĂšre, il va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau. » Est-ce lascif cela, messieurs ? Continuons. M. l’Avocat impĂ©rial. Je n’ai pas dit que ce passage fĂ»t lascif. M° SĂ©nard. Je vous en demande bien pardon, c’est prĂ©cisĂ©ment dans ce passage que vous avez relevĂ© une phrase lascive, et vous n’avez pu la trouver lascive qu’en l’isolant de ce qui prĂ©cĂ©dait et de ce qui suivait Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordĂ©es d’azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade, le sacrĂ©-cƓur percĂ© de flĂšches aiguĂ«s, ou le pauvre JĂ©sus qui tombe en marchant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tĂȘte quelque vƓu Ă  accomplir. » N’oubliez pas cela ; quand on invente de petits pĂ©chĂ©s Ă  confesse et qu’on cherche dans sa tĂȘte quelque vƓu Ă  accomplir, ce que vous trouverez Ă  la ligne qui prĂ©cĂšde, Ă©videmment on a eu les idĂ©es un peu faussĂ©es, quelque part. Et je vous demande maintenant si j’ai Ă  discuter votre passage ! mais je continue Le soir, avant la priĂšre, on faisait dans l’étude une lecture religieuse. C’était, pendant la semaine, quelque rĂ©sumĂ© d’histoire sainte ou les confĂ©rences de l’abbĂ© Frayssinous, et, le dimanche, des passages du GĂ©nie du Christianisme, par rĂ©crĂ©ation. Comme elle Ă©couta, les premiĂšres fois, la lamentation sonore des mĂ©lancolies romantiques se rĂ©pĂ©tant Ă  tous les Ă©chos de la terre et de l’éternitĂ© ! Si son enfance se fĂ»t Ă©coulĂ©e dans l’arriĂšre-boutique obscure d’un quartier marchand, elle se serait peut-ĂȘtre alors ouverte aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des Ă©crivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bĂȘlement des troupeaux, les laitages, les charrues. HabituĂ©e aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentĂ©s. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempĂȘtes, et la verdure seulement lorsqu’elle Ă©tait clairsemĂ©e parmi les ruines. Il fallait qu’elle pĂ»t retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas Ă  la consommation immĂ©diate de son cƓur, Ă©tant de tempĂ©rament plus sentimental qu’artistique, cherchant des Ă©motions et non des paysages. » Vous allez voir avec quelles dĂ©licates prĂ©cautions l’auteur introduit cette vieille sainte fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans le couvent un Ă©lĂ©ment nouveau, l’introduction du roman apportĂ© par une Ă©trangĂšre. N’oubliez jamais ceci quand il s’agira d’apprĂ©cier la morale religieuse. Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler Ă  la lingerie. ProtĂ©gĂ©e par l’archevĂȘchĂ© comme appartenant Ă  une ancienne famille de gentilshommes ruinĂ©e sous la rĂ©volution, elle mangeait au rĂ©fectoire Ă  la table des bonnes sƓurs, et faisait avec elles, aprĂšs le repas, un petit bout de causette avant de remonter Ă  son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cƓur des chansons galantes du siĂšcle passĂ©, qu’elle chantait Ă  demi-voix tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville des commissions, et prĂȘtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-mĂȘme avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne. » Ceci n’est pas seulement merveilleux littĂ©rairement parlant ; l’absolution ne peut pas ĂȘtre refusĂ©e Ă  l’homme qui Ă©crit ces admirables passages, pour signaler Ă  tous les pĂ©rils d’une Ă©ducation de ce genre, pour indiquer Ă  la jeune femme les Ă©cueils de la vie dans laquelle elle va s’engager. Continuons Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persĂ©cutĂ©es s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue Ă  tous les relais, chevaux qu’on crĂšve Ă  toutes les pages, forĂȘts sombres, troubles du cƓur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, Ă  quinze ans, Emma se graissa donc les mains Ă  cette poussiĂšre des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rĂȘva bahuts, salles de gardes et mĂ©nestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces chĂątelaines au long corsage qui, sous le trĂšfle des ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main Ă  regarder venir du fond de la campagne un cavalier Ă  plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-lĂ , le culte de Marie Stuart, et des vĂ©nĂ©rations enthousiastes Ă  l’endroit des femmes illustres ou infortunĂ©es. Jeanne d’Arc, HĂ©loĂŻse, AgnĂšs Sorel, la belle FerronniĂšre et ClĂ©mence Isaure, pour elle se dĂ©tachaient comme des comĂštes sur l’immensitĂ© tĂ©nĂ©breuse de l’histoire, oĂč saillissaient encore çà et lĂ , mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chĂȘne, Bayard mourant, quelques fĂ©rocitĂ©s de Louis XI, un peu de Saint-BarthĂ©lemy, le panache du BĂ©arnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes oĂč Louis XIV Ă©tait vantĂ©. À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, Ă  travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des rĂ©alitĂ©s sentimentales. » Comment, vous ne vous ĂȘtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne, rentrĂ©e Ă  la ferme, ayant trouvĂ© Ă  Ă©pouser un mĂ©decin de village, est invitĂ©e Ă  une soirĂ©e d’un chĂąteau, sur laquelle vous avez cherchĂ© Ă  appeler l’attention du tribunal pour montrer quelque chose de lascif dans une valse qu’elle vient de danser ! Vous ne vous ĂȘtes pas souvenu de cette Ă©ducation, quand cette pauvre femme enlisĂ©e par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener Ă  ce chĂąteau, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes Ă  la cour !
 M. l’Avocat impĂ©rial a eu de beaux mouvements, Ă  propos de la reine Antoinette ! Il n’y a pas un de nous, assurĂ©ment, qui ne se soit associĂ© par la pensĂ©e Ă  votre pensĂ©e. Comme vous, nous avons frĂ©mi au nom de cette victime des rĂ©volutions ; mais ce n’est pas de Marie-Antoinette qu’il s’agit ici, c’est du chĂąteau de la Vaubyessard. Il y avait lĂ  un vieux duc qui avait eu – disait-on – des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme, voyant se rĂ©aliser tous les rĂȘves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportĂ©e au milieu de ce monde, vous vous Ă©tonnez de l’enivrement qu’elle a ressenti ; vous l’accusez d’avoir Ă©tĂ© lascive ! Mais accusez donc la valse elle-mĂȘme, cette danse de nos grands bals modernes oĂč, dit un auteur qui l’a dĂ©crite, la femme s’appuie la tĂȘte sur l’épaule du cavalier, dont la jambe l’embarrasse ». Vous trouvez que dans la description de Flaubert Mme Bovary est lascive. Mais il n’y a pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui ayant assistĂ© Ă  un bal, ayant vu cette sorte de valse, n’ait eu en sa pensĂ©e le dĂ©sir que sa femme ou sa fille s’abstĂźnt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la chastetĂ© qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer Ă  ce plaisir que la mode a consacrĂ©, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chastetĂ©, et quoiqu’on y compte, il n’est pas impossible d’exprimer les impressions que M. Flaubert a exprimĂ©es au nom des mƓurs et de la chastetĂ©. La voilĂ  au chĂąteau de la Vaubyessard, la voilĂ  qui regarde ce vieux duc, qui Ă©tudie tout avec transport, et vous vous Ă©criez Quels dĂ©tails ! Qu’est-ce Ă  dire ? les dĂ©tails sont partout, quand on ne cite qu’un passage. Mme Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leurs verres. Cependant au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbĂ© sur son assiette remplie, et la serviette nouĂ©e dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux Ă©caillĂ©s et portait une petite queue enroulĂ©e d’un ruban noir. C’était le beau-pĂšre du marquis, le vieux duc de LaverdiĂšre, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil chez le marquis de Conflans, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun. » DĂ©fendez la reine, dĂ©fendez-la surtout devant l’échafaud, dites que par son titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se contentera de dire, qu’il avait Ă©tĂ©, disait-on, l’amant de la reine. Est-ce que c’est sĂ©rieusement que vous nous reprocherez d’avoir insultĂ© Ă  la mĂ©moire de cette femme infortunĂ©e ? Il avait menĂ© une vie bruyante de dĂ©bauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevĂ©es, avait dĂ©vorĂ© sa fortune et effrayĂ© toute sa famille. Un domestique derriĂšre sa chaise lui nommait tout haut dans l’oreille les plats qu’il dĂ©signait du doigt en bĂ©gayant. Et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mĂȘmes sur ce vieil homme Ă  lĂšvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vĂ©cu Ă  la Cour et couchĂ© dans le lit des reines ! On versa du vin de Champagne Ă  la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid Ă  sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangĂ© d’ananas. » Vous voyez que ces descriptions sont charmantes, incontestablement, mais qu’il n’est pas possible d’y prendre çà et lĂ  une ligne pour crĂ©er une espĂšce de couleur contre laquelle ma conscience proteste. Ce n’est pas la couleur lascive, c’est la couleur du livre ; c’est l’élĂ©ment littĂ©raire, et en mĂȘme temps l’élĂ©ment moral. La voilĂ , cette jeune fille dont vous avez fait l’éducation, la voilĂ  devenue femme. M. l’Avocat impĂ©rial a dit Essaye-t-elle mĂȘme d’aimer son mari ? Vous n’avez pas lu le livre ; si vous l’aviez lu vous n’auriez pas fait cette objection. La voilĂ , messieurs, cette pauvre femme, elle rĂȘvassera d’abord. À la page 34[30] vous verrez ses rĂȘvasseries. Et il y a plus, il y a quelque chose dont M. l’avocat impĂ©rial n’a pas parlĂ©, et qu’il faut que je vous dise, ce sont ses impressions quand sa mĂšre mourut ; vous verrez si c’est lascif, cela ! Ayez la bontĂ© de prendre la page 33[31] et de me suivre Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et dans une lettre qu’elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle demandait qu’on l’ensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intĂ©rieurement satisfaite de se sentir arrivĂ©e, du premier coup, Ă  ce rare idĂ©al des existences pĂąles ou ne parviennent jamais les cƓurs mĂ©diocres. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l’Éternel discourant dans les vallons. Elle s’en ennuya, n’en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cƓur que de rides sur son front. » Je veux rĂ©pondre aux reproches de M. l’Avocat impĂ©rial, qu’elle ne fait aucun effort pour aimer son mari. M. L’Avocat impĂ©rial. Je ne lui ai pas reprochĂ© cela, j’ai dit qu’elle n’avait pas rĂ©ussi. Me SĂ©nard. Si j’ai mal compris, si vous n’avez pas fait de reproche, c’est la meilleure rĂ©ponse qui puisse ĂȘtre faite. Je croyais vous l’avoir entendu faire ; mettons que je me sois trompĂ©. Au surplus, voici ce que je lis Ă  la fin de la page 36[32] Cependant, d’aprĂšs des thĂ©ories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce qu’elle savait par cƓur de rimes passionnĂ©es, et lui chantait en soupirant des adagios mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remuĂ©. Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cƓur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable d’ailleurs de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire Ă  tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il l’embrassait Ă  de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu d’avance, aprĂšs la monotonie du dĂźner. » À la page 37[33] nous trouverons une foule de choses semblables. Maintenant, voici le pĂ©ril qui va commencer. Vous savez comment elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e ; c’est ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant. Il n’y a pas un homme l’ayant lu, qui ne dise, ce livre Ă  la main, que M. Flaubert n’est pas seulement un grand artiste, mais un homme de cƓur, pour avoir dans les six premiĂšres pages dĂ©versĂ© toute l’horreur et le mĂ©pris sur la femme, et tout l’intĂ©rĂȘt sur le mari. Il est encore un grand artiste, comme on l’a dit, parce qu’il n’a pas transformĂ© le mari, parce qu’il l’a laissĂ© jusqu’à la fin ce qu’il Ă©tait, un bon homme, vulgaire, mĂ©diocre, remplissant les devoirs de sa profession, aimant bien sa femme, mais dĂ©pourvu d’éducation, manquant d’élĂ©vation dans la pensĂ©e. Il est de mĂȘme au lit de mort de sa femme. Et pourtant il n’y a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus d’intĂ©rĂȘt. Pourquoi ? Parce qu’il a gardĂ© jusqu’à la fin la simplicitĂ©, la droiture du cƓur ; parce que jusqu’à la fin il a rempli son devoir, dont sa femme s’était Ă©cartĂ©e. Sa mort est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le cadavre de la femme, l’auteur a montrĂ© les taches que lui ont laissĂ©es les vomissements du poison ; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va ĂȘtre ensevelie, il a voulu en faire un objet de dĂ©goĂ»t ; mais il y a un homme qui est sublime, c’est le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime, dont la mort est admirable, c’est le mari, qui, aprĂšs avoir vu successivement se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester d’illusions au cƓur, embrasse par la pensĂ©e sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en prie, dans vos souvenirs, l’auteur a Ă©tĂ© au delĂ  — Lamartine le lui a dit — de ce qui Ă©tait permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et l’expiation plus terrible. L’auteur a su concentrer tout l’intĂ©rĂȘt sur l’homme qui n’avait pas dĂ©viĂ© de la ligne du devoir, qui est restĂ© avec son caractĂšre mĂ©diocre, sans doute, l’auteur ne pouvait pas changer son caractĂšre, mais avec toute la gĂ©nĂ©rositĂ© de son cƓur, et il a accumulĂ© toutes les horreurs sur la mort de sa femme qui l’a trompĂ©, ruinĂ©, qui s’est livrĂ©e aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et enfin est arrivĂ©e au suicide. Nous verrons si elle est naturelle la mort de cette femme qui, si elle n’avait pas trouvĂ© le poison pour en finir, aurait Ă©tĂ© brisĂ©e par l’excĂšs mĂȘme du malheur qui l’étreignait. VoilĂ  ce qu’a fait l’auteur. Son livre ne serait pas lu, s’il eĂ»t fait autrement, si pour montrer oĂč peut conduire une Ă©ducation aussi pĂ©rilleuse que celle de Mme Bovary, il n’avait pas prodiguĂ© les images charmantes et les tableaux Ă©nergiques qu’on lui reproche. M. Flaubert fait constamment ressortir la supĂ©rioritĂ© du mari sur la femme, et quelle supĂ©rioritĂ©, s’il vous plaĂźt ? celle du devoir rempli, tandis qu’Emma s’en Ă©carte ! Et puis la voilĂ  placĂ©e sur la pente de la mauvaise Ă©ducation, la voilĂ  partie aprĂšs la scĂšne du bal avec un jeune enfant, LĂ©on, inexpĂ©rimentĂ© comme elle. Elle coquettera avec lui, mais elle n’osera pas aller plus loin ; rien ne se fera. Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme. AprĂšs l’avoir regardĂ©e un instant, il se dit Elle est bien, cette femme ! et elle sera Ă  lui, car elle est lĂ©gĂšre et sans expĂ©rience. Quant Ă  la chute, vous relirez les pages 42, 43 et 44[34]. Je n’ai qu’un mot Ă  vous dire sur cette scĂšne, il n’y a pas de dĂ©tails, pas de description, aucune image qui nous peigne le trouble des sens ; un seul mot nous indique la chute ; elle s’abandonna ». Je vous prierai, encore, d’avoir la bontĂ© de relire les dĂ©tails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir Ă©tĂ© dĂ©crite dans un mauvais livre. M. Flaubert a substituĂ© Rodolphe Ă  Lovelace, et Emma Ă  Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages ; et vous apprĂ©cierez. Mais je rencontre ici l’indignation de M. l’Avocat impĂ©rial. Il est choquĂ© de ce que le remords ne suit pas de prĂšs la chute, de ce qu’au lieu d’en exprimer les amertumes, elle se dit avec satisfaction J’ai un amant. » Mais l’auteur ne serait pas dans le vrai si, au moment oĂč la coupe est encore aux lĂšvres, il faisait sentir toute l’amertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui Ă©crirait comme l’entend M. l’Avocat impĂ©rial pourrait ĂȘtre moral, mais il dirait ce qui n’est pas dans la nature. Non, ce n’est qu’au moment oĂč elle est dans l’illusion qui l’enivre, que la femme peut ĂȘtre avertie par cet enivrement mĂȘme de la faute qu’elle a commise. Elle n’en rapporte que l’ivresse ; elle rentre chez elle, heureuse, Ă©tincelante, elle chante en son cƓur Enfin j’ai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ? Vous avez lu les pages 424 et 425[35]. À deux pages de lĂ , s’il vous plaĂźt, Ă  la page 428[36], le sentiment du dĂ©goĂ»t de l’amant ne se manifeste pas encore, mais elle est dĂ©jĂ  sous l’impression de la crainte, de l’inquiĂ©tude. Elle examine, elle regarde, elle ne voudrait jamais abandonner Rodolphe Quelque chose de plus fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir Ă  l’improviste, il fronça le visage comme quelqu’un de contrariĂ©. — Qu’as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi ! Et enfin il dĂ©clara d’un air sĂ©rieux que ses visites devenaient imprudentes et qu’elle se compromettait. Peu Ă  peu, cependant, ces craintes de Rodolphe la gagnĂšrent. L’amour l’avait enivrĂ©e d’abord, et elle n’avait songĂ© Ă  rien au delĂ . Mais Ă  prĂ©sent qu’il Ă©tait indispensable Ă  sa vie, elle craignait d’en perdre quelque chose, ou mĂȘme qu’il ne fĂ»t troublĂ©. Quand elle s’en revenait de chez lui, elle jetait tout Ă  l’entour des regards inquiets, Ă©piait chaque forme qui passait Ă  l’horizon, et chaque lucarne du village d’oĂč l’on pouvait l’apercevoir. Elle Ă©coutait les pas, les cris, le bruit des charrues, et elle s’arrĂȘtait plus blĂȘme et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tĂȘte. » Vous voyez bien qu’elle ne s’y mĂ©prend pas ; elle sent bien qu’il y a quelque chose qui n’est pas ce qu’elle avait rĂȘvĂ©. Prenons les pages 433 et 434[37] et vous en serez encore plus convaincus. Lorsque la nuit Ă©tait pluvieuse, ils s’allaient rĂ©fugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait cachĂ© derriĂšre les livres. Rodolphe s’installait lĂ  comme chez lui. Cependant, la vue de la bibliothĂšque et du bureau, de tout l’appartement enfin, excitait sa gaietĂ©, et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantitĂ© de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eĂ»t dĂ©sirĂ© le voir plus sĂ©rieux et mĂȘme plus dramatique Ă  l’occasion comme cette fois oĂč elle crut entendre dans l’allĂ©e un bruit de pas qui s’approchait. — On vient ! dit-elle. Il souffla la lumiĂšre. — As-tu tes pistolets ? — Pourquoi ? — Mais
 pour te dĂ©fendre, reprit Emma. — Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon ! Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait je l’écraserais d’une chiquenaude. Elle fut Ă©bahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentit une sorte d’indĂ©licatesse et de grossiĂšretĂ© naĂŻve, qui la scandalisa. Rodolphe rĂ©flĂ©chit beaucoup Ă  cette histoire de pistolets. Si elle avait parlĂ© sĂ©rieusement, cela Ă©tait fort ridicule pensait-il, odieux mĂȘme, car il n’avait, lui, aucune raison de haĂŻr ce bon Charles, n’étant pas ce qui s’appelle dĂ©vorĂ© de jalousie ; — et Ă  ce propos Emma lui avait fait un grand serment, qu’il ne trouvait pas, non plus, du meilleur goĂ»t. D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu s’échanger des miniatures, on s’était coupĂ© des poignĂ©es de cheveux, et elle demandait Ă  prĂ©sent une bague, un vĂ©ritable anneau de mariage, en signe d’alliance Ă©ternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir, ou des voix de la nature ; puis elle l’entretenait de sa mĂšre Ă  elle, et de sa mĂšre Ă  lui. » Elle l’ennuyait enfin. Puis, page 453[38] Il Rodolphe n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces vĂ©hĂ©mentes caresses qui la rendaient folle ; — si bien que leur grand amour, oĂč elle vivait plongĂ©e, parut se diminuer sous elle comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n’y voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indiffĂ©rence. Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cĂ©dĂ©, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chĂ©rir davantage. L’humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptĂ©s tempĂ©raient. Ce n’était pas de l’attachement, mais comme une sĂ©duction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur ». Et vous craignez, monsieur l’Avocat impĂ©rial, que les jeunes femmes lisent cela ! Je suis moins effrayĂ©, moins timide que vous. Pour mon compte personnel, je comprends Ă  merveille que le pĂšre de famille dise Ă  sa fille Jeune femme, si ton cƓur, si ta conscience, si le sentiment religieux, si la voix du devoir ne suffisaient pas pour te faire marcher dans la droite voie, regarde, mon enfant, regarde combien d’ennuis, de souffrances, de douleurs et de dĂ©solations attendent la femme qui va chercher le bonheur ailleurs que chez elle ! Ce langage ne vous blesserait pas dans la bouche d’un pĂšre, eh bien ! Flaubert ne dit pas autre chose ; c’est la peinture la plus vraie, la plus saisissante de ce que la femme qui a rĂȘvĂ© le bonheur en dehors de sa maison trouve immĂ©diatement. Mais marchons, nous arrivons Ă  toutes les aventures de la dĂ©sillusion. Vous m’opposez les caresses de LĂ©on Ă  la page 60[39] HĂ©las ! elle va payer bientĂŽt la rançon de l’adultĂšre ; et cette rançon vous la trouverez terrible, Ă  quelques pages plus loin de l’ouvrage que vous incriminez. Elle a cherchĂ© le bonheur dans l’adultĂšre, la malheureuse ! Et elle y a trouvĂ©, outre le dĂ©goĂ»t et la fatigue que la monotonie du mariage peut donner Ă  une femme qui ne marche pas dans la voie du devoir, elle y a trouvĂ© la dĂ©sillusion, le mĂ©pris de l’homme auquel elle s’était livrĂ©e. Est-ce qu’il manque quelque chose Ă  ce mĂ©pris ? Oh non ! et vous ne le nierez pas, le livre est sous vos yeux Rodolphe, qui s’est rĂ©vĂ©lĂ© si vil, lui donne une derniĂšre preuve d’égoĂŻsme et de lĂąchetĂ©. Elle lui dit EmmĂšne-moi ! EnlĂšve-moi ! J’étouffe, je ne puis plus respirer dans la maison de mon mari, dont j’ai fait la honte et le malheur. » Il hĂ©site ; elle insiste ; enfin il promet, et le lendemain elle reçoit de lui une lettre foudroyante, sous laquelle elle tombe, Ă©crasĂ©e, anĂ©antie. Elle tombe malade, elle est mourante. La livraison qui suit vous a montrĂ© dans toutes les convulsions d’une Ăąme qui se dĂ©bat, qui peut-ĂȘtre serait ramenĂ©e au devoir par l’excĂšs de sa souffrance, mais malheureusement elle rencontre bientĂŽt l’enfant avec lequel elle avait jouĂ© quand elle Ă©tait inexpĂ©rimentĂ©e. VoilĂ  le mouvement du roman, et puis vient l’expiation. Mais M. l’Avocat impĂ©rial m’arrĂȘte et me dit quand il serait vrai que le but de l’ouvrage soit bon d’un bout Ă  l’autre, est-ce que vous pouviez vous permettre des dĂ©tails obscĂšnes, comme ceux que vous vous ĂȘtes permis ? TrĂšs certainement, je ne pouvais pas me permettre de tels dĂ©tails, mais m’en suis-je permis ? OĂč sont-ils ? J’arrive ici aux passages les plus incriminĂ©s. Je ne parle plus de l’aventure du fiacre, le tribunal a eu satisfaction Ă  cet Ă©gard ; j’arrive aux passages que vous avez signalĂ©s comme contraires Ă  la morale publique et qui forment un certain nombre de pages du numĂ©ro du 1er dĂ©cembre ; et pour faire disparaĂźtre tout l’échafaudage de votre accusation, je n’ai qu’une chose Ă  faire restituer ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit vos citations, substituer, en un mot, le texte complet Ă  vos dĂ©coupures. Au bas de la page 72[40]. LĂ©on, aprĂšs avoir Ă©tĂ© mis en rapport avec Homais le pharmacien, vient Ă  l’hĂŽtel de Boulogne ; et puis le pharmacien vient le chercher. Mais Emma venait de partir, exaspĂ©rĂ©e ; ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage. Puis, se calmant, elle finit par dĂ©couvrir qu’elle l’avait sans doute calomniĂ©. Mais le dĂ©nigrement de ceux que nous aimons toujours nous en dĂ©tache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles ; la dorure en reste aux mains. Ils en vinrent Ă  parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă  leur amour
 » Mon Dieu ! C’est pour les lignes que je viens de vous lire que nous sommes traduit devant vous. Écoutez maintenant Ils en vinrent Ă  parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă  leur amour ; et dans les lettres qu’Emma lui envoyait, il Ă©tait question de fleurs, de vers, de la lune et des Ă©toiles, ressources naĂŻves d’une passion affaiblie, qui essayait de s’aviver Ă  tous les secours extĂ©rieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Mais cette dĂ©ception s’effaçait vite, sous un espoir nouveau ; et Emma revenait Ă  lui plus enflammĂ©e, plus haletante, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements ; — et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. » Vous vous ĂȘtes arrĂȘtĂ© lĂ , monsieur l’Avocat impĂ©rial ; permettez-moi de continuer Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans l’étreinte de ces bras, quelque chose d’extrĂȘme, de vague et de lugubre, qui semblait Ă  LĂ©on se glisser entre eux, subtilement, comme pour les sĂ©parer. » Vous appelez cela de la couleur lascive, vous dites que cela donnerait le goĂ»t de l’adultĂšre, vous dites que voilĂ  des pages qui peuvent exciter, Ă©mouvoir les sens, – des pages lascives ! Mais la mort est dans ces pages. Vous n’y pensez pas, monsieur l’Avocat impĂ©rial, vous vous effarouchez de trouver lĂ  les mots de corset, de vĂȘtements qui tombent ; et vous vous attachez Ă  ces trois ou quatre mots de corset et de vĂȘtements qui tombent ! Voulez-vous que je montre comme quoi un corset peut paraĂźtre dans un livre classique, et trĂšs classique ? C’est ce que je me donnerai le plaisir de faire tout Ă  l’heure. Elle se dĂ©shabillait
 » ah ! monsieur l’Avocat impĂ©rial, que vous avez mal compris ce passage ! elle se dĂ©shabillait brutalement » la malheureuse, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse ; et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson
 Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides
 dans l’étreinte de ses bras, quelque chose de vague et de lugubre
 » C’est ici qu’il faut se demander oĂč est la couleur lascive ? et oĂč est la couleur sĂ©vĂšre ? et si les sens de la jeune fille aux mains de laquelle tomberait ce livre, peuvent ĂȘtre Ă©mus, excitĂ©s, — comme Ă  la lecture d’un livre classique entre tous les classiques, que je citerai tout Ă  l’heure, et qui a Ă©tĂ© rĂ©imprimĂ© mille fois, sans que jamais procureur impĂ©rial ou royal ait songĂ© Ă  le poursuivre. Est-ce qu’il y a quelque chose d’analogue dans ce que je viens de vous lire ? Est-ce que ce n’est pas au contraire l’excitation Ă  l’horreur du vice que ce quelque chose de lugubre qui se glisse entre eux pour les sĂ©parer ? » Continuons, je vous prie. Il n’osait lui faire de questions ; mais, la discernant si expĂ©rimentĂ©e, elle avait dĂ» passer, se disait-il, par toutes les Ă©preuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l’effrayait un peu maintenant. D’ailleurs, il se rĂ©voltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalitĂ©. Il en voulait Ă  Emma de cette victoire permanente. Il s’efforçait mĂȘme de ne pas la chĂ©rir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă  la vue des liqueurs fortes. » Est-ce que c’est lascif, cela ? Et puis, prenez le dernier paragraphe Un jour qu’ils s’étaient quittĂ©s de bonne heure, et qu’elle s’en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle s’assit sur un banc, Ă  l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-lĂ  ! Comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tĂąchait, d’aprĂšs des livres, de se figurer ! Les premiers mois de son mariage, ses promenades Ă  cheval dans la forĂȘt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux. » N’oubliez donc pas ceci, monsieur l’Avocat impĂ©rial, quand vous voulez juger la pensĂ©e de l’auteur, quand vous voulez trouver absolument la couleur lascive lĂ  oĂč je ne puis trouver qu’un excellent livre. Et LĂ©on lui parut soudain dans le mĂȘme Ă©loignement que les autres. Je l’aime pourtant, » se disait-elle ; elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais Ă©tĂ©. D’oĂč venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanĂ©e des choses oĂč elle s’appuyait ? » Est-ce lascif, cela ? Mais s’il y avait quelque part un ĂȘtre fort et beau, une nature chaleureuse, pleine Ă  la fois d’exaltation et de raffinements, un cƓur de poĂšte sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain sonnant vers le ciel des Ă©pithalames Ă©lĂ©giaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilitĂ© ! Rien d’ailleurs ne valait la peine d’une recherche, tout mentait ! Chaque sourire cachait un bĂąillement d’ennui, chaque joie une malĂ©diction, tout plaisir son dĂ©goĂ»t, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lĂšvre que l’irrĂ©alisable envie d’une voluptĂ© plus haute. Un rĂąle mĂ©tallique se traĂźna dans les airs, et quatre coups se firent entendre Ă  la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle Ă©tait lĂ , sur ce banc, depuis l’éternitĂ©. » Il ne faut pas chercher au bout d’un livre quelque chose pour expliquer ce qui est au bout d’un autre. J’ai lu le passage incriminĂ© sans ajouter un mot, pour dĂ©fendre une Ɠuvre qui se dĂ©fend par elle-mĂȘme. Continuons la lecture de ce passage incriminĂ©, au point de vue de la morale Madame Ă©tait dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restait lĂ  tout le long du jour, engourdie, Ă  peine vĂȘtue, et de temps Ă  autre faisait fumer des pastilles du sĂ©rail, qu’elle avait achetĂ©es Ă  Rouen, dans la boutique d’un AlgĂ©rien. Pour ne pas avoir la nuit, contre sa chair, cet homme Ă©tendu qui dormait, elle finit, Ă  force de grimaces, par le relĂ©guer au second Ă©tage ; et elle lisait jusqu’au matin des livres extravagants oĂč il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. » Ceci donne envie de l’adultĂšre, n’est-ce pas ? Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles accourait. — Ah ! va-t’en, disait-elle ; ou d’autres fois, brĂ»lĂ©e plus fort par cette flamme intime que l’adultĂšre avivait, haletante, Ă©mue, toute en dĂ©sir, elle ouvrait la fenĂȘtre, aspirait l’air froid, Ă©parpillait au vent sa chevelure trop lourde et regardait les Ă©toiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait Ă  lui, Ă  LĂ©on. Elle eĂ»t alors tout donnĂ© pour un seul de ces rendez-vous qui la rassasiaient. C’était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et lorsqu’il ne pouvait payer seul la dĂ©pense, elle complĂ©tait le surplus libĂ©ralement ; ce qui arrivait Ă  peu prĂšs toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu’ils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hĂŽtel plus modeste, mais elle trouva des objections. » Vous voyez comme tout ceci est simple quand on lit tout, mais avec les dĂ©coupures de M. l’Avocat impĂ©rial, le plus petit mot devient une montagne. M. l’Avocat impĂ©rial. Je n’ai citĂ© aucune de ces phrases-lĂ , et puisque vous en voulez citer que je n’ai point incriminĂ©es, il ne fallait pas passer Ă  pieds joints sur la page 50. Me SĂ©nard. Je ne passe rien, j’insiste sur les phrases incriminĂ©es dans la citation. Nous sommes citĂ©s pour les pages 77 et 78[41]. M. l’Avocat impĂ©rial. Je parle des citations faites Ă  l’audience, et je croyais que vous m’imputiez d’avoir citĂ© les lignes que vous venez de lire. Me SĂ©nard. Monsieur l’Avocat impĂ©rial, j’ai citĂ© tous les passages Ă  l’aide desquels vous vouliez constituer un dĂ©lit qui maintenant est brisĂ©. Vous avez dĂ©veloppĂ© Ă  l’audience ce que bon vous semblait, et vous avez eu beau jeu. Heureusement nous avions le livre, le dĂ©fenseur savait le livre ; s’il ne l’avait pas su, sa position eĂ»t Ă©tĂ© bien Ă©trange, permettez-moi de vous le dire. Je suis appelĂ© Ă  expliquer sur tels ou tels passages. Si je n’avais possĂ©dĂ© le livre comme je le possĂšde, la dĂ©fense eĂ»t Ă©tĂ© difficile. Maintenant, je vous montre, par une analyse fidĂšle que le roman, loin de devoir ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme lascif, doit ĂȘtre au contraire considĂ©rĂ© comme une Ɠuvre Ă©minemment morale. AprĂšs avoir fait cela, je prends les passages qui ont motivĂ© la citation en police correctionnelle ; et aprĂšs avoir fait suivre vos dĂ©coupures de ce qui prĂ©cĂšde et de ce qui suit, l’accusation est si faible, qu’elle vous rĂ©volte elle-mĂȘme, au moment oĂč je les lis ! Ces mĂȘmes passages que vous signaliez comme incriminables, il y a un instant, j’ai cependant bien le droit de les citer moi-mĂȘme, pour vous faire voir le nĂ©ant de votre accusation. Je reprends ma citation oĂč j’en suis restĂ©, au bas de la page 78[42] Il LĂ©on s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout Ă  coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cƓur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu’une certaine dose de musique, s’assoupissait d’indiffĂ©rence au vacarme d’un amour dont il ne distinguait plus les dĂ©licatesses. Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de la possession qui centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui qu’il Ă©tait fatiguĂ© d’elle. Emma retrouvait dans l’adultĂšre toutes les platitudes du mariage. » Platitudes du mariage ! Celui qui a dĂ©coupĂ© ceci a dit Comment, voilĂ  un monsieur qui dit que dans le mariage il n’y a que des platitudes ! c’est une attaque au mariage, c’est un outrage Ă  la morale ! Convenez, monsieur l’Avocat impĂ©rial, qu’avec des dĂ©coupures artistement faites, on peut aller loin en fait d’incrimination. Qu’est-ce que l’auteur a appelĂ© les platitudes du mariage ? Cette monotonie qu’Emma avait redoutĂ©, qu’elle avait voulu fuir, et qu’elle retrouvait sans cesse dans l’adultĂšre, ce qui Ă©tait prĂ©cisĂ©ment la dĂ©sillusion. Vous voyez bien que quand, au lieu de dĂ©couper des membres de phrases et des mots, on lit ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit, il ne reste plus rien Ă  l’incrimination ; et vous comprenez Ă  merveille que mon client, qui sait sa pensĂ©e, dit ĂȘtre un peu rĂ©voltĂ© de la voir ainsi travestie. Continuons. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui qu’il Ă©tait fatiguĂ© d’elle. Emma retrouvait dans l’adultĂšre toutes les platitudes du mariage. Mais comment pouvoir s’en dĂ©barrasser ? Puis elle avait beau se sentir humiliĂ©e de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou par corruption ; et chaque jour elle s’y acharnait davantage, tarissant toute fĂ©licitĂ© Ă  la vouloir trop grande. Elle accusait LĂ©on de ses espoirs déçus, comme s’il l’avait trahie ; et mĂȘme elle souhaitait une catastrophe qui amenĂąt leur sĂ©paration, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y dĂ©cider. Elle n’en continuait pas moins Ă  lui Ă©crire des lettres amoureuses, en vertu de cette idĂ©e qu’une femme doit toujours Ă©crire Ă  son amant. Mais en Ă©crivant, elle percevait un autre homme, un fantĂŽme, fait de ses plus ardents souvenirs. » Ceci n’est plus incriminĂ© ensuite elle retombait Ă  plat, brisĂ©e, car ces Ă©lans d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes dĂ©bauches. Elle Ă©prouvait maintenant une courbature incessante et universelle
 elle recevait du papier timbrĂ© qu’elle regardait Ă  peine. Elle aurait voulu ne plus vivre ou continuellement dormir. » J’appelle cela une excitation Ă  la vertu, par l’horreur du vice, ce que l’auteur annonce lui-mĂȘme, et ce que le lecteur le plus distrait ne peut pas ne pas voir, sans un peu de mauvaise volontĂ©. Et maintenant quelque chose de plus pour vous faire apercevoir quelle espĂšce d’homme vous avez Ă  juger. Pour vous montrer non pas quelle espĂšce de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et oĂč il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usĂ© par lui, et dans les passages duquel il s’est inspirĂ© pour dĂ©peindre cette concupiscence, les entraĂźnements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites, qui ne peut pas l’y rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus, et ne le rencontre jamais. OĂč Flaubert a pris ces inspirations, messieurs ? C’est dans ce livre que voilĂ  ; Ă©coutez Illusion des sens. Quiconque donc s’attache au sensible, il faut qu’il erre nĂ©cessairement d’objets en objets, et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la Concupiscence, c’est-Ă -dire l’amour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuitĂ©, et que c’est le changement qui le fait revivre. Aussi qu’est-ce autre chose que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appĂ©tit au dĂ©goĂ»t, et du dĂ©goĂ»t Ă  l’appĂ©tit, l’ñme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? Inconstantia, concupiscentia. VoilĂ  ce que c’est que la vie des sens. Cependant dans ce mouvement perpĂ©tuel, on ne laisse pas de se divertir par l’image d’une libertĂ© errante. » VoilĂ  ce que c’est que la vie des sens. Qui a dit cela ? qui a Ă©crit les paroles que vous venez d’entendre, sur ces excitations et ces ardeurs incessantes ? Quel est le livre que M. Flaubert feuillette jour et nuit, et dont il s’est inspirĂ© dans les passages qu’incrimine M. l’Avocat impĂ©rial ? C’est Bossuet ! Ce que je viens de vous lire, c’est un fragment d’un discours de Bossuet sur les plaisirs illicites. Je vous ferai voir que tous ces passages incriminĂ©s ne sont, non pas des plagiats, — l’homme qui s’est appropriĂ© une idĂ©e n’est pas un plagiaire, — mais que des imitations de Bossuet. En voulez-vous un autre exemple ? Le voici Sur le pĂ©chĂ©. Et ne me demandez pas, chrĂ©tiens, de quelle sorte se fera ce grand changement de nos plaisirs en supplices ; la chose est prouvĂ©e par les Écritures. C’est le VĂ©ritable qui le dit, c’est le Tout-Puissant qui le fait. Et, toutefois, si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cƓur, vous comprendrez aisĂ©ment qu’elles peuvent devenir un supplice intolĂ©rable. Elles ont toutes en elles-mĂȘmes des peines cruelles, des dĂ©goĂ»ts, des amertumes. Elles ont toutes une infinitĂ© qui se fĂąche de ne pouvoir ĂȘtre assouvie ; ce qui mĂȘle dans elles toutes des emportements, qui dĂ©gĂ©nĂšrent en une espĂšce de fureur non moins pĂ©nible que dĂ©raisonnable. L’amour, s’il m’est permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses rĂ©solutions irrĂ©solues et l’enfer de ses jalousies. » Et plus loin Eh ! qu’y a-t-il donc de plus aisĂ© que de faire de nos passions une peine insupportable de nos pĂ©chĂ©s, en leur ĂŽtant, comme il est trĂšs juste, ce peu de douceur par ou elles nous sĂ©duisent, et leur laissant seulement les inquiĂ©tudes cruelles et l’amertume dont elles abondent ? Nos pĂ©chĂ©s contre nous, nos pĂ©chĂ©s sur nous, nos pĂ©chĂ©s au milieu de nous trait perçant contre notre sein, poids insupportable sur notre tĂȘte, poison dĂ©vorant dans nos entrailles. » Tout ce que vous venez d’entendre n’est-il pas lĂ  pour vous montrer les amertumes des passions ? Je vous laisse ce livre tout marquĂ©, tout flĂ©tri par le pouce de l’homme studieux qui y a pris sa pensĂ©e. Et celui qui s’est inspirĂ© Ă  une source pareille, celui-lĂ  qui a dĂ©crit l’adultĂšre dans les termes que vous venez d’entendre, celui-lĂ  est poursuivi pour outrage Ă  la morale publique et religieuse ! Quelques lignes encore sur la femme pĂ©cheresse, et vous allez voir comment M. Flaubert, ayant Ă  peindre ces ardeurs, a su s’inspirer de son modĂšle Mais punis de notre erreur sans en ĂȘtre dĂ©trompĂ©s, nous cherchons dans le changement un remĂšde de notre mĂ©prise ; nous errons d’objet en objet ; et s’il en est enfin quelqu’un qui nous fixe, ce n’est pas que nous soyons contents de notre choix, c’est que nous sommes louĂ©s de notre inconstance. » Tout lui paraĂźt vide, faux, dĂ©goĂ»tant dans les crĂ©atures loin d’y retrouver ces premiers charmes, dont son cƓur avait eu tant de peine Ă  se dĂ©fendre, elle n’en voit plus que le frivole, le danger, la vanitĂ©. » Je ne parle pas d’un engagement de passion ; quelles frayeurs que le mystĂšre n’éclate ! que de mesures Ă  garder du cĂŽtĂ© de la biensĂ©ance et de la gloire ! que d’yeux Ă  Ă©viter ! que de surveillants Ă  tromper ! que de retours Ă  craindre sur la fidĂ©litĂ© de ceux qu’on a choisis pour les ministres et les confidents de sa passion ! quels rebuts Ă  essuyer de celui, peut-ĂȘtre, Ă  qui on a sacrifiĂ© son honneur et sa libertĂ©, et dont on n’oserait se plaindre ! À tout cela, ajoutez ces moments cruels oĂč la passion moins vive nous laisse le loisir de retomber sur nous-mĂȘmes, et de sentir toute l’indignitĂ© de notre Ă©tat ; ces moments oĂč le cƓur, nĂ© pour les plaisirs plus solides, se lasse de ses propres idoles, et trouve son supplice dans ses dĂ©goĂ»ts et dans son inconstance. Monde profane ! si c’est lĂ  cette fĂ©licitĂ© que tu nous vantes tant, favorises-en tes adorateurs ; et punis-les en les rendant ainsi heureux, de la foi qu’ils ont ajoutĂ©e si lĂ©gĂšrement Ă  tes promesses. » Laissez-moi vous dire ceci quand un homme, dans le silence des nuits, a mĂ©ditĂ© sur les causes des entraĂźnements de la femme, quand il les a trouvĂ©es dans l’éducation et que pour les exprimer, se dĂ©fiant de ses observations personnelles, il a Ă©tĂ© se mĂ»rir aux sources que je viens d’indiquer, quand il ne s’est laissĂ© aller Ă  prendre la plume qu’aprĂšs s’ĂȘtre inspirĂ© des pensĂ©es de Bossuet et de Massillon, permettez-moi de vous demander s’il y a un mot pour vous exprimer ma surprise, ma douleur en voyant traduire cet homme en police correctionnelle – pour quelques passages de son livre, et prĂ©cisĂ©ment pour les idĂ©es et les sentiments les plus vrais et les plus Ă©levĂ©s qu’il ait pu rassembler ! VoilĂ  ce que je vous prie de ne pas oublier relativement Ă  l’inculpation d’outrage Ă  la morale religieuse. Et puis, si vous me le permettez, je mettrai en regard Ă  tout ceci, sous vos yeux, ce que j’appelle, moi, des atteintes Ă  la morale, c’est-Ă -dire la satisfaction des sens sans amertume, sans ces larges gouttes de sueur glacĂ©e, qui tombent du front chez ceux qui s’y livrent ; et je ne vous citerai pas des livres licencieux dans lesquels les auteurs ont cherchĂ© Ă  exciter les sens, je vous citerai un livre — qui est donnĂ© en prix dans les collĂšges, mais je vous demanderai la permission de ne vous dire le nom de l’auteur qu’aprĂšs que je vous en aurai lu un passage. Voici ce passage ; je vous ferai passer le volume ; c’est un exemplaire qui a Ă©tĂ© donnĂ© en prix Ă  un Ă©lĂšve de collĂšge ; j’aime mieux vous remettre cet exemplaire que celui de M. Flaubert Le lendemain, je fus reconduit dans son appartement. LĂ  je sentis tout ce qui peut porter Ă  la voluptĂ©. On avait rĂ©pandu dans la chambre les parfums les plus agrĂ©ables. Elle Ă©tait sur un lit qui n’était fermĂ© que par des guirlandes de fleurs ; elle y paraissait languissamment couchĂ©e. Elle me tendit la main, et me fit asseoir auprĂšs d’elle. Tout, jusqu’au voile qui lui couvrait le visage, avait de la grĂące. Je voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait sur elle me faisait tour Ă  tour perdre et trouver des beautĂ©s ravissantes. » Une simple toile, quand elle Ă©tait Ă©tendue sur un cadavre, vous a paru une image lascive ; ici elle est Ă©tendue sur la femme vivante. Elle remarqua que mes yeux Ă©taient occupĂ©s, et quand elle les vit s’enflammer, la toile sembla s’ouvrir d’elle-mĂȘme ; je vis tous les trĂ©sors d’une beautĂ© divine. Dans ce moment, elle me serra la main ; mes yeux errĂšrent partout. Il n’y a, m’écriai-je, que ma chĂšre Ardasire qui soit aussi belle ; mais j’atteste les dieux que ma fidĂ©lité  Elle se jeta Ă  mon cou, et me serra dans ses bras. Tout d’un coup, la chambre s’obscurcit, son voile s’ouvrit ; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi ; une flamme subite coula dans mes veines et Ă©chauffa tous mes sens. L’idĂ©e d’Ardasire s’éloigna de moi. Un reste de souvenir
 mais il ne me paraissait qu’un songe
 J’allais
 J’allais la prĂ©fĂ©rer Ă  elle-mĂȘme. DĂ©jĂ  j’avais portĂ© mes mains sur son sein ; elles couraient rapidement partout ; l’amour ne se montrait que par sa fureur ; il se prĂ©cipitait Ă  la victoire ; un moment de plus, et Ardasire ne pouvait pas se dĂ©fendre. » Qui a Ă©crit cela ? Ce n’est pas mĂȘme l’auteur de la Nouvelle HĂ©loĂŻse, c’est M. le prĂ©sident de Montesquieu ! Ici, pas une amertume, pas un dĂ©goĂ»t, tout est sacrifiĂ© Ă  la beautĂ© littĂ©raire, et on donne cela en prix aux Ă©lĂšves de rhĂ©torique, sans doute pour leur servir de modĂšle dans les amplifications, ou les descriptions qu’on leur donne Ă  faire. Montesquieu dĂ©crit dans les Lettres persanes une scĂšne, qui ne peut pas mĂȘme ĂȘtre lue. Il s’agit d’une femme que cet auteur place entre deux hommes qui se la disputent. Cette femme ainsi placĂ©e entre deux hommes fait des rĂȘves — qui lui paraissent fort agrĂ©ables. En sommes-nous lĂ , monsieur l’Avocat impĂ©rial ! Faudra-t-il encore vous citer Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions et ailleurs ! Non, je dirai seulement au tribunal que si, Ă  propos de sa description de la voiture dans la Double mĂ©prise, M. MĂ©rimĂ©e Ă©tait poursuivi, il serait immĂ©diatement acquittĂ©. On ne verrait dans son livre qu’une Ɠuvre d’art, de grandes beautĂ©s littĂ©raires. On ne le condamnerait pas plus qu’on ne condamne les peintres ou les statuaires qui ne se contentent pas de traduire toute la beautĂ© du corps, mais toutes les ardeurs, toutes les passions. Je n’en suis pas lĂ  ; je vous demande de reconnaĂźtre que M. Flaubert n’a pas chargĂ© ses images, et qu’il n’a fait qu’une chose toucher de la main la plus ferme la scĂšne de la dĂ©gradation. À chaque ligne de son livre il fait ressortir la dĂ©sillusion, et au lieu de terminer par quelque chose de gracieux, il s’attache Ă  nous montrer cette femme arrivant, aprĂšs le mĂ©pris, l’abandon, la ruine de sa maison, Ă  la mort la plus Ă©pouvantable. En un mot, je ne puis que rĂ©pĂ©ter ce que j’ai dit en commençant la plaidoirie, que M. Flaubert est l’auteur d’un bon livre, d’un livre qui est l’excitation Ă  la vertu par l’horreur du vice. J’ai maintenant Ă  examiner l’outrage Ă  la religion. L’outrage Ă  la religion commis par M. Flaubert ! Et en quoi, s’il vous plaĂźt ? M. l’Avocat impĂ©rial a cru voir en lui un sceptique. Je puis rĂ©pondre Ă  M. l’Avocat impĂ©rial qu’il se trompe. Je n’ai pas ici de profession de foi Ă  faire, je n’ai que le livre Ă  dĂ©fendre, c’est ce qui fait que je me borne Ă  ce simple mot. Mais quant au livre, je dĂ©fie M. l’Avocat impĂ©rial d’y trouver quoi que ce soit qui ressemble Ă  un outrage Ă  la religion. Vous avez vu comment la religion a Ă©tĂ© introduite dans l’éducation d’Emma, et comment cette religion, faussĂ©e de mille maniĂšres, ne pouvait pas retenir Emma sur la pente qui l’entraĂźnait. Voulez-vous savoir en quelle langue M. Flaubert parle de la religion ? Écoutez quelques lignes que je prends dans la premiĂšre livraison, p. 231, 232 et 233[43]. Un soir que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout Ă  coup sonner l’Angelus. On Ă©tait au commencement d’avril, quand les primevĂšres sont Ă©closes ; un vent tiĂšde se roule sur les plates-bandes labourĂ©es, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fĂȘtes de l’étĂ©. Par les barreaux de la tonnelle et au delĂ , tout autour, on voyait la riviĂšre dans la prairie, oĂč elle dessinait sur l’herbe des sinuositĂ©s vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pĂąle et transparente qu’une gaze subtile arrĂȘtĂ©e sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements, et la cloche sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique. À ce tintement rĂ©pĂ©tĂ©, la pensĂ©e de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers qui dĂ©passaient, de l’autel, les vases pleins de fleurs et le tabernacle Ă  colonnettes. Elle aurait voulu comme autrefois ĂȘtre encore confondue dans la longue ligne de voiles blancs que marquaient de noir, çà et lĂ , les capuchons raides des bonnes sƓurs inclinĂ©es sur leur prie-Dieu. » VoilĂ  la langue dans laquelle le sentiment religieux est exprimĂ© ; et Ă  entendre M. l’Avocat impĂ©rial, le scepticisme rĂšgne d’un bout Ă  l’autre dans le livre de M. Flaubert. OĂč donc, je vous prie, trouvez-vous lĂ  un scepticisme ? M. L’Avocat impĂ©rial. — Je n’ai pas dit qu’il y en eĂ»t lĂ  dedans. Me SĂ©nard. — S’il n’y en a pas lĂ  dedans, ou donc y en a-t-il ? Dans vos dĂ©coupures, Ă©videmment. Mais voici l’ouvrage tout entier, que le tribunal le juge, et il verra que le sentiment religieux y est si fortement empreint, que l’accusation de scepticisme est une vraie calomnie. Et maintenant, monsieur l’Avocat impĂ©rial me permettra-t-il de lui dire que ce n’était pas la peine d’accuser l’auteur de scepticisme avec tant de fracas ? Poursuivons Le dimanche Ă  la messe, quand elle relevait sa tĂȘte, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuĂątre de l’encens qui montait. Alors un attendrissement la saisit, elle se sentit molle et tout abandonnĂ©e, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempĂȘte, et ce fut sans en avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposĂ©e Ă  n’importe quelle dĂ©votion, pourvu qu’elle y absorbĂąt son Ăąme et que l’existence entiĂšre y disparĂ»t. » Ceci, messieurs, est le premier appel Ă  la religion, pour retenir Emma sur la pente des passions. Elle est tombĂ©e, la pauvre femme, puis repoussĂ©e du pied par l’homme auquel elle s’est abandonnĂ©e. Elle est presque morte, elle se relĂšve, elle se ranime ; et vous allez voir maintenant ce qui est Ă©crit no du 15 novembre 1856, p. 548[44]. Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et Ă  mesure que l’on faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops, et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort pesant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allĂ©gĂ©e ne pensait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu
 » Vous voyez dans quelle langue M. Flaubert parle des choses religieuses. Il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu, allait s’anĂ©antir dans cet amour, comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. On aspergea d’eau bĂ©nite les draps du lit ; le prĂȘtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en dĂ©faillant d’une joie cĂ©leste qu’elle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. » J’en demande pardon Ă  monsieur l’Avocat impĂ©rial, j’en demande pardon au tribunal, j’interromps ce passage, mais j’ai besoin de dire que c’est l’auteur qui parle, et de vous faire remarquer dans quels termes il s’exprime sur le mystĂšre de la communion ; j’ai besoin, avant de reprendre cette lecture, que le tribunal saisisse la valeur littĂ©raire empruntĂ©e Ă  ce tableau, j’ai besoin d’insister sur ces expressions qui appartiennent Ă  l’auteur Et ce fut en dĂ©faillant d’une joie cĂ©leste qu’elle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. Les rideaux de son alcĂŽve se bombaient mollement autour d’elle en façon de nuĂ©es, et les rayons des deux cierges brĂ»lant sur la commode lui parurent ĂȘtre des gloires Ă©blouissantes. Alors elle laissa retomber sa tĂȘte, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes sĂ©raphiques, et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trĂŽne d’or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le pĂšre, tout Ă©clatant de majestĂ©, et qui d’un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flammes, pour l’emporter dans leurs bras. » Il continue Cette vision splendide demeura dans sa mĂ©moire comme la chose la plus belle qu’il fĂ»t possible de rĂȘver ; si bien qu’à prĂ©sent elle s’efforçait d’en ressaisir la sensation qui continuait cependant, mais d’une maniĂšre moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son Ăąme, courbaturĂ©e d’orgueil, se reposait enfin dans l’humilitĂ© chrĂ©tienne ; et, savourant le plaisir d’ĂȘtre faible, Emma contemplait en elle-mĂȘme la destruction de sa volontĂ©, qui devait faire aux envahissements de la grĂące une large entrĂ©e. Il existait donc Ă  la place du bonheur des fĂ©licitĂ©s plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittences ni fin, et qui s’accroĂźtrait Ă©ternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un Ă©tat de puretĂ© flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel et oĂč elle aspira d’ĂȘtre. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets ; elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchĂąssĂ© d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs. » VoilĂ  des sentiments religieux ! Et si vous vouliez vous arrĂȘter un instant sur la pensĂ©e principale de l’auteur, je vous demanderais de tourner la page et de lire les trois lignes suivantes du deuxiĂšme alinĂ©a[45] Elle s’irrita contre les prescriptions du culte ; l’arrogance des Ă©crits polĂ©miques lui dĂ©plut par leur acharnement Ă  poursuivre des gens qu’elle ne connaissait pas, et des contes profanes relevĂ©s de la religion lui parurent Ă©crits dans une telle ignorance du monde, qu’ils l’écartĂšrent insensiblement des vĂ©ritĂ©s dont elle attendait la preuve. » VoilĂ  le langage de M. Flaubert. Maintenant, s’il vous plaĂźt, arrivons Ă  une autre scĂšne, Ă  la scĂšne de l’extrĂȘme-onction. Oh ! monsieur l’Avocat impĂ©rial, combien vous vous ĂȘtes trompĂ© quand, vous arrĂȘtant aux premiers mots, vous avez accusĂ© mon client de mĂȘler le sacrĂ© au profane, quand il s’est contentĂ© de traduire ces belles formules de l’extrĂȘme-onction, au moment oĂč le prĂȘtre touche tous les organes de nos sens, au moment oĂč, selon l’expression du rituel, il dit Per istam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid deliquisti. Vous avez dit il ne faut pas toucher aux choses saintes. De quel droit travestissez-vous ces saintes paroles. Que Dieu, dans sa sainte misĂ©ricorde, vous pardonne toutes les fautes que vous avez commises par la vue, par le goĂ»t, par l’ouĂŻe, etc. ? » Tenez, je vais vous lire le passage incriminĂ©, et ce sera toute ma vengeance. J’ose dire ma vengeance, car l’auteur a besoin d’ĂȘtre vengĂ©. Oui, il faut que M. Flaubert sorte d’ici, non seulement acquittĂ©, mais vengĂ© ! Vous allez voir de quelles lectures il est nourri. Le passage incriminĂ© est Ă  la page 271[46] du numĂ©ro du 15 dĂ©cembre, il est ainsi conçu PĂąle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis que le prĂȘtre, appuyĂ© sur un genou, marmottait des paroles basses
 » Tout ce tableau est magnifique, et la lecture en est irrĂ©sistible ; mais tranquillisez-vous, je ne la prolongerai pas outre mesure. Voici maintenant l’incrimination Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie Ă  voir tout Ă  coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la voluptĂ© perdue de ses premiers Ă©lancements mystiques, avec des visions de bĂ©atitude Ă©ternelle qui commençaient. Le prĂȘtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et collant ses lĂšvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y dĂ©posa, de toute sa force expirante, le plus grand baiser d’amour qu’elle eĂ»t jamais donnĂ©. » L’extrĂȘme-onction n’est pas encore commencĂ©e ; mais on me reproche ce baiser. Je n’irai pas chercher dans sainte ThĂ©rĂšse, que vous connaissez peut-ĂȘtre, mais dont le souvenir est trop Ă©loignĂ©, je n’irai pas mĂȘme chercher dans FĂ©nelon le mysticisme de Mme Guyon, ni des mysticismes plus modernes dans lesquels je trouve bien d’autres raisons. Je ne veux pas demander Ă  ces Ă©coles, que vous qualifiez de christianisme sensuel, l’explication de ce baiser ; c’est Ă  Bossuet, Ă  Bossuet lui-mĂȘme que je veux la demander ObĂ©issez et tĂąchez au reste d’entrer dans les dispositions de JĂ©sus en communiant, qui sont des dispositions d’union, de jouissance et d’amour tout l’Évangile le crie. JĂ©sus veut qu’on soit avec lui ; il veut jouir, il veut qu’on jouisse de lui. Sa sainte chair est le milieu de cette union et de cette chaste jouissance il se donne. » Etc. Je reprends la lecture du passage incriminĂ© Ensuite il rĂ©cita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoitĂ© les somptuositĂ©s terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tiĂšdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gĂ©mi d’orgueil et criĂ© dans la luxure ; puis sur les mains, qui se dĂ©lectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait Ă  l’assouvissance de ses dĂ©sirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. Le curĂ© s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempĂ©s d’huile, et revint s’asseoir prĂšs de la moribonde pour lui dire qu’à prĂ©sent elle devait joindre ses souffrances Ă  celles de JĂ©sus-Christ, et s’abandonner Ă  la misĂ©ricorde divine. En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bĂ©ni, symbole des gloires cĂ©lestes dont elle allait ĂȘtre tout Ă  l’heure environnĂ©e. Mais Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombĂ© par terre. Cependant elle n’était plus aussi pĂąle, et son visage avait une expression de sĂ©rĂ©nitĂ©, comme si le sacrement l’eĂ»t guĂ©rie. Le prĂȘtre ne manqua point d’en faire l’observation ; et il expliqua mĂȘme Ă  Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut. Et Charles se rappela un jour, oĂč ainsi, prĂšs de mourir, elle avait reçu la communion. Il ne fallait peut-ĂȘtre pas se dĂ©sespĂ©rer, pensait-il. » Maintenant quand une femme meurt, et que le prĂȘtre va lui donner l’extrĂȘme-onction, quand on fait de cela une scĂšne mystique et que nous traduisons avec une fidĂ©litĂ© scrupuleuse les paroles sacramentelles, on dit que nous touchons aux choses saintes. Nous avons portĂ© une main tĂ©mĂ©raire aux choses saintes, parce que au deliquisti per oculos, per os, per aurem, per manus et per pedes, nous avons ajoutĂ© le pĂ©chĂ© que chacun de ces organes avait commis. Nous ne sommes pas les premiers qui ayons marchĂ© dans cette voie. M. Sainte-Beuve, dans un livre que vous connaissez, met aussi une scĂšne d’extrĂȘme-onction, et voici comment il s’exprime Oh ! oui donc, Ă  ces yeux d’abord, comme au plus noble et au plus vif des sens ; Ă  ces yeux, pour ce qu’ils ont vu, regardĂ© de tendre, de trop perfide en d’autres yeux, de trop mortel ; pour ce qu’ils ont lu et relu d’attachant et de trop chĂ©ri ; pour ce qu’ils ont versĂ© de vaines larmes sur les biens fragiles et sur les crĂ©atures infidĂšles ; pour le sommeil qu’ils ont tant de fois oubliĂ©, le soir, en y songeant ! À l’ouĂŻe aussi, pour ce qu’elle a entendu et s’est laissĂ© dire de trop doux, de trop flatteur et enivrant ; pour ce son que l’oreille dĂ©robe lentement aux paroles trompeuses ; pour ce qu’elle y boit de miel cachĂ© ! À cet odorat ensuite, pour les trop subtils et voluptueux parfums des soirs de printemps au fond des bois, pour les fleurs reçues le matin et tous les jours, respirĂ©es avec tant de complaisance ! Aux lĂšvres, pour ce qu’elles ont prononcĂ© de trop confus ou de trop avouĂ© ; pour ce qu’elles n’ont pas rĂ©pliquĂ© en certains moments ou ce qu’elles n’ont pas rĂ©vĂ©lĂ© Ă  certaines personnes, pour ce qu’elles ont chantĂ© dans la solitude de trop mĂ©lodieux et de trop plein de larmes ; pour leur murmure inarticulĂ©, pour leur silence ! Au cou au lieu de la poitrine, pour l’ardeur du dĂ©sir, selon l’expression consacrĂ©e propter ardorem libidinis ; oui, pour la douleur des affections, des rivalitĂ©s, pour le trop d’angoisse des humaines tendresses, pour les larmes qui suffoquent un gosier sans voix, pour tout ce qui fait battre un cƓur ou ce qui le ronge ! Aux mains aussi, pour avoir serrĂ© une main qui n’était pas saintement liĂ©e ; pour avoir reçu des pleurs trop brĂ»lants ; pour avoir peut-ĂȘtre commencĂ© d’écrire, sans l’achever, quelque rĂ©ponse non permise ! Aux pieds, pour n’avoir pas fui, pour avoir suffi aux longues promenades solitaires, pour ne s’ĂȘtre pas lassĂ©s assez tĂŽt au milieu des entretiens qui sans cesse recommençaient ! » Vous n’avez pas poursuivi cela. VoilĂ  deux hommes qui, chacun dans leur sphĂšre, ont pris la mĂȘme chose, et ont, Ă  chacun des sens, ajoutĂ© le pĂ©chĂ©, la faute. Est-ce que vous auriez voulu leur interdire de traduire la formule du rituel Quidquid deliquisti per oculos, per aurem, etc. ? M. Flaubert a fait ce qu’a fait M. Sainte-Beuve, sans pour cela ĂȘtre un plagiaire. Il a usĂ© du droit qui appartient Ă  tout Ă©crivain, d’ajouter Ă  ce qu’a dit un autre Ă©crivain, de complĂ©ter un sujet. La derniĂšre scĂšne du roman de Madame Bovary a etĂ© faite comme toute l’étude de ce type, avec les documents religieux. M. Flaubert a fait la scĂšne de l’extrĂȘme-onction avec un livre que lui avait prĂȘtĂ© un vĂ©nĂ©rable ecclĂ©siastique de ses amis, qui a lu cette scĂšne, qui en a Ă©tĂ© touchĂ© jusqu’aux larmes, et qui n’a pas imaginĂ© que la majestĂ© de la religion pĂ»t en ĂȘtre offensĂ©e. Ce livre est intitulĂ© Explication historique, dogmatique, morale, liturgique et canonique du catĂ©chisme, avec la rĂ©ponse aux objections tirĂ©es des sciences contre la religion par M. l’abbĂ© Amboise Guillois, curĂ© de Notre-Dame du PrĂ© au Mans, 6e Ă©dition, etc., ouvrage approuvĂ© par son Éminence le cardinal Gousset, N. N. S. S. les ÉvĂȘques et ArchevĂȘques du Mans, de Tours, de Bordeaux, de Cologne, etc., tome 3e, imprimĂ© au Mans par Charles Monnoyer, 1851. Or, vous allez voir dans ce livre, comme vous avez vu tout Ă  l’heure dans Bossuet, les principes et en quelque sorte le texte des passages qu’incrimine l’Avocat impĂ©rial. Ce n’est plus maintenant Sainte-Beuve, un artiste, un fantaisiste littĂ©raire que je cite ; Ă©coutez l’Église elle-mĂȘme L’extrĂȘme-onction peut rendre la santĂ© du corps si elle est utile pour la gloire de Dieu
 » et le prĂȘtre dit que cela arrive souvent. Maintenant voici l’extrĂȘme-onction Le prĂȘtre adresse au malade une courte exhortation, s’il est en Ă©tat de l’entendre, pour le disposer Ă  recevoir dignement le sacrement qu’il va lui administrer. Le prĂȘtre fait ensuite les onctions sur le malade avec le stylet, ou l’extrĂ©mitĂ© du pouce droit qu’il trempe chaque fois dans l’huile des infirmes. Ces onctions doivent ĂȘtre faites surtout aux cinq parties du corps que la nature a donnĂ©es Ă  l’homme comme les organes des sensations, savoir aux yeux, aux oreilles, aux narines, Ă  la bouche et aux mains. À mesure que le prĂȘtre fait les onctions nous avons suivi de point en point le Rituel, nous l’avons copiĂ©, il prononce les paroles qui y rĂ©pondent. Aux yeux, sur la paupiĂšre fermĂ©e Par cette onction sainte et par sa pieuse misĂ©ricorde, que Dieu vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par la vue. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les pĂ©chĂ©s qu’il a commis par la vue tant de regards indiscrets, tant de curiositĂ©s criminelles, tant de lectures qui ont fait naĂźtre en lui une foule de pensĂ©es contraires Ă  la foi et aux mƓurs. » Qu’a fait M. Flaubert ? Il a mis dans la bouche du prĂȘtre, en rĂ©unissant les deux parties, ce qui doit ĂȘtre dans sa pensĂ©e et en mĂȘme temps dans la pensĂ©e du malade. Il a copiĂ© purement et simplement. Aux oreilles Par cette onction sainte et par sa pieuse misĂ©ricorde, que Dieu vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis dans le sens de l’ouĂŻe. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau toutes les fautes dont il s’est rendu coupable en Ă©coutant avec plaisir des mĂ©disances, des calomnies, des propos dĂ©shonnĂȘtes, des chansons obscĂšnes. Aux narines Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par l’odorat. Dans ce moment, le malade doit dĂ©tester de nouveau tous les pĂ©chĂ©s qu’il a commis par l’odorat, toutes les recherches raffinĂ©es et voluptueuses des parfums, toutes les sensualitĂ©s, tout ce qu’il a respirĂ© des odeurs de l’iniquitĂ©. À la bouche, sur les lĂšvres Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par le sens du goĂ»t et par la parole. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les pĂ©chĂ©s qu’il a commis, en profĂ©rant des jurements et des blasphĂšmes
, en faisant des excĂšs dans le boire et dans le manger
 Sur les mains Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par le sens du toucher. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les larcins, toutes les injustices dont il a pu se rendre coupable, toutes les libertĂ©s plus ou moins criminelles qu’il s’est permises
 Les prĂȘtres reçoivent l’onction des mains en dehors, parce qu’ils l’ont dĂ©jĂ  reçue en dedans au moment de leur ordination, et les autres malades en dedans. Sur les pieds Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que Dieu vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par vos dĂ©marches. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les pas qu’il a faits dans les voies de l’iniquitĂ©, tant de promenades scandaleuses, tant d’entrevues criminelles
 L’onction des pieds se fait sur le dessus ou sous la plante, selon la commoditĂ© du malade, et aussi selon l’usage du diocĂšse oĂč l’on se trouve. La pratique la plus commune semble ĂȘtre de la faire Ă  la plante des pieds. Et enfin Ă  la poitrine M. Saint-Beuve a copiĂ©, nous ne l’avons pas fait parce qu’il s’agissait de la poitrine d’une femme. Propter ardorem libidinis, etc. À la poitrine Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par l’ardeur des passions. Le malade doit, en ce moment, dĂ©tester de nouveau toutes les mauvaises pensĂ©es, tous les mauvais dĂ©sirs auxquels il s’est abandonnĂ©, tous les sentiments de haine, de vengeance qu’il a nourris dans son cƓur. » Et nous pourrions, d’aprĂšs le Rituel, parler d’autre chose encore que de la poitrine, mais Dieu sait quelle sainte colĂšre nous aurions excitĂ©e chez le ministĂšre public, si nous avions parlĂ© des reins Aux reins ad Iumbos Par cette sainte onction, et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par les mouvements dĂ©rĂ©glĂ©s de la chair. » Si nous avions dit cela, de quelle foudre n’auriez-vous pas tentĂ© de nous accabler, monsieur l’Avocat impĂ©rial ! et cependant le Rituel ajoute Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tant de plaisirs illicites, tant de dĂ©lectations charnelles
 » VoilĂ  le Rituel, et vous avez vu l’article incriminĂ© ; il n’y a pas une raillerie, tout y est sĂ©rieux et Ă©mouvant. Et je vous le rĂ©pĂšte, celui qui a donnĂ© Ă  mon client ce livre, et qui a vu mon client en faire l’usage qu’il en a fait, lui a serrĂ© la main avec des larmes. Vous voyez donc, monsieur l’Avocat impĂ©rial, combien est tĂ©mĂ©raire, — pour ne pas me servir d’une expression qui pour ĂȘtre exacte serait plus sĂ©vĂšre, — l’accusation que nous avions touchĂ© aux choses saintes. Vous voyez maintenant nous n’avons pas mĂȘlĂ© le profane au sacrĂ©, quand, Ă  chacun des sens, nous avons indiquĂ© le pĂ©chĂ© commis par ce sens, puisque c’est le langage de l’Église elle-mĂȘme. Insisterai-je maintenant sur les autres dĂ©tails du dĂ©lit d’outrage Ă  la religion ? VoilĂ  que le ministĂšre public me dit Ce n’est plus la religion, c’est la morale de tous les temps que vous avez outragĂ©e ; vous avez insultĂ© la mort ! » Comment ai-je insultĂ© la mort ? Parce qu’au moment oĂč cette femme meurt, il passe dans la rue un homme que, plus d’une fois, elle avait rencontrĂ© demandant l’aumĂŽne prĂšs de la voiture dans laquelle elle revenait des rendez-vous adultĂšres, l’Aveugle qu’elle avait accoutumĂ© de voir, l’Aveugle qui chantait sa chanson pendant que la voiture montait lentement la cĂŽte, Ă  qui elle jetait une piĂšce de monnaie, et dont l’aspect la faisait frissonner. Cet homme passe dans la rue ; et au moment oĂč la misĂ©ricorde divine pardonne ou promet le pardon Ă  la malheureuse qui expie ainsi par une mort affreuse les fautes de sa vie, la raillerie humaine lui apparaĂźt sous la forme de la chanson qui passe sous sa fenĂȘtre. Mon Dieu ! vous trouvez qu’il y a lĂ  un outrage ; mais M. Flaubert ne fait que ce qu’ont fait Shakespeare et Goethe, qui, Ă  l’instant suprĂȘme de la mort, ne manquent pas de faire entendre quelque chant, soit de plainte, soit de raillerie, qui rappelle Ă  celui qui s’en va dans l’éternitĂ© quelque plaisir dont il ne jouira plus, ou quelque faute Ă  expier. Lisons En effet, elle regarda tout autour d’elle lentement, comme quelqu’un qui se rĂ©veille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir ; elle resta penchĂ©e dessus quelque temps jusqu’au moment oĂč de grosses larmes lui dĂ©coulĂšrent des yeux. Alors elle se renversa la tĂȘte en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller. Sa poitrine aussitĂŽt se mit Ă  haleter rapidement. » Je ne puis pas lire, je suis comme Lamartine L’expiation va pour moi au delĂ  de la vĂ©rité  » Je ne croyais pourtant pas faire une mauvaise action, monsieur l’Avocat impĂ©rial, en lisant ces pages Ă  mes filles qui sont mariĂ©es, honnĂȘtes filles qui ont reçu de bons exemples, de bonnes leçons, et que jamais, jamais on n’a mises, par une indiscrĂ©tion, hors de la voie la plus Ă©troite, hors des choses qui peuvent et doivent ĂȘtre entendues
 Il m’est impossible de continuer cette lecture, je m’en tiendrai rigoureusement aux passages incriminĂ©s Les bras Ă©tendus et Ă  mesure que le rĂąle devenait plus fort, Charles Ă©tait de l’autre cĂŽtĂ©, cet homme que vous ne voyez jamais et qui est admirable, et Ă  mesure que le rĂąle devenait plus fort, l’ecclĂ©siastique rĂ©pĂ©tait ses oraisons ; elles se mĂȘlaient aux sanglots Ă©touffĂ©s de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaĂźtre dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. Tout Ă  coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frĂŽlement d’un bĂąton ; et une voix s’éleva, une voix rauque qui chantait Souvent la chaleur d’un beau jour Fait rĂȘver fillette Ă  l’amour. Elle se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dĂ©nouĂ©s, la prunelle fixe, bĂ©ante. Pour amasser diligemment Les Ă©pis que la faux moissonne, Manette va s’inclinant Vers le sillon qui nous les donne. — L’Aveugle ! s’écria-t-elle. Et Emma se mit Ă  rire, d’un rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©, croyant voir la face hideuse du misĂ©rable qui se dressait dans les tĂ©nĂšbres Ă©ternelles comme un Ă©pouvantement. Il souffla bien fort ce jour-lĂ , Et le jupon court s’envola ! Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchĂšrent. Elle n’existait plus. » Voyez, messieurs, dans ce moment suprĂȘme le rappel de sa faute, le remords, avec tout ce qu’il a de poignant et d’affreux. Ce n’est pas une fantaisie d’artiste voulant seulement faire un contraste sans utilitĂ©, sans moralitĂ©, c’est l’aveugle qu’elle entend dans la rue chantant cette affreuse chanson, qu’il chantait quand elle revenait toute suante, toute hideuse des rendez-vous de l’adultĂšre ; c’est l’aveugle qu’elle voyait Ă  chacun de ses rendez-vous ; c’est cet aveugle qui la poursuivait de son chant, de son importunitĂ©, c’est lui qui, au moment oĂč la misĂ©ricorde divine est lĂ , vient personnifier la rage humaine qui la poursuit Ă  l’instant suprĂȘme de la mort ! Et on appelle cela un outrage Ă  la morale publique ! Mais je puis dire au contraire que c’est lĂ  un hommage a la morale publique, qu’il n’y a rien de plus moral que cela ; je puis dire que dans ce livre le vice de l’éducation est animĂ©, qu’il est pris dans le vrai, dans la chair vivante de notre sociĂ©tĂ©, qu’à chaque trait l’auteur nous pose cette question As-tu fait ce que tu devais pour l’éducation de tes filles ? La religion que tu leur as donnĂ©e, est-elle celle qui peut les soutenir dans les orages de la vie, ou n’est-elle qu’un amas de superstitions charnelles, qui laissent sans appui quand la tempĂȘte gronde ? Leur as-tu enseignĂ© que la vie n’est pas la rĂ©alisation de rĂȘves chimĂ©riques, que c’est quelque chose de prosaĂŻque dont il faut s’accommoder. Leur as-tu enseignĂ© cela, toi ? As-tu fait ce que tu devais pour leur bonheur ? Leur as-tu dit Pauvres enfants, hors de la route que je vous indique, dans les plaisirs que vous poursuivez, vous n’avez que le dĂ©goĂ»t qui vous attend, l’abandon de la maison, le trouble, le dĂ©sordre, la dilapidation, les convulsions, la saisie
 » Et vous voyez si quelque chose manque au tableau, l’huissier est lĂ , lĂ  aussi est le juif qui a vendu pour satisfaire les caprices de cette femme, les meubles sont saisis, la vente va avoir lieu ; et le mari ignore tout encore. Il ne reste plus Ă  la malheureuse qu’à mourir ! Mais, dit le ministĂšre public, sa mort est volontaire, cette femme meurt Ă  son heure. Est-ce qu’elle pouvait vivre ? Est-ce qu’elle n’était pas condamnĂ©e ? Est-ce qu’elle n’avait pas Ă©puisĂ© le dernier degrĂ© de la honte et de la bassesse ? Oui, sur nos scĂšnes, on montre les femmes qui ont dĂ©viĂ©, gracieuses, souriantes, heureuses, et je ne veux pas dire ce qu’elles ont fait. Questum corpore fecerunt. Je me borne Ă  dire ceci. Quand on nous les montre heureuses, charmantes, enveloppĂ©es de mousseline, prĂ©sentant une main gracieuse Ă  des comtes, Ă  des marquis, Ă  des ducs, que souvent elles rĂ©pondent elles-mĂȘmes au nom de marquises ou de duchesses ; voilĂ  ce que vous appelez respecter la morale publique. Et celui qui vous prĂ©sente la femme adultĂšre mourant honteusement, celui-lĂ  commet un outrage Ă  la morale publique ! Tenez, je ne veux pas dire que ce n’est pas votre pensĂ©e que vous avez exprimĂ©e, puisque vous l’avez exprimĂ©e, mais vous avez cĂ©dĂ© Ă  une grande prĂ©occupation. Non, ce n’est pas vous, le mari, le pĂšre de famille, l’homme qui est lĂ , ce n’est pas vous, ce n’est pas possible ; ce n’est pas vous qui, sans la prĂ©occupation du rĂ©quisitoire et d’une idĂ©e prĂ©conçue, seriez venu dire que M. Flaubert est l’auteur d’un mauvais livre ! Oui, abandonnĂ© Ă  vos inspirations, votre apprĂ©ciation serait la mĂȘme que la mienne, je ne parle pas du point de vue littĂ©raire, nous ne pouvons pas diffĂ©rer vous et moi Ă  cet Ă©gard, mais au point de vue de la morale et du sentiment religieux tel que vous l’entendez, tel que je l’entends. On nous a dit encore que nous avions mis en scĂšne un curĂ© matĂ©rialiste. Nous avons pris le curĂ©, comme nous avons pris le mari. Ce n’est pas un ecclĂ©siastique Ă©minent, c’est un ecclĂ©siastique ordinaire, un curĂ© de campagne. Et de mĂȘme que nous n’avons insultĂ© personne, que nous n’avons exprimĂ© aucun sentiment, aucune pensĂ©e qui pĂ»t ĂȘtre injurieuse pour le mari, nous n’avons pas davantage insultĂ© l’ecclĂ©siastique qui Ă©tait lĂ . Je n’ai qu’un mot Ă  dire lĂ -dessus. Voulez-vous des livres dans lesquels les ecclĂ©siastiques jouent un rĂŽle dĂ©plorable ? Prenez Gil-Blas, le Chanoine, de Balzac, Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Si vous voulez des prĂȘtres qui soient la honte du clergĂ©, prenez-les ailleurs, vous ne les trouveriez pas dans Madame Bovary. Qu’est-ce que j’ai montrĂ©, moi ? Un curĂ© de campagne qui est dans ses fonctions de curĂ© de campagne ce qu’est M. Bovary, un homme ordinaire. L’ai-je reprĂ©sentĂ© libertin, gourmand, ivrogne ? Je n’ai pas dit un mot de cela. Je l’ai reprĂ©sentĂ© remplissant son ministĂšre, non pas avec une intelligence Ă©levĂ©e, mais comme sa nature l’appelait Ă  le remplir. J’ai mis en contact avec lui et en Ă©tat de discussions presque perpĂ©tuelles un type qui vivra — comme a vĂ©cu la crĂ©ation de M. Prud’homme — comme vivront quelques autres crĂ©ations de notre temps, tellement Ă©tudiĂ©es et prises sur le vrai, qu’il n’y a pas possibilitĂ© qu’on les oublie c’est le pharmacien de campagne, le voltairien, le sceptique, l’incrĂ©dule, l’homme qui est en querelle perpĂ©tuelle avec le curĂ©. Mais dans ces querelles avec le curĂ©, qui est-ce qui est continuellement battu, bafouĂ©, ridiculisĂ© ? C’est Homais, c’est lui Ă  qui on a donnĂ© le rĂŽle le plus comique parce qu’il est le plus vrai, celui qui peint le mieux notre Ă©poque sceptique, un enragĂ©, ce qu’on appelle le prĂȘtrophobe. Permettez-moi encore de vous lire la page 206[47]. C’est la bonne femme de l’auberge qui offre quelque chose Ă  son curĂ© — Qu’y-a-t-il pour votre service, monsieur le curĂ© ? demanda la maĂźtresse d’auberge tout en atteignant sur la cheminĂ©e un des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangĂ©s en colonnade avec leurs chandelles. Voulez-vous prendre quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ? L’ecclĂ©siastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie qu’il avait oubliĂ© l’autre jour au couvent d’Ernemont, et aprĂšs avoir priĂ© Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytĂšre dans la soirĂ©e, il sortit pour se rendre Ă  l’église, oĂč l’on sonnait l’Angelus. Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout Ă  l’heure. Ce refus d’accepter un rafraĂźchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prĂȘtres godaillaient tous sans qu’on les vĂźt et cherchaient Ă  ramener le temps de la dĂźme. L’hĂŽtesse prit la dĂ©fense de son curĂ© — D’ailleurs il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’annĂ©e derniĂšre, aidĂ© nos gens Ă  rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes Ă  la fois, tant il est fort ! — Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles Ă  confesse Ă  des gaillards d’un tempĂ©rament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignĂąt les prĂȘtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois une large phlĂ©botomie, dans l’intĂ©rĂȘt de la police et des mƓurs ! — Taisez-vous donc, monsieur Homais, vous ĂȘtes un impie, vous n’avez pas de religion ! Le pharmacien rĂ©pondit — J’ai une religion, ma religion, et mĂȘme j’en ai plus qu’eux tous avec leurs mĂŽmeries et leurs jongleries. J’adore Dieu, au contraire ! Je crois en l’Être suprĂȘme, Ă  un crĂ©ateur quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placĂ©s ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de pĂšre de famille ; mais je n’ai pas besoin d’aller dans une Ă©glise baiser des plats d’argent et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou mĂȘme en contemplant la voĂ»te Ă©thĂ©rĂ©e, comme les anciens. Mon Dieu, Ă  moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de BĂ©ranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi je n’admets pas un bonhomme de Bon Dieu qui se promĂšne dans son parterre la canne Ă  la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours — choses absurdes en elles-mĂȘmes et complĂštement opposĂ©es d’ailleurs Ă  toutes les lois de la physique, ce qui nous dĂ©montre, en passant, que les prĂȘtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, oĂč ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations. Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car dans son effervescence le pharmacien, un moment, s’était cru en plein conseil municipal. Mais la maĂźtresse d’auberge ne l’écoutait plus. » Qu’est-ce qu’il y a lĂ  ? Un dialogue, une scĂšne, comme il y en avait chaque fois que Homais avait occasion de parler des prĂȘtres. Maintenant il y a quelque chose de mieux dans le dernier passage, page 271[48] Mais l’attention publique fut distraite par l’apparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles. Homais, comme il le devait, compara les prĂȘtres Ă  des corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’un ecclĂ©siastique lui Ă©tait personnellement dĂ©sagrĂ©able, car la soutane le faisait rĂȘver au linceul, et il exĂ©crait l’une un peu par Ă©pouvante de l’autre. » Notre vieil ami, celui qui nous a prĂȘtĂ© le catĂ©chisme, Ă©tait fort heureux de ce passage ; il nous disait C’est d’une vĂ©ritĂ© frappante ; c’est bien le portrait du prĂȘtrophobe que la soutane fait rĂȘver au linceul et qui exĂšcre l’une un peu par Ă©pouvante de l’autre ». C’était un impie, et il exĂ©crait la soutane, un peu par impiĂ©tĂ© peut-ĂȘtre, mais beaucoup plus parce qu’elle le faisait rĂȘver au linceul. Permettez-moi de rĂ©sumer tout ceci. Je dĂ©fends un homme qui, s’il avait rencontrĂ© une critique littĂ©raire sur la forme de son livre, sur quelques expressions, sur trop de dĂ©tails, sur un point ou sur un autre, aurait acceptĂ© cette critique littĂ©raire du meilleur cƓur du monde. Mais se voir accusĂ© d’outrage Ă  la morale et Ă  la religion ! M. Flaubert n’en revient pas ; et il proteste ici devant vous avec tout l’étonnement et toute l’énergie dont il est capable contre une telle accusation. Vous n’ĂȘtes pas de ceux qui condamnent des livres sur quelques lignes, vous ĂȘtes de ceux qui jugent avant tout la pensĂ©e, les moyens de mise en Ɠuvre, et qui vous poserez cette question par laquelle j’ai commencĂ© ma plaidoirie, et par laquelle je la finis La lecture d’un tel livre donne-t-elle l’amour du vice, inspire-t-elle l’horreur du vice ? l’expiation si terrible de la faute ne pousse-t-elle pas, n’excite-t-elle pas Ă  la vertu ? La lecture de ce livre ne peut pas produire sur vous une impression autre que celle qu’elle a produite sur nous, Ă  savoir que ce livre est excellent dans son ensemble, et que les dĂ©tails en sont irrĂ©prochables. Toute la littĂ©rature classique nous autorisait Ă  des peintures et Ă  des scĂšnes bien autres que celles que nous nous sommes permises. Nous aurions pu, sous ce rapport, la prendre pour modĂšle, nous ne l’avons pas fait ; nous nous sommes imposĂ© une sobriĂ©tĂ© dont vous nous tiendrez compte. Que s’il Ă©tait possible que par un mot ou par un autre, M. Flaubert eĂ»t dĂ©passĂ© la mesure qu’il s’était imposĂ©e, je n’aurais pas seulement Ă  vous rappeler que c’est une premiĂšre Ɠuvre, mais j’aurais Ă  vous dire qu’alors mĂȘme qu’il se serait trompĂ©, son erreur serait sans dommage pour la morale publique. Et le faisant venir en police correctionnelle, — lui, que vous connaissez maintenant un peu par son livre, lui que vous aimez dĂ©jĂ  un peu, j’en suis sĂ»r, et que vous aimeriez davantage si vous le connaissiez davantage, — il est bien assez, il est dĂ©jĂ  trop cruellement puni. À vous maintenant de statuer. Vous avez jugĂ© le livre dans son ensemble et dans ses dĂ©tails ; il n’est pas possible que vous hĂ©sitiez ! JUGEMENT[49]. Le tribunal a consacrĂ© une partie de l’audience de la huitaine derniĂšre aux dĂ©bats d’une poursuite exercĂ©e contre MM. LĂ©on Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gĂ©rant, le second imprimeur du recueil pĂ©riodique la Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prĂ©venus 1o Laurent-Pichat, d’avoir, en 1856, en publiant dans les numĂ©ros des 1er et 15 dĂ©cembre de la Revue de Paris des fragments d’un roman intitulĂ© Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273, commis les dĂ©lits d’outrage Ă  la morale publique et religieuse et aux bonnes mƓurs ; 2o Pillet et Flaubert d’avoir, Pillet en imprimant pour qu’ils fussent publiĂ©s, Flaubert en Ă©crivant et remettant Ă  Laurent-Pichat pour ĂȘtre publiĂ©s, les fragments du roman intitulĂ© Madame Bovary sus-mentionnĂ©s, aidĂ© et assistĂ©, avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont prĂ©parĂ©, facilitĂ© et consommĂ© les dĂ©lits susmentionnĂ©s, et de s’ĂȘtre ainsi rendus complices de ces dĂ©lits prĂ©vus par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pĂ©nal. M. Pinard, substitut, a soutenu la prĂ©vention. Le tribunal, aprĂšs avoir entendu la dĂ©fense prĂ©sentĂ©e par Me SĂ©nard pour M. Flaubert, Me Desmarest pour M. Pichat, et Me Faverie pour l’imprimeur, a remis Ă  l’audience de ce jour 7 fĂ©vrier le prononcĂ© du jugement, qui a Ă©tĂ© rendu en ces termes Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpĂ©s d’avoir commis les dĂ©lits d’outrage Ă  la moralitĂ© publique et religieuse et aux bonnes mƓurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil pĂ©riodique intitulĂ© la Revue de Paris, dont il est directeur-gĂ©rant, et dans les numĂ©ros des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 dĂ©cembre 1856, un roman intitulĂ© Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l’un en fournissant le manuscrit, et l’autre en imprimant ledit roman ; Attendu que les passages particuliĂšrement signalĂ©s du roman dont il s’agit, lequel renferme 300 pages, sont contenus, aux termes de l’ordonnance du renvoi devant le tribunal correctionnel dans les pages 73, 77 et 78 no du 1er dĂ©cembre, et 271, 272 et 273 no du 15 dĂ©cembre 1856 ; Attendu que les passages incriminĂ©s, envisagĂ©s abstractivement et isolĂ©ment, prĂ©sentent effectivement, soit des images, soit des tableaux que le bon goĂ»t rĂ©prouve et qui sont de nature Ă  porter atteinte Ă  de lĂ©gitimes et honorables susceptibilitĂ©s ; Attendu que les mĂȘmes observations peuvent s’appliquer justement Ă  d’autres passages non dĂ©finis par l’ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent prĂ©senter l’exposition de thĂ©ories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes mƓurs, aux institutions qui sont la base de la sociĂ©tĂ©, qu’au respect dĂ» aux cĂ©rĂ©monies les plus augustes du culte ; Attendu qu’à ces divers titres l’ouvrage dĂ©fĂ©rĂ© au tribunal mĂ©rite un blĂąme sĂ©vĂšre, car la mission de la littĂ©rature doit ĂȘtre d’orner et de rĂ©crĂ©er l’esprit en Ă©levant l’intelligence et en Ă©purant les mƓurs plus encore que d’imprimer le dĂ©goĂ»t du vice en offrant le tableau des dĂ©sordres qui peuvent exister dans la sociĂ©tĂ© ; Attendu que les prĂ©venus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent Ă©nergiquement l’inculpation dirigĂ©e contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but Ă©minemment moral ; que l’auteur a eu principalement en vue d’exposer les dangers qui rĂ©sultent d’une Ă©ducation non appropriĂ©e au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idĂ©e, il a montrĂ© la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une sociĂ©tĂ© pour lesquels elle n’était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l’aurait placĂ©e, oubliant d’abord ses devoirs de mĂšre, manquant ensuite Ă  ses devoirs d’épouse, introduisant successivement dans sa maison l’adultĂšre et la ruine, et finissant misĂ©rablement par le suicide, aprĂšs avoir passĂ© par tous les degrĂ©s de la dĂ©gradation la plus complĂšte et ĂȘtre descendue jusqu’au vol ; Attendu que cette donnĂ©e, morale sans doute dans son principe, aurait dĂ» ĂȘtre complĂ©tĂ©e dans ses dĂ©veloppements par une certaine sĂ©vĂ©ritĂ© de langage et par une rĂ©serve contenue, en ce qui touche particuliĂšrement l’exposition des tableaux et des situations que le plan de l’auteur lui faisait placer sous les yeux du public ; Attendu qu’il n’est pas permis, sous prĂ©texte de peinture de caractĂšre ou de couleur locale, de reproduire dans leurs Ă©carts, les faits, dits et gestes des personnages qu’un Ă©crivain s’est donnĂ© mission de peindre ; qu’un pareil systĂšme, appliquĂ© aux Ɠuvres de l’esprit aussi bien qu’aux productions des beaux-arts, conduirait Ă  un rĂ©alisme qui serait la nĂ©gation du beau et du bon et qui, enfantant des Ɠuvres Ă©galement offensantes pour les regards et pour l’esprit, commettrait de continuels outrages Ă  la morale publique et aux bonnes mƓurs ; Attendu qu’il y a des limites que la littĂ©rature, mĂȘme la plus lĂ©gĂšre, ne doit pas dĂ©passer, et dont Gustave Flaubert et co-inculpĂ©s paraissent ne s’ĂȘtre pas suffisamment rendu compte ; Mais attendu que l’ouvrage dont Flaubert est l’auteur est une Ɠuvre qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© longuement et sĂ©rieusement travaillĂ©e, au point de vue littĂ©raire et de l’étude des caractĂšres ; que les passages relevĂ©s par l’ordonnance de renvoi, quelque rĂ©prĂ©hensibles qu’ils soient, sont peu nombreux si on les compare Ă  l’étendue de l’ouvrage ; que ces passages, soit dans les idĂ©es qu’ils exposent, soit dans les situations qu’ils reprĂ©sentent, rentrent dans l’ensemble des caractĂšres que l’auteur a voulu peindre, tout en les exagĂ©rant et en les imprĂ©gnant d’un rĂ©alisme vulgaire et souvent choquant ; Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mƓurs, et tout ce qui se rattache Ă  la moralitĂ© religieuse ; qu’il n’apparaĂźt pas que son livre ait Ă©tĂ©, comme certaines Ɠuvres, Ă©crit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, Ă  l’esprit de licence et de dĂ©bauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent ĂȘtre entourĂ©es du respect de tous ; Qu’il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les rĂšgles que tout Ă©crivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d’oublier que la littĂ©rature, comme l’art, pour accomplir le bien qu’elle est appelĂ©e Ă  produire, ne doit pas seulement ĂȘtre chaste et pure dans sa forme et dans son expression ; Dans ces circonstances, attendu qu’il n’est pas suffisamment Ă©tabli que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des dĂ©lits qui leur sont imputĂ©s ; Le tribunal les acquitte de la prĂ©vention portĂ©e contre eux et les renvoie sans dĂ©pens. » ↑ Souvenirs de Mme Caroline Commanville. — Voir aussi RenĂ© Dumesnil, Flaubert, son hĂ©rĂ©ditĂ©, son milieu, sa mĂ©thode. ↑ RenĂ© Descharmes, Gustave Flaubert, sa vie, son caractĂšre, ses idĂ©es avant 1857. ↑ RenĂ© Dumesnil, G. Flaubert. ↑ Émile Faguet, Gustave Flaubert, par RenĂ© Descharmes. ↑ Émile Faguet, Flaubert. ↑ M. G. Lanson, Flaubert. ↑ Mme Roger des Genettes, Quelques lettres. ↑ Lettres Ă  M. Pol N. ↑ Charles Lapierre, Esquisse sur Flaubert intime. ↑ Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine. ↑ Du Camp, Souvenirs littĂ©raires, 2 vol., Hachette, Ă©diteur. ↑ Du Camp, Souvenirs littĂ©raires, 2 vol., Hachette, Ă©diteur. ↑ {{M.Sainte-Beuve ↑ Madame Bovary ↑ M. Sainte-Beuve ↑ ProcĂšs intentĂ© Ă  M. Gustave Flaubert devant le tribunal correctionnel de Paris 6e Chambre sous la prĂ©sidence de M. Dubarle, audiences des 31 janvier et 7 fĂ©vrier 1857. ↑ Sic, voir page 10, ligne 11 ↑ Voir page 49 de la prĂ©sente Ă©dition. ↑ Page 46. ↑ Page 207. ↑ Page 390. ↑ Page 401. ↑ Apollinaire, sic, pour Apollonius de Thyanes ! ↑ Page 49. ↑ Page 295. ↑ Page 300. ↑ Page 479. ↑ Page 450 ↑ Page 48 ↑ Page 56. ↑ Page 53. ↑ Page 60. ↑ Page 61. ↑ Pages 215 Ă  225. ↑ Page 226. ↑ Page 228. ↑ Pages 234 Ă  235. ↑ Page 236. ↑ Page 365. ↑ Pages 388 et 389. ↑ Pages 399 et 400. ↑ Pages 401 et 402. ↑ Page 153 et 154. ↑ Page 295. ↑ Page 297. ↑ Page 446. ↑ Page 105. ↑ Page 445. ↑ Gazette des tribunaux, numĂ©ro du 8 fĂ©vrier 1857. T. LOBSANG RAMPA LE SAGE DU TIBET Titre original Tibetan Sage Édition 22/04/2020 Le Sage du Tibet — Initialement publiĂ© en 1980 Le dernier livre du Dr Rampa. Les souvenirs de ses expĂ©riences vĂ©cues avec son guide dans le Temple IntĂ©rieur’ de la Caverne des Anciens’. Comment le monde a commencĂ© avec le big-bang et ce qu'Ă©tait le big-bang, nous en donnant de plus amples explications. Il nous informe Ă©galement sur le fait que le pĂ©trole provient d'une autre planĂšte — contrairement Ă  la croyance populaire selon laquelle il s'agit d'un combustible fossile — et qu'il est la cause de nombreux cancers d'aujourd'hui. Ce sont les derniers mots de Lobsang avant de quitter Ă  jamais cette Terre en janvier 1981. Mieux vaut allumer une chandelle que maudire l'obscuritĂ©. Le blason est ceint d'un chapelet tibĂ©tain composĂ© de cent huit grains symbolisant les cent huit livres des Écritures TibĂ©taines. En blason personnel, on voit deux chats Siamois rampants debout sur leurs pattes de derriĂšre, le terme rampant’ Ă©tant ici un adjectif propre Ă  l'hĂ©raldique, c'est-Ă -dire, aux blasons — NdT Note de la Traductrice tenant une chandelle allumĂ©e. Dans la partie supĂ©rieure de l'Ă©cu, Ă  gauche, on voit le Potala ; Ă  droite, un moulin Ă  priĂšres en train de tourner, comme en tĂ©moigne le petit poids qui se trouve au-dessus de l'objet. Dans la partie infĂ©rieure de l'Ă©cu, Ă  gauche, des livres symbolisent les talents d'Ă©crivain et de conteur de l'auteur, tandis qu'Ă  droite, dans la mĂȘme partie, une boule de cristal symbolise les sciences Ă©sotĂ©riques. Sous l'Ă©cu, on peut lire la devise de T. Lobsang Rampa I lit a candle’ c'est-Ă -dire J'ai allumĂ© une chandelle’. DĂ©diĂ© Ă  ma trĂšs bonne amie Gertrud Heals Table des matiĂšres Table des matiĂšres Avertissement Chapitre Un Chapitre Deux Chapitre Trois Chapitre Quatre Chapitre Cinq Chapitre Six Chapitre Sept Chapitre Huit Chapitre Neuf Épilogue Avertissement Lorsque j'ai Ă©crit dans Le TroisiĂšme ƒil’, il y a quelques annĂ©es, que j'avais volĂ© en cerf-volant, mes propos ont Ă©tĂ© accueillis par des huĂ©es et des moqueries comme si j'avais commis le plus grand des dĂ©lits. Et aujourd'hui le vol en cerf-volant est pratique courante. On peut voir des cerfs-volants tirĂ©s par des hors-bords s'Ă©lever trĂšs haut dans le ciel, et d'autres bel et bien pilotĂ©s’ par un homme Ă  bord. Celui-ci doit, dans un premier temps, se tenir au bord d'une falaise ou sur n'importe quel promontoire assez haut, puis se lancer dans le vide sur son appareil qui, vĂ©ritablement, le porte. Personne aujourd'hui ne daigne reconnaĂźtre que Lobsang Rampa avait dit juste, et pourtant ils ont Ă©tĂ© nombreux Ă  se moquer lorsque, pour la premiĂšre fois, j'ai parlĂ© de vol en cerf-volant. Beaucoup de choses qui, il y a seulement quelques annĂ©es, semblaient relever de la science-fiction’ sont devenues des faits quasi quotidiens. Un satellite dans l'espace, et nous pouvons capter Ă  Londres les programmes de tĂ©lĂ©vision venant des États-Unis ou du Japon. Et cela, je l'avais prĂ©dit. Nous avons vu aussi un homme, ou plutĂŽt des hommes, marcher sur la Lune. Tous mes livres ont dit vrai et cette confirmation de mes Ă©crits ne va d'ailleurs qu'en s'amplifiant. Le prĂ©sent ouvrage n'est pas un roman. Ce n'est pas non plus un livre de science-fiction. C'est le compte rendu pur et simple de ce qui m'est rĂ©ellement arrivĂ© et je rĂ©pĂšte que l'auteur se fait un devoir de ne prendre aucune libertĂ© quant Ă  la vĂ©racitĂ© des faits. Je dis que ce livre est vrai, mais certains peut-ĂȘtre s'obstineront Ă  n'y voir que de la science-fiction ou quelque chose de similaire. Chacun est libre, bien sĂ»r, d'en penser ce qu'il veut, libre aussi d'en rire. Mais peut-ĂȘtre qu'une fois le livre fermĂ© un Ă©vĂ©nement se produira qui viendra confirmer mes dires. Je tiens Ă  signaler toutefois que je ne rĂ©pondrai Ă  aucune question concernant ce livre ; le courrier volumineux que j'ai reçu concernant mes prĂ©cĂ©dents ouvrages, sans que mes correspondants ne pensent Ă  joindre un timbre pour la rĂ©ponse, m'a dĂ©cidĂ© Ă  prendre pareille mesure. Parfois il m'a coĂ»tĂ© davantage pour rĂ©pondre Ă  un lecteur que celui-ci n'a dĂ» payer pour obtenir mon livre. Bref, voici de nouveaux Ă©crits ; je souhaite qu'ils vous plaisent et que vous les jugiez crĂ©dibles ; je me permets d'ajouter, toutefois, que si cela n'est pas le cas, peut-ĂȘtre est-ce parce que vous n'avez pas encore atteint un degrĂ© d'Ă©volution suffisant. Chapitre Un — Lobsang ! LOBSANG !! J'avais l'impression trĂšs vague d'Ă©merger d'un profond sommeil dans lequel m'aurait plongĂ© une immense fatigue. La journĂ©e avait Ă©tĂ© trĂšs rude, mais voilĂ  qu'on m'appelait. À nouveau la voix fit irruption — Lobsang ! Mais je sentis soudainement un tumulte autour de moi ; j'ouvris les yeux et pensai que la montagne me tombait dessus. C'est alors qu'une main se tendit qui, d'un mouvement sec, me souleva de mon lieu de repos pour me mettre vivement Ă  l'Ă©cart. Il Ă©tait temps Ă  peine avait-elle accompli ce geste qu'un Ă©norme rocher aux arĂȘtes tranchantes s'Ă©croulait juste derriĂšre moi et dĂ©chirait ma robe. Tant bien que mal je me levai et, encore tout abasourdi, suivis mon compagnon jusque sur une petite corniche au bout de laquelle se trouvait un trĂšs petit ermitage. Autour de nous ce n'Ă©tait que neige et rochers dĂ©gringolant. Soudain nous aperçûmes la silhouette courbĂ©e du vieil ermite qui courait Ă  notre rencontre du mieux qu'il pouvait. Mais une Ă©norme masse de rochers se mit alors Ă  dĂ©valer la pente, emportant avec elle l'ermite, l'ermitage et la pointe rocheuse qui lui servait de support. Celle-ci avait environ deux cents pieds 61 m de long ; elle n'en fut pas moins balayĂ©e comme une simple feuille morte dans un coup de vent. Mon Guide, le Lama Mingyar Dondup, me tenait fermement par les Ă©paules. Autour de nous c'Ă©tait l'obscuritĂ© totale ; aucune Ă©toile ne scintillait et, venant des maisons de Lhassa, pas la moindre lueur vacillante d'une chandelle. Tout n'Ă©tait que tĂ©nĂšbres. Brusquement surgit devant nous un amas de rocs, de sable, de neige et de glace. La corniche sur laquelle nous nous tenions si prĂ©cairement bascula sur la montagne, et nous nous sentĂźmes glisser, glisser, nous eĂ»mes l'impression de glisser Ă  tout jamais sans le moindre recours. Cette glissade prit fin cependant dans une violente secousse. Sans doute avais-je perdu connaissance car, lorsque je retrouvai mes esprits, j'Ă©tais en train de me remĂ©morer les circonstances qui avaient Ă©tĂ© Ă  l'origine de ce voyage jusqu'Ă  cet ermitage lointain... Au Potala, nous Ă©tions en train de nous divertir avec le tĂ©lescope qu'un gentleman anglais avait offert au DalaĂŻ-Lama en signe d'amitiĂ© lorsque, tout Ă  coup, je repĂ©rai Ă  flanc de montagne, en un point trĂšs Ă©levĂ©, des drapeaux de priĂšres que l'on agitait ; les mouvements semblaient se faire selon un code, aussi je passai trĂšs vite l'appareil Ă  mon Guide, en lui indiquant la direction. Le tĂ©lescope fermement appuyĂ© contre le mur d'enceinte, Ă  l'endroit le plus Ă©levĂ© du Potala, mon Guide resta lĂ  un bon moment Ă  scruter, puis dĂ©clara — L'ermite a besoin d'aide. Il est malade. Il faut avertir l'AbbĂ© et lui dire que nous sommes prĂȘts Ă  y aller. Il rangea brusquement le tĂ©lescope et me le tendit pour que je le rapporte dans la piĂšce oĂč le DalaĂŻ-Lama gardait les cadeaux exceptionnels. Je courus avec le prĂ©cieux objet, prenant garde de ne pas trĂ©bucher pour ne pas le laisser tomber. C'Ă©tait le premier tĂ©lescope que je voyais. Je sortis ensuite pour remplir mon sac d'orge, vĂ©rifier mon approvisionnement d'amadou, puis j'attendis le Lama Mingyar Dondup. Il apparut bientĂŽt portant deux baluchons, l'un trĂšs lourd qu'il avait dĂ©jĂ  sur ses Ă©paules, et un autre plus lĂ©ger qu'il installa sur les miennes. — Nous irons Ă  cheval jusqu'au pied de la montagne, dit-il, puis nous renverrons les chevaux et il nous faudra grimper — grimper. La montĂ©e sera trĂšs dure, aussi ; je l'ai dĂ©jĂ  faite. Chacun ayant enfourchĂ© sa monture, nous descendĂźmes les marches jusqu'Ă  la Route de l'Anneau qui entoure Lhassa. À l'endroit oĂč elle bifurque, je ne pus m'empĂȘcher, comme je le faisais toujours, de jeter un coup d'Ɠil furtif vers la gauche Ă  la maison oĂč j'Ă©tais nĂ©. Mais ce n'Ă©tait pas le moment de s'attendrir, nous Ă©tions en mission. Les chevaux commencĂšrent Ă  peiner, Ă  haleter et Ă  s'Ă©brouer. L'ascension Ă©tait devenue trop pĂ©nible pour eux, leurs sabots ne faisaient que glisser sur les rochers. — Eh bien, Lobsang, les chevaux doivent s'arrĂȘter lĂ , dit finalement le Lama Mingyar Dondup en poussant un soupir. À partir de maintenant nous ne pouvons compter que sur nos pauvres pieds. Nous descendĂźmes donc de cheval et, en les flattant de la main, le Lama dit aux bĂȘtes de rentrer. Elles firent demi-tour et reprirent le sentier par lequel nous Ă©tions venus, ragaillardies, semblait-il, Ă  l'idĂ©e de rentrer sans avoir Ă  finir cette pĂ©nible montĂ©e. AprĂšs avoir rĂ©organisĂ© nos baluchons et vĂ©rifiĂ© si nos lourds bĂątons Ă©taient en parfait Ă©tat — toute fissure ou dĂ©faut pouvant ĂȘtre fatals — nous passĂąmes Ă  l'inspection des autres objets ; nous avions bien notre silex et l'amadou ainsi que nos provisions. Nous pouvions donc partir. Sans mĂȘme un regard en arriĂšre, l'ascension commença. Les roches que difficilement nous escaladions Ă©taient aussi dures et aussi glissantes que du verre. Sans souci pour nos mains et nos tibias que nous Ă©corchions sur la paroi, nous cherchions la moindre fissure oĂč insĂ©rer les doigts et les orteils, et grĂące Ă  ces appuis prĂ©caires, lentement, nous progressĂąmes. Nous atteignĂźmes enfin une petite plate-forme sur laquelle nous nous hissĂąmes pour reprendre haleine et retrouver quelque Ă©nergie. Un filet d'eau qui s'Ă©chappait d'une fente rocheuse nous permit de nous dĂ©saltĂ©rer et de faire de la tsampa. Elle ne fut pas trĂšs bonne, car l'eau Ă©tait glacĂ©e et l'espace restreint ne permettait pas de faire du feu. Mais le fait de boire et de manger nous revigora, et nous envisageĂąmes ensuite la possibilitĂ© de continuer notre ascension. La paroi Ă©tait tout Ă  fait lisse et il semblait impossible que quelqu'un ait pu jamais l'escalader. Nous l'attaquĂąmes cependant, comme d'autres avant nous l'avaient fait. Nous grimpĂąmes pouce par pouce cm et, petit Ă  petit, grandit le point minuscule vers lequel nous tendions. Nous pĂ»mes bientĂŽt distinguer chacun des rochers qui constituaient l'ermitage. Celui-ci Ă©tait perchĂ© Ă  l'extrĂȘme pointe d'un Ă©peron rocheux qui surplombait la pente. En poursuivant notre escalade, nous rĂ©ussĂźmes Ă  nous glisser dessous, puis, faisant un immense effort nous nous hissĂąmes dessus. Une fois lĂ , nous prĂźmes le temps de souffler ; nous Ă©tions dĂ©jĂ  trĂšs haut par rapport Ă  la Plaine de Lhassa, l'oxygĂšne commençait Ă  nous manquer et il faisait trĂšs froid. Lorsque nous fĂ»mes en Ă©tat de repartir, nous nous frayĂąmes un chemin beaucoup plus facilement jusqu'Ă  l'entrĂ©e de l'ermitage. Le vieil ermite Ă©tait sur le seuil. Je jetai un coup d'Ɠil Ă  l'intĂ©rieur et fus frappĂ© par l'exiguĂŻtĂ© de la piĂšce. De toute Ă©vidence il Ă©tait impossible d'y pĂ©nĂ©trer Ă  trois, et je me rĂ©signai Ă  rester Ă  l'extĂ©rieur. Le Lama Mingyar Dondup me fit un signe d'approbation et je m'Ă©loignai tandis que la porte se refermait derriĂšre lui. La Nature a ses lois qu'il faut respecter en tout et partout, et c'est pour rĂ©pondre Ă  l'une de ses exigences qu'il me fallut trĂšs vite chercher un endroit pouvant faire office de lieux d'aisance’. Je le trouvai au bord de l'Ă©peron rocheux sous la forme d'une roche plate qui s'avançait dans le vide et qui comportait en son milieu un orifice trĂšs pratique ; il Ă©tait sans doute artificiel, ou peut-ĂȘtre naturel mais Ă©largi par quelqu'un. En m'accroupissant au-dessus j'eus aussitĂŽt l'explication d'un mystĂšre qui m'avait intriguĂ© en montant. Nous Ă©tions passĂ©s prĂšs d'un monticule Ă  l'aspect quelque peu singulier qu'ornaient ce qui semblait ĂȘtre des tessons de glace jaunĂątres dont certains avaient une forme allongĂ©e. Je venais de comprendre que cet amoncellement bizarre n'Ă©tait que la preuve que des hommes avaient vĂ©cu dans l'ermitage depuis un certain temps, et c'est avec entrain que j'ajoutai ma propre contribution. Une fois ce besoin satisfait, je me promenai dans les environs et trouvai la roche excessivement glissante. Je suivis nĂ©anmoins le sentier et arrivai Ă  ce qui Ă©tait de toute Ă©vidence une roche amovible. Elle formait une saillie et je me demandai, sans plus d'intĂ©rĂȘt, Ă  quoi pouvait servir cette saillie de roche dans cette position particuliĂšre. Étant curieux, j'examinai la roche avec le plus grand soin, mon intĂ©rĂȘt allant grandissant parce qu'elle Ă©tait manifestement artificielle, et pourtant, comment aurait-elle pu ĂȘtre faite de main d'homme ? Elle se trouvait dans une position si bizarre. Je donnai un coup de pied au hasard dans le roc, mais ayant oubliĂ© que j'Ă©tais pieds nus, je dus pendant un moment frotter mon pied endolori. Puis tournant le dos Ă  l'avancĂ©e, j'inspectai l'autre bord et me trouvai ainsi du cĂŽtĂ© de la pente par laquelle nous Ă©tions montĂ©s. Que nous ayons pu escalader cette paroi semblait incroyable tant elle Ă©tait vertigineuse. D'en haut, cette surface ressemblait Ă  une plaque de marbre poli, et penser qu'il nous faudrait bientĂŽt redescendre par la mĂȘme voie me donnait la nausĂ©e... Je repris brusquement conscience de ma prĂ©sente situation en voulant prendre ma boĂźte d'amadou et mon silex je me trouvais quelque part Ă  l'intĂ©rieur d'une montagne, sans le moindre vĂȘtement pour me vĂȘtir, sans le moindre grain d'orge pour me nourrir, sans bol, sans amadou et sans silex. Je dus alors Ă©mettre une quelconque exclamation d'essence non bouddhique, car j'entendis un murmure — Lobsang, Lobsang, est-ce que ça va ? Ah ! Mon Guide, le Lama Mingyar Dondup Ă©tait avec moi. Je me sentis immĂ©diatement rassurĂ©. — Oui je suis ici, rĂ©pondis-je, je pense que j'ai Ă©tĂ© assommĂ© en tombant et je n'ai plus ma robe ni tout ce qu'elle contenait, et je n'ai pas la moindre idĂ©e de l'endroit oĂč nous sommes, pas plus que je ne sais comment en sortir. Il nous faut de la lumiĂšre. Le Lama, dont les jambes Ă©taient coincĂ©es sous un gros rocher, rĂ©pliqua — Je connais parfaitement bien ce passage. Le vieil ermite Ă©tait le gardien des grands secrets du passĂ© et de l'avenir. Ici se trouve l'histoire du monde depuis le moment oĂč il a commencĂ© jusqu'Ă  celui oĂč il finira. Il fit une pause, puis ajouta — Si tu passes la main sur la paroi de gauche tu vas bientĂŽt sentir une arĂȘte. En poussant trĂšs fort Ă  cet endroit, elle devrait basculer et tu auras ainsi accĂšs Ă  une grande cavitĂ© dans laquelle tu trouveras des robes de rechange et une ample provision d'orge. La premiĂšre chose que tu dois faire c'est d'ouvrir le placard et tĂąter pour y trouver de l'amadou, un silex et des chandelles. Tu les trouveras sur la troisiĂšme Ă©tagĂšre en partant du bas. Avec de la lumiĂšre, nous serons en mesure de nous entraider. Tout d'abord, je regardai la paroi de gauche comme me l'avait indiquĂ© le Lama, puis tĂątai le mur du passage, mais ma quĂȘte me semblait vaine tant celui-ci me paraissait lisse comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© fait par des mains humaines. J'allais abandonner quand tout Ă  coup je sentis un morceau de roche pointue. En fait, je m'y frappai violemment les jointures et y laissai des lambeaux de peau, mais je poussai et poussai, persuadĂ© que je n'y arriverais jamais. Enfin, mes efforts furent rĂ©compensĂ©s et la roche bascula sur elle-mĂȘme en un grincement effrayant. Oui, il y avait en effet un placard et je pouvais tĂątonner les Ă©tagĂšres. AprĂšs avoir repĂ©rĂ© la troisiĂšme Ă  partir du bas, j'y trouvai des lampes Ă  beurre et je localisai le silex et l'amadou. L'amadou Ă©tait d'une qualitĂ© exceptionnelle ; il n'Ă©tait pas du tout humide et s'enflamma sur le champ. Je m'empressai d'allumer une chandelle, car je commençais Ă  me brĂ»ler les doigts. — Allumes-en deux, Lobsang, une pour toi et une pour moi. Il y en a tout un stock, nous en aurions mĂȘme suffisamment pour tenir une semaine, si nĂ©cessaire. Le Lama se tenant silencieux, je cherchai Ă  voir ce qu'il y avait dans ce placard que nous pourrions utiliser, et j'y vis une barre de mĂ©tal qui paraissait en fer et que je pouvais Ă  peine soulever. Mais je voulais m'en servir comme levier pour dĂ©gager les jambes de mon compagnon qui Ă©taient prises sous un rocher. M'Ă©clairant d'une bougie, j'allai informer le Lama de mon intention, puis je revins m'occuper de cette barre. C'Ă©tait le seul moyen pensais-je, de libĂ©rer mon Guide et ami de la poigne de ce rocher. Je posai la barre au pied du bloc de pierre et, Ă  quatre pattes devant, cherchai un moyen de le soulever. Il y avait une quantitĂ© de roches tout autour, mais je doutais de ma propre force, parvenant dĂ©jĂ  Ă  peine Ă  soulever cette barre, mais je finis par Ă©laborer un plan d'action si je donnais au Lama l'un des bĂątons, peut-ĂȘtre pourrait-il pousser une pierre sous le rocher au moment oĂč je soulĂšverais celui-ci, en admettant que j'y parvienne ! Il approuva mon idĂ©e. — C’est la seule chose que nous pouvons faire, Lobsang, parce que si je ne peux me libĂ©rer de ce rocher, mes os vont y rester. Allons, commençons. Je repĂ©rai donc une grosse pierre de forme assez carrĂ©e d'environ quatre mains d'Ă©paisseur, l'apportai au pied du rocher et l'appuyai contre lui, puis je donnai un solide bĂąton de bois au Lama pour qu'il contribue Ă  la manƓuvre. Nous pensions que si j'arrivais Ă  soulever un tant soit peu le rocher, il pourrait pousser la pierre carrĂ©e dessous et crĂ©er ainsi assez d'espace pour sortir ses jambes. Je cherchai l'endroit le plus propice pour y insĂ©rer la barre et enfonçai cette derniĂšre par l'extrĂ©mitĂ© qui portait une griffe, aussi profondĂ©ment que possible, entre le sol et la base du bloc. Il me fut ensuite facile de trouver et placer une autre grosse pierre aussi prĂšs que possible de la griffe. — PrĂȘt ? hurlai-je, me stupĂ©fiant presque moi-mĂȘme de ma force, appuyant de tout mon poids sur la barre de fer, mais sans rĂ©sultat. Je n'Ă©tais pas assez lourd. Je me reposai un moment, puis chercher autour de moi la pierre la plus lourde que je pourrais soulever. J'en repĂ©rai une et la traĂźnai jusqu'Ă  la barre de fer. Il me fallut ensuite la poser en Ă©quilibre sur celle-ci et Ă  nouveau m'appuyer de tout mon poids par-dessus, tout en l'empĂȘchant de tomber. À ma grande joie, tout Ă  coup, je sentis un tressaillement dans la barre qui bientĂŽt bascula vers le sol. — Tout va bien, Lobsang, s'Ă©cria le Lama Mingyar Dondup. Tu peux relĂącher la barre maintenant ; j'ai pu mettre le bloc de pierre sous le rocher. Nous allons pouvoir retirer mes jambes. Au comble de la joie je retournai de l'autre cĂŽtĂ© du rocher et, oui, les jambes du Lama Ă©taient dĂ©gagĂ©es, mais elles Ă©taient Ă  vif et saignaient, et nous avions peur qu'elles soient facturĂ©es. TrĂšs, trĂšs dĂ©licatement, je l'aidai Ă  les mouvoir et comme il pouvait les bouger, je me glissai sous le rocher pour atteindre ses pieds encore retenus dessous. Je lui suggĂ©rai alors de se soulever sur les coudes en essayant de reculer tandis que je poussais sur la plante de ses pieds. J'opĂ©rai trĂšs dĂ©licatement et, de toute Ă©vidence, mĂȘme si les blessures paraissaient trĂšs sĂ©rieuses, les os n'Ă©taient pas fracturĂ©s. Le Lama continuait d'essayer de se sortir de dessous le rocher. C'Ă©tait trĂšs difficile et je devais pousser sur ses pieds de toutes mes forces tout en appliquant une lĂ©gĂšre torsion sur ses jambes pour Ă©viter un affleurement de pierre sous le rocher. Je pensai alors que c'Ă©tait sans doute Ă  cet affleurement que le Lama devait de n'avoir pas eu les jambes broyĂ©es, mais il n'en continuait pas moins Ă  nous donner des problĂšmes. Finalement, avec plus qu'un soupir de soulagement, ses jambes furent dĂ©gagĂ©es et je sortis en rampant de dessous le rocher pour l'aider Ă  s'asseoir sur un rebord de roche. Comme deux petites bougies ne nous Ă©clairaient pas suffisamment, je retournai Ă  la niche de pierre et revins avec une demi-douzaine de plus et une sorte de panier pour les transporter. À la lumiĂšre toutes les bougies nous pĂ»mes examiner trĂšs soigneusement ses jambes elles Ă©taient littĂ©ralement en lambeaux. Des cuisses aux genoux elles Ă©taient complĂštement Ă  vif, et des genoux jusqu'aux pieds les chairs pendaient parce qu'elles se trouvaient coupĂ©es en laniĂšres. Le Lama me dit de retourner pour rapporter des chiffons qui Ă©taient dans une boĂźte, et aussi un pot contenant une certaine pĂąte. Il me la dĂ©crivit exactement, et je partis chercher le pot, les chiffons, et quelques autres objets. Le Lama Mingyar Dondup s'Ă©gaya considĂ©rablement en voyant que j'avais rapportĂ© Ă©galement une lotion dĂ©sinfectante. Je nettoyai toute la surface de ses jambes Ă  partir des hanches, et sur ses indications, replaçai les chairs meurtries en couvrant les os qui Ă©taient devenus trĂšs, trĂšs apparents, les couvrant avec la chair que je collai’ en place avec l'onguent que j'avais rapportĂ©. Au bout d'environ une demi-heure, celui-ci Ă©tait presque sec et les jambes semblaient enfermĂ©es dans de fermes moulages. Je dĂ©chirai des chiffons en bandes et les enroulai tout autour de ses jambes pour aider le plĂątre’ Ă  tenir en place. Puis j'allai remettre sur les Ă©tagĂšres tous les objets que j'avais empruntĂ©s, sauf les chandelles, huit en tout. Nous en Ă©teignĂźmes six et les transportĂąmes dans nos robes. Ramassant nos deux bĂątons de bois, je les donnai au Lama qui m'en sut grĂ©. Puis je lui dis — Je vais aller de l'autre cĂŽtĂ© du rocher et je devrais ĂȘtre en mesure de voir comment nous allons rĂ©ussir Ă  vous sortir d'ici. Il me sourit et me rassura — Je connais parfaitement bien cet endroit, Lobsang, il existe depuis environ un million d'annĂ©es et a Ă©tĂ© créé par les gens qui ont tout d'abord peuplĂ© ce pays qui est le nĂŽtre. À condition qu'aucune roche ne se soit effondrĂ©e en obstruant la voie, nous pouvons rester ici une semaine ou deux en toute sĂ©curitĂ©. Il hocha la tĂȘte en direction du monde extĂ©rieur, et ajouta — Je ne pense pas que nous pourrons repartir de ce cĂŽtĂ©, et si nous ne pouvons sortir par l'un des orifices volcaniques, peut-ĂȘtre serons-nous dĂ©couverts dans un millier d'annĂ©es par des explorateurs qui trouveront alors deux intĂ©ressants squelettes sur lesquelles se pencher. J'avançai, avec d'un cĂŽtĂ© le formidable tunnel et de l'autre le rocher, mais le passage Ă©tait tellement Ă©troit que je me demandai comment le Lama allait pouvoir le traverser. Qui veut peut’, me dis-je, et j'en vins Ă  la conclusion que si je m'accroupissais au bas du rocher, le Lama pourrait monter sur mon dos et se trouver ainsi plus haut de sorte que ses hanches et ses jambes arrivent Ă  passer le plus gros renflement du rocher. Quand je lui soumis mon idĂ©e, il fut extrĂȘmement rĂ©ticent sachant qu'il Ă©tait beaucoup trop lourd pour moi, mais aprĂšs plusieurs tentatives douloureuses, il arriva Ă  la conclusion qu'il n'y avait tout simplement pas d'autre façon. J'empilai alors quelques galets pour me faire un coussin aussi plat que possible, puis je me mis Ă  quatre pattes en disant au Lama que j'Ă©tais prĂȘt. Prestement il posa un pied sur ma hanche droite et l'autre sur mon Ă©paule gauche, et d'un rapide mouvement, il passa — il franchit le rocher et se retrouva de l'autre cĂŽtĂ© en terrain dĂ©gagĂ©. Je me redressai et vis qu'il Ă©tait en sueur, tant il avait souffert et avait craint de me faire mal. Nous nous assĂźmes un moment pour reprendre notre souffle et rĂ©cupĂ©rer nos forces. Nous ne pouvions pas prĂ©parer de tsampa puisque nous avions perdu nos bols, de mĂȘme que notre orge, mais je me rappelai en avoir vu dans la niche de pierre et, une fois de plus, j'y retournai. Je fouillai parmi les bols en bois et en choisis deux, rĂ©servant le plus beau pour mon Guide. Je les nettoyai avec du sable fin qui abondait dans ce tunnel. Je plaçai les deux bols cĂŽte Ă  cĂŽte sur une Ă©tagĂšre, puis les remplis d'une bonne quantitĂ© d'orge entreposĂ©e dans la niche. Il me fallait encore faire du feu, mais c'Ă©tait un jeu d'enfant puisque ce placard renfermait tout ce dont j'avais besoin amadou, silex et bois de chauffage. À l'aide d'un gros morceau de beurre que j'y trouvai tout autant, je pus faire cette bouillie consistante que nous appelons tsampa’. Revenant auprĂšs de mon Guide, nous nous installĂąmes sans mot dire pour la manger. Peu aprĂšs, nous nous sentĂźmes tous deux beaucoup mieux et capables de continuer. Je vĂ©rifiai nos provisions, maintenant reconstituĂ©es grĂące au dĂ©pĂŽt et, oui, nous avions un bol chacun, de l'amadou et un silex, un sac d'orge chacun, et c'Ă©tait vraiment tout ce que nous possĂ©dions en ce monde, Ă  part les deux solides bĂątons de bois. Tout couverts de bleus et de meurtrissures, et aprĂšs une marche qui me parut durer des siĂšcles, nous arrivĂąmes devant une roche en plein milieu du chemin la fin du tunnel, pensai-je. Mais le Lama me dit — Non, non, ce n'est pas la fin ; si tu pousses au bas de cette grande dalle elle basculera en son milieu, et en nous penchant nous pourrons traverser. Je poussai le bas de la dalle et avec un grincement terrifiant elle bascula pour se mettre en position horizontale, puis resta dans cette position. Je la tins par mesure de prudence pendant que le Lama se glissait pĂ©niblement en dessous, puis je fis reprendre Ă  la dalle sa position d'origine. La noirceur, une pĂ©nible noirceur que nos deux petites bougies vacillantes faisaient paraĂźtre encore plus noire. — Lobsang, Ă©teins ta bougie, me dit alors le Lama, j'Ă©teins la mienne aussi, et nous verrons la lumiĂšre du jour. La lumiĂšre du jour ! Je pensai qu'il Ă©tait victime d'une hallucination que j'attribuai Ă  la fatigue et Ă  la douleur. J'Ă©teignis nĂ©anmoins ma chandelle, et pendant un moment je pus sentir l'odeur de la mĂšche fumante qui avait Ă©tĂ© saturĂ©e de beurre rance. — Attendons quelques instants, me dit le Lama, et nous aurons toute la lumiĂšre dont nous avons besoin. Je me sentais parfaitement idiot, debout dans ce qui Ă©tait maintenant une obscuritĂ© totale, sans la moindre lueur venant d'oĂč que ce soit. J'aurais pu l'appeler une obscuritĂ© sonore’ car elle semblait faite de boum, boum, boum, puis d'une contraction, mais cela sortit de mon esprit en voyant ce qui me parut ĂȘtre un lever de soleil. D'un cĂŽtĂ© de ce qui Ă©tait apparemment une piĂšce apparut une boule lumineuse. Elle Ă©tait rouge et avait l'aspect du mĂ©tal que l'on chauffe jusqu'Ă  l'incandescence. Rapidement le rouge passa au jaune, puis au blanc, le blanc-bleutĂ© de la lumiĂšre du jour. BientĂŽt tout se dĂ©voila dans une saisissante rĂ©alitĂ©. Je restai lĂ , pantelant d'Ă©merveillement. La salle, ou quoi que ce fut, Ă©tait trĂšs vaste, si vaste qu'elle aurait pu contenir le Potala tout entier. La lumiĂšre Ă©tait brillante et j'Ă©tais presque hypnotisĂ© par les dĂ©corations sur les murs et par les choses Ă©tranges qui jonchaient le sol sans en gĂȘner le passage. — Un endroit prodigieux, n'est-ce pas, Lobsang ? Il date d'une Ă©poque beaucoup trop lointaine pour que l'esprit de l'Homme puisse la concevoir. C'Ă©tait ici le siĂšge d'une Race spĂ©ciale capable d'effectuer des voyages dans l'espace et quantitĂ© d'autres choses. Des millions d'annĂ©es ont passĂ© et tout est encore intact. Certains d'entre nous ont Ă©tĂ© nommĂ©s Gardiens du Temple IntĂ©rieur ; ceci est le Temple IntĂ©rieur. Je m'approchai pour examiner le mur le plus proche et il parut ĂȘtre couvert d'une quelconque sorte d'Ă©criture, une Ă©criture qui, je le sentis instinctivement, n'appartenait Ă  aucune race de la Terre. Le Lama capta mes pensĂ©es par tĂ©lĂ©pathie et rĂ©pondit — Oui, ceci fut construit par la Race des Jardiniers qui ont amenĂ© humains et animaux sur ce monde. Il se tut, et me montra du doigt une boĂźte installĂ©e contre un mur un peu plus loin. — Peux-tu aller jusque-lĂ , me dit-il, et prendre deux bĂątons pourvus d'une piĂšce transversale au sommet ? ObĂ©issant, je me dirigeai vers le placard qu'il m'indiquait. La porte s'ouvrit facilement et je fus absolument fascinĂ© par son contenu. Il semblait rempli de choses Ă  usage mĂ©dical. Dans un coin il y avait un certain nombre de ces bĂątons avec une traverse Ă  une extrĂ©mitĂ©. J'en pris deux et je compris qu'ils devaient servir Ă  soutenir un homme. Je ne savais pas ce qu'Ă©taient des bĂ©quilles Ă  cette Ă©poque, mais j'en rapportai deux au Lama qui plaça les traverses sous ses aisselles tandis qu'il appuyait ses mains sur des tiges placĂ©es Ă  mi-hauteur. — VoilĂ , Lobsang, me dit-il, ces choses aident les invalides Ă  marcher. Maintenant je vais pouvoir aller moi-mĂȘme jusqu'Ă  ce placard et me faire un plĂątre plus solide. Il me permettra de marcher plus facilement jusqu'Ă  ce que les chairs se cicatrisent. Il se dirigea vers le placard, et comme j'Ă©tais d'un caractĂšre curieux, je le suivis. — Va chercher les bĂątons que nous avions, me dit-il, et nous les mettrons dans ce coin pour les avoir sous la main en cas de besoin. LĂ -dessus il me tourna le dos et se mit Ă  fouiller dans le casier. Je me retournai Ă©galement et partis chercher nos bĂątons que je posai dans le coin de ce placard. — Lobsang, Lobsang, serais-tu capable de rapporter nos baluchons et la barre d'acier ici ? Elle n'est pas en fer comme tu le penses, mais en quelque chose de beaucoup plus dur et rĂ©sistant et qui s'appelle de l'acier. Je repartis donc et retournai Ă  la dalle par laquelle nous Ă©tions entrĂ©s. Je poussai contre le sommet de la chose et elle bascula en position horizontale et immobile. La lumiĂšre Ă©tait une trĂšs rĂ©elle bĂ©nĂ©diction, car elle Ă©clairait tout le long du tunnel et je pouvais retracer mon chemin passĂ© celui-ci, jusque de l'autre cĂŽtĂ© du gros rocher qui nous avait causĂ© tant d'ennuis. Nos baluchons contenant toutes nos affaires Ă©taient de l'autre cĂŽtĂ©, et c'est avec difficultĂ© que je franchis le rocher et les y retrouvai. Ils me parurent extrĂȘmement lourds, mais sans doute cette impression Ă©tait-elle due au manque de nourriture et Ă  l'Ă©tat de faiblesse qui en rĂ©sultait. Je pris d'abord les deux sacs et les apportai juste au bord du passage, puis revins chercher la barre d'acier. Je pouvais Ă  peine lever la chose ; elle me faisait haleter et grogner comme un vieillard, ce qui fait que je laissai traĂźner un bout tout en m'accrochant Ă  l'autre, et je m'aperçus qu'en marchant Ă  reculons et tirant Ă  deux mains, j'arrivais Ă  la faire bouger. Il me fallut pas mal de temps pour lui faire passer le rocher, mais le reste du chemin se fit assez bien. Il me fallait maintenant pousser les baluchons sous la dalle et dans cette immense piĂšce, puis je me coltinai la barre d'acier en me disant que je n'avais jamais dĂ©placĂ© pareil poids de ma vie. Je la fis passer dans la piĂšce, puis abaissai la dalle qui servait de porte, de sorte que nous avions de nouveau un mur lisse, sans ouverture. Le Lama Mingyar Dondup n'avait pas perdu son temps. Ses deux jambes Ă©taient maintenant enrobĂ©es dans un mĂ©tal brillant, et il semblait de nouveau en parfaite santĂ©. — Lobsang, nous allons nous faire un repas avant de visiter ces lieux, parce que nous serons ici pendant environ une semaine. Pendant que tu ramenais ces choses — il dĂ©signa les baluchons et la barre d'acier — j'ai Ă©tĂ© en communication tĂ©lĂ©pathique avec un ami du Potala qui m'a dit qu'une terrible tempĂȘte faisait rage. Il m'a conseillĂ© de rester oĂč nous Ă©tions le temps qu'elle se calme. Les prophĂštes de la mĂ©tĂ©orologie affirment que la tempĂȘte durera environ une semaine. Je me sentis vraiment dĂ©primĂ© Ă  cette nouvelle, parce que j'en avais assez de ce tunnel et mĂȘme cette salle ne soulevait pas beaucoup mon intĂ©rĂȘt. MalgrĂ© sa taille, elle provoquait chez moi une certaine claustrophobie qui peut paraĂźtre impossible, mais qui n'en Ă©tait pas moins rĂ©elle. Je me sentais comme un animal en cage. Toutefois, les affres de la faim Ă©taient plus fortes que toutes mes peurs, et j'observai avec plaisir le Lama prĂ©parer notre repas. Il le faisait mieux que quiconque, pensai-je, et c'Ă©tait si agrĂ©able de s'asseoir devant un repas chaud. Je pris une bouchĂ©e de l'aliment — un nom vraiment poli pour parler de la tsampa — et m'Ă©merveillai de sa saveur. Je la trouvai des plus agrĂ©ables et sentis que mes forces me revenaient et que mon humeur morose se dissipait. Lorsque j'eus avalĂ© ma ration, le Lama me demanda — En as-tu eu assez, Lobsang ? Tu peux en avoir autant que tu veux ; il y a beaucoup de nourriture ici, suffisamment, en fait, pour nourrir une petite lamaserie. Je t'en dirai davantage plus tard mais, pour le moment, en veux-tu d'autre ? — Oh oui ! merci, rĂ©pondis-je, je crois que j'ai encore un peu de place pour un supplĂ©ment de tsampa, et elle est tellement bonne. Jamais je ne l'ai trouvĂ©e aussi dĂ©licieuse. Le Lama eut un petit rire Ă©touffĂ© tandis qu'il allait remplir mon bol. Puis il revint en riant Ă  gorge dĂ©ployĂ©e, tenant Ă  la main une bouteille. — Regarde, Lobsang, me dit-il, c'est le meilleur cognac qui soit, gardĂ© entiĂšrement Ă  des fins mĂ©dicales. Je pense que nous pouvons considĂ©rer notre captivitĂ© ici comme justifiant un peu de cognac pour donner quelque saveur Ă  la tsampa. Je pris le bol qu'il me tendait et en apprĂ©ciai l'arĂŽme, mais en mĂȘme temps avec de sĂ©rieux doutes, car on m'avait toujours dit que ces breuvages alcoolisĂ©s Ă©taient l'Ɠuvre des DĂ©mons, et maintenant on m'encourageait Ă  y goĂ»ter. Peu importe, pensai-je, c'est bon quand on ne se sent pas trop d'aplomb. Je me mis Ă  manger et en fis un beau gĂąchis. Nous n'avions que nos doigts, il faut dire, rien qui ressembla Ă  un couteau, une fourchette ou une cuillĂšre, pas mĂȘme des baguettes, seulement nos doigts, et aprĂšs les repas nous nous lavions les mains avec du sable fin qui dĂ©collait la tsampa avec une merveilleuse efficacitĂ©, enlevant mĂȘme parfois un peu de peau si on y mettait trop d'Ă©nergie. J'Ă©tais donc en train de vider consciencieusement mon bol, utilisant non seulement mes doigts mais aussi toute la paume de ma main droite, lorsque, d'un seul coup, je tombai Ă  la renverse. Je me plais Ă  dire que j'Ă©tais bel et bien tombĂ© de fatigue’, mais le Lama m'assura, comme il le dit plus tard en riant Ă  l'AbbĂ©, que j'Ă©tais, en fait, ivre-mort. Ivre ou non, je dormis, dormis et dormis encore, et lorsque je m'Ă©veillai la merveilleuse lumiĂšre dorĂ©e illuminait toujours la piĂšce. Je portai mon regard vers ce qui devait ĂȘtre le plafond, mais il Ă©tait si loin qu'on pouvait Ă  peine le distinguer. C'Ă©tait assurĂ©ment une piĂšce immense, comme si toute la fichue montagne Ă©tait creuse. — La lumiĂšre du soleil, Lobsang, la lumiĂšre du soleil et nous l'aurons vingt-quatre heures par jour. La lumiĂšre qu'il donne est absolument sans chaleur, elle est exactement Ă  la mĂȘme tempĂ©rature que l'air ambiant. Ne penses-tu pas qu'une lumiĂšre comme celle-ci vaut mieux que des chandelles malodorantes qui fument ? Je regardai une fois de plus autour de moi, n'arrivant toujours pas Ă  comprendre comment il pouvait y avoir la lumiĂšre du soleil quand nous Ă©tions ensevelis dans une cavitĂ© rocheuse, et c'est ce que je dis au Lama qui me rĂ©pondit — Oui, j'ai connu cette merveille des merveilles toute ma vie, mais personne ne sait comment cela fonctionne. La lumiĂšre froide est une invention miraculeuse qui a Ă©tĂ© créée ou dĂ©couverte il y a un million d'annĂ©es environ. Des ĂȘtres ont dĂ©veloppĂ© une mĂ©thode de conservation de la lumiĂšre du soleil et l'ont rendue disponible mĂȘme durant les nuits les plus noires. Si l'on n'utilise pas cette technique dans nos citĂ©s et dans nos temples, c'est parce que nous ne savons tout simplement pas comment faire. Nulle part ailleurs je n'ai vu pareil Ă©clairage. — Environ un million d'annĂ©es, vous avez dit ? C'est pratiquement au-delĂ  de ma comprĂ©hension. J'imagine que c'est un chiffre tout comme un 1, un 2, un 3, ou autres, suivi par un nombre de zĂ©ros, 6 je crois, mais c'est seulement une supposition et, de toute façon, c'est un chiffre si Ă©norme, que je ne peux comprendre. Cela ne fait aucun sens pour moi. Dix ans, vingt ans, je peux Ă  la rigueur en avoir une idĂ©e, mais plus, non ! Comment a-t-on pu construire cette salle ? demandai-je tout en passant les doigts distraitement sur l'une des inscriptions du mur. Je sursautai d'effroi parce qu'un dĂ©clic venait de se faire entendre et qu'un pan de mur commençait Ă  s'enfoncer. — Lobsang ! Lobsang ! Tu as fait une dĂ©couverte ! Aucun d'entre nous qui sommes venus ici ne connaissait l'existence de cette seconde salle. Nous regardĂąmes prudemment par l'ouverture de la porte et aussitĂŽt que nos tĂȘtes en passĂšrent l'entrĂ©e, la lumiĂšre s'alluma ; j'observai qu'en quittant l'immense piĂšce oĂč nous Ă©tions, cette derniĂšre progressivement s'obscurcissait. Nous regardions autour de nous, presque effrayĂ©s de bouger, parce que nous ne savions pas quels dangers nous attendaient ou dans quel piĂšge nous pourrions tomber, mais rassemblant finalement notre courage, nous nous dirigeĂąmes vers un grand quelque chose’ qui se trouvait au milieu de la piĂšce. C'Ă©tait une Ă©norme structure. Elle avait dĂ» ĂȘtre brillante dĂ©jĂ , mais sa surface Ă©tait maintenant toute ternie et grisĂątre. Elle Ă©tait de la hauteur de quatre ou cinq hommes, et ressemblait Ă  deux plats posĂ©s l'un sur l'autre. Nous en fĂźmes le tour et dĂ©couvrĂźmes Ă  l'autre bout une Ă©chelle en mĂ©tal gris qui, Ă  partir d'une porte dans la machine, descendait jusqu'au sol. Je m'y prĂ©cipitai, oubliant qu'en tant que jeune homme dans les Ordres SacrĂ©s je devais montrer plus de dĂ©corum, mais je m'Ă©lançai vers l'Ă©chelle et y grimpai prestement sans mĂȘme m'inquiĂ©ter de savoir si elle Ă©tait solidement fixĂ©e. Elle l'Ă©tait. De nouveau, comme ma tĂȘte passait l'embrasure de la porte les lumiĂšres s'allumĂšrent Ă  l'intĂ©rieur de la machine. Le Lama Mingyar Dondup, pour ne pas ĂȘtre en reste, grimpa dans la machine. — Ah, Lobsang, c'est l'un des Chars des Dieux. Tu les as dĂ©jĂ  vus virevolter, n'est-ce pas ? — Oh oui, MaĂźtre, rĂ©pondis-je, je me disais qu'il y avait des Dieux qui traversaient notre Pays pour s'assurer que tout allait bien, mais, bien sĂ»r, je n'en ai jamais vu un d'aussi prĂšs. Chapitre Deux Nous nous trouvions, semblait-il, dans une sorte de couloir bordĂ© des deux cĂŽtĂ©s de casiers ou de placards, ou quelque chose de similaire. Quoi qu'il en soit, je tirai une poignĂ©e au hasard et un grand tiroir vint Ă  moi, coulissant aussi bien que s'il venait tout juste d'ĂȘtre fabriquĂ©. Il renfermait toutes sortes d'instruments Ă©tranges. Le Lama Mingyar Dondup qui regardait par-dessus mon Ă©paule prit quelque chose et s'exclama — Ah ! ce sont sĂ»rement des piĂšces de rechange. Je suis sĂ»r qu'il y a ici de quoi faire fonctionner Ă  nouveau la machine. Nous refermĂąmes le tiroir et allĂąmes plus loin. La lumiĂšre nous prĂ©cĂ©dait, diminuant progressivement derriĂšre nous, et nous atteignĂźmes bientĂŽt une trĂšs grande piĂšce. En y pĂ©nĂ©trant elle s'Ă©claira brillamment, et nous restĂąmes tous deux sans voix c'Ă©tait de toute Ă©vidence le poste de commande de la chose, mais ce qui nous surprit Ă©tait le fait qu'il y avait lĂ  des hommes. L'un d'eux Ă©tait assis dans ce qui devait ĂȘtre le siĂšge de contrĂŽle, en train de scruter un instrument de mesure sur un tableau en face de lui. Il y avait une quantitĂ© de cadrans, et je supposai qu'il se prĂ©parait au dĂ©collage. — Comment se fait-il, m'Ă©criai-je, que ces hommes soient encore lĂ  aprĂšs des millions d'annĂ©es ? Ils ont l'air tellement vivants, seulement profondĂ©ment endormis. Un autre homme Ă©tait assis devant une table sur laquelle Ă©taient Ă©talĂ©es de grandes cartes qu'il consultait la tĂȘte dans ses mains et les coudes appuyĂ©s sur la table. Nous parlions Ă  mi-voix. C'Ă©tait stupĂ©fiant, et notre science n'Ă©tait rien de plus que pitoyable comparĂ©e Ă  ceci. Le Lama Mingyar Dondup prit un de ces personnages par l'Ă©paule en disant — Je pense que ces hommes sont dans une forme d'animation suspendue. Je pense qu'ils pourraient ĂȘtre ramenĂ©s Ă  la vie, mais je ne sais pas comment le faire, je ne sais pas ce qui se passerait si je savais le faire. Comme tu le sais, Lobsang, il y a d'autres grottes dans cette chaĂźne de montagnes et nous en avons visitĂ© une qui contenait d'Ă©tranges engins comme des Ă©chelles qui, apparemment, fonctionnaient mĂ©caniquement. Mais ceci dĂ©passe tout ce que j'ai vu jusqu'ici, et en tant que l'un des Lamas seniors responsables pour maintenir ces lieux intacts, je peux te dire que c'est ici l'endroit le plus merveilleux de tous, et je me demande s'il y a encore d'autres boutons qu'il nous faudrait presser pour ouvrir d'autres piĂšces. Mais examinons d'abord soigneusement celle-ci. Nous avons environ une semaine devant nous, car il me faudra bien tout ce temps avant d'ĂȘtre capable de redescendre dans la vallĂ©e. Nous nous approchĂąmes des autres hommes ; il y en avait sept en tout. On avait l'impression que chacun Ă©tait Ă  son poste et qu'ils s'apprĂȘtaient Ă  dĂ©coller. Mais le dĂ©collage avait dĂ» ĂȘtre interrompu par une catastrophe subite. On aurait dit qu'un tremblement de terre s'Ă©tait produit qui aurait fait s'effondrer de lourds rochers sur ce qui devait ĂȘtre un toit coulissant. Le Lama s'arrĂȘta et s'approcha d'un autre homme qui avait un livre — un carnet — devant lui. Évidemment, il Ă©tait en train d'Ă©crire le compte rendu de ce qui se passait, mais nous ne pouvions comprendre son Ă©criture, nous n'avions aucune base pour Ă©tablir que ces choses Ă©taient des lettres, des idĂ©ogrammes ou bien seulement des symboles techniques. Le Lama dit — Dans toutes nos recherches nous n'avons jamais rien trouvĂ© qui puisse nous aider Ă  traduire... attends une minute... ajouta-t-il avec une inhabituelle excitation dans la voix, cette chose lĂ -bas, je me demande si c'est une machine parlante pour les archives. Bien sĂ»r, je ne pense pas qu'elle fonctionnera aprĂšs toutes ces annĂ©es, mais essayons. Nous nous dirigeĂąmes ensemble vers l'appareil en question. Il avait la forme d'une boĂźte et, Ă  peu prĂšs Ă  mi-hauteur, une ligne en faisait le tour. À titre d'essai nous appuyĂąmes sur la surface au-dessus de la ligne, et Ă  notre grande joie, la boĂźte s'ouvrit, rĂ©vĂ©lant des rouages Ă  l'intĂ©rieur et quelque chose qui semblait servir aux dĂ©placements d'une bande mĂ©tallique entre deux bobines. Le Lama Mingyar Dondup examina les diffĂ©rents boutons fixĂ©s sur le devant de la boĂźte. Tout Ă  coup, nous sursautĂąmes d'effroi ; il s'en fallut de peu que nous prenions nos jambes Ă  nos cous, car une voix se fit entendre qui venait de la partie supĂ©rieure de la boĂźte, une voix Ă©trange, complĂštement diffĂ©rente des nĂŽtres. Cela ressemblait Ă  une quelconque explication donnĂ©e par un Ă©tranger, mais nous ne comprenions pas de quoi il Ă©tait question. Et puis — nouvelle surprise — des bruits sortirent de la boĂźte ; je suppose que ce devait ĂȘtre de la musique, mais pour nous ce n'Ă©tait que des bruits discordants. Mon Guide pressa alors un autre bouton et le bruit s'arrĂȘta. Nous Ă©tions tous les deux plutĂŽt Ă©puisĂ©s par nos dĂ©couvertes et par un excĂšs d'Ă©motions. Nous nous assĂźmes donc sur ce qui Ă©tait apparemment des fauteuils, mais la panique me gagna en sentant que je m'enfonçais dans mon siĂšge comme si j'Ă©tais en fait assis dans l'air. Cet instant de surprise passĂ©, le Lama me dit — Peut-ĂȘtre qu'un peu de tsampa nous ferait du bien ; nous sommes tous deux Ă©puisĂ©s. LĂ -dessus il chercha des yeux l'endroit le plus propice pour y allumer un petit feu pour chauffer la tsampa. C'est alors qu'il remarqua une alcĂŽve Ă  l'extĂ©rieur de la salle de contrĂŽle, et en y pĂ©nĂ©trant la lumiĂšre s'alluma. — Je pense que c'est ici qu'ils prĂ©paraient leurs repas, parce que tous ces boutons ne sont pas lĂ  comme dĂ©coration, ils doivent servir Ă  quelque chose. Il me montra un bouton sur lequel Ă©tait reprĂ©sentĂ©e une main levĂ©e dans la position arrĂȘt’. Sur un autre Ă©tait dessinĂ©e une flamme ; c'est sur ce dernier qu'il appuya. Au-dessus de cet instrument se trouvaient divers rĂ©cipients mĂ©talliques. Nous en prĂźmes un. À ce moment-lĂ  nous ressentĂźmes une sensation de chaleur et aprĂšs y avoir passĂ© la main en un va-et-vient, le Lama dit finalement — Et voilĂ , Lobsang, mets ta main ici ; c'est la chaleur pour la cuisson de notre repas. Je mis la main lĂ  oĂč il m'indiquait, mais un peu trop prĂšs, et sursautai de surprise. En riant, mon Guide mit la tsampa presque congelĂ©e dans le rĂ©cipient mĂ©tallique, puis posa le tout sur une grille au-dessus de la source de chaleur. Il y ajouta de l'eau, et le mĂ©lange ne tarda pas Ă  bouillonner. Il appuya alors sur le bouton marquĂ© du symbole de la main et le rouge incandescent disparut immĂ©diatement. Ayant retirĂ© le rĂ©cipient Ă  l'aide d'un objet mĂ©tallique dont l'extrĂ©mitĂ© avait la forme d'une petite Ă©cuelle, il distribua la tsampa dans nos bols. Pendant quelque temps, nous n'entendĂźmes plus que le bruit que nous faisions en mangeant. — J'ai une de ces soifs ! m'Ă©criai-je dĂšs que j'eus avalĂ© la derniĂšre bouchĂ©e. Je boirais volontiers quelque chose. À cĂŽtĂ© de la boĂźte qui produisait de la chaleur nous vĂźmes une sorte de grande cuvette et, au-dessus, deux manettes mĂ©talliques. Je tournai l'une d'elles de la seule façon possible, et de l'eau, de l'eau froide, se rĂ©pandit dans la cuve. Je ramenai hĂątivement la manette Ă  sa position originale et essayai l'autre qui Ă©tait d'une couleur rougeĂątre. Je la tournai et de l'eau rĂ©ellement chaude en sortit, si chaude que je m'Ă©bouillantai, pas sĂ©rieusement, mais je m'Ă©bouillantai suffisamment pour en bondir. Je remis la manette dans sa position premiĂšre. — MaĂźtre, dis-je, si c'est de l'eau, elle a dĂ» ĂȘtre lĂ  pendant l'un de ces millions d'annĂ©es dont vous avez parlĂ©. Comment se fait-il que nous puissions la boire ? Elle devrait ĂȘtre totalement Ă©vaporĂ©e ou avoir une saveur aigre, mais elle a un goĂ»t trĂšs agrĂ©able. Le Lama rĂ©pondit — Eh bien, l'eau peut se conserver pendant des annĂ©es que dis-tu des lacs et des riviĂšres ? Leurs eaux remontent bien au-delĂ  de l'histoire, et je suppose que cette eau-ci provient d'un rĂ©servoir hermĂ©tique, ce qui signifie qu'elle a pu conserver un goĂ»t agrĂ©able. Je suppose que ce vaisseau n'Ă©tait venu ici que pour un rĂ©approvisionnement et peut-ĂȘtre pour certaines rĂ©parations parce que, Ă  en juger par la pression de l'eau, il doit y en avoir une trĂšs grande quantitĂ© dans un rĂ©servoir. Quoi qu'il en soit, il y a ici de quoi tenir des gens occupĂ©s pendant un mois. — Eh bien, dis-je, si l'eau est restĂ©e fraĂźche, il doit y avoir Ă©galement des aliments qui se sont conservĂ©s frais. Je me levai de mon siĂšge avec difficultĂ© car il semblait vouloir me retenir, mais je mis alors mes mains sur le cĂŽtĂ© du fauteuil — sur le dessus des accoudoirs — et immĂ©diatement je fus non seulement libĂ©rĂ©, mais poussĂ© en position debout. AprĂšs m'ĂȘtre remis du choc causĂ© par cette merveille, je me mis Ă  tĂąter les murs de la petite cuisine. Je vis une quantitĂ© d'encoches qui ne semblaient d'aucune utilitĂ©. Je mis le doigt dans l'une d'elles, tirai, et rien ne se passa. J'essayai de tirer de cĂŽtĂ©, mais non, la chose ne bougea pas ; j'en essayai donc une autre, poussai mon doigt directement dans l'encoche, et un panneau glissa de cĂŽtĂ©. À l'intĂ©rieur du placard, de l'armoire, ou quel que soit son nom, il y avait un certain nombre de pots qui semblaient n'avoir d'ouverture nulle part. Ils Ă©taient transparents, ce qui permettait de voir ce qu'il y avait Ă  l'intĂ©rieur. De toute Ă©vidence c'Ă©tait une sorte de nourriture, mais comment de la nourriture pourrait-elle ĂȘtre conservĂ©e pendant un million d'annĂ©es ou plus ? Je rĂ©flĂ©chis et rĂ©flĂ©chis Ă  la question. Il y avait des images d'aliments que je n'avais jamais vus ni entendu parler, et certaines choses Ă©taient enfermĂ©es dans un contenant transparent sans qu'il ne semble pourtant y avoir un moyen d'ouvrir ledit contenant. Je passai de l'un Ă  l'autre de ces placards, armoires, ou cabinets, et allai de surprise en surprise. Je savais Ă  quoi ressemblaient des feuilles de thĂ©, et ici, dans l'un des cabinets il y avait des contenants Ă  travers lesquels je pouvais voir des feuilles de thĂ©. Il y avait d'autres surprises car certains de ces rĂ©cipients transparents contenaient ce qui Ă©tait de toute Ă©vidence des morceaux de viande. Je n'avais jamais mangĂ© de viande de ma vie, et avais grande envie d'y goĂ»ter pour savoir ce qu'il en Ă©tait. Je me fatiguai rapidement de jouer dans la cuisine et allai rejoindre le Lama Mingyar Dondup. Il avait un livre Ă  la main, les sourcils froncĂ©s, et se trouvait dans un Ă©tat d'intense concentration. — Oh, MaĂźtre, dis-je, j'ai dĂ©couvert l'endroit oĂč ils stockaient leur nourriture ; ils la gardent dans des boĂźtes transparentes, mais il n'y a aucun moyen de les ouvrir. Il me regarda un instant d'un air absent, puis Ă©clata de rire en disant — Eh oui, eh oui, le matĂ©riel d'emballage actuel est loin d'ĂȘtre comparable Ă  celui d'il y a un million d'annĂ©es. J'ai goĂ»tĂ© de la viande de dinosaure et elle Ă©tait aussi fraĂźche que si l'animal venait d'ĂȘtre abattu. Je te rejoins dans un moment et nous allons examiner tes dĂ©couvertes. Je fis le tour de la salle de contrĂŽle, puis m'assis pour rĂ©flĂ©chir. Si ces hommes Ă©taient ĂągĂ©s d'un million d'annĂ©es, pourquoi n'Ă©taient-ils pas tombĂ©s en poussiĂšre ? Il Ă©tait manifestement ridicule de dire que ces hommes avaient un million d'annĂ©es alors qu'ils Ă©taient absolument intacts et semblaient bien vivants, attendant simplement d'ĂȘtre rĂ©veillĂ©s. Je vis que, suspendu aux Ă©paules de chacun, il y avait une sorte de petit sac Ă  dos, aussi j'en retirai un de l'un des corps endormis’ et l'ouvris. À l'intĂ©rieur il y avait de curieux morceaux de fils mĂ©talliques enroulĂ©s en bobines, et aussi d'autres choses faites de verre. Le tout n'avait aucun sens pour moi. Il y avait Ă©galement un casier tout plein de boutons, et je pressai le premier que je vis. Je criai de peur le corps dont j'avais retirĂ© le sac Ă  dos eut un brusque sursaut et tomba en fine, fine poussiĂšre, une poussiĂšre vieille d'un million d'annĂ©es ou plus. Le Lama Mingyar Dondup me rejoignit lĂ  oĂč je me tenais, pĂ©trifiĂ© de peur. Il regarda le sac Ă  dos, regarda le tas de poussiĂšre, puis dit — Il existe un bon nombre de ces cavernes ; j'en ai visitĂ© quelques-unes et nous avons appris Ă  ne jamais appuyer sur un bouton avant de savoir Ă  quoi il sert, avant de l'avoir dĂ©duit par hypothĂšse. Ces hommes savaient qu'ils allaient ĂȘtre enterrĂ©s vivants dans un Ă©norme tremblement de terre, alors le mĂ©decin du vaisseau a dĂ» aller vers chaque homme et lui mettre une trousse de survie sur les Ă©paules. Les hommes entrĂšrent alors dans un Ă©tat d'animation suspendue, de sorte qu'ils n'eurent pas la moindre conscience de ce qui se passait pour eux ou autour d'eux ; ils Ă©taient aussi proches que possible de la mort, sans rĂ©ellement ĂȘtre morts. Ils recevaient dĂšs lors une nourriture adĂ©quate pour maintenir le fonctionnement du corps Ă  une Ă©chelle infime. Quand tu as touchĂ© ce bouton, qui est rouge Ă  ce que je vois, tu as dĂ» interrompre l'approvisionnement de la force de vie de l'homme en animation suspendue. Sans approvisionnement de la force vitale, son Ăąge s'est subitement fait sentir, le rĂ©duisant immĂ©diatement en un tas de poussiĂšre. Nous allĂąmes voir les autres hommes et dĂ©cidĂąmes qu'il n'y avait rien que nous puissions faire pour eux parce que, aprĂšs tout, nous Ă©tions enfermĂ©s dans la montagne tout comme l'Ă©tait le vaisseau, et si ces gens se rĂ©veillaient, seraient-ils un danger pour le monde ? Seraient-ils un danger pour les lamaseries ? Ces hommes, bien sĂ»r, possĂ©daient des connaissances qui les feraient paraĂźtre comme des Dieux Ă  nos yeux, et nous eĂ»mes peur d'ĂȘtre mis de nouveau en esclavage, car nous avions une forte mĂ©moire raciale d'avoir dĂ©jĂ  Ă©tĂ© faits esclaves. Le Lama Mingyar Dondup et moi nous assĂźmes sur le sol, sans mot dire, chacun absorbĂ© dans ses propres pensĂ©es. Que se passerait-il si nous pressions ce bouton-ci, que se passerait-il si nous pressions ce bouton-lĂ , et quelle sorte d'approvisionnement en Ă©nergie pouvait garder des hommes en vie et bien nourris pendant plus d'un million d'annĂ©es ? Nous frĂ©mĂźmes malgrĂ© nous au mĂȘme moment puis, nous jetant mutuellement un regard, le Lama dit — Tu es un jeune, Lobsang, et moi je suis un vieil homme. J'ai Ă©tĂ© le tĂ©moin de beaucoup de choses et je me demande ce que tu ferais dans un cas comme celui-ci. Ces hommes sont en vie, cela est certain, mais qui peut nous dire que si nous leur redonnons vie ils ne se comporteront pas en barbares ? Peut-ĂȘtre mĂȘme nous tueraient-ils pour venger leur compagnon que nous avons laissĂ© mourir ? Il nous faut rĂ©flĂ©chir Ă  cela trĂšs sĂ©rieusement, car nous ne pouvons lire les inscriptions. Il s'interrompit car je venais de me lever en proie Ă  une grande excitation. — MaĂźtre, MaĂźtre, m'Ă©criai-je, j'ai vu tout Ă  l'heure un livre qui peut peut-ĂȘtre nous aider ; on dirait un dictionnaire de diffĂ©rentes langues. Sans attendre sa rĂ©ponse, je me prĂ©cipitai dans une piĂšce prĂšs de la cuisine et retrouvai le fameux livre qui paraissait tout neuf. Je le pris Ă  deux mains, car il Ă©tait lourd, et le rapportai en vitesse au Lama, mon Guide. Le Lama prit le livre et avec une suppression d'excitation mal dissimulĂ©e, il se mit Ă  le consulter. Pendant un certain temps, il resta assis lĂ , totalement captivĂ© par sa lecture. Enfin, il s'aperçut que j'Ă©tais dans un Ă©tat d'extrĂȘme agitation, me demandant de quoi il s'agissait et pourquoi il ne m'en disait rien. — Lobsang, Lobsang, je suis dĂ©solĂ©, je te demande pardon dit le Lama, mais ce livre est la Clef de tout, et quelle histoire fascinante ! Je peux le lire car il est Ă©crit dans ce qui semble ĂȘtre notre langue honorifique. La moyenne des gens, bien sĂ»r, ne peut pas lire le TibĂ©tain honorifique, mais je le peux, et ce vaisseau est vieux d'environ deux millions d'annĂ©es. Il fonctionne grĂące Ă  l'Ă©nergie obtenue de la lumiĂšre — de toute lumiĂšre, celle des Ă©toiles, celle du soleil, et il capte l'Ă©nergie des sources qui ont dĂ©jĂ  utilisĂ© cette Ă©nergie et l'ont transmise. Se rĂ©fĂ©rant toujours au livre, il poursuivit — Ces hommes formaient une bande diabolique, ils Ă©taient les serviteurs des Jardiniers du Monde. Mais c'est toujours la mĂȘme vieille histoire avec les hommes et les femmes, les hommes voulant des femmes tout comme les femmes veulent des hommes ; mais ce navire avait pour Ă©quipage des hommes qui avaient dĂ©sertĂ© le grand vaisseau-mĂšre et ceci, en fait, est ce qu'ils nomment un navire de sauvetage. La nourriture peut ĂȘtre mangĂ©e sans danger et les hommes peuvent ĂȘtre rĂ©animĂ©s, mais peu importe combien de temps ils sont restĂ©s ici, ce sont toujours des renĂ©gats, parce qu'ils cherchaient Ă  trouver des femmes beaucoup trop petites pour eux et leurs associations avec ces femmes Ă©taient de vĂ©ritables tortures pour ces derniĂšres. Ils se sont apparemment demandĂ© si leurs sacs Ă  dos avec les dispositifs pour maintenir la vie allaient fonctionner ou s'ils allaient automatiquement ĂȘtre dĂ©branchĂ©s Ă  partir du vaisseau qu'ils appellent le vaisseau-mĂšre. Je pense que nous devons observer un peu et lire davantage, parce qu'il me paraĂźt clair que si ces hommes Ă©taient autorisĂ©s Ă  vivre, avec toutes leurs connaissances ils seraient en mesure de nous faire un mal contre lequel nous ne pourrions jamais lutter, parce que ces gens sont habituĂ©s Ă  nous traiter comme du bĂ©tail, comme des choses sur lesquelles effectuer des expĂ©riences gĂ©nĂ©tiques. Ils ont dĂ©jĂ  causĂ© du mal par leurs expĂ©riences sexuelles avec nos femmes, mais tu es encore trop jeune pour en savoir plus sur ce sujet. Je me promenai aux alentours. Le Lama Ă©tait Ă©tendu sur le sol pour soulager ses jambes qui lui causaient pas mal de problĂšmes. Je me promenai aux alentours et arrivai dans une piĂšce qui Ă©tait toute verte. Il y avait lĂ  une table trĂšs particuliĂšre avec une Ă©norme lumiĂšre au-dessus, et il y avait partout ce qui ressemblait Ă  des boĂźtes en verre. — Hmm, pensai-je en moi-mĂȘme, ce doit ĂȘtre ici qu'ils soignent leurs malades ; il vaut mieux aller en parler au Patron. Ainsi je le rejoignis et lui dis que j'avais trouvĂ© une piĂšce trĂšs particuliĂšre, une piĂšce toute verte avec des choses Ă©tranges enfermĂ©es dans ce qui ressemblait Ă  du verre mais n'en Ă©tait pas. Lentement, il se mit debout et avec l'aide des deux bĂątons se dirigea vers la piĂšce que j'avais dĂ©couverte. DĂšs que j'y pĂ©nĂ©trai — je montrais le chemin — les lumiĂšres s'allumĂšrent, des lumiĂšres comme la lumiĂšre du jour, et le Lama Mingyar Dondup se tenait lĂ , dans l'embrasure de la porte, une expression d'immense satisfaction sur son visage. — Bravo, Lobsang, bravo ! dit-il. VoilĂ  que tu as fait deux dĂ©couvertes. Je suis certain que ces informations seront bien reçues par Sa SaintetĂ© le DalaĂŻ-Lama. Il fit le tour de la piĂšce en examinant diffĂ©rentes choses, en en saisissant certaines, et en scrutant le contenu de — eh bien, je ne sais pas comment les appeler — certaines des choses qui se trouvaient dans les cubes de verre Ă©taient absolument au-delĂ  de ma comprĂ©hension. Mais il finit par s'asseoir sur une chaise basse, captivĂ© par un livre qu'il avait pris sur une Ă©tagĂšre. — Comment se fait-il, demandai-je, que vous compreniez une langue que vous dites vieille d'au moins un million d'annĂ©es ? Faisant un effort, il mit le livre de cĂŽtĂ© pour un moment, rĂ©flĂ©chissant Ă  ma question. Puis il rĂ©pondit — Eh bien, c'est une assez longue histoire, Lobsang. Cela nous mĂšne Ă  travers les mĂ©andres de l'histoire, cela nous mĂšne Ă  travers des chemins que mĂȘme certains Lamas ne peuvent suivre. Mais briĂšvement, c'est ceci Ce monde Ă©tait prĂȘt Ă  ĂȘtre colonisĂ© et donc nos MaĂźtres — je dois les appeler MaĂźtres parce qu'ils Ă©taient les chefs des Jardiniers de la Terre et d'autres mondes — ordonnĂšrent qu'une certaine espĂšce soit dĂ©veloppĂ©e sur Terre, et cette certaine espĂšce, c'Ă©tait nous. Sur une planĂšte fort Ă©loignĂ©e, en dehors de cet Univers, des prĂ©paratifs furent mis en Ɠuvre et l'on construisit un navire spĂ©cial capable de voyager Ă  une vitesse absolument incroyable, et nous, embryons humains, y fĂ»mes embarquĂ©s. D'une façon ou d'une autre, les Jardiniers, comme on les appelait, les emmenĂšrent sur ce monde, et puis nous ne savons pas ce qui arriva entre le temps de l'arrivĂ©e des embryons et — les premiĂšres crĂ©atures qui pouvaient ĂȘtre appelĂ©es humaines. Mais pendant leur absence, de nombreux Ă©vĂ©nements eurent lieu dans leur patrie. Le vieux dirigeant, ou Dieu’, Ă©tait ĂągĂ© et il y avait certaines personnes aux intentions mauvaises qui convoitaient son pouvoir ; elles s'arrangĂšrent pour se dĂ©barrasser de ce Dieu et en placĂšrent un autre — leur propre marionnette — pour rĂ©gner Ă  sa place. Ses dĂ©cisions, bien sĂ»r, Ă©tant dictĂ©es par ces renĂ©gats. Le navire revint de la planĂšte Terre et ses occupants trouvĂšrent une situation trĂšs diffĂ©rente, s'aperçurent qu'ils n'Ă©taient pas les bienvenus et que le nouveau dirigeant voulait les tuer pour se dĂ©barrasser d'eux. Mais les Jardiniers qui venaient tout juste de rentrer de la Terre s'emparĂšrent de quelques femmes de leur propre taille et dĂ©collĂšrent Ă  nouveau pour l'Univers terrestre il existe beaucoup, beaucoup d'univers diffĂ©rents, tu sais, Lobsang. ArrivĂ©s au monde oĂč ils avaient dĂ©veloppĂ© des humains, ils Ă©tablirent leur propre empire, ils construisirent divers artefacts comme des pyramides grĂące auxquelles ils pouvaient maintenir une surveillance-radio sur tout ce qui s'approchait de la Terre. Les humains leur servaient d'esclaves et les Jardiniers n'avaient qu'Ă  savourer leur confort et Ă©mettre des ordres. Les hommes et les femmes — peut-ĂȘtre pourrions-nous les appeler super-hommes et super-femmes — se fatiguĂšrent de leurs propres partenaires et il y eut de nombreuses liaisons qui menĂšrent Ă  des querelles et Ă  toutes sortes de problĂšmes. C'est alors que, venant de l'espace et non dĂ©tectĂ© par les vigies des pyramides, un vaisseau spatial apparut. C'Ă©tait un immense vaisseau et il s'installa de maniĂšre Ă  ce que les gens puissent en sortir et commencer Ă  bĂątir des habitations. Les premiers occupants de la Terre furent contrariĂ©s par la prĂ©sence de ces autres hommes et femmes de l'espace et c'est ainsi que, d'une bataille de mots, ils en vinrent Ă  un vĂ©ritable combat. La dispute continua longtemps et les inventions les plus diaboliques apparurent. Finalement, les gens du grand vaisseau spatial n'en pouvant supporter davantage, dĂ©pĂȘchĂšrent un nombre de vaisseaux apparemment dĂ©jĂ  stockĂ©s en vue d'une telle Ă©ventualitĂ©, et larguĂšrent de terribles bombes partout oĂč vivaient les autres gens de l'espace. Ces bombes Ă©taient une forme trĂšs avancĂ©e de la bombe atomique et lorsqu'elles tombĂšrent, tout fut dĂ©cimĂ© Ă  des milles km Ă  la ronde. Une Ă©blouissante lumiĂšre pourpre s'Ă©leva alors de la terre et les hommes et les femmes de l'espace qui l'avaient provoquĂ©e regagnĂšrent le vaisseau spatial gĂ©ant et quittĂšrent les lieux. Pendant une centaine d'annĂ©es ou plus, il n'y eut pratiquement aucune forme de vie sur Terre dans les rĂ©gions bombardĂ©es, mais lorsque les effets des radiations commencĂšrent Ă  se dissiper, des gens se mirent Ă  sortir craintivement, se demandant ce qu'ils allaient dĂ©couvrir. Ils mirent bientĂŽt sur pied une sorte d'agriculture, utilisant des charrues en bois et autres instruments du genre. — Mais MaĂźtre, vous dites que le monde est vieux de plus de cinquante millions d'annĂ©es ; eh bien, il y a tellement de choses que je ne comprends pas du tout. Ces hommes-ci, par exemple, nous ne savons pas quel Ăąge ils ont, nous ne savons pas depuis combien de jours, de semaines, ou de siĂšcles, ils sont ici ; et comment est-il possible que la nourriture se soit conservĂ©e fraĂźche toutes ces annĂ©es ? Pourquoi ces hommes ne sont-ils pas tombĂ©s en poussiĂšre ? Le Lama se mit Ă  rire. — Nous sommes un peuple d'ignorants, Lobsang. Il y a eu sur cette Terre des gens autrement plus intelligents ; il y a eu de nombreuses civilisations, tu sais. Si tu prends ce livre, par exemple il me montrait un livre qui se trouvait sur une Ă©tagĂšre, tu y trouveras toutes sortes d'explications sur des pratiques mĂ©dicales et techniques chirurgicales totalement inconnues au Tibet. Et pourtant nous sommes parmi les premiers habitants de cette Terre. — Alors pourquoi notre pays se trouve-t-il Ă  si haute altitude ? repris-je. Pourquoi notre existence est-elle si pĂ©nible ? Certains de ces livres illustrĂ©s que vous avez rapportĂ©s de Katmandou montrent toutes sortes de choses, mais nous ignorons tout de ces choses, nous n'avons rien sur roues au Tibet. — Non. Il y a une vieille, trĂšs vieille prĂ©diction, rĂ©pondit le Lama, qui dit que lorsque le Tibet permettra que les roues soient introduites dans le pays, il sera alors conquis par une race trĂšs hostile. Cela s'est vĂ©rifiĂ© et je vais te prouver, jeune homme, que les anciens pouvaient rĂ©ellement prĂ©dire l'avenir car il y a ici des instruments permettant de voir non seulement dans le passĂ©, mais aussi dans le prĂ©sent et le futur. — Mais comment les choses peuvent-elles durer si longtemps ? Si on laisse les choses sans s'en occuper, eh bien, elles se dĂ©tĂ©riorent, elles tombent en morceaux, elles deviennent inutiles tout comme la Roue de PriĂšre que vous me montriez dans cette vieille lamaserie une belle piĂšce d'art corrodĂ©e et impossible Ă  dĂ©placer. Comment ces gens pouvaient empĂȘcher les choses de se dĂ©tĂ©riorer, comment pouvaient-ils fournir l'Ă©nergie nĂ©cessaire pour garder les choses en Ă©tat de marche ? Regardez la façon dont les lumiĂšres s'allument dĂšs que nous entrons dans une piĂšce ; nous n'avons rien de pareil. Nous utilisons des lampes Ă  beurre nausĂ©abondes ou des lanternes ; pourtant ici nous avons une lumiĂšre comparable Ă  celle du jour, et qui ne provient de nulle part. Rappelez-vous que vous m'avez montrĂ© dans un livre des images de machines qui fonctionnaient dans un champ magnĂ©tique et produisaient ce que vous avez appelĂ© Ă©lectricité’. Nous n'avons pas cela. Pourquoi sommes-nous si arriĂ©rĂ©s ? J'Ă©tais dĂ©concertĂ©. Le Lama garda le silence un certain temps puis me dit — Oui, il te faudra connaĂźtre toutes ces choses ; tu vas devenir le Lama le plus instruit qui se soit jamais vu au Tibet ; tu vas connaĂźtre le passĂ©, le prĂ©sent, et le futur. Dans cette chaĂźne-ci de montagnes il existe un certain nombre de ces cavernes qui, Ă  une Ă©poque, Ă©taient toutes reliĂ©es entre elles par des tunnels. Il Ă©tait possible de passer d'une caverne Ă  l'autre et d'avoir de la lumiĂšre et de l'air frais en tout temps, quel que soit l'endroit oĂč l'on se trouvait. Mais ce pays, le Tibet, Ă©tait jadis au bord de la mer et les gens vivaient dans les plaines ; celles-ci n'Ă©taient que trĂšs lĂ©gĂšrement vallonnĂ©es. Ces gens de cette Époque rĂ©volue disposaient de sources d'Ă©nergie qui nous sont tout Ă  fait inconnues. Mais il se produisit une terrifiante catastrophe, parce qu'au-delĂ  de notre terre les savants d'un pays appelĂ© Atlantide dĂ©clenchĂšrent une formidable explosion qui ruina ce monde. — Ruina ce monde ? dis-je. Mais notre pays se porte bien ; comment est-il ruinĂ© ? Comment le monde est-il ruinĂ© ? Le Lama se leva et alla chercher un livre. Il y avait une si grande quantitĂ© de livres ici, et il en choisit un pour me montrer certaines images. — Regarde, dit-il, ce monde Ă©tait jadis couvert de nuages. Le soleil ne se voyait jamais, et l'on ne soupçonnait pas l'existence des Ă©toiles. À cette Ă©poque, les gens vivaient des centaines d'annĂ©es ; ils ne mouraient pas aussitĂŽt qu'ils avaient appris quoi que ce soit comme c'est le cas aujourd'hui. Les gens meurent maintenant Ă  cause des radiations nĂ©fastes du soleil et parce que notre couverture protectrice de nuages a disparu ; par consĂ©quent, de dangereux rayons sont apparus qui ont saturĂ© le monde, provoquant toutes sortes de maladies, toutes sortes d'aberrations mentales. Le monde fut pris dans une tourmente, le monde se tordit sous l'impact de cette fantastique explosion. L'Atlantide qui se trouvait loin d'ici, de l'autre cĂŽtĂ© du monde, sombra dans l'ocĂ©an, et nous au Tibet — eh bien, notre terre fut projetĂ©e entre vingt-cinq et trente mille pieds 7 600 m / 9 000 m au-dessus du niveau de la mer. Les gens devinrent en moins bonne santĂ© et pendant longtemps, moururent, parce qu'il n'y avait pas assez d'oxygĂšne pour eux Ă  cette hauteur, et parce que nous Ă©tions plus prĂšs des cieux, lĂ  oĂč les radiations Ă©taient plus fortes. Il s'arrĂȘta un moment et frotta ses jambes qui le faisaient beaucoup souffrir. — Une partie de notre pays resta toutefois au niveau de la mer, reprit-il, et les gens lĂ -bas devinrent de plus en plus diffĂ©rents de nous, ils devinrent presque stupides dans leur mentalitĂ©, ils n'Ă©levĂšrent pas de temples, ils ne vĂ©nĂ©rĂšrent pas les Dieux, et mĂȘme maintenant ils se servent d'embarcations en peaux de bĂȘtes pour attraper des phoques, des poissons, et autres formes de vie. Ils tuent aussi beaucoup de ces immenses crĂ©atures dont la tĂȘte s'orne de cornes Ă©normes et ils en mangent la chair. Quand d'autres races arrivĂšrent, elles donnĂšrent Ă  ces gens de l'extrĂȘme-nord le nom d'Esquimaux. Notre partie du Tibet conserva les meilleures gens les prĂȘtres, les sages et les docteurs de grandes renommĂ©es, tandis que celle qui se sĂ©para pour sombrer dans la mer, ou du moins rester Ă  son niveau, hĂ©bergea ceux de moindres mentalitĂ©s les travailleurs ordinaires, les gens ordinaires, les bĂ»cherons et les porteurs d'eau. Ils demeurĂšrent presque dans le mĂȘme Ă©tat pendant plus d'un million d'annĂ©es. Ils en sortirent progressivement et se mirent Ă  gagner leur vie sur la surface de la Terre. Ils installĂšrent de petites fermes et en une centaine d'annĂ©es environ, les choses prirent une tournure normale. — Mais avant de t'en dire davantage, poursuivit le Lama, je voudrais que tu regardes mes jambes ; elles me font trĂšs mal et j'ai trouvĂ© un ouvrage mĂ©dical ici qui parle de blessures qui ressemblent Ă  la mienne. J'arrive Ă  en lire assez pour savoir que je souffre d'une infection. Je le regardai, trĂšs Ă©tonnĂ©, me demandant ce que moi, un chela ordinaire, je pouvais faire pour un si grand homme ? Mais je retirai nĂ©anmoins les chiffons enveloppant ses jambes et reculai devant ce que je vis. Les jambes Ă©taient couvertes de pus et la chair paraissait vraiment trĂšs, trĂšs infectĂ©e. En plus, sous les genoux, les jambes Ă©taient trĂšs enflĂ©es. — Maintenant, il te faut suivre exactement mes instructions. Tout d'abord il nous faut quelque chose pour dĂ©sinfecter ces jambes. Heureusement, tout ici est en bon Ă©tat, et sur cette Ă©tagĂšre — m'indiquant l'endroit du doigt — tu vas trouver un flacon avec une inscription sur le verre. Je pense que c'est le troisiĂšme Ă  partir de la gauche sur la deuxiĂšme Ă©tagĂšre du bas. Apporte-le et je te dirai si c'est le bon. ObĂ©issant, je me dirigeai vers les Ă©tagĂšres et je fis coulisser une porte qui me sembla ĂȘtre en verre. Maintenant, je ne connaissais pas grand-chose au verre car il y en avait trĂšs, trĂšs peu au Tibet. Nos fenĂȘtres pouvaient ĂȘtre tendues de papier imbibĂ© d'huile pour les rendre translucides et laisser pĂ©nĂ©trer un peu de lumiĂšre dans les piĂšces, mais la plupart des gens n'avaient pas de fenĂȘtres Ă  leur demeure parce qu'ils ne pouvaient s'offrir le coĂ»t du transport du verre Ă  travers les montagnes, du verre qui devait ĂȘtre achetĂ© en Inde. Je fis donc coulisser la vitrine et examinai les bouteilles. J'en trouvai une qui me sembla ĂȘtre celle que voulait le Lama et la lui apportai. Il la regarda et lut le mode d'emploi. AprĂšs quoi il me dit — Apporte-moi ce grand rĂ©cipient retournĂ© que tu vois lĂ  sur le cĂŽtĂ©. D'abord, lave-le bien. N'oublie pas que nous avons une quantitĂ© d'eau illimitĂ©e et donc, lave-le bien, puis mets-y environ trois bols d'eau. Je lavai donc minutieusement le rĂ©cipient qui Ă©tait dĂ©jĂ  impeccable, puis y versai ce que je supposai Ă©quivaloir Ă  trois bols d'eau, et lui apportai le tout. À ma profonde stupĂ©faction, il fit quelque chose Ă  la bouteille et l'extrĂ©mitĂ© s'en dĂ©tacha ! — Oh ! vous l'avez cassĂ©e, m'Ă©criai-je. Est-ce que j'essaie d'en trouver une qui soit vide ? — Lobsang, Lobsang, dit le Lama, tu me fais vraiment rire. S'il y a quelque chose dans cette bouteille, c'est qu'il doit y avoir un moyen de l'y mettre puis de l'en retirer. Ceci est tout simplement un bouchon. Je vais l'utiliser Ă  l'envers et il va me servir Ă  mesurer. Peux-tu voir ? Je regardai le bouchon qu'il tenait Ă  l'envers et oui, je pouvais voir qu'il s'agissait d'une sorte d'instrument Ă  mesurer parce qu'il y avait des marques de haut en bas. — Il va nous falloir maintenant du tissu, reprit mon guide ; ouvre ce placard, je vais te dire quel paquet prendre. La porte n'Ă©tait pas en verre, elle n'Ă©tait pas en bois, plutĂŽt quelque chose entre les deux, mais je l'ouvris et vis une quantitĂ© de paquets en une rangĂ©e ordonnĂ©e. — Apporte-moi le bleu, dit le Lama, et Ă  droite il y a en a un blanc ; apporte-le-moi Ă©galement. Et puis va au robinet te laver les mains, ajouta-t-il aprĂšs m'avoir examinĂ©. PrĂšs du robinet tu verras un bloc de matiĂšre blanche. Mouille-toi les mains, mouille ensuite ce bloc et frotte tes mains avec, en prenant bien soin de nettoyer tes ongles. Je fis tout cela et trouvai trĂšs intĂ©ressant de voir ma peau s'Ă©claircir Ă  mesure que je frottais. C'Ă©tait comme voir un Noir pour la premiĂšre fois et dĂ©couvrir les paumes roses de ses mains. Maintenant mes mains Ă©taient presque roses et j'allais les essuyer sur ma robe lorsque le Lama s'exclama — ArrĂȘte ! Il pointa quelque chose qu'il avait sorti du paquet blanc. — Essuie-toi avec ça et ne touche surtout pas Ă  ta vieille robe sale aprĂšs l'avoir fait. Il faut que tes mains soient impeccables pour faire ce travail. C'Ă©tait vraiment intĂ©ressant parce qu'il avait Ă©tendu par terre une sorte de tissu et avait posĂ© dessus divers objets une cuvette, quelque chose qui ressemblait Ă  une petite pelle et un autre objet qui ne me disait rien du tout car je n'avais encore jamais vu pareille chose, mais c'Ă©tait un tube de verre, semblait-il, avec des marques ; Ă  une extrĂ©mitĂ© il semblait y avoir une aiguille en acier, tandis qu'Ă  l'autre bout il y avait un bouton. Dans le tube, qui Ă©tait Ă©videmment creux, il y avait un liquide de couleur qui faisait des bulles et scintillait. — Maintenant, Ă©coute-moi attentivement, dit le Lama. Il te faut nettoyer la chair jusqu'Ă  l'os. Nous avons ici le fruit d'une science vraiment merveilleuse, trĂšs avancĂ©e, et nous allons en faire pleinement usage. Prends cette seringue, sors-en l'extrĂ©mitĂ© du tube — attends je vais le faire pour toi — maintenant tu enfonces l'aiguille dans ma jambe, lĂ  oĂč je mets mon doigt. Cela va insensibiliser ma jambe, parce que sinon je m'Ă©vanouirai probablement d'une douleur intolĂ©rable. Allez, vas-y ! Je pris l'objet qu'il avait appelĂ© une seringue, levai un regard vers lui, et frĂ©mis. — Non, non, je ne peux pas ; j'ai trop peur de vous faire du mal. — Lobsang, tu vas bientĂŽt ĂȘtre un lama-mĂ©decin et parfois tu seras obligĂ© de faire mal aux gens pour les guĂ©rir. Allez, fais ce que je te dis et enfonce l'aiguille complĂštement. Je te dirai si ça fait trop mal. Je repris donc l'instrument et crus que j'allais dĂ©faillir, mais — eh bien — un ordre est un ordre. Je tins la seringue le plus bas possible en l'approchant de la peau et je fermai les yeux tandis que je plantai l'aiguille d'un coup sec. Il n'y eut aucun son de la part du Lama, aussi j'ouvris les yeux et le trouvai en train de me sourire ! — Lobsang, tu as fait du beau travail, je n'ai rien ressenti. Tu seras un excellent lama-mĂ©decin. Je le regardai suspicieusement croyant qu'il se moquait de moi, mais Ă  son expression je vis qu'il Ă©tait parfaitement sincĂšre. — Maintenant, poursuivit-il, nous lui avons donnĂ© suffisamment de temps et cette jambe est insensibilisĂ©e ; je ne ressentirai donc pas de douleur. Je veux que tu prennes ces choses — qu'on appelle des pinces, soit dit en passant — et je veux que tu verses un peu de ce liquide dans un bol et nettoies soigneusement ma jambe en partant du haut, vers le bas — non pas en remontant, mais seulement en descendant. Tu peux appuyer fermement et tu vas t'apercevoir que le pus va sortir en amas. Eh bien, lorsqu'il y en aura trop par terre il faudra que tu m'aides Ă  me dĂ©placer vers un endroit plus propre. Je pris la chose qu'il avait appelĂ©e une pince et constatai que je pouvais saisir un gros morceau de coton. Je le trempai soigneusement dans le bol et essuyai ses jambes. C'Ă©tait incroyable, absolument incroyable de voir comment le pus et le sang sĂ©chĂ© sortaient des blessures. Je rĂ©ussis Ă  bien nettoyer une premiĂšre jambe, l'os Ă©tait propre et la chair Ă©tait propre. — Voici une poudre, dit alors le Lama. Je veux que tu la fasses pĂ©nĂ©trer Ă  l'intĂ©rieur des plaies pour qu'elle aille jusqu'Ă  l'os. Elle va dĂ©sinfecter et empĂȘcher que ne se reforme du pus. Quand tu auras fait cela, tu devras me panser la jambe avec un bandage de ce paquet bleu. Je continuai donc Ă  nettoyer, nettoyer, nettoyer, saupoudrer en faisant pĂ©nĂ©trer cette poudre blanche, puis j'enveloppai la jambe dans une espĂšce de gaine en plastique aprĂšs l'avoir bandĂ©e en prenant garde de ne pas trop serrer. Quand j'eus terminĂ© j'Ă©tais en sueur, mais le Lama semblait aller beaucoup mieux. AprĂšs avoir fait une jambe, je fis l'autre, et le Lama dit alors — Tu ferais bien de me donner un stimulant, Lobsang. Sur cette Ă©tagĂšre tu vas voir une boĂźte d'ampoules. Donne-m'en une. Tu vois ce bout pointu ? Casse-le d'un mouvement brusque et pique-le contre ma peau, n'importe oĂč. C'est ce que je fis, puis aprĂšs avoir nettoyĂ© tout le pus et les saletĂ©s, je m'effondrai, endormi. Chapitre Trois — BontĂ© divine ! Le soleil est tellement chaud ; je ferais mieux de me mettre Ă  l'ombre, me dis-je. Puis je m'assis, ouvris les yeux, et regardai autour de moi, complĂštement stupĂ©fait. OĂč Ă©tais-je ? Qu'est-ce qui s'Ă©tait passĂ© ? C'est en apercevant le Lama Mingyar Dondup que tout me revint, moi qui avais cru que cela n'avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© qu'un rĂȘve. Il n'y avait pas de soleil, l'endroit Ă©tait Ă©clairĂ© par quelque chose qui ressemblait Ă  la lumiĂšre du soleil passant Ă  travers des murs de verre. — Tu as l'air tout Ă  fait Ă©tonnĂ©, Lobsang, me dit le Lama. J'espĂšre que tu as bien dormi. — Oui, MaĂźtre, rĂ©pondis-je, mais je suis de plus en plus perplexe ; plus les choses me sont expliquĂ©es et plus je suis dĂ©concertĂ©. Par exemple, cette lumiĂšre qui vient de quelque part n'a pu ĂȘtre emmagasinĂ©e pendant un million d'annĂ©es et briller ensuite aussi vivement que le soleil lui-mĂȘme. — Il y a beaucoup de choses que tu devras apprendre, Lobsang ; tu es un peu jeune encore, mais puisque nous sommes dans ces lieux, je vais t'en dire un peu. Les Jardiniers de la Terre voulaient des endroits secrets afin de pouvoir venir sur Terre Ă  l'insu des Terriens, et c'est ainsi que lorsque ceci n'Ă©tait qu'un rocher de faible hauteur en saillie au-dessus du sol, ils percĂšrent la roche vivante au moyen de ce qu'on appellera plus tard des torches atomiques. Elles faisaient fondre la roche, et une grande partie de la surface grise vue Ă  l'extĂ©rieur est de la vapeur provenant de la roche fondue. Puis, quand la caverne fut percĂ©e aux dimensions voulues, on la laissa se refroidir et elle se refroidit en laissant une surface aussi lisse que du verre. — AprĂšs avoir fait cette immense caverne dans laquelle pourrait tenir le Potala tout entier, ils firent certaines recherches et creusĂšrent ensuite des tunnels le long de cette chaĂźne montagneuse qui, Ă  cette Ă©poque, Ă©tait presque entiĂšrement recouverte de terre. Il Ă©tait possible de parcourir environ deux cent cinquante milles 400 km Ă  travers ces tunnels, d'une caverne Ă  l'autre. — Puis il y eut cette puissante explosion qui secoua la Terre sur son axe, et certains endroits furent submergĂ©s tandis que d'autres furent soulevĂ©s. Nous avons eu la chance que cette basse colline devienne une chaĂźne de montagnes. J'en ai vu des images et je vais te les montrer. Mais, bien sĂ»r, en raison des mouvements de la Terre l'alignement de certains tunnels se trouva grandement perturbĂ© et il devint impossible de parcourir toute la longueur comme auparavant. Il n'est dĂ©sormais possible de visiter que deux ou trois cavernes avant d'Ă©merger Ă  l'extĂ©rieur de la chaĂźne de montagnes, puis marcher un peu pour nous rendre lĂ  oĂč nous savons que le tunnel continue. Le temps n'a pas la moindre importance pour nous, comme tu le sais, et je suis donc l'un de ceux qui ont visitĂ© environ une centaine de ces endroits et j'ai vu de trĂšs nombreuses choses Ă©tranges. — Mais, MaĂźtre, interrompis-je, comment ces choses peuvent-elles continuer Ă  fonctionner aprĂšs environ un million d'annĂ©es ? Peu importe la chose, mĂȘme une Roue de PriĂšres, elle se dĂ©tĂ©riore avec le temps et l'usage et pourtant, ici, nous nous trouvons dans une lumiĂšre probablement plus claire que celle de l'extĂ©rieur. Je n'y comprends rien du tout. Le Lama soupira et dit — Mangeons d'abord quelque chose, Lobsang ; nous allons devoir passer plusieurs jours ici et un changement d'alimentation serait le bienvenu. Va dans cette petite piĂšce il pointa l'endroit, rapporte quelques-unes de ces boĂźtes sur lesquelles il y a des images, et nous aurons alors une idĂ©e de la façon dont les gens vivaient il y a trĂšs, trĂšs longtemps. Je me levai et sentis ce que je devais faire en tout premier lieu. — Honorable Lama, dis-je, puis-je vous aider Ă  satisfaire vos besoins naturels ? — Merci beaucoup, Lobsang, rĂ©pondit-il dans un sourire, c'est dĂ©jĂ  fait. Il y a un petit endroit dans le coin lĂ -bas, et dans le plancher tu y trouveras un trou trĂšs commode. Installe-toi au-dessus de ce trou et laisse la Nature suivre son cours ! J'allai dans la direction qu'il m'avait indiquĂ©e, trouvai le trou en question et l'utilisai. Les murs de la piĂšce Ă©taient lisses comme du verre, mais le sol avait une surface matte, si bien que l'on ne pouvait craindre de glisser. Une fois ces besoins satisfaits, je pensai de nouveau Ă  la nourriture et me rendis donc dans la piĂšce situĂ©e Ă  l'autre bout. Je commençai par me laver soigneusement les mains, parce que c'Ă©tait un tel luxe de tourner une barre de mĂ©tal et de voir jaillir de l'eau. AprĂšs m'ĂȘtre lavĂ© les mains Ă  fond je fermai le robinet et sentis alors un courant d'air chaud venant d'un trou dans le mur. C'Ă©tait un trou de forme rectangulaire et il me vint Ă  l'idĂ©e que mes mains sĂ©cheraient rapidement si je les mettais dans ce trou rectangulaire ; c'est ce que je fis et pensai que c'Ă©tait lĂ  le meilleur nettoyage que j'aie jamais eu. AprĂšs cette eau si agrĂ©able, pendant que je gardais mes mains dans le trou, la chaleur fut subitement coupĂ©e. Je supposai que ceux qui avaient conçu ce systĂšme avaient dĂ» calculer le temps moyen qu'il fallait pour se sĂ©cher les mains. J'allai ensuite au placard, en ouvris les portes, et regardai avec ahurissement la sĂ©rie de contenants. Il y en avait de toutes les sortes avec des images, et ces images Ă©taient si Ă©tranges qu'elles n'avaient aucun sens pour moi. Par exemple, une chose rouge avec de grosses pinces qui ressemblait Ă  un monstre fĂ©roce et quelque chose, pensai-je, comme un perce-oreille Insecte inoffensif dont l'abdomen porte une sorte de pince — NdT. Puis il y avait d'autres images qui montraient ce qui avait l'air d'araignĂ©es vĂȘtues d'une armure rouge. Eh bien, je passai outre Ă  ces choses et en choisis plutĂŽt certaines qui contenaient de toute Ă©vidence des fruits de quelque sorte. Il y en avait des rouges, des verts et d'autres qui Ă©taient jaunes, et ils semblaient tous appĂ©tissants. J'en pris donc autant que je pouvais en transporter, puis je vis un chariot dans un coin. J'y dĂ©posai tous ces contenants et tirai le tout pour rejoindre le Lama Mingyar Dondup. Il rit de bon cƓur en voyant comment je m'Ă©tais organisĂ©, et demanda — Et comment as-tu aimĂ© cette façon de te laver les mains ? As-tu aimĂ© la mĂ©thode de sĂ©chage ? Imagine, tout cela est ici depuis quelques millions d'annĂ©es et continue de fonctionner, parce que l'atome qui alimente tout cet Ă©quipement est virtuellement indestructible, et lorsque nous partirons tout va en venir Ă  un soupir, toute l'Ă©nergie sera stockĂ©e Ă  nouveau et attendra la venue d'Ă©ventuels visiteurs. Les lumiĂšres alors se rallumeront — les lumiĂšres, en fait, sont quelque chose qui dĂ©passe ton entendement parce que derriĂšre la surface de verre se trouve une substance chimique qui rĂ©pond Ă  une certaine impulsion en produisant de la lumiĂšre froide. Mais voyons ce que tu as apportĂ©. Je lui passai les choses, une par une, et il choisit quatre contenants en disant — Je pense que cela nous suffira pour l'instant, mais nous aurons besoin de quelque chose Ă  boire. Dans l'armoire au-dessus du robinet tu trouveras des rĂ©cipients ; remplis-en deux avec de l'eau, et dans le bas de l'armoire tu trouveras un autre rĂ©cipient contenant des pastilles. Rapporte une de ces pastilles et nous aurons de l'eau d'une saveur diffĂ©rente. Je retournai dans la — eh bien — cuisine, et trouvai les contenants tels que dĂ©crits, les remplis d'eau, et les rapportai au Lama. J'y retournai et choisis un tube contenant de drĂŽles de petits comprimĂ©s qui Ă©taient de couleur orange. Je revins auprĂšs du Lama qui fit quelque chose Ă  l'extrĂ©mitĂ© du tube d'oĂč sortit une pastille qui tomba directement dans le verre d'eau. Il rĂ©pĂ©ta la performance et une autre pastille se retrouva dans l'autre verre d'eau. Il porta alors l'un des contenants Ă  ses lĂšvres et but avec dĂ©lice. Je suivis douteusement son exemple, et fus surpris et ravi de l'agrĂ©able saveur. — Mangeons quelque chose avant de boire un peu plus, dit le Lama. Il prit l'un des contenants ronds et tira sur un petit anneau. Il y eut un sifflement d'air. DĂšs que le sifflement s'arrĂȘta, il tira plus fort sur l'anneau et tout le dessus du contenant se dĂ©tacha. À l'intĂ©rieur il y avait des fruits. Il les renifla soigneusement, puis en prit un et le mit dans sa bouche. — Eh oui, ils se sont parfaitement bien conservĂ©s, ils sont absolument frais. Je vais t'en ouvrir une boĂźte ; choisis celle que tu prĂ©fĂšres et donne-la-moi. Je regardai le tout ; il y avait des fruits noirs avec des petits boutons partout, et c'est ceux-lĂ  que je choisis. Il tira sur un anneau et de nouveau le sifflement d'air se fit entendre. Il tira plus fort et le dessus au complet se dĂ©tacha. Mais lĂ , il y avait un problĂšme ces choses Ă  l'intĂ©rieur Ă©taient petites et elles Ă©taient dans un liquide. Le Lama dit alors — Il va nous falloir ĂȘtre plus civilisĂ©s. Retourne dans la cuisine et dans l'un des tiroirs tu vas trouver des objets de mĂ©tal avec un fond bombĂ© Ă  une extrĂ©mitĂ© et qui ont un manche. Apportes-en deux, un pour toi et un pour moi. À propos, ils sont en mĂ©tal et de couleur argentĂ©e. Je repartis et revins bientĂŽt avec ces Ă©tranges morceaux de mĂ©tal. — MaĂźtre, il y avait lĂ  d'autres objets Ă©tranges, certains avec des pointes au bout et d'autres avec une lame, dis-je. — Ce sont des fourchettes et des couteaux, Lobsang. Nous nous en servirons plus tard. Ce que tu as apportĂ© c'est une cuillĂšre. En en plongeant l'extrĂ©mitĂ© dans la boĂźte tu vas pouvoir recueillir les fruits en mĂȘme temps que le jus et ce sans te salir. Il me montra comment faire en puisant dans son propre contenant, et je suivis son exemple en mettant la chose de mĂ©tal dans la boĂźte pour puiser une petite quantitĂ© de la substance. Je voulais tout d'abord goĂ»ter un peu car je n'avais jamais rien vu de tel auparavant. — Ah ! Cela glissa dans ma gorge et me donna un sentiment de grande satisfaction. Je n'avais pas rĂ©alisĂ© Ă  quel point j'avais faim. Je vidai mon contenant rapidement. Le Lama Mingyar Dondup fut encore plus rapide que moi. — Nous ferions mieux d'y aller doucement, Lobsang, car nous n'avons pas pris de nourriture depuis un bon moment. Puis il ajouta — Je ne me sens pas capable d'aller et venir, Lobsang, aussi je te suggĂšre de faire le tour des diffĂ©rents compartiments parce que nous voulons en savoir le plus possible. DĂ©terminĂ©, je sortis de la grande piĂšce et constatai qu'il y avait quantitĂ© d'autres salles. Je pĂ©nĂ©trai dans l'une d'elles, les lumiĂšres s'allumĂšrent et l'endroit sembla plein de machines qui Ă©tincelaient comme si elles avaient Ă©tĂ© installĂ©es le jour mĂȘme. Je m'avançai, presque effrayĂ© de toucher Ă  quoi que ce soit, mais je tombai alors tout Ă  fait par hasard sur une machine montrant une image. On y voyait des boutons que l'on pressait et c'Ă©tait une image en mouvement qui montrait une sorte de chaise et un homme d'Ă©trange apparence qui en aidait un autre Ă  l'apparence plus Ă©trange encore, Ă  s'y asseoir. Et alors, l'homme qui aidait se saisit de deux poignĂ©es et je le vis tourner celle de droite la chaise se souleva de plusieurs pouces cm. Ensuite l'image changea et je vis la chaise se promener d'un appareil Ă  l'autre... et c'est alors que je m'aperçus qu'elle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment derriĂšre moi. Je me retournai si vite que je butai dessus et tombai face la premiĂšre. Mon nez me donna l'impression d'avoir Ă©tĂ© arrachĂ© et il Ă©tait tout mouillĂ© ; je compris que je m'Ă©tais blessĂ© et qu'il saignait. Je poussai la chaise devant moi et me prĂ©cipitai vers le Lama. — Oh, MaĂźtre, j'ai trĂ©buchĂ© sur cette innommable chaise et j'ai maintenant besoin de quelque chose pour essuyer ma figure en sang. Je me dirigeai vers une boĂźte et dĂ©ballai l'un des rouleaux bleus. Il y avait ce drĂŽle de truc blanc Ă  l'intĂ©rieur, comme un tas de coton enveloppĂ© ensemble. AprĂšs l'avoir appliquĂ© sur mes narines pendant plusieurs minutes, le saignement s'arrĂȘta, et je jetai cet amas de coton ensanglantĂ© dans un rĂ©cipient vide qui se trouvait lĂ  ; quelque chose me poussa Ă  regarder dedans. Je fus stupĂ©fait de constater que le matĂ©riel avait simplement disparu, non pas cachĂ© dans l'obscuritĂ© ou autre chose comme cela, mais tout simplement disparu. J'allai donc Ă  l'endroit oĂč j'avais jetĂ© tout le pus et le reste des dĂ©chets, et en utilisant un morceau de mĂ©tal plat avec un manche en bois, je ramassai autant que je pus en une seule fois et versai le tout dans le conteneur Ă  ordures, oĂč tout disparut. Je me rendis ensuite au coin que nous avions utilisĂ© pour rĂ©pondre aux besoins de la Nature, ramassai tout ce qu'il y avait lĂ  pour le jeter dans le conteneur. Le tout disparut immĂ©diatement et le conteneur demeura brillant et comme neuf. — Lobsang, je pense que le conteneur devrait s'ajuster dans ce trou que nous avons utilisĂ© ; pourrais-tu vĂ©rifier si c'est le cas ? J'y traĂźnai la chose et — oui — elle s'ajustait parfaitement dans ce trou, et c'est ainsi que je la laissai lĂ , prĂȘte pour un usage immĂ©diat ! — MaĂźtre, MaĂźtre, dis-je avec grand enthousiasme, si vous vous asseyez dans cette chaise, je peux vous emmener et vous montrer des choses merveilleuses. Le Lama se leva avec prĂ©caution et je glissai la chaise sous lui. Je tournai alors la poignĂ©e comme je l'avais vu faire sur l'image en mouvement, et la chaise s'Ă©leva d'environ un pied 30 cm dans les airs, exactement Ă  la bonne hauteur pour me permettre de tenir les poignĂ©es et diriger la chose. C'est ainsi qu'avec le Lama Mingyar Dondup dans ce que j'appelai un fauteuil roulant mais qui dĂ©pendait de toute Ă©vidence de la lĂ©vitation et non de roues, nous reprĂźmes le chemin de cette salle des machines. — Je pense que c'Ă©tait leur salle de divertissement, Lobsang, dĂ©clara le Lama. Toutes ces choses sont pour jouer Ă  des jeux. Jetons un coup d'Ɠil Ă  cette boĂźte prĂšs de l'entrĂ©e. Je fis donc demi-tour et ramenai la chaise Ă  l'entrĂ©e, puis je la poussai tout contre la machine qui m'avait montrĂ© comment ladite chaise fonctionnait. De nouveau je pressai un bouton et vis une image en mouvement. Chose incroyable, elle montrait le Lama Mingyar Dondup s'asseyant dans la chaise et moi le poussant dans cette piĂšce. Puis, aprĂšs nous ĂȘtre dĂ©placĂ©s quelque peu, le Lama dit quelque chose qui nous fit faire demi-tour et revenir Ă  cette machine. Nous vĂźmes tout ce qui venait tout juste de se produire. L'image changea alors, montrant diverses machines et donnant des instructions en images de ce qu'elles Ă©taient. Au centre de la piĂšce se trouvait une machine qui, si on appuyait sur un bouton, dĂ©versait sur un plateau quantitĂ© de petits objets multicolores, et c'est lĂ  que nous nous dirigeĂąmes. Le Lama appuya sur le bouton indiquĂ©, et avec un cliquetis mĂ©tallique des choses rondes dĂ©gringolĂšrent d'une chute pour tomber dans un petit plateau au-dessous. AprĂšs les avoir examinĂ©es et essayĂ© de les casser, j'avisai sur le cĂŽtĂ© de la machine un plat que surmontait une lame incurvĂ©e. Je mis quelques-unes de ces choses rondes dans le rĂ©cipient et abaissai une poignĂ©e — craintif et tremblant — pour voir ce qui allait se passer. Les choses furent bientĂŽt coupĂ©es en deux et Ă  l'intĂ©rieur il semblait y avoir une substance molle. Comme je suis toujours plus ou moins en train de penser Ă  la nourriture, je touchai l'intĂ©rieur de l'une d'elles, puis y passai ma langue. Sublime ! Je n'avais jamais rien mangĂ© d'aussi bon. — MaĂźtre, m'Ă©criai-je, il faut que vous goĂ»tiez Ă  cela ! Je le ramenai prĂšs de la machine pour qu'il appuyĂąt Ă  nouveau sur le bouton et il en sortit une plus grande quantitĂ© de ces choses. J'en pris une, la mis dans ma bouche et j'eus l'impression que c'Ă©tait un caillou. Au bout d'un moment, toutefois, la coquille extĂ©rieure de la chose devint molle et la pression continuelle de ma mĂąchoire pĂ©nĂ©tra la surface ; j'eus alors la plus agrĂ©able des sensations. Chaque couleur avait une saveur diffĂ©rente. Je n'avais pas la moindre idĂ©e de ce que c'Ă©tait, et le Lama vit que je m'y perdais. — J'ai Ă©normĂ©ment voyagĂ©, tu sais, Lobsang, et dans une ville Occidentale j'ai vu une machine semblable qui contenait des bonbons tout comme ceux-ci. Mais dans cette ville Occidentale, il fallait y mettre de l'argent. On mettait une piĂšce de monnaie dans une fente et toute une quantitĂ© de ces boules se dĂ©versaient. Il y avait d'autres machines du genre qui fournissaient diffĂ©rentes choses. Il y en avait une qui m'attira tout particuliĂšrement car elle contenait une substance appelĂ©e chocolat. Je dois avouer que je serais incapable de t'Ă©crire ce mot. Oh ! Oh ! ajouta-t-il, le voici c'est ce qui est Ă©crit ici, avec six autres mots. Je suppose que chacun reprĂ©sente une langue diffĂ©rente. Mais voyons si elle fonctionne. Il s'approcha de la machine et appuya fermement sur un bouton ; il y eut une lĂ©gĂšre secousse et bientĂŽt un battant s'ouvrit en rĂ©vĂ©lant toute une rĂ©serve de bonbons au chocolat et autres friandises. Nous n'avions plus qu'Ă  nous servir ! Nous en mangeĂąmes jusqu'Ă  nous rendre malades. Je pensais que j'allais en mourir et dus aller dans ce fameux cabinet rejeter ce que je venais d'avaler. Le Lama Mingyar Dondup, abandonnĂ© dans son fauteuil, m'appela ensuite d'urgence pour que je le conduise au mĂȘme endroit, et nous jetterons simplement un voile sur le reste de cette expĂ©rience. AprĂšs avoir rĂ©cupĂ©rĂ© dans une large mesure, nous discutĂąmes de la question et en arrivĂąmes Ă  la conclusion que notre gourmandise nous avait incitĂ©s Ă  trop manger un aliment Ă©trange, et nous passĂąmes alors dans une autre piĂšce qui avait dĂ» ĂȘtre un atelier de rĂ©paration. Il y avait toutes sortes de machines trĂšs Ă©tranges, et je reconnus un tour Ă  bois. Le DalaĂŻ-Lama en avait un dans l'un de ses entrepĂŽts ; il lui avait Ă©tĂ© offert par un pays amical qui dĂ©sirait se montrer plus amical encore. Personne, Ă©videmment, ne savait s'en servir, mais je m'Ă©tais faufilĂ© dans la piĂšce Ă  maintes reprises et avais fini par comprendre ce que c'Ă©tait. Il s'agissait d'un tour Ă  pĂ©dales. Assis sur un siĂšge en bois, on utilisait ses pieds pour actionner deux pĂ©dales de haut en bas. Celles-ci faisaient tourner une roue et quand on plaçait, disons, une piĂšce de bois entre ce qui Ă©tait marquĂ© poupĂ©e’ et contre-poupĂ©e’ partie fixe et partie mobile — NdT, on pouvait sculpter le bois et faire des tiges absolument droites. Il m'Ă©tait difficile de comprendre Ă  quoi ce tour-ci pouvait servir, mais je dĂ©cidai de prendre nos bĂątons pour les lisser, et ce fut beaucoup plus plaisant d'avoir des bĂątons de marche qui avaient acquis un aspect, disons, professionnel. Nous nous approchĂąmes ensuite de quelque chose qui ressemblait Ă  un foyer. Il y avait aussi des chalumeaux et toutes sortes d'objets en rapport avec le feu. Comme d'habitude nous fĂźmes divers essais et dĂ©couvrĂźmes que nous pouvions rĂ©unir des piĂšces mĂ©talliques en les faisant fondre. AprĂšs plusieurs tentatives nos rĂ©sultats devinrent trĂšs satisfaisants, mais le Lama finit par dire — Allons jeter un coup d'Ɠil ailleurs, Lobsang ; il y a des choses merveilleuses ici, n'est-ce pas ? Je tournai donc de nouveau la manette et la chaise s'Ă©leva d'environ deux pieds 60 cm. Je la poussai hors de la salle des machines et entrai dans une piĂšce juste en face d'un grand espace. Il y avait lĂ  un vĂ©ritable mystĂšre. Il y avait un certain nombre de tables, des tables en mĂ©tal, avec d'Ă©normes bols au-dessus. Cela nous Ă©tait incomprĂ©hensible, mais dans une piĂšce attenante, nous dĂ©couvrĂźmes un renfoncement dans le sol et, sur le mur juste au-dessus, des instructions sur la façon d'utiliser la chose. Heureusement, il y avait Ă©galement des images montrant comment faire, aussi nous nous assĂźmes sur le bord du bassin vide et j'enlevai au Lama ses pansements. Je l'aidai ensuite Ă  se mettre debout et aussitĂŽt qu'il se trouva au centre du bassin, il commença Ă  se remplir d'une solution de vapeur ! — Lobsang, Lobsang, ceci va guĂ©rir mes jambes. Je peux lire certains des mots Ă©crits sur le mur, et si je n'y arrive pas dans une langue, je le peux dans une autre. Il s'agit de quelque chose qui rĂ©gĂ©nĂšre les tissus. — Mais MaĂźtre, dis-je, comment est-ce possible que cela guĂ©risse vos jambes, et comment se fait-il que vous en sachiez autant sur ces langues ? — Oh, c'est trĂšs simple, rĂ©pondit-il, j'ai Ă©tudiĂ© ce genre de choses toute ma vie. J'ai Ă©normĂ©ment voyagĂ© Ă  travers le monde et j'ai appris diffĂ©rentes langues. Tu as dĂ» remarquer que j'ai toujours des livres avec moi ; je passe tout mon temps libre Ă  les lire afin d'apprendre. Maintenant, cette langue il pointa l'Ă©criture sur le mur est ce qu'on appelle le sumĂ©rien, et c'est elle qui Ă©tait la langue principale de l'une des Atlantides. — Les Atlantides ? demandai-je. N'y avait-il pas un seul endroit appelĂ© Atlantide ? Le Lama eut un bon rire jovial et rĂ©pondit — Non, Non, Lobsang, il n'y a pas un endroit prĂ©cis qui s'appelle l'Atlantide ; c'est un terme gĂ©nĂ©rique pour les nombreuses terres qui ont sombrĂ© dans l'ocĂ©an et dont toute trace a Ă©tĂ© perdue. — Oh ! dis-je, je croyais que c'Ă©tait un pays oĂč l'on Ă©tait arrivĂ© Ă  un niveau de civilisation tel que nous autres, Ă  cĂŽtĂ©, Ă©tions de vĂ©ritables ignorants, et maintenant vous me dites qu'il n'y avait pas d'Atlantide spĂ©cifique. Il m'interrompit en disant — Il y a une si grande confusion Ă  ce sujet et les scientifiques du monde ne vont pas croire la vĂ©ritĂ©. La vĂ©ritĂ© est celle-ci il fut un temps oĂč ce monde n'avait qu'une seule masse de terre. Le reste Ă©tait de l'eau, et finalement, sous l'effet des vibrations terrestres comme celles produites par les tremblements de terre, l'unique masse de terre fut morcelĂ©e en Ăźles, et l'on donna le nom de continents aux trĂšs grandes Ăźles. Elles dĂ©rivĂšrent progressivement de sorte que, dans beaucoup d'entre elles, les gens oubliĂšrent la Vieille Langue, et ils utilisĂšrent leur propre dialecte familial comme langue courante. Jadis, il n'y avait pas de langue parlĂ©e car tout le monde communiquait par tĂ©lĂ©pathie, mais certains individus malveillants prirent avantage du fait de connaĂźtre ce que chacun communiquait aux autres, et c'est ainsi qu'il devint coutumier que les chefs des communautĂ©s Ă©laborent des langues qu'ils utilisaient quand ils ne voulaient pas se servir de la tĂ©lĂ©pathie que n'importe qui pouvait capter. Avec le temps, le langage devint de plus en plus utilisĂ©, et l'art de la tĂ©lĂ©pathie se perdit, sauf pour quelques personnes comme certains d'entre nous au Tibet. Nous pouvons communiquer par la pensĂ©e. J'ai, pour te donner un exemple, Ă©tabli le contact avec un ami du Chakpori pour lui expliquer notre situation exacte, et il m'a rĂ©pondu qu'il valait mieux rester lĂ  oĂč nous Ă©tions Ă  cause des tempĂȘtes qui faisaient rage et rendraient trĂšs difficile la descente de la montagne. Comme il me le disait, peu importe lĂ  oĂč nous sommes du moment que l'on apprend quelque chose, et je crois que nous apprenons Ă©normĂ©ment. Mais, Lobsang, ce produit semble faire des merveilles pour mes jambes. Si tu les regardes, tu vas en fait les voir en train de guĂ©rir. Je regardai, et le spectacle Ă©tait des plus mystĂ©rieux. La chair avait Ă©tĂ© coupĂ©e jusqu'Ă  l'os et je pensais que la seule chose Ă  faire serait d'amputer ses jambes une fois de retour Ă  Chakpori, mais voilĂ  que ce merveilleux bain rond Ă©tait en train de guĂ©rir la chair. Pendant que je regardais je pouvais voir se dĂ©velopper une nouvelle chair, unissant les entailles. — Je crois que je vais sortir de ce bain pour le moment, dit soudainement le Lama, parce que mes jambes me dĂ©mangent tellement que je vais devoir me mettre Ă  danser si je reste ici, et c'est quelque chose qui te ferait bien rire. Alors je sors et tu n'as pas besoin de m'aider. D'un pied sĂ»r, il sortit du bain et, ce faisant, tout le liquide disparut. Il n'y avait aucun trou pour cela, aucun tuyau d'Ă©coulement ou quoi que ce soit permettant la vidange ; il sembla simplement disparaĂźtre dans les murs et le fond. — Regarde, Lobsang, il y a ici des livres avec des illustrations vraiment fascinantes qui montrent comment effectuer certaines opĂ©rations, qui montrent comment faire fonctionner ces machines Ă  l'extĂ©rieur. Nous devons nous mettre au travail pour essayer de comprendre ceci, parce que nous pouvons ĂȘtre en mesure d'en faire profiter le monde si cette science des plus anciennes pouvait ĂȘtre ravivĂ©e. Je regardai certains de ces livres et ils me parurent assez horribles. Des images des parties internes des gens, des images de gens avec les plus affreuses blessures imaginables, des blessures si graves, qu'on ne peut mĂȘme pas les concevoir. Mais je dĂ©cidai que je m'y mettrais sĂ©rieusement et apprendrais le plus possible au sujet du corps humain. Mais pour le moment, ce qui me paraissait urgent c'Ă©tait de me nourrir ! Le cerveau ne peut convenablement fonctionner si le ventre est vide, pensai-je. PensĂ©e que j'exprimai Ă  haute voix, d'ailleurs, ce qui fit rire le Lama. — Tout juste ce Ă  quoi j'Ă©tais en train de penser. Ce traitement m'a donnĂ© une faim de loup ; allons voir ce qu'il y a dans cette cuisine. Il va nous falloir soit ne manger que des fruits, soit enfreindre une de nos rĂšgles et manger de la viande. Je frĂ©mis et eus un haut-le-cƓur. — Mais MaĂźtre, dis-je, comment peut-on manger la chair d'un animal ? — Mais, juste ciel, Lobsang, ces animaux sont morts depuis des millions d'annĂ©es. Nous ne savons pas depuis combien de temps cet endroit existe, mais nous savons qu'il est en remarquablement bon Ă©tat. Il vaut mieux pour nous manger de la viande et vivre que de jouer les puristes et mourir. — MaĂźtre, comment cet endroit est-il en si bon Ă©tat s'il a un million d'annĂ©es ? Cela me paraĂźt impossible. Tout s'use, mais ce lieu semble avoir Ă©tĂ© dĂ©laissĂ© hier. Je ne comprends tout simplement pas, et je ne comprends pas le sujet de l'Atlantide. — Eh bien, il existe ce que l'on appelle l'animation suspendue. En fait ces gens, les Jardiniers de la Terre, Ă©taient sujets Ă  des maladies tout comme nous le sommes, mais elles ne pouvaient pas ĂȘtre traitĂ©es et guĂ©ries avec les matĂ©riaux bruts disponibles sur cette Terre ; ainsi, quand une personne Ă©tait rĂ©ellement malade et au-delĂ  de la compĂ©tence des Jardiniers vivant sur cette Terre, les patients Ă©taient enveloppĂ©s dans du plastique aprĂšs avoir reçu le traitement de l'animation suspendue. Dans cet Ă©tat, le patient Ă©tait vivant, mais tout juste. Un battement de cƓur ne pouvait ĂȘtre ressenti, et certainement aucun souffle ne pouvait ĂȘtre dĂ©tectĂ© ; les gens pouvaient ĂȘtre gardĂ©s en vie dans cet Ă©tat jusqu'Ă  une pĂ©riode de cinq ans. Un vaisseau venait chaque annĂ©e recueillir ces cas et les emmener pour ĂȘtre traitĂ©s dans des hĂŽpitaux spĂ©ciaux de la Maison des Dieux. Une fois remis, ils Ă©taient comme neufs. — MaĂźtre, et ces autres corps, hommes et femmes, chacun dans un cercueil de pierre ? Je suis certain qu'ils sont morts, mais ils paraissent en vie et en bonne santĂ© ; qu'est-ce qu'ils font ici ? À quoi servent-ils ? — Les Jardiniers de la Terre sont des gens trĂšs occupĂ©s. Leurs superviseurs le sont encore plus, et pour connaĂźtre les conditions rĂ©elles chez les Terriens, ils n'avaient qu'Ă  prendre l'un de ces corps. Leur propre forme astrale pĂ©nĂ©trait dans l'un de ceux-ci, qui ne sont rĂ©ellement que des enveloppes, tu sais, et activait le corps. C'est ainsi que quelqu'un pouvait ĂȘtre un homme de trente ans, ou quel que soit l'Ăąge, sans l'ennui et les difficultĂ©s de naĂźtre, de passer par l'enfance, de se trouver peut-ĂȘtre un emploi, et mĂȘme de prendre une Ă©pouse, tout cela pouvant conduire Ă  un tas de complications. Mais ces corps sont bien entretenus et toujours prĂȘts Ă  recevoir une Ăąme’ qui les activera pour une pĂ©riode donnĂ©e. Ils vont ainsi rĂ©pondre Ă  certains stimuli et le corps pourra se mouvoir au grĂ© et sous le contrĂŽle parfait du nouvel occupant provisoire du corps-enveloppe. Ces individus que l'on dit en transmigration sont trĂšs nombreux. Ils sont ici pour assurer une surveillance sur les humains et essayer de prĂ©venir et de rĂ©orienter certaines de leurs violentes tendances. — Je trouve tout cela absolument fascinant et presque incroyable. Et ces corps qui se trouvent au sommet du Potala, ceux qui sont recouverts d'or, sont-ils aussi destinĂ©s au mĂȘme usage ? — Oh, grands dieux, non, dit le Lama. Ceux-lĂ  sont des humains de type supĂ©rieur, et quand le corps meurt l'Ă©go passe Ă  des sphĂšres supĂ©rieures. Certains vont dans le monde astral oĂč ils attendent, Ă©tudiant certaines personnes qui s'y trouvent, mais je me promets de t'en dire davantage Ă  ce sujet et sur celui du royaume de Patra. Pour autant que je le sache il n'y a que nous, les lamas TibĂ©tains, qui sachions quoi que ce soit Ă  propos de Patra, mais c'est un sujet trop important pour ĂȘtre bĂąclĂ©. Je suggĂšre que nous regardions un peu aux alentours, car c'est un assez grand ensemble de cavernes. Le Lama alla ensuite reposer des livres sur une Ă©tagĂšre et je lui dis — N'est-il pas dommage de laisser des livres aussi prĂ©cieux sur les tablettes ? Ne serait-il pas prĂ©fĂ©rable de les rapporter au Potala ? Le Lama Mingyar Dondup me jeta un regard particulier et me dit — Je m'Ă©tonne de plus en plus de tout ce que tu sais Ă  ton si jeune Ăąge, et le DalaĂŻ-Lama m'a accordĂ© son entiĂšre permission pour te parler de tout ce que je pense que tu devrais savoir. Je me sentis trĂšs flattĂ© par cette dĂ©claration, mais le Lama continua — Tu Ă©tais prĂ©sent lors de l'entretien avec les militaires Britanniques, dont l'un s'appelait Bell, et le DalaĂŻ-Lama fut absolument ravi que tu n'aies rĂ©vĂ©lĂ© Ă  personne, pas mĂȘme Ă  moi, ce qui a Ă©tĂ© dit, ce qui s'est passĂ©. J'ai dĂ©libĂ©rĂ©ment cherchĂ© Ă  savoir, Lobsang, pour tester ta capacitĂ© Ă  garder les secrets, et je suis trĂšs heureux de la façon dont tu m'as rĂ©pondu. — Dans quelques annĂ©es, le Tibet sera envahi par les Chinois qui dĂ©pouilleront le Potala de toutes les choses qui en font ce qu'il est. Ils s'empareront des Personnages DorĂ©s et les feront fondre pour en extraire l'or qu'ils contiennent. Les livres sacrĂ©s et les livres de la connaissance seront emportĂ©s Ă  PĂ©kin pour y ĂȘtre Ă©tudiĂ©s, parce que les Chinois savent qu'ils peuvent en apprendre beaucoup de nous. Par consĂ©quent, nous avons des endroits pour dissimuler les choses les plus prĂ©cieuses. Tu n'as pu trouver cette caverne que par le plus grand des hasards, et nous allons masquer le flanc de la montagne pour que le plus grand des hasards ne puisse ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©. Tu vois, nous avons des tunnels interconnectĂ©s sur plus de deux cents milles 322 km ; les Chinois ne pourront faire la route avec leurs machines Ă  quatre roues, et ils ne pourront certainement pas la faire Ă  pied, alors que pour nous ce n'est qu'un voyage de deux jours. — Dans quelques annĂ©es le Tibet sera envahi, mais non conquis. Les plus sages d'entre nous monteront sur les hautes terres du Tibet et vivront dans les souterrains, tout comme les gens qui ont fui auparavant et qui vivent dans la partie creuse de ce monde. Maintenant, ne t'emballe pas parce que nous allons discuter de ces choses. Le DalaĂŻ-Lama dit que nous ne sommes pas pressĂ©s de rentrer. Je dois t'enseigner autant qu'il m'est possible sur autant de choses que possible, et nous aurons beaucoup recours Ă  ces livres. Les ramener au Potala servirait simplement Ă  les mettre entre les mains des Chinois, et ce serait en vĂ©ritĂ© un triste sort. — Eh bien, je pense qu'il est temps pour nous d'effectuer une recherche systĂ©matique de cette caverne particuliĂšre et de dessiner une carte de l'endroit. — Pas besoin, MaĂźtre, rĂ©pondis-je. Voici une carte dans le menu dĂ©tail. Chapitre Quatre Le lama Mingyar Dondup parut extrĂȘmement heureux et il le fut encore plus lorsque je lui montrai aussi des cartes de plusieurs autres cavernes. J'avais farfouillĂ© sur une Ă©tagĂšre en m'Ă©merveillant qu'il n'y ait pas le moindre grain de poussiĂšre nulle part, et lĂ  je trouvai... eh bien, je pourrais appeler cela du papier, car c'Ă©tait en fait d'une consistance semblable au papier, mais incomparablement plus fine. Notre papier Ă©tait quelque chose d'entiĂšrement fabriquĂ© Ă  la main Ă  partir de papyrus. Je pris donc cette pile de papiers et m'aperçus qu'il s'agissait de cartes et de graphiques. Tout d'abord, il y avait une carte Ă  trĂšs petite Ă©chelle montrant une zone d'environ deux cent cinquante milles 400 km, puis le tunnel indiquait certaines coupures dans la ligne pour montrer lĂ  oĂč il n'Ă©tait plus possible de passer, lĂ  oĂč l'on devait sortir de notre propre tunnel et chercher l'entrĂ©e du suivant. C'Ă©tait parfaitement bien indiquĂ© sur la carte, mais combien de tremblements de terre l'avaient rendu inexacte, c'Ă©tait lĂ  le problĂšme. Mais la carte suivante en Ă©tait une de la caverne dans laquelle nous nous trouvions. Elle indiquait toutes les piĂšces et je fus surpris de leur grand nombre ; toutes les armoires et les piĂšces Ă©taient Ă©tiquetĂ©es, mais, bien entendu, je ne pouvais rien dĂ©chiffrer. Mon Guide, toutefois, le pouvait. Nous Ă©tendĂźmes les cartes par terre et les consultĂąmes Ă  plat ventre. — Lobsang, dit le Lama, tu as fait des dĂ©couvertes remarquables au cours de ce voyage et elles joueront fortement en ta faveur. J'ai dĂ©jĂ  emmenĂ© ici un jeune chela et il a mĂȘme eu peur d'entrer dans la caverne. Tu vois, le vieil ermite qui a trouvĂ© la mort en tombant Ă©tait en fait le Gardien de l'entrĂ©e, et il nous faut maintenant construire un nouvel ermitage dans ce mĂȘme but. — Je pense que nous n'avons guĂšre besoin d'un Gardien, rĂ©pondis-je, parce que tout le tunnel par lequel nous sommes entrĂ©s est apparemment bloquĂ© par le tremblement de terre qui a secouĂ© toute une couche de roches qui ont glissĂ© pour couvrir cette entrĂ©e. Si nous n'avions pas ces cartes, nous pourrions ĂȘtre coincĂ©s ici pour toujours. Le lama approuva de la tĂȘte, l'air grave, puis il se leva et se dirigea vers les rayonnages de livres, regardant les titres les uns aprĂšs les autres. Puis, avec une exclamation de plaisir, il saisit un livre, quelque chose de massif, d'Ă©norme, qui semblait avoir Ă©tĂ© tout juste fabriquĂ©. — Un dictionnaire, Lobsang, des quatre langues en usage. Maintenant nous sommes en bonne voie. Il prit le livre et le dĂ©posa Ă©galement sur le plancher ; la table aurait Ă©tĂ© trop petite pour contenir toutes les cartes. Le Lama se mit Ă  parcourir les pages du dictionnaire puis, prenant des notes sur la carte de notre caverne particuliĂšre, il dit — Il y a des siĂšcles et des siĂšcles, une trĂšs haute civilisation, de loin supĂ©rieure Ă  ce que le monde a connu depuis lors, existait. Malheureusement, comme il y avait davantage de tremblements de terre et de sĂ©ismes marins, certaines terres sombrĂšrent sous les flots et, d'aprĂšs ce dictionnaire, dans le cas de l'Atlantide, il ne s'agit pas d'un seul continent submergĂ©. Il y en avait un dans la mer qu'ils appellent l'Atlantique, et il y en avait un autre plus bas dans la mĂȘme mer ; c'Ă©tait un endroit oĂč il y avait de nombreux sommets de montagnes et ceux qui Ă©mergent encore des eaux sont maintenant appelĂ©s des Ăźles. Je peux te montrer exactement oĂč cela se trouve sur la carte. Il farfouilla dans les papiers et en sortit bientĂŽt une grande feuille multicolore, puis il m'indiqua les mers et les endroits oĂč s'Ă©tait situĂ© l'Atlantide. — L'Atlantide, continua-t-il, veut dire terre perdue’ ; c'est la vĂ©ritable signification de ce mot. Ce n'est pas un nom comme le Tibet’ ou l'Inde’, mais un terme gĂ©nĂ©rique pour la terre disparue, la terre qui a sombrĂ© sans laisser de trace. Nous gardĂąmes le silence tandis que nous regardions de nouveau ces cartes. J'Ă©tais soucieux de savoir comment sortir de ce lieu. Le Lama Ă©tait soucieux de trouver certaines salles. Finalement il se redressa en disant — LĂ , Lobsang, c'est lĂ . Dans cette piĂšce il y a de merveilleuses machines qui nous montrent le passĂ© et ce, jusqu'au prĂ©sent, et il y en a une qui montre le futur probable. Vois-tu, avec l'astrologie, par exemple, on peut prĂ©dire ce qui va arriver Ă  un pays, mais quand il s'agit d'en prĂ©dire autant pour une personne en particulier, eh bien, il faut un astrologue de gĂ©nie ; tu as eu un tel astrologue pour prĂ©dire ton avenir, et c'est vĂ©ritablement un pĂ©nible avenir. — Explorons certaines des autres piĂšces, tout d'abord, car nous voulons passer beaucoup de temps dans la salle des machines, lĂ  oĂč celles-ci peuvent nous montrer ce qui s'est produit depuis la venue en ce monde des premiers hommes. Les gens de ce monde ont de nombreuses croyances Ă©tranges, mais nous connaissons la vĂ©ritĂ© parce que nous avons pu accĂ©der au Registre Akashique et au Registre Akashique des ProbabilitĂ©s, ce qui fait que nous pouvons prĂ©dire avec prĂ©cision ce qui va arriver au Tibet, ce qui va arriver Ă  la Chine, et ce qui arrivera Ă  l'Inde. Mais pour l'individu — non, le Registre des ProbabilitĂ©s devient un peu trop probabilitĂ©s’ et ne doit pas ĂȘtre pris trop au sĂ©rieux. — MaĂźtre, dis-je, je suis totalement confus parce que tout ce que j'ai appris m'a fait comprendre qu'il y a dissolution le papier doit finir par tomber en poussiĂšre, les corps doivent finir par tomber en poussiĂšre, et la nourriture, aprĂšs un million d'annĂ©es, eh bien, aurait certainement dĂ» tomber en poussiĂšre, et je ne peux tout simplement pas comprendre comment cet endroit pourrait avoir environ un million d'annĂ©es. Tout paraĂźt neuf, frais, et c'est tout Ă  fait incomprĂ©hensible. Le Lama me regarda en souriant et rĂ©pondit — Mais il y a un million d'annĂ©es il existait une science beaucoup plus avancĂ©e que celle d'aujourd'hui, et ces gens-lĂ  avaient un systĂšme par lequel le temps lui-mĂȘme pouvait ĂȘtre arrĂȘtĂ©. Le temps est une chose purement artificielle, et il n'est utilisĂ© que sur ce monde-ci. Si tu attends quelque chose de trĂšs agrĂ©able, il te semble alors que tu doives attendre interminablement, mais s'il te faut aller voir un supĂ©rieur en vue d'une remontrance, eh bien, tu as l'impression de te retrouver en face de lui en un rien de temps Ă  devoir Ă©couter l'opinion qu'il a de toi. Le temps est une chose artificielle qui permet aux gens de se livrer au commerce ou de voir Ă  leurs affaires quotidiennes. Ces cavernes sont isolĂ©es du monde, elles ont ce que j'appellerai simplement un Ă©cran autour d'elles, et cet Ă©cran les place dans une dimension diffĂ©rente, la quatriĂšme dimension, lĂ  oĂč les choses ne se dĂ©gradent pas. Nous allons prendre un repas avant d'explorer plus avant, et il sera composĂ© d'un dinosaure tuĂ© par des chasseurs il y a deux ou trois millions d'annĂ©es. Tu verras qu'il a trĂšs bon goĂ»t. — Mais MaĂźtre, je pensais qu'il nous Ă©tait interdit de manger de la viande. — Oui, il est interdit aux personnes ordinaires de manger de la viande. Il est considĂ©rĂ© tout Ă  fait adĂ©quat de vivre de tsampa, car si on se gave de viande on obstrue son cerveau. Nous mangeons de la viande parce que nous avons besoin de la rĂ©sistance supplĂ©mentaire que seule celle-ci peut donner et, de toute façon, nous n'en avons pas beaucoup ; nous mangeons surtout des lĂ©gumes et des fruits. Mais tu peux ĂȘtre sĂ»r que manger cette viande ne nuira pas Ă  ton Ăąme immortelle. LĂ -dessus il se leva et se dirigea vers la cuisine d'oĂč il revint avec un gros contenant enrobĂ© d'une horrible image. Ce devait ĂȘtre, j'imagine, celle d'un dinosaure, et une marque soulignĂ©e en rouge indiquait quelle partie se trouvait dans la boĂźte. AprĂšs quelques manipulations le Lama ouvrit le contenant. Je pus voir que la viande Ă  l'intĂ©rieur Ă©tait absolument fraĂźche, que l'animal aurait pu avoir Ă©tĂ© tuĂ© le jour mĂȘme tellement elle Ă©tait fraĂźche. — Nous allons faire cuire ceci car la viande cuite est bien meilleure que la viande crue, et tu regardes bien ce que je fais. Il fit des choses bizarres avec des plats de mĂ©tal, puis aprĂšs avoir versĂ© le contenu de la boĂźte dans l'un de ces plats mĂ©talliques, il le glissa dans ce qui ressemblait Ă  un cabinet en mĂ©tal. Il en ferma ensuite la porte et tourna certains boutons qui firent apparaĂźtre de petites lumiĂšres. — Maintenant, dans dix minutes ce sera Ă  point, dit-il, car ce n'est pas cuit sur une flamme, mais chauffĂ© de l'intĂ©rieur vers l'extĂ©rieur. Il s'agit d'un systĂšme de rayons que je ne prĂ©tends pas comprendre. Mais il nous faut maintenant trouver des lĂ©gumes appropriĂ©s pour accompagner la viande. — Mais comment avez-vous appris tout cela, MaĂźtre ? demandai-je. — Eh bien, j'ai beaucoup voyagĂ© et recueilli des connaissances du monde Occidental, et je sais comment ils prĂ©parent un repas spĂ©cial le septiĂšme jour de la semaine. Je dois avouer que c'est rĂ©ellement bon, mais il faut des lĂ©gumes et je pense qu'ils sont ici. Il plongea la main au fond d'une armoire et en retira un contenant de forme allongĂ©e. Il le dĂ©posa sur l'Ă©tagĂšre, en Ă©tudia soigneusement l'Ă©tiquette, et dit — Oui, ce sont des lĂ©gumes et nous devons les mettre Ă  cuire dans le four pendant cinq minutes. Au mĂȘme moment, une lumiĂšre s'Ă©teignit. — Ah, dit le Lama, c'est un signal ; nous devons ajouter les lĂ©gumes maintenant. Sur ce, il alla au four, ouvrit la porte et versa dans le plat le contenu de la boĂźte de lĂ©gumes, puis la referma rapidement. Il ajusta ensuite certains boutons sur le dessus, et une autre lumiĂšre s'alluma. — Lorsque toutes ces lumiĂšres seront Ă©teintes, notre repas sera parfaitement prĂ©parĂ©. Il nous faut maintenant des assiettes et ces autres instruments redoutables que tu as vus des couteaux pointus et des choses en mĂ©tal avec un petit bol Ă  leur extrĂ©mitĂ©, puis ces autres choses qui se terminent par quatre ou cinq pointes et qu'on appelle des fourchettes. Je pense que tu vas apprĂ©cier ce repas. Comme il finissait de parler les petites lumiĂšres clignotĂšrent, diminuĂšrent d'intensitĂ©, pour finalement s'Ă©teindre. — Ça y est, Lobsang. Nous pouvons maintenant nous asseoir par terre et prendre un bon repas. Il s'approcha de cet endroit chaud qu'il appelait un four et fit glisser la porte avec prĂ©caution. L'odeur Ă©tait fort agrĂ©able et j'observai avec la plus vive anticipation tandis qu'il retirait des assiettes mĂ©talliques des Ă©tagĂšres. Il me servit une gĂ©nĂ©reuse portion de tout, tandis qu'il en mettait un peu moins dans le sien. — Commence, Lobsang, commence. Tu dois conserver tes forces, tu sais. Il y avait des plats avec des lĂ©gumes de diffĂ©rentes couleurs que je n'avais jamais vus auparavant, et puis ce plus grand plat avec un gros morceau de viande de dinosaure. Avec prĂ©caution je pris la viande avec mes doigts, mais le Lama me dit d'utiliser une fourchette pour ce faire, et il me montra comment m'y prendre. Eh bien, je coupai un morceau de viande, l'examinai, le reniflai, et le mis dans ma bouche. Je me prĂ©cipitai aussitĂŽt Ă  l'Ă©vier de la cuisine pour me dĂ©barrasser de cette viande dans ma bouche. Le Lama se mit Ă  rire aux Ă©clats. — Tu te trompes, Lobsang. Tu crois que je t'ai jouĂ© un tour, mais ce n'est pas du tout le cas. Dans certaines parties de la SibĂ©rie les locaux dĂ©terrent parfois un dinosaure pris dans le pergĂ©lisol sol gelĂ© en permanence — NdT et congelĂ© si solide qu'il met trois ou quatre jours Ă  dĂ©congeler. Ils mangent la viande de dinosaure avec le plus grand plaisir. — Eh bien, je leur donne ma part et tout le plaisir sera pour moi. J'ai cru m'ĂȘtre empoisonnĂ© autant manger ma grand-mĂšre que cette saletĂ© ! C'est abominable. Sur ces paroles je me mis Ă  gratter mĂ©ticuleusement mon assiette pour qu'il ne reste plus la moindre trace de viande, puis je me hasardai Ă  prendre quelques lĂ©gumes. À mon grand Ă©tonnement, ils Ă©taient vraiment trĂšs, trĂšs bons. Il faut dire que je n'avais jamais mangĂ© de lĂ©gumes auparavant ; jusque-lĂ  je n'avais jamais rien eu d'autre que de la tsampa et de l'eau Ă  boire. Je fis donc honneur aux lĂ©gumes jusqu'Ă  ce que le Lama mette un frein Ă  mon ardeur en disant — Tu ferais mieux de t'arrĂȘter, Lobsang. Tu as pris un trĂšs gros repas, tu sais, et tu n'es pas habituĂ© Ă  ces lĂ©gumes. Il se peut que tu ne les supportes pas et qu'ils te fassent l'effet d'une purge. Je vais te donner quelques comprimĂ©s qui calmeront ton estomac dĂ©rangĂ©. J'avalai les fichus comprimĂ©s qui me parurent aussi gros que des cailloux. AprĂšs que je les eus avalĂ©s le Lama me regarda en disant — Oh, tu les as avalĂ©s comme ça ? En gĂ©nĂ©ral on les prend avec une bonne quantitĂ© d'eau. Fais-le maintenant ; remplis ta tasse d'eau et cela fera passer le goĂ»t poudreux. Une fois de plus je me levai et j'allai dans la cuisine, ou plutĂŽt je chancelai vers la cuisine, car n'ayant jamais mangĂ© de lĂ©gumes ou de fruits, je pouvais sentir d'alarmants bouillonnements dans mon ventre, si alarmants en fait, que je dus dĂ©poser ma tasse et me ruer vers cette petite piĂšce qui avait un trou dans le sol. Un peu plus et il Ă©tait trop tard ! J'y arrivai Ă  temps nĂ©anmoins. Je revins auprĂšs du Lama et lui dit — Il y a beaucoup de choses qui vraiment me dĂ©concertent et que je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. Par exemple, vous dites que cet endroit peut ĂȘtre vieux de deux millions d'annĂ©es. Comment se fait-il alors que les fruits et les lĂ©gumes soient si savoureux ? — Écoute, Lobsang, rĂ©pondit le Lama, tu dois te souvenir que ce monde a des millions d'annĂ©es et qu'il y a eu beaucoup, beaucoup de diffĂ©rents types de gens, ici. Par exemple, il y a environ deux millions d'annĂ©es existait une espĂšce de crĂ©ature sur Terre connue sous le nom d'Homo Habilis. Ils entrĂšrent dans notre Ăšre en inventant les premiers outils de ce cycle particulier. Tu vois, nous sommes des Homo Sapiens et nous descendons de cet autre Homo dont je viens de te parler. — Pour essayer de te faire comprendre un peu mieux, disons que le monde est comme un jardin, et que toutes les constructions du monde sont des plantes. Eh bien, de temps en temps le fermier viendra et il labourera son jardin, ce qui signifie qu'il retournera la terre et bouleversera ainsi toutes les plantes et leurs racines. Celles-ci se trouveront exposĂ©es un moment Ă  l'air libre avant d'ĂȘtre renfoncĂ©es encore plus profondĂ©ment par la charrue qui passera de nouveau, de telle sorte qu'Ă  la fin il ne sera possible Ă  qui que ce soit de dire que telle ou telle plante a dĂ©jĂ  poussĂ© dans ce jardin. C'est la mĂȘme chose pour les ĂȘtres humains du monde compare-nous Ă  des plantes. Les humains de diffĂ©rents types sont testĂ©s et s'ils ne peuvent pas se dĂ©brouiller Ă  la satisfaction des Jardiniers, alors des catastrophes et des dĂ©sastres sont leur lot. Il y a de puissantes explosions et des tremblements de terre, et toute trace d'humanitĂ© est enterrĂ©e, enfouie profondĂ©ment sous le sol, laissant la place Ă  une nouvelle race de gens. Et ainsi le cycle continue ; tout comme le fermier laboure sous les plantes, les Jardiniers du Monde provoquent des dĂ©sastres tels que toute trace d'habitations est anĂ©antie. — Il arrive qu'un fermier occupĂ© sur son lopin de terre dĂ©couvre un objet brillant dans le sol lĂ  oĂč il est en train de creuser ; il se penche alors, le ramasse en se demandant ce que c'est. Il le mettra peut-ĂȘtre dans le devant de sa robe pour l'emporter Ă  la maison et le montrer Ă  sa femme et peut-ĂȘtre Ă  ses voisins. Il se peut que ce soit un objet qui ait Ă©tĂ© enfoui un million d'annĂ©es auparavant et que maintenant, avec les tremblements de terre, cette piĂšce de mĂ©tal brillant ait refait surface. — Parfois, un os sera dĂ©couvert et le fermier passera peut-ĂȘtre quelques minutes Ă  se demander de quelle sorte de crĂ©ature il peut bien provenir ; il y a eu en effet des crĂ©atures trĂšs Ă©tranges sur cette Terre. Il y a eu, par exemple, des femmes Ă  la peau pourprĂ©e qui avaient huit seins de chaque cĂŽtĂ©, comme une chienne qui attend des petits. Je suppose qu'il Ă©tait trĂšs utile d'avoir seize seins, mais cette race s'est Ă©teinte car, en rĂ©alitĂ©, ce n'Ă©tait pas pratique. Si une femme avait donnĂ© naissance Ă  de nombreux enfants, ses seins devenaient tellement pendants qu'elle pouvait difficilement marcher sans trĂ©bucher, et ainsi cette race s'Ă©teignit. Et puis il y eut une autre race dont les hommes mesuraient environ quatre pieds 1,20 m, aucun d'entre eux de plus haute taille, qui Ă©taient nĂ©s cavaliers — contrairement Ă  toi qui peux Ă  peine rester assis sur le poney le plus docile que nous ayons — avec des jambes si arquĂ©es qu'ils n'avaient nul besoin d'Ă©triers, de selles, ou autres choses du genre. La constitution naturelle de leur corps semblait avoir Ă©tĂ© spĂ©cialement conçue pour l'Ă©quitation. Malheureusement le cheval n'avait pas encore Ă©tĂ© inventé’ Ă  cette Ă©poque. — Mais, MaĂźtre, dis-je, je n'arrive pas Ă  comprendre comment nous pouvons ĂȘtre dans une montagne, Ă  l'intĂ©rieur d'une montagne, et pourtant avoir une lumiĂšre aussi brillante que celle du soleil et beaucoup de chaleur. Cela me dĂ©concerte et je ne peux trouver aucune solution Ă  cette Ă©nigme. Le Lama sourit, comme il souriait souvent Ă  certaines de mes paroles, puis reprit — Ces roches que nous appelons des montagnes ont des propriĂ©tĂ©s spĂ©ciales elles peuvent absorber la lumiĂšre du soleil, l'absorber et l'absorber encore, et alors, si l'on sait comment s'y prendre, nous pouvons la libĂ©rer et obtenir tout degrĂ© d'Ă©clairage dĂ©sirĂ©. Comme le soleil brille plus ou moins tout le temps au sommet des montagnes, eh bien, nous emmagasinons continuellement sa lumiĂšre pour le moment oĂč celui-ci poursuit son voyage et devient hors de vue. Cela n'a rien de magique, c'est un phĂ©nomĂšne naturel absolument ordinaire tout comme celui des marĂ©es — Oh, j'oubliais que tu n'as jamais vu la mer ; c'est une vaste Ă©tendue d'eau, non potable, car elle provient d'une eau douce qui a coulĂ© tout au long du flanc d'une montagne puis Ă  travers les plaines en entraĂźnant avec elle toutes sortes d'impuretĂ©s et d'Ă©lĂ©ments toxiques, et si l'on essayait d'en boire l'eau, on accĂ©lĂ©rerait sa mort. Ainsi nous sommes amenĂ©s Ă  utiliser un peu de la lumiĂšre solaire emmagasinĂ©e. Elle tombe sur une sorte de plaque spĂ©ciale, puis un courant d'air froid entre en jeu de l'autre cĂŽtĂ© de cette plaque ; la lumiĂšre se manifeste alors sous forme de chaleur d'un cĂŽtĂ© et de froid de l'autre cĂŽtĂ©. C'est ainsi que des gouttelettes d'eau se forment, nĂ©es de la lumiĂšre du soleil et du froid de la terre. Cette eau, appelĂ©e eau distillĂ©e, est absolument pure et peut donc ĂȘtre recueillie dans des contenants ; nous avons ainsi de l'eau potable fraĂźche en quantitĂ©. — Mais, MaĂźtre, je ne peux tout simplement pas comprendre cette histoire d'avoir des choses vieilles d'un ou deux millions d'annĂ©es. L'eau, par exemple en tournant une chose de mĂ©tal nous avons eu de l'eau froide qui, Ă©videmment, a Ă©tĂ© emmagasinĂ©e dans un rĂ©servoir quelque part il y a environ un million d'annĂ©es. Eh bien, pourquoi ne s'est-elle pas Ă©vaporĂ©e ? Comment peut-elle ĂȘtre encore potable aprĂšs tant d'annĂ©es ? Cela me dĂ©concerte totalement. Je sais que le rĂ©servoir d'eau sur le toit du Potala se tarit rapidement, alors comment ceci peut-il avoir un million d'annĂ©es ? — Lobsang ! Lobsang ! Tu penses que nous avons maintenant de bonnes connaissances scientifiques, tu penses que nous en savons beaucoup sur la mĂ©decine et la science, mais mĂȘme pour le monde extĂ©rieur, nous ne sommes qu'une bande de sauvages sans Ă©ducation. Pourtant, nous comprenons des choses que le reste du monde ne comprend pas, le reste du monde Ă©tant un groupe de personnes matĂ©rialistes. Cette eau peut bien avoir un million, deux ou trois millions d'annĂ©es d'Ăąge, mais jusqu'Ă  ce que nous arrivions ici, que nous brisions le scellement qui a remis tout en marche — eh bien, il pouvait ĂȘtre question d'une heure ou deux plus tĂŽt. Tu vois, il existe ce qui s'appelle l'animation suspendue. Nous avons entendu Ă  maintes reprises que dans d'autres pays il y a des gens qui sont entrĂ©s dans une transe cataleptique pendant des mois ; une personne en particulier a maintenant dĂ©jĂ  franchi la barre d'une annĂ©e et demie, et elle ne s'en porte pas plus mal pour autant, elle n'a pas vieilli, tout simplement — eh bien, elle est en vie. On ne peut pas percevoir de battements de cƓur, on ne peut discerner aucun signe de respiration Ă  l'aide d'un miroir, alors qu'est-ce qui la maintient endormie et pourquoi cela ne lui fait-il pas de mal ? Il y a tant de chose Ă  redĂ©couvrir, des choses communes Ă  l'Ă©poque oĂč les Jardiniers venaient. Simplement Ă  titre d'exemple, laisse-moi te montrer la piĂšce — regarde, la voici sur la carte — oĂč les corps Ă©taient maintenus dans un Ă©tat de vie suspendue. Une fois par an, deux lamas venaient dans cette piĂšce examiner les corps ; ils les retiraient l'un aprĂšs l'autre des cercueils de pierre et vĂ©rifiaient s'ils Ă©taient toujours en parfait Ă©tat. Si tout Ă©tait bien, ils faisaient marcher les corps d'un bout Ă  l'autre de la piĂšce pour faire de nouveau travailler leurs muscles. Puis, aprĂšs les avoir nourris un peu, commençait la tĂąche de faire entrer le corps astral d'un Jardiner dans l'un de ces corps installĂ© dans un cercueil de pierre. C'est une expĂ©rience des plus particuliĂšres. — Comment, MaĂźtre ? Est-ce vraiment une chose difficile Ă  faire ? — Maintenant, regarde-toi, Lobsang d'un cĂŽtĂ© tu me dis que tu ne peux croire pareille chose, et d'un autre cĂŽtĂ© tu essaies d'obtenir le plus d'informations possible. Oui, c'est une sensation atroce. Dans l'astral, tu es libre de prendre la taille qui te convient le mieux tu peux vouloir ĂȘtre trĂšs petit pour une raison quelconque, ou tu peux vouloir ĂȘtre trĂšs grand et de forte carrure pour quelque autre raison. Eh bien, tu choisis le corps dĂ©sirĂ©, tu t'allonges Ă  son cĂŽtĂ©, et les lamas vont alors injecter une substance dans le corps apparemment mort et vont te soulever doucement pour te poser Ă  plat ventre sur ce corps. Peu Ă  peu, sur une pĂ©riode d'environ cinq minutes, tu vas disparaĂźtre, tu vas devenir de plus en plus flou, et puis tout Ă  coup la forme dans le cercueil de pierre va donner une secousse, s'asseoir tout droit, et faire une sorte de commentaire comme "Oh, oĂč suis-je ? Comment suis-je arrivĂ© ici ?" Pendant un laps de temps, tu vois, ils ont la mĂ©moire de la derniĂšre personne Ă  avoir utilisĂ© ce corps, mais en l'espace de douze heures le corps que tu as pris apparaĂźtra absolument normal et sera capable de toutes les choses que tu pourrais faire si tu Ă©tais sur Terre dans ton propre corps. Nous faisons cela parce que parfois nous ne pouvons pas risquer d'endommager le corps rĂ©el. Ces corps de substitution, eh bien, ce qui leur arrive est sans importance ; ils n'ont besoin que de trouver quelqu'un prĂ©sentant les bonnes conditions, et nous pouvons ensuite mettre le corps dans un cercueil de pierre et laisser la force vitale s'Ă©chapper vers un autre plan d'existence. Les gens n'ont jamais Ă©tĂ© forcĂ© Ă  y pĂ©nĂ©trer, tu sais, cela s'est toujours fait en toute connaissance de cause et plein consentement. — Plus tard tu occuperas l'un de ces corps pendant un an moins un jour. Il faut garder cette marge d'un jour parce que ces corps ne peuvent durer au-delĂ  de trois cent soixante-cinq jours sans que certaines choses compliquĂ©es leur arrivent. Il est donc prĂ©fĂ©rable que la prise en charge dure une annĂ©e moins un jour. Et ensuite — eh bien, le corps que tu es en train d'occuper reprendra sa place dans le cercueil de pierre, frissonnant du froid qui y rĂšgne, et c'est petit Ă  petit que ta forme astrale Ă©mergera du corps de substitution pour entrer dans ton propre corps et reprendre le contrĂŽle de toutes ses fonctions, de toutes ses pensĂ©es, et de toutes ses connaissances. Et sur cela sera maintenant superposĂ© tout le savoir acquis durant les trois cent soixante-quatre derniers jours. — Ce systĂšme a Ă©tĂ© amplement expĂ©rimentĂ© par les peuples de l'Atlantide. Ils avaient un grand nombre de ces corps qui Ă©taient constamment pris en charge par des super-personnes qui dĂ©siraient acquĂ©rir une certaine expĂ©rience. L'ayant vĂ©cue, elles revenaient et reprenaient leur propre corps, laissant le corps de substitution pour la prochaine personne. — Mais, MaĂźtre, je suis sincĂšrement Ă©tonnĂ© par tout cela, parce que si un Jardinier du Monde possĂšde tous ces pouvoirs, pourquoi ne peut-il tout simplement regarder d'est en ouest et du nord au sud pour voir ce qui se passe. Pourquoi tout ce scĂ©nario d'occuper un corps de substitution ? — Lobsang, tu te montres obtus. Nous ne pouvons permettre que le trĂšs haut personnage soit blessĂ©, que son corps soit endommagĂ©, et par consĂ©quent nous lui fournissons un corps de remplacement, et s'il venait Ă  perdre un bras ou une jambe, c'est bien dommage, mais cela ne fait pas de mal Ă  la haute entitĂ© qui a pris en charge le corps. Je vais te l'expliquer comme ceci Ă  l'intĂ©rieur de la tĂȘte d'une personne il y a un cerveau. Or, ce cerveau est aveugle, sourd et muet. Il ne peut rĂ©aliser que des fonctions animales et il n'a aucune connaissance rĂ©elle des sensations. Pour te donner un exemple, disons que la trĂšs haute entitĂ© Untel veuille expĂ©rimenter la sensation de brĂ»lure. Eh bien, dans son propre corps, il ne lui serait pas possible d'abaisser ses vibrations jusqu'Ă  celles, grossiĂšres, brutes, nĂ©cessaires Ă  une personne pour ressentir la brĂ»lure, et comme dans ce corps de catĂ©gorie infĂ©rieure les brĂ»lures peuvent ĂȘtre ressenties, la super-entitĂ© entre dans le corps de substitution et les conditions nĂ©cessaires sont ainsi obtenues ; peut-ĂȘtre la super-entitĂ© pourra-t-elle apprendre ce qu'il en est grĂące Ă  ce corps de remplacement. Le corps peut voir, le cerveau ne le peut pas. Le corps peut entendre, le cerveau ne le peut pas. Le corps peut faire l'expĂ©rience de l'amour, de la haine, et de toutes ces sortes d'Ă©motions, mais la super-entitĂ© ne le peut pas et se voit donc obligĂ©e d'acquĂ©rir la connaissance par intermĂ©diaire. — Ainsi tous ces corps sont tous vivants et prĂȘts Ă  ĂȘtre utilisĂ©s par quiconque veut s'en servir ? demandai-je. — Oh non, oh non, loin de lĂ . On ne peut introduire une entitĂ© dans l'un de ces corps Ă  des fins mauvaises. La super-entitĂ© doit avoir une bonne raison absolument authentique pour vouloir prendre en charge un corps ; cela ne peut se faire pour satisfaire ses intĂ©rĂȘts sexuels ou monĂ©taires parce que cela ne contribue au progrĂšs de personne dans le monde. Habituellement, il arrive qu'il y ait une certaine tĂąche entreprise par les Jardiniers du Monde, une tĂąche difficile car Ă©tant de super-cerveaux ils ne peuvent ressentir les choses, ils ne peuvent voir les choses, aussi prennent-ils des arrangements pour qu'un nombre appropriĂ© d'entre eux de super-cerveaux prennent en charge un corps et viennent sur Terre en se faisant passer pour des Terriens. Je dis toujours que le plus grand problĂšme est l'odeur terrible de ces corps. Ils sentent la viande chaude en dĂ©composition, et cela peut prendre une demi-journĂ©e avant de pouvoir surmonter la nausĂ©e occasionnĂ©e par une telle prise de contrĂŽle. Ainsi, il n'y a vraiment aucun moyen qui permette Ă  une super-entitĂ© qui aurait peut-ĂȘtre mal tournĂ© quelque part de prendre pour cible un corps de substitution. Elle peut observer ce que d'autres font, Ă©videmment, mais rien ne peut se faire qui nuira Ă  la super-entitĂ©. — Eh bien, tout cela est une Ă©norme Ă©nigme pour moi, parce que si une super-entitĂ© se fait attendre pendant peut-ĂȘtre une trentaine d'annĂ©es, que se passe-t-il pour la Corde d'Argent ? Il est Ă©vident que la Corde d'Argent n'est pas simplement dĂ©connectĂ©e, autrement je suppose que le corps-en-attente se dĂ©graderait. — Non, non, non, Lobsang, rĂ©pliqua le Lama. Ces corps de substitution ont une forme de Corde d'Argent qui mĂšne Ă  une source d'Ă©nergie qui garde la voie ouverte pour l'occupation du corps. Ceci est connu dans la plupart des religions du monde. La Corde d'Argent est connectĂ©e par des moyens mĂ©taphysiques Ă  une source centrale, et les personnes qui s'occupent de ces corps peuvent Ă©valuer leur Ă©tat par la Corde d'Argent, elles peuvent augmenter ou diminuer l'alimentation selon l'Ă©tat du corps. Je secouai la tĂȘte, perplexe, puis demandai — Eh bien, comment se fait-il que chez certaines personnes la Corde d'Argent Ă©merge du sommet de la tĂȘte, tandis que chez d'autres elle Ă©merge du nombril ? Est-ce que cela signifie qu'une façon est meilleure que l'autre ? Est-ce que cela signifie que la sortie de la corde par le nombril est pour ceux qui ne sont pas tellement Ă©voluĂ©s ? — Non, non, pas du tout, peu importe d'oĂč Ă©merge la Corde d'Argent. Si tu appartiens Ă  un certain type, ta Corde d'Argent peut Ă©merger, disons, de ton gros orteil ; aussi longtemps que le contact se fait, c'est tout ce qui compte. Et aussi longtemps que le contact se fait et est maintenu en bon ordre, le corps vit dans un Ă©tat de ce que nous appelons stase. Cela signifie que tout est immobile. Les organes du corps fonctionnent Ă  leur niveau minimal, et tout au long d'une annĂ©e un corps consommera moins d'un bol de tsampa. Tu vois, nous devons faire de cette façon, car autrement nous serions perpĂ©tuellement en train de dĂ©ambuler dans ces tunnels de montagnes afin de nous assurer qu'un corps est correctement soignĂ©, et si nous avions des gens qui venaient ici pour nourrir les corps, cela en fait leur causerait des dommages, parce qu'une personne peut vivre sous des conditions de stase pendant plusieurs millions d'annĂ©es, du moment qu'elle reçoit l'attention nĂ©cessaire. Et cette attention nĂ©cessaire peut ĂȘtre, et est, fournie par la Corde d'Argent. — Alors, est-ce qu'une grande EntitĂ© peut descendre et jeter un coup d'Ɠil pour voir quelle sorte de corps elle va occuper ? — Non, rĂ©pondit le Lama. Si l'EntitĂ© qui est sur le point d'occuper un corps le voyait, elle ne voudrait jamais entrer dans quelque chose d'aussi horrible. Tiens — suis-moi ; nous allons dans la Salle des Cercueils. Sur ce, il ramassa ses livres et sa canne et se mit debout sur des jambes plutĂŽt tremblantes. — Je pense que nous devrions d'abord examiner vos jambes, vous savez, car vous paraissez souffrir considĂ©rablement. — Non Lobsang, rĂ©pondit-il, allons d'abord voir les cercueils. AprĂšs je te promets que nous regarderons mes jambes. Nous cheminĂąmes d'un pas assez lent, le Lama consultant rĂ©guliĂšrement sa carte. — Ah ! dit-il enfin. Nous prenons le prochain tournant Ă  gauche et le suivant de nouveau Ă  gauche, et c'est lĂ  que se trouve la porte par laquelle nous devons entrer. Nous continuĂąmes notre chemin Ă  pas lourds, tournĂąmes Ă  gauche, et prĂźmes le premier tournant Ă  gauche encore. Et voilĂ , la porte y Ă©tait, une grande porte qui semblait faite d'or martelĂ©. En nous approchant, une lumiĂšre Ă  l'extĂ©rieur de la porte clignota, puis se stabilisa en une lumiĂšre constante, et la porte s'ouvrit. Nous entrĂąmes, et je m'arrĂȘtai un moment en observant la scĂšne plutĂŽt sinistre. C'Ă©tait une salle merveilleusement amĂ©nagĂ©e, avec des poteaux et des barres. — Ceci permet Ă  un corps nouvellement Ă©veillĂ© de se tenir, Lobsang, dit le Lama. La plupart du temps, ils sont un peu Ă©tourdis lorsqu'ils se rĂ©veillent, et c'est plutĂŽt embĂȘtant de voir celui qui vient juste de s'Ă©veiller tomber la tĂȘte la premiĂšre et se retrouver tellement dĂ©figurĂ©, qu'il ne peut ĂȘtre utilisĂ© pendant un certain temps. Cela bouleverse tous les arrangements pris, et peut-ĂȘtre nous faut-il trouver un autre corps et une autre entitĂ©, ce qui nous donne un gros surplus de travail. Aucun de nous n'apprĂ©cie cela le moins du monde. Mais approche et regarde ce corps. À contrecƓur je m'approchai de l'endroit que le Lama me montrait. Je n'aimais pas voir des cadavres ; cela me faisait me demander pourquoi les humains avaient une durĂ©e de vie si courte, courte en effet lorsqu'on sait qu'un certain arbre a environ quatre mille ans. Je regardai dans le cercueil de pierre et il y avait lĂ  un homme nu. Sur son corps il y avait un nombre de... eh bien, cela ressemblait Ă  des aiguilles avec des fils conducteurs trĂšs fins, et de temps Ă  autre, pendant que je regardais, le corps tressaillait et faisait un petit saut, une vision vraiment des plus inquiĂ©tantes. Pendant que je le regardais, il ouvrit des yeux vides et les referma aussitĂŽt. — Nous devons quitter cette piĂšce maintenant, dit le Lama Mingyar Dondup, parce que cet homme sera occupĂ© trĂšs, trĂšs bientĂŽt, et c'est dĂ©rangeant pour tous s'il y a des intrusions. LĂ -dessus il se dirigea vers la porte et sortit. Je jetai un dernier coup d'Ɠil autour de moi et le suivis plutĂŽt Ă  contrecƓur parce que les gens dans les cercueils de pierre, hommes et femmes, Ă©taient totalement nus et je me demandai ce que ferait une femme occupant l'un de ces corps. — Je capte tes pensĂ©es, Lobsang, dit le Lama. Pourquoi une femme ne pourrait-elle pas ĂȘtre employĂ©e pour faire certaines choses ? Il faut nĂ©cessairement une femme parce qu'il y a des endroits oĂč les hommes ne peuvent entrer, tout comme il y a certains endroits oĂč les femmes ne sont pas admises. Mais hĂątons-nous car nous ne voulons pas retarder la super-EntitĂ© en attente. Nous pressĂąmes davantage le pas, puis le Lama remarqua — Tu sembles avoir beaucoup de questions Ă  poser ; n'hĂ©site pas, parce que tu vas devenir un super-Lama et il te faut apprendre une incroyable quantitĂ© de choses, des choses qui ne sont enseignĂ©es qu'Ă  un prĂȘtre sur un million. — Et bien, dis-je, une fois que la super-EntitĂ© s'est introduite dans le corps de l'hĂŽte, que se passe-t-il ensuite ? Est-ce qu'il se prĂ©cipite pour aller prendre un bon repas ? C'est ce que je ferais sĂ»rement Ă  sa place ! Le Lama rĂ©pondit en riant — Non, il ne se prĂ©cipite nulle part ; il n'a pas faim parce que le corps de substitution a Ă©tĂ© bien entretenu et bien nourri, prĂȘt pour une occupation immĂ©diate. — Mais je ne vois pas l'intĂ©rĂȘt de tout cela, MaĂźtre. Je veux dire, on penserait qu'une super-EntitĂ© pĂ©nĂ©trerait un corps qui vient juste de naĂźtre au lieu de toutes ces complications avec des cadavres qui sont comme des zombies. — Lobsang, rĂ©flĂ©chis un peu. Un bĂ©bĂ© doit vivre plusieurs annĂ©es afin d'apprendre une chose, il doit aller Ă  l'Ă©cole, il doit se soumettre Ă  la discipline parentale, et c'est une vĂ©ritable perte de temps. Il perd peut-ĂȘtre trente ou quarante ans, alors que si le corps peut faire tout cela et venir ensuite dans ces cercueils, il a alors en vĂ©ritĂ© beaucoup plus de valeur, il connaĂźt toutes les conditions de vie de sa propre partie du monde, et il n'a pas Ă  passer des annĂ©es Ă  attendre et Ă  apprendre, sans trop savoir Ă  quoi tout cela rime. — J'ai dĂ©jĂ  vĂ©cu des expĂ©riences, dis-je, et les choses qui me sont arrivĂ©es — eh bien, elles ne semblent pas avoir de sens. Peut-ĂȘtre aurai-je des Ă©claircissements avant de quitter cet endroit. Et, de toute façon, pourquoi les humains ont-ils une durĂ©e de vie si courte ? Quand nous lisons Ă  propos des Sages, ceux qui possĂšdent vraiment la sagesse, ils semblent vivre cent, deux cents ou mĂȘme trois cents ans, et ils continuent d'avoir l'air jeune. — Eh bien, Lobsang, aussi bien te le dire maintenant, je suis ĂągĂ© de plus de quatre cents ans et je peux te dire exactement pourquoi les humains ont une vie si terriblement courte "Il y a plusieurs millions d'annĂ©es, quand ce globe en Ă©tait Ă  ses dĂ©buts, une planĂšte s'approcha trĂšs prĂšs et faillit entrer en collision avec ce monde qui fut en fait chassĂ© de son orbite Ă  cause des impulsions antimagnĂ©tiques de l'autre monde. Mais l'autre planĂšte entra vraiment en collision avec une petite planĂšte qui Ă©clata en morceaux qui sont maintenant connus sous le nom de la ceinture d'astĂ©roĂŻdes. Nous en reparlerons plus en dĂ©tail un peu plus tard. Pour le moment, je te dirai que quand ce monde Ă©tait en formation, il y avait partout d'Ă©normes volcans qui dĂ©versaient des quantitĂ©s de lave et de fumĂ©e. Or, la fumĂ©e s'Ă©levait et formait d'Ă©pais nuages tout autour de la Terre. Ce monde n'Ă©tait pas du tout censĂ© ĂȘtre un monde ensoleillĂ©. Tu vois, la lumiĂšre du soleil est toxique, la lumiĂšre du soleil a des rayons mortels trĂšs nocifs pour un ĂȘtre humain. En fait, les rayons sont nuisibles pour toutes les crĂ©atures. La couverture nuageuse faisait du monde une serre ; elle laissait passer tous les rayons bĂ©nĂ©fiques tandis qu'elle arrĂȘtait les mauvais, et les gens vivaient des centaines d'annĂ©es. Mais lorsque la planĂšte indĂ©sirable frĂŽla la Terre, elle balaya tous les nuages la couvrant, et en l'espace de deux gĂ©nĂ©rations la durĂ©e de vie des gens fut rĂ©duite Ă  soixante-dix ans. "Cette mĂȘme planĂšte, lorsqu'elle entra en collision et dĂ©truisit le plus petit monde en formant la ceinture d'astĂ©roĂŻdes, dĂ©versa ses mers dans ce monde-ci. Or, nous avons de l'eau qui forme nos mers, mais cet autre monde avait une diffĂ©rente sorte de mer c'Ă©tait une mer de pĂ©trole, et sans cette collision notre monde n'aurait pas eu de produits pĂ©troliers et cela aurait Ă©tĂ© une trĂšs bonne chose, parce que de nos jours les mĂ©dicaments sont tirĂ©s du pĂ©trole et beaucoup d'entre eux sont vraiment trĂšs nocifs. Mais voilĂ , il faut vivre avec. En ces premiers jours, toutes les mers Ă©taient contaminĂ©es par la substance pĂ©troliĂšre, mais avec le temps ce pĂ©trole coula au fond des mers et au fond des lits marins et s'accumula en grands bassins rocheux, bassins rĂ©sultant des effets volcaniques sous les lits marins. "Avec le temps le pĂ©trole sera tout Ă  fait Ă©puisĂ© parce que le type de pĂ©trole disponible actuellement en est un nuisible Ă  l'Homme, sa combustion entraĂźnant la formation d'un gaz mortel. Cela provoque de trĂšs nombreuses morts et amĂšne Ă©galement les femmes enceintes Ă  donner naissance Ă  des enfants malades et mĂȘme, dans certains cas, Ă  des monstres. Nous en verrons trĂšs bientĂŽt car il y a d'autres salles que nous allons visiter. Tu pourras voir tout cela dans une scĂšne en trois dimensions. Maintenant, je sais que tu brĂ»les de savoir comment des photographies ont pu ĂȘtre prises il y a un milliard d'annĂ©es. La rĂ©ponse est qu'il existe des civilisations absolument fantastiques dans cet Univers qui, dans ce temps-lĂ , possĂ©daient un Ă©quipement photographique qui pouvait pĂ©nĂ©trer le brouillard le plus Ă©pais ou l'obscuritĂ© la plus complĂšte, et qu'ainsi des photographies furent prises. Puis, aprĂšs un certain temps, les gens de la super-science vinrent sur cette Terre et virent les gens mourir comme des mouches, si l'on peut dire, parce que si des gens ne peuvent vivre que jusqu'Ă  l'Ăąge de soixante-dix ans, c'est vraiment trĂšs court et cela ne donne pas Ă  quelqu'un la chance d'apprendre autant qu'il le devrait. J'Ă©coutais avec une attention profonde. Je trouvais tout cela absolument captivant et, selon moi, le Lama Mingyar Dondup Ă©tait l'homme le plus intelligent du Tibet. "Nous, ici, sur la surface de la Terre, poursuivit le Lama, ne connaissons que la moitiĂ© du monde car ce monde est creux, tout comme de nombreux autres mondes, tout comme la Lune, et d'autres individus vivent Ă  l'intĂ©rieur. Certaines personnes refusent d'admettre que la Terre est creuse, mais je le sais par expĂ©rience personnelle car j'y suis allĂ©. L'une des plus grandes difficultĂ©s est que les savants du monde entier nient l'existence de tout ce que EUX n'ont pas dĂ©couvert. Ils affirment qu'il n'est pas possible que des gens vivent Ă  l'intĂ©rieur de la Terre, ils affirment qu'il n'est pas possible qu'une personne vive plusieurs centaines d'annĂ©es, et ils affirment qu'il n'est pas possible que la couverture de nuage, une fois balayĂ©e, ait provoquĂ© le raccourcissement de la durĂ©e de vie. Mais il en est ainsi. Les savants, vois-tu, se rĂ©fĂšrent toujours Ă  des livres scolaires qui transmettent des informations qui ont environ cent ans au moment oĂč elles atteignent les salles de classe, et des endroits comme celui-ci — cette caverne oĂč nous sommes maintenant — furent spĂ©cialement mis en place ici par les hommes les plus sages qui aient vĂ©cu. Les Jardiniers de la Terre pouvaient tomber malades, tout comme les humains natifs, et parfois une opĂ©ration Ă©tait nĂ©cessaire, une opĂ©ration qui ne pouvait ĂȘtre effectuĂ©e sur Terre ; aussi, le patient Ă©tait mis en Ă©tat d'animation suspendue et scellĂ© dans une enveloppe de plastique. Les mĂ©decins dans les cavernes envoyaient ensuite des messages Ă©thĂ©riques spĂ©ciaux demandant un navire-hĂŽpital spatial, et celui-ci descendait rapidement et emmenait les conteneurs avec les gens malades, scellĂ©s Ă  l'intĂ©rieur. Ils pouvaient alors soit ĂȘtre opĂ©rĂ©s dans l'espace, ou bien ĂȘtre ramenĂ©s dans leur propre monde. "Tu vois, il est facile de voyager Ă  une vitesse bien supĂ©rieure Ă  celle de la lumiĂšre. Certains disaient “Oh, si tu voyages Ă  trente milles 50 km Ă  l'heure cela te tuera parce que la pression de l'air fera Ă©clater tes poumons.” Puis, quand cela se rĂ©vĂ©la faux, les gens dirent “Oh, l'Homme ne voyagera jamais Ă  soixante mille 100 km Ă  l'heure parce que cela le tuerait.” Ils dĂ©clarĂšrent ensuite que l'on ne pourrait jamais voyager plus rapidement que la vitesse du son, et ils disent maintenant que rien ne pourra jamais dĂ©passer la vitesse de la lumiĂšre. La lumiĂšre a une certaine vitesse, tu sais, Lobsang. Elle est composĂ©e de vibrations qui, Ă©manant de quelque objet, a un impact sur l'Ɠil humain, et celui-ci voit l'objet en question. Mais, assurĂ©ment, d'ici quelques annĂ©es les gens voyageront Ă  une vitesse plusieurs fois supĂ©rieure Ă  celle de la lumiĂšre, comme le font les visiteurs qui viennent ici dans leurs vaisseaux spatiaux. Le vaisseau qui se trouve dans l'autre salle se prĂ©parait tout juste Ă  dĂ©coller lorsque la montagne fut secouĂ©e et scella la sortie. Et, bien sĂ»r, aussitĂŽt que cela se produisit la piĂšce fut automatiquement vidĂ©e de tout son air et les gens Ă  bord se trouvĂšrent en Ă©tat d'animation suspendue ; mais ils sont dans cet Ă©tat depuis si longtemps que si nous tentions de les ranimer maintenant, ils seraient probablement complĂštement fous. C'est parce que certaines parties extrĂȘmement sensibles de leurs cerveaux se sont trouvĂ©es privĂ©es d'oxygĂšne et que sans oxygĂšne elles meurent, et les individus qui se retrouvent avec un cerveau mort — eh bien, il ne sert Ă  rien de les garder en vie, ils ne sont dĂ©sormais plus humains. Mais je parle trop, Lobsang. Allons jeter un coup d'Ɠil Ă  quelques-unes des autres piĂšces." — MaĂźtre, je voudrais d'abord voir vos jambes parce que nous avons ici les moyens de les guĂ©rir rapidement et je ne vois pas pourquoi vous devriez souffrir quand, grĂące Ă  cette super-science, vous pouvez ĂȘtre guĂ©ri trĂšs, trĂšs rapidement. — D'accord, Lobsang, mon mĂ©decin en herbe. Retournons donc Ă  la salle de guĂ©rison voir ce qu'on peut faire pour mes jambes. Chapitre Cinq Nous marchĂąmes le long du couloir qui sĂ©parait une piĂšce de l'autre Ă  l'extĂ©rieur de la salle principale, et arrivĂąmes bientĂŽt Ă  la salle des soins mĂ©dicaux’. DĂšs que nous en franchĂźmes le seuil, la lumiĂšre apparut aussi intense que la premiĂšre fois. L'endroit semblait intact, et rien n'indiquait que nous y Ă©tions dĂ©jĂ  passĂ©s, aucun signe que nos pieds couverts de poussiĂšre aient laissĂ© des traces. Le sol semblait fraĂźchement poli et les piĂšces mĂ©talliques autour du bassin central semblaient tout rĂ©cemment astiquĂ©es. Je remarquai cela au passage et j'eus envie de poser encore plus de questions, mais avant tout — MaĂźtre, dis-je, veuillez mettre vos jambes dans le bassin et je vais retirer vos bandages. Le Lama s'assit sur le bord en cĂ©ramique et laissa pendre ses jambes dans le bassin. J'entrai dans celle-ci et commençai Ă  retirer les pansements. Comme j'arrivais prĂšs de la peau, je me sentis mal, trĂšs mal. Les bandages ici Ă©taient jaunes et d'un aspect horrible. — Qu'est-ce qui t'arrive, Lobsang ? Tu as l'air de quelqu'un qui s'est gavĂ© de trop de nourriture Ă©trange. — Oh, MaĂźtre, vos jambes sont en si mauvais Ă©tat ; je pense qu'il faudrait essayer de faire venir des moines pour vous ramener au Chakpori, dis-je. — Lobsang, les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. EnlĂšve tous les bandages, toutes les bandelettes ; fais-le les yeux fermĂ©s si tu veux, ou peut-ĂȘtre vaudrait-il mieux que je le fasse moi-mĂȘme. J'arrivai Ă  la fin du bandage et m'aperçus qu'il me serait impossible d'aller plus loin tant il Ă©tait collĂ© en un horrible gĂąchis, gluant, croĂ»tĂ©, qui me fit reculer. Mais le Lama se pencha, attrapa le paquet de bandages et donna un coup sec qui fit venir Ă  lui le restant d'oĂč pendaient des choses visqueuses. Sans sourciller, il jeta simplement les bandages sur le sol en disant — Bon, maintenant je vais appuyer sur cette valve et le bassin va se remplir. Je l'avais tout d'abord fermĂ©e parce que, Ă©videmment, je ne voulais pas que tu enlĂšves mon pansement avec de l'eau jusqu'Ă  la taille. Tu sors du bassin et je vais ouvrir les vannes. Je m'empressai de sortir et jetai un coup d'Ɠil Ă  ces horribles jambes. Si nous avions Ă©tĂ© au Chakpori ou ailleurs, je pense que les deux auraient Ă©tĂ© amputĂ©es, et quoi de plus terrible pour le Lama Mingyar Dondup qui a toujours voyagĂ© d'un endroit Ă  un autre pour venir en aide Ă  quelqu'un. Mais tandis que je regardais, une matiĂšre d'un jaune bilieux et verdĂątre se dĂ©tacha en plaques de ses jambes et flotta Ă  la surface. Le Lama se haussa un peu hors de l'eau pour ouvrir davantage l'arrivĂ©e d'eau, ce qui eut pour effet de faire monter le niveau et je vis alors la matiĂšre flottante disparaĂźtre dans ce que je pris pour un conduit d'Ă©vacuation. Il consulta de nouveau le livre et effectua alors certains ajustements Ă  une sĂ©rie de — eh bien, je ne peux que leur donner le nom de valves — des valves de diffĂ©rentes couleurs, et je vis l'eau changer de couleur tandis qu'une forte odeur mĂ©dicinale se rĂ©pandait dans l'air. Je regardai de nouveau ses jambes qui Ă©taient maintenant roses, tout comme celles d'un nouveau-nĂ©. Puis il releva sa robe un peu plus pour avancer davantage sur le fond en pente afin que l'eau curative lui arrive Ă  mi-cuisse. Il se tint lĂ . Il restait tantĂŽt immobile ou marchait tantĂŽt lentement mais, ce faisant, ses jambes allaient en guĂ©rissant. Elles passĂšrent d'un rose enflammĂ© Ă  un rose parfaitement sain et finalement il n'y eut plus de traces des plaques jaunĂątres, plus la moindre trace ; le tout avait complĂštement disparu et je levai la tĂȘte pour jeter un regard aux bandages que j'avais enlevĂ©s. Un frisson passa sur mon cuir chevelu les bandages avaient disparu sans laisser de traces, sans laisser de marques, ils s'Ă©taient tout simplement volatilisĂ©s, et j'en fus tellement abasourdi et stupĂ©fait que je m'assis involontairement en oubliant que j'Ă©tais dans l'eau, une eau mĂ©dicamenteuse en plus. Lorsqu'on prend la position du lotus et que l'on se trouve dans l'eau, mieux vaut fermer la bouche. Je m'attendais Ă  un bien plus mauvais goĂ»t et fus surpris du goĂ»t trĂšs agrĂ©able de ce mĂ©dicament. Et trĂšs vite je m'aperçus que la dent qui, jusque-lĂ , m'avait fait souffrir ne me faisait plus mal, et d'un bond je me levai et crachai quelque chose ; c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment cette dent qui gisait maintenant sur le bord du bassin, fendue en deux. — Maudite dent, me dis-je en la regardant, tu peux maintenant te faire tout le mal que tu veux ! Tandis que je la regardais, je vis quelque chose d'absolument Ă©trange. La dent se dĂ©plaça, elle se dĂ©plaça vers le mur le plus proche, et en le touchant elle disparut. Je me tins lĂ  debout comme un idiot, dĂ©goulinant de ma tĂȘte rasĂ©e Ă  mes pieds nus, cherchant Ă  voir quelque chose qui n'Ă©tait plus lĂ . Je me retournai pour demander au Lama Mingyar Dondup s'il l'avait vue ; il se trouvait alors en un certain endroit du sol oĂč le carrelage Ă©tait de couleur diffĂ©rente et oĂč de l'air chaud, de nature curative, sortait du sol ; il fut bientĂŽt sec. — À ton tour, Lobsang. Tu ressembles Ă  un poisson Ă  moitiĂ© noyĂ©. Tu ferais mieux de venir ici te sĂ©cher. À vrai dire je me sentais vraiment comme un poisson Ă  moitiĂ© noyĂ©, puis je me demandai comment un poisson pouvait ĂȘtre Ă  moitiĂ© noyĂ© alors qu'il vivait dans l'eau ; je fis part de cette rĂ©flexion au Lama qui me rĂ©pondit — Oui, c'est parfaitement vrai ; si tu retires un poisson de l'eau, ses branchies commencent immĂ©diatement Ă  s'assĂ©cher et si tu le remets dans l'eau il va effectivement se noyer. Nous ne connaissons pas le mĂ©canisme de la chose, mais nous savons que c'est un fait. Mais tu as l'air bien mieux depuis que tu es entrĂ© dans ce bassin de guĂ©rison ; tu paraissais Ă©puisĂ© et tu as maintenant l'air de quelqu'un qui pourrait courir une centaine de milles 160 km. Je le rejoignis ensuite et regardai ses jambes de plus prĂšs. Alors mĂȘme que je regardais, la couleur rose commença Ă  disparaĂźtre et elles reprirent bientĂŽt leur couleur naturelle. Il n'y avait pas la moindre trace du fait que, une heure plus tĂŽt, les os aient Ă©tĂ© presque dĂ©pouillĂ©s de leur chair. VoilĂ  que ses jambes Ă©taient saines, intactes, et dire que je m'Ă©tais arrĂȘtĂ© Ă  penser Ă  la façon de les amputer ! — MaĂźtre, dis-je, j'ai tellement de questions Ă  vous poser que j'ai presque honte de vous en demander les rĂ©ponses, mais je ne peux pas comprendre comment il se fait que les aliments et les boissons qui sont ici depuis une infinitĂ© d'annĂ©es puissent ĂȘtre encore parfaitement frais et parfaitement potables. MĂȘme dans nos rĂ©frigĂ©rateurs de glace la viande se gĂąte petit Ă  petit, et comment se fait-il que cet endroit, aprĂšs des millions d'annĂ©es, puisse ĂȘtre aussi neuf que s'il avait Ă©tĂ© construit hier ? — Nous vivons dans une drĂŽle d'Ă©poque, Lobsang, une Ă©poque oĂč personne ne fait confiance Ă  personne. À un certain moment, une population de Blancs se refusa absolument Ă  croire qu'il puisse exister des Noirs et des Jaunes ; c'Ă©tait simplement trop fantastique pour y croire. De mĂȘme, des gens qui voyageaient dans un autre pays virent des hommes Ă  cheval. Or, ils n'avaient jamais vu de chevaux auparavant, ils ne savaient pas que pareille chose existĂąt, aussi s'enfuirent-ils, et de retour dans leur pays ils rapportĂšrent avoir vu un homme-cheval, un centaure. Mais mĂȘme quand il fut connu que les chevaux Ă©taient des animaux qui pouvaient ĂȘtre montĂ©s par des hommes, de nombreuses personnes continuĂšrent Ă  ne pas y croire, pensant que le cheval Ă©tait une sorte particuliĂšre d'humain changĂ© en une forme animale. Il y a tant de choses de ce genre. Les gens ne croient pas en quelque chose de nouveau Ă  moins de l'avoir vue eux-mĂȘmes de leurs propres yeux, ou touchĂ©e, ou dĂ©montĂ©e de leurs propres mains. Ici, nous rĂ©coltons les fruits d'une trĂšs, trĂšs haute civilisation en vĂ©ritĂ©, non pas celle de l'une des Atlantides car, comme je te l'ai dit, Atlantide n'est que le terme qui dĂ©signe la terre qui disparaĂźt. Non, ces lieux remontent loin, bien au-delĂ  de l'Atlantide, et il existait un moyen automatique d'arrĂȘter tout dĂ©veloppement, toute croissance, jusqu'Ă  ce qu'un humain se prĂ©sente Ă  une certaine distance. Ainsi, si aucun humain ne vient ici de nouveau, cet endroit restera tel qu'il est maintenant, imprenable et sans aucun signe d'altĂ©ration ou de dissolution. Mais si les gens y venaient et utilisaient l'endroit comme nous l'avons fait, aprĂšs qu'un certain nombre de personnes l'aient utilisĂ©, il se dĂ©tĂ©riorerait, vieillirait. Heureusement, nous nous trouvons dans un lieu qui a Ă©tĂ© trĂšs, trĂšs rarement utilisĂ© ; en fait, il n'a Ă©tĂ© utilisĂ© que deux fois depuis sa construction. — MaĂźtre, comment pouvez-vous affirmer que cet endroit n'a Ă©tĂ© utilisĂ© que deux fois ? Le Lama me montra alors un objet qui pendait du plafond. — LĂ , dit-il, si quelqu'un passe au-delĂ , cela s'enregistre, et celui-ci indique le chiffre 3. Le dernier enregistrement est pour toi et moi. Quand nous quitterons, et ce ne sera pas avant trois ou quatre jours, le temps de notre sĂ©jour sera enregistrĂ©, prĂȘt pour les prochains occupants qui Ă  leur tour se demanderont qui a bien pu les prĂ©cĂ©der. Mais tu sais, Lobsang, j'essaie de te faire rĂ©aliser que le degrĂ© de civilisation, quand cet endroit a Ă©tĂ© construit, Ă©tait le plus haut qui ait jamais Ă©tĂ© atteint sur ce monde. Tu vois, d'abord et avant tout, ces gens Ă©taient les Gardiens du Monde, les Jardiniers du Monde. Leur civilisation Ă©tait telle, qu'ils pouvaient faire fondre la roche — aussi dure fut-elle — et lui donner l'aspect du verre et la fonte Ă©tait ce que nous appelons une fusion Ă  froid, c'est-Ă -dire sans production de chaleur, si bien qu'un endroit pouvait ĂȘtre utilisĂ© immĂ©diatement. — Mais je ne peux vraiment pas comprendre pourquoi ces gens si hautement civilisĂ©s tenaient Ă  vivre Ă  l'intĂ©rieur des montagnes. Vous m'avez dit que cette chaĂźne de montagnes s'Ă©tend d'un bout Ă  l'autre du monde. Pourquoi devaient-ils se cacher ? — La meilleure chose Ă  faire est d'aller dans la salle du passĂ©, du prĂ©sent, et du futur. C'est lĂ  qu'est emmagasinĂ©e la connaissance de tout ce qui s'est produit dans le monde. L'histoire que tu as apprise en classe n'est pas toujours vĂ©ridique ; elle a Ă©tĂ© modifiĂ©e pour plaire au roi ou au dictateur au pouvoir Ă  l'Ă©poque. Certains d'entre eux ont dĂ©sirĂ© que leur rĂšgne soit considĂ©rĂ© comme un Âge d'Or. Mais en voyant la chose rĂ©elle, la rĂ©alitĂ© du Registre Akashique — eh bien, on ne peut pas se tromper. — Avez-vous dit le Registre Akashique, MaĂźtre ? Je croyais que l'on ne pouvait le voir que lorsque l'on se trouve sur le plan astral. Je ne savais pas que l'on pouvait venir dans les montagnes et voir tout ce qui s'est produit, rĂ©pliquai-je. — Oh mais, tu oublies que les choses peuvent ĂȘtre copiĂ©es. Nous avons atteint un certain niveau de civilisation, nous nous pensons incroyablement intelligents et nous nous demandons si quelqu'un pourra jamais l'ĂȘtre davantage, mais viens avec moi et je vais te montrer la vraie rĂ©alitĂ©. Allez, c'est une bonne marche, mais l'exercice te fera du bien. — MaĂźtre, n'y a-t-il aucun moyen que je puisse employer pour vous Ă©viter de marcher ? N'y a-t-il pas quelque chose comme un traĂźneau ? Ou pourrais-je vous tirer si vous Ă©tiez assis sur une Ă©toffe bien solide ? — Non, non merci, Lobsang, je suis tout Ă  fait capable de marcher cette distance et, en fait, l'exercice peut me faire Ă©galement du bien. Mettons-nous en route. Nous nous mĂźmes effectivement en route’ et j'aurais aimĂ© examiner de plus prĂšs certaines des choses intĂ©ressantes observĂ©es en chemin. J'Ă©tais extrĂȘmement intriguĂ© par les portes, chacune ayant une inscription gravĂ©e sur la porte elle-mĂȘme. — Toutes ces piĂšces, Lobsang, sont consacrĂ©es Ă  diffĂ©rentes sciences, des sciences dont on n'a jamais entendu parler en ce monde, parce qu'ici nous sommes comme des aveugles essayant de trouver leur chemin dans une maison qui a de nombreux corridors. Mais je suis quelqu'un douĂ© de la vue puisque je peux lire ces inscriptions et, comme je te l'ai dit, je suis dĂ©jĂ  venu dans ces cavernes. Finalement, nous arrivĂąmes Ă  un mur apparemment infranchissable. Il y avait une porte sur la gauche, et une porte sur la droite, mais le Lama Mingyar Dondup les ignora et, se tenant plutĂŽt juste face Ă  ce mur, il prononça un son trĂšs particulier sur un ton autoritaire. ImmĂ©diatement, sans aucun bruit, le mur se divisa en deux et les deux moitiĂ©s disparurent dans les cĂŽtĂ©s du corridor. À l'intĂ©rieur, il n'y avait qu'une faible lumiĂšre, un scintillement comme celui des Ă©toiles. Nous entrĂąmes dans la salle qui paraissait aussi vaste que le monde. Avec un trĂšs lĂ©ger bruissement, les deux moitiĂ©s de la porte se refermĂšrent derriĂšre nous, et cette fois nous Ă©tions de l'autre cĂŽtĂ© du mur apparemment infranchissable. La lumiĂšre s'intensifia quelque peu nous permettant d'entrevoir un grand globe flottant dans l'espace. En fait il n'Ă©tait pas vraiment rond, mais avait plutĂŽt une forme de poire et de ses deux extrĂ©mitĂ©s sortaient des Ă©clairs. — Ces Ă©clairs sont les champs magnĂ©tiques du monde. Tu apprendras tout Ă  ce sujet un peu plus tard. Je me tenais lĂ , bouche bĂ©e. Il semblait y avoir de chatoyants rideaux de lumiĂšre en perpĂ©tuel changement autour des pĂŽles ; ils semblaient onduler et couler d'un pĂŽle Ă  l'autre, mais avec une forte attĂ©nuation de couleurs au niveau de l'Ă©quateur. Le Lama prononça quelques mots, des mots dans une langue qui m'Ă©tait inconnue. ImmĂ©diatement apparut la faible lumiĂšre d'une aube, comme celle qui accompagne la naissance d'un nouveau jour, et je me sentis comme quelqu'un qui vient tout juste de se rĂ©veiller d'un rĂȘve. Mais ce n'Ă©tait pas un rĂȘve, comme je le dĂ©couvris rapidement. — Nous allons nous asseoir ici, dit mon MaĂźtre, parce que ceci est une console qui permet de faire varier les Ă©poques. Tu n'es plus dans la troisiĂšme dimension maintenant, rappelle-toi ; ici, tu es dans la quatriĂšme dimension, et peu de gens peuvent y survivre. Aussi, si tu te sens bouleversĂ© ou malade de quelque façon, avertis-moi aussitĂŽt pour que je puisse te venir en aide. Je pus vaguement voir la main droite du Lama tendue et prĂȘte Ă  tourner un bouton. Il se tourna de nouveau vers moi en disant — Es-tu sĂ»r de te sentir bien, Lobsang ? Pas de nausĂ©e, pas de malaise ? — Non, MaĂźtre, je me sens trĂšs bien ; je suis absolument fascinĂ© et je me demande ce que nous verrons en premier. — Eh bien, tout d'abord nous devons voir la formation de ce monde, et ensuite l'arrivĂ©e des Jardiniers du Monde. Ils viendront tout d'abord repĂ©rer les lieux, et ils repartiront ensuite pour Ă©laborer des plans. Tu les verras revenir plus tard dans un Ă©norme vaisseau spatial, parce que c'est rĂ©ellement ce qu'est la Lune. Soudainement tout devint noir, la noirceur la plus noire que j'aie jamais connue ; mĂȘme par une nuit sans lune il y a toujours eu la faible clartĂ© des Ă©toiles, et mĂȘme dans une piĂšce fermĂ©e sans fenĂȘtre, il y avait encore une impression d'un peu de lumiĂšre. Mais ici il n'y avait rien, rien du tout. Et puis, je faillis tomber de mon siĂšge, je faillis bondir de frayeur Ă  une vitesse incroyable, deux faibles points de lumiĂšre se frappĂšrent en se rejoignant, ils entrĂšrent en collision, et alors l'Ă©cran fut rempli de lumiĂšre. Je pus voir des gaz tourbillonnants et des fumĂ©es de diffĂ©rentes couleurs, et ensuite l'Ă©cran tout entier, le globe tout entier remplit tout l'espace. Je pus voir des riviĂšres de feu se dĂ©versant de volcans crachant des flammes. L'air Ă©tait oppressant. J'Ă©tais conscient, mais obscurĂ©ment, d'ĂȘtre en train d'observer quelque chose et en fait de ne pas ĂȘtre lĂ  en personne. J'observai donc et je fus de plus en plus fascinĂ© de voir le monde rĂ©trĂ©cir quelque peu et les volcans devenir moins nombreux, tandis que les mers fumaient toujours Ă  cause de la lave bouillante qui s'y Ă©tait dĂ©versĂ©e. Il n'y avait rien d'autre que des rochers et de l'eau. Il n'y avait qu'une Ă©tendue de terres, pas trĂšs grande, mais une seule masse solide qui donnait au globe un mouvement incohĂ©rent particulier. Il ne suivait pas un trajet circulaire, mais semblait plutĂŽt suivre celui qu'aurait tracĂ© la main tremblante d'un enfant. Au fur et Ă  mesure que je regardais, la masse terrestre prit une forme de plus en plus sphĂ©rique tandis qu'elle se refroidissait. Mais il n'y avait toujours Ă  sa surface que des rochers et de l'eau et de violentes tempĂȘtes y faisaient rage. Sous l'effet des vents, les cimes montagneuses basculĂšrent et dĂ©valĂšrent les pentes pour ĂȘtre rĂ©duites en poussiĂšre. Le temps s'Ă©coula et Ă  prĂ©sent la terre recouvrait une partie du monde, car elle-mĂȘme Ă©tait faite de la poussiĂšre broyĂ©e des montagnes. Elle se souleva et trembla, et en certains endroits de grands jets de fumĂ©e et de vapeur Ă©mergĂšrent et tandis que j'observais, je vis une section de terre se dĂ©tacher soudainement de la masse continentale principale. Elle s'en dĂ©tacha et pendant quelques secondes elle sembla s'accrocher Ă  la masse principale dans le vain espoir d'ĂȘtre rĂ©unie. Je pouvais voir des animaux glisser le long des pentes et tomber dans l'eau bouillante. Puis, la section sĂ©parĂ©e se fendit davantage, se dĂ©tacha complĂštement et disparut sous les vagues. Étrangement, je constatai que je pouvais voir en mĂȘme temps l'autre cĂŽtĂ© du monde, et je vis, Ă  ma grande stupĂ©faction, une terre sortir de la mer. Elle s'Ă©leva comme si une main gĂ©ante l'avait soulevĂ©, elle s'Ă©leva, trembla un peu, puis frĂ©mit en s'immobilisant. Cette terre, bien sĂ»r, n'Ă©tait que roches pas une plante, pas un brin d'herbe, ni rien qui ressembla Ă  des arbres. Et tandis que je regardais, une montagne Ă  proximitĂ© explosa en flammes, des flammes Ă©clatantes, rouges, jaunes et bleues, puis arriva alors un flux de lave, chauffĂ©e Ă  blanc, coulant comme un flot d'eau chaude. Mais aussitĂŽt que la lave toucha l'eau, elle se gĂ©lifia et se solidifia, et bientĂŽt la surface de la roche nue fut couverte par une masse d'un jaune bleuĂątre qui se refroidit rapidement. Quittant l'Ă©cran des yeux je me demandai alors oĂč Ă©tait mon Guide. Il Ă©tait lĂ  juste derriĂšre moi et me dit TrĂšs intĂ©ressant, Lobsang, trĂšs intĂ©ressant, pas vrai ? Nous voulons voir beaucoup plus de choses, aussi nous allons sauter la partie oĂč la terre stĂ©rile tremblait et se tordait en se refroidissant dans l'espace. Quand nous reprendrons, nous verrons les premiers types de vĂ©gĂ©tation. Je me calai dans mon fauteuil, absolument stupĂ©fait. Est-ce que tout ceci se passait rĂ©ellement ? Je me faisais l'effet d'un dieu assistant Ă  la naissance du monde. J'eus une sensation bizarre’ parce que ce monde en face de moi paraissait plus grand que celui que je connaissais, et je — eh bien, il me semblait possĂ©der de remarquables pouvoirs de vision. Je pus voir les flammes dĂ©vorer le centre du monde et en faire un monde creux, quelque chose comme une balle, et pendant tout le temps que j'observais, des mĂ©tĂ©orites, de la poussiĂšre cosmique, et d'Ă©tranges, Ă©tranges choses tombĂšrent sur la surface de la Terre. Devant moi, Ă  portĂ©e de main, pensai-je, tomba une machine. Je ne pouvais en croire mes yeux parce qu'elle s'Ă©ventra et des corps en tombĂšrent, des corps et des appareils, et je pensai en moi-mĂȘme "Dans l'Avenir quelqu'un pourrait dĂ©couvrir cette Ă©pave et se demander ce qui provoqua sa chute, se demander ce que c'Ă©tait." — Tu as raison, Lobsang, me dit alors mon Guide qui avait captĂ© ma pensĂ©e, cela s'est dĂ©jĂ  produit. À l'Époque actuelle, des mineurs de charbon ont dĂ©couvert des choses vraiment remarquables des artefacts rĂ©vĂ©lant une compĂ©tence inconnue sur cette Terre. Des instruments trĂšs Ă©tranges ont Ă©galement Ă©mergĂ© du charbon et, dans un cas, le squelette complet d'un homme de trĂšs grande taille, de trĂšs haute stature. Toi et moi, Lobsang, sommes les seuls Ă  voir ceci, parce qu'avant que la machine ne soit achevĂ©e les Dieux que l'on appelle les Jardiniers du Monde se sont disputĂ©s pour des histoires de femmes et c'est pour cela que nous ne pouvons voir que la formation de ceci, notre Terre. Si la machine avait Ă©tĂ© terminĂ©e, nous aurions pu voir Ă©galement d'autres mondes. Cela n'aurait-il pas Ă©tĂ© une chose merveilleuse ? Les mĂ©tĂ©orites pleuvaient, soulevant des colonnes d'eau en touchant la masse liquide et provoquant de fortes empreintes lorsqu'ils heurtaient la roche ou le sol rudimentaire qui couvrait alors la Terre. Le Lama dĂ©plaça sa main vers un autre bouton — je suppose qu'on devrait en fait parler de commutateurs — et l'action dĂ©fila Ă  si grande vitesse que je ne pus voir ce qu'il en Ă©tait, puis le rythme se ralentit et l'on vit Ă  nouveau la surface du globe recouverte cette fois d'une vĂ©gĂ©tation luxuriante. Il y avait d'immenses fougĂšres, plus grandes que des arbres, qui se dressaient vers le ciel, un ciel maintenant couvert de nuages pourpres donnant Ă  l'air lui-mĂȘme une teinte pourprĂ©e. Il Ă©tait fascinant au dĂ©but de voir une crĂ©ature aspirer, puis expirer ce qui ressemblait Ă  une fumĂ©e pourpre. Mais je me lassai bientĂŽt de ce tableau et regardai plus loin. Il y avait des monstres horribles qui d'un pas lent et pesant avançaient Ă  travers des marĂ©cages ; rien ne semblait pouvoir les arrĂȘter. Une crĂ©ature gigantesque — je n'ai pas la moindre idĂ©e de son nom — vint Ă  l'encontre de tout un groupe d'autres crĂ©atures lĂ©gĂšrement plus petites. Celles-ci ne voulant pas s'Ă©carter, et la plus grosse ne s'arrĂȘtant pas, cette derniĂšre qui portait sur son nez une Ă©norme corne se mit alors Ă  foncer dans le groupe, tĂȘte baissĂ©e. Sur le sol dĂ©trempĂ©, maculĂ© de sang et parsemĂ© d'intestins et d'autres choses de mĂȘme nature, arrivĂšrent ensuite d'Ă©tranges crĂ©atures Ă  six pattes qui Ă©mergĂšrent de l'eau ; leurs mĂąchoires ressemblaient Ă  deux pelles. Ils enfournĂšrent prestement tout ce qu'ils trouvĂšrent et quand ils eurent terminĂ©, ces animaux semblĂšrent encore chercher quelque chose Ă  se mettre sous la dent. L'un de leurs compagnons avait butĂ© contre un tronc d'arbre ou quelque chose de ce genre et s'Ă©tait cassĂ© une patte. Avisant cela, ils se prĂ©cipitĂšrent sur lui et le dĂ©vorĂšrent tout vivant, ne laissant que les os pour tĂ©moigner de l'Ă©vĂ©nement. Mais bientĂŽt les os furent recouverts de feuillage qui avait poussĂ©, s'Ă©tait Ă©panoui et s'Ă©tait flĂ©tri, puis Ă©tait tombĂ© au sol. Des millions d'annĂ©es plus tard ceci deviendrait une veine de charbon et les os des animaux seraient dĂ©terrĂ©s en devenant une source d'Ă©tonnement. Le monde tourna plus vite maintenant, parce que les choses progressaient plus rapidement. Le Lama Mingyar Dondup tendit le bras vers un autre interrupteur et de son coude gauche me donna un petit coup dans les cĂŽtes en disant — Lobsang, Lobsang, tu ne dors pas, n'est-ce pas ? Tu dois voir ceci. Reste Ă©veillĂ© et regarde. Il mit en marche je ne sais trop quoi on pourrait dire une image, mais elle Ă©tait tridimensionnelle et on pouvait passer derriĂšre sans effort apparent. Le Lama me donna de nouveau un petit coup de coude dans les cĂŽtes et pointa le ciel pourpre. Il y avait lĂ  un miroitement argentĂ©, un long tube d'argent fermĂ© aux deux extrĂ©mitĂ©s qui descendait lentement. Il finit par Ă©merger des nuages pourpres et plana plusieurs pieds m au-dessus du terrain, puis, comme s'il avait soudainement pris une grande dĂ©cision, il se laisse tomber doucement sur la surface du monde. Pendant quelques minutes il resta simplement lĂ , immobile. Il donnait l'impression d'un animal mĂ©fiant qui regardait aux alentours avant de quitter la sĂ©curitĂ© de son abri. Finalement la crĂ©ature sembla satisfaite et une grande section de mĂ©tal tomba de cĂŽtĂ© et frappa le sol avec un claquement mou. Un certain nombre de crĂ©atures Ă©tranges apparurent dans l'ouverture en regardant autour d'elles. Elles avaient environ deux fois la taille d'un homme de grande taille et Ă©taient deux fois plus larges, mais elles semblaient revĂȘtues d'une sorte de vĂȘtement qui les couvrait de la tĂȘte aux pieds. La partie couvrant la tĂȘte Ă©tait tout Ă  fait transparente. Nous pouvions voir les visages austĂšres, autocratiques, des gens. Ceux-ci paraissaient penchĂ©s sur une carte et prenaient des notes. Ils dĂ©cidĂšrent finalement que tout allait bien et se mirent ainsi Ă  descendre un par un le long de la paroi mĂ©tallique qu'ils avaient jetĂ©e sur le sol, mais dont une extrĂ©mitĂ© Ă©tait restĂ©e attachĂ©e au vaisseau. Ces hommes Ă©taient couverts d'une sorte de gaine ou de vĂȘtement de protection. L'un de ces hommes — je crois qu'il s'agissait d'hommes, car il Ă©tait difficile de le dĂ©terminer Ă  travers toute la fumĂ©e et la difficultĂ© de voir Ă  travers leurs casques transparents — mais l'un d'eux glissa de la grande piĂšce de mĂ©tal et tomba tĂȘte premiĂšre dans la vase. Presque avant qu'il n'ait touchĂ© la surface, d'abominables crĂ©atures jaillirent de la vĂ©gĂ©tation et l'attaquĂšrent. Ses camarades sortirent prĂ©cipitamment, pour le dĂ©fendre, des armes qu'ils portaient Ă  leur ceinture. L'homme fut tirĂ© prestement sur passerelle de mĂ©tal ; l'on put voir que ce qui enveloppait le corps Ă©tait sĂ©rieusement dĂ©chirĂ©, apparemment par des animaux, et qu'il saignait abondamment. Deux des hommes le ramenĂšrent Ă  l'intĂ©rieur du vaisseau, ou quelle que soit la chose, et ressortirent plusieurs minutes plus tard en tenant quelque chose dans leurs mains. Debout sur la paroi mĂ©tallique, tous deux appuyĂšrent sur un bouton de l'appareil qu'ils portaient et une flamme sortit d'un bec pointu. Tous les insectes furent carbonisĂ©s et balayĂ©s de la paroi de mĂ©tal qui fut alors relevĂ©e dans le corps du navire. Les hommes qui portaient le lance-flammes se dĂ©placĂšrent prudemment, projetant les flammes sur le sol et brĂ»lant toute une bande de terre d'un cĂŽtĂ© du navire. Ils Ă©teignirent alors leur appareil et s'empressĂšrent de rejoindre les autres hommes qui avaient traversĂ© une forĂȘt de fougĂšres. Ces fougĂšres Ă©taient aussi hautes que de grands arbres et il Ă©tait facile de suivre le passage de ceux-ci parce qu'apparemment ils avaient une sorte de dispositif de coupe qui, oscillant d'un cĂŽtĂ© Ă  l'autre, coupait les fougĂšres presque jusqu'au niveau du sol. Je dĂ©cidai qu'il me fallait essayer de voir ce qu'ils faisaient. Je changeai de place et m'assis un peu plus sur la gauche. De lĂ  j'avais une meilleure vue puisque je pouvais maintenant voir les hommes venir apparemment vers moi. En tĂȘte du groupe, deux hommes tenaient une machine qui glissait et coupait toutes les fougĂšres sur son chemin. Elle semblait munie d'une lame rotative, et ils eurent tĂŽt fait de passer Ă  travers la forĂȘt de fougĂšres et de dĂ©couvrir une clairiĂšre oĂč Ă©taient rassemblĂ©s un certain nombre d'animaux. Les animaux regardĂšrent les hommes et les hommes regardĂšrent les animaux. L'un des hommes voulant tester leur agressivitĂ© pointa vers eux un tube en mĂ©tal et dĂ©clencha une petite saillie mĂ©tallique. Il y eut une formidable explosion et l'animal qui avait Ă©tĂ© visĂ© tomba tout simplement en morceaux, il s'effondra tout simplement. Cela me rappela un moine qui Ă©tait tombĂ© du sommet d'une montagne tout fut totalement dispersĂ©. Quant aux autres animaux, il n'y en eut plus aucun signe ; ils avaient pris la fuite Ă  toute vitesse. — Nous ferions mieux de passer Ă  autre chose, Lobsang ; nous avons encore beaucoup de choses Ă  voir. Nous allons sauter environ mille ans. Le Lama manƓuvra l'un de ces interrupteurs et tout dans le globe se mit Ă  tourbillonner, puis revint finalement Ă  son rythme naturel de rotation. — Ceci est un moment plus appropriĂ©, Lobsang. Sois trĂšs attentif, parce que nous allons voir comment ces grottes furent fabriquĂ©es. Nous observĂąmes trĂšs attentivement et vĂźmes une rangĂ©e de collines trĂšs basses ; au fur et Ă  mesure qu'elles se rapprochaient nous nous aperçûmes qu'il s'agissait de rocs recouverts d'une espĂšce de mousse verdĂątre, sauf tout en haut oĂč il n'y avait que de la roche dĂ©nudĂ©e. Sur un cĂŽtĂ© nous vĂźmes d'Ă©tranges maisons qui semblaient Ă  moitiĂ© rondes. Imaginez une balle que l'on aurait coupĂ©e en deux et dont on aurait posĂ© la moitiĂ© Ă  plat sur le sol et vous aurez une idĂ©e de ces constructions. Nous y vĂźmes des gens aller et venir. Ils Ă©taient vĂȘtus d'un quelconque tissu qui leur collait au corps et qui ne laissait aucun doute sur leur sexe. Toutefois ils ne portaient pas Ă  prĂ©sent leurs casques transparents et, discutant entre eux, il semblait y avoir pas mal de disputes en cours. L'un des hommes Ă©tait apparemment le chef. Il donna brusquement des ordres ; une machine sortit de l'un des abris et se dirigea vers la crĂȘte rocheuse. L'un des hommes prit place Ă  l'arriĂšre de l'appareil, sur un siĂšge mĂ©tallique. Alors la machine se mit en marche, dĂ©gageant quelque chose’ Ă  partir d'embouts situĂ©s tout le long de l'avant, de l'arriĂšre et des cĂŽtĂ©s, et au fur et Ă  mesure que la machine se dĂ©plaçait lentement, la roche fondait et semblait se rĂ©tracter. La machine Ă©mettait amplement de lumiĂšre et nous permettait ainsi de voir qu'elle perçait un tunnel directement dans la roche vivante. Elle continua d'aller de l'avant, puis elle se mit Ă  tourner en rond, et au bout de quelques heures elle avait creusĂ© la grande caverne dans laquelle nous avions pĂ©nĂ©trĂ© en premier. C'Ă©tait une immense caverne et nous pĂ»mes voir qu'il s'agissait en fait d'un hangar ou d'un garage pour certaines de leurs machines qui survolaient constamment l'endroit. Tout cela nous laissa tout Ă  fait perplexes ; nous ne pensions plus ni Ă  boire ni Ă  manger et le temps n'avait plus d'importance. Lorsque la grande piĂšce fut terminĂ©e, la machine suivit une trajectoire qui avait Ă©tĂ© apparemment marquĂ©e au sol, et cette trajectoire devint l'un des couloirs. Cela continua et continua, hors de notre vue, mais alors d'autres machines arrivĂšrent pour creuser des piĂšces de diffĂ©rentes tailles dans les couloirs. Elles semblaient simplement faire fondre la roche puis, en reculant, elles laissaient une surface aussi lisse que du verre. Il n'y avait ni poussiĂšre ni saletĂ©, mais simplement cette surface luisante. Au fur et Ă  mesure que les machines effectuaient leur travail, des Ă©quipes d'hommes et de femmes entraient dans les piĂšces, transportant des boĂźtes et des boĂźtes et encore plus de boĂźtes, mais celles-ci paraissaient flotter dans l'air. Chose certaine, il ne fallait aucun effort pour les soulever. Mais un superviseur se tenait au milieu de la piĂšce et indiquait oĂč chaque boĂźte devait ĂȘtre dĂ©posĂ©e. Puis, quand la piĂšce eut son lot complet de boĂźtes, les travailleurs commencĂšrent Ă  dĂ©baller certaines d'entre elles. Il y avait d'Ă©tranges appareils et toutes sortes d'objets curieux, parmi lesquels je reconnus un microscope. J'en avais vu un modĂšle trĂšs grossier auparavant chez le DalaĂŻ-Lama qui en avait reçu un d'Allemagne, et je connaissais donc le principe de l'appareil. Nous fĂ»mes attirĂ©s par une querelle qui semblait avoir lieu. C'Ă©tait comme si certains des hommes et des femmes Ă©taient opposĂ©s aux autres hommes et femmes. On criait et on gesticulait beaucoup, jusqu'Ă  ce que finalement tout un groupe d'hommes et de femmes montent dans certains de ces vĂ©hicules qui voyagent dans les airs. Ils ne firent aucun adieu ou quoi que ce soit du genre, mais montĂšrent simplement Ă  bord, fermĂšrent les portes, et les machines s'envolĂšrent. Quelques jours plus tard — jours selon la vitesse du globe que nous observions — un certain nombre de vaisseaux revinrent et planĂšrent au-dessus du camp. Puis le dessous des navires s'ouvrit pour dĂ©verser des choses. Nous observions et pouvions voir les gens s'enfuir dĂ©sespĂ©rĂ©ment de lĂ  oĂč tombaient les choses. Puis ils se jetĂšrent Ă  terre quand le premier objet frappa le sol et explosa dans un violent flash pourpre Ă©clatant. Nous eĂ»mes du mal Ă  voir parce que nous Ă©tions totalement Ă©blouis par l'Ă©clat du flash, mais alors, sortant de la forĂȘt de fougĂšres apparurent de minces faisceaux de lumiĂšre vive dont l'un frappa l'une des machines dans les airs. Celle-ci disparut immĂ©diatement dans une gerbe de flammes. — Tu vois, Lobsang mĂȘme les Jardiniers de la Terre avaient leurs problĂšmes. Leur problĂšme Ă©tait le sexe ; il y avait trop d'hommes et pas assez de femmes, et quand les hommes sont restĂ©s longtemps Ă  l'Ă©cart des femmes — eh bien, ils deviennent lascifs et recourent Ă  une grande violence. Mais nous n'allons pas nous attarder lĂ -dessus, ce sont seulement des histoires de meurtres et de viols. Au bout d'un certain temps de nombreux vaisseaux repartirent, apparemment vers leur vaisseau mĂšre qui faisait le tour du globe loin dans l'espace. Au bout de quelques jours un certain nombre de grands vaisseaux revinrent et atterrirent. Des hommes lourdement armĂ©s en descendirent et ils commencĂšrent une chasse Ă  l'homme Ă  travers le feuillage. Ils tirĂšrent Ă  vue sans poser de questions, c'est-Ă -dire qu'ils tiraient si la personne Ă©tait un homme. S'il s'agissait d'une femme, ils la capturaient et l'emmenaient Ă  l'un des navires. Il fallut faire une pause. Nos entrailles criaient famine et nous avions soif. Nous prĂ©parĂąmes notre tsampa traditionnelle, et aprĂšs avoir bu de l'eau, mangĂ© et effectuĂ© quelques autres besognes, nous revĂźnmes dans la salle oĂč se trouvait le globe qui reprĂ©sentait le monde. Le Lama Mingyar Dondup actionna quelque chose, et nous vĂźmes de nouveau le monde. Il s'y trouvait maintenant des crĂ©atures, des crĂ©atures d'environ quatre pieds 1,20 m de haut et aux jambes trĂšs, trĂšs arquĂ©es. Elles avaient des armes en quelque sorte qui consistaient en un bĂąton Ă  l'extrĂ©mitĂ© duquel Ă©tait attachĂ©e une pierre tranchante, qu'elles rendaient encore plus tranchante en la rognant et la rognant jusqu'Ă  en obtenir un bord rĂ©ellement affilĂ©. Un certain nombre d'individus Ă©taient occupĂ©s Ă  la fabrication de ces armes, tandis que d'autres en construisaient d'autres modĂšles qui consistaient en bandes de cuir du milieu desquelles ils plaçaient de grosses pierres. Deux hommes tiraient sur la laniĂšre de cuir que l'on avait saturĂ© d'eau pour la rendre extensible, et lorsqu'ils la relĂąchaient la pierre placĂ©e en son centre s'Ă©lançait vers l'ennemi. Mais nous Ă©tions davantage intĂ©ressĂ©s Ă  voir comment changĂšrent les civilisations, aussi le Lama Mingyar Dondup actionna Ă  nouveau les commandes et tout devint obscur dans le globe. Il sembla s'Ă©couler plusieurs minutes avant que la scĂšne ne s'illumine progressivement, comme si l'aube apparaissait lentement, pour faire place bientĂŽt Ă  la vĂ©ritable lumiĂšre du jour, et nous vĂźmes une ville imposante toute hĂ©rissĂ©e de flĂšches et de minarets. D'une tour Ă  l'autre s'Ă©tendaient des ponts Ă  l'aspect fragile. Cela me paraissait incroyable qu'ils puissent se maintenir, encore moins supporter la circulation, mais je m'aperçus alors que toute la circulation Ă©tait aĂ©rienne. Bien sĂ»r, quelques personnes se promenaient sur les ponts et sur les diffĂ©rents niveaux de rues. Soudain un terrible mugissement retentit. Nous ne comprĂźmes pas tout d'abord qu'il venait du monde que nous regardions, mais trĂšs vite nous vĂźmes une multitude de points minuscules arriver sur la ville. Juste avant d'atteindre celle-ci, ces points minuscules dĂ©crivirent des cercles en laissant tomber des choses de leurs parties infĂ©rieures. L'imposante citĂ© s'effondra. Les tours furent arrachĂ©es tandis que les ponts s'Ă©crasĂšrent, donnant l'impression de longueurs de ficelles trop nouĂ©es et emmĂȘlĂ©es pour ĂȘtre d'une quelconque utilitĂ©. Nous vĂźmes des corps tomber des Ă©difices les plus hauts. Nous pensĂąmes qu'il devait s'agir de citoyens Ă©minents Ă©tant donnĂ© leurs vĂȘtements et la qualitĂ© du mobilier qui tombait avec eux. Nous regardions sans mot dire. Nous vĂźmes un autre lot de petits points noirs venir de l'autre direction et ils attaquĂšrent les envahisseurs avec une fĂ©rocitĂ© sans prĂ©cĂ©dent. Ils semblaient ne tenir aucun compte de leur propre vie ; ils tiraient sur l'ennemi et si cela ne rĂ©ussissait pas Ă  les abattre, les dĂ©fenseurs plongeaient directement sur ces — eh bien, je ne peux que leur donner le nom de gros bombardiers. Le jour prit fin et la nuit tomba sur la scĂšne, une nuit illuminĂ©e par de gigantesques flamboiements alors que la ville brĂ»lait. Les flammes Ă©clataient partout ; de l'autre cĂŽtĂ© du globe nous pouvions voir des villes en flammes, et quand la lumiĂšre de l'aurore illumina la scĂšne suivie d'un soleil rouge sang, nous ne vĂźmes que des tas d'Ă©paves, des piles de cendres et de mĂ©tal tordu. — Allons un peu plus loin, dĂ©clara le Lama Mingyar Dondup. Nous ne voulons pas voir tout ceci, Lobsang, parce que, mon pauvre ami, tu verras tout cela dans la vie rĂ©elle avant que ton temps en ce monde ne prenne fin. Le globe qui reprĂ©sentait le monde tourna. De la noirceur Ă  la lumiĂšre, de la lumiĂšre Ă  la noirceur, j'en oublie le nombre de fois qu'il tourna, ou peut-ĂȘtre ne l'ai-je jamais su, mais finalement le Lama tendit la main et le tournoiement du globe ralentit Ă  son rythme normal. Nous regardĂąmes attentivement d'un cĂŽtĂ© et de l'autre, et vĂźmes alors des hommes avec des morceaux de bois sous forme d'une charrue. Des chevaux traĂźnaient les charrues Ă  travers le sol, et nous vĂźmes un Ă©difice aprĂšs l'autre tout simplement basculer, basculer dans la tranchĂ©e creusĂ©e par la charrue. Jour aprĂšs jour ils continuĂšrent Ă  labourer, jusqu'Ă  ce qu'il n'y ait plus le moindre signe qu'une civilisation ait dĂ©jĂ  existĂ© dans cette rĂ©gion. — Je crois que c'est suffisant pour aujourd'hui, dit alors le Lama Mingyar Dondup. Nos yeux seront trop fatiguĂ©s pour faire quoi que ce soit demain, et nous voulons regarder ceci parce que cela va se produire maintes et maintes fois jusqu'Ă  ce que, Ă  la fin, les guerriers aient pratiquement exterminĂ© toute vie sur le monde. Allons manger quelque chose et nous retirer pour la nuit. Je le regardai avec surprise. — Nous coucher ? Mais comment savez-vous, MaĂźtre, que c'est dĂ©jĂ  la nuit ? Le Lama me montra du doigt un petit carrĂ© qui se trouvait assez Ă©loignĂ© du sol, peut-ĂȘtre aussi haut que trois hommes se tenant debout sur les Ă©paules de l'autre. Il y avait lĂ  une main, un pointeur, et sur ce qui semblait ĂȘtre un fond carrelĂ©, il y avait certaines divisions de lumiĂšre et d'obscuritĂ© ; la main pointait maintenant entre la lumiĂšre Ă  son plus faible et l'obscuritĂ© Ă  son plus sombre. — Et voilĂ , Lobsang, dit le Lama, un nouveau jour est sur le point de commencer. Nous avons tout de mĂȘme beaucoup de temps pour nous reposer. Pour ma part, je retourne Ă  la fontaine de jouvence parce que mes jambes me font trĂšs mal. Je pense que j'ai dĂ» m'Ă©corcher sĂ©rieusement les os en me lacĂ©rant la chair. — MaĂźtre, MaĂźtre, dis-je, permettez-moi de vous aider. Je me prĂ©cipitai dans la salle oĂč se trouvait la fontaine et retroussai ma robe. L'eau commença alors Ă  monter et je tournai la petite chose que le Lama avait appelĂ©e un robinet, je le tournai de façon Ă  ce que l'eau continue Ă  couler aprĂšs que je sois sorti ; je tournai ensuite une autre manette-robinet qui, selon ce que le Lama m'avait dit, dispensait une grande quantitĂ© de pĂąte mĂ©dicamenteuse dans l'eau oĂč elle se dissolvait rapidement en tourbillonnant avec l'eau. Le Lama s'assit sur le bord du bassin et mit ses jambes dans l'eau. — Ah ! s'exclama-t-il, cela fait du bien. Cela me soulage beaucoup, Lobsang. BientĂŽt mes jambes seront de nouveau parfaitement normales et tout ceci ne sera plus que quelque chose dont nous discuterons avec Ă©merveillement. Je frottai ses jambes vigoureusement, et de petits morceaux de tissu cicatriciel se dĂ©tachĂšrent jusqu'Ă  ce que, finalement, il n'en resta plus aucun et que ses jambes aient repris une apparence normale. — Cela a meilleur aspect, dis-je. Pensez-vous que c'est suffisant pour l'instant ? — Oui, je suis certain que cela suffit. Nous ne voulons pas y passer la moitiĂ© de la nuit, n'est-ce pas ? Nous allons en rester lĂ  pour l'instant et aller manger quelque chose. Ce disant, il sortit du bassin et je tournai la grande roue qui servait Ă  faire s'Ă©couler l'eau quelque part. Je restai lĂ  jusqu'Ă  ce que le bassin fut complĂštement vide et tournai alors le robinet Ă  fond afin de faire disparaĂźtre des morceaux de tissu cicatriciel. Je fermai ensuite les robinets et partis Ă  la recherche du Lama. — Nous en avons assez fait pour aujourd'hui, Lobsang, dit mon Guide. Je te propose un bol d'eau et de tsampa, puis nous irons nous coucher. Nous mangerons mieux demain matin. Nous nous assĂźmes donc par terre dans la position habituelle du lotus, et mangeĂąmes notre tsampa Ă  l'aide de cuillĂšres. Nous nous considĂ©rĂąmes extrĂȘmement raffinĂ©s nous ne nous servions pas de nos doigts mais plutĂŽt d'un instrument civilisĂ© qui, d'aprĂšs les images de l'un des livres, s'appelait une cuillĂšre. Mais avant mĂȘme d'avoir terminĂ© mon bol, je tombai Ă  la renverse et sombrai dans un profond sommeil, loin des tournoiements du monde. Chapitre Six Je m'assis soudainement dans l'obscuritĂ©, me demandant oĂč j'Ă©tais. Ce faisant, la lumiĂšre apparut progressivement, mais pas comme celle d'une bougie qui donne une lueur un moment et de l'obscuritĂ© le moment suivant ; celle-ci arriva comme Ă  l'aube, de telle sorte que les yeux ne subissaient aucune tension. Je pouvais entendre le Lama Mingyar Dondup s'affairant dans la cuisine. Il m'appela en disant — Je prĂ©pare ton petit dĂ©jeuner, Lobsang, parce qu'il te faudra manger ce genre de chose quand tu iras vivre dans la partie Occidentale de ce monde, alors aussi bien t'y habituer maintenant. LĂ -dessus il eut un petit rire joyeux. Je me levai et commençai Ă  me diriger vers la cuisine. Puis, non, la Nature doit passer en premier, me dis-je, et je pris donc la direction opposĂ©e afin qu'elle PUISSE passer en premier. Cette tĂąche accomplie en toute sĂ©curitĂ©, je revins Ă  la cuisine alors que le Lama Ă©tait en train de mettre quelque chose dans une assiette. C'Ă©tait une sorte de truc brun-rougeĂątre, et il y avait deux Ɠufs, frits, je suppose, mais Ă  cette Ă©poque je n'avais encore jamais mangĂ© de nourriture frite. Il me fit donc asseoir Ă  la table et se tint derriĂšre moi. — Maintenant, Lobsang, ceci est une fourchette. Tu la prends dans ta main gauche et maintiens le morceau de bacon pendant que tu le coupes avec le couteau que tu tiens dans ta main droite. Puis, l'ayant coupĂ© en deux, tu utilises la fourchette pour porter le morceau de bacon Ă  ta bouche. — Quelle idĂ©e stupide ! m'exclamai-je en prenant le bacon entre le pouce et l'index, me mĂ©ritant du coup un petit coup sec sur les jointures. — Non, non, non, Lobsang ! Tu iras en Occident pour accomplir une tĂąche spĂ©ciale et il te faudra vivre comme ils vivent ; pour cela, tu dois apprendre comment faire dĂšs maintenant. Prends ce bacon avec ta fourchette et porte-le Ă  ta bouche. Quand il est dans ta bouche tu retires ta fourchette. — Je ne peux pas, MaĂźtre, dis-je. — Tu ne peux pas ? Et pourquoi ne peux-tu faire ce que je te dis ? demanda le Lama. — J'avais cette chose dans la bouche quand vous m'avez frappĂ© les doigts et j'ai avalĂ© cette fichue nourriture. — Tu as lĂ  l'autre morceau, regarde. Pique avec ta fourchette et porte-le Ă  ta bouche. Mets-le bien Ă  l'intĂ©rieur de ta bouche et retire la fourchette. Je fis comme il me disait, mais trouvai tout cela bien stupide. Pourquoi quelqu'un aurait-il besoin d'un morceau de mĂ©tal courbĂ© pour mettre des aliments dans sa bouche ? C'Ă©tait la chose la plus absurde que j'aie entendu Ă  ce jour, mais ce qui suivit l'Ă©tait encore plus. — Maintenant, tu places la partie bombĂ©e de ta fourchette sous l'un des Ɠufs, et avec le couteau tu en coupes Ă  peu prĂšs le quart. Tu le mets ensuite dans ta bouche et le manges. — Voulez-vous dire que si je vais en Occident je devrai manger de façon aussi folle ? demandai-je au Lama. — C'est exactement ce que je veux dire, alors aussi bien t'y habituer dĂšs Ă  prĂ©sent. Les doigts et les pouces sont trĂšs utiles pour une certaine catĂ©gorie de gens, mais tu es censĂ© ĂȘtre d'une Ă©toffe supĂ©rieure. Pour quelle raison penses-tu que je t'aie amenĂ© ici ? — Mais, MaĂźtre, nous sommes tombĂ©s dans ce fichu endroit par accident ! dis-je. — Non pas, non pas, reprit le Lama. Nous sommes arrivĂ©s ici par accident, certes, mais c'Ă©tait notre destination. Tu vois, le vieil ermite Ă©tait le Gardien de cet endroit. Il en fut le Gardien pendant environ cinquante ans et je t'emmenais ici pour que tu apprennes quelque chose de plus. Mais j'ai l'impression que tu t'es abĂźmĂ© la cervelle en tombant sur ce rocher ! — Je me demande quel Ăąge ont ces Ɠufs, ajouta pensivement le Lama. Il dĂ©posa son couteau et sa fourchette, alla au rĂ©cipient oĂč les Ɠufs Ă©taient conservĂ©s, et je le vis se mettre Ă  compter les zĂ©ros. — Lobsang, ces Ɠufs et ce bacon ont environ trois millions d'annĂ©es, et pourtant les Ɠufs sont aussi frais que s'ils avaient Ă©tĂ© pondus hier. Je jouai avec l'Ɠuf et le reste du bacon. J'Ă©tais dĂ©concertĂ©. J'avais vu des choses se dĂ©tĂ©riorer mĂȘme quand elles Ă©taient conservĂ©es dans la glace, et maintenant on me disait que je mangeais des aliments vieux de trois millions d'annĂ©es. — MaĂźtre, je suis dans une si grande confusion et plus vous m'en dites, plus vous soulevez de questions dans mon esprit. Vous me dites que ces Ɠufs ont environ trois millions d'annĂ©es et je suis d'accord avec vous pour dire qu'ils ont l'air d'avoir Ă©tĂ© fraĂźchement pondus, sans aucune trace de dĂ©tĂ©rioration. Mais comment est-ce possible qu'ils aient trois millions d'annĂ©es ? — Lobsang, dit le Lama, il faudrait une explication trĂšs complexe pour rĂ©ellement te satisfaire concernant certaines de ces choses, mais regardons cela d'une maniĂšre qui n'est pas strictement exacte, mais qui devrait te donner une idĂ©e de ce que je veux dire. Maintenant, supposons que tu aies une collection de blocs. Ces blocs, que nous appellerons des cellules, peuvent ĂȘtre assemblĂ©s pour former diffĂ©rentes choses. Si tu jouais comme le font les enfants, tu pourrais construire des maisons avec ces petits cubes, puis tu pourrais les dĂ©faire pour fabriquer quelque chose de complĂštement diffĂ©rent. Eh bien, le bacon, les Ɠufs, ou quoi que ce soit d'autres sont composĂ©s de petits blocs, de petites cellules qui ont une vie sans fin parce que la matiĂšre ne peut ĂȘtre dĂ©truite. Si la matiĂšre pouvait ĂȘtre dĂ©truite, l'Univers entier s'arrĂȘterait. Ainsi la Nature fait en sorte que ces blocs spĂ©cifiques prennent une forme qui reprĂ©sente le bacon, et d'autres blocs, les Ɠufs. Maintenant, si tu manges le bacon et les Ɠufs, tu ne perds rien parce que finalement tout ceci passe Ă  travers toi, subit des modifications chimiques en cours de route, pour finir par ĂȘtre rĂ©pandu sur la terre oĂč ils nourriront les plantes en croissance. Et peut-ĂȘtre qu'un cochon ou un mouton viendront manger les plantes et grandiront Ă  leur tour. C'est ainsi que tout dĂ©pend de ces blocs, de ces cellules. — Prenons des cellules qui sont ovales ; nous dirons que c'est le type naturel de la cellule. Elles donneront Ă  une personne une silhouette bien proportionnĂ©e, mince, et peut-ĂȘtre grande. C'est parce que les cellules, les cellules ovales, sont toutes disposĂ©es dans une seule direction. Mais supposons que nous ayons un homme qui aime manger, qui mange bien au-delĂ  de ses besoins, car on ne devrait manger que ce qu'il faut pour satisfaire sa faim immĂ©diate. Mais, de toute façon, cet homme mange pour le plaisir de manger, et ses cellules ovales deviennent rondes, et elles sont rondes parce qu'elles ont Ă©tĂ© remplies par un excĂšs de nourriture sous forme de graisse. Maintenant, bien sĂ»r, une forme ovale a une certaine longueur et si tu l'arrondis sans augmenter sa capacitĂ©, elle sera lĂ©gĂšrement moins longue ; c'est ainsi que notre gros homme est plus petit que ce qu'il aurait Ă©tĂ© s'il avait Ă©tĂ© mince. Je m'assis sur mes talons, rĂ©flĂ©chissant sĂ©rieusement Ă  tout cela, et lui dis — Mais Ă  quoi servent toutes ces cellules si ce n'est pas pour contenir quelque chose qui donne la vie et qui permettent Ă  quelqu'un de faire quelque chose qu'une autre personne ne peut pas faire ? Le Lama rit et reprit — Je te donnais seulement une explication trĂšs grossiĂšre. Il existe diffĂ©rentes sortes de cellules. Une sorte de cellules que tu traites correctement peut faire de toi un gĂ©nie, mais la mĂȘme sorte de cellules que tu maltraites peut faire de toi un dĂ©ment. Je commence Ă  me demander de quel cĂŽtĂ© tu penches en ce moment ! Nous avions fini notre petit dĂ©jeuner en transgressant la rĂšgle qui veut que l'on ne parle pas en mangeant par respect pour la nourriture. Mais je suppose que le Lama savait ce qu'il faisait et peut-ĂȘtre avait-il une permission spĂ©ciale pour enfreindre quelques-unes de nos lois. — Poursuivons notre visite. Il y a toutes sortes de choses Ă©tranges Ă  voir ici, tu sais, Lobsang, et nous dĂ©sirons voir la montĂ©e et la chute des civilisations. Ici, tu peux voir cela avec exactitude, tel que cela s'est produit. Mais il n'est pas bon de passer tout notre temps Ă  regarder dans le globe. On a besoin d'un changement, d'une rĂ©crĂ©ation ; rĂ©crĂ©ation signifie re-crĂ©ation, cela signifie que les cellules qui te permettent de voir ont Ă©tĂ© mises Ă  rude Ă©preuve Ă  recevoir autant d'images trĂšs semblables, ce qui fait qu'il te faut dĂ©tourner les yeux et regarder quelque chose de diffĂ©rent. Tu as besoin d'un changement et cela s'appelle re-crĂ©ation ou rĂ©crĂ©ation. Viens avec moi dans cette piĂšce. Je me levai Ă  contrecƓur et le suivis en traĂźnant les pieds, donnant une impression exagĂ©rĂ©e de lassitude. Mais le Lama Mingyar Dondup connaissait tous ces trucs ; il en avait probablement fait autant avec son Guide. Sur le seuil de la porte je faillis tourner les talons et dĂ©guerpir. Il y avait lĂ  quantitĂ© d'hommes et de femmes. Certains d'entre eux Ă©taient nus, et je vis une femme juste en face de moi, la premiĂšre femme nue que je voyais de ma vie, et je fis volte-face aprĂšs avoir formulĂ© des excuses Ă  la dame pour avoir violĂ© son intimitĂ©. Mais le Lama Mingyar Dondup me saisit par les Ă©paules, et il riait tellement qu'il pouvait Ă  peine parler. — Lobsang, Lobsang ! L'expression de ton visage, si cocasse, compense toutes les misĂšres que nous avons eues au cours de ce voyage. Il s'agit de gens prĂ©servĂ©s, de gens qui ont vĂ©cu auparavant sur diffĂ©rentes planĂštes. Ils furent amenĂ©s ici — vivants — pour servir de spĂ©cimens. Ils sont encore bien vivants, tu sais ! — Mais, MaĂźtre, comment peuvent-ils ĂȘtre toujours vivants aprĂšs un ou deux millions d'annĂ©es ? Pourquoi ne sont-ils pas rĂ©duits en poussiĂšre ? — Eh bien, c'est de nouveau l'animation suspendue. Ils sont dans un cocon invisible qui empĂȘche toute cellule de fonctionner. Mais, tu sais, tu dois entrer et venir examiner ces personnages, hommes et femmes, parce que tu auras beaucoup affaire aux femmes. Tu Ă©tudieras la mĂ©decine Ă  Chongqing, et tu auras plus tard de trĂšs nombreuses femmes comme patientes. Il vaut donc mieux les connaĂźtre dĂšs Ă  prĂ©sent. Ici, par exemple, tu as une femme qui Ă©tait sur le point de donner naissance Ă  un enfant ; nous pourrions la rĂ©animer et faire naĂźtre l'enfant pour contribuer Ă  ta formation, car ce que nous faisons est d'une importance primordiale et, s'il est nĂ©cessaire pour nous de sacrifier une, deux ou trois personnes, c'est quelque chose qui en vaut la peine si cela peut sauver ce monde et ses millions d'ĂȘtres. Je regardai de nouveau les gens et me sentis rougir violemment Ă  la vue des femmes nues. — MaĂźtre, il y a une femme complĂštement noire lĂ -bas, mais comment est-ce possible ? Comment une femme peut-elle ĂȘtre entiĂšrement noire ? — Eh bien, Lobsang, je dois dire que ton Ă©tonnement me surprend. Il existe des gens de plusieurs couleurs diffĂ©rentes blancs, hĂąlĂ©s, bruns, et noirs, et sur certains mondes il existe des gens bleus et des gens verts. Tout cela dĂ©pend de la sorte de nourriture qu'eux-mĂȘmes, ainsi que leurs parents et leurs grands-parents, avaient l'habitude de manger. Cela dĂ©pend d'une sĂ©crĂ©tion du corps qui provoque la coloration. Mais viens examiner ces gens ! Le Lama se retourna et me quitta, entrant dans une piĂšce intĂ©rieure. Je me retrouvai seul avec ces gens qui n'Ă©taient pas morts mais pas vivants non plus. Timidement, je touchai le bras de la plus belle femme qu'il y avait lĂ , et il n'Ă©tait pas froid mais assez chaud, trĂšs semblable Ă  la tempĂ©rature de mon propre corps, bien que celle-ci ait considĂ©rablement augmentĂ© depuis quelques instants ! Une pensĂ©e me vint alors Ă  l'esprit. — MaĂźtre, MaĂźtre, j'ai une question urgente Ă  vous poser. — Ah, Lobsang, je vois que tu as choisi la plus jolie femme du lot. Bien, laisse-moi admirer ton goĂ»t. VoilĂ  une trĂšs belle femme, et nous voulons ce qu'il y a de mieux, parce que certaines vieilles rombiĂšres de musĂ©es sont totalement repoussantes. C'est dire que ceux qui ont planifiĂ© cette collection n'ont choisi que les plus belles. Mais quelle est ta question ? Il s'assit sur un tabouret et je fis de mĂȘme. — Comment se dĂ©veloppent les gens, comment se dĂ©veloppent-ils pour ressembler Ă  leurs parents ? Pourquoi n'Ă©mergent-ils pas comme un bĂ©bĂ© et ne se mettent-ils pas Ă  ressembler ensuite Ă  un cheval ou Ă  toute autre crĂ©ature ? — Les gens sont composĂ©s de cellules. DĂšs un trĂšs jeune Ăąge, les cellules contrĂŽlant le corps sont, si je peux dire, imprimĂ©es avec le caractĂšre et l'apparence gĂ©nĂ©rale des parents. Ainsi, ces cellules ont une mĂ©moire absolue de ce Ă  quoi elles devraient ressembler, mais en vieillissant chaque cellule oublie un tout petit peu ce que le modĂšle devrait ĂȘtre. Les cellules, dirons-nous, s'Ă©cartent’ de la mĂ©moire cellulaire originale intĂ©grĂ©e. Par exemple, tu peux avoir une femme, comme celle que tu observes, qui peut avoir Ă©tĂ© — eh bien — endormie, de sorte que ses cellules suivent aveuglĂ©ment le modĂšle de la cellule prĂ©cĂ©dente. Je te dis tout cela de la maniĂšre la plus simple possible ; tu en apprendras davantage sur ce sujet au Chakpori et, plus tard, Ă  Chongqing. Mais chaque cellule du corps a une mĂ©moire prĂ©cise de ce Ă  quoi elle doit ressembler quand elle est en bonne santĂ©. Au fur et Ă  mesure que le corps vieillit, la mĂ©moire du modĂšle initial se perd ou perd sa capacitĂ©, pour quelque raison, de suivre le modĂšle prĂ©cis et s'Ă©carte ainsi lĂ©gĂšrement des cellules originales, puis, s'en Ă©tant une fois Ă©cartĂ©, il devient de plus en plus facile d'oublier de plus en plus ce Ă  quoi le corps doit ressembler. Nous appelons cela le vieillissement, et quand un corps ne peut plus suivre le modĂšle exact imprimĂ© dans ses cellules, nous disons que les choses se sont dĂ©tĂ©riorĂ©es et le corps est mentalement malade. AprĂšs encore quelques annĂ©es le changement devient de plus en plus marquĂ© et la personne meurt finalement. — Mais qu'en est-il des personnes atteintes du cancer ? Comment en arrivent-elles Ă  une pareille condition ? demandai-je. — Nous avons parlĂ© des cellules qui oublient le modĂšle qu'elles doivent suivre, rĂ©pondit mon Guide. Elles oublient le modĂšle qui a dĂ» ĂȘtre imprimĂ© pendant la formation du bĂ©bĂ©, mais nous disons que lorsqu'une personne souffre d'un certain type de cancer, les cellules de mĂ©moire deviennent alors des cellules de mĂ©moire dĂ©formĂ©es qui ordonnent une nouvelle croissance lĂ  oĂč il ne devrait y avoir aucune croissance. Le rĂ©sultat de cela en est que nous avons dans un corps humain une grande masse qui interfĂšre avec les autres organes, peut-ĂȘtre en les dĂ©plaçant, peut-ĂȘtre en les dĂ©truisant. Mais il y a diffĂ©rents types de cancer. Un autre type est celui oĂč les cellules qui devraient contrĂŽler la croissance oublient qu'elles doivent produire de nouvelles cellules d'une certaine sorte et l'on a alors une inversion complĂšte. Certains organes du corps dĂ©pĂ©rissent. La cellule est Ă©puisĂ©e, elle a fait sa part de travail, d'entretien du corps, et elle a maintenant besoin d'ĂȘtre remplacĂ©e afin que le corps puisse continuer d'exister. Mais la cellule a perdu le modĂšle, a oubliĂ© le modĂšle de croissance, si tu le prĂ©fĂšres ainsi, et l'ayant oubliĂ©, elle fait une supposition et se met soit Ă  dĂ©velopper de nouvelles cellules Ă  un rythme effrĂ©nĂ©, ou Ă  dĂ©velopper des cellules qui dĂ©vorent les cellules saines en laissant une masse saignante et putride Ă  l'intĂ©rieur du corps. Alors le corps meurt bientĂŽt. — Mais, MaĂźtre, demandai-je ensuite, comment le corps peut-il savoir s'il sera masculin ou fĂ©minin ? Qui prend en charge la formation du bĂ©bĂ© avant que le corps ne soit nĂ© ? — Eh bien, cela dĂ©pend des parents. Si c'est une croissance alcaline qui dĂ©bute, on aura l'un des deux sexes ; si on a un type de cellule acide, ce sera le sexe opposĂ© ; on a mĂȘme parfois la naissance de monstres. Les parents peuvent ne pas ĂȘtre rĂ©ellement compatibles et ce que la femme produit n'est ni mĂąle ni femelle ; il peut s'agir des deux, il se peut mĂȘme que le bĂ©bĂ© ait deux tĂȘtes ou encore trois bras. Eh bien, nous savons que les Bouddhistes ne devraient pas prendre la vie, mais que faire, comment laisser un monstre survivre ? Un monstre qui a Ă  peine un cerveau rudimentaire — eh bien, si nous laissons de tels monstres grandir et propager leur espĂšce, nous nous retrouverons bientĂŽt avec de plus en plus de monstres, parce qu'il semble que les mauvaises choses se multiplient plus rapidement que les bonnes. — Mais tu verras tout cela en dĂ©tail Ă  Chongqing, ajouta mon Guide. Je ne fais que te donner maintenant une explication rudimentaire pour que tu saches Ă  quoi t'attendre. Un peu plus tard je vais t'emmener dans une autre piĂšce et te montrerai des monstres qui sont nĂ©s, ainsi que des cellules normales et anormales. Tu verras alors Ă  quel point l'organisme humain est une chose merveilleuse. Mais d'abord et avant tout, examine quelques-unes de ces personnes, en particulier les femmes. Voici un livre qui te montre ce Ă  quoi ressemblent l'extĂ©rieur et l'intĂ©rieur d'une femme. Pour une personne qui se verra devenir une femme sĂ©duisante, ses cellules de mĂ©moire, c'est-Ă -dire les cellules qui portent la mĂ©moire pour reproduire avec prĂ©cision les cellules du corps exactement comme auparavant, sont alors en bon Ă©tat. Il faut Ă©galement s'assurer que la mĂšre reçoive une quantitĂ© adĂ©quate de nourriture du type appropriĂ© et qu'elle ne subisse aucun choc, etc., etc. Et, bien sĂ»r, il n'est gĂ©nĂ©ralement pas sage d'avoir des rapports sexuels lorsqu'une femme est enceinte d'environ huit mois. Cela peut perturber tout l'Ă©quilibre des choses. — Maintenant, ajouta-t-il, je dois Ă©crire un compte rendu pour dire ce que nous faisions ici, comment nous sommes entrĂ©s, et je dois Ă©mettre une hypothĂšse sur la façon dont nous allons sortir ! — Mais MaĂźtre, dis-je un peu agacĂ©, Ă  quoi cela sert-il d'Ă©crire ainsi puisque personne ne vient jamais ici ? — Oh ! mais les gens viennent ici, Lobsang, ils viennent bel et bien ici. Les ignorants appellent leurs vaisseaux OVNI. Ils viennent ici et logent dans les piĂšces au-dessus de celle-ci. Ils viennent simplement pour recevoir des messages et relater ce qu'ils ont dĂ©couvert. Tu vois, ces gens sont les Jardiniers de la Terre. Ils possĂšdent de vastes connaissances mais, quelque part au fil des siĂšcles, ils ont rĂ©gressĂ©. Tout d'abord, ces gens Ă©taient absolument comme des dieux, avec des pouvoirs presque illimitĂ©s. Ils pouvaient tout faire, ils Ă©taient capables d'Ă  peu prĂšs tout. Puis, le Jardinier en Chef’ envoya certains d'entre eux sur la Terre qui s'Ă©tait formĂ©e — je t'ai dĂ©jĂ  parlĂ© de tout cela auparavant. Ces derniers, voyageant Ă  plusieurs fois la vitesse de la lumiĂšre, revinrent par la suite Ă  leur base situĂ©e dans un autre Univers. — Comme c'est si souvent le cas sur Terre et, en fait, sur de nombreux autres mondes, il y eut lĂ -bas une rĂ©volution. Certains n'aimaient pas les maniĂšres de ces sages, les Jardiniers de la Terre, qui Ă©taient celles d'emmener avec eux les femmes de leur entourage, tout particuliĂšrement quand la femme Ă©tait l'Ă©pouse d'un autre homme. Il y eut inĂ©vitablement des querelles et les Jardiniers se divisĂšrent en deux factions, ce que j'appellerai le bon parti et les dissidents. Ces derniers pensaient que, compte tenu des longues distances parcourues et de leurs tĂąches difficiles, ils avaient droit Ă  une rĂ©crĂ©ation sexuelle. Eh bien, lorsqu'ils ne pouvaient obtenir des femmes de leur propre race, ils venaient sur Terre et prenaient les femmes les plus grandes qu'ils trouvaient. Les choses n'Ă©taient pas agrĂ©ables du tout parce que les hommes Ă©taient physiquement trop grands pour ces femmes, et la faction qui Ă©tait venue sur cette Terre se querella et se sĂ©para en deux camps. L'un alla vivre en Orient, l'autre en Occident, et en se servant de leurs vastes connaissances, ils construisirent des armes nuclĂ©aires sur le principe d'un explosif Ă  neutrons et d'une arme au laser. Ils effectuĂšrent alors des raids sur leurs territoires respectifs, toujours avec l'intention de voler, ou plus exactement de kidnapper, les femmes de leurs adversaires. — Les attaques donnĂšrent lieu Ă  des contre-attaques, et leurs grands vaisseaux ne cessaient de se croiser Ă  trĂšs grande vitesse d'un bout Ă  l'autre du monde. Ce qui se passa n'est plus que de l'histoire ancienne la faction la moins importante qui comprenait ceux du bon parti, par dĂ©sespoir lĂącha une bombe au-dessus de l'endroit oĂč vivaient ceux du mauvais parti. De nos jours, les gens associent cette rĂ©gion aux Terres Bibliques’. Tout fut dĂ©truit. Le dĂ©sert d'aujourd'hui Ă©tait autrefois une mer scintillante oĂč naviguaient de nombreux navires. Mais lorsque la bombe tomba, le sol s'inclina et toute l'eau se dĂ©versa dans la MĂ©diterranĂ©e jusqu'Ă  l'ocĂ©an Atlantique, et il ne resta plus dans la rĂ©gion que l'eau du Nil. Nous pouvons en rĂ©alitĂ© voir tout cela, Lobsang, parce que nous avons ici des machines qui saisissent des scĂšnes du passĂ©. — Des scĂšnes du passĂ©, MaĂźtre ? Voir ce qui s'est passĂ© il y a un million d'annĂ©es ? Cela ne semble pas possible. — Lobsang, tout est vibration ou, si tu prĂ©fĂšres, si tu veux faire plus scientifique, tu diras que toute chose a sa propre frĂ©quence. Ainsi, si nous pouvons trouver la frĂ©quence — et c'est possible — de ces Ă©vĂ©nements, nous pouvons les rechercher, nous pouvons faire vibrer nos instruments Ă  une frĂ©quence plus Ă©levĂ©e qui rattrapera rapidement les impulsions qui furent Ă©mises il y a un million d'annĂ©es. Et si nous rĂ©duisons alors la frĂ©quence de nos machines, si nous accordons notre frĂ©quence avec celles Ă©mises Ă  l'origine par les sages d'autrefois, nous pouvons voir exactement ce qui s'est produit. Il est trop tĂŽt pour te parler de tout ceci, mais nous voyageons dans la quatriĂšme dimension afin de pouvoir devancer la troisiĂšme dimension, et si nous restons simplement assis tranquillement, nous pouvons en fait voir tout ce qui s'est passĂ©, et nous pouvons trouver bien drĂŽles certaines choses Ă©crites dans les livres d'histoire en comparant ces ouvrages de fiction Ă  ce qui s'est rĂ©ellement passĂ©. Les livres d'histoire sont un crime car l'histoire dĂ©forme ce qui s'est passĂ©, ce qui nous mĂšne dans de mauvaises directions. Oh oui, Lobsang, nous avons la machine ici, en fait dans la piĂšce Ă  cĂŽtĂ©, et nous pouvons voir ce que les gens ont appelĂ© le DĂ©luge. Nous pouvons voir ce que les gens ont nommĂ© l'Atlantide. Mais, comme je te le disais, le terme Atlantide Ă©tait employĂ© pour des terres qui ont sombrĂ©. Elles ont sombrĂ© dans une certaine mesure dans la rĂ©gion de la Turquie, et un certain continent prĂšs du Japon a sombrĂ© Ă©galement. Viens avec moi, je vais te montrer quelque chose. Le Lama se leva et je le suivis. — Bien sĂ»r, nous avons enregistrĂ© plusieurs de ces scĂšnes parce que c'est un travail ardu de s'accorder aux incidents eux-mĂȘmes. Mais nous nous sommes accordĂ©s de façon trĂšs prĂ©cise, et nous avons un enregistrement absolu de ce qui s'est prĂ©cisĂ©ment passĂ©. Maintenant il tripota quelques petites bobines qui se trouvaient en rangs serrĂ©s contre un mur pour finir par s'arrĂȘter sur une en particulier celle-ci fera l'affaire ; regarde. Il plaça la petite bobine dans une machine, et le grand modĂšle de la Terre — oh, il devait faire vingt-cinq pieds prĂšs de 8 m de diamĂštre — sembla revenir Ă  la vie. À mon grand Ă©tonnement, il tourna et se dĂ©plaça latĂ©ralement, recula un peu plus loin, et s'arrĂȘta. Je regardai la scĂšne sur ce monde, puis, ce n'Ă©tait plus le fait de regarder’. J'Ă©tais lĂ . J'avais l'impression d'ĂȘtre bel et bien lĂ . C'Ă©tait une belle contrĂ©e ; l'herbe y Ă©tait la plus verte que j'aie jamais vue, et je me tenais au bord d'une plage de sable argentĂ©. Les gens Ă©taient lĂ  Ă  se prĂ©lasser, certains portant des maillots de bain trĂšs dĂ©coratifs et trĂšs suggestifs, tandis que d'autres ne portaient rien. Ces derniers paraissaient certainement plus dĂ©cents que ceux qui ne portaient qu'un morceau de tissu qui ne faisait que susciter l'intĂ©rĂȘt sexuel. Je regardai vers le large. La mer scintillait et reflĂ©tait le bleu du ciel. Tout Ă©tait calme. De petits bateaux Ă  voiles Ă©taient engagĂ©s dans une compĂ©tition amicale, cherchant Ă  savoir lequel Ă©tait le plus rapide, lequel Ă©tait le mieux manƓuvrĂ©. Et alors — alors — tout Ă  coup, il y eut un formidable boom, et la terre s'inclina. LĂ  oĂč nous Ă©tions la terre s'inclina et la mer se retira jusqu'Ă  ce que devant nous tout ce que nous pĂ»mes voir Ă©tait ce qui avait Ă©tĂ© le fond de la mer. À peine avions-nous repris notre souffle que nous fĂ»mes affectĂ©s par une sensation des plus particuliĂšres. Nous nous aperçûmes que nous nous Ă©levions rapidement dans les airs, pas seulement nous, mais la terre Ă©galement, et la petite crĂȘte de collines rocheuses montait et montait et montait, et devenait de prodigieuses montagnes, une chaĂźne de montagnes qui s'Ă©tendait Ă  perte de vue dans toutes les directions. J'eus l'impression de me tenir tout au bord d'une pointe de terre ferme, et comme je me penchai prudemment et craintivement pour regarder en bas, je sentis mon estomac se retourner la terre s'Ă©tait tellement Ă©levĂ©e, que je pensai que nous Ă©tions montĂ©s jusqu'aux Champs CĂ©lestes. Autour de moi il n'y avait pas Ăąme qui vive ; j'Ă©tais tout seul, effrayĂ©, la mort dans l'Ăąme. Le Tibet s'Ă©tait Ă©levĂ© de trente mille pieds 9 000 m en une trentaine de secondes. Je m'aperçus que je haletais. L'air ici Ă©tait rarĂ©fiĂ©, et chaque respiration me laissait pantelant. Soudainement, une veine d'eau sous trĂšs forte pression, sembla-t-il, Ă©mergea d'une rupture dans la chaĂźne de montagnes. Elle se stabilisa un peu, puis se fraya son propre chemin en descendant de cette haute chaĂźne de montagnes, tout droit Ă  travers cette nouvelle terre qui avait Ă©tĂ© le fond de la mer. Et c'est ainsi que naquit le puissant Brahmapoutre qui se jette dans le golfe du Bengale. Mais ce n'Ă©tait pas une eau propre et saine qui atteignit le golfe du Bengale ; c'Ă©tait une eau contaminĂ©e par des cadavres d'humains, d'animaux, par des arbres, etc. Mais l'eau n'Ă©tait pas la chose la plus importante car, Ă  ma stupĂ©faction mĂȘlĂ©e d'horreur, je montais, la terre montait, la montagne s'Ă©levait de plus en plus haut, et je montais avec elle. BientĂŽt, je me retrouvai dans une vallĂ©e aride bordĂ©e de montagnes majestueuses, Ă  environ trente mille pieds 9 000 m d'altitude. Ce globe, ce simulacre du monde Ă©tait quelque chose d'absolument fantastique, parce qu'on ne faisait pas qu'observer les Ă©vĂ©nements, on les vivait, les vivait rĂ©ellement. En voyant le globe pour la premiĂšre fois je m'Ă©tais dit "Hmm, un truc genre spectacle miteux comme la lanterne magique que certains missionnaires apportent." Mais en regardant dans la chose, j'eus l'impression de tomber des nuages, du ciel, et en bas, en bas, pour venir me poser aussi lĂ©gĂšrement qu'une feuille qui tombe. Et je vĂ©cus alors les vĂ©ritables Ă©vĂ©nements survenus il y a des millions d'annĂ©es. Ceci Ă©tait le produit d'une civilisation puissante, trĂšs, trĂšs au-delĂ  de l'habiletĂ© des artisans ou des savants actuels. Je ne saurais trop insister sur le fait que ceci Ă©tait du vĂ©cu. Je constatai que je pouvais marcher. Par exemple, il y avait une ombre noire qui m'intĂ©ressait particuliĂšrement et quand je marchai vers elle, je sentis que j'Ă©tais vraiment EN TRAIN de marcher. Et puis, peut-ĂȘtre pour la premiĂšre fois, des yeux humains contemplĂšrent la petite montagne sur laquelle, des centaines de siĂšcles plus tard, serait construit l'imposant Potala. — Je ne peux vraiment rien comprendre Ă  tout ceci, MaĂźtre, dis-je. Vous me mettez Ă  l'Ă©preuve au-delĂ  de la capacitĂ© de mon cerveau. — Sottises, Lobsang, sottises. Toi et moi avons vĂ©cu ensemble de trĂšs, trĂšs nombreuses vies. Nous avons Ă©tĂ© amis vie aprĂšs vie, et tu vas continuer aprĂšs moi. J'ai dĂ©jĂ  vĂ©cu plus de quatre cents ans dans cette vie et je suis la personne, la seule personne dans tout le Tibet Ă  comprendre le fonctionnement complet de ces choses. C'est l'une de mes tĂąches. Et mon autre tĂąche il me regarda malicieusement, est celle de te former, de te transmettre mon savoir de sorte que lorsque dans un avenir proche je mourrai avec un poignard dans le dos, tu puisses ĂȘtre en mesure de te souvenir de cet endroit, de te souvenir comment y entrer, comment utiliser tous les appareils, et revivre les Ă©vĂ©nements du passĂ©. Tu seras en mesure de voir lĂ  oĂč le monde a mal tournĂ©, et je pense qu'il sera trop tard dans ce cycle particulier d'existence pour y changer grand-chose. Mais peu importe, les gens apprennent Ă  la dure parce qu'ils rejettent le moyen facile. Toute cette souffrance n'est pas nĂ©cessaire, tu sais, Lobsang. Tous ces combats entre les Afridi nom d'une tribu pachtoune ; elle est localisĂ©e dans la rĂ©gion de la passe de Khyber entre l'Afghanistan et le Pakistan — NdT et l'ArmĂ©e Britannique Indienne est inutile ; ils se battent continuellement et ils semblent penser que c'est la seule façon de faire les choses. La meilleure façon de faire une chose c'est la persuasion, pas cette tuerie, ces viols, ces assassinats, et ces tortures. Cela fait du tort Ă  la victime, mais fait encore plus de tort Ă  l'agresseur parce que tout cela retourne au Sur-Moi. Toi et moi, Lobsang, avons un assez bon bilan. Notre Sur-Moi est trĂšs satisfait de nous. — Vous avez dit notre Sur-Moi’, MaĂźtre ? Est-ce que cela veut dire que nous avons le mĂȘme ? — Eh oui, jeune sage, c'est exactement ce que cela veut dire. Cela signifie que toi et moi serons rĂ©unis vie aprĂšs vie, non seulement sur ce monde, non seulement dans cet Univers, mais partout, en tous lieux, Ă  tout moment. Toi, mon pauvre ami, tu vas avoir une vie trĂšs dure cette fois-ci. Tu seras victime de calomnies, de toutes sortes d'attaques mensongĂšres. Et pourtant, si les gens t'Ă©coutaient le Tibet pourrait ĂȘtre sauvĂ©. Au lieu de cela, dans les annĂ©es Ă  venir le Tibet sera envahi par les Chinois et dĂ©truit. Il se retourna rapidement, mais j'eus le temps de voir des larmes dans ses yeux. J'allai dans la cuisine boire un verre d'eau. — MaĂźtre, dis-je, j'aimerais que vous m'expliquiez comment il se fait que ces choses ne se gĂątent pas ? — Eh bien, regarde l'eau que tu es en train de boire. Quel Ăąge a cette eau ? Elle peut ĂȘtre aussi vieille que le monde lui-mĂȘme. Elle n'est pas gĂątĂ©e, n'est-ce pas ? Les choses ne se gĂątent que lorsqu'elles sont traitĂ©es de maniĂšre incorrecte. Par exemple, supposons que tu te coupes un doigt et qu'il commence Ă  guĂ©rir ; tu te le coupes encore et il recommence Ă  guĂ©rir ; tu te le coupes de nouveau et il recommence de nouveau Ă  guĂ©rir, mais pas nĂ©cessairement suivant le modĂšle qui Ă©tait le sien avant que tu ne te coupes. Les cellules de rĂ©gĂ©nĂ©ration s'en sont trouvĂ©es confuses elles avaient commencĂ© Ă  se dĂ©velopper selon leur modĂšle intĂ©grĂ©, et furent de nouveau coupĂ©es. Encore une fois, elles se sont mises Ă  se dĂ©velopper selon leur modĂšle intĂ©grĂ©, et ainsi de suite. Finalement, elles ont oubliĂ© le modĂšle qu'elles auraient dĂ» suivre et se dĂ©veloppĂšrent plutĂŽt en une grosse masse, et c'est ce qu'est le cancer. Le cancer est la croissance incontrĂŽlĂ©e de cellules lĂ  oĂč elles ne devraient pas se trouver, et si chacun recevait un enseignement appropriĂ© et avait le plein contrĂŽle de son corps, il n'y aurait pas de cancer. Si l'on s'apercevait que nos cellules se mettent Ă  se dĂ©velopper d'une façon que j'appellerai dĂ©sordonnĂ©e, le corps pourrait alors arrĂȘter le processus Ă  temps. Nous avons prĂȘchĂ© Ă  ce sujet, et avons prĂȘchĂ© dans diffĂ©rents pays, et les gens se sont grandement moquĂ©s de ces natifs qui osaient venir d'un quelconque pays inconnu, des bridĂ©s’ qu'ils nous appelaient, c'est-Ă -dire ce qu'il y a de plus minable dans l'existence. Mais tu sais, nous sommes peut-ĂȘtre des bridĂ©s’, mais un jour viendra oĂč ce sera un mot honorable, digne de respect. Si seulement les gens nous Ă©coutaient, nous pourrions guĂ©rir le cancer, guĂ©rir la tuberculose. Tu as eu la tuberculose, Lobsang, tu t'en souviens, et avec ta coopĂ©ration, je t'ai guĂ©ri ; si je n'avais pas eu ta coopĂ©ration, je n'aurais pas pu te guĂ©rir. Nous restĂąmes silencieux dans un Ă©tat de communion spirituelle l'un avec l'autre. Notre association en Ă©tait une purement spirituelle, sans aucune connotation charnelle. Bien sĂ»r, il y avait certains lamas qui utilisaient leurs chelas Ă  mauvais escient, des lamas qui n'auraient pas dĂ» ĂȘtre lamas mais qui auraient dĂ» ĂȘtre — eh bien, des ouvriers, ou autre chose, parce que les femmes leur manquaient. Nous n'avions pas besoin de femmes, ni non plus d'une quelconque relation homosexuelle. La nĂŽtre, comme je l'ai dit, Ă©tait une relation purement spirituelle, comme le mĂ©lange de deux Ăąmes qui se mĂȘlent pour s'embrasser dans l'esprit, puis se retire de l'esprit de l'autre, se sentant rafraĂźchies et en possession de nouvelles connaissances. Il existe ce sentiment dans le monde d'aujourd'hui que le sexe est la seule chose qui compte, le sexe Ă©goĂŻste, non pas pour perpĂ©tuer la race, mais simplement pour les sensations agrĂ©ables qu'il procure. Le vĂ©ritable sexe est celui que nous avons quand nous quittons ce monde, la communion de deux Ăąmes, et quand nous retournerons Ă  notre Sur-Moi, nous ferons l'expĂ©rience du plus grand plaisir, de la plus grande euphorie de toutes. Nous rĂ©aliserons alors que les difficultĂ©s que nous avons endurĂ©es sur cette abominable Terre Ă©taient simplement dans le but de chasser nos impuretĂ©s, de chasser nos mauvaises pensĂ©es, mais Ă  mon avis, le monde est trop dur. Il est si dur et les humains ont tellement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© qu'ils ne peuvent plus supporter les difficultĂ©s, ils ne peuvent plus profiter des Ă©preuves, mais deviennent de pire en pire, de plus en plus mauvais, dĂ©chargeant leur rancƓur sur les petits animaux. Tout cela est dĂ©plorable parce que les chats, par exemple, sont connus comme les yeux des Dieux. Les chats peuvent aller partout personne ne prĂȘte attention Ă  un chat assis lĂ , les pattes antĂ©rieures repliĂ©es et la queue soigneusement enroulĂ©e autour du corps, les yeux mi-clos — les gens pensent que le chat se repose. Mais non, le chat travaille, il est en train de transmettre tout ce qui se passe. Votre cerveau ne peut rien voir sans vos yeux. Votre cerveau ne peut Ă©mettre un son sans votre voix, et les chats sont une autre extension des sens qui permet aux Jardiniers de la Terre de savoir ce qui se passe. Un jour, nous en serons heureux, un jour nous rĂ©aliserons que les chats nous ont sauvĂ©s de nombreuses erreurs fatales. C'est dommage qu'on ne les traite pas avec plus de bienveillance, n'est-ce pas ? Chapitre Sept "Lobsang ! LOBSANG ! Viens, nous avons du travail Ă  faire !" Je me levai tellement vite que je butai contre mes chaussures, ou plutĂŽt mes sandales ; il n'y avait rien de tel que des chaussures au Tibet. Tout le monde portait des sandales ou, pour une longue randonnĂ©e Ă  cheval, des bottes qui montaient jusqu'aux genoux. Quoi qu'il en soit, il y avait mes sandales qui valsĂšrent dans la piĂšce, et moi qui partis dans une autre direction. Je rejoignis le Lama qui me dit — Maintenant, il nous faut faire un peu d'histoire, mais de la vraie histoire, pas les Ă©lucubrations qu'ils mettent dans les livres oĂč les choses ont Ă©tĂ© changĂ©es pour ne pas contrarier qui que ce soit occupant une position de pouvoir. Il me conduisit dans la piĂšce que nous en Ă©tions venus Ă  appeler la Salle du Monde’, et nous nous assĂźmes dans le petit coin que nous appelions la console’. C'Ă©tait vraiment une chose merveilleuse ; ce simulacre du monde semblait plus grand que la piĂšce qui le contenait, chose que tout le monde sait ĂȘtre impossible. Mais le Lama qui devina mes pensĂ©es me dit — Bien entendu, quand nous entrons ici nous nous trouvons sous l'influence de la quatriĂšme dimension, et dans la quatriĂšme dimension nous pouvons avoir un modĂšle plus grand que la piĂšce qui le contient si cette piĂšce est en trois dimensions. Toutefois ne nous inquiĂ©tons pas de cela, mais plutĂŽt de ceci ce que nous voyons dans ce monde ce sont les Ă©vĂ©nements rĂ©els du monde au cours des annĂ©es passĂ©es, quelque chose comme un Ă©cho. Si tu Ă©mets un gros bruit dans une zone d'Ă©cho, il te sera renvoyĂ©. Eh bien, cela te donne une idĂ©e trĂšs succincte de ce dont il s'agit et qui, bien sĂ»r, n'est pas strictement exacte parce que j'essaie de t'expliquer en termes de troisiĂšme dimension ce qui se passe dans les quatriĂšme et cinquiĂšme dimensions. Tu devras donc faire confiance Ă  tes sens quant Ă  ce que tu vas voir, et ce que tu verras sera parfaitement exact. Nous avons vu la formation du monde, ajouta-t-il en se tournant de nouveau, nous avons vu les toutes premiĂšres crĂ©atures — des hominidĂ©s — Ă  ĂȘtre placĂ©s sur ce monde ; passons donc Ă  la prochaine Ă©tape. La piĂšce s'assombrit et je me sentis tomber. Instinctivement je m'agrippai au bras du Lama et il mit un bras autour de mes Ă©paules. — Tout va bien, Lobsang, tu ne tombes pas ; c'est simplement que ton cerveau est en train de changer pour s'adapter aux quatre dimensions. La sensation de chute cessa et je me retrouvai dans un monde choquant et effrayant. Il y avait lĂ  d'Ă©normes animaux d'une laideur surpassant tout ce que j'avais vu auparavant. De grandes crĂ©atures passaient, battant l'air de leurs ailes avec un bruit affreux pareil Ă  du vieux cuir non huilĂ©, des ailes qui pouvaient Ă  peine supporter leur corps. Cependant elles volaient et parfois d'une d'elles piquait vers le sol pour ramasser quelque chose que d'autres avaient laissĂ© tomber, mais une fois par terre elle y restait, ses ailes n'Ă©tant pas assez puissantes pour la ramener dans les airs, et elle n'avait pas de pattes pour s'aider. Des bruits indescriptibles vinrent du marais Ă  ma gauche, des bruits Ă©pouvantables qui me glacĂšrent de peur. Et alors, tout prĂšs de moi, sortant de la boue, Ă©mergea une tĂȘte minuscule au bout d'un cou dĂ©mesurĂ©. Celui-ci devait faire environ vingt pieds 6 m de long, et il fallut Ă  la chose beaucoup d'efforts pour s'extirper complĂštement et venir sur la terre ferme. Le corps Ă©tait rond, avec une queue effilĂ©e pour Ă©quilibrer les contours du cou et de la tĂȘte. Mais tandis que je regardais cette chose, et craignant qu'elle me regarde Ă  son tour, j'entendis un horrible fracas et des craquements comme si quelque chose d'Ă©norme chargeait Ă  travers la forĂȘt et Ă©crasait les troncs d'arbres comme nous le ferions de brins de paille. J'eus un aperçu de la plus formidable crĂ©ature que j'aie vue de ma vie. — Avançons d'un siĂšcle ou deux et voyons l'arrivĂ©e des premiers humains. J'eus l'impression de m'assoupir ou je ne sais quoi, parce que lorsque je regardai de nouveau le globe — mais non — non, j'Ă©tais SUR le globe, j'Ă©tais DANS le globe, j'en faisais partie. Mais, quoi qu'il en soit, lorsque je regardai de nouveau je vis s'avancer d'affreuses crĂ©atures aux sourcils Ă©pais et le cou enfoncĂ© dans les Ă©paules. Elles marchaient et j'en comptai six, portant chacune en guise d'arme un gros segment d'arbre se terminant par un nƓud pour augmenter sa rĂ©sistance, et la partie qu'ils tenaient Ă©tait plus effilĂ©e. Ces crĂ©atures avançaient et une femme les accompagnait portant un bĂ©bĂ© qu'elle allaitait tout en marchant. Ils avaient beau patauger dans la boue, on n'entendait aucun bruit d'Ă©claboussures ou autres. Tout Ă©tait silencieux. Je les regardai s'Ă©loigner, puis, encore une fois, j'eus l'impression de m'assoupir, car en regardant de nouveau, je vis une ville merveilleuse. Elle Ă©tait faite de pierres brillantes de diffĂ©rentes couleurs, des ponts barraient les rues et des oiseaux mĂ©caniques volaient dans les airs en suivant le tracĂ© des rues avec des passagers Ă  bord. Ces choses pouvaient s'arrĂȘter et planer pendant que les gens y montaient ou en descendaient. Puis, tout Ă  coup, tout le monde se tourna en regardant vers l'horizon lointain, au-dessus de la chaĂźne de montagnes, alertĂ©es par un mugissement qui venait de lĂ -bas. Et l'on vit apparaĂźtre un essaim d'oiseaux mĂ©caniques qui se mirent Ă  encercler la ville et Ă  tournoyer au-dessus. Les gens s'enfuirent dans toutes les directions. Certains Ă©taient Ă  genoux en train de prier, mais les prĂȘtres, je remarquai, ne s'arrĂȘtĂšrent pas pour prier ils mettaient toute leur Ă©nergie Ă  courir. AprĂšs quelques minutes de survol, des portes s'ouvrirent en dessous de ces choses mĂ©caniques, et des boĂźtes en mĂ©tal en tombĂšrent. Les oiseaux mĂ©caniques refermĂšrent leurs portes et repartirent Ă  toute vitesse. La ville fut projetĂ©e dans les airs et retomba sous forme de poussiĂšre, et c'est Ă  ce moment que l'on entendit le bruit de l'explosion, car la vue est tellement plus rapide que l'ouĂŻe. Nous entendĂźmes les hurlements des gens coincĂ©s sous des poutres ou enterrĂ©s dans les dĂ©combres. De nouveau, il y eut une somnolence ; je ne peux dire autrement — une somnolence — parce que j'Ă©tais inconscient d'une coupure quelconque entre ce que j'avais vu et ce que je voyais maintenant. C'Ă©tait une pĂ©riode plus tardive, et je pouvais voir que l'on construisait une grande ville, une ville d'une beautĂ© incomparable. C'Ă©tait vĂ©ritablement de l'art. Des flĂšches s'Ă©lançaient vers le ciel et des piĂšces de mĂ©tal finement ciselĂ©es reliaient les Ă©difices les uns aux autres. On voyait des gens qui allaient Ă  leurs occupations quotidiennes, achetant, vendant, debout aux coins des rues et en pleine discussion. Puis un grondement, un effrayant grondement se fit entendre suivi bientĂŽt de l'arrivĂ©e en masse de ces oiseaux mĂ©caniques en formation au-dessus des tĂȘtes, et tous les gens riaient, applaudissaient, saluaient. Les oiseaux mĂ©caniques continuĂšrent tranquillement leur chemin. Ils traversĂšrent la chaĂźne de montagnes, on entendit un terrible fracas, et ainsi l'on sut que notre cĂŽté’ prenait sa revanche sur l'ennemi pour la destruction qu'il avait causĂ©e. Mais — mais les oiseaux mĂ©caniques revenaient, ou plutĂŽt ne revenaient pas, car ce n'Ă©tait pas les nĂŽtres ; ils Ă©taient diffĂ©rents ; certains Ă©taient de formes diffĂ©rentes, plusieurs Ă©taient de diffĂ©rentes couleurs ; ils arrivĂšrent au-dessus de notre ville et lĂąchĂšrent leurs bombes de nouveau, balayant celle-ci dans une tempĂȘte de feu. Le feu rugissait et faisait rage et tout dans la ville fut brĂ»lĂ© et rasĂ©. Les dĂ©licats entrelacs des ponts virĂšrent au rouge puis au blanc, puis fondirent et du mĂ©tal liquide tomba comme de la pluie. Je me retrouvai bientĂŽt sur une plaine, la seule chose qui restait. Il n'y avait plus d'arbres, les lacs artificiels avaient disparu, transformĂ©s en vapeur. Je me tenais lĂ , regardant autour de moi, et je me demandai quel Ă©tait le sens de tout cela ; pourquoi ces Jardiniers de la Terre se battaient-ils contre d'autres Jardiniers ? Cela dĂ©passait totalement mon entendement. Puis le monde lui-mĂȘme trembla et s'assombrit. Je me retrouvai assis sur une chaise Ă  cĂŽtĂ© du Lama Mingyar Dondup. Je n'avais jamais vu personne avec une telle expression de tristesse. — Lobsang, ceci s'est produit sur ce monde depuis des millions d'annĂ©es. Il y a eu des gens de haut niveau de culture, mais pour une raison quelconque, ils se sont affrontĂ©s et se sont bombardĂ©s jusqu'Ă  ce qu'il ne reste que quelques humains ; ils se sont cachĂ©s dans des cavernes pour en sortir quelques annĂ©es plus tard et recommencer une nouvelle civilisation. Puis cette civilisation allait disparaĂźtre Ă  son tour et ses restes allaient ĂȘtre enfoncĂ©s sous la terre par les paysans qui laboureraient les terres ravagĂ©es par les batailles. Le Lama semblant extrĂȘmement triste, s'assit le menton au creux de ses mains. Puis il dit — Je pourrais te montrer l'histoire du monde dans sa totalitĂ©, mais il faudrait y passer ta vie entiĂšre. Je ne vais donc te montrer que des extraits, comme on dit, et te parlerai du reste. C'est bien triste Ă  dire, mais divers types de gens ont Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©s comme habitants de ce monde. Il y eut une race entiĂšrement noire qui arriva aprĂšs un grand chaos. Deux races blanches s'Ă©taient querellĂ©es pour Ă©tablir laquelle Ă©tait la plus puissante et, bien sĂ»r, eurent recours Ă  la guerre. C'est toujours la guerre, toujours les mauvaises pensĂ©es des gens. Si seulement les gens croyaient en un Dieu, il n'y aurait rien de tout cela. Toujours est-il que cette race entiĂšrement noire fit un horrible gĂąchis de ce monde, jusqu'au moment oĂč ces gens atteignirent finalement un trĂšs haut niveau de civilisation, beaucoup plus Ă©levĂ© que le nĂŽtre actuellement. Mais alors deux races diffĂ©rentes de gens noirs se querellĂšrent et cherchĂšrent frĂ©nĂ©tiquement Ă  fabriquer une arme plus puissante que celle de leur adversaire. Ils finirent par y arriver, et le signal fut en fait donnĂ© de libĂ©rer ces — eh bien — sortes de missiles, ce qui causa un Ă©norme bouleversement sur ce monde. La majoritĂ© des gens fut exterminĂ©e, tout juste comme on annihilerait une colonie de fourmis fĂ©roces. — Il y a toujours des survivants, et nous avons donc maintenant une race blanche, une race noire, et une race jaune. Il y a eu jadis une race verte ; Ă  cette Ă©poque les gens vivaient des centaines d'annĂ©es car leurs cellules de mĂ©moire’ Ă©taient capables de reproduire les cellules moribondes avec exactitude. Ce n'est que depuis que les cellules ont perdu leur aptitude Ă  se reproduire avec prĂ©cision que nos vies sont si courtes. Dans l'une des guerres il y eut de formidables explosions, et la majeure partie de la couverture nuageuse de la Terre fut emportĂ©e, emportĂ©e dans l'espace, et la lumiĂšre du soleil afflua avec tous ses rayons mortels. Au lieu de vivre sept ou huit cents ans, les gens virent leur durĂ©e de vie rĂ©duite Ă  environ soixante-dix ans. — Le soleil n'est pas un bon, un bienfaisant fournisseur de lumiĂšre, etc., etc. Il Ă©met des rayons nocifs pour les gens. Tu peux constater par toi-mĂȘme que les gens trop exposĂ©s aux rayons solaires ont la peau qui s'assombrit. Or, si le soleil Ă©tait bĂ©nĂ©fique la Nature n'aurait pas Ă©prouvĂ© le besoin de mettre un Ă©cran contre la lumiĂšre. Ainsi les rayons, ultra-violets et autres, affectĂšrent les humains en les rendant pires qu'ils ne l'Ă©taient dĂ©jĂ , de sorte que les deux clans de Jardiniers de la Terre devinrent encore plus fĂ©roces. Un cĂŽtĂ© Ă©tait bon et voulait voir la race humaine devenir fĂ©conde et se consacrer au bien, mais les gens exposĂ©s Ă  trop de soleil se mirent Ă  contracter la tuberculose ou le cancer. Sur toute la surface du monde, les gens furent sujets Ă  diverses maladies de la peau de caractĂšre tenace, maladies que l'on ne pouvait pas soigner. AprĂšs tout, ces rayons solaires pouvaient traverser plusieurs pieds de pierre, et il Ă©tait inutile pour les habitants du monde de se rĂ©fugier dans des maisons parce que les rayons pouvaient toujours les atteindre. — De vieux contes disent qu'il y avait Ă  cette Ă©poque des gĂ©ants. Oui, c'est vrai. Les gĂ©ants Ă©taient un clan de Jardiniers de la Terre. Ils faisaient deux Ă  trois fois la taille d'un homme moyen, ils se dĂ©plaçaient lentement, de façon plutĂŽt lĂ©thargique, et n'aimaient pas travailler. Ils essayĂšrent de retourner Ă  leur base d'origine, mais en y allant ils constatĂšrent qu'il y avait eu des problĂšmes lĂ -bas. Un clan de Jardiniers Ă©tait bon, avec un bon leader, mais l'autre clan Ă©tait mauvais. Ces derniers prospĂ©raient par des mĂ©chancetĂ©s de toutes sortes, et restaient sourds aux appels de ceux qui voulaient un monde pacifique avec une vie plus saine. — Ces bons Jardiniers comprenant Ă  quel point il Ă©tait inutile de rester Ă  leur base d'origine, rĂ©approvisionnĂšrent leurs vaisseaux, chargĂšrent de nouvelles barres de combustible, et reprirent leur vol vers la Terre. — Leurs vaisseaux pouvaient voyager plus vite que la lumiĂšre. Ils allaient si vite qu'aucun humain ne pouvait les contrĂŽler, et ils devaient donc ĂȘtre manipulĂ©s par une sorte d'ordinateur Ă©quipĂ© d'un bouclier spĂ©cial pour tenir les mĂ©tĂ©orites ou les autres obstacles Ă  distance ; sans ces boucliers les vaisseaux auraient Ă©tĂ© criblĂ©s de mĂ©tĂ©orites ou de poussiĂšre cosmique, entraĂźnant, bien sĂ»r, une perte d'air et la mort de tout l'Ă©quipage. — Finalement ils revinrent sur Terre et tombĂšrent en pleine guerre. Le mauvais cĂŽtĂ© — le clan malĂ©fique des Jardiniers de la Terre — s'Ă©taient associĂ©s trop librement avec les gens de la Terre, leur rĂ©vĂ©lant plusieurs de leurs secrets. Depuis cette Ă©poque, le monde n'a cessĂ© de se dĂ©tĂ©riorer, et il faudra une nouvelle guerre mondiale au cours de laquelle beaucoup de gens mourront. Beaucoup d'autres se cacheront dans des cavernes ou dans des crevasses de hautes montagnes. Comme leurs Sages leur avaient prĂ©dit tout ce qui allait arriver, ces gens se dirent que ce n'Ă©tait pas la peine de s'appliquer Ă  bien vivre puisque, dans quelques courtes annĂ©es, la Terre elle-mĂȘme serait peut-ĂȘtre dĂ©truite. Et nous nous rapprochons maintenant dangereusement de ce moment. J'Ă©coutai tout cela, puis je dis — L'astrologue en chef m'a prĂ©dit une vie horrible, une vie rĂ©ellement de misĂšre. Or, comment cela va-t-il aider le monde ? — Oui, tout ce que l'astrologue en chef a prĂ©dit s'est rĂ©alisĂ©, et il est vrai que tu vas traverser des moments trĂšs, trĂšs difficiles oĂč toutes les mains se lĂšveront contre toi. Mais souviens-toi que tu rĂ©ussiras dans ce que tu feras, et que lorsque tu quitteras ce monde tu ne seras pas coincĂ© dans l'astral, mais que tu iras beaucoup plus haut. Et, bien sĂ»r, tu ne retourneras jamais sur la Terre. Je ne suis pas certain que le moment soit venu de te dire tout ce qui va se passer ici, mais jetons un coup d'Ɠil Ă  quelques Ă©vĂ©nements du passĂ©. Je pense, toutefois, que nous devrions d'abord prendre un repas parce que ces reprĂ©sentations en trois dimensions fatiguent et on oublie l'heure. Nous fĂ»mes fidĂšles Ă  notre nourriture habituelle, la tsampa, et nous bĂ»mes de l'eau froide. — Il va falloir que tu t'habitues Ă  diffĂ©rentes nourritures, me dit alors le Lama, parce que dans d'autres parties du monde, les gens ne connaissent pas du tout la tsampa ; ils ont de la nourriture prĂ©cuite, scellĂ©e dans une boĂźte de conserve, et aussi longtemps que le contenant reste intact la nourriture est comestible, peu importe combien de temps elle est gardĂ©e avant d'ĂȘtre mangĂ©e. Mais, bien sĂ»r, ces boĂźtes de conserve doivent ĂȘtre gardĂ©es au froid, ce qui empĂȘche la dĂ©composition. De nos jours en Occident ils utilisent ce qu'ils appellent des glaciĂšres, de trĂšs grosses caisses remplies de glace qui entoure les boĂźtes de conserve de nourriture, et aprĂšs quelques jours les caisses doivent ĂȘtre ouvertes pour voir jusqu'Ă  quel point la glace a fondu. Si elle a beaucoup fondu, il faut alors de nouveau remplir toute la caisse de nouvelle glace. On peut toujours dire, toutefois, si la nourriture s'est gĂątĂ©e parce que les boĂźtes de conserve gonflent, montrant qu'il y a la pression d'un gaz, le gaz de la dĂ©composition, Ă  l'intĂ©rieur. Il faut alors jeter de telles conserves sous peine de s'empoisonner. — Maintenant nettoyons nos bols, et retournons visionner ce monde dont nous faisons partie. Le Lama se leva et racla les restes de tsampa, puis se dirigeant vers un tas de sable, il en prit une poignĂ©e avec laquelle il nettoya son bol. J'en fis autant tout en me disant que c'Ă©tait une horrible corvĂ©e d'avoir Ă  faire le nettoyage de nos bols Ă  chaque fois. Je me demandai pourquoi personne n'avait inventĂ© quelque chose pour contenir la nourriture et qui pourrait ĂȘtre jetĂ©e aprĂšs avoir mangĂ©. Je pensai Ă  tous les moines et tous les lamas, occupĂ©s avec leur poignĂ©e de sable fin ; toutefois, cette procĂ©dure est beaucoup plus hygiĂ©nique que celle consistant Ă  laver un bol en bois, vous savez, car si celui-ci contient quelque chose de liquide, alors, Ă©videmment, elle s'infiltrera dans le bois. Et supposons que vous ayez un beau fruit juteux dans votre bol ; vous mangez le fruit et il reste un peu de jus. Si vous lavez votre bol, vous saturez alors le bois et permettez au jus de pĂ©nĂ©trer. Non, jusqu'Ă  ce qu'il y ait un meilleur systĂšme, le sable trĂšs fin est beaucoup, beaucoup mieux que l'eau. — Depuis combien de temps pensez-vous que ce monde existe, MaĂźtre ? Le Lama me sourit tout en disant — Eh bien, tu en as dĂ©jĂ  vu une partie, et je pense que nous devrions en voir un peu plus sur le passĂ©, le prĂ©sent et le futur ; qu'en dis-tu ? Nous nous dirigeĂąmes lentement vers ce grand hall oĂč se trouvait le simulacre du monde, attendant que quelqu'un l'utilise. — Tu sais, Lobsang, nous avons tous tendance Ă  croire que ce monde est Ă©ternel, et pourtant cet Univers est en fait en train de se dĂ©truire actuellement. Il a Ă©tĂ© bel et bien Ă©tabli que tous les mondes s'Ă©loignent rapidement les uns des autres. Maintenant, la meilleure façon de t'expliquer cela est de te redire que le temps sur ce monde est entiĂšrement artificiel. Le temps rĂ©el est le temps de l'espace. Te souviens-tu de ces allumettes que je t'ai montrĂ©es qui peuvent ĂȘtre frottĂ©es sur une surface rugueuse et dont le bout s'embrase ? Eh bien, si tu Ă©tais un Dieu dans l'espace, la naissance, la vie, et la mort de ce monde ou de tout autre monde ressembleraient au grattement de cette allumette. Tout d'abord il y a la chaleur engendrĂ©e par la friction de la pointe de l'allumette sur quelque chose de dur. Puis, la pointe Ă©clate en flamme, et s'Ă©teint ensuite, ne laissant Ă  l'allumette qu'une tĂȘte rouge brĂ»lante qui se refroidit rapidement pour ne devenir qu'une masse noire brĂ»lĂ©e. Il en est ainsi de la Terre, et de toutes les autres planĂštes. Elle nous semble, nous qui vivons sur cette Terre, ĂȘtre Ă©ternelle, mais si tu imagines qu'une personne des plus minuscules soit placĂ©e sur la tĂȘte de l'allumette lorsqu'elle se refroidit, elle croira qu'elle vit sur un monde qui durera Ă  tout jamais. Comprends-tu lĂ  oĂč je veux en venir ? — Oui, MaĂźtre, je comprends. Un lama qui avait Ă©tudiĂ© dans une grande Ă©cole en Allemagne m'a dĂ©jĂ  parlĂ© en ces mĂȘmes termes. Il utilisa pratiquement les mĂȘmes mots que vous, mais il ajouta qu'aprĂšs plusieurs millions d'annĂ©es la tĂȘte de l'allumette, ou le monde, atteindrait environ vingt millions de degrĂ©s Fahrenheit 11 000 000 °C parce qu'il lui faut une certaine tempĂ©rature pour que l'hydrogĂšne qui se trouve dans l'atmosphĂšre puisse ĂȘtre transformĂ© en carbone, en oxygĂšne et en divers autres Ă©lĂ©ments. Il m'a Ă©galement dit qu'avant la fin du monde le globe terrestre gonfle. — Oui, c'est parfaitement vrai. Tu dois te souvenir qu'ils ne savent rien de ces choses dans le monde Occidental, car ils n'ont rien de semblable Ă  ce que nous avons ici. Nous avons en fait ici les instruments que les super-scientifiques d'il y a peut-ĂȘtre un milliard d'annĂ©es ont fabriquĂ©s — ont fabriquĂ©s pour durer un milliard d'annĂ©es ou plus. Ces machines sont restĂ©es ici pendant des centaines, des milliers de siĂšcles, jusqu'Ă  ce qu'arrive quelqu'un qui sache les faire fonctionner. Je sais comment les faire marcher, Lobsang, et je vais t'apprendre, et tu auras une vie d'Ă©preuves afin de savoir Ă  quoi ressemble vraiment le monde. Et grĂące Ă  cette formation que tu pourras ramener Ă  Patra, tu pourras faciliter la tĂąche Ă  d'autres mondes. — MaĂźtre, vous avez mentionnĂ© le mot Patra’, mais je ne connais aucun monde portant ce nom, dis-je. — Non, je le sais, mais tu vas bientĂŽt le connaĂźtre. Je vais te montrer Patra en ce monde, mais il y a tant de choses Ă  voir d'abord, et j'ai toujours trouvĂ© inutile d'avoir un instrument qui produise des rĂ©sultats prĂ©visibles ; mais aussi, si l'opĂ©rateur ne sait pas comment faire fonctionner la machine et comment elle en est arrivĂ©e au rĂ©sultat final, il s'agit vraiment d'un trĂšs mĂ©diocre opĂ©rateur. Aucun instrument ne devrait ĂȘtre utilisĂ© Ă  moins que l'opĂ©rateur potentiel ne puisse faire les choses pour lesquelles l'instrument a Ă©tĂ© conçu. Nous atteignĂźmes la piĂšce — on devrait dire une salle, en fait, Ă  cause de sa taille — et entrĂąmes. ImmĂ©diatement apparut une faible lueur et nous vĂźmes l'aube faire lentement place Ă  la lumiĂšre du jour. C'Ă©tait une aube d'un genre diffĂ©rent de ce que nous voyons aujourd'hui, car maintenant toutes ces magnifiques couleurs que nous voyons au lever et au coucher du soleil ne sont que des reflets de la pollution de l'atmosphĂšre. À cette Ă©poque la pollution’ Ă©tait en fait de la nourriture pour la Terre, de la nourriture pour le sol qui est le produit des Ă©ruptions volcaniques, et ce sont ces volcans qui donnĂšrent aux mers leur teneur en sel. Sans sel on ne pourrait pas vivre. Nous nous assĂźmes derriĂšre la console. — Regardons un peu au hasard, dit le Lama Mingyar Dondup. Nous avons tout notre temps. LĂ -bas ils doivent ĂȘtre contents d'ĂȘtre un moment dĂ©barrassĂ©s de nous, surtout de toi petit chenapan, qui t'amuses Ă  lancer des choses sur les crĂąnes rasĂ©s des gens. Alors — au tout dĂ©but les animaux, la premiĂšre forme de vie sur Terre, Ă©taient vraiment d'Ă©tranges crĂ©atures. Par exemple, le brachiosaure de son nom scientifique Brachiosaurus — NdT Ă©tait probablement la plus Ă©trange crĂ©ature qui ait jamais Ă©tĂ© vue sur cette Terre. Il y a eu toutes sortes de choses bizarres. Par exemple, l'ultrasaurus Ă©tait un animal trĂšs particulier. Il devait avoir une pression artĂ©rielle trĂšs Ă©levĂ©e car sa tĂȘte pouvait ĂȘtre Ă  plus de soixante pieds 18 m dans les airs ; en plus, cet animal pesait environ quatre-vingts tonnes et avait deux cerveaux celui situĂ© dans la tĂȘte actionnait les mĂąchoires et les pattes de devant, et celui Ă  l'arriĂšre, c'est-Ă -dire celui juste derriĂšre le bassin, activait la queue et les pattes arriĂšre. Cela me rappelle toujours une question que l'on m'a posĂ©e "Qu'arrive-t-il lorsque l'une ou plusieurs des pattes d'un mille-pattes perdent la cadence ?" C'est une question Ă  laquelle il m'est impossible de rĂ©pondre avec un degrĂ© quelconque de prĂ©cision. Tout ce que je peux dire c'est que la crĂ©ature avait peut-ĂȘtre quelque autre crĂ©ature spĂ©ciale veillant sur elle et voyant Ă  ce qu'elle ne se croise pas les pattes en marchant. — Eh bien, Lobsang, que veux-tu voir ? continua le Lama. Nous avons beaucoup de temps et tu peux donc me dire ce qui t'intĂ©resse le plus. Je rĂ©flĂ©chis un moment et rĂ©pondis — Ce lama Japonais que nous avons accueilli nous a racontĂ© un tas de choses curieuses et je ne sais toujours pas si je peux le croire ou non. Il nous a racontĂ© que le monde Ă©tait autrefois trĂšs chaud, qu'il devint tout Ă  coup trĂšs froid, et que sa surface se recouvrit de glace. Pouvons-nous voir cela ? — Oui, bien sĂ»r que nous le pouvons. Il n'y a pas la moindre difficultĂ©. Mais, tu sais, cela s'est produit plusieurs fois. Tu vois, le monde a des milliards d'annĂ©es, et aprĂšs un certain nombre de millions d'annĂ©es, il y a une pĂ©riode glaciaire. Par exemple, au PĂŽle Nord actuellement il y a une profondeur de six cents pieds 183 m de glace dans l'eau, et si toute la glace fondait et que les icebergs fondaient Ă©galement, tout le monde sur Terre se noierait parce que tout serait submergĂ© — sauf pour nous au Tibet qui serions trop hauts pour que l'eau nous atteigne. Il se tourna vers la console, consulta toute une colonne de chiffres, et alors la lumiĂšre de la grande salle, ou de la piĂšce, ou comme il vous plaira de l'appeler, s'estompa. Pendant quelques secondes nous fĂ»mes dans l'obscuritĂ©, puis apparut une lueur rougeĂątre, trĂšs particuliĂšre, absolument particuliĂšre et, venant des pĂŽles, le Nord et le Sud, arrivĂšrent des traĂźnĂ©es de lumiĂšre bigarrĂ©es. — C'est l'aurore borĂ©ale, ou l'Aura du monde. Nous pouvons la voir parce que, mĂȘme si nous semblons ĂȘtre sur Terre, nous sommes loin de cette manifestation, et c'est pourquoi nous la voyons. La lumiĂšre devint plus vive, devint Ă©blouissante, si brillante qu'il nous fallut la regarder les yeux pratiquement fermĂ©s. — OĂč est le Tibet ? demandai-je. — Nous sommes debout dessus, Lobsang, nous nous tenons dessus. Et tout ce que tu vois lĂ  en bas est de la glace. Je regardai cette glace, me demandant de quoi il s'agissait parce que — eh bien, il y avait de la glace verte, il y en avait de la bleue, et il y en avait qui Ă©tait complĂštement transparente, aussi transparente que l'eau la plus limpide. Je ne pouvais tout simplement pas comprendre. — J'en ai assez vu, dis-je, c'est un spectacle dĂ©primant. Le Lama rit et activa Ă  nouveau les commandes de la console ; le monde tourna et vacilla avec la vitesse. Il tournait si vite que tout Ă©tait gris ; il n'y avait ni obscuritĂ© ni luminositĂ©, seulement cette grisaille, puis il ralentit et nous nous trouvĂąmes devant une grande ville, une ville fantastique. C'Ă©tait une ville qui avait Ă©tĂ© construite juste avant l'avĂšnement des SumĂ©riens. Elle avait Ă©tĂ© construite par une race dont il n'existe plus maintenant aucune trace Ă©crite, aucune mention Ă  son sujet dans l'histoire et, en fait, il n'y eut que la plus vague allusion aux SumĂ©riens dans les livres d'histoire. Mais ils arrivĂšrent en conquĂ©rants, pillĂšrent, violĂšrent et ravagĂšrent la ville, et l'ayant rĂ©duite Ă  un Ă©tat tel qu'il ne resta plus pierre sur pierre, ils partirent et — selon les livres d'histoire — ils disparurent quelque part sans laisser de trace. Bien entendu, sans laisser de trace’, car ils partirent et quittĂšrent la Terre dans d'immenses vaisseaux spatiaux. Je ne pouvais pas comprendre comment ces gens pouvaient ĂȘtre assez sauvages pour venir et tout simplement dĂ©truire une ville — apparemment par plaisir. Bien sĂ»r ils capturĂšrent beaucoup de femmes et c'Ă©tait peut-ĂȘtre en partie la raison. Il me vint Ă  l'esprit que je regardais quelque chose qui pourrait changer toute l'histoire de l'humanitĂ©. — MaĂźtre, dis-je, j'ai vu toutes ces choses, j'ai vu toutes ces merveilleuses, merveilleuses inventions, mais il me semble que trĂšs peu de personnes les connaissent. Or, sĂ»rement que si tout le monde les connaissait viendrait un moment oĂč il y aurait la paix dans le monde entier, car qu'y aurait-il Ă  combattre si tout pouvait ĂȘtre connu grĂące Ă  ces instruments ou ces machines ? — Non, Lobsang, il n'en est pas ainsi, mon garçon, il n'en est pas ainsi. S'il y avait la moindre chance que les gens soient au courant de ceci, on verrait accourir des hommes d'affaires corrompus avec leurs gardes armĂ©s qui prendraient possession de tout et tueraient tous ceux d'entre nous qui savons, puis ils utiliseraient les instruments pour contrĂŽler le monde. Pense Ă  cela. Un capitaliste corrompu devenu le roi du monde, et faisant de tous et chacun son esclave. — Eh bien, je ne peux pas comprendre l'attitude des gens, parce que nous savons que le Tibet sera envahi par les Chinois, nous savons qu'ils emporteront tous nos prĂ©cieux livres pour les Ă©tudier. Qu'est-ce qui les empĂȘchera de conquĂ©rir le monde ? — Lobsang, mon cher ami, te voilĂ  simplet, faible d'esprit, ou je ne sais quoi. Tu ne crois pas que nous laisserions un conquĂ©rant s'emparer de ces choses-lĂ , n'est-ce pas ? Pour commencer, nous en avons des copies exactes dans l'ExtrĂȘme-Arctique, lĂ  oĂč les hommes peuvent Ă  peine se mouvoir Ă  cause du froid. Mais Ă  l'intĂ©rieur des chaĂźnes de montagnes tout est chaud, paisible et confortable, lĂ  oĂč nous pouvons avoir les yeux sur le monde, voir exactement ce qui se passe et, si nĂ©cessaire, prendre des mesures. Mais tout ce matĂ©riel — il indiqua d'un geste autour de lui — tout ceci sera dĂ©truit, explosĂ©, et mĂȘme piĂ©gĂ©. D'abord les Britanniques et les Russes tenteront de conquĂ©rir le Tibet, mais ils Ă©choueront ; ils seront la cause d'une terrible quantitĂ© de morts, mais ils ne rĂ©ussiront pas Ă  vaincre. Toutefois, ils auront donnĂ© aux Chinois l'idĂ©e de la façon de s'y prendre pour rĂ©ussir, et ceux-ci viendront et conquerront le Tibet, le conquerront en partie, du moins. Mais malgrĂ© tout, ils ne pourront mettre la main sur aucune de ces machines, sur aucun des livres Saints ou des livres mĂ©dicaux, car nous prĂ©voyons tout ceci depuis des annĂ©es, depuis des siĂšcles, en fait, et de faux ouvrages ont Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s qui seront mis en place dĂšs que les Chinois commenceront l'invasion. La ProphĂ©tie, tu le sais, dit que le Tibet survivra jusqu'Ă  ce que des roues entrent dans notre pays, et quand des roues entreront au Tibet, ce sera la fin de notre pays. Mais n'aies aucune crainte, tous nos trĂ©sors, tout notre grand savoir vieux de millions d'annĂ©es, sont cachĂ©s en toute sĂ©curitĂ©. Je connais l'endroit ; j'y suis allĂ©. Et toi, Ă©galement, tu en connaĂźtras l'emplacement parce qu'on va te le montrer. Je serai tuĂ© au cours de ta vie, en fait avant que tu ne quittes le Tibet, et tu seras l'un des rares hommes Ă  pouvoir faire fonctionner ces machines et Ă  savoir les entretenir. — BontĂ© divine ! mais il faudrait plusieurs vies pour apprendre Ă  entretenir ces machines ! m'Ă©criai-je. — Non, tu apprendras qu'elles se rĂ©parent elles-mĂȘmes. Tu n'auras qu'Ă  effectuer quelques manipulations et la machine, ou plutĂŽt, les autres machines, vont rĂ©parer celle qui est dĂ©fectueuse. Tu vois, elles n'en ont pas pour tellement longtemps Ă  exister, ces machines, car d'ici plusieurs annĂ©es encore, en 1985, les circonstances vont changer et il y aura une troisiĂšme Guerre Mondiale qui durera assez longtemps, et aprĂšs l'an 2000 il y aura de trĂšs nombreux changements, certains pour le meilleur, d'autres pour le pire. Nous sommes en mesure de les voir Ă  travers le Rapport Akashique des ProbabilitĂ©s. Or, l'Homme n'est pas sur des rails, tu sais, incapable de s'Ă©carter d'une trajectoire dĂ©finie. L'Homme a la libertĂ© de choix Ă  l'intĂ©rieur de certaines limites, celles-ci Ă©tant dĂ©terminĂ©es par le type astrologique de la personne. Mais nous pouvons voir de façon trĂšs prĂ©cise ce qui arrivera Ă  un pays, et c'est ce que nous allons faire trĂšs bientĂŽt, car je veux te montrer quelques-unes des merveilles du monde. Nous allons nous rĂ©gler sur diffĂ©rentes situations, Ă  diffĂ©rentes Ă©poques. — Mais, MaĂźtre, comment vous est-il possible de vous mettre Ă  l'Ă©coute de sons depuis longtemps disparus, de sons, d'images, et de tout le reste ? Quand une chose s'est produite, elle est bel et bien terminĂ©e. — Non pas, Lobsang, non pas. La matiĂšre est indestructible, et les impressions qui Ă©manent de ce que nous disons ou faisons nous quittent et circulent dans l'Univers, circulent encore et encore dans l'Univers. Avec cette grosse machine nous pouvons remonter environ deux milliards d'annĂ©es en arriĂšre. Toutefois, Ă  deux milliards d'annĂ©es l'image est un peu floue mais tout de mĂȘme assez claire pour voir ce que c'est. — Eh bien, je ne comprends pas comment on peut extraire des sons et des images du nĂ©ant. — Lobsang, dans quelques annĂ©es il y aura quelque chose appelĂ© le sans fil’ la TSF — NdT. On est en train de l'inventer Ă  l'heure actuelle, et avec elle on pourra capter ce qu'on appellera des programmes radio, et si le rĂ©cepteur est d'assez bonne qualitĂ© il pourra capter n'importe quel Ă©metteur du monde, et plus tard encore ils auront ces boĂźtes radio qui capteront des images. Tout cela a Ă©tĂ© fait auparavant, et Ă  mesure que les civilisations se succĂšdent, les mĂȘmes choses sont parfois rĂ©-inventĂ©es. Il arrive qu'une version amĂ©liorĂ©e en rĂ©sulte, mais dans ce cas-ci, apparemment, la chose appelĂ©e sans fil donne beaucoup de problĂšmes parce que l'information doit ĂȘtre rapportĂ©e du monde astral par les scientifiques qui croient l'inventer. Mais, de toute façon, crois-moi sur parole que nous pouvons continuer et voir ce qui va se passer dans le monde. Malheureusement notre limite supĂ©rieure sera de trois mille ans ; nous ne pouvons aller plus loin, nos images deviennent trop floues, trop confuses, pour que nous puissions les dĂ©chiffrer. Quant Ă  toi, beaucoup de souffrances et beaucoup de voyages t'attendent, et tu seras la victime de toutes sortes de gens sans scrupules qui n'aimeront pas ce que tu fais et essaieront de ternir ta rĂ©putation. Sur cette machine, durant les prochains jours Ă  venir, tu vas voir de nombreux points saillants de ta vie. Mais voyons d'abord certaines choses prises au hasard. Maintenant, regarde voici les Ă©vĂ©nements importants dans un endroit appelĂ© Égypte. Le Lama ajusta divers contrĂŽles et nous vĂźmes l'obscuritĂ©, puis tout au haut de la ligne d'horizon de l'obscuritĂ© se dĂ©tachaient des triangles noirs. Cela n'avait aucun sens pour moi, aussi poussa-t-il graduellement un contrĂŽle et le monde passa petit Ă  petit Ă  la lumiĂšre du jour. — Regarde, dit-il, voici la construction des Pyramides. Dans les annĂ©es Ă  venir les gens vont se demander et se demander comment ces grands blocs de pierre ont pu ĂȘtre dĂ©placĂ©s sans toutes sortes de mĂ©canismes. Elles le furent par lĂ©vitation. — Oui, MaĂźtre, j'ai beaucoup entendu parler de la lĂ©vitation, mais je n'ai pas la moindre idĂ©e de la façon dont cela fonctionne. — Eh bien, tu vois, le monde a une attraction magnĂ©tique. Si tu lances un objet dans les airs, le magnĂ©tisme de la Terre le fera retomber. Si tu tombes d'un arbre, tu vas vers le bas, non vers le haut, parce que le magnĂ©tisme de la Terre est tel qu'il te fait retomber sur la Terre. Mais nous possĂ©dons des dispositifs qui sont anti-magnĂ©tiques Ă  la Terre ; nous devons les garder avec grand soin sous bonne garde en tout temps, parce que si une personne non entraĂźnĂ©e mettait la main sur l'une de ces choses, elle pourrait se retrouver dans les airs sans pouvoir revenir sur Terre. La chute, dans ce cas, serait vers le haut. Le contrĂŽle se fait Ă  l'aide de deux grilles dont l'une est accordĂ©e au magnĂ©tisme de la Terre, tandis que l'autre est en opposition Ă  son magnĂ©tisme. Maintenant, quand les grilles sont dans une certaine position, les plaques vont flotter, sans monter ni descendre. Mais si on pousse un levier qui modifie la relation des grilles l'une par rapport Ă  l'autre, dans un sens donnĂ©, le levier renforce alors le magnĂ©tisme de la Terre, et ainsi les plaques, ou la machine, s'affaissent sur la Terre. Mais si l'on veut faire monter, nous poussons le levier dans l'autre sens pour que prenne effet l'anti-magnĂ©tisme et que la Terre repousse au lieu d'attirer, et l'on peut ainsi faire monter dans les airs. C'est le dispositif utilisĂ© par les Dieux quand ils ont créé ce monde tel qu'il est maintenant. Un homme pouvait soulever ces blocs de cent tonnes et les mettre en position sans forcer, puis, lorsque le bloc Ă©tait dans la position prĂ©cise dĂ©sirĂ©e, le courant magnĂ©tique Ă©tait coupĂ© et le bloc se trouvait immobilisĂ© en position par l'attraction de la gravitĂ© terrestre. C'est ainsi que les Pyramides furent construites, c'est ainsi que de nombreuses choses Ă©tranges, inexplicables, furent construites. Par exemple, nous disposons de cartes de la Terre depuis des siĂšcles, et nous sommes les seuls Ă  avoir ces cartes parce que nous seuls avons ces dispositifs d'anti-gravitĂ© et ils ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour cartographier le monde avec exactitude. Mais ce n'est plus l'heure de continuer Ă  discuter. Je pense qu'il est temps de manger quelque chose, puis nous examinerons mes jambes, et ce sera ensuite le moment d'aller dormir car demain est un nouveau jour, un jour sans prĂ©cĂ©dent. Chapitre Huit — Lobsang ! Allez, c'est l'heure de la leçon. Mon esprit se reporta Ă  une autre leçon. C'Ă©tait au Potala. Je m'Ă©tais absentĂ© quelques jours avec le Lama Mingyar Dondup, et de retour au Potala, il me dit — Les leçons de cet aprĂšs-midi sont sur le point de commencer ; tu ferais mieux d'y aller maintenant. Je hochai la tĂȘte quelque peu dĂ©couragĂ© et me rendis Ă  la salle de classe. Le Lama-Professeur leva la tĂȘte, puis son visage prenant une expression de rage, il me pointa du doigt en criant — Dehors ! Dehors ! Je ne veux pas de toi dans ma classe. Il n'y avait rien d'autre Ă  faire je tournai les talons et sortis. Quelques-uns parmi les autres chelas gloussĂšrent quelque peu, et le Lama-Professeur se jeta sur eux en distribuant des coups de bĂąton Ă  la ronde. Je me rendis Ă  ce que nous appelions notre terrain de jeu et m'y promenai en traĂźnant les pieds. Le Lama Mingyar Dondup tourna le coin, m'aperçut, et venant Ă  moi il me dit — Je te croyais en classe. — J'y suis allĂ©, MaĂźtre, mais le Professeur Ă©tait en colĂšre contre moi ; il m'a ordonnĂ© de sortir et m'a dit qu'il n'y aurait dĂ©sormais plus de place pour moi dans ses cours. — Vraiment ? rĂ©pondit mon Guide. Viens avec moi, nous allons voir ensemble de quoi il est question. Nous marchĂąmes cĂŽte Ă  cĂŽte le long du corridor. Le plancher en Ă©tait toujours particuliĂšrement glissant Ă  cause du beurre fondu qui se rĂ©pandait chaque fois que nous passions avec nos lampes Ă  beurre et qui se solidifiait du fait de la tempĂ©rature trĂšs basse. Le misĂ©rable endroit ressemblait parfois Ă  une patinoire. Mais nous marchĂąmes ensemble jusqu'Ă  la salle de classe et nous entrĂąmes. Le Lama-Professeur Ă©tait en pleine fureur et frappait les garçons au hasard. En voyant le Lama Mingyar Dondup, il parut secouĂ© et devint vraiment trĂšs pĂąle, puis il retourna Ă  son estrade. — Quel est le problĂšme ici ? demanda le Lama Mingyar Dondup. — Aucun problĂšme ici sauf que ce garçon en me pointant du doigt dĂ©range toujours la classe. On ne sait jamais s'il va ĂȘtre prĂ©sent ou absent, et je ne veux pas enseigner Ă  un tel garçon. — Ah bon, c'est donc cela ! Ce garçon, Lobsang Rampa, est soumis aux ordres spĂ©ciaux du Grand TreiziĂšme, et vous devez obĂ©ir Ă  ces ordres exactement comme je le fais. Suivez-moi, nous allons voir le Grand TreiziĂšme immĂ©diatement. Le Lama Mingyar Dondup se retourna et sortit, suivi du Lama-Professeur qui, sans broncher, tenait toujours son bĂąton Ă  la main. — Ça alors ! s'exclama l'un des garçons, je me demande ce qui va se passer maintenant ; je pensais qu'il Ă©tait devenu fou. Il s'est dĂ©chaĂźnĂ© sur nous tous et tu peux voir les meurtrissures sur nos visages. Que va-t-il arriver maintenant ? Il n'eut pas longtemps Ă  attendre parce que le Lama Mingyar Dondup revint trĂšs bientĂŽt, accompagnĂ© d'un Lama assez jeune et Ă  l'air studieux. Le Lama Mingyar Dondup nous le prĂ©senta solennellement en disant — Il sera votre Professeur Ă  partir de maintenant et je veux voir une grande amĂ©lioration dans votre comportement et dans le travail Ă  faire. Il se tourna vers le nouveau Professeur et lui dit — Lobsang Rampa est sous ordres spĂ©ciaux. Il devra parfois s'absenter de cette classe pour plusieurs jours. Vous ferez de votre mieux pour l'aider Ă  rattraper son retard. Les deux Lamas se saluĂšrent en s'inclinant gravement, et Mingyar Dondup nous quitta. Je ne m'expliquai pas pourquoi ce souvenir ancien m'Ă©tait brusquement revenu en mĂ©moire, mais — — HĂ©, Lobsang, tu n'as pas entendu un mot de ce que j'ai dit, n'est-ce pas ? — Non, MaĂźtre, j'Ă©tais en train de penser Ă  cette Ă©poque oĂč je ne pouvais pas ĂȘtre acceptĂ© en classe, et je me demandais comment un tel Lama pouvait tout aussi bien devenir Professeur. — Oh, eh bien, il y a de bonnes personnes et il y en a de mauvaises, et je suppose que cette fois-lĂ  nous sommes tombĂ©s sur une mauvaise personne. Mais peu importe, tout est rĂ©glĂ© maintenant. Nous pouvons dire que je suis dĂ©sormais ton Gardien. Je ne sais pas s'il me faut une laisse ou un collier pour toi, mais je suis ton Gardien et je suis celui qui prend les dĂ©cisions, ce qu'aucun autre Professeur ne peut faire. Il me sourit en mĂȘme temps que j'affichai un trĂšs large sourire. Je pouvais apprendre avec Mingyar Dondup. Il ne s'arrĂȘtait pas au rĂšglement, mais il nous parlait des choses du grand monde extĂ©rieur oĂč il avait tant voyagĂ©. — Eh bien, Lobsang, nous ferions mieux de commencer Ă  un niveau trĂšs Ă©lĂ©mentaire, parce que tu devras enseigner aux gens du grand monde extĂ©rieur, et mĂȘme si tu connais probablement toute la premiĂšre partie de ce que je vais te dire, la rĂ©pĂ©tition ne te fera pas de mal du tout. Elle pourra mĂȘme servir Ă  t'enfoncer la connaissance d'un pouce cm ou deux de plus. La façon dont il dit cela impliquait un compliment et je rĂ©solus Ă  nouveau de lui faire honneur. Si j'ai rĂ©ussi ou Ă©chouĂ©, seul le temps le dira, quand nous serons de retour Ă  Patra. — Nous allons imaginer un corps vivant. La personne est Ă©tendue et s'endort ; sa forme astrale sort alors de ce corps et voyage quelque part, et si le dormeur n'est pas une personne trĂšs Ă©voluĂ©e, il se rĂ©veillera en pensant qu'il a rĂȘvĂ©, et rien de plus. Mais dans le cas d'une personne entraĂźnĂ©e, elle paraĂźtra profondĂ©ment endormie, alors que tout ce temps elle fait un voyage astral contrĂŽlĂ© et reste toujours consciente de ce qui se passe prĂšs de son corps physique. Elle sortira de son corps physique et voyagera lĂ  oĂč elle le dĂ©sire, lĂ  oĂč elle a dĂ©cidĂ© d'aller. On peut voyager partout au monde par le voyage astral, et si l'on s'entraĂźne on peut se souvenir de tout ce qui est arrivĂ© quand on retourne Ă  son corps de chair. — Lorsqu'une personne meurt c'est parce que la personne astrale veut se dĂ©barrasser de son corps de chair. Ce dernier est peut-ĂȘtre invalide et ne fonctionne plus correctement, ou peut-ĂȘtre a-t-il appris tout ce qu'il avait besoin d'apprendre dans cette incarnation particuliĂšre, car les gens reviennent sur Terre encore et encore jusqu'Ă  ce que leurs leçons soient apprises. Toi et moi sommes diffĂ©rents parce que nous venons d'un niveau au-delĂ  de l'astral, nous venons de Patra dont nous reparlerons un peu plus tard. — Lorsque la forme astrale est complĂštement libĂ©rĂ©e du corps physique, que la Corde d'Argent a Ă©tĂ© coupĂ©e et la Coupe d'Or brisĂ©e, l'entitĂ© qui Ă©tait dans ce corps est alors libre d'aller et venir, libre de faire plus ou moins ce qu'elle veut. Puis aprĂšs un certain temps elle se fatigue de — eh bien — simplement errer, et elle consulte une section spĂ©ciale des AutoritĂ©s en place dont la seule tĂąche est de conseiller les gens de l'astral sur ce qui leur conviendrait le mieux devraient-ils rester dans l'astral et en apprendre un peu plus, ou devraient-ils retourner sur Terre dans des circonstances diffĂ©rentes afin d'apprendre Ă  la dure. Vois-tu, quand les gens sont au stade du Sur-Moi — oh, c'est encore loin de toi pour le moment, Lobsang — ils ne peuvent pas ressentir la douleur, et ils apprennent plus rapidement par la douleur que par la gentillesse. Par consĂ©quent, il sera peut-ĂȘtre planifiĂ© que cette personne doive retourner sur Terre avec une forte envie de tuer ; elle naĂźtra de parents qui seront les plus susceptibles de lui donner l'occasion de tuer quelqu'un. Maintenant, sa tĂąche sera de lutter contre son dĂ©sir innĂ© d'assassiner, et si elle traverse la vie sans tuer personne, cette vie aura Ă©tĂ© un succĂšs complet. Elle aura appris Ă  se contrĂŽler et, dans ce cas, elle sera en mesure d'avoir une pĂ©riode de repos dans l'astral, puis, de nouveau, elle s'adressera au ComitĂ© des Conseillers pour savoir ce qu'ils attendent d'elle la prochaine fois. Elle pourrait se voir dotĂ©e d'une inclination Ă  devenir un grand missionnaire, enseignant les mauvaises choses. Eh bien, encore une fois, elle naĂźtra de parents qui peuvent lui donner l'opportunitĂ© d'ĂȘtre un missionnaire, et alors tout dĂ©pendra de sa compĂ©tence dans ce travail, et si elle rĂ©alisait qu'elle enseigne les mauvaises choses, elle pourrait apporter un changement et en retirer beaucoup d'avantages. Elle pourrait, par exemple, rĂ©aliser qu'il ne peut pas y avoir d'immaculĂ©e conception Ă  moins que la progĂ©niture ne soit une fille. Sous certaines circonstances les femmes peuvent donner naissance Ă  des enfants sans l'aide, nul doute agrĂ©able, d'un homme, mais dans tous les cas l'enfant ainsi nĂ© sera une fille. Si elle grandit, se marie et a un enfant, il sera alors du sexe fĂ©minin, ou un enfant mĂąle de trĂšs faible constitution. Tu n'auras jamais une personne de caractĂšre dominant qui soit nĂ©e sans l'aide d'un homme. — Dans l'astral, les gens peuvent voir leurs erreurs et font peut-ĂȘtre quelque chose pour remĂ©dier au mal qu'ils ont fait Ă  d'autres personnes. Savais-tu, Lobsang, que chaque personne sur Terre doit passer par l'ensemble du Zodiaque et Ă©galement par tous les quadrants du Zodiaque, parce que la composition astrologique d'une personne a une trĂšs grande influence sur la façon dont elle progresse et sur sa situation sociale. Par exemple, une personne nĂ©e sous le signe du BĂ©lier pourrait devenir un excellent boucher, mais si ses parents Ă©taient de statut social assez Ă©levĂ©, elle pourrait devenir un excellent chirurgien pas beaucoup de diffĂ©rence entre les deux, tu sais. On m'a affirmĂ© qu'un cochon et un humain ont le mĂȘme goĂ»t ; non pas que j'aie dĂ©jĂ  essayĂ© ou que je compte essayer. Je rĂ©flĂ©chis Ă  ceci un moment avant de dire — MaĂźtre, est-ce que cela signifie que nous devons vivre sous chaque signe du Zodiaque — Mars, VĂ©nus, et tous les autres — et vivre ensuite sous le mĂȘme signe astrologique du Soleil avec tous ses diffĂ©rents quadrants ? — Eh bien oui, bien sĂ»r que oui. La diffĂ©rence causĂ©e par chaque quadrant est presque incroyable, parce que si nous prenons un signe du Soleil, la premiĂšre partie du quadrant contiendra alors non seulement le signe du Soleil, mais aussi de fortes indications provenant du signe prĂ©cĂ©dent. Alors que dans le centre des quadrants le signe du Soleil sera l'influence prĂ©dominante, en progressant Ă  travers un signe donnĂ© et en arrivant Ă  la derniĂšre partie du quadrant, les indications seront alors trĂšs fortes en faveur du signe suivant sur le tableau. Je te dis tout cela parce qu'il se peut que tu doives expliquer ce genre de choses aux gens dans l'avenir. Ainsi chaque personne passe Ă  travers chaque partie du Zodiaque non pas nĂ©cessairement dans le mĂȘme ordre, mais dans l'ordre qui lui permet de tirer le meilleur parti des choses qui doivent ĂȘtre apprises. — On ne cesse de me rappeler, MaĂźtre, que j'aurai une vie trĂšs difficile, pleine de souffrances, etc., etc. Eh bien, pourquoi doit-il y avoir tant de souffrances ? Le Lama Mingyar Dondup regarda ses pieds pendant un instant, puis reprit — Tu as une trĂšs grande tĂąche Ă  accomplir, une noble tĂąche, et tu vas te rendre compte que des gens qui eux-mĂȘmes ne sont pas nobles vont tenter de t'empĂȘcher de rĂ©ussir, qui s'abaisseront Ă  toutes sortes de piĂšges pour t'empĂȘcher de parvenir au succĂšs. Tu vois, les gens deviennent envieux si tu fais quelque chose, Ă©cris quelque chose, ou dessines quelque chose qui est assurĂ©ment supĂ©rieur au livre ou au dessin qui Ă©tait le meneur incontestĂ© avant ton effort. Maintenant, je sais que tout cela semble trĂšs dĂ©routant, mais il en est ainsi. Tu seras l'objet de jalousies inouĂŻes et — pauvre Ăąme — tu auras beaucoup de problĂšmes causĂ©s par les femmes, non pas Ă  cause de relations sexuelles avec elles, mais parce que, par exemple, la femme de quelqu'un te montrera de l'amitiĂ© et son mari, incomprĂ©hensif, sera fou de jalousie. Et puis, d'autres femmes seront jalouses parce qu'elles t'auront souri et que tu ne leur auras pas rendu leur sourire. Oh, Lobsang, mĂ©fie-toi des femmes ; c'est ce que j'ai fait toute ma vie et je m'en rĂ©jouis. Je tombai dans un sombre silence, rĂ©flĂ©chissant Ă  mon terrible destin, et le Lama me dit alors — Rassure-toi, je sais que tu ne connais rien du tout aux femmes, mais bientĂŽt tu auras l'occasion d'examiner l'intĂ©rieur et l'extĂ©rieur de leurs corps, parce que lorsque tu nous quitteras pour aller Ă  Chongqing dans quelques annĂ©es, tu verras des cadavres, hommes et femmes, dans des salles de dissection. Au dĂ©but, ton estomac fera pas mal des siennes, mais peu importe, aprĂšs un jour ou deux tu auras dĂ©jĂ  pris l'habitude de les voir, et d'aprĂšs le Rapport des ProbabilitĂ©s, tu vas devenir vraiment un excellent docteur, un bon chirurgien, parce que — eh bien, je dois le dire — tu es un peu impitoyable et il faut ĂȘtre impitoyable pour ĂȘtre un bon chirurgien. Donc, quand nous sortirons de cette cellule, cette cage ou cette caverne — appelle-la comme tu veux — tu te rendras dans une autre, lĂ  oĂč tu auras un peu de pratique avec des instruments chirurgicaux et oĂč tu pourras apprendre des choses grĂące au langage universel. Et, bien sĂ»r, je suis prĂȘt Ă  t'aider de toutes les maniĂšres possibles. — MaĂźtre, vous avez mentionnĂ© Patra plusieurs fois ces derniers jours, mais je n'avais jamais entendu ce mot auparavant et je suis certain que trĂšs peu de gens au Potala ou au Chakpori utilisent ce mot. — Eh bien, il ne sert Ă  rien de mentionner une chose qui est trĂšs, trĂšs au-delĂ  de la portĂ©e de la personne moyenne. Patra, c'est le Champ CĂ©leste des Champs CĂ©lestes. Tous les gens, quand ils quittent la Terre, vont dans le monde astral. C'est rĂ©ellement un monde, comme tu as dĂ» le constater Ă  travers tes voyages astraux. C'est un monde qui ressemble Ă  cette Terre Ă  bien des Ă©gards, mais qui a de beaucoup plus nombreuses facettes agrĂ©ables, oĂč tu peux te mĂȘler aux gens, tu peux lire, tu peux parler, et tu peux assister Ă  des rĂ©unions et apprendre comment les autres se dĂ©brouillent. Pourquoi cette personne-ci Ă©choue-t-elle, et pourquoi cette autre personne rĂ©ussit-elle ? Mais Ă  partir de l'astral, les gens retournent sur Terre ou sur une quelconque autre planĂšte afin de mener avec plus de succĂšs, une nouvelle vie. Mais il existe une trĂšs, trĂšs rare planĂšte appelĂ©e Patra. C'est le Paradis des Paradis. Seules les meilleures Ăąmes y vont, seuls ceux qui ont fait le plus grand bien. Par exemple, LĂ©onard de Vinci est lĂ  Ă  travailler sur des projets qui aideront d'autres Terres’. Socrate est lĂ . Aristote et de nombreux autres comme lui sont lĂ . Tu n'y trouveras aucun charlatans — ils y sont exclus catĂ©goriquement — et il est dĂ©jĂ  prĂ©vu que tu te rendes Ă  Patra Ă  la fin de cette vie. Tu iras lĂ  parce que, au cours de plusieurs vies, tu as eu Ă©preuves aprĂšs Ă©preuves que tu as surmontĂ©es avec succĂšs, et la tĂąche que tu fais maintenant — eh bien, n'importe qui d'autre dirait que c'est une tĂąche impossible, mais tu vas rĂ©ussir et tu resteras Ă  Patra pendant un bon bout de temps. Il n'y a lĂ  aucune friction, aucune dispute, aucune famine ni cruautĂ©. — Est-ce que les chats sont autorisĂ©s sur Patra, MaĂźtre ? — BontĂ© Divine ! oui, bien sĂ»r qu'ils le sont. Les chats ont une Ăąme tout comme les gens. Il y a un tas d'ignorants qui pensent que cette chose Ă  quatre pattes n'est qu'un stupide animal, presque sans sentiments, certainement sans intelligence, et dĂ©finitivement sans Ăąme. Ce n'est pas vrai. Les chats ont une Ăąme, les chats peuvent progresser. Ils peuvent progresser Ă  travers le monde de l'Astral et ĂȘtre renseignĂ©s au sujet de Patra. À Patra ils peuvent ĂȘtre avec les gens qu'ils ont aimĂ©s sur Terre, ou peut-ĂȘtre sur une autre planĂšte. Oh oui, Lobsang, tu dois dire trĂšs clairement aux gens que les chats sont des personnes, qu'ils sont des individus, qu'ils sont de petites personnes trĂšs Ă©voluĂ©es qui ont Ă©tĂ© mises sur Terre dans un but spĂ©cial. Aussi dois-tu traiter les chats avec grand respect ; mais je sais que tu le fais. — Allons faire un tour parce que mes jambes se raidissent et je pense ĂȘtre prĂȘt pour une bonne marche afin de les dĂ©gourdir. Allons, viens ! Remue tes jambes paresseuses et nous allons voir certaines autres choses que tu n'as encore jamais vues. — MaĂźtre ! J'appelai le Lama Mingyar Dondup qui Ă©tait dĂ©jĂ  assez loin devant moi. Il s'arrĂȘta pour me permettre de le rejoindre, et je continuai — MaĂźtre, vous connaissez cet endroit, vous le connaissez trĂšs bien alors que je pensais qu'il s'agissait d'une dĂ©couverte. Vous me faisiez marcher, MaĂźtre ! — Non, je ne te faisais pas marcher, Lobsang, dit-il en riant, et cette entrĂ©e par laquelle nous sommes arrivĂ©es — eh bien, c'Ă©tait une surprise. Je ne m'attendais certainement pas Ă  une entrĂ©e lĂ , parce qu'il n'y a rien Ă  son sujet sur les cartes, et je me demande plutĂŽt pourquoi il devait y en avoir une Ă  cet endroit. Tu seras d'accord avec moi qu'il n'y avait aucun signe de dĂ©formation rocheuse. Je suppose que ce devait ĂȘtre parce que ce vieil ermite Ă©tait en charge de diverses fournitures ici et qu'il aimait avoir cette entrĂ©e toute proche de son ermitage. Mais — non, non, je ne me moquais pas de toi. Il nous faudra voir comment sortir d'ici demain, parce que maintenant mes jambes ont si bien guĂ©ri que je suis capable d'entreprendre la descente de la montagne. — Eh bien, vous aurez piĂštre allure Ă  redescendre de la montagne avec vos robes en lambeaux, rĂ©pliquai-je. — Ah, mais j'aurai plutĂŽt belle allure toi et moi apparaĂźtrons demain dans des robes toutes neuves, vieilles d'un million d'annĂ©es environ ! Puis, une pensĂ©e lui venant aprĂšs coup — Et tu te prĂ©senteras comme un moine, non pas comme un chela ou un acolyte. À partir de maintenant tu dois rester avec moi, aller oĂč je vais, et apprendre tout ce que je peux t'apprendre. Il se retourna, fit seulement quelques pas, s'inclina devant une porte, et plaça ses mains dans une certaine position. Lentement, je vis un pan de mur glisser sur le cĂŽtĂ© dans un silence total, sans friction d'un roc sur l'autre, un silence si absolu que le phĂ©nomĂšne en Ă©tait encore plus mystĂ©rieux. Le Lama me donna une petite poussĂ©e entre les omoplates en disant — Viens. Ceci est quelque chose que tu dois voir. Il s'agit de Patra. Voici comment Patra se prĂ©sente pour nous. Bien sĂ»r ce globe et il dĂ©signa un grand globe qui remplissait totalement une grande salle est simplement pour que nous puissions voir ce qui se passe Ă  Patra Ă  tout moment. Il posa sa main sur mon Ă©paule et nous avançùmes de quelques yards m jusqu'Ă  un mur Ă©quipĂ© d'instruments et d'un immense Ă©cran — oh, d'environ quatre hommes de hauteur et trois hommes de largeur. — C'est pour toute enquĂȘte particuliĂšre, dĂ©taillĂ©e, dit-il. Les lumiĂšres de la salle baissĂšrent. Pareillement, au mĂȘme rythme, la lumiĂšre du globe qu'il avait appelĂ© Patra s'illumina. C'Ă©tait une sorte de couleur or-rosĂątre, et qui donnait une merveilleuse sensation de chaleur et celle que l'on Ă©tait vraiment le bienvenu. Le Lama appuya de nouveau sur l'un des boutons et la brume dans le globe, ou autour du globe, disparue comme un brouillard de montagne disparaĂźt devant les rayons du soleil. Je scrutai avidement. C'Ă©tait vraiment un monde merveilleux. Il me sembla me tenir sur un mur de pierre contre lequel des vagues battaient doucement. Puis, sur ma droite, je vis arriver un navire. Je savais que c'Ă©tait un navire parce que j'en avais vu des images. Il arriva, jeta l'ancre contre le mur juste devant moi, et une foule de gens en descendirent, ayant tous une mine rĂ©jouie. — Eh bien, c'est une foule Ă  l'air heureux, MaĂźtre. Que faisaient-ils donc ? — Oh, c'est Patra. Tu peux avoir ici toutes sortes de loisirs. Ces gens, je suppose, se sont dit qu'il serait agrĂ©able de faire une petite traversĂ©e tranquille vers l'Ăźle. Je pense qu'ils ont pris le thĂ© lĂ -bas et puis qu'ils sont revenus. — Ce niveau est Ă  plusieurs plans au-dessus du monde astral. Les gens ne peuvent venir ici que s'ils sont, dirons-nous, des super-personnes. Cela implique souvent de terribles souffrances pour ĂȘtre digne de cet endroit, mais quand quelqu'un arrive ici et voit de quoi il s'agit, voit le calibre des gens, il devient alors Ă©vident que l'endroit vaut toutes les souffrances. — Ici nous pouvons voyager par la pensĂ©e. Nous sommes sur cette planĂšte et nous voulons voir une certaine personne. Eh bien, nous pensons Ă  elle, nous pensons fortement Ă  elle, et si elle est dĂ©sireuse de nous voir nous sommes subitement soulevĂ©s de terre, montons dans les airs, et voyageons promptement vers notre destination. En y arrivant, nous y trouvons la personne que nous voulions voir, prĂȘte Ă  nous accueillir, debout devant sa porte d'entrĂ©e. — Mais, MaĂźtre, quel genre de personnes viennent ici, comment arrivent-elles ici ? Et les considĂ©reriez-vous comme des prisonniers ? Ils ne peuvent vraisemblablement pas quitter cet endroit. — Ce n'est assurĂ©ment, assurĂ©ment pas une prison. C'est un lieu d'avancement et seules les bonnes personnes peuvent venir ici. Celles qui ont fait d'Ă©normes sacrifices, peuvent venir, celles qui ont donnĂ© le meilleur d'elles-mĂȘmes pour aider leurs prochains, hommes et femmes. Normalement, nous devons passer du corps de chair au corps astral. As-tu remarquĂ© qu'ici personne n'a de Corde d'Argent ? Personne n'a le Nimbe d'Or autour de sa tĂȘte ? Ils n'en ont pas besoin ici parce que tout le monde est pareil. Nous avons toutes sortes de bonnes personnes ici. Socrate, Aristote, LĂ©onard de Vinci, et d'autres comme eux. Ici, ils perdent les petits dĂ©fauts qu'ils avaient, parce que pour se maintenir sur Terre ils avaient dĂ» adopter un dĂ©faut. Ils Ă©taient d'une si haute vibration qu'ils ne pouvaient tout simplement pas demeurer sur Terre sans un quelconque dĂ©faut ; c'est ainsi qu'avant que Mendelssohn Felix Mendelssohn — NdT, ou quelqu'un d'autre, puisse descendre sur Terre, il lui fallut un dĂ©faut innĂ© pour cette vie particuliĂšre. Quand ladite personne mourut et arriva au monde astral, le dĂ©faut disparut, et l'entitĂ© disparut Ă©galement. J'ai mentionnĂ© Mendelssohn, le musicien ; il arriva sur le plan astral et quelqu'un de similaire Ă  un policier l'attendait pour lui retirer la Corde d'Argent et le Nimbe d'Or, et l'envoyer Ă  Patra. Il y rencontra lĂ  des amis et des connaissances et ils furent en mesure de discuter de leurs vies passĂ©es et de rĂ©aliser des expĂ©riences qu'ils voulaient faire depuis longtemps. — Comment les gens s'organisent-ils pour la nourriture, ici, MaĂźtre ? Il ne semble pas y avoir de nourriture, de boĂźtes de nourriture, en cet endroit que je suppose ĂȘtre un quai. — Non, tu ne trouveras pas beaucoup de nourriture sur ce monde. Les gens n'en ont pas besoin. Ils prennent toute leur Ă©nergie physique et mentale par un systĂšme d'osmose, c'est-Ă -dire qu'ils absorbent l'Ă©nergie distribuĂ©e par la lumiĂšre de Patra. S'ils veulent manger pour le plaisir, ou boire pour le plaisir, ils sont bien sĂ»r parfaitement capables de le faire, sauf qu'ils ne peuvent s'empiffrer et ne peuvent boire ces boissons alcoolisĂ©es qui pourrissent le cerveau d'une personne. De telles boissons sont trĂšs, trĂšs mauvaises, tu sais, et elles peuvent retarder le dĂ©veloppement d'un individu pendant plusieurs vies. — Maintenant, jetons un bref coup d'Ɠil Ă  l'endroit. Ici le temps n'existe pas, et il est donc inutile que tu demandes Ă  quelqu'un depuis combien de temps il est lĂ , parce qu'il va simplement te regarder sans rien comprendre et penser que tu n'es pas du tout conscient des conditions en vigueur. Les gens ne s'ennuient jamais Ă  Patra, ils ne s'en lassent jamais, il y a toujours quelque chose de nouveau Ă  faire, des gens nouveaux Ă  rencontrer, et on ne peut y trouver un ennemi. — Allons ! montons maintenant dans les airs pour voir d'en haut ce petit village de pĂȘcheurs. — Mais je croyais que les gens n'avaient pas besoin de manger, MaĂźtre ! Alors pourquoi voudraient-ils un village de pĂȘcheurs ? — Eh bien, ils ne capturent pas de poissons au sens ordinaire du terme ; ils le font pour voir comment ils peuvent ĂȘtre amĂ©liorĂ©s pour leur donner de meilleurs sens. Sur Terre, tu sais, les poissons sont vraiment stupides et ils mĂ©ritent d'ĂȘtre capturĂ©s, mais ici on les attrape dans des filets, on les garde en tout temps dans l'eau, et puisqu'ils sont traitĂ©s gentiment, ils n'ont pas de ressentiment. Ils comprennent que l'on essaie de faire du bien Ă  toute l'espĂšce. De mĂȘme avec les animaux, aucun d'eux n'a peur de l'homme sur ce monde. Ce sont plutĂŽt des amis. Mais faisons simplement de rapides visites en divers endroits parce qu'il nous faudra bientĂŽt partir d'ici pour retourner au Potala. Soudainement, je me sentis monter dans les airs et je parus perdre la vue. Je fus subitement pris d'un mal de tĂȘte intolĂ©rable et, Ă  vrai dire, je crus que j'allais mourir. Le Lama Mingyar Dondup m'agrippa et posa sa main sur mes yeux. — Je suis terriblement dĂ©solĂ©, Lobsang, dit-il, j'ai oubliĂ© que tu n'as pas Ă©tĂ© traitĂ© pour la vision de la quatriĂšme dimension. Il nous faut redescendre Ă  la surface pour environ une demi-heure. Sur ce je me sentis couler, puis j'accueillis avec grande joie la sensation de quelque chose de solide sous mes pieds. — C'est le monde de la quatriĂšme dimension et il y a parfois des Ă©manations de la cinquiĂšme dimension. Lorsque l'on emmĂšne une personne Ă  Patra il lui faut bien sĂ»r une vision pour quatre dimensions, car sinon la tension est trop forte pour elle. Le Lama me fit allonger sur une banquette et laissa tomber des choses dans mes yeux. AprĂšs plusieurs minutes il me mit des lunettes de protection, des lunettes qui me couvraient complĂštement les yeux. — Oh ! je peux voir maintenant, dis-je. C'est merveilleux ! Auparavant, les choses Ă©taient belles, extraordinairement belles, mais maintenant que je pouvais voir dans la quatriĂšme dimension, elles Ă©taient si glorieuses, qu'elles ne peuvent tout simplement pas ĂȘtre dĂ©crites en termes de trois dimensions ; je m'usai pratiquement la vue Ă  regarder autour de moi. Puis nous montĂąmes de nouveau dans les airs et je n'avais tout simplement jamais rien vu d'aussi beau auparavant. Les hommes Ă©taient d'une beautĂ© incomparable, mais les femmes — eh bien, elles Ă©taient si belles que je ressentis des remous quelque peu Ă©tranges Ă  l'intĂ©rieur, malgrĂ© que, bien sĂ»r, elles aient toujours Ă©tĂ© des Ă©trangĂšres pour moi car ma mĂšre avait Ă©tĂ© une mĂšre vraiment trĂšs stricte et ma sƓur — eh bien, je l'avais Ă  peine vue. Nous Ă©tions tenus fermement Ă  part parce qu'il avait Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ© avant ma naissance que j'entrerais Ă  la Lamaserie. Mais la beautĂ©, la beautĂ© absolue et la tranquillitĂ© dĂ©fient rĂ©ellement toute description en langage tridimensionnel. C'est comme si un aveugle de naissance essayait de dĂ©crire quelque chose sur Terre. Comment va-t-il dĂ©crire les couleurs ? Il est nĂ© aveugle, alors que sait-il Ă  propos des couleurs, sur ce qu'il y a Ă  dĂ©crire ? Il peut dire quelque chose au sujet de la forme et du poids d'une chose, mais sa beautĂ© rĂ©elle est totalement au-delĂ  de sa comprĂ©hension. Il en va ainsi pour moi maintenant j'ai Ă©tĂ© traitĂ© pour ĂȘtre en mesure de voir dans la troisiĂšme dimension, la quatriĂšme dimension, et la cinquiĂšme, de sorte que quand le temps viendra pour moi de quitter cette Terre, j'irai directement Ă  Patra. Ainsi, ces gens qui disent qu'ils ont un cours d'instruction dirigĂ© par le Dr Rampa par l'intermĂ©diaire de la Planche Ouija — eh bien, ce ne sont que des cinglĂ©s. Je vous le rĂ©pĂšte, quand je quitterai ce monde je serai totalement hors de votre portĂ©e. Je serai tellement loin de vous qu'il vous est mĂȘme impossible d'arriver Ă  le comprendre ! Il m'est tout Ă  fait impossible de vous dĂ©crire Patra. C'est comme d'essayer de parler d'une exposition de tableaux Ă  un aveugle de naissance — vous n'arriverez Ă  rien. Mais il existe autre chose que des tableaux. Certains des grands hommes du passĂ© Ă©taient ici dans ce monde de Patra et ils travaillaient Ă  essayer d'aider d'autres mondes, des mondes Ă  deux dimensions, et des mondes Ă  trois dimensions. Bon nombre des soi-disant inventions sur Terre ne sont pas les inventions de ceux qui les revendiquent ; la personne, homme ou femme, n'a fait que ramener l'idĂ©e de quelque chose qu'elle a vue dans le monde astral, et elle est revenue sur Terre avec le souvenir de quelque chose qui devait ĂȘtre inventĂ© ; elle a eu une idĂ©e gĂ©nĂ©rale de la façon de faire et — eh bien — elle a construit ce qui devait ĂȘtre construit et l'a fait breveter en son propre nom. Le Lama Mingyar Dondup semblait extraordinairement bien connu Ă  Patra. Partout oĂč il se rendait on le saluait et il me prĂ©sentait toujours aux gens comme un vieil ami Ă  eux dont ils se souvenaient, tandis que moi je les avais oubliĂ©s Ă  cause de l'argile adhĂ©rente de la Terre. — Cela ne fait rien, disaient-ils en riant, tu reviendras bientĂŽt parmi nous et tu te souviendras alors de tout. Le Lama Mingyar Dondup parlait avec un scientifique et ce dernier disait — Bien sĂ»r le gros problĂšme que nous avons maintenant est que les gens de diffĂ©rentes races ont diffĂ©rentes perspectives. Par exemple, sur certains mondes les femmes sont traitĂ©es Ă  l'Ă©gal des hommes, mais sur d'autres mondes elles sont traitĂ©es comme des ustensiles de mĂ©nage ou des esclaves, et quand elles arrivent dans un pays qui donne totale libertĂ© aux femmes, elles sont troublĂ©es et complĂštement perdues. Nous travaillons pour essayer de trouver un moyen par lequel hommes et femmes de tous les pays auraient un point de vue commun. Dans le monde astral, les ĂȘtres sont orientĂ©s dans une certaine mesure en ce sens, mais, bien sĂ»r, personne ne peut venir Ă  Patra Ă  moins qu'il ne se rende pleinement compte des droits de chacun. Il me regarda, sourit, et dit alors — Je vois que tu reconnais dĂ©jĂ  les droits de notre Ami le Chat. — Oui, monsieur, rĂ©pondis-je, j'aime les chats. Je pense que quel que soit le lieu, ce sont les plus magnifiques animaux. — Tu as une merveilleuse rĂ©putation avec les animaux, tu sais, et lorsque tu nous reviendras Ă  Patra, toute une horde de chats seront lĂ  pour t'accueillir. Tu auras un manteau de fourrure vivant. Il sourit parce qu'un gros chat marron et blanc grimpait sur moi pour s'asseoir sur mon Ă©paule, et posait sa patte gauche sur ma tĂȘte pour se stabiliser, exactement comme le ferait un humain. — Eh bien, Bob, dit le Lama Mingyar Dondup, nous sommes obligĂ©s de te dire au revoir pour le moment, mais Lobsang sera bientĂŽt de retour Ă  la Maison et tu auras alors amplement l'occasion de grimper sur son Ă©paule. Bob, le chat, acquiesça solennellement, sauta sur une table et se frotta contre moi en ronronnant, ronronnant et ronronnant. — Allons de l'autre cĂŽtĂ© de Patra, dit le Lama Mingyar Dondup. Il y a lĂ  le royaume des fleurs et des plantes, et les arbres en particulier attendent de te revoir. À peine avait-il fini de parler que nous arrivĂąmes Ă  ce merveilleux endroit oĂč il y avait des fleurs et des arbres incroyablement beaux. J'Ă©tais paralysĂ© de peur Ă  l'idĂ©e de marcher sur les fleurs. Le Lama me regarda et, comprenant parfaitement ma situation difficile, me dit — Oh, je suis vraiment dĂ©solĂ©, Lobsang, j'aurais dĂ» te prĂ©venir. Ici, au royaume des fleurs, tu dois t'Ă©lever d'environ un pied 30 cm au-dessus du sol. C'est l'une des facultĂ©s de la quatriĂšme dimension. Pense que le sol est plus haut d'un pied 30 cm et de cette maniĂšre, en marchant en pensant que le sol est Ă  cette distance, tu marcheras en fait Ă  un pied de la surface oĂč poussent ces plantes. Mais nous n'allons pas nous y risquer maintenant. Nous allons plutĂŽt jeter un coup d'Ɠil Ă  d'autres parties de ce monde. Aux hommes-machines, par exemple. Des machines ayant une Ăąme, des fleurs ayant une Ăąme, des chats ayant une Ăąme. — Je suppose que nous ferions mieux de rentrer, Lobsang, dit-il ensuite, parce que je dois te montrer certaines choses pour te prĂ©parer en partie pour la vie que tu auras Ă  vivre. J'aimerais pouvoir voyager avec toi et te venir davantage en aide, mais mon Karma est tel que je serai tuĂ© par les Communistes qui vont me poignarder dans le dos. Mais, c'est sans importance ; retournons Ă  notre propre monde. Chapitre Neuf Nous quittĂąmes ce qui se nommait la Salle Ă  Quatre Dimensions’ et traversĂąmes l'immense hall jusqu'Ă  celle oĂč Ă©tait indiquĂ© Ce Monde’. La distance Ă©tait d'environ un quart de mille 400 m, ce qui fait que nos pieds Ă©taient assez douloureux au moment oĂč nous y arrivĂąmes. Le Lama Mingyar Dondup entra et s'assit sur le banc prĂšs de la console. Je le suivis et m'assis Ă  cĂŽtĂ© de lui. Il appuya sur un bouton et la lumiĂšre dans la piĂšce s'Ă©teignit. À la place nous pouvions voir notre monde sous un Ă©clairage trĂšs, trĂšs tamisĂ©. Je regardai autour de moi en me demandant ce qui s'Ă©tait passĂ©, oĂč Ă©tait la lumiĂšre ? Je regardai alors le globe terrestre — et tombai aussitĂŽt Ă  la renverse, me frappant la tĂȘte sur le dur plancher. J'avais vu, en regardant dans le monde, un horrible dinosaure Ă  la gueule grande ouverte qui me regardait droit dans les yeux, et ce, Ă  environ six pieds 1 m 83 de moi. Je me relevai, plutĂŽt penaud, honteux de m'ĂȘtre laissĂ© effrayer par une crĂ©ature morte depuis des milliers d'annĂ©es. — Il nous faut parcourir certaines parties de l'histoire, dit le Lama, parce qu'il y a tellement de choses dans les livres d'histoire qui sont absolument incorrectes. Regarde ! Sur le globe je vis une chaĂźne de montagnes, et au pied de l'une d'elles il y avait une multitude de soldats et leurs aides de camp, parmi lesquels de nombreuses femmes. À cette Ă©poque, apparemment, les soldats ne pouvaient pas se passer de la consolation procurĂ©e par les corps fĂ©minins, et les femmes les accompagnaient donc Ă  la guerre afin de pouvoir les satisfaire aprĂšs une victoire. Et s'il n'y avait pas de victoire, les femmes Ă©taient capturĂ©es par l'ennemi et utilisĂ©es prĂ©cisĂ©ment dans le mĂȘme but que si leur cĂŽtĂ© avait Ă©tĂ© victorieux. Il y avait une scĂšne trĂšs animĂ©e. Des hommes se pressaient autour d'un nombre considĂ©rable d'Ă©lĂ©phants, et un homme se tenait debout sur l'un d'eux en discutant avec la foule Ă  ses pieds. — Je vous dis que ces Ă©lĂ©phants ne traverseront pas les montagnes oĂč il y a de la neige. Ils sont habituĂ©s Ă  la chaleur et ne peuvent pas survivre au froid. En plus, comment obtiendrons-nous les tonnes et les tonnes de nourriture dont ils auront besoin ? Je suggĂšre que l'on dĂ©charge les Ă©lĂ©phants et fasse porter les charges par des chevaux natifs de la rĂ©gion. C'est la seule façon de traverser. L'agitation se poursuivit. Ils discutaient et gesticulaient comme une bande de vieilles commĂšres, mais l'homme Ă  dos d'Ă©lĂ©phant eut gain de cause et l'on dĂ©chargea les bĂȘtes. Puis tous les chevaux des environs furent rĂ©quisitionnĂ©s sans tenir compte des protestations des paysans auxquels ils appartenaient. Bien sĂ»r je ne comprenais pas un mot de ce qu'ils disaient, mais cet instrument particulier que le Lama m'avait placĂ© sur la tĂȘte transmettait tout ce qui Ă©tait dit Ă  mon cerveau au lieu de passer par mes oreilles. C'est ainsi que j'Ă©tais en mesure de tout suivre dans les moindres dĂ©tails. Enfin, l'immense cavalcade fut prĂȘte et les femmes furent Ă©galement hissĂ©es sur les chevaux. On ne rĂ©alise gĂ©nĂ©ralement pas que les femmes sont en fait beaucoup plus fortes physiquement que les hommes. Je suppose qu'elles prĂ©tendaient ĂȘtre faibles parce que de cette façon les hommes transportaient les charges et les femmes, elles, chevauchaient des poneys. La cavalcade s'Ă©branla et commença Ă  gravir le sentier de la montagne ; Ă  mesure qu'elle avançait on pouvait se rendre compte qu'il n'y aurait pas eu le moindre espoir de faire passer les Ă©lĂ©phants par l'Ă©troit sentier rocailleux, et lorsque la neige apparut, les chevaux eux-mĂȘmes ne furent guĂšre disposĂ©s Ă  avancer et il fallut les pousser. Le Lama Mingyar Dondup sauta quelques siĂšcles, et quand il arrĂȘta la rotation, nous vĂźmes qu'il y avait une bataille en cours. Nous ne savions pas oĂč cela se passait, mais elle paraissait trĂšs sanglante. Plonger une Ă©pĂ©e dans le corps d'une personne n'Ă©tant pas suffisant, le vainqueur coupait la tĂȘte de la victime et les tĂȘtes Ă©taient toutes jetĂ©es dans une grande pile. Nous observĂąmes un moment tous ces hommes qui s'entretuaient ; ce n'Ă©tait que fanions volants et cris rauques, et sur les bords du champ de bataille les femmes regardaient la scĂšne sous des tentes grossiĂšrement fabriquĂ©es. Sans doute leur Ă©tait-il Ă©gal que la victoire revienne Ă  l'un ou l'autre camp puisque, dans tous les cas, leur sort serait le mĂȘme. Comme nous, nĂ©anmoins, elles regardaient, peut-ĂȘtre par simple curiositĂ©. Une pression sur le bouton, et le monde tourna plus vite. Le Lama l'arrĂȘta de temps Ă  autre et il me parut tout Ă  fait incroyable qu'Ă  chaque arrĂȘt il semblait y avoir une guerre en cours. Nous avançùmes jusqu'au temps des Croisades, ce dont le Lama m'avait dĂ©jĂ  parlĂ©. Il Ă©tait de bon ton’ Ă  l'Ă©poque pour les hommes de haute naissance de partir Ă  l'Ă©tranger faire la guerre aux Sarrasins. Les Sarrasins Ă©taient un peuple cultivĂ© et courtois, mais ils Ă©taient parfaitement prĂ©parĂ©s Ă  dĂ©fendre leur patrie, et de nombreux titres de noblesse Britannique prirent fin sur le champ de bataille. Nous assistĂąmes Ă  la Guerre des Boers qui suivit son cours. Les deux cĂŽtĂ©s Ă©taient absolument convaincus de la lĂ©gitimitĂ© de leur cause, et les Boers semblaient avoir une cible particuliĂšre non pas le cƓur, ni non plus l'estomac, mais plus bas, de sorte que si un homme Ă©tait blessĂ© et parvenait Ă  rentrer chez lui, il n'allait certainement ĂȘtre d'aucune utilitĂ© Ă  sa femme. Tout ceci me fut expliquĂ© en chuchotant. Puis, tout Ă  coup, la bataille prit fin. Les deux cĂŽtĂ©s semblĂšrent aussi bien ĂȘtre les vainqueurs que les vaincus car ils s'entremĂȘlĂšrent et puis, finalement, les envahisseurs — les CroisĂ©s — se placĂšrent d'un cĂŽtĂ© du champ de bataille, tandis que les Sarrasins se plaçaient du cĂŽtĂ© opposĂ© lĂ  oĂč ils avaient, eux aussi, des femmes qui les attendaient. Les blessĂ©s et les mourants Ă©taient laissĂ©s lĂ  oĂč ils Ă©taient tombĂ©s, car il n'y avait rien d'autre Ă  faire. Il n'y avait pas de service mĂ©dical, alors si un homme Ă©tait gravement blessĂ© il demandait souvent Ă  ses amis de le sortir de sa misĂšre, et la façon de faire Ă©tait de lui mettre un poignard dans la main et de s'Ă©loigner. Si l'homme voulait vraiment en finir, il n'avait qu'Ă  se planter le couteau dans le cƓur. Le monde tournoya, et ce fut alors une guerre fĂ©roce qui semblait engloutir la plupart des pays. Il y avait des gens de toutes les couleurs qui se battaient et utilisaient des armes, de gros canons sur roues, et dans les airs au bout de cordes, il y avait des choses que je sais maintenant qu'on appelait des ballons. Ils Ă©taient trĂšs hauts afin qu'un homme dans un panier attachĂ© au ballon puisse avoir l'Ɠil sur les lignes de l'ennemi et soit en mesure de prĂ©voir la meilleure façon d'attaquer, ou savoir s'ils allaient ĂȘtre attaquĂ©s. Nous vĂźmes ensuite de bruyants engins surgissant dans les airs et qui tirĂšrent sur les ballons qui s'abattirent en flammes. Partout ce n'Ă©tait qu'un marĂ©cage de boue et de sang parsemĂ© de dĂ©bris humains. Il y avait des cadavres suspendus aux fils barbelĂ©s, et on entendait de temps en temps un crump, crump’, et de grosses masses volaient dans les airs qui, quand elles heurtaient le sol, explosaient avec des rĂ©sultats dĂ©sastreux pour le paysage ainsi que pour l'ennemi. Une pression sur le bouton et l'image changea. La mer s'Ă©talait devant nous et nous pĂ»mes distinguer des points si Ă©loignĂ©s toutefois qu'on n'y voyait vraiment que des points, mais quand le Lama Mingyar Dondup les fit se rapprocher, nous vĂźmes qu'il s'agissait d'Ă©normes navires mĂ©talliques Ă©quipĂ©s de longs tubes de mĂ©tal qui se dĂ©plaçaient d'avant en arriĂšre en crachant de grands missiles. Ces derniers parcouraient vingt milles 32 km ou plus avant de tomber sur un navire ennemi. Nous vĂźmes un navire de guerre qui dĂ» ĂȘtre touchĂ© dans sa section d'armement, parce que le missile atterrit sur le pont et ce fut alors comme si le monde explosait le navire se souleva et Ă©clata en mille morceaux. Des piĂšces mĂ©talliques et des dĂ©bris de chair humaine volaient dans toutes les directions, et avec tout ce sang qui retombait, un brouillard rouge semblait recouvrir la place. Finalement, une sorte d'arrangement sembla entrer en vigueur, les soldats ayant cessĂ© de tirer. De notre point d'observation, nous vĂźmes un homme lever subrepticement son arme et tirer sur son commandant ! Le Lama Mingyar Dondup pressa rapidement quelques boutons et nous fĂ»mes de retour Ă  l'Ă©poque de la Guerre de Troie. Je murmurai — MaĂźtre, ne sautons-nous pas d'une date Ă  l'autre sans tenir compte de la suite des Ă©vĂ©nements ? — Oh, mais je te montre tout ceci pour une raison particuliĂšre, Lobsang. Regarde. Et il pointa du doigt un soldat troyen qui brandit soudainement sa lance et la planta directement dans le cƓur de son commandant. — Je viens juste de te montrer que la nature humaine ne change pas. Cela continue ainsi encore et encore. Prends un homme il tuera son commandant et, peut-ĂȘtre, dans une autre rĂ©incarnation il fera exactement la mĂȘme chose. J'essaie de t'apprendre certaines choses, Lobsang, et non de t'enseigner l'histoire des livres, parce que ces histoires-lĂ  sont trop souvent modifiĂ©es pour convenir aux dirigeants politiques de l'Ă©poque. Assis lĂ  sur notre banc, le Lama nous brancha sur de nombreuses scĂšnes diffĂ©rentes. Il pouvait y avoir parfois six cents ans entre elles. Cela nous donnait certainement l'occasion de juger ce que faisaient rĂ©ellement les politiciens. Nous vĂźmes s'Ă©lever des empires par pure traĂźtrise, et nous vĂźmes tomber des empires pareillement par pure traĂźtrise. — Maintenant, Lobsang, dit soudainement le Lama, nous allons ici entrevoir l'avenir. Le globe s'obscurcit, s'Ă©claircit, et s'obscurcit de nouveau, puis apparut un Ă©trange spectacle. Nous vĂźmes un immense paquebot, aussi grand qu'une ville, naviguant comme un roi des mers. Puis brusquement il y eut un crissement dĂ©chirant quand le navire fut ouvert sous la ligne de flottaison par la projection d'un puissant iceberg. Le navire commença Ă  couler. Les gens furent pris de panique certains gagnĂšrent les bateaux de sauvetage, d'autres tombĂšrent dans la mer au fur et Ă  mesure que le navire s'inclinait, et un orchestre jouait jusqu'Ă  ce que le paquebot s'engloutit avec un effrayant gargouillement. D'Ă©normes bulles d'air en sortirent, et d'Ă©normes taches de pĂ©trole. Puis petit Ă  petit d'Ă©tranges choses remontĂšrent Ă©galement Ă  la surface le sac Ă  main d'une femme, le corps d'un enfant. — Ceci, Lobsang, est un autre Ă©vĂ©nement en dehors de son ordre chronologique. Il a eu lieu avant la guerre que tu viens de voir. Mais, peu importe ; tu peux feuilleter un livre d'images et peut-ĂȘtre obtenir autant de connaissances que si tu lisais tout le livre dans le bon ordre. J'essaie de te faire comprendre certaines choses. L'aube se leva. Les premiers rayons du soleil reflĂ©taient des teintes rougeĂątres sur le sommet des icebergs et s'Ă©talaient vers le bas au fur et Ă  mesure que le soleil montait. Ce faisant, il perdit sa couleur rouge et redevint la lumiĂšre ordinaire, normale, du jour. La mer Ă©tait jonchĂ©e d'une collection absolument incroyable d'objets. Des chaises brisĂ©es, toutes sortes de paquets et, bien sĂ»r, les inĂ©vitables cadavres, blancs et cireux. Il y avait des hommes, ou ce qui avait Ă©tĂ© des hommes, en tenue de soirĂ©e. Il y avait des femmes, ou ce qui avait Ă©tĂ© des femmes, Ă©galement en robes du soir, mais que l'on pourrait mieux dĂ©crire comme dĂ©shabillĂ©s du soir. Nous regardĂąmes et regardĂąmes, mais aucun navire de secours n'apparut. — Eh bien, Lobsang, dit le Lama, nous allons passer Ă  autre chose ; cela ne sert Ă  rien de nous attarder ici quand il n'y a rien que nous puissions faire. Il tendit la main vers les commandes et sur le bouton qui Ă©tait au bout d'une petite tige, et le globe tourna plus vite. LumiĂšre — obscuritĂ© — obscuritĂ© — lumiĂšre, et ainsi de suite, puis nous nous arrĂȘtĂąmes. Nous nous trouvĂąmes dans un endroit appelĂ© Angleterre, et mon Guide traduisit certains noms pour moi Piccadilly, la Statue d'Éros, et toutes sortes de choses comme cela, puis il s'arrĂȘta directement en face d'un vendeur de journaux — bien sĂ»r, nous Ă©tions tout Ă  fait invisibles pour l'homme, puisque nous Ă©tions dans une zone de temps diffĂ©rent. Ce que nous Ă©tions en train de voir Ă©tait ce qui ne s'Ă©tait pas encore produit, nous avions un aperçu du futur. Nous Ă©tions au dĂ©but d'un siĂšcle, mais nous regardions quelque chose qui se passait soit en 1939, soit en 1940 ; je ne pouvais pas bien discerner les chiffres, non pas que cela fut important. Mais il y avait de grandes affiches. Le Lama me les lisait Ă  haute voix. Il y Ă©tait question de quelqu'un appelĂ© Neville Chamberlain se rendant Ă  Berlin avec son parapluie. Puis nous nous glissĂąmes dans ce que le Lama appela un cinĂ©-actualitĂ©s. Sur un Ă©cran nous vĂźmes des hommes au visage sombre portant des casques d'acier et tout un attirail militaire. Ils dĂ©filaient d'une bien curieuse façon. — Le Pas de l'Oie’, trĂšs pratiquĂ© dans l'armĂ©e allemande, dit le Lama. Puis l'image changea pour montrer, dans une autre partie du monde, des gens affamĂ©s qui tout simplement tombaient morts de faim et de froid. Nous gagnĂąmes la rue, et sautĂąmes quelques jours. Puis le Lama arrĂȘta la rotation du globe pour nous permettre de souffler un peu, car survoler le monde Ă  travers diffĂ©rentes Ă©poques Ă©tait vraiment une expĂ©rience Ă©prouvante et Ă©puisante, tout particuliĂšrement pour moi, un garçon qui n'avait jamais quittĂ© son pays, qui n'avait jamais vu de choses avec des roues auparavant. Oui, c'Ă©tait vraiment troublant. Je me tournai vers le Lama Mingyar Dondup et lui dit — MaĂźtre, concernant cette affaire de Patra, je n'ai jamais entendu parler de cet endroit, je n'ai jamais entendu aucun de nos professeurs mentionner Patra. Ils nous enseignent que quand nous quittons cette Terre nous allons dans le monde astral pendant la pĂ©riode de transition, et nous y vivons jusqu'Ă  ce que nous soyons assaillis par l'envie de revenir sur Terre dans un corps diffĂ©rent, ou d'aller dans un autre monde dans un corps diffĂ©rent. Mais personne n'a rien dit au sujet de Patra, et je me sens vraiment confus. — Mon cher Lobsang, il y a beaucoup de choses dont tu n'as pas encore entendu parler, mais ça viendra. Patra est un monde. C'en est un de loin supĂ©rieur Ă  celui-ci et au monde astral. C'est un monde oĂč vont les gens lorsqu'ils possĂšdent des vertus trĂšs spĂ©ciales, ou quand ils ont fait Ă©normĂ©ment de bien pour les autres. On n'en parle pas parce que ce serait trop dĂ©courageant. Beaucoup sont choisis comme candidats possibles pour Patra et, au dernier moment, la personne rĂ©vĂšle une faiblesse ou une dĂ©viance de pensĂ©e, et elle perd ainsi sa chance d'aller Ă  Patra. — Toi et moi, Lobsang, sommes bel et bien assurĂ©s d'y aller dĂšs que nous quitterons ce monde, mais cela ne se terminera pas lĂ  car nous vivrons Ă  Patra pendant un certain temps, puis nous irons encore plus haut. C'est sur Patra que nous voyons des gens qui ont consacrĂ© leur temps Ă  la recherche pour le bien de l'Homme et des Animaux, pas seulement celui de l'Homme, tu sais, mais aussi pour le monde animal. Les animaux ont une Ăąme et ils progressent ou non exactement comme le font les humains. Ces derniers se croient trop souvent les Seigneurs de la CrĂ©ation et pensent qu'un animal n'est lĂ  que pour ĂȘtre utilisĂ© par l'Homme. Ils ne peuvent commettre une plus grave erreur. — Eh bien, MaĂźtre, vous m'avez montrĂ© ce qu'Ă©tait la guerre, une guerre qui a durĂ© des annĂ©es. J'aimerais maintenant voir ce qui s'est passĂ©, comment cela s'est terminĂ©e, etc. — TrĂšs bien, dit le Lama, passons alors au moment juste avant la fin de la guerre. Il se retourna, consulta un livre indiquant des dates, rĂ©gla les commandes de la console, et le simulacre de notre monde revint Ă  la vie, redevenant tout illuminĂ©. Nous vĂźmes une campagne dĂ©vastĂ©e, avec des rails sur lesquelles roulaient certaines machines qui transportaient des marchandises ou des passagers. En cette occasion particuliĂšre, il y avait ce qui semblait ĂȘtre des boĂźtes trĂšs dĂ©corĂ©es sur roues, avec des cĂŽtĂ©s en verre et des gardes armĂ©es en grand nombre qui patrouillaient tout autour. Nous vĂźmes ensuite des serviteurs sortir des nappes blanches et les Ă©tendre sur les tables, puis enlever les draps qui couvraient divers meubles. Il y eut ensuite un temps mort. J'en profitai pour visiter un certain endroit et vĂ©rifier que ma propre nature’ fonctionnait bien, et quand je revins — oh, deux ou trois minutes plus tard — je vis ce qui me parut un trĂšs grand nombre de personnes que je crus costumĂ©es, mais je m'aperçus alors qu'il s'agissait des chefs des soldats et des chefs des marins qui reprĂ©sentaient apparemment tous les pays en guerre. Un groupe de personnes ne se mĂȘlait pas Ă  l'autre groupe de personnes. Ils finirent par ĂȘtre tous installĂ©s, assis Ă  des tables dans cette chose en forme de boĂźte qui Ă©tait une sorte de vĂ©hicule. Je les regardai et, bien sĂ»r, je n'avais jamais rien vu de semblable car tous les leaders portaient des mĂ©dailles, des rangĂ©es de mĂ©dailles. Certains avaient des rubans autour du cou d'oĂč pendaient Ă©galement des mĂ©dailles, et je me rendis compte immĂ©diatement que c'Ă©tait de hauts membres d'un gouvernement qui essayait d'impressionner l'autre clan par la quantitĂ© de mĂ©tal sur leur poitrine et le nombre de rubans autour de leur cou. Je me demandais avec un rĂ©el Ă©tonnement comment ils arrivaient Ă  s'entendre, vu le cliquetis de toutes ces piĂšces de mĂ©tal sur leurs poitrines. Il y avait beaucoup d'agitation de mains, et les messagers Ă©taient tenus occupĂ©s Ă  faire passer des notes d'un homme Ă  l'autre, ou mĂȘme Ă  une autre partie des vĂ©hicules. Bien sĂ»r, je n'avais jamais vu de train auparavant, et tellement de choses ne signifiaient rien pour moi Ă  l'Ă©poque. Finalement, ils prĂ©sentĂšrent un document qui fut passĂ© de personne Ă  personne, chacun signant son nom, et il Ă©tait extrĂȘmement intĂ©ressant de voir tous les diffĂ©rents types de signatures, les diffĂ©rents types d'Ă©criture, et il me parut parfaitement Ă©vident qu'en vĂ©ritĂ© un clan ne valait pas mieux que l'autre ! — Ce que tu vois en ce moment Lobsang, me dit le Lama, marquera la fin d'une guerre qui aura durĂ© plusieurs annĂ©es. Ces hommes viennent de proposer et de signer un armistice selon lequel chacun retourne dans son pays pour se consacrer Ă  la reconstruction de son Ă©conomie en ruine. Je regardai, et regardai attentivement, car il n'y avait pas de rĂ©jouissance mais des visages sombres, et les regards ne marquaient pas la joie que la bataille ait pris fin ; ils marquaient la haine, une haine mortelle qui me faisait voir que l'un des clans pensait "TrĂšs bien, vous avez gagnĂ© cette manche, nous vous aurons la prochaine fois." Le Lama Mingyar Dondup nous garda Ă  la mĂȘme Ă©poque. Nous vĂźmes des soldats, des marins et des aviateurs qui continuaient Ă  se battre jusqu'Ă  ce que vienne une certaine heure d'un certain jour. Ils Ă©taient toujours en guerre jusqu'Ă  ce jour-lĂ  et onze heures arrivĂšrent avec, bien sĂ»r, la perte d'un nombre incalculable de vies. Nous vĂźmes un avion avec ses cercles rouge, blanc et bleu effectuant un vol paisible pour retourner Ă  sa base. Il Ă©tait onze heures cinq, et sortant des nuages apparut un avion de chasse, une chose Ă  l'aspect malĂ©fique, en vĂ©ritĂ©. En rugissant il se plaça directement derriĂšre l'avion rouge, blanc et bleu, et quand le pilote pressa un bouton en face de lui, un flot de quelque chose sortit de l'armement qui mit le feu Ă  l'avion rouge, blanc et bleu. Il plongea, en flammes, puis il s'Ă©crasa au sol dans un dernier bang’ un meurtre venait d'ĂȘtre commis. C'Ă©tait un meurtre puisque la guerre Ă©tait finie. Nous vĂźmes de grands navires sur les mers remplis de soldats retournant dans leurs propres pays. Ils Ă©taient absolument chargĂ©s, Ă  tel point que certains hommes devaient dormir sur le pont, d'autres dans les canots de sauvetage, mais les navires allaient tous vers un trĂšs grand pays dont je n'arrivais pas Ă  comprendre la politique, car dĂšs le dĂ©part ils avaient vendu des armes aux deux cĂŽtĂ©s, et puis, quand ils dĂ©cidĂšrent de se joindre Ă  la guerre — eh bien, ils se battaient contre leurs propres armes. Je pensai que c'Ă©tait sĂ»rement le comble de la dĂ©mence. Lorsque les gros navires arrivĂšrent au port, l'endroit tout entier sembla exploser d'une joie dĂ©lirante. Des banderoles de papier volaient dans les airs, les voitures klaxonnaient, les navires mugissaient tout autant, et partout des fanfares jouaient leurs propres morceaux, sans se soucier les unes des autres. Tout cela faisait un vacarme Ă©pouvantable. Plus tard nous vĂźmes ce qui semblait ĂȘtre l'un des chefs des forces victorieuses descendant en voiture une large avenue bordĂ©e d'immenses Ă©difices de chaque cĂŽtĂ©, et de tous les Ă©tages de ces Ă©difices tombaient des confettis de papier, des rubans, et tout ce genre de chose. Plusieurs personnes soufflaient avec force dans un quelconque instrument qui ne pouvait certainement pas ĂȘtre appelĂ© un instrument musical. Il semblait y avoir une grande cĂ©lĂ©bration parce que maintenant beaucoup de profits allaient ĂȘtre tirĂ©s de la vente des armes de l'ex-Gouvernement Ă  d'autres pays, de plus petits pays, qui souhaitaient faire la guerre Ă  un voisin. C'Ă©tait vraiment un spectacle pitoyable que l'on voyait sur ce monde. Les soldats, les marins, et les aviateurs Ă©taient de retour dans leur pays, victorieux, pensaient-ils, mais maintenant — eh bien, comment allaient-ils gagner leur vie ? Il y avait des millions de gens sans travail. Il n'y avait pas d'argent, et beaucoup d'entre eux devaient faire la queue devant ce qu'on appelait les soupes populaires’, une fois par jour. Ils recevaient lĂ  une infĂąme bouillie dans une boĂźte de conserve qu'ils rapportaient Ă  la maison pour partager avec leur famille. La perspective Ă©tait vraiment sombre. Dans un certain pays, les misĂ©reux en haillons ne pouvaient plus continuer. Ils marchaient le long des trottoirs, scrutant l'espace oĂč le trottoir devenait la chaussĂ©e, la rue ; ils cherchaient un croĂ»ton de pain ou n'importe quoi, un mĂ©got de cigarette, vraiment n'importe quoi. Et bientĂŽt on les voyait s'arrĂȘter et s'appuyer contre peut-ĂȘtre l'un de ces poteaux qui portaient des fils, des avis ou des lumiĂšres, puis s'effondrer sur le sol et rouler dans le caniveau — morts, morts de faim, morts de dĂ©sespoir. Au lieu de la tristesse les badauds Ă©prouvaient de la joie un peu plus de gens morts, sĂ»rement qu'il y aurait bientĂŽt assez d'emplois. Mais non, ces soupes populaires’ se multipliaient, et toutes sortes de gens en uniforme ramassaient les morts et les chargeaient dans des fourgonnettes pour qu'ils soient — je suppose — enterrĂ©s ou brĂ»lĂ©s. Nous regardĂąmes diverses scĂšnes rĂ©parties au fil des ans, puis nous vĂźmes qu'un pays se prĂ©parait de nouveau Ă  la guerre le pays qui avait perdu la derniĂšre fois. Il y avait de grands prĂ©paratifs, des mouvements de jeunesse, et tout le reste. Ils s'entraĂźnaient au vol en construisant un bon nombre de petits avions, prĂ©tendant qu'il s'agissait de choses rĂ©crĂ©atives. Nous vĂźmes un trĂšs bizarre petit homme avec une petite moustache, aux yeux pĂąles, exorbitĂ©s. Chaque fois qu'il apparaissait et commençait Ă  vocifĂ©rer, une foule s'assemblait rapidement. Des Ă©vĂ©nements de ce genre se passaient partout dans le monde, et dans de nombreux cas les pays entraient en guerre. Finalement, il y eut une trĂšs grosse guerre dans laquelle la majoritĂ© du monde se trouva impliquĂ©e. — MaĂźtre, dis-je, je n'arrive pas Ă  comprendre comment vous pouvez faire surgir des images de choses qui ne se sont pas encore produites. Le Lama me regarda, puis il regarda la machine qui Ă©tait lĂ , prĂȘte Ă  nous montrer encore plus d'images. — Eh bien, Lobsang, il n'y a en fait rien de trĂšs difficile Ă  cela, car si tu prends un groupe de personnes tu peux parier tout ce que tu possĂšdes que quand ils feront quelque chose ils s'y prendront tous de la mĂȘme maniĂšre. Si une femme est poursuivie par un homme, elle s'enfuira dans une direction et se cachera. Maintenant, si cela se produit une deuxiĂšme et une troisiĂšme fois, son chemin sera tracĂ©, et tu es tout Ă  fait certain alors lorsque tu prĂ©dis qu'il y aura une quatriĂšme fois que la femme s'enfuira Ă  sa cachette, et que son tourmenteur sera bientĂŽt capturĂ©. — Mais, MaĂźtre, dis-je, comment est-il possible de produire des images de quelque chose qui ne s'est pas encore produit ? — Malheureusement, Lobsang, tu n'es pas encore assez agĂ© pour ĂȘtre en mesure d'apprĂ©cier une explication, mais briĂšvement, des choses correspondantes se produisent dans la quatriĂšme dimension et nous obtenons ici sur la troisiĂšme dimension ce qui en est plus ou moins un Ă©cho. Certaines personnes ont l'aptitude de voir trĂšs en avance, et savent exactement ce qui se passera. Je suis un de ceux qu'on appelle un clairvoyant trĂšs sensible et un tĂ©lĂ©pathe, mais tu vas me surpasser trĂšs, trĂšs largement, parce que tu as Ă©tĂ© entraĂźnĂ© Ă  cet effet presque avant ta naissance. Tu penses que ta famille a Ă©tĂ© dure avec toi. C'est vrai, elle a Ă©tĂ© trĂšs dure, mais c'Ă©tait un ordre des Dieux. Tu as une tĂąche spĂ©ciale Ă  accomplir et il te fallait apprendre tout ce qui pourrait t'ĂȘtre utile. Quand tu seras plus grand tu comprendras ce que sont les trajectoires du temps, les diffĂ©rentes dimensions, et tout ce genre de choses. Je te parlais hier du fait de tracer une ligne imaginaire sur la Terre et dĂ©couvrir que tu te trouves dans un jour diffĂ©rent. Il s'agit, bien sĂ»r, d'une affaire entiĂšrement artificielle afin que les nations du monde puissent commercer ; elles ont ainsi ce systĂšme artificiel oĂč le temps est changĂ© artificiellement. — Lobsang, il y a un point que tu n'as apparemment pas remarquĂ©. Les choses que nous voyons maintenant, et discutons maintenant, sont des choses qui ne se produiront pas avant cinquante ans ou plus. — Vous m'avez stupĂ©fiĂ© en disant cela, MaĂźtre, parce que sur le moment tout m'a paru naturel, mais — oui — je peux voir maintenant que nous ne possĂ©dons pas la science nĂ©cessaire pour certaines choses. Il faut donc que ce soit quelque chose dans l'avenir. Le Lama hocha gravement la tĂȘte et dit — Oui, en 1930 ou 1940, ou quelque part entre les deux, la Seconde Guerre Mondiale commencera et elle fera rage presque Ă  travers le monde entier. Elle apportera la ruine totale Ă  certains pays, et ceux qui gagneront la guerre perdront la paix, ceux qui perdront la guerre gagneront la paix. Je ne peux pas te dire quand la guerre commencera vraiment parce que cela ne sert Ă  rien de le savoir et que de toute maniĂšre nous n'y pouvons rien. Mais ce devrait ĂȘtre autour de 1939, ce qui est encore un bon nombre d'annĂ©es Ă  venir. — AprĂšs cette guerre — la Seconde Grande Guerre — il y aura de continuelles guĂ©rillas, des grĂšves constantes, et pendant tout ce temps les Syndicats essaieront d'augmenter leur pouvoir et de prendre le contrĂŽle de leur pays. — Je suis dĂ©solĂ© de te dire que vers 1985 quelque Ă©trange Ă©vĂ©nement se produira qui prĂ©parera la scĂšne pour la TroisiĂšme Guerre Mondiale. Cette guerre se fera entre les peuples de toutes les nationalitĂ©s et de toutes les couleurs, et elle donnera naissance Ă  la Race HĂąlĂ©e. Il ne fait aucun doute que les viols sont quelque chose de terrible, mais il n'en reste pas moins que si un homme noir viole une femme blanche, nous avons lĂ  une autre couleur hĂąlĂ©e, celle de la Race HĂąlĂ©e. Nous devons avoir une couleur uniforme sur cette Terre. C'est l'une des choses vraiment nĂ©cessaires avant qu'il puisse y avoir une paix durable. — Nous ne pouvons pas donner de dates exactes quant au jour, l'heure, la minute et la seconde, comme le croient certains idiots, mais nous pouvons dire qu'autour de l'an 2000 il y aura une intense activitĂ© dans l'Univers, et une intense activitĂ© dans ce monde. AprĂšs une lutte acharnĂ©e, la guerre sera rĂ©solue avec l'aide des gens de l'espace, ces gens qui n'aiment pas ici le Communisme. — Mais il est maintenant l'heure de voir si mes jambes sont assez bonnes pour reprendre la descente de la montagne, parce que nous devons retourner au Potala. Nous examinĂąmes toutes les machines que nous avions utilisĂ©es, nous assurant qu'elles Ă©taient propres et laissĂ©es dans le meilleur Ă©tat possible. Nous veillĂąmes Ă  ce que tous les interrupteurs fonctionnent correctement, puis le Lama Mingyar Dondup et moi enfilĂąmes de nouvelles robes, de nouvelles’ robes vieilles d'un million d'annĂ©es ou plus et taillĂ©es dans un merveilleux tissu. On aurait pu nous prendre pour deux vieilles blanchisseuses Ă  nous voir remuer les vĂȘtements pour trouver quelque chose qui nous attire particuliĂšrement et qui satisfasse cette dose de vanitĂ© que nous avions encore en nous. Nous fĂ»mes finalement satisfaits. J'Ă©tais vĂȘtu comme un moine, et Mingyar Dondup portait quant Ă  lui une robe correspondant Ă  un trĂšs haut statut, en vĂ©ritĂ©, mais je savais qu'il avait droit Ă  un rang plus Ă©levĂ© encore. Nous trouvĂąmes d'amples tuniques qui allaient par-dessus nos nouveaux habits, et nous les enfilĂąmes afin de protĂ©ger nos vĂȘtements durant la descente. AprĂšs avoir eu Ă  manger et Ă  boire, nous fĂźmes chacun nos adieux Ă  cette petite piĂšce qui avait un trou dans un coin. Puis nous nous mĂźmes en route. — MaĂźtre ! m'Ă©criai-je, comment allons-nous cacher l'entrĂ©e ? — Lobsang, ne doute jamais des Puissances SupĂ©rieures. Il est dĂ©jĂ  prĂ©vu que lorsque nous quitterons cet endroit un rideau de pierre massive de plusieurs pieds 1 pied = 30 cm d'Ă©paisseur va glisser et couvrir l'entrĂ©e en la camouflant complĂštement. Il nous faudra ainsi nous donner la main et nous prĂ©cipiter, sortir ensemble le plus vite possible avant que le gros rocher tombe en place et scelle ces secrets pour empĂȘcher les Chinois de les trouver, parce que, comme je te l'ai dit, les Chinois vont envahir notre pays et il n'y aura plus de Tibet. À la place, il y aura un Tibet secret avec les plus sages d'entre les Sages vivant dans des cavernes et des tunnels comme celui-ci, et ces hommes enseigneront aux hommes et aux femmes d'une nouvelle gĂ©nĂ©ration qui suivra beaucoup plus tard, et qui apportera la paix Ă  cette Terre. Au bout du couloir que nous suivions s'ouvrit brusquement un carrĂ© de lumiĂšre. Nous nous prĂ©cipitĂąmes et dĂ©bouchĂąmes Ă  l'air libre. Je regardai avec amour le Potala et le Chakpori, puis je pris conscience du sentier escarpĂ© devant nous et me demandai sĂ©rieusement comment nous allions nous en sortir. Au mĂȘme moment se produisit un formidable vacarme, comme si le monde touchait Ă  sa fin. La dalle de pierre Ă©tait tombĂ©e, et nous ne pouvions pas en croire nos yeux. Il n'y avait aucune trace d'ouverture, aucune trace de sentier. C'Ă©tait comme si cette aventure n'Ă©tait jamais arrivĂ©e. Nous nous frayĂąmes donc un chemin au flanc de la montagne. Je regardai mon Guide et pensai Ă  la mort qu'il aurait aux mains des traĂźtres Communistes. Et je pensai Ă  ma propre mort qui surviendrait dans un pays Ă©tranger. Mais par la suite, le Lama Mingyar Dondup et moi serions rĂ©unis dans le lieu SacrĂ© de Patra. * * * Épilogue Et c'est ainsi qu'une autre histoire vraie vient de se terminer. Il ne me reste plus maintenant qu'Ă  attendre dans mon lit d'hĂŽpital que ma Corde d'Argent soit coupĂ©e et ma Coupe d'Or brisĂ©e, afin de pouvoir partir pour ma Demeure Spirituelle — Patra. Il y a tant de choses que j'aurais pu faire. J'aurais aimĂ©, par exemple, parler devant la SociĂ©tĂ© des Nations — ou quel que soit le nom qu'on lui donne aujourd'hui — en faveur du Tibet. Mais il y avait trop de jalousie, trop de malveillance, et le DalaĂŻ-Lama Ă©tait dans une position difficile du fait qu'il recevait l'aide de gens et ne pouvait aller Ă  l'encontre de leurs dĂ©sirs. J'aurais pu Ă©crire davantage sur le Tibet, mais lĂ  encore il y a eu de la jalousie et des articles mensongers, et la presse a toujours cherchĂ© des aspects effrayants et horribles, ou ce qu'ils appellent vicieux’, ce Ă  quoi ils se livrent eux-mĂȘmes quotidiennement. La transmigration est une rĂ©alitĂ©. C'est un fait rĂ©el de la vie, et en vĂ©ritĂ© une trĂšs grande science d'autrefois. C'est comme un homme qui, voyageant par la voie des airs jusqu'Ă  sa destination, trouve une voiture l'attendant au moment oĂč il descend de l'avion, avec la diffĂ©rence que dans ce cas un Grand Esprit prend la relĂšve d'un corps afin d'accomplir une tĂąche qui lui a Ă©tĂ© assignĂ©e. Ces livres, mes livres, sont vrais, absolument vrais, et si vous croyez que ce livre-ci relĂšve de la science-fiction, vous avez tort. Son contenu scientifique aurait pu ĂȘtre fortement accru si les scientifiques avaient manifestĂ© quelque intĂ©rĂȘt, mais de la fiction — il n'y en a pas la moindre trace dans cet ouvrage, pas mĂȘme une libertĂ© artistique’. Me voici, allongĂ© dans mon ancien lit d'hĂŽpital, en attente de la libĂ©ration de la longue nuit d'horreur qu'est la vie’ sur Terre. Mes chats ont Ă©tĂ© un soulagement et une joie, et je les aime plus que je ne peux aimer un humain. Un tout dernier mot. Certains ont dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  essayer de tirer profit’ de ma personne. Certains ont fait courir le bruit que j'Ă©tais mort et qu'Ă©tant de l'Autre CĂŽté’, je leur avais ordonnĂ© de dĂ©buter un cours par correspondance, que de l'Autre CĂŽté’ je le dirigerais et Ă©tablirais ladite correspondance par l'intermĂ©diaire de la Planche Ouija. Maintenant, la Planche Ouija est une totale supercherie, et pire encore, parce que dans certains cas elle peut permettre Ă  des entitĂ©s malfaisantes ou malicieuses de prendre possession de la personne qui l'utilise. Que les Bons Esprits vous protĂšgent. FIN CI-DESSUS Le XIIIe DalaĂŻ-Lama assis, quatriĂšme Ă  partir de la gauche, avec sa suite et l'officier britannique Sir Charles Bell, Darjeeling, Inde, 1911. Lorsque les troupes chinoises entrĂšrent dans Lhassa, en 1910, le XIIIe DalaĂŻ-Lama se rĂ©fugia en Inde. VĂ©ritable augure de l'invasion communiste qui eut lieu quarante ans plus tard, le DalaĂŻ-Lama expliqua Ă  Sir Charles Je suis venu en Inde pour demander l'aide du gouvernement britannique. S'il n'intervient pas, les Chinois occuperont le Tibet, dĂ©truiront notre religion et notre systĂšme politique et placeront Ă  la tĂȘte du pays des officiels chinois. » Catalogue de Produits Total 20114 produits de environs 773 fabricants et fournisseurs Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 14 800,00-15 800,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. 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Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 29 480,00-29 800,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 15 000,00-250 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure De Split Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-5 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. 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Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 249,00-549,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Forme de glace Paillette Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 15 200,00-16 500,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure De Split Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 8 700,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 5 000,00-15 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi Ă  l'eau Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 1 041,00-1 136,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Nombre de portes Porte simple Type de porte Porte Pliante Source D'Énergie ÉlectricitĂ© ContrĂŽle de la tempĂ©rature Thermostat mĂ©canique Type de TempĂ©rature Mono-TempĂ©rature Type de dĂ©givrage DĂ©givrage Automatique Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-5 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 4 980,00-5 480,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 3 000,00-5 000,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Petit Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 25 860,00-27 680,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 ℃ ~ -20 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 799,00-820,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi Ă  l'eau Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 25 500,00-27 600,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -5 ℃ ~ -10 ℃ Forme de glace Paillette Domaines d'application À bĂ©ton Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 600,00 $US / PiĂšce Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection forme de glace Plaque ContrĂŽle Électrique Puissance 200W-400W Structure IntĂ©grante de type MatĂ©riel Acier Inoxydable Demande CommercialIndustriel Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 2 000,00-20 000,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Grand Ice TempĂ©rature 0 ℃ ~ -5 ℃ Forme de glace Paillette Recherches Relatives les Responsables de la Glace de Flocon Industrielle Liste de Prix 20114 les Responsables de la Glace de Flocon Industrielle produits sont trouvĂ©s,dont environ 75% appartient Ă  Machine Ă  Glace liste,1% appartient Ă  la liste SystĂšme de Refroidissement Industrielet 1% appartient Ă  Chambre y a 28857 fournisseurs chinois de les Responsables de la Glace de Flocon Industrielle, environ 67% d'entre eux sont des fabricants / usines. AmĂ©dĂ©e Guiard ANTONE RAMON 1913-1919 Table des matiĂšres PREMIÈRE PARTIE LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE CHAPITRE II LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE CHAPITRE III PROMENADE BANALE CHAPITRE IV COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT CHAPITRE V UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER CHAPITRE VI LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-CÉCILE » CHAPITRE VII LA MUSIQUE ADOUCIT LES MƒURS CHAPITRE VIII ANTONE S’ENNUIE CHAPITRE IX UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ CHAPITRE X UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE CHAPITRE XI EFFETS DE NEIGE CHAPITRE XII DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE CHAPITRE XIII UNE ÉLECTION AU COLLÈGE CHAPITRE XIV MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE CHAPITRE XV SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE CHAPITRE XVI UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ CHAPITRE XVII SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS CHAPITRE XVIII DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE DEUXIÈME PARTIE SOUS LE JOUG CHAPITRE I RUPTURE CHAPITRE II LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE CHAPITRE III LE FAUX BOILEAU CHAPITRE IV COUPS DE FOUDRE CHAPITRE V FIN DE L’ENQUÊTE CHAPITRE VI INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ CHAPITRE VII LA LUTTE POUR LA GLOIRE CHAPITRE VIII LEQUEL DES DEUX ? CHAPITRE IX LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT CHAPITRE X COMPLICATIONS FAMILIALES CHAPITRE XI ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS CHAPITRE XII EN PERDITION CHAPITRE XIII LE BAS FOND CHAPITRE XIV PÂQUES TRISTES CHAPITRE XV QUIS REVOLVET LAPIDEM ? CHAPITRE XVI L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES CHAPITRE XVII ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS CHAPITRE XVIII UNE PROMENADE À BICYCLETTE CHAPITRE XIX FIN DE PROMENADE CHAPITRE XX L’ÂGE INGRAT TROISIÈME PARTIE LA CLOCHE CHAPITRE I CONVALESCENCE CHAPITRE II ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE CHAPITRE III DANS LES COULISSES CHAPITRE IV RIEN NE SE PERD CHAPITRE V MIAGRIN SE VENGE CHAPITRE VI LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS CHAPITRE VII CƒURS TROUBLÉS CHAPITRE VIII LE SILENCE DE LA CLOCHE CHAPITRE IX UNE DISPARITION CHAPITRE X DANS LA NUIT CHAPITRE XI LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique À MARC SANGNIER Son Camarade AmĂ©dĂ©e GUIARD. PREMIÈRE PARTIE – LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I – COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de l’Institution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil d’oiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sƓurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit Ă  trente ans semblaient Ă  peu prĂšs de mĂȘme visage, de mĂȘme Ă©lĂ©gance et de mĂȘme caractĂšre. Elles s’interrompaient sans fin pour se complĂ©ter Antone n’était pas travailleur, mais il avait un cƓur d’or ; il Ă©tait Ă©tourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goĂ»t si fin ; pas toujours trĂšs respectueux, mais si spirituel
 On ferait de lui tout ce qu’on voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure qu’il les Ă©coutait, le SupĂ©rieur n’avait rien appris sur l’enfant. Il demanda Quel Ăąge a-t-il ? – Treize ans, rĂ©pondit la mĂšre ; jusqu’ici l’abbĂ© Brillet le faisait travailler chez nous. Un prĂȘtre bien dĂ©vouĂ© ! Malheureusement il n’a plus qu’une santĂ© ruinĂ©e. Nous l’avons envoyĂ© se reposer Ă  Nice. Il nous avait conseillĂ© de le mettre au CollĂšge Saint-IrĂ©nĂ©e Ă  Lyon. Antone serait rentrĂ© tous les soirs chez nous. Mais mon mari n’a pas voulu qu’il restĂąt Ă  la maison sans son prĂ©cepteur. J’étais embarrassĂ©e. La tante Nathalie parlait de l’Institution Sainte-Marie de MĂącon
 – Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi. – La tante ZĂ©lina, de Saint-Symphorien
 – Le PĂšre Fourquoy prĂȘche si bien, s’exclama tante Zaza. – Mon mari penchait pour le collĂšge de Belley qui a pour Ă©lĂšve le petit duc de RochebrisĂ©e. L’autre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une confĂ©rence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend qu’il y avait un collĂšge dans cette abbaye princiĂšre, aussitĂŽt j’ai dit Ă  mes belles-sƓurs “VoilĂ  oĂč il faut mettre Antone.” C’est immense, n’est-ce pas ? et splendide ?
 – Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit Ă  la terrasse du BelvĂ©dĂšre. Elles poussĂšrent des cris d’admiration. Autour d’elles se dĂ©veloppait le plan de l’abbaye deux longs bĂątiments, tournĂ©s l’un vers la rue, l’autre vers les cours, et reliĂ©s par deux corps comme les montants d’une Ă©chelle Ă  plat par deux Ă©chelons. Ainsi se formaient trois cours au centre le cloĂźtre avec sa galerie de piliers gothiques, Ă  droite et Ă  gauche les cours des Pluies avec leurs larges prĂ©aux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselĂ©e de l’église de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forĂȘt de Seillon. Devant le perron s’ouvraient en Ă©ventail des allĂ©es de marronniers qui sĂ©paraient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusqu’au bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delĂ  surgissaient presque aussitĂŽt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinĂ©e de Jasseron. On ne pouvait rĂȘver cours plus spacieuses dans un site plus agrĂ©able ; c’était bien le coin le plus retirĂ© que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et sĂ©parĂ©e de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du MĂąconnais. Il Ă©tait tout naturel que l’ÉvĂȘque de Belley y installĂąt un collĂšge et le mĂźt sous le patronage de saint François de Sales, le dĂ©licieux ami de son prĂ©dĂ©cesseur Monseigneur Camus. De lĂ , on passa par l’infirmerie, d’une propretĂ© monastique. La sƓur Suzanne, une belette mince et futĂ©e, tira un rideau derriĂšre une cloison Ă  jour qui sĂ©parait la chambre d’une chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades d’assister de leur lit Ă  la messe. Si jamais Antone tombe malade, dĂ©clara Madame Ramon, prĂ©venez-nous aussitĂŽt, que nous l’emmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier Ă  tous ses dĂ©sirs ! Tout en traversant les dortoirs, les Ă©tudes et la salle de lecture spirituelle, le SupĂ©rieur leur donnait des dĂ©tails sur l’emploi de la journĂ©e, la valeur des maĂźtres, les succĂšs de la maison aux examens, mais cela les intĂ©ressait mĂ©diocrement. À la cuisine, la sƓur Archangel les reçut, une terrible cuiller Ă  pot en main. Bedonnante, un large tablier gras dĂ©ployĂ© sur elle, les manches retroussĂ©es, la figure Ă©clatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait d’une voix haute deux pĂąles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui Ă©pluchaient les lĂ©gumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardĂ© de son pays un souci de propretĂ© minutieuse les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait fĂ©rocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropretĂ© du lieu. Ah ! Mesdames, vous pouvez ĂȘtre sĂ»res qu’il sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs chĂąteaux n’ont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fiĂšrement en Ă©talant un Ă©norme quartier de bƓuf. Madame Ramon sourit et plaignit la brave SƓur. Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois j’en ai eu jusqu’à trois cent trente
 » Le SupĂ©rieur coupa court Ă  ces souvenirs fĂącheux pour lui et proposa de visiter la chapelle. Êtes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route. – Monsieur le SupĂ©rieur, rĂ©pondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?
 – Je vous prie, Madame. – Au dortoir, ils n’ont donc pas de table-toilette. – Ai-je oubliĂ© de vous montrer nos larges lavabos ? – Comment, cette sĂ©rie de robinets ?
 Ils se lavent donc tous ensemble ? – Chaque enfant a son robinet. – Est-ce au moins de l’eau chaude ? reprit tante Zaza. – Non, Madame, mais j’espĂšre qu’Antone s’habituera vite aux ablutions d’eau froide. – C’est horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant ! – Et pour se peigner ils n’ont ni glace, ni flacon de toilette ? – Chaque Ă©lĂšve peut avoir un miroir dans son petit meuble. – Il est bien petit, en effet. OĂč mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquĂ©e ? Le SupĂ©rieur Ă©tait loin de se douter que c’étaient lĂ  les grandes prĂ©occupations des visiteuses. Cependant, il ouvrit une porte, s’effaça pour laisser passer et avertit Ă  mi-voix Notre chapelle. » Les trois femmes effarĂ©es se regardĂšrent. Comment ? Votre chapelle ? Vous n’avez donc pas l’Église de Brou ? – Non, Mesdames, l’Église de Brou est un monument historique oĂč l’on ne dit plus la messe. L’État et la ville l’entretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. » Le dĂ©senchantement le plus profond se peignit sur leur visage. Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptĂ©es. Si j’avais su ! » Le SupĂ©rieur froissĂ© hasarda Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathĂ©drale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-ĂȘtre plus recueillis
 » Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes l’embrassĂšrent, le serrĂšrent, l’étouffĂšrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob Ă  Benjamin. Allons, va, mon pauvre petit, n’oublie pas ta tante Mimi. – Ni ta tante Zaza. – Nous voici Ă  la fin d’octobre, tu n’as plus que deux mois. – Nous viendrons te voir souvent. Ne t’ennuie pas trop. » Tout cela Ă©videmment devait donner une grande ardeur pour le travail Ă  cet enfant ! Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. » Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put s’empĂȘcher d’ajouter Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures mĂȘme pas ! » SecouĂ© par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliĂ©s, l’enfant s’énervait dans ces longs adieux. Le SupĂ©rieur intervint, et enfin le renvoya. Oui, murmurait-il, en remontant Ă  sa chambre, Dieu nous a donnĂ© nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas Ă©lever nos enfants. » CHAPITRE II – LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE La classe de troisiĂšme entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passĂ© derriĂšre le dos pour ressaisir l’autre bras, et enguirlande Ă  tour de rĂŽle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite. Comment t’appelles-tu ? lui demande CĂ©zenne, un petit brun dĂ©lurĂ© Ă  figure maigre de Bonaparte. – Antone Ramon. – Antone ? c’est Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ? – Ou Antony, ajoute un autre. – Ou Antono ? riposte un troisiĂšme. Tono ! Tono ! » Ce surnom risquait de lui rester lorsqu’une voix aigre lança En tous cas ce n’est pas Tonum ! – Ah ! lĂ  ! lĂ  ! Ton homme ! s’écrie CĂ©zenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit. – Mais non, c’est Antoinette, remarque un railleur Ă  lorgnon, le fameux Lurel. – C’est Ninette ! reprend en riant Émeril, un garçonnet aux joues roses. – Ninette ! Ninette ! » rĂ©pĂštent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarĂ©e d’une petite fille honteuse au centre d’un cercle de grandes personnes. Il est baptisĂ©. DĂ©sormais il s’appellera Ninette. Voyons, crie l’abbĂ© Russec, le prĂ©fet de division, assez de bavardages, faites-le jouer. – À quoi sais-tu jouer ? demande CĂ©zenne, aux Ă©chasses ? – Non. – Aux barres ? Ă  la mĂšre Garuche ? Ă  la balle ? reprennent les autres. – Non. – À rien alors ? Mais de quelle boĂźte sors-tu ?
 Tu ne sais pas ce que c’est que la boĂźte ? C’est le collĂšge ! continue CĂ©zenne. – Je n’ai jamais Ă©tĂ© au collĂšge. – Ah ! le veinard ! s’exclame Émeril. – Chez toi tu n’as donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? » Et de nouveau ce sont des fusĂ©es de rire. OĂč est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin. – À Lyon, place Bellecour. » Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse. Vivement, crie-t-il, tous Ă  la balle au chasseur. Allez. – Il ne sait pas, MorĂšre. – Il apprendra. C’est moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il Ă  Antone, et tĂąche de ne pas te faire toucher. » Heureux d’échapper Ă  l’indiscrĂšte enquĂȘte, l’enfant se sauve. Tu y es ! » s’écrie soudain toute la classe. Tu y es » en jargon d’écolier signifie Tu es touchĂ© ». Balle ? passe-moi-la vite, reprend MorĂšre, et viens prĂšs de moi. » Et aprĂšs en avoir atteint un autre, il ajoute Vois-tu, quand on est visĂ©, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-mĂȘme en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges MorĂšre, est initiĂ© Ă  ce noble jeu. Il atteint mĂȘme Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple s’est laissĂ© toucher pour lui faire plaisir. À sept heures et demie, au rĂ©fectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassĂ©. OĂč se mettre ? Le prĂ©fet n’avait pas prĂ©vu cette difficultĂ©. Il fit du regard le tour des tables et aperçut Ă  une extrĂ©mitĂ© une place vide. Installez-vous lĂ , dit-il, on verra bientĂŽt Ă  remanier le placement. » Le coin Ă©tait en effet mal choisi ; il s’y trouvait dĂ©jĂ  Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour d’équerre sur une estrade, s’allongeait la table des professeurs. Et puis, c’était provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractĂšres du dĂ©finitif. Nul ne se doutait des consĂ©quences de ce choix. AprĂšs le bĂ©nĂ©dicitĂ©, un Ă©lĂšve juchĂ© dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença d’une voix haute, placide et monotone Histoire de France – par AmĂ©dĂ©e Gabourd – suite – Ă  ces mots – il lui rĂ©pondit – la question – me semble importante
 » Antone, jetĂ© ainsi au milieu du rĂ©cit, Ă©couta d’une oreille distraite, tout en absorbant son potage, les prĂ©liminaires obscurs d’une guerre avec l’Espagne. Il entrevoyait enfin qu’il s’agissait de Louis XIV et du duc d’Anjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça Deo Gratias ». Cela voulait dire que les Ă©lĂšves pouvaient causer et le lecteur s’interrompit aussitĂŽt. Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplĂ©mentaire au nouveau. Je n’ai plus faim, dit Antone. – Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. » Sans rĂ©sister, l’enfant se mit Ă  dĂ©couper quelques bouchĂ©es de sa cĂŽtelette, mais le changement d’air, de vie, de nourriture mĂȘme, l’avait fatiguĂ©, et il n’avalait qu’avec rĂ©pugnance. À ce train-lĂ , lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dĂźner. – Sais-tu ce que tu as mangĂ© tout Ă  l’heure ? lui demande Lurel. – Du ragoĂ»t de mouton, rĂ©pond le nouveau. – Si tu veux, c’est en effet du rat ayant goĂ»t de mouton ; mais le vrai nom c’est de la JĂ©zabel ; tu sais le fameux plat d’Athalie des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient
 Mais mange donc. – Je n’ai plus faim, rĂ©pond Antone. – Eh bien ! donne-moi cela, je vais t’aider. » Et le camarade Patraugeat, avant qu’Antone n’ait dit oui, prend l’assiette et travaille de sa fourchette et de son couteau. Pilou ! Pilou ! souffle Lurel Ă  mi-voix. – Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaĂźtre la cĂŽtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles. L’abbĂ© Russec passe derriĂšre lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsqu’il est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent Ă  rire. Tu n’as pas compris la manƓuvre, dit Patraugeat Ă  Antone. Retiens bien ceci Quand on crie Pilou ! ça signifie qu’un prof
 un professeur, quoi ! n’est pas loin, autrement dit qu’il pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! c’est qu’il est sur votre dos. – Il ne connaĂźt pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te prĂ©senter nos dompteurs. Le premier Ă  la grande table, de notre cĂŽtĂ©, c’est le PĂšre Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, d’un embonpoint remarquable. AprĂšs lui vient Perrotot, le professeur de mathĂ©matiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, c’est Coco ; on l’appelle encore RibouldƓil. Tiens, justement il est dans l’exercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore
 DĂ©cidĂ©ment nous l’intĂ©ressons. Vois-tu, il n’a jamais pu rĂ©soudre ce difficile problĂšme de voir en mĂȘme temps la fenĂȘtre qui est Ă  sa droite et la porte qui est Ă  sa gauche. D’ailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisĂ©s en houppe c’est FramogĂ©, dit Pharamond, toujours en colĂšre, mais on a rarement affaire Ă  lui, heureusement. AprĂšs, c’est le Tronc ou, si tu prĂ©fĂšres, le patron, le SupĂ©rieur on l’appelle dans l’intimitĂ© PĂ©hĂ©lem, parce qu’il est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. S’il est restĂ© ce soir, c’est pour te faire honneur. » Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient Ă  toutes ces explications, franchement, ou Ă  demi. Seul, Antone Ramon se sentait gĂȘnĂ© ; il chercha en vain Ă  l’autre bout de la table le regard de Georges MorĂšre qui se hĂątait de dĂźner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant d’un air d’intelligence. Cette affabilitĂ© empressĂ©e l’étonna, il n’y rĂ©pondit pas. Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathĂ©matiques
 c’est la classe idĂ©ale, on y fait tout ce que l’on veut, tu verras, car le pĂšre RibouldƓil
 » La sonnette du SupĂ©rieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grĂąces ; aprĂšs la priĂšre Ă  la chapelle, les Ă©lĂšves remontĂšrent Ă  leur dortoir par division, en silence, sur deux files. Il a l’air un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant prĂšs de Lurel pour regagner son lit. – Bah, rĂ©pondit celui-ci, on le dĂ©gourdira. » Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, s’efforçait de calmer le professeur de troisiĂšme, M. Pujol En troisiĂšme Ă  treize ans ! s’écriait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idĂ©e d’arriver trois semaines aprĂšs la rentrĂ©e ! » Le SupĂ©rieur rĂ©pondait sans conviction Que voulez-vous ? c’est la peur des examens futurs ! de la limite d’ñge ! d’autre part on veut mĂ©nager la transition de la famille au CollĂšge. Son prĂ©cepteur le croit capable de suivre votre classe et m’a Ă©crit une lettre trĂšs sensĂ©e. Voici. » Et il lut Antone est un bon enfant, exubĂ©rant, mais trĂšs aimant. Ses parents l’ont souvent exaspĂ©rĂ© en comprimant sans raison son besoin d’air et de mouvement, ses tantes le dessĂ©cheraient Ă  force de tendresses niaises et de gĂąteries. AppelĂ© Ă  jouir d’une grande fortune, c’est un enfant perdu si dĂšs maintenant on n’en fait pas un cƓur viril. Il arrive Ă  l’adolescence ; malgrĂ© les principes et les habitudes chrĂ©tiennes que je lui ai inculquĂ©s, je redoute l’exemple du dilettantisme et de l’indiffĂ©rence qu’il trouve dans sa famille et l’influence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi j’ai conseillĂ© de le mettre au collĂšge. C’est un enfant de mƓurs pures, je le recommande Ă  votre vigilante bienveillance. » Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naĂŻve et ses yeux Ă©tonnĂ©s, j’ai bien peur
 – Peur ! interrompit le SupĂ©rieur mais ils ne sont pas trĂšs mauvais, ces enfants. Et il y en a d’autres dans sa classe Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, MorĂšre ! M. Russec d’ailleurs veillera sur lui. Je suis sĂ»r qu’Antone Ramon nous fera honneur et nous attirera d’autres Ă©lĂšves de ce monde riche. » M. Pujol ne rĂ©pondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grand’mĂšre, la laitiĂšre Perrette. L’abbĂ© Perrotot, le PĂšre Coco pour les Ă©lĂšves, malgrĂ© ses prĂ©tentions Ă  la finesse, Ă©tait la naĂŻvetĂ© mĂȘme. Ses rĂ©flexions et ses lapsus Ă©taient lĂ©gendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il s’était Ă©criĂ© Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe Ă©clatait de rire, car c’était le SupĂ©rieur lui-mĂȘme qui entrait. Il avait dit aux Ă©lĂšves cet aphorisme Les littĂ©rateurs, c’est toujours agitĂ©, mais les mathĂ©maticiens, c’est toujours serein. » On juge du succĂšs. Une autre fois il se plaignait d’avoir Ă©tĂ© piquĂ© toute une nuit d’étĂ© par des mousquetaires » ou se vantait d’une belle promenade dans les futailles de la forĂȘt de Seillon ». Ce matin-lĂ , Gaston Lurel Ă©tait au tableau noir pour expliquer un cas d’égalitĂ© des triangles. Comme ce paresseux n’avait mĂȘme pas ouvert son livre, il restait coi. Je vous avais prĂ©venu la derniĂšre fois, que vous n’écoutiez pas et que je vous prendrais. – J’ai Ă©coutĂ©, Monsieur, affirmait Lurel, j’avais mĂȘme pris des notes, mais on me les a volĂ©es, et dans le livre je ne comprends rien. – Eh bien ! allez Ă  votre place, je vais reprendre ce thĂ©orĂšme. » Plein d’ardeur, M. Perrotot recommençait la dĂ©monstration au tableau ; mais Ă  peine Ă  son banc, Lurel prenait un roman commencĂ© la veille, MĂ©phistophĂ©line, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tournĂ© Ă  la classe, demandait Vous suivez bien ?
 Vous comprenez ? – Oh ! oui, Monsieur, » rĂ©pondait Lurel sans lever les yeux. À votre tour, » dit le bon abbĂ© aprĂšs avoir lancĂ© la phrase sacramentelle Ce qu’il fallait dĂ©montrer ! » Lurel leva un visage dĂ©solĂ©, et de sa place dĂ©clara avec dĂ©sespoir Je suis bouchĂ© ce matin, mais je n’ai pas saisi la fin. » Tous ses voisins qui l’avaient vu s’absorber dans sa lecture Ă©clatĂšrent de rire. Voyez-vous, reprit le naĂŻf mathĂ©maticien, c’est tellement simple que vos camarades eux-mĂȘmes se moquent de vous. » Les rires redoublĂšrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite d’un malchanceux, avouait Ce n’est pas de ma faute si je suis moins intelligent qu’eux. – Eh bien ! je recommence, dĂ©cida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, A’ B’ C’. » DĂ©jĂ  Lurel avait baissĂ© les yeux et repris son roman. Les lignes A B, A’ B’ Ă©tant Ă©gales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. Leurs deux figures coĂŻncident dans toute leur Ă©tendue, il s’ensuit
 » Les rires d’Émeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tĂȘte. Il aperçut Lurel qui coupait nĂ©gligemment une page et s’arrĂȘta court. Pilou ! Pilou ! Gare Ă  Coco, » souffla Monnot. Mais M. Perrotot cria Apportez ce livre. – Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand Ă©tonnement. Celui-ci ? c’est ma gĂ©omĂ©trie. – Non, l’autre ; faut-il que j’aille le chercher ? – C’est mon algĂšbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur Ă©tait sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant d’air froid traversa la salle. PincĂ© ! » murmura Beurard Ă  Antone. Son roman Ă  la main, Lurel s’avançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colĂšres de M. Perrotot. Comme il tournait la premiĂšre table, n’ayant plus que trois pas Ă  faire, il s’embarrassa soudain les pieds dans la serviette d’Henriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres d’Antone. La classe nullement dupe se mit Ă  rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet qu’il accablait de reproches. Inutile d’ajouter qu’à la faveur de ce tumulte, l’élĂšve rusĂ© avait fait disparaĂźtre MĂ©phistophĂ©line » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se prĂ©cipita irritĂ© sur les livres d’Antone Ramon. Il s’imaginait que Lurel y avait dissimulĂ© le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupĂ©fait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et l’ayant passĂ© Ă  Monnot, son compĂšre, dĂ©clarait avec indignation Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous n’avez pas confiance en moi. – C’est bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois. L’attitude des Ă©lĂšves qui se moquaient de leur maĂźtre dĂ©goĂ»ta Antone. Jamais il n’aurait songĂ© Ă  abuser ainsi du dĂ©vouement de son prĂ©cepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges MorĂšre n’avait pas cachĂ© son mĂ©pris pour Lurel. Il lui en sut grĂ©. Quelques jours aprĂšs, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bontĂ©, la patience et la candeur de l’abbĂ© Perrotot, et c’est Ă  lui, pour son malheur, qu’il s’adressa. CHAPITRE III – PROMENADE BANALE Trois par trois, les Moyens dĂ©filent sur la route de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. GĂȘnĂ©s dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils n’éprouvent aucune joie Ă  cette promenade en colonne qui ressemble plutĂŽt Ă  un exercice de gymnastique qu’à une dĂ©tente aprĂšs la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges MorĂšre. L’abbĂ© Russec a demandĂ© Ă  ces deux bons Ă©lĂšves d’encadrer le nouveau pour le soustraire aux manƓuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot. Miagrin est fort en latin, avoue MorĂšre. – Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration. – J’adore l’histoire, » s’écrie Ramon. Miagrin dĂ©laisse aussitĂŽt ce chapitre Avant tout, dit-il, il faut ĂȘtre bon camarade. – Que faut-il pour ĂȘtre bon camarade ? demande ingĂ©nument le nouveau. – D’abord ĂȘtre gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. » Antone comprend l’avertissement pendant les rĂ©crĂ©ations, il va souvent demander ses renseignements au prĂ©fet. Mais il est froissĂ© de cette leçon de Miagrin. C’est encore, poursuit le Mentor, ĂȘtre bon joueur. – À propos de jeux, reprend MorĂšre, tu sais qu’il y a une Ă©quipe de foot-ball veux-tu en faire partie ? – Comme il est le capitaine de l’équipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux t’inscrire, tu ne saurais mieux tomber. » Antone s’informe il faut l’autorisation des parents, un certificat de mĂ©decin, le costume spĂ©cial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre. Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il. – Non, rĂ©plique sĂšchement celui-ci. – Pourquoi ? – Oh ! parce que
 » Fils d’un fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collĂšge de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimĂ© impitoyablement tout ce qui ne tend pas Ă  ce but et Modeste n’oserait demander l’argent d’un costume ni d’une cotisation. De tempĂ©rament calme, il n’en a pas souffert jusqu’ici. C’est l’élĂšve modĂšle ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maĂźtres ont une absolue confiance en lui. Si parfait soit-il, on comprend qu’il n’explique pas Ă  Ramon les vraies raisons de son abstention. D’ailleurs en quelques minutes Georges a enlevĂ© l’adhĂ©sion d’Antone, soufflant sur ses scrupules de santĂ© et ses peurs de dĂ©butant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, Ă©lĂšve du fameux Tulou, qui lui apprend la flĂ»te et Antone se promet de prendre des leçons. DĂ©cidĂ©ment Georges MorĂšre l’enchante. À son tour il les interroge ; il apprend que MorĂšre habite Meximieux. Mais ce n’est pas trĂšs loin de Lyon. – Trente-cinq kilomĂštres. – Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ? – Moi je demeure Ă  Pont-de-Veyle. – OĂč est-ce ça ? – C’est un peu plus loin. » En effet c’est Ă  cinquante kilomĂštres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, c’est comme le PĂŽle Nord. BientĂŽt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais Ă©taient des soyeux, c’est-Ă -dire des directeurs d’une manufacture de soieries, des gens trĂšs riches, et une passion atroce s’éveille en lui, une passion sans joie, l’envie. Antone rentre enchantĂ©. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine dĂ©jĂ  des parties de bicyclette avec Georges MorĂšre. Il ne se doute pas de l’impression profonde qu’il a faite sur l’esprit et le cƓur d’un autre camarade. CHAPITRE IV – COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT Dans le grand parloir aux hautes fenĂȘtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e, au lieu de la glace habituelle. Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles. – Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce n’est pas le doyen du chapitre, il a un camail violet. – C’est vrai, et de la barbe. Ça doit ĂȘtre un ancien directeur du collĂšge ou un missionnaire. Quelle idĂ©e pour un prĂȘtre de porter la barbe ! – Ça leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un Ă©vĂȘque encore ! car c’est un Ă©vĂȘque, il a la croix pectorale. Comment peut-on ĂȘtre Ă©vĂȘque et porter la barbe ? » conclut-elle trĂšs scandalisĂ©e. Mimi s’est approchĂ©e pour voir de plus prĂšs. C’est saint François de Sales ! viens voir ; c’est Ă©crit sur le cadre. – Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, c’est tout Ă  fait lui, comme il a l’air bien ! – Dis donc, il ne vient pas vite Tonio. – Le pauvre petit ! dire qu’il est au milieu de tous ces enfants grossiers. Écoute-les crier. » En effet, les appels multipliĂ©s des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu. Je suis sĂ»re, soupire Mimi, qu’ils le bousculent sans pitiĂ©. Le pauvre petit ! il n’est pas habituĂ© Ă  leurs jeux violents, c’est une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermĂ©e c’est un vrai couvent, comme il doit s’y ennuyer ! Je gage qu’il pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, CĂ©leste n’a pas de cƓur. – Et puis quelle nourriture a-t-il, lui d’estomac si dĂ©licat ? – Tu vas voir qu’il est pĂąle et qu’il a maigri. » Soudain la porte s’ouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dĂ©peignĂ©s, le costume chiffonnĂ©, mais la figure Ă©panouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes. Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! » Pendant trois minutes, il est embrassĂ© par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure. Le pauvre petit, ne cesse de rĂ©pĂ©ter tante Zaza. – Et maman ? interroge Antone. – Maman va bien, papa aussi ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton dĂ©part le temps nous a semblĂ© long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu t’ennuies, n’est-ce pas ? – Non, tante Mimi. – Je suis sĂ»re que tu ne manges rien. Tante Zaza t’a apportĂ© un pĂątĂ© de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu n’as pas un journal, pour ne pas salir ? – Je t’affirme que je n’ai pas faim, s’écrie Antone ; on sort de table. – Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit. – Ah ! non, je ne peux pas, non, non. – Vois-tu, dit Zaza Ă  Mimi, ce n’est dĂ©jĂ  plus notre petit Tonio il n’aurait pas refusĂ© aussi obstinĂ©ment Ă  Sermenaz. » Elle oublie, la malheureuse, que l’abbĂ© Ă©tait perpĂ©tuellement obligĂ© d’intervenir pour qu’on ne bourrĂąt pas l’enfant de confiseries, et qu’en septembre encore, fatiguĂ© de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon La jeune fille et l’Amour », de Bouguereau, un chou Ă  la crĂšme. Pourquoi n’es-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi. – On est en retraite. – Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ? – Tu ne peux pas, le RĂšglement dit que c’est pour les Ă©lĂšves seulement. – Oh ! le rĂšglement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le pĂšre qui vous prĂȘche ? – Ce n’est pas un pĂšre, c’est l’abbĂ© Roullet. – Alors ce n’est pas la peine, conclut tante Zaza. L’abbĂ© Roullet ? je ne le connais pas. – Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que j’entre dans l’équipe de Georges MorĂšre ? – Qu’est-ce Georges MorĂšre ? – Oh ! un bon type tout Ă  fait, et puis, tu sais, trapu. – Bon type ? trapu ? – Oui, c’est-Ă -dire trĂšs fort. Il m’apprend le foot-ball. – Fout-bol ! s’écrie tante Mimi scandalisĂ©e. – Tu ne comprends pas, interrompt Antone, c’est un mot anglais. – Je le sais bien, riposte la tante trĂšs sĂ©vĂšre, c’est mĂȘme un mot trĂšs grossier. » Antone bondit d’impatience, mais les deux tantes ne cessent de s’exclamer. Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je m’en vais. – Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens. – Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe d’autel. Donne-moi seulement un mot pour l’Économe. J’ai dĂ©jĂ  le certificat du mĂ©decin. – Quel mĂ©decin ? s’écrient ensemble les deux femmes. – Je ne sais pas son nom les Ă©lĂšves l’appellent Thanate, ça vient d’un mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort. – S’il est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, c’est le mĂ©decin d’ici, un mĂ©decin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la FacultĂ© de Lyon
 et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ça m’amusait beaucoup. – Je ne t’aime plus, » rĂ©pond Antone. C’est le mot magique. Tante Zaza l’appelle aussitĂŽt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude l’une, l’autre s’efforce de le conquĂ©rir. Tu comprends, ils m’appellent Ninette, je ne veux pas ĂȘtre traitĂ© de petite fille. – Ninette ! comme c’est gentil ! s’exclame tante Mimi en riant. – Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball
 Ne t’effraie pas, ce n’est pas dangereux, c’est un jeu de ballon. C’est Georges MorĂšre qui me montre. Tu sais, c’est un bon camarade. Il demeure Ă  Meximieux. Tu l’inviteras aux vacances, dis ? – Si c’est un bon Ă©lĂšve, un garçon distinguĂ©, rĂ©pond tante Mimi pour reprendre l’avantage sur son aĂźnĂ©e, je ne demande pas mieux. » À ce moment la cloche sonne. C’est pour la chapelle aprĂšs on va en promenade, dit Antone en se levant. – Mais nous allons demander au SupĂ©rieur que tu restes avec nous. D’ailleurs nous avons des observations Ă  lui faire. – Rester, je ne le peux pas, rĂ©pond l’enfant, c’est la retraite, et mĂȘme je n’aurais pas dĂ» vous voir aujourd’hui, d’aprĂšs le rĂšglement. – Oh ! le rĂšglement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça n’est pas pour nous. Je l’ai vu, ton SupĂ©rieur, et tu comprends que nous n’avons pas acceptĂ© d’ĂȘtre venues toutes deux jusqu’ici pour nous casser le nez sur leur RĂšglement. – Il l’a bien compris, d’ailleurs, insiste tante Zaza. – Le rĂšglement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, trĂšs droite et trĂšs fiĂšre. En effet, paraĂźt le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tĂȘte penchĂ©e sur l’épaule. Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il n’a pas trop souffert du changement de rĂ©gime. – Monsieur le SupĂ©rieur, dĂ©clare tante Zaza, puisqu’ils vont en promenade, vous allez nous le laisser l’aprĂšs-midi. – Impossible, Madame ; c’est dĂ©jĂ  par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont Ă  la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maĂźtres, et Ă  quatre heures ils rentreront pour les confessions gĂ©nĂ©rales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant d’achever sa retraite dans le recueillement. Comme vous l’aimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle Ă  l’intĂ©rĂȘt de son Ăąme
 et que vous n’insisterez pas. » En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune rĂ©plique. Dites adieu Ă  vos parents, mon enfant. » Antone, un peu intimidĂ© par cette parole austĂšre, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux Ă  mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaĂźt. C’est un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son Ăąge. Il faut qu’il devienne un homme. » Les deux demoiselles balbutient de vagues formules d’assentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue s’écrient ensemble en mouchant leurs larmes Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! » CHAPITRE V – UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER Il y a quinze jours qu’Antone Ramon est au collĂšge ce n’est plus un nouveau. Avec l’admirable souplesse de l’enfance, il s’est adaptĂ© Ă  sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinziĂšme sur vingt-huit, avec des montĂ©es subites en narration française et des chutes profondes en mathĂ©matiques. Il connaĂźt tous ses condisciples, et sait distinguer les bons MorĂšre, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spĂ©cial de ce monde. Il dit Je te le promets » pour Je te l’affirme » ; Tu piges » pour Tu comprends » ; On potasse » pour On travaille » ; SĂ©cher » pour Rester coi » ; et abrĂšge impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathĂ©matiques, en compote, prof, gym, math et cĂŠtera. Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant mĂȘme en Ă©tude, et plaĂźt Ă  tous par la franchise de ses maniĂšres, la sincĂ©ritĂ© de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mĂšre est venue le voir il lui a parlĂ© de Georges MorĂšre et a obtenu la permission d’apprendre la flĂ»te. On lui annonce que son prĂ©cepteur, l’abbĂ© Brillet, s’affaiblit de plus en plus et qu’il n’y a guĂšre d’espoir de le sauver. Antone sent que c’est un guide et un ami qu’il va perdre, et l’on n’a pas besoin de l’exciter beaucoup Ă  prier pour cette chĂšre santĂ©. Il ne se doute pas cependant que son arrivĂ©e a bouleversĂ© une Ăąme. Depuis sa promenade avec Antone, une rĂ©volution s’est faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus Ă  son pĂšre, Ă  son humble origine, sans s’irriter contre MorĂšre, sans jalouser la prĂ©fĂ©rence que lui tĂ©moigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore oĂč les deux camarades se retrouveront ensemble Ă  Sermenaz. Il a rĂ©flĂ©chi sur son avenir, comparĂ© son intelligence Ă  celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins douĂ©s, moins travailleurs, rĂ©ussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carriĂšres, conquerraient de plus grands honneurs parce qu’ils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle. Il s’est trouvĂ© pour la premiĂšre fois devant un riche authentique. Tout de suite il a dĂ©sirĂ© devenir son camarade, et ses avances ont Ă©tĂ© naĂŻvement repoussĂ©es. Georges MorĂšre n’a pas recherchĂ© cette amitiĂ© ; sur le dĂ©sir du prĂ©fet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans prĂ©cautions oratoires On ne rĂ©cite pas en acteur – On ne se plaint pas de ses voisins – On ne se dĂ©range pas sans permissions – Finis tes devoirs ou tu seras collé  » Il l’a initiĂ© aux jeux, l’a fait entrer comme avant » dans son Ă©quipe et prend maintenant des leçons de flĂ»te avec lui. Miagrin a remarquĂ© sans peine la tendance d’Antone Ă  s’appuyer sur Georges, et son admiration naĂŻve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend Ă  rĂȘver au lieu d’apprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouĂŻe ! ce jeune homme calme par dĂ©finition a menacĂ© d’une gifle Robert Émeril, qui l’avait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collĂ©gien. Ce travail obscur n’échappe pas complĂštement Ă  ses maĂźtres. À cet Ăąge, heureusement, la figure et les yeux reflĂštent vite les changements intĂ©rieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbĂ©s appellent leurs dirigĂ©s dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car c’est Ă  l’enfant Ă  demander lui-mĂȘme, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, s’informent de leurs difficultĂ©s, les avertissent de leurs dĂ©fauts et souvent des catastrophes et des histoires ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©es par ces quelques minutes de conversation confiante. C’est le chanoine Raynouard, le SupĂ©rieur mĂȘme, qui s’occupe de la conscience de Miagrin. Si absorbĂ© soit-il par ses soucis et ses occupations, il rĂ©serve toujours le samedi soir Ă  ses enfants. Il est inquiet. Vous n’ĂȘtes plus le mĂȘme, lui dit-il. Je n’ai aucun reproche Ă  vous faire, vous m’entendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piĂ©tĂ© nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin mĂȘme. Voyons, que se passe-t-il ? » Ce dĂ©but affectueux devrait ouvrir toutes grandes les Ă©cluses d’un cƓur bien-nĂ©. Mais Miagrin, froissĂ© de cette enquĂȘte paternelle, ne rĂ©pond pas. Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pĂ©nible et dangereux ; il reprend Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aĂźnĂ©s de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mĂ©content des autres ?
 Vos derniĂšres notes sont un peu moins brillantes ; peut-ĂȘtre n’avez-vous pas reçu tous les Ă©loges auxquels vous ĂȘtes habitué  Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maĂźtres, aigri contre vos camarades qui rĂ©ussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-mĂȘme ? C’est dangereux, mais si naturel ! » Il faut rĂ©pondre. L’enfant le sait bien. Son silence serait trop rĂ©vĂ©lateur, et il ne veut pas se rĂ©vĂ©ler ; il renferme au contraire Ă  double tour son cƓur derriĂšre sa voix. Peut-ĂȘtre, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne sais pas. » C’est tout. Le silence menace encore d’élever une barriĂšre. Le directeur attendait ses confidences ; sans se dĂ©courager, il poursuit Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualitĂ©s brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cƓur, un secret regret de n’ĂȘtre pas mieux favorisĂ©, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche Ă  Dieu de vous avoir fait naĂźtre ce qu’il vous a fait ? – Oh ! non, Monsieur. » Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubĂ©rance. Il a craint d’ĂȘtre devinĂ©, et plutĂŽt que d’avouer son intime misĂšre, qui est une misĂšre humaine et trop humaine, il prĂ©fĂšre mentir et nier brusquement
 Il prĂ©fĂšre couler sur son navire, plutĂŽt que de reconnaĂźtre la dĂ©chirure et de saisir bien vite la corde qu’on lui jette. Le Chanoine craint d’ĂȘtre allĂ© trop loin ; il s’accuse intĂ©rieurement de fausse manƓuvre et prend un air plus rassurĂ©. Allons, tant mieux, ces petites tristesses s’évanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. L’ñme Ă©prouve souvent comme une sorte de stĂ©rilitĂ© intĂ©rieure, de refroidissement ; c’est une Ă©preuve supportez-la vaillamment et soyez sĂ»r que bientĂŽt la lumiĂšre et la joie reviendront. Peut-ĂȘtre Dieu, par cette Ă©preuve, veut-il vous mĂ©nager de grandes grĂąces, de trĂšs grandes grĂąces. » Miagrin Ă©coute en rageant sourdement. On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les Ă©vitent au moment de la sieste. Appuyez l’oreille contre leur tronc rugueux vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multipliĂ© de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe d’insectes ailĂ©s au corselet noir et or. Est-ce une ruche d’abeilles ? Non, c’est un guĂȘpier. Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments s’éveille dans le cƓur de Miagrin comme de la torpeur d’un long hiver. Le guĂȘpier, on peut le dĂ©truire ; il suffit de murer l’ouverture de l’arbre mais comment murer un cƓur ? Tandis que Miagrin redescend Ă  l’étude, ayant bien compris cette grande grĂące dont il ne veut plus, le bon chanoine s’agenouille Seigneur, dit-il, si vous l’appelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette Ă©preuve et montrez-lui votre voie. » CHAPITRE VI – LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-CÉCILE » Mon cher enfant, J’ai appris avec le plus vif plaisir votre entrĂ©e Ă  l’Institution Saint-François-de-Sales. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ  habituĂ© Ă  cette nouvelle vie et j’en remercie Dieu. Rien ne peut ĂȘtre plus utile Ă  votre caractĂšre que la soumission Ă  une rĂšgle prĂ©cise, inviolable, telle que celle d’un collĂšge ; rien ne peut ĂȘtre meilleur Ă  votre Ăąme qu’une prĂ©paration Ă  la vie au milieu d’enfants de votre Ăąge, sous la surveillance constante de bons maĂźtres et de prĂȘtres dĂ©vouĂ©s. J’espĂšre que vous saurez Ă©viter les Ă©cueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement Ă  l’ennui, au dĂ©sƓuvrement, et Ă  tous les dĂ©fauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisĂ©ment de votre inexpĂ©rience et de votre nature affectueuse. Je vous Ă©cris de la Villa de Nice, oĂč vous m’avez vu les vacances derniĂšres, pour me recommander Ă  vos priĂšres. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du cĂŽtĂ© des hommes. Que dĂ©cidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets Ă  sa sainte volontĂ©. Mais si prĂšs peut-ĂȘtre du moment oĂč je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner Ă  votre ancien prĂ©cepteur de n’avoir pas sans doute apportĂ© toute la douceur et toute la vigilance qu’il vous devait. Puisse Dieu supplĂ©er par sa grĂące Ă  ses faibles efforts et rĂ©parer ses oublis ! Et vous, n’oubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme Ă©nergique et utile, un parfait chrĂ©tien. Le plus tĂŽt possible, rendez votre caractĂšre viril. BientĂŽt je ne serai plus lĂ  pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; d’autres prĂȘtres me remplaceront facilement dans cette tĂąche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus d’affection dĂ©vouĂ©e. Priez donc pour moi afin que, si Dieu m’appelle, il adoucisse du moins l’horreur qu’inspire Ă  notre malheureuse nature l’instant du passage suprĂȘme. Priez pour moi afin qu’il me fasse misĂ©ricorde et que, dans l’autre monde, je puisse, dĂ©livrĂ© de mes fautes, continuer Ă  veiller sur vous. Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bĂ©nisse votre bonne volontĂ©. J. BRILLET, prĂȘtre. » Quand l’abbĂ© Russec lui avait remis cette lettre, dĂ©cachetĂ©e selon l’usage, Antone avait l’esprit Ă  cent lieues de son prĂ©cepteur. LancĂ© dans le jeu, et tout Ă  d’autres soucis, il en fut Ă©mu sur le coup, mais n’en comprit pas l’importance. Vous ferez bien de lui rĂ©pondre vite », lui conseille l’abbĂ© Russec. Cet avis, rappel Ă  la politesse, pense-t-il, le laisse indiffĂ©rent. C’est qu’on est Ă  quatre jours de la Sainte-CĂ©cile, la premiĂšre sĂ©ance de l’annĂ©e, et tout le collĂšge retentit des derniers prĂ©paratifs de cette fĂȘte. À chaque Ă©tude, la porte s’ouvre, et la voix profonde de l’abbĂ© ThiĂ©baut convoque les soprani, les tĂ©nors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prĂ©pare un NoĂ«l, les deux frĂšres Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand Ă  la fin de l’étude, les Ă©lĂšves peuvent arguer de nĂ©cessitĂ©s physiologiques pour flĂąner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils Ă©coutent Georges MorĂšre rĂ©pĂ©tant son prĂ©lude de Bach la mĂ©lodie en a Ă©tĂ© vite populaire et CĂ©zenne s’est dĂ©jĂ  vu infliger deux heures de consigne pour l’avoir sifflĂ©e entre ses dents Ă  la classe d’histoire. C’est la gloire. Antone est obsĂ©dĂ© de ce chant joyeux. Il se rĂ©jouit de voir Georges MorĂšre si haut cotĂ©, si populaire ! Ah ! s’il Ă©tait assez fort pour l’accompagner ! La Sainte-CĂ©cile tombe un vendredi. On a dĂ» refouler les Ă©lĂšves sur les derniers bancs pour placer tous les invitĂ©s. Les secondes et les rhĂ©toriciens s’amusent follement Ă  voir l’abbĂ© Perrotot cĂ©der avec un empressement gauche sa chaise Ă  Madame la colonelle de Saint-EstĂšphe. Deux pianos occupent les deux cĂŽtĂ©s de la scĂšne et au fond, sur des bancs, sont rangĂ©s les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse l’estrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus d’un pupitre. Enfin Monsieur le CurĂ© de Bourg-en-Bresse, le prĂ©sident, fait son entrĂ©e tous les invitĂ©s se lĂšvent ; on l’installe Ă  grand bruit ; puis dans le silence attentif les frĂšres Gallois attaquent l’ouverture du Jeune-Henri » ces airs de chasse ont un succĂšs traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitĂŽt aprĂšs, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre Ă  pied Ă  l’avant-scĂšne pour le morceau de Bach. On l’applaudit de nouveau. Georges MorĂšre, sa flĂ»te en mains, se dresse devant la partition. DĂšs que le silence s’est rĂ©tabli, le professeur lui fait signe et Georges porte l’embouchure Ă  ses lĂšvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau l’ouverture de l’instrument Ă  sa bouche et, sĂ»r de l’avoir sur la lĂšvre infĂ©rieure Ă  sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. MalgrĂ© son attention profonde, le public ne perçoit qu’une sorte de soupir Ă©touffĂ©, un tûû sourd et vainement prolongĂ©. MorĂšre s’étonne, rougit, se trouble, fait mille hypothĂšses, tandis que des rires mal contenus commencent Ă  jaillir de divers points de l’assemblĂ©e. Enfin il se dĂ©cide Ă  examiner sa flĂ»te les diverses parties en sont bien ajustĂ©es, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisiĂšme fois, il remet Ă  ses lĂšvres l’antique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la premiĂšre mesure. Cette fois, l’instrument rend un son aigu comme le coup de sifflet d’une locomotive. Tout le collĂšge part d’un rire homĂ©rique car c’est le propre des enfants assemblĂ©s d’ĂȘtre sans pitiĂ© pour leurs camarades. CĂ©zenne, Émeril, Lurel, plient, secouĂ©s de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert Ă©clate ; les intelligents trĂ©pignent, les autres, bĂ©atement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mĂšres murmurent Ah ! le pauvre enfant ! » C’est un dĂ©lire de joie, une Ă©ruption de huĂ©es et de rires, une Ă©mulation de trĂ©pignements et de contorsions. Alors, tremblant de colĂšre, les poings serrĂ©s, la figure rouge, Antone Ramon se lĂšve et seul debout, ose crier C’est stupide ! » On le regarde. Qu’est-ce qui le prend, celui-lĂ  ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?
 De quoi se plaint-il ? » Mais il interpelle ses camarades et demande Pourquoi riez-vous ? » LĂ -dessus la tempĂȘte Ă©clate, tous les Ă©lĂ©ments se dĂ©chaĂźnent. Le flĂ»tiste embarrassĂ© de sa flĂ»te sur l’estrade, son ami pleurant Ă  l’autre bout de la salle, c’est trop drĂŽle. Toute la lĂąchetĂ©, toute la sottise, toute la bĂȘtise qui est le propre de l’homme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, s’éploie, dĂ©borde librement, largement. Le SupĂ©rieur s’est levĂ©, il fait signe Ă  MorĂšre de rentrer, mais M. Castagnac plus blĂȘme, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillĂ©, ahuri, finit par descendre de la scĂšne et se perd parmi les invitĂ©s. Le chƓur surgit aussitĂŽt et, d’une voix de stentor qui domine les rires peu Ă  peu apaisĂ©s, le grand Lemarois, un philosophe, entonne l’air de Faust Le Veau d’or est encor debout. » Le rythme bien scandĂ© et repris par l’orphĂ©on, Ă©teint subitement la fiĂšvre de l’auditoire et lui fait oublier l’incident. BientĂŽt un tĂ©nor vient chanter les Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une dĂ©faite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin l’orphĂ©on se rassemble une derniĂšre fois sous le bras Ă©tendu de l’abbĂ© ThiĂ©baut et interprĂšte le ChƓur des Charbonniers et des Fariniers, d’Offenbach Car les charbonniers sont tout noirs. Tout noirs Et les fariniers sont tout blancs. ChƓur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le CurĂ© remercie les organisateurs, adresse un mot d’éloge aux principaux interprĂštes, et console d’une phrase de condolĂ©ance le malheureux jeune homme. On se lĂšve, les parents s’écoulent tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac s’approche du SupĂ©rieur, avec la flĂ»te de son Ă©lĂšve, entiĂšrement dĂ©montĂ©e. Cher Monsieur, croyez que je suis dĂ©solé  – Monsieur le SupĂ©rieur, voici ce qu’on a mis dans la flĂ»te de Georges MorĂšre. » Et il tend au chanoine stupĂ©fait un bouchon de papier. Comment ! on a osé  Quelle est cette plaisanterie absurde ? – Ce n’est pas une plaisanterie, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est une attaque contre moi. – Qui pourrait se permettre ?
 – Enfin, Monsieur le SupĂ©rieur, voici le fait brutal. Je pense qu’une enquĂȘte vous fera connaĂźtre rapidement le coupable. » Pendant qu’il parle, il jette Ă  Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles. CHAPITRE VII – LA MUSIQUE ADOUCIT LES MƒURS La classe de TroisiĂšme sait maintenant la vraie raison de l’échec de MorĂšre. On a introduit une boulette de papier dans sa flĂ»te. Les hypothĂšses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour Ă  tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui n’aiment pas MorĂšre, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, s’agitent Paul CĂ©zenne et Antone Ramon. Paul CĂ©zenne, Ă©mule des grands policiers Ă  la suite de ses lectures, trouve lĂ  une belle occasion d’appliquer sa mĂ©thode infaillible. Antone Ramon ne dĂ©colĂšre pas. Les autres s’amusent. Quant Ă  Georges MorĂšre, il joue l’indiffĂ©rence Ça lui est bien Ă©gal il sait bien d’ailleurs qui a fait le coup, tout au moins il s’en doute. » Il ne sait rien du tout et est trĂšs vexĂ© mais il est fier, et ne veut pas avoir l’air d’ĂȘtre touchĂ©, cela ferait trop plaisir Ă  l’auteur de la plaisanterie. Avec de la mie de pain, CĂ©zenne a relevĂ© sur la flĂ»te les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mĂȘlent et s’effacent l’une l’autre. À quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donnĂ© la boulette de papier ; il la dĂ©plie sous les yeux de ses camarades intriguĂ©s qui poussent soudain un immense Ă©clat de rire. La boulette est formĂ©e d’une feuille de brouillon dont l’écriture est bien reconnaissable c’est celle de CĂ©zenne lui-mĂȘme. Antone y va plus simplement. C’est quelqu’un qui en veut Ă  Georges MorĂšre, dit-il. – Non, c’est une farce, rĂ©pond CĂ©zenne. – La ferais-tu ? – Moi
 aprĂšs tout
 Non, c’est vraiment trop mĂ©chant. » Monsieur le SupĂ©rieur fait lui aussi une enquĂȘte qui n’aboutit pas. Les allĂ©es et venues sont trop multipliĂ©es pour qu’on puisse arrĂȘter les soupçons sur quelqu’un. Il rĂ©unit pendant l’étude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flĂ©trir publiquement cet acte de lĂąchetĂ© Ă  la lecture spirituelle de ce jour. M. FramogĂ© rĂ©pond que c’est avouer l’impuissance de l’autoritĂ© et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que c’est effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion s’anime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres Ă©viter une dĂ©convenue. À six heures et demie, le Chanoine lĂšve la sĂ©ance et seul dans son cabinet prĂ©pare ses coups d’éloquence Oui, mes enfants, de pareilles vilenies d’ñme finissent toujours par se trahir Abyssus abyssum invocat l’abĂźme appelle l’abĂźme
 » Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe ! Monsieur Raynouard se prĂ©cipite et dans le salon d’attente, entre trois fauteuils les pieds en l’air et le guĂ©ridon renversĂ©, aperçoit deux hommes en redingote roulĂ©s, culbutĂ©s, s’injuriant, luttant, se frappant dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac. Messieurs ! Messieurs, s’écrie-t-il Ă©pouvantĂ©. » Les deux professeurs se relĂšvent soudain. Ah ! Monsieur le SupĂ©rieur, je vous prends Ă  tĂ©moin, balbutie M. Blumont. – J’en appelle Ă  votre justice, crie M. Castagnac. – Que signifie ce scandale ? – C’est Monsieur qui a bouchĂ© la flĂ»te de MorĂšre, interrompt le flĂ»tiste blĂȘme. – Si vous aviez des preuves, rĂ©plique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer Ă  des voies de fait. » La cloche Ă  ce moment annonce la lecture spirituelle. Messieurs, conclut-il, je suis obligĂ© de descendre ; jusqu’à nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. » D’ordinaire, les lendemains de fĂȘte, le SupĂ©rieur faisait une causerie sur la sĂ©ance et donnait son apprĂ©ciation, Ă  la grande joie des artistes ; ce soir-lĂ  il rouvrit simplement le solennel registre du rĂšglement et commenta le premier article du chapitre IV Tout Ă©lĂšve qui, un jour de congĂ©, rentre aprĂšs l’heure fixĂ©e, sans motif grave et dĂ»ment constatĂ©, est passible de renvoi. » Quant Ă  l’auteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux tĂ©moignages d’élĂšves Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. ChargĂ©s d’aller prendre les pupitres dans la salle des flĂ»tistes, ils avaient vu Ă  leur entrĂ©e M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boĂźte Ă  flĂ»te de MorĂšre, d’un air embarrassĂ©. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gĂȘne. Il cherchait le nom de l’éditeur d’un concerto de Bach au dos de la partition de Georges MorĂšre, n’ayant pas osĂ© le demander Ă  M. Castagnac, dont il connaissait l’antipathie. Il regrettait d’avoir donnĂ© lieu Ă  ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son cĂŽtĂ© sa vivacitĂ©, il Ă©tait prĂȘt Ă  passer l’éponge sur l’incident. Tous deux dĂ©siraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire Ă  cette explication, mais il ne put s’empĂȘcher de mettre ses Ă©lĂšves au courant de ses soupçons. Antone bondissait de colĂšre Et M. Blumont peut revenir ici aprĂšs un acte pareil ? À ta place, disait-il Ă  Georges MorĂšre, j’irais me plaindre au SupĂ©rieur et j’écrirais tout ce que je sais Ă  mes parents. – Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse. – Bah ! disait MorĂšre, ça n’a pas d’importance ! aprĂšs tout, qu’est-ce que ça me fait ? » Il tenait Ă  paraĂźtre insensible, ayant honte d’ĂȘtre dĂ©fendu par ce petit Ramon. Il s’irritait mĂȘme d’en recevoir des conseils et le prenait de trĂšs haut. Ce ton dĂ©tachĂ©, cet air de fiertĂ©, Ă©merveillait son jeune condisciple. CHAPITRE VIII – ANTONE S’ENNUIE Les Ă©lĂšves s’étaient vite aperçus de l’admiration d’Antone pour MorĂšre. C’était une taquinerie courante de rappeler devant lui l’incident de la flĂ»te Pour une bonne farce, c’est une bonne farce », rĂ©pĂ©tait malignement Émeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et rĂ©pĂ©tait Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! » Une fois mĂȘme le grand Patraugeat, pour le pousser Ă  bout, riposta Si tu veux savoir qui a fait le coup, c’est moi ! – LĂąche ! » cria Antone, et, sans songer Ă  sa petite taille, il se prĂ©cipita sur Patraugeat, les poings fermĂ©s, tandis que tous les autres, sachant Ă  quoi s’en tenir sur cette prĂ©tendue culpabilitĂ©, riaient aux Ă©clats de la colĂšre d’Antone. Patraugeat lui-mĂȘme se prit Ă  lui rire au nez si effrontĂ©ment qu’il en resta tout interdit, comprenant qu’on se moquait de lui. Émeril raconta la mystification Ă  MorĂšre, et comme Antone accourait Ă  son tour, l’infortunĂ© flĂ»tiste lui cria Tu m’ennuies Ă  la fin laisse-nous la paix avec cette histoire-lĂ . » Antone vit qu’il lui avait dĂ©plu. Il en fut profondĂ©ment affectĂ© et chercha le moyen de rentrer en grĂące. Le lendemain, Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, les troisiĂšmes allaient jouer aux barres. Il y eut d’abord altercation entre les deux chefs, MorĂšre et Feydart, sur le droit au premier choix. MorĂšre cĂ©da. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour qu’il ne fĂ»t pas dans l’autre camp. AprĂšs des tiraillements, la partie commença sans entrain. BientĂŽt d’Orlia, pris par MorĂšre, prĂ©tendit que celui-ci n’avait pas barre sur lui. La dispute recommença dans le feu de la colĂšre, d’Orlia jeta bĂȘtement Ce n’est pas parce que tu joues de la flĂ»te que tu seras le maĂźtre partout. » Ça n’avait ni rime, ni raison ; les autres se mirent Ă  rire. Je ne joue plus », dĂ©clara froidement MorĂšre, et comme Achille offensĂ©, il quitta la partie. Moi non plus, rĂ©pondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine. – Naturellement, conclut CĂ©zenne, quand MorĂšre s’en va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilĂ  tout ! » MorĂšre Ă©tait allĂ© aux agrĂšs de gymnastique. Il avait empoignĂ© les anneaux et s’exerçait Ă  faire des rĂ©tablissements avec Ă©lan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils. Qu’est-ce que tu viens faire ? lui dit-il. – Du moment qu’on insulte je ne joue plus. – On t’a insultĂ© ? – Moi non, mais toi. – Ah ! non, est-il assommant ! Mais qu’est-ce que ça peut te faire ? – Je ne veux pas qu’on se moque
 – MĂȘle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit MorĂšre irritĂ©, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se prĂ©occuper de Ramon, adossĂ© Ă  un mĂąt du portique. Lorsqu’il se fut suffisamment balancĂ© aux anneaux, il les lĂącha avec une telle force qu’il fit enrouler les cordes autour de la traverse supĂ©rieure. C’était dĂ©fendu. Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe lĂ -haut. – Je vais y aller, proposa vivement Ramon. – Toi, tu n’as pas la moelle, » repartit MorĂšre. Mais tandis qu’il montait Ă  un poteau d’un cĂŽtĂ©, Ramon s’efforçait de le devancer de l’autre. Tout d’abord il se hissa rapidement, ignorant qu’il faut savoir mĂ©nager ses forces, mais Ă  mi-hauteur, il fut obligĂ© de s’arrĂȘter pour souffler. Quand il reprit l’ascension, Georges MorĂšre, dĂ©jĂ  arrivĂ©, lui jetait nĂ©gligemment Je te le disais bien que tu n’as pas la force. » IrritĂ© de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mĂąt malgrĂ© sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, extĂ©nuĂ©, il parvint Ă  enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes dĂ©roulĂ©es, MorĂšre Ă©tait descendu. Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone. – Mon vieux, tu y mets le temps », dit l’autre en s’éloignant. Et d’un ton ironique Puisque tu y es, restes-y. » Antone n’osa ni rĂ©pondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mĂ©lancolie Georges MorĂšre qui, sur ses Ă©chasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, aprĂšs l’avoir si aimablement accueilli Ă  son arrivĂ©e, le rebutait-il ainsi ? Le samedi suivant, MorĂšre fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquiĂšme. Le petit Lyonnais fut trĂšs content de son succĂšs ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir mĂȘme il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait Ă©crit en gros caractĂšres Honneur au plus trapu de la classe. » En Ă©tude, il guetta l’effet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, d’abord Ă©tonnĂ© de cette inscription triomphale, haussa les Ă©paules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans mĂȘme se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour rĂ©pondre par un sourire. Antone baissa tristement la tĂȘte et se mit Ă  rĂȘver, incapable de continuer sa lettre Ă  l’abbĂ© Brillet, commencĂ©e depuis quatre jours. Il ne joue plus, malgrĂ© les instances de l’abbĂ© Russec, mais, appuyĂ© Ă  un arbre, il Ă©coute vaguement des choses quelconques dĂ©bitĂ©es par des Ă©lĂšves insignifiants Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou d’Orlia. Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous n’a pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous rĂ©ussirez certainement. » Antone Ă©coute et ne rĂ©pond pas. Antone s’ennuie. Il bĂącle ses devoirs, apprend Ă  peine ses leçons, rĂȘve et, ne sort de sa torpeur qu’en s’entendant appeler Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur. DĂ©jĂ  tournent autour de lui avec continuitĂ© des Ă©lĂšves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard. C’est un mĂ©ridional loquace et peu sympathique. Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. Tu te languis. » Et il prononce Tu te lannguis. » Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit Je suis de Lambesc en Provence, c’est un autre pays que cette mare Ă  canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. » Antone sourit Ă  peine Ă  cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient Ă  la charge. Moi aussi, dit-il, je m’ennuie ici l’hiver, mais l’étĂ© je me rattrape je passe de bons moments. OĂč ? Personne ne s’en doute, mĂȘme les plus malins. À toi, mais rien qu’à toi je le dirai. » Antone ne demande mĂȘme pas le sens de ces Ă©nigmes. Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changĂ©, l’air Ă©tait lourd, comme il arrive parfois Ă  la fin de l’automne. SurexcitĂ©, il finit par se lever, s’habilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloĂźtre. À l’angle opposĂ©, la fenĂȘtre de l’infirmerie brillait doucement, traversĂ©e par la lumiĂšre d’une veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. AppuyĂ© Ă  la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchĂ©e qui le mettait tour Ă  tour dans la lumiĂšre et dans les tĂ©nĂšbres. Soudain il entend un lĂ©ger craquement il se retourne. TĂ©, ne crains rien, c’est moi. » Il reconnaĂźt Trophime Beurard. PĂ©caĂŻre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. » Trophime enfourche la rampe de l’escalier et se laisse glisser lentement. Antone l’imite avec quelque apprĂ©hension. Mais son guide, arrivĂ© le premier, le reçoit et lui dit Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. » Ils longent la galerie qui conduit au rĂ©fectoire, prennent Ă  gauche et descendent Ă  la cuisine. LĂ  Beurard se risque Ă  allumer une queue de rat et inspecte l’office. Tiens, dit-il, un pot de confiture des maĂźtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, d’ailleurs Ă  peu prĂšs vide, Ă  Antone, qui fait la moue et refuse. Je n’ai pas faim. – C’est vrai, dit l’autre, tu n’as jamais faim. Moi, c’est le contraire, j’ai toujours faim. » Et il se met Ă  lĂ©cher le pot. AprĂšs avoir fini son inspection, il s’approche de la fenĂȘtre. Maintenant, dit-il, attention. » Lentement, s’arrĂȘtant au moindre bruit des charniĂšres, au moindre crissement du bois, il l’ouvre. Enfin il peut sortir, suivi d’Antone qui se demande toujours oĂč il l’emmĂšne. Ils sont derriĂšre les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les chĂąssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, l’épluche tranquillement et la mange avec une voluptĂ© infinie ; puis il dĂ©terre un navet qu’il prĂ©pare avec un soin mĂ©ticuleux. Et dire que les profs ne se doutent de rien ! » Cette idĂ©e le remplit d’une fiertĂ© invraisemblable qu’Antone a peine Ă  comprendre. ArrivĂ© au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassĂ© dans l’angle, grimpe de lĂ  sur le mur et Ă  cheval sur la crĂȘte aide son compagnon Ă  faire la mĂȘme escalade. Ici, dit-il, on est tranquille. » AussitĂŽt il adapte un os de lapin Ă  sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces. Qu’est-ce que c’est ? demande Antone. – Ma pipe, rĂ©pond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. » Et trĂšs amicalement il lui passe le navet. Antone voudrait bien refuser, mais il n’ose pas. Il fume. Soudain une toux irrĂ©sistible le force d’ouvrir les lĂšvres et rĂ©sonne dans la nuit. Tais-toi donc, imbĂ©cile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. » Lui-mĂȘme s’est couchĂ© et se confond avec le faĂźte du mur. Vivement Antone l’imite enfin la toux s’arrĂȘte. Si c’est l’effet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. » Antone obĂ©it et le regarde fumer en silence. Hein ! ce n’est pas banal. L’étĂ© dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et j’allais me promener jusqu’au chemin de fer. À 10 heures 40 part le train d’AmbĂ©rieu, Ă  11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir Ă  11 heures 36 l’express d’Italie, Ă  11 heures 58 celui de GenĂšve. Maintes fois je restais jusqu’à 1 heure 18, pour le train de ChambĂ©ry et je me disais “Trophime, il y en a un Ă  5 heures qui t’emmĂšnerait Ă  Lyon en deux heures et de lĂ  en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, c’est celui-lĂ  qu’il faudra prendre.” » Et changeant de ton, aprĂšs avoir aspirĂ© longuement deux bouffĂ©es de tabac Tu as une jolie figure, hĂ© ! on a dĂ» te le dire dĂ©jĂ , hĂ© ! – J’ai froid, rĂ©pond Antone, je ne fume pas, je m’en vais dans le jardin. – Ne marche pas trop. AprĂšs nous irons au rĂ©fectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs demain ça sera drĂŽle. » Le petit Lyonnais redescend dans l’allĂ©e du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une Ă©chelle et l’applique au mur de clĂŽture. Les branches maigres d’un poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il Ă©coute bruire la forĂȘt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet dĂ©chire les airs et un halĂštement sourd et rythmĂ© se perd dans le lointain. C’est un train qui part de Bourg. Peut-ĂȘtre va-t-il Ă  Lyon ? Brusquement un dĂ©sir de fuite le prend. C’est si facile, il chevauche le mur qui le sĂ©pare du faubourg Saint-Nicolas. C’est un peu haut peut-ĂȘtre bah ! il tomberait dans un fossĂ© d’herbe. AprĂšs, il n’aurait qu’à prendre son billet, son porte-monnaie n’est-il pas garni ? Vraiment il s’ennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison On se languit dans cette maison. » Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son pĂšre le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le mĂȘme ennui. Il songe Ă  son prĂ©cepteur malade, l’abbĂ© Brillet, Ă  qui il n’a pas encore rĂ©pondu depuis huit jours. Oh ! il Ă©tait plus heureux avec lui, surtout aux derniĂšres vacances, Ă  la villa de l’Avenue Gravier. C’est de lĂ -bas, c’est de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi Ă  Georges MorĂšre. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle diffĂ©rence entre lui et ce stupide Beurard, lĂ©cheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais MorĂšre le repousse, le bouscule, et c’est ce qui l’attriste. DĂ©cidĂ©ment, la vie n’est pas rose. À ce moment il s’entend appeler par une petite toux discrĂšte. Hem ! » C’est Trophime Beurard. VoilĂ  un quart d’heure que je te cherche ; qu’est-ce que tu fais lĂ  ? En pleine lumiĂšre sous les fenĂȘtres des professeurs ! Tu n’es pas fou ? Descends vite ! » Antone se dĂ©cide Ă  regret. Il Ă©tait si bien lĂ . Il pouvait se croire presque libre dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derriĂšre les nuages, dans cette atmosphĂšre tantĂŽt chaude, tantĂŽt fraĂźche, il se sentait enveloppĂ© comme d’une prĂ©sence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle Ă  la rĂ©alitĂ©. Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus j’allais t’enfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tĂȘte. Tu sais, c’est bien la derniĂšre fois que je t’emmĂšne. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu n’es pas assez malin, tu te ferais prendre. » Trophime Beurard disparaĂźt. Au bout de cinq minutes, Antone se risque Ă  son tour. Au moment d’entrer dans la galerie du premier Ă©tage, il entend la voix de l’abbĂ© Levrou Vous avez mal aux dents ça me paraĂźt bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. » Antone se colle au mur de l’escalier et quand tous les bruits se sont dissipĂ©s, il remonte Ă  pas suspendus. Comme il se remettait au lit, l’horloge du collĂšge sonna deux heures. Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu d’avoir fumĂ© pendant la nuit, fut privĂ© d’un jour de vacances au premier de l’an. CHAPITRE IX – UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ Les Ă©lĂšves font leurs derniers prĂ©paratifs pour la promenade dominicale. Tandis que CĂ©zenne cherche sa casquette rĂ©guliĂšrement perdue et que Patraugeat essaie de rester Ă  l’infirmerie sous le faux prĂ©texte d’une entorse, MorĂšre aborde Ramon Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu m’en fais une tĂȘte depuis huit jours. – Je fais la tĂȘte que je peux. – SĂ©rieusement, tu m’en veux ? – Oui. – Pourquoi ? » Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour. Pourquoi ? rĂ©pĂšte MorĂšre. – Parce que je m’ennuie, lĂ , je m’ennuie Ă  mourir. – Ça, vraiment, ce n’est pas de ma faute. – Si. – Comment, si ? Explique-toi ! » Antone se tait. MorĂšre poursuit Tu m’accuses et tu ne veux pas mĂȘme me dire de quoi ? – Oui, Ă  mon arrivĂ©e, tu t’occupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant
 – Maintenant, te voilĂ  dĂ©brouillĂ©, tu n’as plus besoin de personne. Est-ce que c’est vrai, cela ? Veux-tu qu’on t’environne de petits soins continuellement, comme
 comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Qu’est-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement. – Moi
 je ne veux rien, absolument rien
 – Alors bonsoir ! » Et Georges MorĂšre, agacĂ© de ces rĂ©ponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient. Voyons, ne te dĂ©sole pas, dans quatre semaines, c’est les vacances. – C’est long quatre semaines
 – Je n’y peux rien. – Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais ĂȘtre
 » Antone s’arrĂȘte. Quoi ? Qu’est-ce que je pourrais ĂȘtre ? » Antone hĂ©site toujours et finit par dire Non, ça ne se demande pas. – Mais quoi encore ? parle ! – Tu pourrais ĂȘtre mon ami. – J’en Ă©tais sĂ»r. Eh ! bien, non, mon vieux. D’abord les amitiĂ©s particuliĂšres, c’est interdit. Et puis quel bĂ©nĂ©fice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillĂ© par les camarades, en butte Ă  toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra Ă  ta famille. RĂ©flĂ©chis un peu et tu verras que j’ai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne t’ennuieras pas et tu vivras tranquille. – Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. » Et il s’éloigne brusquement. Il tombe aussitĂŽt sur Modeste Miagrin qui le considĂšre avec une extrĂȘme compassion, et le plaint d’avoir quittĂ© sa famille ; mais, sans s’arrĂȘter, il va retrouver d’Orlia et Gendrot qu’il Ă©coute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais. Au retour, immobile au milieu de la cour et repliĂ© sur lui-mĂȘme comme un oiseau frileux, il grignotait son goĂ»ter sans appĂ©tit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et qu’une lumiĂšre diffuse rendait le crĂ©puscule encore plus morne et plus glacial. Il s’entendit appeler soudain par l’abbĂ© Russec. Antone, vous n’avez pas reçu de nouvelles de votre prĂ©cepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ? – Non, Monsieur. – Vous l’avez encore, cette lettre ? – Oui, Monsieur. – Eh bien, conservez-la prĂ©cieusement, mon enfant, car c’est la derniĂšre que vous aurez de lui. – Il va plus mal ? – Il vient de mourir Ă  Nice. Monsieur le SupĂ©rieur m’a remis un faire-part qu’il a reçu probablement de votre famille. » Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la dĂ©plia. Votre prĂ©cepteur a Ă©tĂ© enterrĂ© hier matin, Ă  dix heures, au cimetiĂšre de Nice. » Antone baissait la tĂȘte comme un enfant grondĂ© ; le prĂ©fet poursuivit Il faut relire sa derniĂšre lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne l’oubliez pas. – Oui, Monsieur. » AprĂšs quelques paroles douces qu’il crut consolantes, l’abbĂ© Russec le renvoya. Antone alla s’appuyer Ă  la barriĂšre et tournant le dos Ă  ses camarades, les mains Ă  la palissade, il songea avec effroi qu’il n’avait pas rĂ©pondu Ă  l’abbĂ© Brillet. Que de fois il avait interrompu cette derniĂšre lettre commencĂ©e depuis dix jours ! Et Ă  ses regrets se mĂȘlait le remords d’un suprĂȘme devoir nĂ©gligĂ©. BientĂŽt il lui sembla qu’il Ă©tait encore plus isolĂ©, plus abandonnĂ© qu’avant et qu’il allait s’ennuyer encore davantage. Peu Ă  peu il oubliait son prĂ©cepteur, se plaignait lui-mĂȘme en son for intĂ©rieur, se dĂ©couvrait Ă  la fois malheureux et seul. Les Ă©lĂšves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurĂ©ment que le mieux, en cette circonstance, Ă©tait de ne pas troubler sa tristesse. À la fin pourtant, Georges MorĂšre, qui avait passĂ© deux fois prĂšs de lui en courant, osa s’approcher. Qu’est-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelqu’un ? » Antone fit un signe de tĂȘte affirmatif. Quelqu’un de ta famille ? – Non, rĂ©pondit Antone, mon prĂ©cepteur. – Ah ! s’exclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ? – Oui, et il m’aimait beaucoup, lui. » Georges MorĂšre fut tout dĂ©contenancĂ© ; il ne s’attendait pas Ă  cette allusion personnelle dans un moment si douloureux. Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. » Antone baissa la tĂȘte, et continua Vois-tu, ce qui me pĂšse le plus, c’est qu’il m’a Ă©crit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyĂ© un mot d’adieu. » Son camarade Ă©baucha un vague geste qui pouvait signifier Que veux-tu ? il y a de ces fatalitĂ©s ! » Antone alors se laissa aller Ă  de plus larges confidences. Il rappelait la bontĂ© de cet abbĂ©, leurs derniĂšres excursions Ă  Cannes et dans l’Esterel, ses soins dĂ©licats, son ingĂ©niositĂ© Ă  lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? C’était vrai, mais ils Ă©taient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais qu’est-ce qu’ils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme l’abbĂ© dans les mille minutes de la vie Ă©coliĂšre. Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thĂšmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientĂŽt peut-ĂȘtre, comme l’abbĂ© ? » Une secrĂšte rĂ©volte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret dĂ©sir de se dĂ©penser, d’agir en hĂąte, de vivre. Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ? – Pour tes parents, hasarda MorĂšre scandalisĂ©. – Ah ! ça ne les intĂ©resse pas follement. – Pour toi, pour ton avenir. » Antone secoua la tĂȘte Mon avenir ! je ferai comme papa. » Puis il tourna vers Georges ses yeux humides. Si tu voulais, comme je serais heureux de t’avoir pour ami. – Tu sais bien que le rĂšglement
 – Oui, tu me l’as dĂ©jĂ  dit. Le rĂšglement tu ne parles que du rĂšglement ! Ils s’en moquent pas mal du rĂšglement, mes parents. Mais non, j’ai tort. Je t’affirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Qu’est-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou Ă  Lurel, quand je suis avec toi en promenade
 » Georges MorĂšre ne rĂ©pondait pas, il se mĂ©fiait ; par suite d’une vieille habitude paysanne, ne voyant pas trĂšs clair, il se retranchait derriĂšre la coutume, le code, la loi, le rĂšglement. Mais Antone continuait C’est Ă  cause de toi que je n’ai pas Ă©crit Ă  mon prĂ©cepteur. Tu m’as repoussĂ© si brutalement toute cette semaine que j’étais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te dĂ©fendrais il y en a qui t’en veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te dĂ©chirent par derriĂšre, qui te trouvent trop fier. Va, ce n’est pas M. Blumont qui a bouchĂ© ta flĂ»te ; ça j’en suis bien sĂ»r, c’est un troisiĂšme qui a voulu se venger, et comme c’était un lĂąche, il l’a fait lĂąchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-lĂ , ça ne sera pas difficile, et alors
 » Il se reprit et articula lentement Seulement, si tu as peur que je te compromette ?
 » Et, du bras, il fit un geste las. Georges MorĂšre se redressa ce soupçon de peur offensait sa fiertĂ©. Antone poursuivit naĂŻvement Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on dĂ©fend les amitiĂ©s particuliĂšres ? Lurel et Monnot, Patraugeat, CĂ©zenne ne cherchent qu’à agacer les professeurs et Ă  chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne m’ennuie pas, je travaille. Et puis tu serais lĂ , pour m’aider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne m’ennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. » Georges MorĂšre Ă©tait de plus en plus troublĂ©. Sous ce flot de paroles vives il dĂ©couvrait une perspicacitĂ© qui l’étonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes d’Émeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons Ă©lĂšves. Ce qu’on aimait en lui, c’était son entrain, mais on dĂ©testait sa fiertĂ© et personne, non jamais personne, ne lui avait parlĂ© avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraĂźtre intimidĂ© et cependant il Ă©tait Ă©mu, dĂ©sorientĂ©, bousculĂ© par ce camarade plus jeune et reculait en dĂ©sordre. Qu’est-ce que c’était que ce gamin aux maniĂšres et au langage encore puĂ©rils, qui lui montrait une pareille supĂ©rioritĂ© d’ñme, un don du cƓur indĂ©finissable, une richesse intĂ©rieure qu’il soupçonnait Ă  peine ? Il Ă©tait humiliĂ© d’ĂȘtre si novice prĂšs de lui, si embarrassĂ© devant tant d’aisance, si contraint aprĂšs tant de confiance, si froid en rĂ©ponse Ă  tant de chaleur. Il s’efforçait de prendre un air dĂ©gagĂ©. Il goĂ»tait la dĂ©licate voluptĂ© d’ĂȘtre remarquĂ©, admirĂ©, choisi entre tous par une Ăąme fine et intelligente et pourtant se dĂ©fendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans l’inconnu. Enfin il conclut brusquement Tu veux ĂȘtre mon ami, soyons-le ! – Tu veux bien ? – Eh ! bien, oui, lĂ . » Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes Maintenant, lui dit-il, et il souriait Ă  travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. » Levant les yeux, MorĂšre rencontra le regard de l’abbĂ© Russec qui les examinait avec Ă©tonnement et derriĂšre l’abbĂ© le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe Ă  un groupe de troisiĂšmes. Comme le prĂ©fet de division allait s’approcher, la cloche sonna et les deux amis se sĂ©parĂšrent. CHAPITRE X – UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE Georges MorĂšre est chez le PĂšre Levrou. Bien que les prĂȘtres de ce collĂšge ne soient nullement des religieux, les Ă©lĂšves entre eux leur donnent toujours ce nom de PĂšre ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiaritĂ© et un sentiment plus dĂ©licat, une allusion Ă  leur dĂ©vouement et une acceptation de leur affection. Le pĂšre Levrou est affligĂ© d’une obĂ©sitĂ© prĂ©coce, d’un visage enluminĂ©, et d’une voix joviale Ă©gayĂ©e encore par d’inlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit Mon petit » Ă  tous ses Ă©lĂšves actuels ou anciens et on se souvient de l’avoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de trĂšs haut. Il prise avec persĂ©vĂ©rance, et aime les calembours Ă  la folie. MalgrĂ© tout cela Georges MorĂšre l’a choisi comme directeur en raison de sa simplicitĂ©, de sa droiture et de son expĂ©rience. Ce soir il reçoit de l’abbĂ© une semonce plutĂŽt inattendue, sous une forme un peu railleuse. Dites donc, mon petit, il paraĂźt que vous avez fait une conquĂȘte ? » Et comme MorĂšre ouvre de grands yeux Ă©tonnĂ©s Oui, poursuit l’abbĂ©, vous avez hĂ©ritĂ© du cƓur d’Antone Ramon. Vous ĂȘtes d’une Ă©loquence Ă  faire pĂąlir DĂ©mosthĂšne et Bossuet
 En vingt minutes vous avez consolĂ© votre camarade. C’est un record. Attention, mon petit. Qu’est-ce que ça veut dire ? – Mais je ne fais rien de mal ! dĂ©clare MorĂšre un peu rouge. – Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites mĂȘme du bien. Depuis cinq jours il est tout Ă  fait changĂ© votre ami il sait ses leçons, rubis sur l’ongle, sauf en mathĂ©matiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, c’est vrai, mais merveilleusement soignĂ©s. Il Ă©coute au rĂ©fectoire quand c’est votre tour de lire au point d’en oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe AmĂ©dĂ©e Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a rĂ©citĂ© ? Qu’est-ce que c’est que cette signature nouvelle Ă  la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques oĂč l’on dĂ©couvre un G. et une M. ? » Et l’abbĂ© Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit Ă©videmment corriger ce que son langage a d’un peu goguenard. Georges raconte briĂšvement toute l’affaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagĂšre les moqueries de ses camarades. Oui, Ninette, interrompt l’abbĂ©. – Alors il a cherchĂ© un appui et comme je l’avais aidĂ© un peu Ă  se dĂ©brouiller Ă  son arrivĂ©e, il a prĂ©fĂ©rĂ© recourir Ă  moi mais c’est pour que je le pousse au travail. – EspĂ©rons-le, mon petit. Écoutez, je vous parle sĂ©rieusement. Laissez le petit Ramon de cĂŽtĂ©. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais qu’on ne vous voie pas toujours ensemble. – Pourquoi ? – Ça ne vous vaut rien, ni Ă  vous, ni Ă  lui. – Mais puisque je ne lui fais pas de mal ? – Actuellement peut-ĂȘtre mais il vous en fait ! – Comment ? – Vous n’avez pas Ă©tĂ© troublĂ© par cette rencontre ? Vous ĂȘtes le mĂȘme avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraĂźneur ? Vous n’ĂȘtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement qu’autrefois les plaisanteries ? Et puis n’ĂȘtes-vous pas satisfait de vous ? trĂšs flattĂ© surtout d’avoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă  Feydart, Ă  Aubert, Ă  Miagrin ? Allons plus loin vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du cĂŽtĂ© Ramon ? Plus loin encore Vous ĂȘtes sĂ»r, bien sĂ»r d’ĂȘtre dans une bonne voie ? Vous n’avez aucune apprĂ©hension ? – Des apprĂ©hensions, reprit MorĂšre, on peut en avoir Ă  propos de tout. Ce que je sais, c’est que je n’ai nullement l’intention de lui faire du mal, au contraire, et les rĂ©sultats sont absolument comme je le dĂ©sirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir d’avoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par lui, c’est clair. Est-ce que c’est un pĂ©chĂ© ? – Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. MĂȘme quand nous sommes en Ă©tat de grĂące, mĂȘme quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul Habemus autem thesaurum istum in vasis, – Ă©coutez le dernier mot – fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et mĂ©diter “Nous portons ce trĂ©sor dans des vases d’argile.” » Ça rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas
 Ă©coutez l’EcclĂ©siastique “Qui aime le danger, pĂ©rit dans le danger.” – Mais quel est le danger ? – Le danger est qu’au lieu de l’élever jusqu’à vous, vous ne descendiez jusqu’à lui. – Ce n’est pas un mauvais Ă©lĂšve. – SĂ»rement non. Mais c’est un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices d’un camarade sentimental, vous irez loin ? – Je ne me laisse pas diriger, je le dirige. – Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maĂźtres se charger de cette direction chacun son mĂ©tier. » L’abbĂ© Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. C’est que Georges ne veut pas admettre qu’Antone le domine, il est froissĂ© de cette connaissance si prĂ©cise de leurs rapports et il n’abandonne pas son ami parce qu’il a dans l’oreille l’accent dont l’autre lui a dit Ah ! si tu as peur que je te compromette ». À vouloir attĂ©nuer cette amitiĂ© franche, trop expansive mĂȘme, il s’attirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fiertĂ©, et il admire Antone de vivre si franchement qu’il ignore mĂȘme ce qui se mĂȘle de respect humain Ă  notre sentiment le plus dĂ©licat, la pudeur. L’abbĂ© Levrou n’insiste pas. Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les Ă©vitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, j’en suis sĂ»r. Seulement je vous prĂ©viens dĂšs aujourd’hui parce que, comme dit Ovide, qui n’est pas un pĂšre de l’Église “Principiis obsta.” Ce qui veut dire “RĂ©siste au mal Ă  son dĂ©but.” » Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique Principiis obsta sero medicina paratur, Cum mala per longas invaluere moras. Le remĂšde vient trop tard quand la maladie, Ă  force de dĂ©lais, s’est dĂ©veloppĂ©e. » Ce que ne peut dire l’abbĂ© Levrou c’est qu’Antone a pris comme directeur l’homme le moins fait pour le diriger l’abbĂ© Perrotot. C’est un bon prĂȘtre plein d’affabilitĂ© pour son petit pĂ©nitent, mais incapable de prĂ©voir, ni de prĂ©venir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisiĂšme, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laĂŻque, et tout son dĂ©vouement supplĂ©era-t-il l’habitude des consciences d’enfant que donne la confession ? CHAPITRE XI – EFFETS DE NEIGE Le 20 dĂ©cembre, un vendredi, au coup de cloche du rĂ©veil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs La neige ! il y a de la neige. » Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientĂŽt la cour ne fut plus qu’une vaste mare boueuse la neige Ă©tait devenue grise comme de la cendre et les pieds s’y enfonçaient avec dĂ©goĂ»t. Entre la lisiĂšre de Seillon et les derniĂšres maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisiĂšmes demandĂšrent Ă  y aller. L’abbĂ© Russec exigea d’abord un peu de marche, si bien qu’à trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoitĂ©. AussitĂŽt ce furent des cris et des courses de meute subitement lĂąchĂ©e. Les Ă©lĂšves se poursuivirent Ă  coups de boules, d’autres commencĂšrent Ă  pĂ©trir un pĂątĂ© qu’ils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert qu’ils dĂ©couvraient en poussant toujours devant eux. D’autres, sous l’apparence de jeux, gagnaient la lisiĂšre et s’efforçaient d’échapper aux regards du prĂ©fet de division mais l’on entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur rĂ©pĂ©tait la dĂ©fense de sortir du champ. BientĂŽt la bataille fut le jeu gĂ©nĂ©ral ; mĂȘme les dĂ©licats, ceux dont les doigts rougissent d’engelures, ceux qui restent immobiles pendant les rĂ©crĂ©ations, les mains dans les poches et le dos courbĂ©, ceux qu’exaspĂšrent les brutalitĂ©s, houspillĂ©s, entraĂźnĂ©s, forcĂ©s de rĂ©pondre, ramassĂšrent la belle neige qu’ils moulaient dans leurs mains et qu’ils lançaient gauchement aux plus intrĂ©pides. Au milieu de tous se distinguait Georges MorĂšre il Ă©tait soutenu par Émeril, Beurard, Tahuret, tandis qu’un camp fort nombreux, dirigĂ© par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles. Tout d’abord la lutte fut Ă©gale. Parfois un lutteur se sauvait, frappĂ© Ă  la tĂȘte, et criant Tu triches. » Il Ă©tait en effet dĂ©fendu d’utiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc Ă©tait trop dur, on accusait l’adversaire d’infraction Ă  cette rĂšgle. La force et l’habiletĂ© de MorĂšre surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grĂące au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe Ă  remonter les pentes, les dĂ©bordait Ă  droite et Ă  gauche. Aussi Beurard, accablĂ©, avait renoncĂ©, Tahuret et Boucher se dĂ©fendaient mollement, Émeril se prĂ©tendait fatiguĂ©. AbandonnĂ© de ses soldats, tout en reculant pas Ă  pas vers la lisiĂšre, MorĂšre tenait toujours tĂȘte. C’est qu’il avait prĂšs de lui un fidĂšle second. Antone s’était vite lassĂ© de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionnĂ©, Georges MorĂšre mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappĂ© brusquement Ă  la joue, il poussa une injure sans adresse particuliĂšre Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres criĂšrent Il rage ! il rage ! » Ce fut comme un appel. Rager, pour les Ă©lĂšves, c’est ne plus jouer, mais se battre pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. AussitĂŽt, en effet, ceux qui s’étaient Ă©cartĂ©s, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassĂšrent des boules et rentrĂšrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille s’acharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec Ă©tonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Émeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, Ă  force de battre en retraite, ils Ă©taient arrivĂ©s tous les deux presque Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicitĂ© des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle qu’il avait devant lui Ă©tait tellement proche et serrĂ© qu’il n’avait pas besoin de s’appliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dĂ» le troubler dans ce combat c’étaient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie mĂ©chante de Lurel et de CĂ©zenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes d’abord, puis rĂ©pĂ©tĂ©es par Émeril, Monnot et les autres Sur Antone MorĂšre. – Sur Georges Ramon. » Cette mĂȘme clameur revenait, intervertissant Ă  dessein les prĂ©noms des deux amis Tiens, Georges Ramon ! – Tiens, Antone MorĂšre ! – Tiens, mon chou ! – Tiens, mon chĂ©ri ! » Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tĂȘte, multipliaient les coups, s’encourageaient, Ă  demi aveuglĂ©s par cette avalanche de boules. Soudain Émeril poussa un cri strident et porta la main Ă  sa figure. Tous s’arrĂȘtĂšrent aussitĂŽt et se prĂ©cipitĂšrent vers lui, tandis que l’abbĂ© Russec accourait du vallonnement. Émeril avait Ă©tĂ© frappĂ© Ă  l’Ɠil, une lĂ©gĂšre ecchymose gonflait sa paupiĂšre bleuie. Tous les autres criaient C’est Ramon qui a ragĂ© ! – Pas vrai ! – Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisiĂšre courait un chemin assez frĂ©quentĂ© en temps ordinaire. Qu’involontairement, dans la hĂąte nĂ©cessaire, Ramon eĂ»t ramassĂ© un caillou avec la neige, c’était possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention. L’abbĂ© prit la tĂȘte d’Émeril Ouvrez l’Ɠil, lui dit-il. Bah ! ce n’est rien. N’y touchez pas. » Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Émeril en prĂ©senta un dans un tel Ă©tat, bien que du matin mĂȘme, qu’il fallut renoncer Ă  s’en servir. Antone offrit spontanĂ©ment le sien. C’est un mouchoir de fillette, dit l’abbĂ©, ayant dĂ©veloppĂ© le minuscule tissu au chiffre brodĂ©, c’est trop petit. » Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de Ninette ! Ninette ! » la soulignĂšrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner Ă  l’aigre, quand on entendit les Ă©lĂšves d’en bas pousser une grande clameur d’étonnement. Le ciel s’était dĂ©gagĂ© Ă  demi vers l’occident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait Ă  l’horizon derriĂšre l’hippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu Ă  peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et s’étendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. À mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminĂ©, et sur l’immense tapis couleur d’aurore borĂ©ale quelques arbres dĂ©feuillĂ©s projetĂšrent des marbrures violettes, s’allongĂšrent Ă  l’infini en dessins fantastiques. Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait l’orbe dĂ©croĂźtre. Il s’enfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprĂ©e pĂąlit peu Ă  peu et, quand l’astre eut disparu, s’éteignit Ă  son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forĂȘt se mit Ă  bruire avec un crĂ©pitement de branches sĂšches, et, derriĂšre les petits monticules de neige, s’étalĂšrent des triangles d’ombre bleue. Allons, en rangs ! » commanda l’abbĂ© en frappant des mains. Trois par trois, d’un pas lourd sur la route sonore, les Ă©lĂšves rentrĂšrent au collĂšge, l’imagination pleine de ces lueurs d’incendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et l’épopĂ©e napolĂ©onienne. CHAPITRE XII – DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE Voici la derniĂšre semaine de l’annĂ©e, la semaine des examens trimestriels, de la fĂȘte de NoĂ«l, des prix d’honneur de classe. L’abbĂ© Perrotot a Ă©tĂ© discrĂštement renseignĂ© sur son pupille spirituel. Ses assiduitĂ©s prĂšs de MorĂšre scandalisent la petite communautĂ© ; Ă©videmment il doit l’avertir ; il l’a compris, et attend son pĂ©nitent de pied ferme la veille de NoĂ«l Ă  son confessionnal. Voyons, mon enfant, vous n’avez rien Ă  vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? » Antone s’accuse de colĂšres, de paroles mĂ©chantes, d’envie mĂȘme et d’excitation Ă  l’indiscipline. C’est tout ? – C’est tout, mon pĂšre. – Voyons, vous n’avez pas d’amitiĂ©s particuliĂšres ? » Dans l’obscuritĂ© Ramon fait un geste de surprise que l’abbĂ© devine, puis il murmure d’une voix Ă©tranglĂ©e et stupĂ©faite C’est donc un pĂ©chĂ© ? » Le pauvre directeur craint d’avoir Ă©tĂ© trop loin, il reprend Mon enfant, Ă©coutez ; il y a trois sortes d’amitiĂ©s les amitiĂ©s spirituelles, les amitiĂ©s naturelles qui sont bonnes et les amitiĂ©s naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi. – Oui, mon pĂšre, rĂ©pond docilement Antone qui ne comprend rien. – Les amitiĂ©s spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiĂ©s des grands saints. Par exemple saint GrĂ©goire de Nazianze et saint Basile Ă©taient liĂ©s d’une amitiĂ© qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dĂšs le collĂšge. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite Ă©taient liĂ©s d’une amitiĂ© semblable dans le dĂ©sert, et cependant, ils se voyaient trĂšs peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois aprĂšs la mort d’Antoine. De mĂȘme saint François d’Assise et sainte Claire. Et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle est une grĂące de Dieu et non pas un pĂ©chĂ© ; mais elle est rare, trĂšs rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiĂ©s sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le dĂ©mon est si malin que peu Ă  peu il peut faire dĂ©vier notre bonne volontĂ© et nous amener au mal. Comprenez-vous ? – Oui, mon pĂšre. Mais celle de saint GrĂ©goire, comment la reconnaĂźt-on ? – Il n’y a pas de preuve absolue, mais quand une amitiĂ© vous porte Ă  mieux remplir vos devoirs, Ă  mieux aimer le bon Dieu, Ă  ĂȘtre plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ? – Oui, mon pĂšre. » Antone est rayonnant, il achĂšve sa confession plein de joie et rentre en Ă©tude physiquement plus lĂ©ger et plus souple. À huit heures, les Ă©lĂšves montent au dortoir ; Ă  onze heures et demie la cloche les rĂ©veille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsqu’ils entrent, les orphĂ©onistes dĂ©jĂ  rĂ©unis Ă  la tribune entonnent le joyeux Gloria in excelsis Deo ». Le chƓur de la chapelle est complĂštement transformĂ© c’est une immense grotte prĂ©cĂ©dĂ©e de palmiers peints ; le fond, garni d’un transparent, reprĂ©sente les abords de BethlĂ©em avec JĂ©rusalem et son temple aux toits d’or ; Ă  droite la crĂšche apparaĂźt entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, Ă  gauche s’agenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyĂ© au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, ornĂ© de saxifrages, de fougĂšres et de lierre. La vision est un peu théùtrale, mais la nappe d’autel et les cierges, les ornements du prĂȘtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chƓur, suffisent Ă  rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevĂ©s par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de l’orgue et de leurs camarades, par les quelques mots du cĂ©lĂ©brant rappelant ce mystĂšre de pauvretĂ©, de nuditĂ©, par le souffle de foi et d’amour qui les appelle tous Ă  la communion ? Quiconque, enfant, n’a pas participĂ© Ă  ces fĂȘtes n’a rien senti. Antone retrouve soudain toutes les Ă©motions de sa premiĂšre communion, toute la joie de son premier pĂšlerinage de Lourdes, l’annĂ©e derniĂšre, avec l’abbĂ© Brillet. Quand il se relĂšve aprĂšs la communion pour chanter avec ses condisciples le NoĂ«l populaire Il est nĂ© le divin Enfant », sa voix retrouve, malgrĂ© la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son Ăąme. Sans le savoir, l’abbĂ© Perrotot lui a ouvert Ă  deux battants les portes de l’idĂ©al. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grĂące rare, excessivement rare, de l’amitiĂ© spirituelle. À genoux, le front sur ses mains, il en a remerciĂ© Dieu dans son cƓur il l’a suppliĂ© naĂŻvement de la garder des embĂ»ches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bĂ©nir, de la lui conserver. Toute la journĂ©e, il chante, il saute, il bondit. MorĂšre Ă©tonnĂ© cherche Ă  le ramener au calme ; c’est en vain. Il croit que c’est l’influence des vacances prochaines. Tu es fou aujourd’hui. – Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo. – Mon grand Geo, rĂ©pĂšte MorĂšre en riant. Tu as des noms trop drĂŽles et toi comment t’appellerai-je ? – Tonio, rĂ©pond doucement Antone avec l’accent italien. – C’est vrai, Tonio est encore plus joli qu’Antone, et ça te va bien, Tonio. » CHAPITRE XIII – UNE ÉLECTION AU COLLÈGE Trois jours aprĂšs, les Ă©lĂšves de troisiĂšme sont rĂ©unis en Ă©tude pour dĂ©cerner par leurs votes, selon l’usage, le prix d’honneur trimestriel. Sont Ă©ligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de tĂ©moignages. Parmi eux ils choisissent, en gĂ©nĂ©ral, un Ă©lĂšve laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein d’entrain et de franchise. Or, depuis la septiĂšme, Georges MorĂšre a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliquĂ©, Boucher plus grave, Feydart plus sĂ©duisant, il est lui l’entraĂźneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlĂšvera cet honneur traditionnel. Il ignore, en effet, les sentiments qu’il inspire depuis un mois. La classe est froissĂ©e. Il ne le comprendrait mĂȘme pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? C’est Ă  peine s’il lui parle plus que d’habitude. Et puis Est-ce que ça les regarde ? » Antone, il est vrai, est toujours prĂšs de lui, mais il est loin d’encourager cette lĂ©gĂšre affectation. Son ami Ă©tant arrivĂ© en retard, Georges lui a prĂȘtĂ© ses rĂ©sumĂ©s d’histoire et de littĂ©rature, mais les a-t-il refusĂ©s Ă  Émeril ? Dans son Ă©quipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les demis », mais ne faut-il pas reconnaĂźtre qu’il a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires ? Alors ? Oui, c’est plus qu’il n’en faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, c’est une rue de province. Chacun, Ă  travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, dĂ©chire. D’abord une amitiĂ© particuliĂšre est un vol Ă  la communautĂ© ; dĂšs qu’un Ă©lĂšve sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitĂŽt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie qu’il leur donnait auparavant. La jalousie, la vanitĂ©, la suffisance, la mĂ©disance, le mĂ©pris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misĂšre suprĂȘme, c’est que tous ces enfants le font presque innocemment aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin rĂ©el Ă  ses camarades. Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont Ă©tonnĂ©s Pourquoi n’est-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de MorĂšre. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, c’est-Ă -dire les cancres, les louches, les faibles d’esprit et de cƓur, ont immĂ©diatement poussĂ© des clameurs et criĂ© Au scandale ! » Leur impudence s’est effarouchĂ©e de cette amitiĂ© ils l’ont stigmatisĂ©e avec d’horribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a rĂ©veillĂ© les endormis, enfiĂ©vrĂ© les placides, donnĂ© Ă  tous la mal’aria. Des conciliabules se sont tenus Tu sais, on ne vote pas pour MorĂšre ? » Le plus difficile a Ă©tĂ© de s’entendre sur le concurrent. Miagrin n’enlĂšve pas la confiance, Louis Aubert n’a pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on s’est dit ce sera trĂšs amusant, car cela ennuiera et MorĂšre et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, c’est la joie, surtout quand on ne risque absolument rien. Georges MorĂšre n’a-t-il donc aucun partisan ? Si, d’abord Antone Ramon qui lui fait d’autant plus de tort qu’il le prĂŽne davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidĂšles, incapables d’entrer dans cette vilenie, plus incapables encore de rĂ©agir. MĂȘme s’ils se remuaient, ils ne seraient pas de force Ă  lutter, car ils n’ont pas l’enthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excitĂ©s par la curiositĂ©, par l’espoir de dĂ©boulonner » MorĂšre, par des haines sourdes, des rivalitĂ©s inavouĂ©es, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie Contre Antone MorĂšre et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que l’on croit spirituels S’il faut mourir, MorĂšre. Et un loustic ajoute S’il faut ramer, Ramon. Un autre a trouvĂ© mieux et de bureau en bureau, pendant une Ă©tude, a voyagĂ© ce papier affiche Potius fƓdari quam mori. » La vieille devise latine PlutĂŽt la mort que le dĂ©shonneur », mais retournĂ©e et ainsi traduite PlutĂŽt Feydart que MorĂšre. » Non, MorĂšre ne s’est aperçu de rien. Seul Antone s’est un peu inquiĂ©tĂ©. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. D’autres fois, Ă  son arrivĂ©e, un condisciple a dĂ©clarĂ© Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! À bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. MĂȘme en Ă©tude un billet a circulĂ©, il l’a guettĂ©, mais avant d’arriver Ă  lui, le billet a filĂ© sur un autre banc. D’ailleurs, la joie de NoĂ«l et des prochaines vacances a emportĂ© toutes ses craintes et au moment du vote sous la prĂ©sidence de l’abbĂ© Russec, tous deux planent dans la certitude. Enfin on ramasse les bulletins et le dĂ©pouillement commence. Les voix semblent se partager d’abord Ă©galement entre Georges MorĂšre et Louis Boucher ; de-ci, de-lĂ , quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain l’abbĂ© Russec s’arrĂȘte et haussant les Ă©paules dĂ©clare nettement Voici un bulletin que j’annule. Il est inadmissible qu’on y inscrive des injures et des cris de ce genre “Mort Ă  MorĂšre.” » Toute la salle Ă©clate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste d’un comique rappelĂ© Ă  la scĂšne. On entend rĂ©pĂ©ter aux quatre coins comme une excitation Ă  une bataille de chiens Mort Ă  MorĂšre, mort Ă  MorĂšre
 » Le dĂ©pouillement continue les deux concurrents Ă©taient tous les deux Ă  8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de MorĂšre ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rĂ©tabli, l’abbĂ© Russec proclame ainsi les rĂ©sultats Votants 28 Louis Boucher 12 Georges MorĂšre 8 Luce Aubert 4 Arthur Feydart 3 Bulletin nul 1 Louis Boucher triomphe. MorĂšre a pĂąli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner Ă  ses ennemis la joie de son Ă©tonnement douloureux, il redresse la tĂȘte ; dans son coin il s’appuie au mur, et, les sourcils relevĂ©s dans une affectation d’indiffĂ©rence, la lĂšvre avancĂ©e en moue mĂ©prisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Émeril n’osent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de fĂ©licitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tĂȘte enfouie dans ses bras repliĂ©s, pleure de douleur et de rage. À sept heures, l’abbĂ© FramogĂ© lit le palmarĂšs devant le collĂšge CLASSE DE TROISIÈME Prix d’Honneur Louis Boucher. Louis Boucher monte gauchement sur l’estrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collĂšge se prend Ă  rire. Lui-mĂȘme se laisse entraĂźner Ă  la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale ; il n’y a que deux tĂȘtes sĂ©rieuses Ă  ce moment Georges MorĂšre qui semble rĂȘver Ă  des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lĂšvres et s’écrase la poitrine de ses bras croisĂ©s pour ne pas sangloter. Mais le soir, une fois couchĂ©, la flamme du gaz baissĂ©e, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent plein de haine contre Patraugeat, il songe Ă  se lever pour aller le souffleter. Puis il s’accuse lui-mĂȘme Faut-il que j’aie Ă©tĂ© aveugle, bouchĂ© ! je n’ai rien vu, rien compris ; pourtant j’avais des soupçons ah ! si j’avais prĂȘtĂ© l’oreille ! Et dire que j’avais promis Ă  Geo de le dĂ©fendre, de l’avertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flĂ»te ! » Alors il s’imagine son grand ami dĂ©couragĂ©, n’ayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. ExcitĂ© par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pĂ©nombre Ă  entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter Ă  bas de son lit, lorsqu’il entend un hum ! » forcĂ©, poussĂ© par une gorge fort peu enrhumĂ©e ; aussitĂŽt rĂ©pondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend qu’il est Ă©piĂ©. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, c’est le temps du grand silence. La moindre infraction Ă  cette rĂšgle expose le dĂ©linquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramenĂ© sur la figure pour ĂȘtre le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui l’enserrent, il se reprend Ă  pleurer. Georges vient de s’endormir, fatiguĂ© de cette journĂ©e d’émotion et de contrainte. Ainsi, on l’a considĂ©rĂ© comme moins bon camarade parce qu’il est l’ami d’Antone. Il sent douloureusement le froid affreux de l’abandon. On n’a pas Ă©tĂ© cinq ans le chef incontestĂ© d’une classe pour accepter sans frĂ©mir cette brusque dĂ©robade. Il Ă©prouve quelque chose comme l’altiĂšre douleur d’un gĂ©nĂ©ral lĂąchĂ© par ses troupes, d’un grand homme soudain sifflĂ©. Et cette souffrance s’augmente des rĂ©percussions qu’il prĂ©voit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est l’orgueil, pour ses trois sƓurs, pour M. le curĂ© de Meximieux. Alors la colĂšre le secoue, colĂšre sourde, inavouĂ©e, contre Antone lui-mĂȘme. Qu’avait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? qu’est-ce qu’il lui veut ? Il le rend ridicule Ă  le regarder toujours, Ă  prendre toujours parti pour lui, mĂȘme quand il ne sait rien. Georges aurait dĂ» le lui dire. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Georges n’ose se rĂ©pondre. Plusieurs fois, en effet, il a Ă©tĂ© sur le point de prĂ©venir Antone, toujours quelque chose l’a arrĂȘtĂ©. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanĂ©itĂ©, sa confiance, sa simplicitĂ©, un charme qui Ă©mane de toute sa personne vivante et vibrante et qui l’a fait rougir au moment du reproche. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre cette amitiĂ© sans dĂ©tour, publique, exubĂ©rante et les amitiĂ©s cachĂ©es des collĂ©giens vicieux ? Et blĂąmer la franchise d’allure de son ami, n’est-ce pas rabaisser leur amitiĂ© ? N’est-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de gĂ©nĂ©rositĂ© ? Non. Avec une Ăąpre joie, dans son amertume, Georges goĂ»te la douceur d’ĂȘtre restĂ© lui-mĂȘme, d’avoir tenu tĂȘte Ă  toutes les rancunes, Ă  toutes les mĂ©chancetĂ©s, d’avoir portĂ© sans dĂ©faillir le poids de cette Ă©preuve. Il se sait bon grĂ© d’avoir donnĂ© Ă  Antone cet exemple de fermetĂ© stoĂŻque, de suprĂȘme maĂźtrise. Dans cette petite Ăąme, toutes ses paroles, tous ses actes pĂ©nĂštrent, s’amplifient, magnifiĂ©s par l’admiration. Georges a la certitude de la conquĂȘte pleine et entiĂšre, et goĂ»te ce bonheur d’autant plus librement qu’il l’a payĂ© plus cher, et qu’il croit travailler Ă  la formation et Ă  l’élĂ©vation de son ami. Il s’est endormi brusquement sur ces idĂ©es consolantes et son rĂȘve lui montre ses sƓurs, Antone, le PĂšre Levrou, dans la petite maison de Meximieux. Quelqu’un encore veille dans le dortoir, repassant les derniers Ă©vĂšnements, estimant les rĂ©sultats. C’est Modeste Miagrin. Qu’une Ăąme de quinze ans puisse aboutir Ă  cette sorte de mĂ©chancetĂ©, ce serait incomprĂ©hensible, si la jalousie n’était pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler l’expĂ©rience de saint Augustin. J’ai vu moi-mĂȘme, dit-il, et constatĂ© de mes yeux la jalousie d’un bĂ©bĂ© il ne parlait pas encore et, dĂ©jĂ  blanc de colĂšre, il regardait avec des yeux farouches son frĂšre de lait. » Oui, c’est Modeste Miagrin, qui a excitĂ© ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir l’air ; c’est lui l’auteur de l’assaut Ă  coups de boules de neige, l’organisateur de la campagne pour le prix d’honneur. À la derniĂšre rĂ©crĂ©ation, il a jetĂ© nĂ©gligemment son opinion J’ai horreur des intrigues et des intrigants moi, je vote pour Boucher, c’est un bon type qui n’est mĂȘlĂ© Ă  rien. » Et il a enlevĂ© ainsi tous ceux qui, fatiguĂ©s, s’apprĂȘtaient Ă  voter pour MorĂšre. Mais il est battu, car il espĂ©rait dĂ©goĂ»ter Georges MorĂšre, et briser ainsi cette amitiĂ©. Or Antone s’attache de plus en plus Ă  son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche. Sous terre, les gouttes filtrent en rĂ©seaux fins, se rejoignent, forment des poches d’eau qui dĂ©bordent en rigoles souterraines, rencontrent d’autres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur l’argile, rongent le calcaire, s’accroissent au cours de leurs pĂ©rĂ©grinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. C’est le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensĂ©es, les mille incidents d’une vie qui paraĂźt si vide et si monotone ont pĂ©nĂ©trĂ© dans ces Ăąmes, s’y sont accumulĂ©s suivant leur nature et maintenant le flot sourd, Ă  ciel dĂ©couvert, prĂȘt Ă  se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiĂ©es dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversĂ© quelques charognes enfouies, si elles ont longĂ© quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les prĂ©serve de la rencontre des mauvais ! Qu’il les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent ĂȘtre contaminĂ©es ! CHAPITRE XIV – MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE DĂšs l’aube, hourvari ! C’est le dĂ©part ! À grand’peine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets prĂ©parĂ©s, tout donne au rĂ©veil l’air joyeux des voyages longtemps dĂ©sirĂ©s. À 6 heures et demie, Georges MorĂšre et les Ă©lĂšves pour la direction d’Ambronay, AmbĂ©rieu, Meximieux prennent le dernier dĂ©jeuner de l’annĂ©e. Au moment de rentrer en Ă©tude pour attendre l’appel de son train, il est accostĂ© par Miagrin, qui l’emmĂšne Ă  la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet Ă©chec. Je n’ai pas osĂ©, dit-il, mais j’aurais dĂ» te prĂ©venir qu’il y a quinze jours le PĂšre Perrotot et le PĂšre FramogĂ© ont parlĂ© de vous deux ici avec le PĂšre Levrou. – Et qu’est-ce qu’ils disaient ? – Ils parlaient Ă  mi-voix j’ai compris que Perrotot se plaignait de toi “Il abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaĂźt pas la vie de collĂšge.” Le PĂšre Levrou s’est fĂąchĂ© et Ă  un moment a dĂ©clarĂ© “Je vous assure que c’est ce petit qui a retournĂ© comme un gant ce grand naĂŻf.” FramogĂ© l’a rappelĂ© au silence, mais je l’ai entendu rĂ©pĂ©ter de sa voix saccadĂ©e “Parfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.” – Qui menace-t-il ? demande MorĂšre. – Je n’en sais rien, rĂ©pond Miagrin, mais si tu continues, il est Ă©vident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone d’ailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naĂŻf de ne pas le voir. – Eh bien, si on le renvoie, s’écrie MorĂšre, je me fais renvoyer aussi. – Et si c’est toi qu’on renvoie, » riposte insidieusement Miagrin. MorĂšre ne rĂ©plique pas. Il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement il lui tend la main Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte. – Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste. – Ne crains rien. – MĂȘme avec Antone
 Surtout avec Antone. » Georges n’a plus que cinq minutes avant le dĂ©part. DĂšs son entrĂ©e Ă  l’étude oĂč tout le monde cause librement, Antone s’est prĂ©cipitĂ© vers lui, et s’épanche malgrĂ© le voisinage de camarades indiscrets et malveillants. J’avais peur de ne pas te revoir avant le dĂ©part
 Faut-il qu’ils soient mĂ©chants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, j’aurais dĂ» veiller ; bien des choses que j’avais entendues s’expliquent tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. » Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui rĂ©pĂ©tant le jugement de Miagrin et de l’abbĂ© Levrou. Les Ă©lĂšves pour la ligne d’AmbĂ©rieu. » C’est l’abbĂ© Huchois qui entre, Ă©quipĂ© comme pour un voyage au PĂŽle. À l’appel de leur nom, les partants rĂ©pondent PrĂ©sent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui s’écrie C’est assommant, j’aurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. À l’annĂ©e prochaine. – À bientĂŽt, rĂ©pond Antone, bonne annĂ©e ! » Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend d’assaut l’omnibus. Soudain Antone court Ă  la porte. Georges ? Georges ? ton adresse ? – Meximieux. Ça suffit. Et toi ? – 25, Place Bellecour. – 25 ? Merci. Au revoir ! » L’omnibus s’ébranle aussitĂŽt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de NoĂ«l Et in terra pax hominibus » chante Ă  tue-tĂȘte Le cocher criait dĂ©jĂ , paf “En omnibus.” » Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa mĂ©fiance. Vraiment, lui dit-il, tu n’es pas malin. Tu t’étonnes de l’échec de MorĂšre ? La faute Ă  qui ? – À vous. – À toi. Ne fais pas l’innocent. C’est assommant de voir perpĂ©tuellement dans la cour les deux mĂȘmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont l’air de ne plus seulement connaĂźtre les autres. Si Georges MorĂšre n’a pas eu le prix d’honneur, tu peux dire “C’est ma faute.” – Ma faute ? – Oui, ta faute. C’est toi qui l’as dĂ©moli. – Si c’est permis
 – Bien mieux, si tu continues Ă  t’afficher ainsi, vous vous prĂ©parez un beau trimestre. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Tu ne sais pas ce que c’est que la vie ici. Tu n’as jamais Ă©tĂ© dans un collĂšge d’internes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction n’intervient pas. » Perfide, il ajoute Ă  mi-voix Si seulement tu Ă©tais comme lui. – Comme lui ? – Bien sĂ»r il voit oĂč ça peut le mener, aussi il ne s’affiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte l’indiffĂ©rence, il se dissimule toi, tu cours naĂŻvement aprĂšs lui. Fais comme lui. – Alors, c’est moi qui lui ai fait perdre son prix d’honneur ? – LĂ -dessus, pas de doute. » L’appel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agitĂ© qu’une caisse de biscuits rongĂ©e par des rats. Le train fuit Ă  travers la triste Dombes, plus triste encore l’hiver avec ses marĂ©cages et ses Ă©tangs glacĂ©s ; Antone s’est mis Ă  la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitiĂ© ? Mais Ă  partir de Sathonay la joie gĂ©nĂ©rale le gagne. Il approche de Lyon il va revoir son pĂšre et sa mĂšre, il a huit jours de libertĂ©, de vacances. Et quelles Ă©trennes l’attendent ? Les espĂ©rances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure Ă©panouie de plaisir, Ă  la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue l’attendre. Tout semble oubliĂ©. CHAPITRE XV – SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE M. MorĂšre avait dĂ» passer en Angleterre, Ă  la fin de l’annĂ©e. Une importante maison de ciments lui proposait un traitĂ© avantageux et lui-mĂȘme voulait voir de prĂšs l’organisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dĂšs son arrivĂ©e cette mauvaise nouvelle. Ses sƓurs Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Brigitte, la plus jeune, l’embrassent aussitĂŽt, l’enveloppent de leurs bras et l’assourdissent de leur caquetage. Mais Georges ne trouve pas de rideaux Ă  sa fenĂȘtre, comme il l’avait demandĂ© ; c’est une dĂ©ception. Est-ce qu’on les rĂ©serve pour le premier de l’an ? » demande-t-il Ă  Marie-ThĂ©rĂšse la cadette, celle qu’il aime le plus. Marie-ThĂ©rĂšse secoue la tĂȘte tristement Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci. – Tant pis. » Et il se prĂ©cipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allĂ©es craque sous les pieds comme du verre pilĂ©, les planches de lĂ©gumes sont recouvertes d’un rĂ©seau de toiles d’araignĂ©es toutes poudrĂ©es, le givre Ă©tincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres rĂ©signĂ©s au froid, une feuille brune, toute satinĂ©e par le gel, achĂšve de se dĂ©tacher et tombe lourdement. La piĂšce d’eau est prise, sauf en deux ou trois endroits oĂč Marthe a brisĂ© la glace pour donner un peu d’air aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-ThĂ©rĂšse profite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aĂźnĂ©e prĂšs des Ă©pinettes. – Maman n’est pas trĂšs contente de toi
 – Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie – Il n’y en a plus, j’ai mangĂ© le dernier avant-hier. – J’ai ?
 Nous
, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre Ă  sa petite sƓur. – Tu manges mes lapins ?
 s’écrie Georges, avec une colĂšre feinte. – Nos lapins, rĂ©pond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sƓur. – Et voilĂ  ta punition. » Georges a donnĂ© un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitĂŽt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant. MĂ©chant
 Tu n’es plus gentil !
 maman a bien raison
 – Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Cependant la voix de la maman retentit. Marthe ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Bridgette ? allons. » La troupe s’envole comme une nichĂ©e d’oiseaux et s’en va prĂ©parer la table. Georges reste seul. Mais, tandis qu’il revient vers la maison, sa mĂšre descend vers lui. Georges, dit-elle, viens un peu ! – Qu’est-ce qu’il y a, maman ? – RĂ©flexion faite, je prĂ©fĂšre te dire tout de suite ce que j’ai sur le cƓur. » Georges regarde sa mĂšre et reprend en Ă©cho Sur le cƓur ? – Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe Ă  Bourg, mais il me semble que tu as mal commencĂ© ta troisiĂšme. – Pourtant, mes places
 – Il ne s’agit pas de tes places, il s’agit de tes lettres. L’annĂ©e derniĂšre elles Ă©taient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus frĂ©quentes ; cette annĂ©e, au contraire, plus l’éloignement durait, moins tu nous Ă©crivais. C’est tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de dĂ©cembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu t’ouvrais Ă  nous, tu nous donnais des dĂ©tails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades maintenant plus rien. Si, tu nous as parlĂ© au mois de novembre d’un nouveau qui habite Lyon et qui t’a invitĂ© pour les grandes vacances, mais depuis, plus un dĂ©tail. – Écoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisiĂšme, ça serait ridicule ! – Pourquoi ridicule ? Crois-tu qu’à mesure que tu grandis je me dĂ©sintĂ©resse de ton travail et de ta conduite ? – Tu as le bulletin, chaque semaine. – Oui, j’ai le bulletin, mais toi-mĂȘme tu nous disais l’annĂ©e derniĂšre que les notes ne signifient rien, qu’il fallait les raisons de ces notes. – Et tu n’y comprenais rien, tu me l’as dit toi-mĂȘme. – Si je ne comprends pas les dĂ©tails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. C’est maintenant que je ne comprends plus. Et puis c’est Ă  peine si tu as envoyĂ© un mot au 18 dĂ©cembre pour l’anniversaire de Marie-ThĂ©rĂšse. – On Ă©tait en pleine prĂ©paration des compositions trimestrielles. – C’est possible, mais les autres annĂ©es tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton pĂšre a Ă©tĂ© vivement affectĂ© de la briĂšvetĂ© de tes souhaits. – Qu’est-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargĂ©s, on est bousculĂ©s, on n’a pas le temps ! » Le ton colĂšre de cette excuse frappe douloureusement Madame MorĂšre qui reprend Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui m’afflige le plus, c’est que tu n’en parles pas toi-mĂȘme le premier
 – Le prix d’honneur ? interrompt Georges impĂ©tueusement. D’abord je n’ai pas encore eu le temps de te voir. – Comment, de neuf heures Ă  onze heures ? – De te voir seule. Je ne voulais pas t’expliquer cela devant Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Bridgette. – Crois-tu qu’elles ne l’ont pas remarquĂ©. C’est Brigitte qui m’a dit la premiĂšre “Et le beau livre de Georges oĂč est-il ?” Elles se sont disputĂ©es toutes les trois en allant te chercher Ă  la gare pour savoir qui le rapporterait Ă  la maison. Qu’est-ce qu’il y a ? – Il y a qu’on a montĂ© une cabale contre moi, voilĂ  tout. – Pourquoi ? – Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant Ă  le leur demander, s’ils l’espĂšrent, ils attendront longtemps. – Et tu ne sais pas pourquoi ? – Je le sais, sans le savoir, je m’en doute, mais ce serait trop long Ă  t’expliquer. – Nous avons le temps. » Georges fronce les sourcils, visiblement gĂȘnĂ© d’une pareille insistance. Voici. Lorsqu’est arrivĂ© le nouveau, Antone Ramon, qui n’avait jamais Ă©tĂ© au collĂšge, le PĂšre Russec m’a demandĂ© de le mettre au courant des usages. Comme il est trĂšs jeune, trĂšs libre, ça n’a pas plu Ă  tout le monde ; on a voulu l’ennuyer, je l’ai dĂ©fendu, et pour se venger, ils ont donnĂ© le prix d’honneur Ă  Louis Boucher. – Si c’est cela, c’est bien simple. Pourquoi tant d’agacement ? Je prĂ©fĂšre que tu aies protĂ©gĂ© un de tes camarades contre de mauvais amis, plutĂŽt que de l’avoir abandonnĂ©, mĂȘme pour le prix d’honneur ; tu sais bien ce que j’ai toujours pensĂ© des prix ? » Enhardi par cette Ă©logieuse tendresse, Georges reprend Si tu savais comme ils sont devenus mĂ©chants ; ainsi l’autre jour on se battait Ă  coups de boules de neige, ils se sont mis Ă  vingt contre nous deux. – Et Miagrin, Henriet, Boucher ? – Eux ! ils en Ă©taient ou faisaient semblant de ne pas voir. D’ailleurs ils sont jaloux de lui. » À ce moment, du perron, Bridgette appela À table ! À table ! » Et quand Georges passa prĂšs d’elle, elle lui sauta au cou et l’étreignit dans ses petits bras. Qu’est-ce que tu veux, Bridgette ? – Demande donc Ă  maman qu’on fasse des beignets aux pommes ? – Oui, petite gourmande, » rĂ©pondit Madame MorĂšre qui avait entendu. Bridgette disparut, et aussitĂŽt on l’entendit donner l’ordre Ă  la cuisine Maman a dit qu’il fallait faire des beignets aux pommes pour Georges. – Bien ! on en fera six pour Georges, rĂ©pondit Marthe par taquinerie. – Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se dĂ©contenancer. Dans l’aprĂšs-midi, Madame MorĂšre parut toute rassurĂ©e. Ses trois filles Ă©taient elles-mĂȘmes Ă©tonnĂ©es de ce changement d’humeur. On organisa une promenade pour le lundi Ă  Montluel, chez l’oncle Justin. Mais Ă  partir du dimanche, Madame MorĂšre retomba dans son silence attristĂ©. Le soir, Georges s’enferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de l’an. Marie-ThĂ©rĂšse insista pour qu’il les fĂźt au salon, oĂč elle Ă©crivait les siennes. Elle dĂ©sirait tout simplement se faire aider, car elle Ă©tait au bout de ses idĂ©es et de ses sentiments quand elle avait mis Mon cher oncle », ou Ma chĂšre marraine
 » Mais son frĂšre, d’ordinaire serviable, refusa net et refusa plus Ă©nergiquement encore de la laisser s’installer dans sa chambre prĂšs de lui. Rien n’échappait Ă  Madame MorĂšre. Elle finit l’annĂ©e sur de sombres pensĂ©es. CHAPITRE XVI – UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ Le 1er janvier 1902, Ă  huit heures du matin, Antone entendant son pĂšre marcher et causer dans la chambre de sa mĂšre, frappe Ă  la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne annĂ©e. À peine est-il entrĂ©, que son papa l’arrĂȘte, sonne, crie, l’interrompt Attends
 je suis trĂšs pressĂ©. Cyprienne ? apportez-nous les dĂ©jeuners ici
 Est-ce que j’ai de l’eau chaude, au moins
 Qu’est-ce que tu as fait de mes rasoirs ?
 Ne rĂ©ponds pas Ă  ton pĂšre. Tu n’en sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chĂšre amie. Qu’est-ce qu’on lui apprend dans son collĂšge ? » Antone reste ahuri, tandis que son pĂšre se badigeonne le menton de savon et continue Mets-toi Ă  table
 Ne renverse pas les tasses
 Non, mais tu ne te gĂȘnes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installĂ© prĂȘt Ă  manger et il ne m’a pas seulement dit bonjour. » Antone s’est levĂ©, il proteste Je veux
 – Tu veux
 qu’est-ce que tu veux ? interrompt son pĂšre. D’abord il n’y a que moi qui aie le droit de dire “Je veux.” » Antone interloquĂ© se jette dans les bras de sa maman et l’embrasse en lui souhaitant une bonne annĂ©e. Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les mĂ©plats de sa noble figure. – Attends ! attends, Tonio, crie la mĂšre, tu vas le faire couper. – Vas-y tout de mĂȘme, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levĂ©, il tend Ă  l’enfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lĂšvres, riant de sentir la mousse pĂ©tiller sur ses lĂšvres et son nez, puis murmure Petit papa, je t’offre mes meilleurs vƓux. – C’est du rĂ©chauffĂ©, mon garçon, tu les as dĂ©jĂ  offerts Ă  ta mĂšre. Bah ! je les accepte tout de mĂȘme et je t’offre les miens. Tu les connais travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. C’est bon va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. » L’enfant revient bientĂŽt, les bras surchargĂ©s de cartons, qu’il pose sur le tapis et dĂ©balle. BientĂŽt il pousse des cris de joie. C’est un phonographe dernier modĂšle, avec toute une collection de chansons et d’airs d’opĂ©ras. AidĂ© de son pĂšre, il monte l’appareil et prend au hasard un disque. AprĂšs un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance Il commençait Ă  s’faire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard
 Ah ! quelle horreur ! s’écrie Madame Ramon. Qui est-ce qui t’a vendu cela ? c’est abominable. » M. Ramon a dĂ©jĂ  arrĂȘtĂ© le mouvement. Qu’est-ce que tu veux, ma chĂšre, j’étais pressĂ©, j’ai achetĂ© en bloc deux sĂ©ries. Prends dans l’autre sĂ©rie, mon garçon. » Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientĂŽt le pavillon jette ce couplet bizarre En gĂ©nĂ©ral tous les enfants Viennent au monde
 ArrĂȘte ! arrĂȘte ! crie Ă  son tour M. Ramon. Je la connais celle-lĂ  ! Qu’est-ce que c’est que cette brute qui me vend tout le rĂ©pertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de cĂŽtĂ©. On lui reportera sa marchandise Ă  cet idiot. Va t’habiller. » Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans l’escalier. Bonjour, bijou. – Bonjour, chĂ©ri. – Comment vas-tu, mon ange ? – Viens m’embrasser, mon amour. » C’est tante Mimi et tante Zaza. Ta maman est lĂ , trĂ©sor de mon cƓur ? – Est-ce qu’on peut entrer, mon chou bien-aimĂ© ? – Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est lĂ , toujours lĂ  ! » Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes c’est un babil Ă©perdu, un concert de cris d’admiration Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !
 » Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants aprĂšs Firmin entre apportant paquets sur paquets. L’enfant en a sa part une lanterne Ă  projections, et un superbe volume À la conquĂȘte de l’Inde. » Il s’y plonge aussitĂŽt, car c’est un fĂ©roce mangeur de livres. Mais Ă  peine a-t-il commencĂ© qu’on frappe Ă  la porte. Cyprienne remet le courrier. Des lettres d’affaires, dit M. Ramon, vous permettez, n’est-ce pas
 Oui, je vois, c’est bien ; des prospectus, – des journaux, – des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier PrĂ©sident. Tiens, une lettre pour Antone
 DĂ©jĂ  ! je te plains, mon garçon. » Antone s’est dressĂ©, abandonnant son volume. Une lettre ? – Oui, Ă©criture inconnue, tu peux la lire, ici ce n’est pas le collĂšge, ça ne passe pas par les yeux du SupĂ©rieur. – Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensĂ©e. – Que veux-tu, ma chĂšre amie, j’ai toujours trouvĂ© cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! » Antone a dĂ©cachetĂ© sa lettre ; il en parcourt fĂ©brilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement. Diable ! remarque son pĂšre, railleur, c’est compliquĂ© ? – Qui est-ce qui t’écrit ? demande la maman. – C’est Georges MorĂšre, il me souhaite la bonne annĂ©e. – Un ami de classe, explique Madame Ramon Ă  ses sƓurs. – De cƓur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est Ă©loquent ce gaillard-lĂ . Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ? – Cinq louis ? rĂ©pĂšte Antone surpris. – Pas saint Louis, roi de France, c’est clair. Qu’est-ce qu’il est ce Georges BarrĂšre, Borel, Morel ? – Le premier de la classe, rĂ©pond Antone tout vibrant. – C’est un mĂ©tier cela, c’est entendu. Mais son pĂšre ? – Il est entrepreneur
 – De quoi ? – Je ne sais pas. » La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline ! Profitant du babil des tantes et de sa mĂšre, qui s’enveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux d’extase, Antone rentre dans sa chambre. Cinq minutes aprĂšs survient son pĂšre, tandis qu’il Ă©crit. Tu t’en vas en laissant en panne tout ton matĂ©riel, veux-tu me dĂ©barrasser la chambre de ta mĂšre ? Allons, hop ! » L’enfant se prĂ©cipite, rapporte toutes ses richesses qu’il jette sur son lit, en tas, et se remet Ă  Ă©crire. Un instant aprĂšs, tante Mimi frappe discrĂštement. Encore, murmure Antone contrariĂ©. – Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer Ă  bonne maman ; elle te donnera des sĂ©ries de vues. Voyons, qu’est-ce que tu voudrais ? – Mais je ne veux rien, rĂ©pond le neveu agacĂ©. – Ah ! c’est comme cela que tu me remercies. TrĂšs bien. Je m’en vais, » rĂ©plique la tante Mimi sĂ©vĂšre comme une camerera mayor. Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derriĂšre lui Coucou ! Ah ! le voilĂ  ! » Il sursaute et furieux se retourne, c’est la tante Zaza. C’est idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, lĂ  ! Tu m’as fait peur. – DĂ©cidĂ©ment on Ă©lĂšve bien mal les enfants Ă  Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitĂŽt raconter ce fĂącheux accueil Ă  CĂ©leste. – Je te l’avais bien dit, tu l’as mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les maniĂšres villageoises. » CĂ©leste Ramon accourt aussitĂŽt fort mĂ©contente, suivie de son mari qui rĂ©pĂšte, d’un ton Ă©videmment trĂšs distinguĂ© Mais qu’est-ce qu’il a ce moucheron ? » Antone, Ă  sa table, les sourcils froncĂ©s, est plongĂ© dans son Ă©criture. Qu’est-ce que ça signifie, dit sĂ©vĂšrement le pĂšre, voilĂ  maintenant que tu es grossier avec tes tantes. – Mais, papa
 – Il n’y a pas de papa. Qu’est-ce que tu fais lĂ  ? – J’écris une lettre. – Une lettre, aujourd’hui, et Ă  qui, Seigneur ? – À Georges MorĂšre. – DĂ©jĂ  ! s’exclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chĂšre, nous avons un fils qui rĂ©pond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et mĂȘme les jours de fĂȘte. S’il ne fait pas son chemin, celui-lĂ , c’est Ă  dĂ©sespĂ©rer du mĂ©rite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir d’aller demander pardon Ă  tes tantes, plus vite que cela. » Antone, maussade, sĂšche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart d’heure aprĂšs, profitant d’une discussion sur les visites de la journĂ©e et de l’arrivĂ©e de l’oncle Brice, il s’esquive de nouveau, mais, mĂ©fiant, gagne la cuisine. Firmin, dit-il, je monte Ă  votre chambre, vous avez un encrier ? – Oui, mais votre papa
 – S’il m’appelle, vous me ferez signe, n’est-ce pas ? » Firmin le suit, dĂ©barrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu d’eau dans l’encrier dessĂ©chĂ© et installe le fĂ©brile correspondant. C’est Ă  votre PĂšre SupĂ©rieur que vous Ă©crivez, dit-il en riant. – Le PĂšre SupĂ©rieur ? » demande Antone. Mais Firmin, Ă  la cuisine, raconte dĂ©jĂ  l’affaire d’une maniĂšre romanesque avec des allusions et des mots Ă©quivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles d’Antone, initiĂ© ainsi Ă  un langage grossier avant d’en comprendre le sens. La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camĂ©riste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prĂ©texte venu elle remonte Ă  sa chambre. Antone toujours absorbĂ© continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses Ă©pingles Ă  cheveux, rangeant son linge sale qui traĂźne au pied du lit. Enfin, n’y tenant plus, elle demande C’est Ă  votre ami que vous Ă©crivez ? – Oui. – Il habite loin d’ici ?
 – Oui
 non. – Du cĂŽtĂ© de RochetaillĂ©e ? – Non. – Parce que je connais quelqu’un de RochetaillĂ©e qui est Ă  Bourg il s’appelle Roger Maublanc, il a une sƓur, vous le connaissez ? » Antone s’impatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser Ă  fond son enquĂȘte. Heureusement le mari siffle Madame t’appelle ! – Qu’elle est assommante, cette pintade, on n’est jamais cinq minutes tranquille. – Vite ! j’entends le singe beugler ! » Tout en bougonnant, elle s’enfuit, laissant Antone surpris de cette sĂ©vĂšre apprĂ©ciation de sa mĂšre, et incertain du sens Ă  donner Ă  la phrase de Firmin. Il s’est remis Ă  son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersĂ© ses idĂ©es, il se relit indĂ©finiment. Brusquement, Firmin reparaĂźt. Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous rĂ©clame. Il est encore en colĂšre. » Antone se lĂšve vivement, accroche sa chaĂźne au bouton du tiroir et l’encrier se renverse sur sa lettre. Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! » L’enfant sent la diffĂ©rence de ton. Firmin ne le mĂ©nage plus maintenant ; un peu plus, il l’aurait tutoyĂ©. Il arrive Ă  temps, on se met Ă  table. Il faut reconnaĂźtre que le menu avec les vins variĂ©s et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-lĂ  son pĂšre lĂąche la bride Ă  sa fantaisie. Il affirme Ă  la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fĂȘter le premier jour de l’annĂ©e il a retenu des artistes de l’OpĂ©ra de passage Ă  Lyon. Sur un coup de sonnette il s’écrie Les voici », sort et trois minutes aprĂšs revient en faisant des gestes mystĂ©rieux Chut ! Ils sont lĂ , dans le salon, Ă©coutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! c’est le grand air des Huguenots par NotĂ© lui-mĂȘme. Vous savez ? – Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza Ă  mi-voix. – C’est cela, vous y ĂȘtes. Taisez-vous. Chut ! » En effet, au mĂȘme moment on entend parler Ă  haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance Il commençait Ă  s’faire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard TrĂšs myope et l’air coquecigrue
 Ah ! s’écrient les deux tantes scandalisĂ©es. – Taisez-vous donc, vous ĂȘtes ridicules, dĂ©clare M. Ramon avec le plus grand sĂ©rieux. – Qu’est-ce qu’il chante ? demande la vieille cousine. – La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ? – Ah oui ! » et la vieille Vovo toute rĂ©jouie, fait signe aux autres de se taire, prĂȘte l’oreille et finit par entendre hurler Et on la mangerait toute crue Sur l’boulevard ! sur l’boulevard ! C’est abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! » Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, l’air digne et offensĂ©, va imposer silence Ă  l’artiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du dĂ©jeuner survient l’oncle Brice, Ă  la grande joie d’Antone qui fredonne entre temps l’air trois fois entendu Sur l’boul’vard, sur l’boul’vard ». C’est ainsi que se parfait l’éducation du collĂšge au sein de la famille. Vers une heure et demie, le maĂźtre de la maison se lĂšve Pour la corvĂ©e, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancĂ©es. D’abord chez Maman, aprĂšs chez le grand-oncle, aprĂšs chez les Bossarieu. » Puis s’effaçant, il reprend d’une voix lugubre La famille ! » Toute l’aprĂšs-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine d’Antone malgrĂ© les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatiguĂ©, amaigri, moins bien qu’à Sermenaz. Antone reste maussade, rĂ©pond Ă  peine, s’ennuie visiblement et ne songe qu’à partir. Tante Mimi en fait la remarque avec des airs Ă©plorĂ©s. Et tante Zaza rĂ©pĂšte non moins attristĂ©e Que veux-tu ? c’est l’ñge ingrat ! Et puis moi, je l’ai toujours dit Pourquoi le mettre au collĂšge, il aurait Ă©tĂ© bien mieux chez nous Ă  Sermenaz ! » À six heures, on rentre Ă  la maison, se reposer avant le dĂźner chez la grand’mĂšre. Mais Ă  six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre. Il est pourtant rentrĂ© avec nous, affirme M. Ramon. Qu’il est ennuyeux ce gamin-lĂ  ! Antone ? Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas. Tous les domestiques, se doutant qu’il se cache quelque part, fouillent la maison des greniers Ă  la cave. À sept heures on ne l’a pas encore retrouvĂ©. DĂ©jĂ  s’échafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument Ă©crire une lettre. Le collĂšge Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, qu’attĂ©nue Ă  peine la crainte d’un malheur. Enfin quoi ! il a treize ans, ce n’est plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colĂšre. À sept heures et quart on sonne Ă  la porte et Antone apparaĂźt. D’oĂč viens-tu, petit misĂ©rable ? – De la poste, papa. – Qu’est-ce que tu fais Ă  la poste ? Ă  cette heure ? sans nous avoir prĂ©venus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? » Un dĂ©luge de reproches, d’exclamations de fureur s’abat sur le petit En voilĂ  une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maĂźtres ! » Cependant sa mĂšre le secoue par le bras en lui rĂ©pĂ©tant, sans obtenir de rĂ©ponse Mais que faisais-tu Ă  la poste ? » C’est bien simple, perpĂ©tuellement bousculĂ© chez lui, Antone aprĂšs la tournĂ©e de visites, au lieu de rentrer, a profitĂ© de la nuit pour se glisser derriĂšre la voiture, et courir Ă  la grande Poste, tout prĂšs de la place Bellecour. LĂ  il a pu terminer sa lettre Ă  Georges et l’envoyer ; il n’a oubliĂ© qu’une chose le temps. Il croit n’ĂȘtre restĂ© qu’un quart d’heure, et voilĂ  une heure qu’il est absent. Le retard lui-mĂȘme fait abrĂ©ger la scĂšne de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis qu’il reste silencieux, elles parlent pour lui et l’excusent Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne l’a pas fait exprĂšs, il a cru bien faire, ce pauvre mignon lĂ , il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. » Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraĂźner chez la grand’mĂšre, comme une victime, aprĂšs avoir Ă©tĂ© peignĂ© et coiffĂ© par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants. Une demi-heure aprĂšs, au milieu du salon de la grand’mĂšre, il n’est plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie. Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit tĂ©lĂ©graphiste pour Antone. Il adore la Poste. » L’oncle Brice rit de l’aventure et raconte qu’enfant il a jouĂ© des tours pendables. Il Ă©tait parti Ă  six heures du matin pour la pĂȘche et n’était rentrĂ© qu’à sept heures du soir. On avait dĂ©jĂ  tĂ©lĂ©graphiĂ© Ă  GenĂšve. La soirĂ©e se termine par des bridges. À onze heures, CĂ©leste Ramon, prĂ©textant sa santĂ©, revient avec son mari et son fils Ă  la maison. Il est plus de minuit quand elle ramĂšne la conversation sur Antone Zaza a raison, il est bien plus gauche que l’annĂ©e derniĂšre. As-tu remarquĂ© cet air inintelligent qu’il prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Qu’est-ce que cet ami qui l’a vu il y a trois ou quatre jours et qui Ă©prouve le besoin de lui Ă©crire ? – Ne te mets donc pas martel en tĂȘte, ça n’a pas l’ombre d’importance. – Si c’est un mauvais camarade ? Je te trouve bien lĂ©ger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dĂ» lire sa lettre. – Eh bien, va la lui demander et n’en parlons plus. Que d’histoires pour ce gamin ! – Parfaitement. » Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle s’avance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de l’enfant. Elle frappe doucement, personne ne rĂ©pond ; elle entre. Tout Ă©tonnĂ©e, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras Ă©tendu hors de son lit prĂšs de sa lampe allumĂ©e, malgrĂ© les dĂ©fenses rĂ©itĂ©rĂ©es. Une lettre gĂźt sur la peau de loup, elle la ramasse, Ă©teint la lumiĂšre et revient prĂšs de son mari. Voyons ce morceau de littĂ©rature, dit-il en s’allongeant sur la chaise longue. – Mon cher Tonio, commence CĂ©leste Ramon. – Tiens ! il l’appelle comme nous !
 Est-ce que c’est long ?
 Oui
 Alors tu permets que j’allume un cigare. – Dans ma chambre ? Non. – Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de l’an et des “Three Castle”. Va, je suis tout ouĂŻe. – Mon cher Tonio, C’est avec une grande tristesse au cƓur que je t’ai quitté  – C’est gentil, ça ! – Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis Ă  voix basse. – Non, continue, tu m’intĂ©resses. – J’aurais voulu te dire tant de choses. D’abord ne te soucie pas de Patraugeat
 – Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on s’appeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ? – Je t’en prie. » M. Ramon rĂ©pĂšte Ă  mi-voix Patraugeat ! Patraugeat ! » Sa femme continue de lire Ă  voix basse, puis sur ses instances continue Mais si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut que tu rĂ©sistes au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement, il faut leur montrer Ă  tous que notre amitiĂ© est pure
 – Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon. – Que notre amitiĂ© est pure et qu’elle fait de nous des hommes
 – Mais c’est un prĂ©dicateur cet enfant-lĂ . – Ah ! tu m’ennuies, je lis pour moi. – CĂ©leste, je t’en supplie. – Non, tu n’es pas assez sĂ©rieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusĂ© lui dit Je t’en supplie, s’il parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-lĂ  ! » Quand elle a fini Tiens, dit-elle, prends. » Le pĂšre jette un coup d’Ɠil rapide sur les lignes fiĂ©vreuses, sans perdre une bouffĂ©e de tabac. Il n’écrit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sĂ»r que la rĂ©ponse de Tonio est moins bien. On fait en gĂ©nĂ©ral de plus mauvaises rencontres au bahut. – Au bahut ? – Oui, Ă  la boĂźte, lycĂ©e ou collĂšge. Allons, bonsoir ! » Il se lĂšve, prend son courrier laissĂ© lĂ  depuis le matin Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais c’est bien il travaille, notre petit bonhomme. LittĂ©rature grecque 14, RĂ©citation 14, Histoire 13, les mathĂ©matiques 3. Ah !
 On ne peut pas tout avoir. Observations
 Oyons les observations “Antone Ramon, aprĂšs une pĂ©riode de flĂ©chissement, nous a donnĂ© satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant qu’il n’apporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicitĂ© et de cordialitĂ©. Une amitiĂ© particuliĂšre ne peut que retarder sa formation virile, empĂȘcher la bonne influence de la vie commune et l’exposer Ă  des dangers qu’il ne soupçonne peut-ĂȘtre pas.” – Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon. – Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-lĂ , ils ont toujours peur des amitiĂ©s entre enfants. Encore un prĂ©jugĂ© ridicule. OĂč j’étais, oui, c’était le chahut organisĂ© et le reste, mais Ă  Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant qu’il n’aura pour ami que ce Georges MorĂšre, inutile de se frapper. À vingt ans, ce sera peut-ĂȘtre autre chose. Alors il faudra ouvrir l’Ɠil, et le bon. » Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir Ă  sa femme et s’endort sur le mol oreiller de ses principes d’éducation. Au rĂ©veil, Antone est trĂšs Ă©tonnĂ© de se sentir le bras droit tout ankylosĂ©, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe Ă©teinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde Ă  terre, se lĂšve, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, dĂ©place le lit, sans aucun rĂ©sultat. AprĂšs une toilette rapide, mĂ©thodiquement, il vide toutes ses poches mĂȘme insuccĂšs. Alors il enlĂšve son Ă©dredon, ses couvertures, son traversin, son drap
 Soudain entre son pĂšre Tiens, tu fais ton lit maintenant ? – Mais, papa
 – C’est trĂšs bien, continue, quand tu seras Ă  l’armĂ©e ça te servira. » Antone garde une attitude embarrassĂ©e. Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier l’extinction des feux, et de ne pas nous exposer Ă  un incendie. Sans compter que tu nous fais des dĂ©penses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu m’entends ? » Antone regarde son pĂšre avec ahurissement et angoisse. En second lieu, pour un homme d’affaires, tu me parais un peu nĂ©gligent. Qu’est-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de s’endormir
 Oui, je sais, c’est ta lettre d’hier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientĂŽt quatorze ans ; comme dit ton ami, c’est le moment de devenir un homme. Ce n’est pas en Ă©crivant des lettres sentimentales et en nous dĂ©sobĂ©issant que tu le deviendras. Il faut songer Ă  ton avenir. Je te parle sĂ©rieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon Ă  rien. Tu feras ton droit, ta mĂ©decine, quelque chose. Penses-y dĂšs maintenant. Plus tard, quand tu seras mariĂ©, tu quitteras, si tu veux, ça m’est Ă©gal. Le succĂšs, l’argent, les honneurs, l’avenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. VoilĂ  ta lettre. » Ainsi parle ce pĂšre dont l’unique ambition est de conserver Ă  son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commoditĂ©s. Pour toute rĂ©ponse Antone se jette sur sa poitrine et l’embrasse avec fureur. Le papa Ă©mu de cette dĂ©monstration, toute sentimentale cependant, lui rĂ©pĂšte C’est bien, Tonio, tu m’as compris, tu seras sĂ©rieux ? – Oui, papa. » Antone est sincĂšre. C’est la beautĂ© des belles Ăąmes d’interprĂ©ter en bien tout ce qui ne rĂ©siste pas absolument Ă  leur idĂ©al. Le pĂšre ne songe qu’à la fortune, au mariage, Ă  la situation dans le monde, Ă  tout ce qui peut Ă©blouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris qu’il doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Tels sont les avantages d’une langue pĂąteuse et vague, sur une langue nette et prĂ©cise chacun y dĂ©couvre, ou y met, ce qui est conforme Ă  ses aspirations. CHAPITRE XVII – SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS Madame MorĂšre dĂ©jeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle Ă  manger de Meximieux, lorsqu’on sonna. Bridgette se prĂ©cipita et revint bientĂŽt avec un paquet de lettres et de journaux. VoilĂ  le courrier, dit-elle, est-ce qu’il y a une lettre de papa ?
 » Madame MorĂšre chercha aussitĂŽt. Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin. – Ah ! c’est assommant ! » s’écria Bridgette. Au grand Ă©tonnement de ses sƓurs, Bridgette ne fut pas tancĂ©e sĂ©vĂšrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame MorĂšre regardait une enveloppe gris perle d’un Ă©lĂ©gant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et niĂšces adressant leurs vƓux du nouvel an. Elle la dĂ©cacheta sans hĂ©sitation et se mit Ă  la parcourir en silence. Georges, la figure subitement empourprĂ©e, interrompit son dĂ©jeuner et d’un regard d’angoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mĂšre. Lorsqu’elle eut terminĂ© sa lecture Vous avez fini de dĂ©jeuner ? dit-elle Ă  ses filles. – Oui, maman. – Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite. – Oui, maman. » Toutes trois sortirent de la salle Ă  manger, en jetant un coup d’Ɠil Ă  Georges. Toutes trois comprenaient que c’était Ă  cause de lui qu’on les renvoyait si vite Ă  l’ouvrage. Georges, demanda Madame MorĂšre, qu’est-ce que c’est que cette lettre de Tonio ? » Le fils se leva et vint Ă  sa mĂšre. C’est d’Antone Ramon dont je t’ai parlĂ©. Il me souhaite la bonne annĂ©e probablement. » Et Georges se mit Ă  lire rapidement Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre, tandis qu’elle recommençait la premiĂšre page. Il dit qu’il te rĂ©pond, reprit Madame MorĂšre. Tu lui as donc Ă©crit le premier ? – Oui, maman. – Tu ne m’as jamais parlĂ© de cette lettre ? » Georges fait un geste Ă©vasif qui peut signifier S’il faut maintenant te rendre compte de tout ce que j’écris ! » Et tu crois que c’est un bon Ă©lĂšve, une bonne frĂ©quentation pour toi ? – Il est devenu bien meilleur, – tu vois qu’il le dit lui-mĂȘme dans sa lettre, – depuis qu’il est mon ami. – Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? » Georges allait rĂ©pondre Oui. » Mais sous les yeux pĂ©nĂ©trants de sa mĂšre il se rappela, avec une prĂ©cision accablante, ses colĂšres, ses mĂ©pris, son trouble intime. Nature franche, il rĂ©sista d’instinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte Trouves-tu que je sois moins bon ? – Oui. – En quoi ? – Georges, avant, tu Ă©tais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmenĂ© cette pauvre Bridgette, et Marie-ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme Ă  qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre. – Il faut bien cependant qu’elle apprenne Ă  faire ses lettres seule ! – À table, tu ne dis presque rien tu t’exaspĂšres pour la plus futile contrariĂ©tĂ©. Non, tu n’es plus notre bon Georges d’autrefois. – Tu exagĂšres, maman, toi-mĂȘme tu nous fais une mine sĂ©vĂšre
 – Je n’exagĂšre pas et je ne suis pas la seule Ă  m’en apercevoir. À Saint-François
 – Si tu veux t’appuyer sur l’opinion des Ă©lĂšves
 d’une cabale infecte
 Ă  cause du prix d’honneur ! – Non, je ne m’appuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je l’ai depuis trois jours, mais je ne voulais t’en parler qu’au dĂ©part. » Madame MorĂšre tira de sa poche un feuillet froissĂ© et Georges put lire Observation Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore Ă  de graves reproches, nous inspire des inquiĂ©tudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, s’il continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. » Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le SupĂ©rieur rĂ©pĂ©taient ce qu’avait dit l’abbĂ© Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce qu’Antone insinuait, tendrement cruel Il Ă©tait un naĂŻf qui se laissait dominer sans s’en apercevoir. » Georges, ergoteur, rĂ©pliqua Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre n’est pas commencĂ© ! qu’en peuvent-ils savoir ? De plus, c’est faux Ramon est plus jeune que moi, c’est un nouveau ; il s’ennuyait, il rĂȘvait, il Ă©tait un peu paresseux ; c’est moi qui l’ai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par consĂ©quent, c’est moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! » Madame MorĂšre secouait tristement la tĂȘte. Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ? – Tes derniĂšres lettres Ă  nous Ă©taient bien froides, et lui
 que lui as-tu Ă©crit pour qu’il t’envoie une rĂ©ponse aussi ?
 » Elle cherchait une expression juste. Maman ! maman ! s’écria Georges en embrassant sa mĂšre, comment peux-tu avoir de pareilles pensĂ©es ? – Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; oĂč va-t-il chercher des mots pareils ? oĂč a-t-il appris cette maniĂšre ? non, vois-tu, je ne suis qu’une pauvre femme, je ne comprends pas grand’chose Ă  ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-lĂ  est trop troublante ; si ton pĂšre Ă©tait ici, je suis sĂ»re que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-ĂȘtre plus ĂągĂ© que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractĂšre et d’expĂ©rience que toi. Il faut que j’en aie le cƓur net, conclut-elle en se levant. – OĂč vas-tu ? demanda Georges Ă  sa mĂšre qui se recoiffait. – Chez M. le CurĂ©. – Lui montrer ma lettre ? » Ceci lui Ă©chappa dans un tel cri d’angoisse que Madame MorĂšre, qui s’ajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges Ă©tait indignĂ©, de cette indignation de la pudeur dĂ©chirĂ©e. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les Ă©taler, les manier, les peser, les discuter. La mĂšre sentit que sa dĂ©marche Ă©tait grave. Je t’en supplie, reprit Georges, dans le silence Ă©tonnĂ© de sa mĂšre, ne la lui montre pas, je ne l’ai mĂȘme pas vue. – Mais tu l’as lue avec moi. – Explique ce que tu voudras Ă  Monsieur le CurĂ©, mais ne lui montre pas ma lettre, je t’en prie, je t’en supplie, tu n’en as pas le droit. – J’aurai toujours le droit, repartit Madame MorĂšre avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. » Elle ouvrit la porte de la salle Ă  manger et se disposa Ă  prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accĂšs de rage lui cria Si tu donnes ma lettre Ă  Monsieur le CurĂ©, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Était-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Était-ce irritation contre les maniĂšres indiscrĂštes de sa mĂšre ? DĂ©jĂ  l’annĂ©e de sa premiĂšre communion, comme il lui Ă©crivait des lettres trĂšs pieuses, sa mĂšre Ă©mue et transportĂ©e de joie les avait montrĂ©es Ă  ses amies. En l’apprenant, Georges avait envoyĂ© une protestation colĂšre, et avait gardĂ© le silence pendant quinze jours. Était-ce rĂ©volte contre la prĂ©tention de ses parents Ă  pĂ©nĂ©trer dans ses sentiments intimes et Ă  les soumettre Ă  l’autoritĂ© ecclĂ©siastique ? Madame MorĂšre fut un peu intimidĂ©e. Je vais demander un conseil, rĂ©pondit-elle, c’est tout naturel ; Monsieur le CurĂ© est la bontĂ© mĂȘme, je ne vois pas ce qui peut te troubler. – Je ne veux pas qu’on montre mes lettres. – Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne m’empĂȘchera de lui en parler. – Alors donne-la-moi. – Tu n’as pas confiance dans ma parole ? » Georges honteux balbutia Je l’ai mal lue, je voudrais la relire. – Nous verrons Ă  mon retour. – Ah ! je suis sĂ»r qu’il va bavarder lĂ -dessus avec tous les curĂ©s du voisinage. – Dis donc, pour qui le prends-tu ? – Demande-lui sa parole de n’en parler Ă  personne. – À Monsieur le CurĂ© ? – Si jamais cette affaire revient Ă  Saint-François toute dĂ©formĂ©e par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera. – Je verrai, rĂ©pondit Madame MorĂšre Ă©branlĂ©e et craignant en effet de compromettre son enfant. – Tu me le promets ? – Si tu veux. D’ailleurs tu es ridicule, il sera le premier Ă  comprendre que la discrĂ©tion s’impose. » Madame MorĂšre sortit, tandis que Georges remontait Ă  sa chambre. Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Bridgette dans l’escalier. – Tu m’ennuies, » lui rĂ©pondit brusquement Georges, et, fermant la porte derriĂšre lui, il alluma du feu dans sa cheminĂ©e, puis se mit Ă  ranger fiĂ©vreusement les tiroirs de ses meubles. CHAPITRE XVIII – DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE Madame MorĂšre expliquait au curĂ© de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout d’abord elle demanda le silence sur cette conversation ; l’abbĂ© Buxereux un peu effarĂ© de cette solennelle introduction promit aussitĂŽt. Au fur et Ă  mesure que la mĂšre inquiĂšte Ă©numĂ©rait les faits la froideur de Georges, l’absence de prix d’honneur, la cabale dont il se prĂ©tendait victime, la note du bulletin trimestriel, l’envoi secret de la lettre Ă  Antone Ramon, la rĂ©ponse immĂ©diate du camarade, le front de l’abbĂ© se rembrunissait. Vous l’avez cette lettre ? – Oui, monsieur le curĂ©. – Voyons-la. – Monsieur le curĂ©, j’en suis moi-mĂȘme confuse, mais vous connaissez le caractĂšre susceptible de Georges, j’ai dĂ» lui promettre de ne la montrer Ă  personne. – Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? M’est-il permis du moins, de connaĂźtre le contenu de cette lettre qui me semble d’une importance capitale ? – Sur ce point je ne suis nullement liĂ©e. Je dois avouer que c’est le ton mĂȘme qui m’a bouleversĂ©e. Ce camarade commence par lui dire qu’il l’aime beaucoup. – Oui, fit le prĂȘtre en soulevant de sa pincette les bĂ»ches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur. – Il lui affirme qu’il a Ă©tĂ© triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a Ă©tĂ© ses plus belles Ă©trennes, bien qu’il ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ? – Oui, oui. – AprĂšs je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler qu’il arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples. – Oui, pour faire enrager les autres
 – Ensuite il se plaint d’ĂȘtre seul, de s’ennuyer et lui demande la permission de l’aimer, mais dans des termes que je ne saurais vous rĂ©pĂ©ter, Monsieur le CurĂ©, tellement ce petit – il paraĂźt qu’il a treize ans, – est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que j’en pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mĂ©lange d’amitiĂ©, de promesses de travail, d’abandon Ă  ses conseils, de rappels ou d’allusions difficiles pour moi Ă  comprendre. Enfin il est prĂȘt Ă  braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, Ă  cause de lui, auprĂšs de lui, pourvu qu’il soit son ami. VoilĂ , Monsieur le CurĂ© ; j’oublie bien des choses, mais je crois que c’est Ă  peu prĂšs le contenu de sa lettre, du moins le sens gĂ©nĂ©ral. Et maintenant que dois-je faire ? – Connaissez-vous cet enfant ? demanda l’abbĂ© Buxereux, qui avait Ă©coutĂ© les derniĂšres explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile. – Pas du tout il s’appelle Antone Raymond
 Ramon plutĂŽt, et habite Lyon. – Place Bellecour ? – PrĂ©cisĂ©ment, vous connaissez cette famille ? – Un peu les grands parents Ă©taient de fervents catholiques, mais je crains que le pĂšre ne soit un indiffĂ©rent et un blasĂ©. Un enfant Ă©levĂ© dans cette famille riche et gĂątĂ© par ses parents n’est pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrĂ©dit sur cet Ă©lĂšve que je ne connais pas, mais la plus Ă©lĂ©mentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il rĂ©sulter de cette amitiĂ© si enflammĂ©e, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas trĂšs rare dans les maisons d’éducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurĂ©ment. Georges a quinze ans, il traverse une crise Ă©videmment grave. J’ai assez d’expĂ©rience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent Ă  pareille Ă©preuve. » Madame MorĂšre se renversa dans un geste d’effroi. Il faut, reprit l’abbĂ©, que Georges rompe immĂ©diatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges c’est un enfant chrĂ©tien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. » Madame MorĂšre secoua tristement la tĂȘte Je n’obtiendrai rien, Monsieur le CurĂ©. Son pĂšre ? peut-ĂȘtre, c’est un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; j’ai devinĂ© le danger, mais je sens bien aussi qu’avec deux ou trois questions il m’embarrassera. » Elle s’arrĂȘta, comme n’osant poursuivre, puis rassemblant tout son courage Si vous, Monsieur le CurĂ©, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autoritĂ©. – C’est mon devoir, Madame. » Et immĂ©diatement il se leva pour accompagner Madame MorĂšre. Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenĂȘtre ; pressentant un malheur, il fut pris du dĂ©sir de s’échapper par le jardin. Mais l’idĂ©e que ses sƓurs le verraient fuir comme un lĂąche, le retint ; il attendit, stoĂŻque, Ă©couta les pas lourds du vieux curĂ© dans l’escalier et le froissement de la robe de sa mĂšre. On frappa ; il rĂ©pondit Entrez. – Bonjour, Georges, dit le prĂȘtre en pĂ©nĂ©trant dans la chambre. Vous ĂȘtes tous venus me voir hier et me voici aujourd’hui plus tĂŽt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mĂšre Varlot avant midi, si tu le permets, j’aborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. » Madame MorĂšre avait dĂ©jĂ  priĂ© Monsieur le CurĂ© de s’asseoir dans le fauteuil prĂšs du feu, tandis que Georges se hĂątait de dĂ©barrasser ses deux chaises des livres, boĂźtes et linge, et s’excusait de ce dĂ©sordre sur la nĂ©cessitĂ© d’un rangement gĂ©nĂ©ral. Un inventaire de fin d’annĂ©e ! reprit l’abbĂ©. C’est toujours excellent. » Georges s’appuya Ă  sa table de travail, sa mĂšre craintive occupait la chaise de l’autre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mĂšre m’a fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dĂ©pĂŽt sacrĂ©. Si j’étais obligĂ© de m’en ouvrir Ă  qui que ce fĂ»t, je n’aurais en vue que votre bien, je t’expliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma dĂ©marche. Aujourd’hui je n’ai besoin d’en rĂ©fĂ©rer Ă  personne pour t’avertir, mon cher Georges, que tu es Ă  une heure trĂšs grave de ta jeunesse. Cette amitiĂ© dont ta mĂšre m’a parlĂ©, je suis sĂ»r qu’elle est trĂšs noble, trĂšs gĂ©nĂ©reuse, trĂšs pure je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraĂźner au bien ; je vais mĂȘme plus loin, en d’autres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un Ă©lĂšve d’un autre tempĂ©rament, j’y applaudirais et te fĂ©liciterais de te faire ainsi le tuteur d’un camarade plus jeune, moins bien formĂ© que toi ; et cependant ce matin, immĂ©diatement aprĂšs la confidence de ta mĂšre, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrĂ©tien dans le cƓur, de renoncer dĂšs maintenant Ă  cette amitiĂ©. – Y renoncer ? – Oui, y renoncer. – Mais j’ai bien le droit d’avoir des camarades ? – Des camarades, oui ; un ami, c’est plus dĂ©licat. – Pourquoi, Monsieur le CurĂ© ? – Pourquoi ? Parce que c’est une amitiĂ© particuliĂšre. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le rĂšglement de ta maison les interdit formellement. – Pourquoi interdire ce qui est bien ? » C’était la mĂȘme objection que naguĂšre il avait faite au pĂšre Levrou sans obtenir de rĂ©ponse satisfaisante. Tu discutes la rĂšgle et c’est dĂ©jĂ  mal. Qui regulae vivit, Deo vivit Celui qui vit pour la rĂšgle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposĂ© cet article sans raisons graves ? – Quelles sont-elles ces raisons ? – Ne devrais-tu pas t’incliner d’abord en fils soumis devant leur sagesse et leur expĂ©rience ? – Je m’incline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ? – Pourquoi ? Georges, parce qu’il y a des devoirs, tu m’entends, que tout enfant bien nĂ©, que tout honnĂȘte homme accepte sans discussion, averti par un sĂ»r instinct qu’ils sont conformes Ă  l’honneur et Ă  la volontĂ© de Dieu. » Georges baissait la tĂȘte en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensĂ©e J’étais bien sĂ»r que vous refuseriez de me rĂ©pondre. » Le prĂȘtre le pĂ©nĂ©tra et reprit Aujourd’hui, puisque tu es face au danger, mĂȘme devant ta mĂšre, surtout devant ta mĂšre, je puis et je dois t’expliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas t’abandonner Ă  cette amitiĂ© particuliĂšre, parce que
 qui veut faire l’ange fait la bĂȘte. » Georges secoua la tĂȘte, Ă©tourdi du coup. Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est Pascal, lequel n’est pas un imbĂ©cile, comme tu pourras l’apprendre bientĂŽt. Oui, l’homme n’a pas une nature angĂ©lique, mais une nature viciĂ©e et Ă  chaque Ăąge, il tend par une secrĂšte inclination Ă  pervertir sa voie et Ă  gĂąter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu qu’un enfant laissĂ© Ă  lui-mĂȘme ne satisferait pas ce besoin jusqu’à mettre ses jours en danger ? Car le besoin dĂ©gĂ©nĂšre en sensualitĂ©, qui s’appelle alors gourmandise. Il faut donc veiller Ă  sa nourriture, la choisir, la rĂ©gler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons qu’il ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ? – Évidemment, rĂ©pondit Georges. – Plus tard il sent s’éveiller en lui un besoin de tendresse, d’expansion ; c’est une grande force, c’est celle-lĂ  que Dieu a mise en lui, liĂ©e Ă  un dĂ©sir naturel qui le poussera Ă  fonder une famille, Ă  se dĂ©vouer Ă  ses enfants. Ces forces se dĂ©veloppent parfois prĂ©maturĂ©ment le devoir le plus impĂ©rieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, c’est-Ă -dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en Ă©goĂŻste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu n’attends pas d’avoir l’ñge oĂč la raison, la famille Ă  fonder, le devoir, la religion te rĂ©clameront tous ces trĂ©sors, tu les gaspilleras nĂ©cessairement. – Alors, interrompit Georges, je n’ai pas le droit d’avoir d’affection pour qui que ce soit ? – Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour mais il faut que notre amour soit ordonnĂ©. Ne dois-tu pas d’abord rĂ©pondre Ă  l’amour de tes parents, de tes sƓurs, de ceux que depuis ta premiĂšre lueur d’intelligence tu vois autour de toi te dĂ©vouer leur pensĂ©e, leur cƓur, leur vie ? Et n’est-ce pas suffisant, jusqu’au moment oĂč tu pourras payer cette dette, ou plutĂŽt ne parlons pas de dette, rĂ©pandre Ă  ton tour sur ta nouvelle famille cette mĂȘme source d’amour ? – Mais je n’ai pas pour cet ami l’affection que j’ai pour mes parents, mes sƓurs, ou que j’aurai pour celle que j’épouserai. À ce compte l’amitiĂ© n’existerait pas ? – Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, qu’elle existe toute diffĂ©rente de ces affections naturelles sans en ĂȘtre une dĂ©viation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ? – Oui. – C’est une amitiĂ© idĂ©ale, une sorte de chevalerie, de fraternitĂ© d’armes, une noble Ă©mulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ? – Oui. – Pour toi, peut-ĂȘtre ; oui, peut-ĂȘtre, c’est-Ă -dire si tu ne t’abuses toi-mĂȘme, car, ne t’irrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincĂ©ritĂ© ; mais l’autre, mais lui
 » Georges garda le silence. Es-tu sĂ»r, poursuivit l’abbĂ©, qu’il ne se mĂȘle Ă  son amitiĂ© rien de trouble ? Je ne l’accuse pas, il ne s’en est peut-ĂȘtre pas aperçu lui-mĂȘme ; mais ce qu’on ne voit pas en soi, on le distingue souvent trĂšs nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre – cette lettre que je n’ai pas lue – avait l’accent simple et franc d’une lettre d’amitiĂ©, d’une lettre de camarade qu’on estime, qu’on prĂ©fĂšre Ă  tous les autres, c’est entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? » Georges n’essayait plus de rĂ©pondre une clartĂ© montait en lui et, quoique irritĂ©, il ne voulait pas s’en dĂ©tourner, c’était trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prĂȘtre, impitoyablement, poursuivit Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour ĂȘtre sĂ»r que tu t’avoueras toi-mĂȘme ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, c’est rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-mĂȘme, pourrais-tu affirmer que ce camarade n’est pas en train de devenir ton idole ? es-tu sĂ»r en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expĂ©rience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en s’étant promis de ne jamais le faire, parce qu’on s’expose volontairement Ă  la tentation. Et alors on prend en dĂ©goĂ»t le devoir, la famille, l’honneur et mĂȘme ceux qui vous ont avertis pour vous prĂ©munir, pour vous arrĂȘter. Que de farouches ennemis de l’Église et de ses prĂȘtres ont commencĂ© par lĂ  ! et c’étaient parfois les meilleurs Ă©lĂšves, ceux qui donnaient les plus belles espĂ©rances ! » L’émotion du prĂȘtre avait gagnĂ© Georges. Il s’avouait en effet qu’il avait Ă©crit Ă  Antone par besoin de se grandir Ă  ses yeux, de rĂ©pondre au pĂšre Levrou et Ă  Miagrin. Les appels au devoir Ă©taient sincĂšres, mais ils s’étaient ajoutĂ©s Ă  des motifs d’orgueil plus profonds, plus puissants. Je n’en suis pas lĂ  ? hasarda-t-il. – Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusqu’au bout de cette voie et tu me rappelles Ă  temps que j’exagĂšre ; mais ce que je n’exagĂšre pas, c’est le danger. Te crois-tu vraiment la mĂȘme sĂ»retĂ© de coup d’Ɠil qu’avant pour discerner une bonne action d’une mauvaise ? Crois-tu que ta vie se dĂ©veloppe avec autant de clartĂ© que jadis ? que tu en as la mĂȘme intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas cĂ©der Ă  de vaines raisons ? As-tu la mĂȘme force de rĂ©sistance au mal, de conquĂȘte pour le bien ? la mĂȘme soif de cette science sacrĂ©e de la vie que donnent les annĂ©es bien passĂ©es dans le devoir ? As-tu la mĂȘme piĂ©tĂ© que naguĂšre ? En un mot peux-tu te rendre ce tĂ©moignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmentĂ© dans ton cƓur depuis quelques mois ?
 Alors ? » C’était le mĂȘme discours que celui du PĂšre Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce qu’il avait entendu naguĂšre Quand vous verrez que j’ai raison, vous suivrez mes conseils
 » C’était vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant. J’espĂšre, dit-il, qu’on ne m’accuse pas d’avoir fait du mal Ă  mon camarade ? – Non, certainement. – Je n’ai donc rien Ă  rĂ©parer, rien Ă  briser. – AprĂšs-demain, tu rentres Ă  Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, Ă©coute-moi, Georges, je te parle avec toute l’affection de mon Ăąme d’ami et toute la clairvoyance de mon expĂ©rience de prĂȘtre je te considĂšre comme irrĂ©mĂ©diablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux rĂ©solutions et si tu ne te rĂ©sous pas tout de suite Ă  faire un acte pĂ©nible, mais nĂ©cessaire. – Quelles sont ces rĂ©solutions ? – La premiĂšre ne plus jamais Ă©crire Ă  cet ami, sous quelque prĂ©texte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit lĂ -bas Ă  Bourg. Tu sais la gravitĂ© des billets d’élĂšves, elle est justifiĂ©e, crois-moi. – Et l’autre ? demanda Georges. – La seconde, c’est de ne plus avoir de conversations particuliĂšres avec lui, j’entends de te trouver avec lui seul Ă  seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dĂšs que tu pressens que vous n’allez rester que vous deux, quitte-le ! » Georges Ă©coute en silence, il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nĂ©cessaire ? – Il est bien inutile de t’en parler, si d’abord tu ne veux pas prendre ces deux rĂ©solutions plus de lettres, plus de conversations particuliĂšres. – C’est dur j’essaierai. – Il ne faut pas dire j’essaierai. Essayer ce n’est pas vouloir, puisque ce n’est pas vouloir tout d’abord, quand mĂȘme et jusqu’au bout ; il faut dire Je le promets. – Je le promets. » Le prĂȘtre lui prit les mains. Mon cher Georges, tu ne m’étonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je t’espĂ©rais ; j’en remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles rĂ©solutions. C’est une vie nouvelle qu’il faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, c’est un sacrifice non Ă  moi, non Ă  tes parents mĂȘme, mais Ă  ce Dieu qui aime les cƓurs gĂ©nĂ©reux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la premiĂšre de cette nature, et de cet ami ? – Oui, fit Georges, les sourcils dĂ©jĂ  froncĂ©s. – Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brĂ»le-la, tout de suite, devant ta mĂšre. – Mais je ne l’ai pas seulement lue en entier, rĂ©pliqua Georges dans un sanglot. – Ne la lis pas. – Je ne l’ai mĂȘme pas. » Et il tournait vers sa mĂšre des yeux de dĂ©sespoir et de supplication, des yeux qui retenaient Ă  peine les larmes Ă©closes sous les cils. L’abbĂ© frĂ©mit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame MorĂšre, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout Georges, ne la prends pas ; dis seulement Ă  ta mĂšre “Maman, brĂ»le-la.” » Cette fois ce fut Madame MorĂšre dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la duretĂ© du sacrifice, elle Ă©tait serrĂ©e de l’angoisse qui tourmentait son fils. Georges s’approcha d’elle elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prĂȘtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel dĂ©barrassĂ© de brouillards ; il dorait les vitres de la fenĂȘtre oĂč finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux d’or. Georges ! mon pauvre enfant ! » rĂ©pĂ©tait Madame MorĂšre. Enfin d’une voix basse, d’une voix implorante qui ne commandait pas certes, qui dĂ©fendait plutĂŽt, Georges murmura Puisqu’il le faut, brĂ»le. » Madame MorĂšre l’étreignit dans ses bras et tandis qu’il l’embrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bĂ»che et jetait une derniĂšre flamme. Tandis qu’elle noircissait avec de lĂ©gers crĂ©pitements, Georges pouvait apercevoir une Ă©criture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles s’envolĂšrent avec les Ă©tincelles. C’était la lettre d’Antone. Le curĂ© de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de l’infortunĂ© et lui dit Mon cher Georges, l’enfant capable Ă  quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit. Tout n’est pas terminĂ©. Georges, il est vrai, se sent plus rĂ©solu, plus fort, plus lĂ©ger ; il savoure dĂ©jĂ  sa libertĂ© reconquise. Il brisera cette amitiĂ© qu’on dit dangereuse et la rĂ©duira, puisqu’il le faut, Ă  une bonne camaraderie sans mystĂšre ni secret. Cependant il craint pour Antone, il s’apitoie sur lui ; s’il pouvait le mĂ©nager ? comment le ramener tout doucement Ă  la vie normale sans qu’il s’en aperçoive ? Le lendemain, jour du dĂ©part, il se lĂšve joyeux ; le dĂ©jeuner est gai il raille les cheveux Ă©plorĂ©s de Bridgette, il promet de longues lettres Ă  Marie-ThĂ©rĂšse. AprĂšs le dĂ©jeuner toute la famille l’accompagne Ă  la gare en bande. Seule, Madame MorĂšre semble un peu craintive, Georges la rassure Tu verras que ça s’arrangera trĂšs bien, ne t’effraie pas. – Georges, n’aie pas trop confiance en toi. – Laisse-moi faire j’ai un plan trĂšs simple et trĂšs pratique. – Dieu soit bĂ©ni ! mais Ă©cris-nous vite. » Le train entre en gare, on installe Georges. Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu n’as pas embrassĂ© Bridgette ! – Les voyageurs pour AmbĂ©rieu, Bourg, Culoz
 en voiture. » Coup de sifflet. Au revoir ! À PĂąques ! À PĂąques ! au 30 mars ! » Le train s’ébranle et fuit ; les portiĂšres se confondent, les tĂȘtes penchĂ©es s’éclipsent l’une l’autre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir Au revoir, Georges ! » À 3 heures 54 minutes, Antone quitte Ă  son tour la Croix Rousse, dĂ»ment embrassĂ©, pleurĂ©, dĂ©moralisĂ© par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvĂ© Ă  la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller Ă  ce qu’il n’ait pas froid aux pieds » et il a Ă©tĂ© saluĂ© Ă©galement par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouchĂ© les pauvres tantes en criant au Tonio chĂ©ri Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? » Mon vieux ! ils l’appellent mon vieux, ce chĂ©rubin ! » Maintenant le train file. Antone songe qu’il va retrouver Georges Ă  la gare. Il est plein de courage, il a bourrĂ© sa valise de livres et entrevoit dĂ©jĂ  la gloire d’ĂȘtre le second en histoire et en composition française. Bourg ! trente minutes d’arrĂȘt !
 Les voyageurs pour MĂącon, Bellegarde, GenĂšve changent de train. » Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employĂ©s s’interpellent ; les Ă©lĂšves se retrouvent. Antone cherche la porte. Georges est arrivĂ© avant lui, Georges certainement doit l’attendre Ă  la sortie. » Georges n’est pas lĂ . DEUXIÈME PARTIE – SOUS LE JOUG CHAPITRE I – RUPTURE Dans l’église de Brou les grandes verriĂšres font resplendir les Ă©cussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumiĂšre sur le chƓur intime et secret oĂč s’entassent les chefs-d’Ɠuvre menus et fĂ©minins de l’art gothique mourant. M. Berbiguet, apprenant qu’Antone ne connaĂźt pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselĂ©es et ouvragĂ©es. Il s’extasie devant la triple porte paradisiaque du jubĂ©, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordeliĂšres, les blasons, les statues, ne fait grĂące d’aucun dĂ©tail. À sa voix chaude et enthousiaste ces Ă©toffes, cette vĂ©gĂ©tation, ces fins objets emprisonnĂ©s, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grĂące, leur vie. Ducs, princesses, bĂ©bĂ©s joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siĂšcle. Les Ă©lĂšves s’attardent, heureux de reculer le moment pĂ©nible de franchir le seuil du collĂšge, mais Antone s’irrite il Ă©coute Ă  peine et s’étonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise dĂ©senchantĂ©e de celle qui ne peut ĂȘtre reine de France Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi d’ĂȘtre suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille d’un saint de vitrail au visage fĂ©minin, qui joint les mains dans une Ă©ternelle priĂšre, tandis qu’un dragon visqueux s’aplatit Ă  ses pieds qu’il lĂšche. Pendant ce temps, dans la cour du collĂšge, Georges MorĂšre est en grande confĂ©rence avec Modeste Miagrin. En arrivant il l’a tout de suite recherchĂ© ; aprĂšs l’avoir remerciĂ© de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le rĂšglement dĂ©fend l’amitiĂ© Ă  deux, pourquoi n’essaierait-il pas de l’amitiĂ© Ă  trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut ĂȘtre aveugle pour ne pas voir le manĂšge des Beurard, des Lurel, et mĂȘme de certains Ă©lĂšves de la grande division, autour de lui. On ne peut l’abandonner. Il le convie donc Ă  cette Ɠuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais n’ose s’abandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultĂ©s Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais qu’il est ombrageux ? – Ne crains rien, rĂ©pond Georges, il m’a Ă©crit pendant les vacances, il se fie absolument Ă  moi ; il acceptera tout de moi. – Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, s’il se fĂąche, tu renonceras Ă  ta combinaison pour le ressaisir. – Jamais. Si tu veux savoir la raison, j’ai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul Ă  seul. » Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu n’es pas assez souple, tu n’arriveras pas Ă  lui faire accepter cela. – En tous cas, je puis compter sur toi pour m’y aider. – SĂ»rement. » Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et d’échapper aux importunitĂ©s du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhĂ©toricien. Il vide dans son pupitre, en Ă©tude, les livres et les confiseries dont on l’a chargĂ© au dĂ©part marrons glacĂ©s de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux Ă  la crĂšme donnĂ©s par la maman pour son premier goĂ»ter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage rĂ©ciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boĂźte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hĂ©site. Enfin il se dĂ©cide pour la boĂźte, essuie les traces de crĂšme, l’enveloppe d’une nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacĂ©s, glisse sous le nƓud une carte, avec ces mots À Georges MorĂšre » et renferme dĂ©licatement le prĂ©cieux paquet dans le bureau de son ami. À peine arrivĂ© dans la cour, sans se prĂ©occuper des railleries de CĂ©zenne, d’Émeril et d’Orlia qui l’ont tout de suite entourĂ©, il court Ă  MorĂšre qu’il aperçoit dans l’allĂ©e du fond, causant avec Miagrin. AprĂšs les premiĂšres effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans l’allĂ©e il attaque la grosse question Tu sais, j’ai beaucoup pensĂ© Ă  toi pendant les vacances, je ne veux plus qu’on t’ennuie Ă  cause de moi, qu’on te mette Ă  l’index et qu’on te fasse des histoires. – Ça m’est Ă©gal pourvu que toi
 – Il ne faut pas que ça te soit Ă©gal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout Ă  fait bon type c’est aussi l’avis de Miagrin. » Antone regarde le compagnon de MorĂšre d’un air qui signifie nettement De quoi se mĂȘle-t-il celui-lĂ  ? » Mais Georges poursuit Voici ce que j’ai pensĂ© faire, puisque tu m’as dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a dĂ©fendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu t’en doutes, il t’a rendu dĂ©jĂ  pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la rĂšgle “Nunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours trois”. À trois nous sommes invulnĂ©rables. Soyons tous les trois amis, comme Ă  la premiĂšre promenade, te rappelles-tu ?
 » Il s’arrĂȘte devant le regard courroucĂ© d’Antone. Miagrin intervient. Vous agirez comme vous voudrez, c’est votre affaire ; mais il est Ă©vident qu’on ne vous laissera pas tous les deux faire bande Ă  part. – Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges. – Parce que, reprend naĂŻvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitiĂ© particuliĂšre. – Qu’est-ce que c’est qu’une amitiĂ© qui n’est pas particuliĂšre ? riposte Antone. – Tu veux qu’on nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ? – C’est ça qui m’est Ă©gal. – Tout t’est Ă©gal, s’écrie Georges agacĂ©. Quand tu seras renvoyĂ© et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera Ă©gal ? – Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne l’admirent pas la maison ; je m’en suis aperçu. – Quand tu es en colĂšre, on ne peut plus raisonner avec toi. – Je ne suis pas en colĂšre, seulement je vois pourquoi tu me dis cela. – Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ? – Le SupĂ©rieur t’a fait la leçon. – Pas vrai. – L’abbĂ© Russec alors ou le PĂšre Levrou ? – Non plus. – Qui ? – Eh bien ! si tu veux le savoir, c’est maman. – À cause de ma lettre ? – Oui. – Alors, rĂ©pond lentement et d’une voix tremblante Antone effrayĂ©, tu ne veux plus ĂȘtre mon ami ? – Si, mais Ă  condition que tu acceptes Miagrin. – Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette. – Antone, Tonio, je t’en prie, tu m’avais promis
 – Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien qu’avec toi, mais c’est fini. – Ne t’emballe pas. Écoute, Tonio, je t’en supplie
 – Non, rĂ©pond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu m’as trompĂ©, tu m’as trahi, c’est fini, lĂąche-moi, lĂ , non, je veux m’en aller, non, je m’en vais, c’est fini. » Et malgrĂ© MorĂšre qui s’efforce de le retenir, Antone se dĂ©gage et court rejoindre le groupe de Lurel, Émeril, d’Orlia, Patraugeat, CĂ©zenne. Je te l’avais dit, conclut Miagrin, tu n’es pas assez habile tu vas trop vite et tu t’y prends trop brusquement, laisse-moi faire. » La nuit vient vite en janvier ; Ă  quatre heures et demie, les Ă©lĂšves se rĂ©fugient dans l’étude. Mais Ă  peine entrĂ© Antone Ramon se prĂ©cipite vers le bureau de MorĂšre et avant que celui-ci n’ait pu se rendre compte de son intention, il soulĂšve le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlĂšve un paquet. Que fais-tu lĂ , Tonio ? – D’abord je te dĂ©fends de m’appeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. » Les Ă©lĂšves, comme une meute accourent, ils ont vu la boĂźte et flairĂ© les friandises. Les yeux allumĂ©s, les mains tendues, ils mendient. Ramon, hein, Ă  moi, dit CĂ©zenne, tu seras un bon type. – À moi ! crie Émeril, je ne t’ennuierai plus ! – À moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te dĂ©fendrai. – À moi ! aboie le gros Patraugeat. – À moi ! » supplie Trophime Beurard. Et c’est quelque chose de rĂ©pugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspĂ©rĂ©es, haletantes de dĂ©sir, jappant, sautant, revenant, se poussant, s’écrasant autour de la boĂźte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, dĂ©chire les papiers. Ne l’étouffez pas, » dit en riant l’abbĂ© Russec qui suit la scĂšne. Mais l’enfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte Ă  la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre Ă  l’abbĂ© surpris la boĂźte pleine de fruits dĂ©licats. Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. » Et croyant faire de l’esprit il ajoute Vous n’oublierez pas Georges MorĂšre. » Georges MorĂšre reste Ă  son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boĂźte se vide, si bien qu’Antone, moitiĂ© fĂąchĂ©, moitiĂ© stupĂ©fait, s’écrie Il n’en reste mĂȘme pas un pour moi ! » Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers d’orange glacĂ©s, les cerises sentant l’eau-de-vie, tout s’est engouffrĂ© dans les bouches. Alors Lurel s’approche de Ramon et tournant le dos Ă  l’abbĂ© Russec Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend gĂ©nĂ©reusement la moitiĂ© d’une prune pulpeuse et dorĂ©e, et mange l’autre moitiĂ© en regardant du coin de l’Ɠil MorĂšre assis Ă  son bureau. CHAPITRE II – LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE À peine rentrĂ©, il faut s’occuper de la sĂ©ance acadĂ©mique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, l’homme de la colonisation, Michel, un ancien » de la maison, doit venir la prĂ©sider. Les professeurs s’ingĂ©nient Ă  exciter l’émulation, Ă  lancer les Ă©lĂšves. M. Pujol, Ă  l’imitation des P. JĂ©suites, a divisĂ© sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thĂ© suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois Ă©loges » elle a droit Ă  une promenade d’une journĂ©e pendant que les autres travaillent. Et cependant la troisiĂšme s’alourdit les propositions les plus allĂ©chantes n’attirent pas ; l’attention vraiment est faible, les devoirs mĂ©diocres, on ne travaille pas. La troisiĂšme est en effet la classe terrible. À quatorze ou quinze ans les enfants se transforment pĂ©riode d’incubation, Ă©poque des chrysalides leur ĂȘtre se pelotonne, ils se mĂ©tamorphosent ; les valeurs se dĂ©placent sans qu’on puisse savoir mĂȘme pourquoi ; le jeu des affinitĂ©s et des antipathies s’embrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine Ă  y comprendre quelque chose. L’abbĂ© Russec s’inquiĂšte aussi on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette frĂ©quentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais. Le fils du fermier a passĂ© des vacances mauvaises. Pour la premiĂšre fois, il a compris la nullitĂ© de son pĂšre ; il n’a mĂȘme pu supporter la bontĂ© inintelligente de sa mĂšre. Cette mesquinerie de vie, de pensĂ©e, d’ambition, cette avarice sordide qui ne sait mĂȘme pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction bĂ©ate d’ĂȘtre enviĂ© par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colĂšre. M. le SupĂ©rieur dans le bulletin a parlĂ© de sa piĂ©tĂ©, de son intelligence et reconnu enfin les indices d’une prĂ©cieuse vocation. Modeste a Ă©tudiĂ© cet avenir. Oui, peut-ĂȘtre ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliĂ©s des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et l’autoritĂ© de la crosse. Mais non, il ne sera pas prĂȘtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, vouĂ© Ă  une vie sans Ă©clat ; d’autres rĂȘves le hantent. Ah ! s’il pouvait conquĂ©rir Ramon, il irait Ă  Lyon, sinon Ă  Paris ; s’il pouvait par lui pĂ©nĂ©trer dans ce monde fermĂ©, riche, aristocratique et qui lui semble d’autant plus merveilleux qu’il le connaĂźt moins ! Il faut qu’il gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle il s’insinue, s’apitoie, sait se retirer Ă  temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais s’il a l’instinct de la conquĂȘte, il n’a pas encore la connaissance des Ăąmes il Ă©choue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus Ă©tudiĂ©es. MorĂšre est profondĂ©ment touchĂ© de cette insistance que rien ne dĂ©courage. Et moi qui me mĂ©fiais de toi ! » lui dit-il avec l’accent du plus amer repentir. Miagrin sourit Il faut savoir attendre, lui rĂ©pond-il. » Mais il a beau rĂ©pĂ©ter Ă  Antone Tu as tort tu te laisses prendre par Lurel, c’est un imbĂ©cile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il n’en obtient que des rĂ©ponses dures. Tu m’ennuies. MĂȘle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami MorĂšre. Je n’aime pas le clan des cafards. » Gaston Lurel triomphe sans effort en quelques jours, il l’a dĂ©goĂ»tĂ© des cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complĂštement raison. Plusieurs fois il a essayĂ© de revoir Georges seul Ă  seul. À la leçon de musique il a insistĂ© pour qu’il renvoie Miagrin, il a mĂȘme osĂ© lui dire Tu sais, si je fais des bĂȘtises tu pourras dire que c’est ta faute. » MorĂšre a refusĂ© avec douleur Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, j’ai promis et, moi, je tiens mes promesses. » Et Antone s’ennuie. Le soir quand toute l’étude travaille sous la lumiĂšre des lampes, dans l’atmosphĂšre vite Ă©chauffĂ©e il oublie bientĂŽt thĂšme ou version ; le menton appuyĂ© sur ses poings il rĂȘve
 Il rĂȘve de vacances au bord de la mer, Ă  Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine d’ombrelles, barbotant dans les flots salins, pĂȘle-mĂȘle, avec des amis, et, parfois, la chaleur d’un ardent soleil semble pĂ©nĂ©trer tout son corps comme aprĂšs la douche et le roulement de la vague
 Il rĂȘve la rĂšgle du surveillant le rappelle Ă  la rĂ©alitĂ© ! Alors il se rĂ©veille et s’ennuie. Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers MĂącon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-d’Ain. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but n’intĂ©ressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des Ă©chelles, des soldats qui rentrent Ă  la caserne ou quelque fillette Ă  la voix criarde qui ramĂšne ses vaches. Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collĂšge et leurs tours les moins Ă©difiants. Monnot est l’effrontĂ© menteur, il s’en vante. Il n’a qu’un principe Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente en flagrant dĂ©lit de vagabondage dans les galeries, il rĂ©pondit hardiment Ă  l’abbĂ© ThiĂ©baut Je viens de l’infirmerie. » L’abbĂ© ThiĂ©baut soupçonneux alla Ă  l’infirmerie oĂč sƓur Suzanne lui dĂ©clara n’avoir pas vu Monnot. Fort de cette dĂ©couverte, il fit mettre un mal » de conduite au flĂąneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprĂšs de l’abbĂ© Russec, de l’abbĂ© ThiĂ©baut, du SupĂ©rieur. DĂ©concertĂ© par une telle fureur, ce dernier revit lui-mĂȘme sƓur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda Ă  ĂȘtre confrontĂ© avec la SƓur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, l’abbĂ© Russec et l’abbĂ© ThiĂ©baut et Monnot recommença ses explications C’était Ă  pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sƓur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. AprĂšs la rĂ©crĂ©ation de dix heures, vous aviez distribuĂ© vos drogues aux Ă©lĂšves, je suis arrivĂ© Ă  ce moment-lĂ , je vous ai demandĂ© un peu d’acide phĂ©nique parce que j’avais mal aux dents, vous ĂȘtes entrĂ©e Ă  la pharmacie, vous ĂȘtes montĂ©e sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sƓur, je vous en supplie. » Et peu Ă  peu, devant son insistance, la sƓur d’abord trĂšs sĂ»re et trĂšs nette, Ă©branlĂ©e, dĂ©racinĂ©e, abasourdie, abrutie, s’est tournĂ©e vers le SupĂ©rieur et lui a dit Il a peut-ĂȘtre raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaĂźtre que j’étais allĂ© Ă  l’infirmerie oĂč je n’avais pas mis les pieds. » Et il rit aux Ă©clats, tandis que Lurel ajoute Prends-en de la graine. » Une autre fois la conversation est tombĂ©e sur leurs lectures. Antone, qui se pique d’avoir beaucoup lu, Ă©numĂšre complaisamment toutes les richesses de sa bibliothĂšque Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul d’Ivoi, magnifiques volumes sur l’ArmĂ©e et la Marine, sur l’expĂ©dition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis d’Edgar Poë  Mais Gaston Lurel au lieu d’envier ce trĂ©sor Ă©clate de rire. Antone en est un peu froissĂ©. Tu as certainement, reprend Lurel, les MĂ©moires d’un Âne et les Voyages de Gulliver ? – Pourquoi me demandes-tu cela ? – Parce que ta bibliothĂšque est une bibliothĂšque de bĂ©bĂ©. Les petites filles elles-mĂȘmes n’en voudraient pas ! – Pourquoi ? » Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compĂšres. Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot. L’abbĂ© Russec s’était rapprochĂ©. Monnot dĂ©tourne la conversation sur les contes d’Edgar PoĂ« et quand l’abbĂ© Russec s’est Ă©loignĂ© Et toi qu’est-ce que tu lis ? demande Ă  son tour Antone. – Pas mes prix, sĂ»rement, ni mes livres d’étrennes, rĂ©pond Lurel. Ça vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, c’est aussi intĂ©ressant que le cours de ThĂšmes. – Alors quoi ? – Moi je lis les grands auteurs contemporains Septime Birbot[1], Émile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achĂšte, les cache sous mon matelas. À la bonne heure, ça c’est intĂ©ressant, et ça vous apprend la vie. Ça n’est pas du coco, Ă©videmment. – Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilĂ  un par exemple qui est d’un raide
 – À propos, Monnot, l’as-tu terminĂ© ? demande Lurel. – Pas encore, je te le rendrai samedi j’en ai bien encore pour deux jours. – DĂ©pĂȘche-toi de le finir, je le passerai Ă  Ramon. – Ah ! Ă  Ramon ? » Ce ah ! » n’échappe pas Ă  Antone. Que peut ĂȘtre ce livre pour que l’idĂ©e mĂȘme de le lui prĂȘter surprenne Ă  ce point Monnot ? Mais Lurel reprend Va donc. N’aie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne s’avisera de venir voir ce qu’il lit en Ă©tude. » Et s’adressant Ă  son nouveau disciple Ă©bahi et muet Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe Ă  cĂŽtĂ© et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant l’étude des leçons tu disposes en Ă©chelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier Ă©chelon en dessous tu vois que ce n’est pas malin. À travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on t’observe. Lis cela, c’est palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. » Antone ne proteste pas. La chose semble si simple Ă  Lurel qu’il craint de passer pour une petite fille en faisant mĂȘme une objection. Pourtant il se rappelle cette premiĂšre classe de l’annĂ©e oĂč son condisciple a failli ĂȘtre pris par l’abbĂ© Perrotot. Une crainte sourde monte en lui jamais il n’aura l’assurance impudente, ni l’habile tour de main de ses nouveaux amis. AprĂšs la promenade, Monnot revoit Lurel seul Ă  seul. Non, vraiment, tu veux qu’on lui passe ton bouquin ? – Pourquoi pas ? – Ramon est encore si naĂŻf. – Justement on va le dĂ©niaiser ; ce sera amusant. – Tu as tort laisse donc Ramon tranquille. – Pilou ! Pilou ! » L’abbĂ© Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ? CHAPITRE III – LE FAUX BOILEAU Le samedi soir, Georges MorĂšre, de sa place, voit en Ă©tude un singulier manĂšge. Un quart d’heure aprĂšs la rentrĂ©e, Monnot, assurĂ© que le surveillant s’occupe d’Orlia, insĂšre entre les jambes de Feydart allongĂ©es en pincettes le dangereux roman qui ramenĂ© ainsi au banc suivant passe de main en main et revient Ă  son propriĂ©taire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les ƒuvres PoĂ©tiques de Boileau », dĂ©pouille l’infortunĂ© de sa couverture et de sa reliure dont il revĂȘt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour l’avertir. Puis il lĂšve le bras vers le surveillant qui acquiesce d’un signe, sort de sa place pour gagner le bureau prĂ©sidentiel et chemin faisant, donne, le dos tournĂ©, le livre Ă  Leroux en lui soufflant Fais passer Ă  Ramon. » Pendant qu’il montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui l’empĂȘchait de lire la phrase Ă  traduire et qu’il lui demandait de multiples explications, s’accomplissait une Ɠuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycĂ©es et collĂšges. Leroux, sans l’ouvrir, a passĂ© le livre Ă  Tahuret. Celui-ci, ayant regardĂ© le titre, le referme prĂ©cipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant Pour Antone
 Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les Ă©lĂšves trop sages, le volume arrive Ă  Antone qui en levant la couverture lit aussitĂŽt Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un Ă©lĂšve n’a arrĂȘtĂ© le livre hideux, pas un n’a empĂȘchĂ© cette corruption d’atteindre l’ñme de son camarade, pas un n’a refusĂ© d’ĂȘtre le dĂ©goĂ»tant entremetteur. On ne refuse pas cela. Toutefois ces allĂ©es et venues ont fini par exciter la mĂ©fiance du surveillant. Antone craintif se hĂąte de glisser le roman dans son bureau. D’un coup d’Ɠil il fait signe Ă  Lurel revenu Ă  sa place qu’il est guettĂ© et se plonge dans son devoir pour dĂ©router les soupçons. Vers la fin de l’étude, son thĂšme achevĂ©, il disposait encore d’un quart d’heure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, dĂ©ploya son atlas et derriĂšre cet abri improvisĂ© ouvrit le faux Boileau. Le titre l’avait dĂ©jĂ  troublĂ©. En le revoyant il se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il se rappelait les rĂ©flexions de Monnot Zola c’est fort, mais Mendoza c’est encore plus raide. » Qu’allait-il apprendre, lui Ă  qui sa mĂšre refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravitĂ© de son acte. Il n’avait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis Ă  Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bĂ©bĂ©. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandĂ© de se hĂąter. Pourtant il lui avait dĂ©fendu de prendre le livre sur lui Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement qu’on le verra tout de suite. Il est encore plus en sĂ»retĂ© dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone n’osait pas attendre il savait qu’il lui faudrait le soir mĂȘme donner des dĂ©tails et raconter ses impressions Ă  son corrupteur. AprĂšs un coup d’Ɠil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une prĂ©face d’une gravitĂ© hilarante ! Si tu as en toi l’une de ces forces suprĂȘmes, GĂ©nie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinĂ©es, Accepte l’amour ou refuse-le ; il n’importe, tu es le Mage auquel obĂ©it l’enfer. Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honorĂ© et honorable, pleurĂ© de tous. Mais si tu es l’un de ces ĂȘtres intermĂ©diaires n’ayant ni le suprĂȘme gĂ©nie, ni le gros bon sens, un de ces ĂȘtres bizarres, tourmentĂ©s, incertains, qui peuvent s’élever, qui peuvent tomber, Crains la premiĂšre rencontre, redoute surtout le premier baiser. Sois chaste. Mais la solitude ou l’indiffĂ©rence, c’est l’ennui ? Crois-tu que la joie existe ? D’ailleurs, choisis ! » Et le terrifiant avertisseur racontait l’histoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prĂȘtres n’avaient pu conserver la momie mĂȘme dans les bains d’huile parfumĂ©e et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine StharnabusaĂŻ avait mis ses lĂšvres sur son cou d’adolescent. Cette premiĂšre page apocalyptique Ă©tonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il s’enhardit donc Ă  lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait l’appartement de sa mĂšre, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-ÉlysĂ©es. Il finissait par s’installer Ă  une table de restaurant non loin d’une jeune dame en noir dont l’enfant jouait au cerceau. N’eĂ»t Ă©tĂ© le style prĂ©tentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale mĂ©taphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur d’Antone, ce dĂ©but de chapitre eĂ»t paru aussi honnĂȘte qu’un roman de la Vicomtesse de SĂ©gur. Pourtant l’enfant ne s’y trompait pas, il s’en dĂ©gageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetiĂšre oĂč l’on jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et l’insĂ©ra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au rĂ©fectoire Lurel, les yeux brillants et les paupiĂšres souriantes, lui demanda Eh bien ! qu’en penses-tu ? » il rĂ©pondit d’un air dĂ©tachĂ© et dĂ©confit Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman ! – OĂč en es-tu donc ? » Et dĂšs qu’Antone le lui eut indiquĂ© Mais tu n’as pas fini le premier chapitre. Ça n’est pas Ă©tonnant. C’est aprĂšs que ça devient intĂ©ressant. – Quand il entre dans la chambre des tĂ©nĂšbres, reprit Monnot avec un petit rire. – Et quand sa sƓur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel. – Le plus raide, c’est la veillĂ©e au lit de mort de sa mĂšre. Non, ça vraiment c’est trop fort, je trouve qu’il exagĂšre. » Lurel protestait sournoisement et Antone Ă©coutait, tout dĂ©contenancĂ© d’ĂȘtre obligĂ© de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-mĂȘme. Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traĂźne. » AprĂšs la priĂšre du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone s’entendit murmurer Ă  l’oreille. Rends-lui son bouquin ! » Il se retourna, mais c’était le moment oĂč les Ă©lĂšves franchissaient la porte du dortoir en se dĂ©bandant il n’aperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et rĂ©flĂ©chit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans l’ouvrir, mais en affectant de l’avoir parcouru ? Le rendre, il n’osait c’était s’avouer petite fille », digne de son surnom de Ninette. L’achever ? rĂ©pugnait Ă  son honnĂȘtetĂ©. Laisser croire qu’il l’avait parcouru ? c’était plus scabreux. Il Ă©tait trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres qu’il n’avait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il s’endormit sans avoir pris de dĂ©cision. La petite Ă©tude du dimanche matin Ă©tait consacrĂ©e Ă  la correspondance familiale et aux leçons de catĂ©chisme. Incapable d’une rĂ©solution Ă©nergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe Ă  Lurel qu’il avait une lettre Ă  Ă©crire. Lurel haussa les Ă©paules. Dix minutes avant le petit dĂ©jeuner il laissa le catĂ©chisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. AprĂšs tout, il en Ă©tait restĂ© Ă  une page qui n’avait rien d’extraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve Ă  propos d’une Ă©tourderie de la petite fille. Le dĂźner achevĂ©, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant l’avenue des Champs-ÉlysĂ©es par une belle soirĂ©e de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De dĂ©tail en dĂ©tail, de phrase en phrase, il avait glissĂ© Ă  une scĂšne immonde Ă  demi voilĂ©e, irritante par le mystĂšre d’infamie qu’elle laissait entrevoir sans l’expliquer. Une curiositĂ© malsaine le poussait Ă  s’avancer dans ce labyrinthe d’impudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de s’arrĂȘter, de ne pas aller plus loin, avançait, page Ă  page, espĂ©rant trouver, Ă  travers ce style Ă©quivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avouĂ©. La cloche sonna. Certes, parmi les ferments qui dĂ©composĂšrent les Ăąmes Ă  la fin du XIXe siĂšcle, Tibulle Mendoza peut se vanter d’avoir Ă©tĂ© l’un des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef d’une Ă©cole poĂ©tique, a jamais jetĂ© un regard sur ces tĂȘtes vives et Ă©tourdies qu’il empoisonna de ses dĂ©jections littĂ©raires, tout en parlant d’art, de beautĂ©, de pitiĂ©, de gloire nationale. Sa honte est d’ĂȘtre restĂ© toujours, mĂȘme sous ses cheveux blancs, un enfant dĂ©pravĂ©. Inutile de dire qu’au repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait qu’il n’avait jamais rien lu d’aussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans prĂ©jugĂ©, ses rĂ©pugnances et ses apprĂ©hensions. Il s’en irritait, revenait Ă  la charge, exaltait les scĂšnes les plus orduriĂšres, s’écriant VoilĂ  qui est vĂ©cu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguĂ« sans qu’il s’en aperçût. Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a l’Ɠil ! – Tu crois que Russec m’a entendu ? demanda Lurel un peu inquiet. – Je ne sais pas. En tous cas, modĂšre ton Ă©loquence, hein ! – Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je n’ai rien dit de compromettant. » La petite sonnette du SupĂ©rieur annonça la fin du repas. Georges MorĂšre, c’était son jour, monta Ă  la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. AprĂšs les grĂąces, comme il allait sortir avec les derniers Ă©lĂšves, il fut rappelĂ© par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux Dites donc, Georges MorĂšre, il m’a semblĂ© entendre pour la date “vigesimo”, c’est une mauvaise forme, il faut dire “vicesimo” ; revoyez votre grammaire et tĂąchez de ne pas me dĂ©shonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention. La galerie s’encombrait de professeurs finissant leur conversation, Ă  pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fĂ»t libre pour regagner la cour oĂč dĂ©jĂ  retentissaient les cris des Ă©lĂšves, quand M. FramogĂ©, le prĂ©fet des Ă©tudes, dit au supĂ©rieur 
 Je crois qu’une visite immĂ©diate des bureaux s’impose ! » Georges frĂ©mit. Cette bribe de phrase pour lui n’avait qu’un sens trop prĂ©cis. On soupçonnait quelque infraction au rĂšglement. Toutes les fois que l’autoritĂ© croyait que des livres mauvais, des boissons prohibĂ©es, du tabac ou d’autres objets interdits avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison, elle profitait d’une classe ou d’une promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce qu’était le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas ĂȘtre un inoffensif roman. Pris en flagrant dĂ©lit de pareil recel, son ancien ami serait sĂ»rement renvoyĂ©. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protĂ©ger contre les mauvaises influences, il l’avait froissĂ© et rejetĂ© dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flĂ»te, en rĂ©crĂ©ation, en promenade, il essaya de l’apaiser, de lui expliquer son but ; Antone s’est mis sur la dĂ©fensive, l’a repoussĂ© d’un mot brutal, a mĂȘme renoncĂ© au foot-ball, sous prĂ©texte de trop grande fatigue, en rĂ©alitĂ© pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont Ă©tĂ© aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi MorĂšre ne fait-il pas appel Ă  l’abbĂ© Levrou, si lui-mĂȘme ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait rapporter », se mettre du cĂŽtĂ© des MaĂźtres ». L’orgueil isole MorĂšre lui-mĂȘme, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue. Les explorateurs racontent qu’ils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinĂ©s Ă  ĂȘtre mangĂ©s par leurs vainqueurs. C’est en vain qu’ils ont interrogĂ© ces victimes, ils n’ont pu leur faire avouer leur situation ces nĂšgres acceptaient d’ĂȘtre dĂ©vorĂ©s, comme ils auraient dĂ©vorĂ© leurs rivaux, si leur tribu avait Ă©tĂ© victorieuse. Ils se retrouvaient d’accord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidaritĂ©, pour repousser le blanc » qui vient se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce qu’il eĂ»t fallu se fier Ă  lui. Ainsi chez les enfants des collĂšges, se dĂ©veloppe parfois cette Ă©trange solidaritĂ© qui fait considĂ©rer tout appel aux maĂźtres comme une trahison envers des condisciples. Pendant les vĂȘpres, Antone songe aux quelques pages malsaines qu’il a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable il est au moment oĂč la volontĂ© dĂ©faillante a dĂ©jĂ  conscience de sa faute et s’abandonne Ă  l’enlisement Il est trop tard, Ă  quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusqu’au fond de la vase. La faute est faite. » Et puis il a beau savoir que c’est mal, il veut apprendre, il lira jusqu’au bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il Ă©coutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces Ă©lĂšves qu’on s’étonne de rencontrer dans les plus sĂ©vĂšres collĂšges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaĂźtre, soit qu’on s’imagine, par une aberration d’esprit inconcevable, pouvoir guĂ©rir des brebis galeuses en les gardant au milieu d’un troupeau sain. À deux heures et demie les Ă©lĂšves se formĂšrent en colonne pour la promenade. L’abbĂ© Russec avait appelĂ© Antone et lui demandait Avec qui ĂȘtes-vous, Ramon ? – Avec Monnot. – Et Lurel, n’est-ce pas ? C’est la troisiĂšme fois ! » À ce moment l’abbĂ© FramogĂ©, maigre, le front ridĂ©, les yeux brĂ»lants, mais les lĂšvres serrĂ©es, descendit les marches du perron et vint droit au prĂ©fet des troisiĂšmes. D’un geste l’abbĂ© Russec avait Ă©loignĂ© Antone. Quelques instants aprĂšs, il appelait Gaston Lurel ? – Monsieur ? rĂ©pondit l’élĂšve, sortant tout Ă©tonnĂ© de la colonne dĂ©jĂ  prĂȘte Ă  partir. – Monsieur le PrĂ©fet des Ă©tudes vous demande. – Venez », dit le vieux prĂȘtre d’un ton sec. Lurel remonta les marches derriĂšre lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux Ă©tonnĂ©s et ses hochements de tĂȘte demandaient Qu’est-ce qu’il y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas
 » Puis il disparut derriĂšre la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les Ă©lĂšves. Avancez, » commanda l’abbĂ© Russec d’un ton solennel, et la division se mit en marche. Monnot restĂ© seul avec Antone Ă©tait singuliĂšrement troublĂ© de ce brusque enlĂšvement. C’est un des avantages de ces maisons d’Internes fortement organisĂ©es que le moindre fait en dehors des sĂ©ries rĂ©guliĂšres et prĂ©vues met immĂ©diatement les imaginations aux champs. Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce qu’on lui veut. – Il a peut-ĂȘtre un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain Ă  se rassurer. Cette hypothĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e de rang en rang sembla la solution et bientĂŽt pour les entraĂźneurs de tĂȘte, Lurel venait de perdre sa mĂšre tandis que, pour les derniers de la colonne, il Ă©tait appelĂ© par un oncle Ă  toute extrĂ©mitĂ©. Au retour, vers quatre heures et demie, les troisiĂšmes apprirent d’un Ă©lĂšve restĂ© Ă  l’infirmerie qu’il avait Ă©tĂ© emmenĂ© par FramogĂ© chez le SupĂ©rieur. Antone, accablĂ© de lourds pressentiments, avait pris la ferme rĂ©solution de ne plus continuer sa lecture, mais Ă  la premiĂšre occasion de rendre Ă  Lurel son ignoble roman. À cinq heures, on rentra en Ă©tude Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois qu’un Ă©lĂšve rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les tĂȘtes. Cependant, aprĂšs la priĂšre, Antone Ramon avait soulevĂ© la tablette de son pupitre. DĂ©cidĂ© Ă  ne s’occuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermĂ©s dans son bureau non sans dĂ©sordre. Un coup d’Ɠil sur ses livres le fit soudain pĂąlir dans la rangĂ©e un vide Ă©tait visible, d’autant plus visible qu’un volume, par suite de ce vide, Ă©tait Ă  demi renversĂ© sur un voisin trop Ă©loignĂ©. Avant d’avoir vĂ©rifiĂ©, Antone comprit que le livre manquant, c’était le roman de Lurel. D’une main tremblante, il les tira tous les uns aprĂšs les autres il ne s’était pas trompĂ©, le Boileau – Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiĂ©vreuses finirent par agacer le surveillant qui d’un coup de rĂšgle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit d’avoir confirmĂ© des soupçons, et se mit Ă  son devoir ; mais ses idĂ©es sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire Ă  sa patrie, s’embrouillaient inextricablement, ses phrases s’empĂątaient, rien ne venait. Son imagination Ă©tait obsĂ©dĂ©e de cette question OĂč est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son Ă©paule la main osseuse du terrible FramogĂ© et d’entendre sa voix sifflante lui dire comme Ă  Lurel Venez. » CHAPITRE IV – COUPS DE FOUDRE Brusquement sonna la cloche, maniĂ©e par une main inhabile. Il n’était que six heures et demie. Pourquoi abrĂ©ger l’étude d’une demi-heure ? Les troisiĂšmes se regardĂšrent stupĂ©faits quelques-uns murmurĂšrent presque Ă  haute voix Ça y est, c’est pour Lurel ! » Sous l’influence de cette idĂ©e, Feydart ouvrit le pupitre de l’absent. Il Ă©tait complĂštement vide. ImmĂ©diatement ce fut une rumeur dans toute l’étude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la priĂšre. Le PrĂ©fet de division survint et achemina les deux longues files d’élĂšves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collĂšge, Ă©lĂšves et professeurs, y fut bientĂŽt rĂ©uni, sauf M. Pujol. On se leva le SupĂ©rieur entrait, la tĂȘte droite, le front sĂ©vĂšre, les paupiĂšres abaissĂ©es, comme s’il refusait de voir un seul enfant. DĂšs qu’il se fut installĂ© derriĂšre le tapis vert de sa table, les divisions s’assirent, la houle des tĂȘtes s’immobilisa et, dans le silence d’attente, dans l’atmosphĂšre glaciale de cette longue salle, il commença d’une voix basse, lente, mais trĂšs perceptible Mes chers enfants, un de vos condisciples a osĂ© introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre d’ignominie
 il n’est plus ici. » Le silence devint lugubre comme un arrĂȘt du cƓur. À une heure et demie, nous dĂ©couvrions cette ordure ; Ă  deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; Ă  quatre heures, il partait ; Ă  l’heure oĂč je vous parle, il est rendu Ă  sa famille. » Un Ă©lĂšve fit entendre un Oh ! » de stupeur. Le SupĂ©rieur maintenant tonnait Ah ! mes enfants, dans une maison chrĂ©tienne comme la nĂŽtre, jamais nous n’accepterons des esprits contaminĂ©s, des cƓurs gĂątĂ©s. Avant tout, nous tenons Ă  la puretĂ© de vos mƓurs vos professeurs, vos maĂźtres, moi-mĂȘme, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, Ă  ce que rien ne puisse ĂȘtre un obstacle Ă  la vertu. Mais si, malgrĂ© notre sĂ©vĂ©ritĂ© pour l’admission des nouveaux, malgrĂ© notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que l’un d’entre vous n’est pas digne de rester, nous n’hĂ©siterons jamais. Quelles que soient ses qualitĂ©s, ses mĂ©rites, je dirai plus, les mĂ©rites, les services de sa famille, cet Ă©lĂšve, nous le renverrons immĂ©diatement. Mgr Dupanloup, ce grand Ă©ducateur, fit renvoyer d’un collĂšge soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exĂ©cution, il s’en applaudit. Eh ! bien, c’est une conduite que nous comprenons, car nous sommes prĂȘts Ă  l’imiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante Ă©lĂšves dangereux, nous retrancherions, sans dĂ©lai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante Ă©lĂšves
 » Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misĂ©rable fer amolli par le feu. Il Ă©tait Ă©crasĂ©, anĂ©anti. Le SupĂ©rieur n’allait-il pas le nommer, l’appeler, le flĂ©trir devant tout le collĂšge et le renvoyer Ă  son tour ? Car quel Ă©tait ce mystĂšre ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il n’osait relever le front ; Ă  quelques bancs de lui, Monnot accablĂ© ne cherchait mĂȘme pas Ă  cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et qu’attendre d’un cƓur dĂ©pravĂ© ? Qu’espĂ©rer d’un esprit obsĂ©dĂ© par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles Ă©tudes ? » Puis le justicier insistait sur ces signes rĂ©vĂ©lateurs, sur ces indices qui trompent, hĂ©las ! si rarement dĂ©goĂ»t, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait dĂ©faillir. Mais ce n’était pas encore la fin. Avec l’accent de l’étonnement, le SupĂ©rieur, maintenant, donnait les dĂ©tails les plus prĂ©cis Vous l’avez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractĂšre altier, facilement contempteur de la rĂšgle et de ses maĂźtres ; vous avez peut-ĂȘtre admirĂ© cette indĂ©pendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des consĂ©quences, pourvu qu’il agisse Ă  sa guise. Que ne l’avez-vous vu tout Ă  l’heure, lui si fier, si indomptable, se jeter Ă  nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous Ă©mouvaient profondĂ©ment et le relevaient Ă  nos yeux, car elles nous prouvent qu’il y a encore en lui quelque sentiment de l’honneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine Ă  sa mĂšre, de ne pas infliger cette honte Ă  sa famille. Trop tard ! Nous n’avons pas le droit d’écouter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer Ă  vous, Ă  vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces rĂ©flexions, prĂ©voir ces consĂ©quences, au moment oĂč vous introduisiez cette Ɠuvre de honte, dont le nom mĂȘme ne souillera pas mes lĂšvres. » Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravitĂ© solennelle des premiĂšres paroles, mais sans cet accent de colĂšre contenue qui avait terrorisĂ© Antone Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes mercredi prochain, ce sera la fĂȘte de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la TrĂšs Sainte Vierge. Comment ces deux fĂȘtes ne vous donneraient-elles pas l’occasion de rĂ©flĂ©chir, de retremper votre volontĂ©, de purifier vos cƓurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et gĂ©nĂ©reusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infĂąmes, qui dĂ©shonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littĂ©rature assez d’Ɠuvres nobles et Ă©levĂ©es “Sursum corda”, En haut les cƓurs ! Et mĂ©ditez cette parole que par trois fois Dieu rĂ©pĂ©ta Ă  JosuĂ©, au jour de l’entrĂ©e dans la Terre promise “Confortare et esto robustus”, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous n’en ĂȘtes pas capables ici ? » Cette fois, c’était fini le SupĂ©rieur se leva et tout le collĂšge se rendit Ă  la chapelle, puis au rĂ©fectoire. LĂ , Monnot et Beurard recouvrĂšrent un peu de sang-froid et essayĂšrent de deviner l’énigme. Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait jouĂ© RibouldƓil, comment il avait dissimulĂ© un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volĂ© la clef. Monnot lui-mĂȘme ne soupçonnait pas qu’il pĂ»t y avoir un rapport entre le livre surpris et celui d’Antone ; il lui rĂ©pĂ©tait Dis donc, c’est maintenant qu’il faut te mĂ©fier ! Fais disparaĂźtre son bouquin dans les cabinets. » Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisiĂšme et parla quelques instants Ă  l’oreille de M. Pujol. Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le SupĂ©rieur vous demande. » Ce simple appel tomba dans le silence subit des Ă©lĂšves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit Ă  mi-voix Je suis flambĂ©. » L’entrevue fut brĂšve. Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? » Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza. Monsieur le SupĂ©rieur, je vous jure que je ne l’ai jamais lu. – Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait lĂ -dessus des aveux complets. N’essayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir Premier Amour ! – Monsieur le SupĂ©rieur, je croyais qu’il s’agissait de l’amour d’une mĂšre. » EffrontĂ©ment, Monnot lançait cette explication Ă  la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, qu’il s’agissait de l’amour d’un fils pour sa mĂšre. N’est-ce pas le premier amour ? Si habituĂ© que fĂ»t le digne prĂȘtre aux invraisemblables excuses des mauvais Ă©lĂšves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dĂ©rangĂ©. Votre obstination, mon enfant, ne fait qu’aggraver votre situation. TĂąchez d’ĂȘtre de bonne foi, et, croyez-moi, rĂ©pondez avec sincĂ©ritĂ©. N’ĂȘtes-vous pas entrĂ© en Ă©tude, hier, pendant la rĂ©crĂ©ation de midi ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur, ça je peux vous le jurer ! s’exclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vĂ©ritĂ©. – Vous n’avez pas enlevĂ© ce roman du bureau d’un de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ? – C’est une pure calomnie, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est Lurel qui prĂ©tend cela ; c’est un menteur. – Écoutez-moi bien et faites attention Ă  votre rĂ©ponse. N’avez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prĂȘt de ce roman Ă  un autre condisciple ? » Paul Monnot vit une allusion Ă  la scĂšne du rĂ©fectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel l’avait accusĂ© pour s’excuser lui-mĂȘme, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlĂ© de prĂȘter ses bouquins Ă  d’autres, et jamais lui, Monnot, ne s’était mĂȘlĂ© des histoires de Lurel avec d’autres camarades. Il s’enfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de sĂ©parer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine l’arrĂȘta du geste Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous ĂȘtes renvoyĂ©. » La figure du menteur se figea dans la plus subite stupĂ©faction. Monsieur l’abbĂ© Russec, reprit le SupĂ©rieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlĂ© en votre faveur. Gaston Lurel lui-mĂȘme en vous accusant d’avoir enlevĂ© ce roman du bureau d’Antone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire Ă  une intervention gĂ©nĂ©reuse de votre part pour Ă©viter cette souillure Ă  votre jeune camarade, et vous osez vous en dĂ©fendre, malheureux, comme d’une mauvaise action ? » Monnot demeurait abasourdi. Le SupĂ©rieur sonna, et bientĂŽt le complice de Lurel Ă©tait conduit Ă  la chambre des rĂ©flexions. C’était une cellule Ă©cartĂ©e oĂč l’on gardait les Ă©lĂšves remerciĂ©s jusqu’au moment de les rendre Ă  leurs parents. CHAPITRE V – FIN DE L’ENQUÊTE Cependant une seule Ăąme dans tout le collĂšge se rĂ©jouissait vraiment de cette journĂ©e. C’était Georges MorĂšre. C’était lui qui, la veille, entendant la menace du prĂ©fet Ă©tait rentrĂ© en Ă©tude, avait pris dans le bureau d’Antone le roman infĂąme et sans hĂ©siter, avec la sainte fĂ©rocitĂ© des cƓurs purs, l’avait rejetĂ© dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirĂ©e, il avait suivi, Ă©mu mais non troublĂ©, les inquiĂ©tudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goĂ»tait la joie la plus noble, la plus virile, celle d’avoir prĂ©servĂ© un camarade d’un grand danger sans mĂȘme qu’il s’en doutĂąt. Il finira bien par apprendre que c’est moi, pensait-il, alors il reconnaĂźtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitiĂ© dans les conditions que je lui ai proposĂ©es. » Il s’applaudissait donc d’avoir Ă©tĂ© justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en Ă©tude et bientĂŽt Antone Ramon l’accompagnait Ă  son tour. Les Ă©lĂšves s’interrogĂšrent surpris, Georges pĂąlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lĂšvres entr’ouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples. Bresson frappa Ă  la porte du directeur, ouvrit, et se retira aprĂšs avoir fait passer l’enfant hĂ©sitant comme un agneau qui sent l’abattoir. Le SupĂ©rieur [se trouva face Ă  un Ă©lĂšve] qu’une inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la piĂšce, les mains unies, le front baissĂ©. À l’angle de la table il avait aperçu le faux Boileau. Mon enfant, commença le Chanoine, d’une voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyĂ©s pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. » Antone exhala un ah ! » si faible que le SupĂ©rieur ne l’aurait pas entendu s’il ne s’était arrĂȘtĂ© sur ce dernier mot en le dĂ©visageant. Le PrĂȘtre reprit sĂ©vĂšrement Vous savez de quel livre je veux parler ? » MalgrĂ© un long silence d’attente, Antone ne rĂ©pondit pas. Vous en connaissez l’existence, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur, avoua l’enfant d’une voix Ă  peine perceptible, et sans lever les yeux. – L’avez-vous eu entre les mains ? » Baissant de plus en plus la tĂȘte Antone murmura dans un souffle Oui, Monsieur. – Quel jour ? » D’une voix Ă©teinte, l’accusĂ© dit Samedi soir, Ă  la fin de l’étude. – L’avez-vous lu ? » Antone rougit. La question Ă©tait Ă©quivoque. L’idĂ©e qui s’imposa Ă  lui fut qu’on lui demandait s’il l’avait lu en entier, et trĂšs sincĂšrement il rĂ©pondit Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Vous affirmez que vous ne l’avez pas lu ? » L’enfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillĂ© par ces regards, humiliĂ© par cette enquĂȘte, terrorisĂ© par le renvoi suspendu sur sa tĂȘte, il murmura avec des larmes dans la gorge J’ai lu
 les premiĂšres pages
 seulement
 » Ses joues s’empourprĂšrent, ses yeux se gonflĂšrent et un sanglot le secoua. La solennitĂ© de l’enquĂȘte, le silence du lieu, et les regards obstinĂ©s du SupĂ©rieur l’oppressaient. Celui-ci, devant ce corps frĂȘle agitĂ© de tremblements convulsifs, craignit d’avoir frappĂ© trop fort. Tout s’expliquait. Pour lui, Antone Ă©tait sincĂšre, il s’était laissĂ© enjĂŽler trop facilement, mais sa fiĂšre nature avait rejetĂ© le poison dĂšs qu’elle l’avait senti. C’était lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tĂȘte de l’enfant encore Ă©pouvantĂ©, d’un ton grave et affectueux, il prononça Vous ĂȘtes bien Ă©tourdi ! Que de craintes nous a inspirĂ©es votre conduite ! mais je bĂ©nis Dieu de vous avoir gardĂ© la droiture du cƓur, l’horreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Allez, Dieu vous a sauvĂ© d’un grand danger, rĂ©flĂ©chissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front d’Antone le signe de la croix et le renvoya plus stupĂ©fait qu’un naufragĂ© rejetĂ© en pleine tempĂȘte sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en Ă©tude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement il Ă©tait sur le point de monter chez le SupĂ©rieur. Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, d’Orlia et quelques autres tenaient Ramon enfermĂ© dans leur cercle, loin des yeux de l’abbĂ© Russec, au fond de la cour. Oui, tu n’es qu’un sale cafard, criait Patraugeat, c’est toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot. – Moi ! moi ! protestait Antone. – Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ? – Ce n’est pas vrai. – Ce n’est pas vrai, reprit Patraugeat, ce n’est pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans l’avertir, parce que tu savais qu’on allait faire l’inspection ? – Moi, j’ai fait cela ? – Oui, tu as fait cela. – Ah ! si c’est possible ! – Tu pensais qu’on ne saurait rien. Mais Bresson m’a remis un mot de Monnot qui est renvoyĂ© c’est net. Comprends-tu maintenant ? » Georges MorĂšre et Modeste Miagrin Ă©taient accourus Lurel ne l’a pas volĂ©, dĂ©clara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-lĂ  sont des cochons
 » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspĂ©rĂ© par ces accusations se retournait contre lui D’abord toi, mĂȘle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-lĂ  sont des cochons, ceux qui lĂąchent leurs amis, comme toi, sont des salauds. – Antone Ramon, mettez-vous aux arrĂȘts. » L’abbĂ© Russec arrivĂ© sur la derniĂšre phrase rĂ©tablissait l’ordre par une punition. Et vous autres, continua-t-il, dĂ©pĂȘchez-vous de jouer. » Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait l’allĂ©e d’arbres en hochant la tĂȘte et en roulant les Ă©paules de colĂšre, les mains rageusement enfoncĂ©es dans ses poches. Quel roquet, murmura le prĂ©fet de division, toujours Ă  aboyer ! » Tandis qu’Antone remĂąchait sa colĂšre et donnait de vigoureux coups de talon Ă  un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitiĂ© et cherchait Ă  s’approcher sans se faire remarquer. Mais l’abbĂ© Russec et les Ă©lĂšves avaient trop de raisons de s’occuper d’eux pour qu’il pĂ»t rĂ©ussir. Quand sa colĂšre fut calmĂ©e, Antone rĂ©flĂ©chit des souvenirs remontĂšrent Ă  son esprit. Quelqu’un avait enlevĂ© le livre de son bureau avant l’inspection du SupĂ©rieur et l’avait remis dans celui de Lurel. C’était Ă©vident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit Tu as tort d’aller avec cet imbĂ©cile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » C’était lui certainement qui lui avait soufflĂ© Ă  l’oreille Rends-lui son bouquin. » C’était lui qui avait enlevĂ© le dangereux roman. Comment ne l’avait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait Ă©tĂ© renvoyĂ© comme Lurel et Monnot. DĂšs lors il songea Ă  le remercier, Ă  lui demander pardon de l’avoir malmenĂ©, Ă  s’appuyer sur lui. CaractĂšre ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin d’avoir perpĂ©tuellement un compagnon et un confident. Maintenant il dĂ©testait MorĂšre qui avait insultĂ© ses deux malheureux condisciples et il se fiait Ă  Miagrin qui lui avait inspirĂ© tout d’abord une si vive rĂ©pugnance. À quatre heures, ce dernier fut tout Ă©tonnĂ© de voir Antone accourir et lui dĂ©clarer Ă  brĂ»le pourpoint Tu sais, j’ai tout compris, c’est toi qui m’as averti, tu m’as Ă©pargnĂ© le renvoi. – Moi ! – Ne fais pas l’ignorant ! – Comment peux-tu savoir ?
 – Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, j’ai eu tort d’aller avec Lurel et Monnot veux-tu ĂȘtre mon ami ? – Avec MorĂšre ? – Non, ça jamais ! il m’a trompĂ© ; c’est un capon, et un lĂącheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger
 Mais laissons MorĂšre. Et mĂȘme si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. » Miagrin est un peu gĂȘnĂ© ; il a compris, lui, toute l’affaire, il devrait d’un mot Ă©clairer Antone. Mais voici que l’amitiĂ© du petit Lyonnais s’offre Ă  lui ; dĂ©jĂ  il en pressent toute l’utilitĂ© pour son avenir. Non, il ne l’éclairera pas. MorĂšre s’informe Eh ! bien, que pense-t-il ? » NĂ©gligemment, Miagrin rĂ©pond Tu vois, Antone est trĂšs montĂ© ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. » Et toujours naĂŻf, Georges MorĂšre accepte de rester Ă  l’écart et remercie Modeste Miagrin du rĂŽle ingrat qu’il assume. CHAPITRE VI – INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ À partir du mois de janvier les membres de la ConfĂ©rence de Saint-Vincent-de-Paul, c’est-Ă -dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La sĂ©rie coĂ»te deux francs. C’est une Ă©poque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusĂ© de l’argent de poche, mĂȘme pour ces actes de charitĂ©. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq sĂ©ries, lui demande tranquillement Quel numĂ©ro as-tu ? » Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » rĂ©pond le gros Patraugeat. Miagrin lĂšve les Ă©paules visiblement gĂȘnĂ© et s’éloigne. Si j’étais Ă  sa place, riposte Antone, tu aurais dĂ©jĂ  ma main sur la figure. – Pauvre petit, va dire Ă  ta mĂšre qu’elle te mouche. Ah ! c’est vrai, continue-t-il avec un Ă©tonnement simulĂ©, il ne faut plus toucher Ă  Miagrin, c’est ton ami ? » Cependant le grand Lemarois insiste auprĂšs d’Antone. Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, s’ils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. » Antone a Ă©crit et reçoit une rĂ©ponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardiniĂšre, deux coussins, et un classeur pyrogravĂ© par tante Zaza. Aussi Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, c’est Ă  qui se prĂ©cipitera sur lui. Pour ta tante, un billet, hein ?
 Ah ! n’oublie pas ton parrain il te supprimerait les Ă©trennes. » Au dĂ©sir naturel d’ĂȘtre le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mĂȘle un sentiment moins Ă©levĂ© et les cajoleries ne vont pas toutes Ă  exciter la charitĂ© d’Antone. Miagrin le voit bien ; il ne peut l’empĂȘcher, mais il en souffre d’une souffrance mauvaise. MĂȘme dans ce lointain collĂšge de province, il voit trop le pouvoir de l’argent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par s’interposer maladroitement un jour qu’Antone est serrĂ© de trop prĂšs par Lemarois et Jean Trigaud. Laissez-le donc, il sait bien ce qu’il doit faire. » Alors Jean Trigaud, le fils d’un avouĂ© de MĂącon, qui connaĂźt la famille Miagrin riposte Ta bouche, vacher ! » Et aprĂšs vĂȘpres, comme les troisiĂšmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cĂšdre, ornement de leur cour, se massent Ă  la barriĂšre en criant Vacher ! vacher ! vacher ! » Ça, c’est pour Miagrin, » explique Patraugeat d’une voix haute. L’infortunĂ© dissimulĂ© derriĂšre ses deux compagnons a baissĂ© la tĂȘte en rougissant. Antone l’a vu cette honte le gĂȘne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu hĂ©roĂŻques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du pĂšre et la parcimonie de la mĂšre. Pris de pitiĂ©, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets l’autre refuse avec hauteur. C’est vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche d’instinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et d’une voix coupante Tu ne crois pas, lui dit-il, que j’accepterais l’aumĂŽne. Si je veux un billet, je suis assez grand pour m’en offrir un. » En effet, huit jours aprĂšs, il montre Ă  Antone le mince carrĂ© de papier. 525 tu verras, dit-il, que je ne gagnerai qu’un brimborion. » Ce qu’Antone ignorera toujours, ce sont les manƓuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet vente Ă  Émeril de quelques timbres-poste Ă©trangers, cession Ă  bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications Ă  l’Économe pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient. Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivĂ©. La salle des exercices est transformĂ©e. Sur l’estrade resplendit l’étalage des lots depuis la carabine qui excite la cupiditĂ© mĂȘme des petits huitiĂšmes jusqu’à l’Histoire du Consulat et de l’Empire dont rĂȘvent les troisiĂšmes et les rhĂ©toriciens. La liste des objets est arrĂȘtĂ©e on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncĂ© le petit Perrinet tire de l’urne alĂ©atoire un numĂ©ro qui dĂ©termine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune une casquette de cycliste Ă  Sa Grandeur Monseigneur l’évĂȘque de Belley, un lorgnon au clairvoyant prĂ©fet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au SupĂ©rieur ; un costume de gendarme Ă  Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirĂ©e d’un rĂ©pertoire immuable couplets militaires sur le volontariat, gardes champĂȘtres illettrĂ©s et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon Ă  carreaux disant Aoh yes, milord. » C’est dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier ! De quart d’heure en quart d’heure, Antone gagne un lot vase de Chine, cabaret Ă  liqueurs, MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Marbot. Et le collĂšge Ă©clate en protestations Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent l’honneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumĂ©s, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie. Soudain retentit ce chiffre et ce nom 525 – Modeste Miagrin. Comment ! Miagrin a pris un billet ? s’écrie CĂ©zenne, qu’est-ce qu’il gagne ? Par ici ? Par ici ? » Trigaud l’a vu de loin il lui jette son lot comme un os Ă  un chien et repart. C’est une de ces araignĂ©es japonaises ouate, fil de fer et papier, dont la valeur n’atteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine Ă  la loterie car il faut bien mĂ©nager le bĂ©nĂ©fice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa dĂ©convenue et nul ne soupçonne ce qui s’amasse de sourde irritation, de fiel et d’envie dans ce cƓur bafouĂ© par le sort, mĂȘme en ces petites choses. L’eau va toujours Ă  la riviĂšre il n’y a de bonheur que pour les riches. À Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grĂące, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous ! Le soir on joue, pour divertir le collĂšge, une comĂ©die de MoliĂšre arrangĂ©e pour jeunes gens. Cette annĂ©e Monsieur Huchois a prĂ©parĂ© L’École des jeunes gens ou la Vocation contrariĂ©e. » Un tuteur, Arnolphe, prĂ©tend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrĂ©taire. Pour obtenir plus sĂ»rement ce rĂ©sultat, il l’élĂšve jalousement enfermĂ© chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, l’aperçoit et se met en tĂȘte de faire engager Agnelet dans son propre rĂ©giment. Il dĂ©joue toutes les prĂ©cautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grand’pĂšre du pupille survient et approuve cette vocation guerriĂšre. Agnelet sera officier au grand dĂ©sespoir d’Arnolphe, obligĂ© de chercher un autre secrĂ©taire. En vain M. Berbiguet avait protestĂ© contre cette ridicule transformation de l’École des Femmes » et montrĂ© tous les dangers de ces conversations d’amour devenues des conversations d’amitiĂ©. Monsieur Huchois s’était obstinĂ©. Faut-il dire que les Ă©lĂšves entre eux rĂ©tablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties d’Agnelet avec des rires inquiĂ©tants. Les rĂ©sultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. FramogĂ© commence sa classe de philosophie par ce discours Je vais vous lire une poĂ©sie oubliĂ©e par son auteur dans un paquet de devoirs. Écoutez. » Et il dĂ©clame non sans affectation, de sa voix sĂšche et qui semble toujours irritĂ©e Comme la rose est belle Ă  l’heure de l’aurore, Comme l’astre est brillant au sein du firmament, Comme la perle est rare au fond de l’OcĂ©an, Comme l’aiglon est fier alors qu’il vient d’éclore, Ainsi tu m’apparais, jeune enfant endormi, Plus rare que la perle et plus beau que la rose, Plus noble que l’aiglon qui fiĂšrement se pose, Plus brillant que PhĂ©bus ! sois, ĂŽ sois mon ami ! Toute la classe Ă©clate de rire et demande L’auteur ! l’auteur ! » L’auteur, reprend M. FramogĂ©, c’est Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huĂźtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales mĂ©taphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, d’apprendre votre cours Ă  l’aurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais Ă  quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! C’est si grotesque que je ne ferai pas d’enquĂȘte. Restez tranquille, vous m’avez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? » Trigaud resta coi et se vit infliger un zĂ©ro. Mais M. FramogĂ© Ă©tait le seul Ă  ignorer dans la classe l’ami recherchĂ© par l’apprenti-poĂšte. Or la mĂȘme semaine, sous l’impulsion de M. Pujol, les troisiĂšmes s’efforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois Ă©loges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour d’étĂ©. Ils touchaient au but Carthaginois et Romains avaient travaillĂ© et la conduite avait Ă©tĂ© excellente, lorsque le samedi matin on apprit que l’éloge Ă©tait manquĂ© par la faute d’Antone. Il avait encouru un mal » de conduite. À midi on l’entoura et il dut s’expliquer. La veille au soir, revenant de sa leçon de flĂ»te, derriĂšre M. Castagnac et MorĂšre, il avait Ă©tĂ© rejoint Ă  pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignĂ©e japonaise sur le cou. Surpris et agacĂ©, il avait ripostĂ© par une gifle. Juste Ă  ce moment M. Huchois dĂ©bouchait dans la galerie, et lui avait infligĂ© un mal de conduite, malgrĂ© l’intervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois. Toutes les dĂ©marches auprĂšs de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable Ă©tait Lemarois, que le geste d’Antone Ă©tait un rĂ©flexe nerveux. Je n’admets pas les brutalitĂ©s, » rĂ©pondait-il. Georges MorĂšre Ă©tait fort troublĂ©. Il prit Miagrin Ă  part TĂąche donc de savoir la vĂ©ritĂ©, lui dit-il ; Lemarois n’a tirĂ© son araignĂ©e de sa poche qu’aprĂšs la gifle. Il y a quelque chose de louche. » Voyons, insinue le sacriste Ă  Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire d’araignĂ©e aux autres. » Antone est surpris de cette finesse et rĂ©pond Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce n’est pas pour son araignĂ©e que je l’ai souffletĂ©. Ce grand imbĂ©cile est venu Ă  pas de chat derriĂšre moi et m’a mis ses lĂšvres sur le cou. Sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir je lui ai lancĂ© ma main Ă  la volĂ©e, en pleine figure. » Geste simple auquel n’avait pas pensĂ© jadis le roi Égyptien Thoutmosis ! Que veux-tu, continue-t-il, quand j’étais petit et que mes tantes m’embrassaient comme ça, c’était plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ça m’agaçait. – Eh ! bien pourquoi ne l’as-tu pas dit Ă  M. Pujol ? – Parce que Lemarois m’a soufflĂ© Ne me fais pas renvoyer. – Tu ne vas pas Ă  cause de cet idiot attirer sur toi la colĂšre de toute la classe, et faire manquer la promenade. – Tant pis pour la promenade, j’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, exceptĂ© toi, et Lemarois. – Ce n’est pas sĂ»r », rĂ©plique Miagrin. On espĂ©rait que le SupĂ©rieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, l’homme du rĂ©glement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de tĂȘtes dĂ©sappointĂ©es, le samedi soir, quand Ă  la proclamation des notes, rĂ©sonna le mal » de conduite d’Antone. En vain le SupĂ©rieur fĂ©licita la classe de son effort, regretta le fĂącheux accident, escompta le succĂšs Ă  la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. C’était bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, c’est-Ă -dire les plus paresseux. Moi d’abord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mĂȘmes Ă©taient abattus. Le dimanche fut une journĂ©e de rĂ©volution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour s’en prendre Ă  Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, MorĂšre et Miagrin protestĂšrent Ça m’est bien Ă©gal ! » rĂ©pĂ©tait Antone d’un ton colĂšre. Le soir Miagrin le prit Ă  part Écoute, lui dit-il, MorĂšre savait tout ; peut-ĂȘtre, si tu ne l’avais pas quittĂ©, t’aurait-il tirĂ© d’affaire. Mais je crains qu’il ne t’en veuille de l’avoir abandonnĂ©. » C’était le meilleur moyen d’exaspĂ©rer le petit Lyonnais, Miagrin ne l’ignorait pas. Du coup en effet Antone s’écria Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-lĂ  ! Il verra celui des deux qui peut se venger de l’autre. N’aie pas peur, je trouverai une occasion. » À grand’peine Miagrin l’empĂȘcha d’aller injurier son ancien ami. Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive Ă  qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. » L’arrangement de l’hypocrite ne fut pas compliquĂ©. Profitant de la libertĂ© d’aller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement Georges MorĂšre m’a tout racontĂ©. Nous n’allons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te dĂ©clares pas, on te dĂ©clare. » Le philosophe comprit que sa derniĂšre chance de salut Ă©tait l’aveu volontaire, et se rĂ©signa Ă  rĂ©vĂ©ler toute l’histoire au SupĂ©rieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois Ă©tait renvoyĂ© temporairement, jusqu’à PĂąques. Le mal » de conduite d’Antone Ă©tait effacĂ© et le premier Ă©loge acquis Ă  la classe de troisiĂšme. Au dĂ©part pour la promenade, le lendemain, les grands massĂ©s Ă  la barriĂšre et furieux recommencĂšrent Ă  crier avec Trigaud Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dĂ©visagea avec un sourire de mĂ©pris, il leur avait fait sentir sa force, il s’était vengĂ© de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitĂŽt reprise par CĂ©zenne, Émeril et les troisiĂšmes. Va chez toi ! va chez toi ! » Georges MorĂšre dĂ©goĂ»tĂ© de cette bassesse et de cette rancune baissait la tĂȘte. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquĂ©e et s’en irrita davantage. CHAPITRE VII – LA LUTTE POUR LA GLOIRE Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collĂšge prĂ©pare une grande sĂ©ance acadĂ©mique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une acadĂ©mie florimontane ». Si ses membres ne s’entendent pas toujours sur l’orthographe et se permettent dans l’emploi de la langue française des licences ignorĂ©es des grands Ă©crivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grĂąces un peu vieillottes du TĂ©lĂ©maque, des Harmonies de la Nature, et de l’Introduction Ă  la Vie DĂ©vote. Le sujet de la sĂ©ance sera Dupleix et le GĂ©nie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guĂšre prĂȘter aux exercices scolaires habituels versions et thĂšmes latins, thĂšmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, Ă©tudes littĂ©raires, rĂ©citation de poĂštes classiques. Jules Verne peut-il remplacer HomĂšre, PondichĂ©ry entrer dans un hexamĂštre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste n’est pas arrĂȘtĂ© par de telles difficultĂ©s. L’Inde a un passĂ© classique Eschyle en parle, Alexandre l’a conquise. Des poĂštes latins l’ont chantĂ©e ; le moyen Ăąge en a fait un pays de lĂ©gende. VoilĂ  pour les rhĂ©toriciens. Et maintenant une connaissance Ă©lĂ©mentaire de la langue hindoue permettra aux hellĂ©nistes de traduire Faty Abad, la CitĂ© de la Victoire par Nikopolis ». Les secondes cĂ©lĂ©breront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse BĂ©gum ; une matiĂšre » habilement prĂ©parĂ©e par M. Berbiguet les invite aux distiques latins Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, Ă©pouse de Dupleix, illustre Joanna ! » Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor, Laurus florescat, clara Johanna, tibi. Les quatriĂšmes rĂ©citeront un dialogue Ă  la FĂ©nelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront Ă  propos de cet exercice la question du DĂ©terminisme ». Plus humblement les troisiĂšmes s’efforceront de traduire en belle prose cicĂ©ronienne une demande de secours de Dupleix Ă  Louis XV et rappelleront dans une Ă©lĂ©gante narration un fait de sa vie hĂ©roĂŻque. D’accord avec le professeur d’histoire, Monsieur Pujol fait de cette derniĂšre composition un concours oĂč l’on devra prouver Ă  la fois ses connaissances historiques et son habiletĂ© en prose française. Le sujet c’est la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de s’entendre et dont la querelle fut la premiĂšre cause de notre ruine aux Indes. DĂ©fense absolue de se servir d’aucun livre. Et aprĂšs avoir rappelĂ© le grand principe Qui ne sait se borner ne sut jamais Ă©crire. » M. Pujol laisse ses Ă©lĂšves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition. Bah, dit CĂ©zenne Ă  Ramon, ce n’est pas la peine de nous casser la tĂȘte, MorĂšre sera le premier, sĂ»rement ! Dis donc, Dupleix, c’est bien le gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© tuĂ© Ă  Rosbach en dĂ©fendant le Canada ? – Non, tu embrouilles tout. – Tant pis. » Et CĂ©zenne se lance Ă  corps perdu dans une fantaisie historique qui n’est pas sans humour. Antone s’est irritĂ© Quoi ? ce sera encore Georges MorĂšre qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » S’il pouvait le dĂ©passer, l’empĂȘcher d’obtenir cette gloire ? S’il pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Écraser cet orgueilleux qui prĂ©tend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusĂ© d’ĂȘtre l’ami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cƓur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penchĂ© sur son pupitre, Ă©crire, Ă©crire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son dĂ©sir. Lui aussi se met Ă  travailler comme jamais il ne l’a fait il se sent d’ailleurs assez bien disposĂ© et bien prĂ©parĂ©, car il n’y a pas si longtemps qu’il a lu son magnifique volume À la conquĂȘte de l’Inde ». Les dĂ©tails ne reviennent pas toujours Ă  sa mĂ©moire il revoit les gravures, Dupleix Ă  dos d’élĂ©phant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrĂ©es triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. MorĂšre lui aussi aspire Ă  lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-ĂȘtre Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il s’applique de toute sa mĂ©moire et de tout son esprit. Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intĂ©rieur est d’un dĂ©sordre tel qu’il lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boĂźte. Les livres sans doute mal Ă©quilibrĂ©s sur le banc s’écroulent Ă  grand bruit et le surveillant agacĂ© fait signe Ă  l’enfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout d’une minute se remet Ă  sa narration. Elle s’organise maintenant d’elle-mĂȘme, car son plan est simple. Il a commencĂ© au moment oĂč Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras Ă  ses dĂ©lĂ©guĂ©s. Il a peint la colĂšre du hĂ©ros qui redit ses efforts, son Ɠuvre, son but, et s’asseoit pour rĂ©diger sa plainte au Roi. Soudain il hĂ©site. Que fera-t-on Ă  Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et aprĂšs ? Il se sera privĂ© d’un habile amiral, d’un administrateur merveilleux
 Il n’ose plus. Mais l’officier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Pas d’Ɠuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte. La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait dĂ©velopper trop longuement ses idĂ©es dĂ©jĂ  suffisamment exprimĂ©es ; il se hĂąte de conclure en quelques lignes et le rĂ©glementaire lui arrache sa copie tandis qu’il Ă©crit les derniers mots. Il est satisfait, tout Ă  la joie d’avoir pu finir Ă  temps. Un seul point l’inquiĂšte c’est l’orthographe. Il n’a pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le rĂ©sultat de la course effrĂ©nĂ©e de sa plume ? De son cĂŽtĂ© Georges MorĂšre n’est pas trop mĂ©content. Il y a bien quelques dĂ©tails, quelques noms propres qui lui ont Ă©chappĂ©, mais quoi ! ce n’est pas un devoir d’histoire. Au dĂ©but de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir d’avance de la surprise qu’il prĂ©pare. La composition est bonne dans l’ensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques Ă©lĂšves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach ce qu’on a le plus oubliĂ©, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un dĂ©ballage de connaissances historiques, mais d’une narration, d’un devoir composĂ©. Arthur Feydart, votre devoir est un bon rĂ©sumĂ©, mais n’est qu’un rĂ©sumĂ©. Georges MorĂšre, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et mĂȘme de clartĂ©. La meilleure copie est celle d’Antone Ramon. » Des applaudissements Ă©clatent, aussitĂŽt rĂ©primĂ©s. Les Carthaginois triomphent et regardent MorĂšre, le gĂ©nĂ©ral des Romains, avec une ironie non dissimulĂ©e. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais aprĂšs avoir levĂ© le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber d’un geste dĂ©couragĂ©. Le professeur critique la copie d’Antone orthographe dĂ©concertante, style Ă©maillĂ© d’impropriĂ©tĂ©s. Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau Le seul courroux d’Achille, avec art mĂ©nagĂ©, Remplit abondamment une Iliade entiĂšre. » J’ai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois n’est pas coutume, et c’est vous qui lirez le devoir, aprĂšs l’avoir sĂ©rieusement retouchĂ©. AprĂšs vous, vient Georges MorĂšre, puis Arthur Feydart
 » À la rĂ©crĂ©ation de quatre heures, c’est la joie au camp de Carthage. Des huĂ©es assaillent les Romains, dĂšs qu’on a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulĂšvent Antone, le hissent sur leurs Ă©paules et le promĂšnent dans la cour, ameutant les Ă©lĂšves des autres divisions par leurs cris Vive Carthage ! À bas Rome ! » Devant marche Guy d’Orlia il porte au bout d’une Ă©chasse un carton sur lequel s’étale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se dĂ©bat en vain Laissez-moi, laissez-moi », rĂ©pĂšte-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que CĂ©zenne et Émeril s’accrochent Ă  lui par derriĂšre. L’abbĂ© Russec, accouru, leur intime l’ordre de cesser. Alors Émeril railleur explique Monsieur, c’est le triomphe d’Antone. » Et CĂ©zenne qui ne perd jamais une occasion d’ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  Miagrin ajoute au milieu des rires C’est Miagrin ClĂ©opĂątre ! » Avec affectation ils s’empressent autour du hĂ©ros du jour tout chiffonnĂ© par cet enlĂšvement, et rĂ©parent le dĂ©sordre de sa toilette. Cependant Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la cour, les Romains serrĂ©s autour de MorĂšre regardaient. Soudain Pradier s’écrie Bah ! tout cela, c’est de la classe ça m’est Ă©gal. Allez ! qui est-ce qui joue Ă  saute-mouton ? » Cinq minutes aprĂšs, toute la division s’exerçait Ă  ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idĂ©es d’enfants de quatorze ans. CHAPITRE VIII – LEQUEL DES DEUX ? Antone n’est pas aussi joyeux de sa victoire qu’il le semblerait. Plusieurs fois il a regardĂ© son rival, sans rencontrer ses yeux, et l’attitude raide de Georges l’a troublĂ©. Il est si facile quand tout vous rĂ©ussit d’oublier les injures reçues et encore plus celles qu’on a faites. N’est-ce pas l’occasion de retrouver son ancien camarade ? À la leçon de flĂ»te, M. Castagnac a remarquĂ© que, contrairement Ă  leur habitude, ce soir, c’est MorĂšre qui est d’une froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois d’entamer la conversation. Au retour le vainqueur ose demander au vaincu Tu es fĂąchĂ© de ne pas ĂȘtre le premier ? » Georges MorĂšre ne rĂ©pond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, c’est visible, cherche Ă  l’adoucir. Lui si gĂ©nĂ©reux, pourquoi n’accepte-t-il pas ces condolĂ©ances dont le ton n’est nullement ironique ? Quelle que soit sa dĂ©ception, il devrait ĂȘtre sensible Ă  la dĂ©marche affectueuse de son Ă©mule. Non, il se tait, et marche de son pas Ă©gal, la tĂȘte irritĂ©e, les lĂšvres serrĂ©es, le regard fixe. Tu ne veux pas me rĂ©pondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais. – C’est trop fort, crie MorĂšre, en croisant les bras, faut-il aussi que je t’offre mes fĂ©licitations ? » Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en Ă©tude dĂ©solĂ© d’avoir Ă©tĂ© si brutalement repoussĂ©. La veille de la sĂ©ance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et l’exercer Ă  bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers MorĂšre et d’un ton sarcastique, fait ressortir les diffĂ©rences des deux copies, car il n’est pas fĂąchĂ© d’exciter la jalousie du fameux Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois. Celui-ci Ă©coute les reproches d’assez mauvaise humeur ; Antone continue Alors j’ai dit Ă  Monsieur de la Bourdonnais “Vous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espĂšre ainsi se faire un puissant alliĂ©.” – Vous entendez, Georges MorĂšre, rĂ©pĂšte M. Pujol, “
 au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.” et non pas cette expression terne et vague “à un de ses amis” ! » Antone sourit et triomphe. Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges MorĂšre lance Ça n’est pas malin, en copiant ! » Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la premiĂšre syllabe Menteur ! » Tous les Carthaginois du coup se sont levĂ©s et, tournĂ©s vers MorĂšre, malgrĂ© les rappels Ă  l’ordre du professeur, rĂ©pĂštent les mots ignobles Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! » Mais tournĂ© vers ses camarades ameutĂ©s, Georges insiste. Oui, il a trichĂ©. » C’est une tempĂȘte. Les cris les plus variĂ©s s’entrecroisent Il rage, il est jaloux, c’est de la rancune ! » Par bonheur la classe touche Ă  sa fin. La cloche Ă©pargne Ă  Monsieur Pujol l’ennui d’infliger un certain nombre de pensums pour rĂ©tablir l’ordre. Il retient les deux adversaires ; mais c’est en vain qu’il essaie d’avoir une explication claire. Antone interrompt Ă  tout instant C’est une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre d’histoire tombĂ© Ă  terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissĂ©, les dĂ©tails qui fuyaient sa mĂ©moire. Le rĂ©cit est coupĂ© par des protestations, par une histoire de plume cassĂ©e, de livres bousculĂ©s par le voisin, d’appel au surveillant, Ă  CĂ©zenne, Ă  Beurard, et par des injures Ă  MorĂšre qui blĂȘme, maintient son accusation et est prĂȘt Ă  mettre sa main au feu comme Mucius ScĂ©vola pour prouver la vĂ©ritĂ© de ce qu’il avance. La rĂ©crĂ©ation se passe en ces vains interrogatoires le professeur ennuyĂ© renvoie les deux Ă©lĂšves en Ă©tude et en rĂ©fĂšre au SupĂ©rieur. BientĂŽt Georges MorĂšre est appelĂ© au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol prĂšs du chanoine. Mon enfant, commence le prĂȘtre, l’accusation que vous portez est trĂšs grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, qu’elle vous soit Ă©chappĂ©e dans un moment d’humeur, de jalousie, Ă  la suite d’une espĂ©rance déçue. Mais n’ajoutez pas l’obstination Ă  cette faute et hĂątez-vous d’avouer. C’est une parole de colĂšre, n’est-ce pas ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est la vĂ©ritĂ© ! – Vous affirmez qu’Antone Ramon a enfreint les lois du concours. – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Comment ? » Georges MorĂšre explique qu’il a entendu tomber des livres Ă  cĂŽtĂ© de Ramon, qu’il l’a regardĂ©. Que le surveillant a empĂȘchĂ© Antone de les ramasser Ă  ce moment, mais que deux minutes aprĂšs il a vu son camarade baissĂ© derriĂšre son banc, lire dans son manuel grand ouvert Ă  terre. Vous l’avez vu ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » L’accusation est nette, prĂ©cise, circonstanciĂ©e. On ne peut se dĂ©rober Ă  une enquĂȘte. M. Pujol en est trĂšs contrariĂ©. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur Ă  la classe, Ă  moins de le faire lire par Georges MorĂšre comme rĂ©paration du prĂ©judice subi. Mais alors il faut s’attendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire ! À l’accusateur succĂšde l’accusĂ©. Le chanoine Raynouard demande Ă  Ramon si le dĂ©sir de briller, un moment d’étourderie, peut-ĂȘtre l’idĂ©e de jouer un mauvais tour Ă  son camarade, de se venger de petites querelles ne l’ont pas poussĂ© Ă  cet acte rĂ©prĂ©hensible ? Un aveu prompt et d’une trĂšs grande franchise peut seul en attĂ©nuer la gravitĂ©. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colĂšre proteste, recommence l’histoire du plumier, reconnaĂźt parfaitement qu’il a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures Ă  l’adresse de MorĂšre, le fait d’en avoir ouvert un et lu une seule ligne. L’autoritĂ© se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux Ă©nergiques, sans que le surveillant puisse en dĂ©truire une car il ne se rappelle pas qu’Antone Ramon se soit baissĂ© pour ramasser ses livres plus longtemps qu’il n’était nĂ©cessaire. Quant Ă  dĂ©cider d’aprĂšs le caractĂšre des enfants et leurs antĂ©cĂ©dents, c’est bien difficile. Georges MorĂšre a toujours Ă©tĂ© loyal, mais Antone Ramon a montrĂ© une trĂšs grande franchise dans l’affaire Lurel, une trĂšs grande dĂ©licatesse dans l’affaire Lemarois. Et s’il est vraisemblable qu’il ait agi par rancune contre MorĂšre, il n’est pas moins vraisemblable que MorĂšre ait exagĂ©rĂ© et interprĂ©tĂ© en mal un accident fĂącheux, par dĂ©pit d’athlĂšte habituĂ© aux victoires et brusquement battu. Le SupĂ©rieur remet la suite de l’enquĂȘte au lendemain dans l’espoir que le coupable finira par avouer la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir l’un aprĂšs l’autre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en prĂ©sence. Vous persistez Ă  soutenir que votre camarade Ramon a trichĂ© ? – Monsieur le SupĂ©rieur, je l’ai vu. – Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? » Georges MorĂšre baisse la tĂȘte un instant, puis fiĂšrement J’espĂ©rais, rĂ©pond-il, qu’il le dirait de lui-mĂȘme. – Moi ? dire quoi ? que j’ai trichĂ© ? C’est faux. – Puisque je t’ai vu lire dans ton livre ouvert. – Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve qu’il invente, c’est que de sa place, il ne peut pas voir dans l’allĂ©e de mon banc. » Heureux de trouver un moyen de clore ce dĂ©bat, le chanoine se hĂąte de descendre Ă  l’étude avec les deux enfants. MorĂšre et Ramon restent debout au milieu du passage tandis qu’il s’installe dans la chaire et commence Mes chers enfants, un de vos camarades accusĂ© d’avoir trichĂ© invoque une impossibilitĂ© matĂ©rielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges MorĂšre et me dire si de lĂ  vous pouvez apercevoir le parquet derriĂšre le bureau d’Antone Ramon. » Tous les Ă©lĂšves attendent fiĂ©vreux en se faisant des signes d’intelligence. Sorin penche le buste en avant, en arriĂšre, Ă  droite, Ă  gauche et dĂ©clare enfin dans le silence gĂ©nĂ©ral Non, Monsieur le SupĂ©rieur. » Un murmure hostile Ă  MorĂšre court par toute l’étude, des sourires ironiques se rĂ©pondent, et mĂȘme les Romains manifestent leur mĂ©pris pour leur chef. Mais celui-ci blĂȘme, hasarde Monsieur le SupĂ©rieur, j’étais assis sur mon dictionnaire. – Marcel Sorin, reprend le SupĂ©rieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. » Quelques instants aprĂšs, Sorin dĂ©clare Comme cela, oui. » Cette dĂ©position n’excite aucun murmure approbateur, mais de l’étonnement et un redoublement d’attention. Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte Ă  son cabinet aprĂšs avoir fait signe Ă  Antone Ramon de le suivre. Mon enfant, dit-il, vous avez arguĂ© d’une impossibilitĂ© de vous surprendre qui se trouve inexacte ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile d’admettre que votre camarade ait osĂ© prendre ce rĂŽle de lĂąche calomniateur. Il en est temps encore n’ajoutez pas l’obstination Ă  votre premiĂšre faute, mais hĂątez-vous de la reconnaĂźtre. » Antone entre en fureur Georges MorĂšre lui en veut ; il enrage de n’avoir pas Ă©tĂ© le premier, il a Ă©tĂ© froissĂ© des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Qu’on demande Ă  ses voisins, Ă  CĂ©zenne, Ă  Beurard ! Est-ce qu’ils l’ont accusĂ© eux. Non, il n’a pas trichĂ©, il le promet », il le jure. Le chanoine s’efforce tour Ă  tour de l’épouvanter par la menace du renvoi, de l’apaiser, de l’attendrir, de l’amener Ă  s’agenouiller dans un aveu d’enfant prodigue, s’il est coupable. Sa tĂ©nacitĂ©, sa souplesse, son grand art des Ăąmes, se heurtent Ă  une dĂ©nĂ©gation brutale et furieuse, Ă  une affirmation Ă©plorĂ©e ou indignĂ©e d’innocence. De guerre lasse il le renvoie. MorĂšre a son tour. Les mĂȘmes tentatives, les mĂȘmes efforts, les mĂȘmes appels, n’aboutissent qu’à une crise de larmes et de sanglots accompagnĂ©s toujours des mĂȘmes paroles Je l’ai vu, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne peux pas dire que je ne l’ai pas vu, puisque je l’ai vu. » La rentrĂ©e de MorĂšre en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns s’imaginent qu’il vient d’avouer sa calomnie, qu’il est puni, les autres s’apitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissĂ©e Ă  la raideur pleine de colĂšre d’Antone. Monsieur Pujol cherche en vain Ă  surprendre un indice rĂ©vĂ©lateur. Quelques instants aprĂšs, le SupĂ©rieur reparaĂźt trĂšs triste, il prend la place du professeur. Mes enfants, il est malheureusement avĂ©rĂ© qu’il y a au milieu de vous ou un effrontĂ© menteur, ou un lĂąche calomniateur. Il est pĂ©nible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si l’un d’entre vous peut apporter un tĂ©moignage, une preuve, un indice, c’est un devoir de conscience de le faire il ne peut laisser de pareils soupçons accabler Ă  tort un de ses camarades. » Aubert lĂšve timidement la main. On lui fait signe de parler. J’ai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette Ă©tude. – L’avez-vous vu lire ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Vous a-t-il paru rester baissĂ© plus longtemps qu’il ne fallait pour ramasser ses livres ? – Je me suis remis aussitĂŽt au travail, je ne sais pas. » Tahuret demande Ă  son tour la parole Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derriĂšre le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires Parfaitement, affirme-t-il, je l’ai vu. » Mais Antone se lĂšve, rouge, tremblant de rage et tournĂ© vers lui s’écrie Tu m’as vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu n’es qu’un sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! » En vain le SupĂ©rieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition d’un geste brusque il la dĂ©chire en quatre en continuant de crier La voilĂ  votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous n’ĂȘtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. » Enfin le SupĂ©rieur parvient Ă  dominer le bruit et dĂ©clare qu’en effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de l’honneur de lire son devoir Ă  la sĂ©ance. Puis il fait remarquer Ă  Jules Tahuret qu’il s’agit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert Ă  terre et non dans son bureau. J’ai dit ce que j’ai vu, rĂ©pond Tahuret confus, mais je n’ai pas dit qu’il avait lu dans son bureau. » Monsieur Pujol cherche Ă  rompre les chiens en interrogeant CĂ©zenne, le plus proche voisin de Ramon, mais CĂ©zenne n’a rien vu. Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tĂȘte ne tourne et vous n’avez pas vu Ramon ramasser ses livres ? – Ça devait ĂȘtre juste au moment oĂč je travaillais. » La classe souligne de ses rires l’expression juste au moment, » et M. Pujol dĂ©clare ironiquement Vous avez bien mal placĂ© votre “moment de travail” ». Le SupĂ©rieur se retire. S’il n’a pas Ă©clairci l’affaire, il a du moins rĂ©solu pratiquement la difficile question Faut-il laisser lire ou non le devoir d’un enfant sous le coup d’une aussi grave accusation ? » Pendant la rĂ©crĂ©ation, en dĂ©pit de l’abbĂ© Russec, les troisiĂšmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans d’Antone et les tenants de MorĂšre. Le bruit de l’histoire s’est rĂ©pandu chez les grands. Ils s’imaginent que Ramon est le dĂ©nonciateur et viennent Ă  la palissade conspuer la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, c’est Antone qui a le plus de sympathies. CHAPITRE IX – LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT L’AcadĂ©mie de Saint-François-de-Sales est rangĂ©e sur l’estrade autour d’une table Ă  tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, saluĂ© par la fanfare du collĂšge, au milieu d’un groupe d’officiers de Bourg et de Lyon, de notabilitĂ©s dĂ©partementales et d’ecclĂ©siastiques obsĂ©quieux. Le SupĂ©rieur l’amĂšne au fauteuil de la prĂ©sidence, tandis que les applaudissements Ă©clatent nourris, repris, prolongĂ©s et que toutes les tĂȘtes s’efforcent de l’apercevoir, depuis les petits neuviĂšmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusqu’aux philosophes qui brĂ»lent d’explorer comme lui les derniĂšres terres inconnues. Affable, portant la tĂȘte un peu haut, il sourit, s’asseoit, et quand le silence s’est Ă©tabli, Ă©coute l’allocution du PrĂ©sident intimidĂ©, puis la sĂ©rie des devoirs scolaires, avec des approbations discrĂštes, des sourires, des mots dits Ă  l’oreille de ses voisins. Ce devrait ĂȘtre maintenant le tour d’Antone. Son nom est imprimĂ© sur les programmes, mais le prĂ©sident de l’AcadĂ©mie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les Ă©lĂšves se sont retournĂ©s vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. AgacĂ©, l’abbĂ© Russec lui dit Ă  mi-voix Si vous n’ĂȘtes pas content, vous pouvez partir. » J’aime mieux cela, » rĂ©pond Antone et sans plus attendre, il se lĂšve en hochant la tĂȘte de colĂšre et sort de la salle par la porte du fond. Quelques instants aprĂšs, Bresson l’apercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins. Enfin roulent les derniers applaudissements la foule se rĂ©pand dans le vestibule, les divisions sortent des Ă©tudes et Ă  grands cris s’égrĂšnent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donnĂ© une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, Ă  la marche ! Il apparaĂźt bientĂŽt en haut du perron entre le SupĂ©rieur et le colonel de Saint-EstĂšphe. De nouvelles salves l’accueillent et on sent qu’il s’enivre de cette popularitĂ©, la plus belle, la plus flatteuse, la plus dĂ©sirable, car que peut-on dĂ©sirer de plus beau humainement que d’exciter l’admiration de tous ces jeunes cƓurs de dix Ă  vingt ans ? Et Ă  cette heure il en est l’idole. On commente son discours ; il n’est plus question de l’affaire Ramon-MorĂšre, mais de voyages au centre de l’Asie, au PĂŽle Nord, en Afrique et de la promenade donnĂ©e. Mais le lendemain rappelle l’attention sur le mystĂšre du concours. À la classe, fait inouĂŻ ! Georges MorĂšre ne sait pas ses leçons et le zĂ©ro que lui inflige M. Pujol le laisse indiffĂ©rent. À son tour Antone interrogĂ© s’arrĂȘte aux premiers mots. GrondĂ©, il murmure distinctement Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit dĂ©couragĂ©. En vain Monsieur Pujol s’efforce de prendre l’un en flagrant dĂ©lit d’imitation de l’autre. Chez les deux enfants c’est le mĂȘme ennui morne, le mĂȘme dĂ©goĂ»t de tout travail, la mĂȘme insensibilitĂ© aux reproches. Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme d’habitude pour la leçon de flĂ»te, MorĂšre rĂ©pond Je ne veux plus prendre de rĂ©pĂ©titions avec Ramon, » et Ramon plaintivement Je n’ai pas le cƓur Ă  la musique. » Il faut que le SupĂ©rieur intime l’ordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusqu’à nouvelle dĂ©cision. La situation devient de plus en plus dĂ©licate. En vain l’abbĂ© Levrou a-t-il essayĂ© de consoler MorĂšre et de l’éclairer, son dirigĂ© ne rĂ©pond plus Ă  cette affabilitĂ© C’est un peu trop violent, dit-il, qu’on me traite de calomniateur quand je dis la vĂ©ritĂ© ça, je ne le supporterai jamais ! – Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On n’a de preuve que votre parole c’est regrettable, mais on ne peut, sur un tĂ©moignage unique, punir votre condisciple qui se dĂ©fend comme un beau diable. – On sait bien que j’ai toujours dit la vĂ©ritĂ© ! – C’est possible, mais jusqu’ici lui non plus n’a pas menti. Or “testis unus, testis nullus.” – Alors vous refusez de me croire ? – Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je n’ai aucun argument convaincant. » Cette attitude d’attente exaspĂšre Georges. Il aurait voulu que l’abbĂ© Levrou prĂźt sa dĂ©fense devant tous, allĂąt trouver le SupĂ©rieur, l’obligeĂąt Ă  dĂ©clarer publiquement qu’il avait raison. Le prĂȘtre, habituĂ© aux consciences d’enfants, bien qu’il penchĂąt en sa faveur, se demandait parfois N’aurait-il pas cĂ©dĂ© Ă  une mauvaise pensĂ©e ? » et il attendait. Le samedi l’abbĂ© Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pĂąli, fatiguĂ© ; depuis longtemps dĂ©jĂ  il Ă©tait au courant de l’histoire. Il reprocha Ă  son pĂ©nitent de ne lui avoir pas confiĂ© ses ennuis Antone se mit Ă  pleurer, dĂ©clara qu’il ne voulait plus rester Ă  Saint-François-de-Sales, qu’il se sauverait. Mais les gendarmes vous ramĂšneront, mon petit ami. J’en ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramenĂ© Ă  sa famille. Vous croyez que c’était amusant pour ses parents, tout le monde croyait que c’était un assassin. » Peu frappĂ© de ces consĂ©quences mĂ©lodramatiques, Antone rĂ©pĂ©tait Je ne peux plus rester ici ! – Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. D’abord on ne peut pas, puisqu’il y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de mĂȘme. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le SupĂ©rieur, on vous rendra justice. » Mais le chanoine Raynouard rĂ©pond Ă  l’abbĂ© Il n’appartient pas aux directeurs de conscience de se mĂȘler de ces affaires graves. Il est trop naturel qu’un prĂȘtre prenne le parti de l’enfant qu’il dirige. Le rĂšglement d’ailleurs leur prescrit en ces cas l’abstention. » L’abbĂ© Perrotot depuis ne cesse de se plaindre Ă  ses collĂšgues et d’annoncer des malheurs. TourmentĂ© de la crainte de voir Antone se sauver, il l’enveloppe de sa confiante protection. CHAPITRE X – COMPLICATIONS FAMILIALES Le vendredi 14 mars, Ă  trois heures et demie, trois dames et un monsieur d’une sobre et hautaine Ă©lĂ©gance, se prĂ©sentaient au collĂšge et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hĂąta de les recevoir dans son cabinet, prĂšs du parloir, mais fut assailli aussitĂŽt par une pluie de plaintes, de rĂ©criminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modĂ©rer le langage. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que l’on a fait Ă  mon pauvre Antone ? Mais c’est abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? OĂč est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! » Le bon SupĂ©rieur laissa passer avec rĂ©signation les trois lames, comme Ă  la mer, et quand ces fĂ©minines indignations se furent un peu fatiguĂ©es, il supplia toute la famille Ramon, car c’était elle, de ne pas compliquer Ă  plaisir une situation dĂ©jĂ  difficile et de ne pas rendre inextricable un Ă©cheveau dĂ©jĂ  trop embrouillĂ©. Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, s’écriait tante Zaza. – Mademoiselle, je vous en supplie, n’exagĂ©rez pas l’importance
 – Comment, reprit impĂ©tueusement tante Mimi, vous osez dire que ça n’a pas d’importance ? – Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-mĂȘme n’est pas d’une extrĂȘme gravitĂ©. – Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisĂ©e, mais mon malheureux enfant m’écrit qu’il ne dort plus, qu’il ne mange plus. – Il a dĂ» maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi. – Je suis sĂ»re qu’il a la fiĂšvre, complĂšte tante Zaza. – Il est vrai qu’il est trĂšs affectĂ©, concĂšde le SupĂ©rieur. – Voyez, vous l’avouez vous-mĂȘme. » Monsieur Ramon intervient Enfin est-il vrai qu’il ne sait plus ses leçons, qu’il ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsĂ©dĂ© de l’idĂ©e que ses professeurs le mĂ©prisent ? Oui ou non, l’a-t-on accusĂ© de tricherie devant tous ses camarades ? L’a-t-on empĂȘchĂ© de lire sa composition devant Montaloir ? – C’est une injustice ! – C’est une infamie ! s’écrient les deux tantes. – Voulez-vous me permettre de vous expliquer ? – C’est inutile, Monsieur le SupĂ©rieur, riposte la mĂšre. Antone nous a Ă©crit nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des dĂ©fauts, il n’est pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maĂźtres, ce n’est pas possible ! c’est tout le portrait de mon pĂšre, la franchise, la loyautĂ© mĂȘme. – C’est bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit ! – Si ouvert ! si franc ! si naĂŻf ! ajoute tante Mimi. – Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il Ă©crit Ă  notre insu ? Il sait que le rĂšglement le dĂ©fend formellement. – J’avoue, dit Monsieur Ramon, que cet article m’a toujours paru un peu moyenĂągeux. – En cette circonstance, Monsieur, j’aurais pu, en remettant les choses au point, vous Ă©pargner des inquiĂ©tudes et peut-ĂȘtre une dĂ©marche maladroite. – Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impĂ©tuositĂ©. – Madame, votre venue ne peut qu’exaspĂ©rer l’enfant et nous rendre plus difficile cette pĂ©nible enquĂȘte. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourd’hui. – Ne pas voir mon enfant, s’écrie la mĂšre, aprĂšs une pareille lettre ! » Le SupĂ©rieur vit qu’il ne gagnerait rien. Nous le remmĂšnerions plutĂŽt », s’étaient Ă©criĂ©es les deux tantes dans un geste tragique. Il parvint Ă  obtenir que l’entrevue eĂ»t lieu devant lui. Il lui semblait nĂ©cessaire de blĂąmer l’enfant de son infraction Ă  la rĂšgle. Mais sans Ă©couter ses reproches, Antone en entrant s’était jetĂ© dans les bras de sa mĂšre, et secouĂ© par une crise de sanglots EmmĂšne-moi, maman, criait-il, emmĂšne-moi, je t’en supplie ! » Il se lamentait avec un tel accent de dĂ©tresse que le SupĂ©rieur en Ă©tait profondĂ©ment remuĂ©. Calme-toi, Antone, rĂ©pĂ©tait le pĂšre, voyons, calme-toi. » Mais la mĂšre Ă©touffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant Oui, mon chĂ©ri, oui mon enfant, je te remmĂšnerai », tandis que les tantes l’embrassaient en Ă©pongeant ses larmes. Ce n’était pas Ă©videmment ce qu’avait dĂ©sirĂ© le chanoine. Mon enfant, reprit-il d’une voix qu’il voulait sĂ©vĂšre, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? » Mais Antone rĂ©pĂ©tait Je veux m’en aller. » Brusquement le SupĂ©rieur prit un parti J’ai Ă  parler Ă  vos parents, allez Ă  l’infirmerie en attendant. » L’enfant parti Ă  grand’peine, il continua Je suis tout disposĂ© Ă  croire Ă  un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprĂ©tĂ© des faits sans importance. Laissez-moi le temps d’éclaircir cette affaire. Et soyez assurĂ©s que la vĂ©ritĂ© Ă©tablie, je me hĂąterai de rĂ©parer tout le tort qu’Antone a pu subir auprĂšs de ses condisciples. » Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes. Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitĂŽt Georges MorĂšre Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment Ă  votre camarade par un mensonge obstinĂ©ment soutenu. Mais, voyons, Ă©tudions les faits de prĂšs Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassĂ©e et pour la remplacer enlĂšve de son bureau quelques livres qui l’empĂȘchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! C’est sur cet instant lĂ  que je voudrais des renseignements prĂ©cis. L’avez-vous vu ouvrir un livre ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Alors le livre Ă©tait ouvert quand vous l’avez aperçu ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Ce livre a donc pu s’ouvrir en tombant. Comment savez-vous que c’était un manuel d’histoire ? Vous l’avez reconnu de votre place ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Bien. Ce pouvait ĂȘtre un livre quelconque, cours de thĂšmes, littĂ©rature, gĂ©omĂ©trie, que sais-je ? – Il dit cela, le menteur ? – Ne l’injuriez pas et rĂ©pondez Ă  ma question comment savez-vous que c’est un livre d’histoire ? – Comment ? parce qu’il est restĂ© penchĂ© sur ce livre Ă  le feuilleter et Ă  le parcourir ce n’était pas pour prĂ©parer des mathĂ©matiques, je suppose. – Vous l’avez vu lire ce livre ouvert Ă  terre ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. Je vous jure
 – Ne jurez pas, mon enfant. – Je vous affirme sur l’honneur que je l’ai vu lire, ce qui s’appelle lire, un livre ouvert Ă  terre. » L’ingĂ©nieux systĂšme de conciliation du chanoine s’écroulait. Il renvoya MorĂšre Ă  l’étude. À sept heures le SupĂ©rieur revit les parents d’Antone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©. Mais les tantes dĂ©clarĂšrent formellement qu’elles resteraient Ă  Bourg tant qu’on n’aurait pas rendu justice Ă  leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche. Le dimanche Madame MorĂšre faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au SupĂ©rieur qu’elle Ă©tait bouleversĂ©e par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-mĂȘme, elle Ă©tait accourue aussitĂŽt qu’elle l’avait pu. Elle ne criait pas, elle n’injuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravitĂ© maternelle, le SupĂ©rieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, l’impossibilitĂ© de rĂ©soudre cette difficultĂ©, les deux enfants offrant des garanties Ă©gales. Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cƓur de mĂšre, mais vous ĂȘtes chrĂ©tienne et nous sommes bien obligĂ©s de croire que tout enfant porte en son Ăąme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer qu’en toute circonstance le meilleur des enfants rĂ©sistera Ă  la tentation ? » Oui, elle croyait aisĂ©ment le SupĂ©rieur. Si elle Ă©tait fiĂšre de son Georges, depuis les derniĂšres vacances sa confiance Ă©tait un peu Ă©branlĂ©e. Georges ne vous a-t-il pas Ă©crit Ă  notre insu, continuait le SupĂ©rieur, malgrĂ© le rĂšglement. HĂ©las ! comment ne pas voir qu’en ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce n’est pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! » Mais l’examen de la lettre de Georges prouva qu’il avait Ă©crit le mĂȘme jour qu’Antone. On ne pouvait dĂ©couvrir celui qui avait imitĂ© l’autre, au cas oĂč ils n’auraient pas Ă©crit spontanĂ©ment chacun de son cĂŽtĂ©. L’entrevue de Madame MorĂšre et de son fils fut pĂ©nible. Elle commença par se faire raconter toute l’histoire elle ne comprenait pas comment de l’amitiĂ© la plus Ă©troite pour Antone il avait pu passer Ă  l’inimitiĂ© la plus dure. Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout d’un coup il s’est mis Ă  me dĂ©tester. J’ai cru d’abord que c’était une simple fĂącherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, j’ai empĂȘchĂ© qu’il ne fĂ»t renvoyĂ© pour un mauvais livre que lui avait prĂȘtĂ© Lurel j’ai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il m’en a voulu, il m’a reprochĂ© de l’avoir dĂ©barrassĂ© de ces deux voyous. – Et n’as-tu pas voulu te venger ? – Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le SupĂ©rieur, ni M. Levrou, toi non plus ? – Tu t’es mis Ă  me cacher tant de choses ! – Ne dis pas cela, maman, n’est-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si j’avais pu le sauver je l’aurais fait, et s’il ne m’avait pas bravĂ© du haut de la chaire, oĂč il lisait son devoir, je n’aurais rien fait. Non, vois-tu, c’est malheureux Ă  dire, mais Monsieur le curĂ© de Meximieux m’a donnĂ© un mauvais conseil. – Georges, ne critique pas. – Je ne critique pas, mais s’il Ă©tait restĂ© avec moi, Antone Ramon n’aurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui l’ont perverti. J’ai beau ĂȘtre en colĂšre contre lui, je me dis Ă  certains moments que tout ce qui m’arrive, c’est un peu par ma faute. – Non, rĂ©pondit Madame MorĂšre, si tu suis les conseils que tes supĂ©rieurs te donnent, tu ne peux pas dire “C’est par ma faute.” Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ? – Laisse faire, dit alors Georges, rassurĂ© par cette confiance, tout finira bien par s’éclaircir. Je t’ai Ă©crit dans l’affolement que me causait l’hostilitĂ© de tout le monde, mais maintenant que je t’ai vue, que tu crois Ă  ma parole, je n’ai plus peur. » À ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sƓurs. Ce fut immĂ©diatement un bruit de querelles Tu devrais le lui dire nettement. – Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ? – Ah ! si c’était moi, il y a beau temps que je l’aurais obligĂ© Ă  rĂ©parer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excitĂ©, poussĂ©, houspillĂ©, se sentait un peu ridicule d’ĂȘtre si calme au milieu de femmes si Ă©nergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se dĂ©versĂšrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations. Cependant l’enfant avait vu en arrivant, Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© du parloir, Georges MorĂšre et sa mĂšre. Le visage pĂąle et triste, l’attitude rĂ©signĂ©e, la simplicitĂ© grave de cette femme contrastait trop vivement avec l’agitation et la surexcitation de sa famille pour qu’il n’en fĂ»t pas frappĂ©. À ce moment la porte du cabinet directorial s’ouvrit. Madame MorĂšre embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant prĂšs d’Antone, mais celui-ci n’osa pas dire Ă  ses parents C’est lui ! » Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dĂ©pĂ©rir dans cette maison, grondait tante Mimi. – Si tu avais un peu d’énergie, tu irais voir le SupĂ©rieur et tu lui mettrais le marchĂ© en mains, ajoutait tante Zaza. – Ou lui, ou l’autre, » concluait Mimi. Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le SupĂ©rieur incapable de protĂ©ger un pauvre innocent. » Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passĂ©es, jamais nous n’aurons le train de 4 heures 30. – DĂ©pĂȘche-toi donc ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! » Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pĂ©nĂ©trait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-mĂȘme la porte de l’entrĂ©e. Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le SupĂ©rieur ; je reprends le train Ă  l’instant. » Un peu Ă©tonnĂ©e, Madame MorĂšre acquiesça d’un signe de tĂȘte, et sans attendre l’invitation du chanoine Monsieur le SupĂ©rieur, voici ma solution je retire mon enfant, si l’autre n’est pas renvoyĂ©. – Mais Monsieur
 – Je ne puis le laisser avec son calomniateur. – Monsieur Ramon, fit le SupĂ©rieur en se levant, vous parlez devant la mĂšre de cet enfant. – Qui n’est pas un calomniateur, ajouta Madame MorĂšre d’un accent indignĂ©. – Ah ! Madame, croyez
 j’ignorais
 je conçois vos sentiments
 mais vous devez comprendre
 il est impossible que ces deux enfants ?
 – Monsieur Ramon, Ă©coutez-moi, interrompit le chanoine la prĂ©cipitation ne peut que tout gĂąter. Quel intĂ©rĂȘt y a-t-il Ă  enfler cette histoire, Ă  retirer un enfant Ă  propos d’un fait mal Ă©clairci, Ă  interrompre ses Ă©tudes, et Ă  le remettre dans une autre maison oĂč il emportera la tache d’une accusation non lavĂ©e ? Laissez-moi faire. Nous sommes Ă  peine Ă  quinze jours de PĂąques. Je suis sĂ»r que Madame MorĂšre me concĂ©dera ce temps pour rĂ©soudre ce problĂšme, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. » Madame MorĂšre, d’un geste, avait approuvĂ© le SupĂ©rieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule. Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusqu’à PĂąques », et aprĂšs s’ĂȘtre excusĂ© et avoir saluĂ© trĂšs dignement Madame MorĂšre, il sortit. Eh bien ! c’est fait, s’exclamĂšrent les femmes. – Oui, c’est fait. Comme maladresse on ne peut mĂȘme mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusqu’à PĂąques tĂąche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous Ă  Nice. » Et aprĂšs de longs embrassements ils disparurent. CHAPITRE XI – ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS L’hiver s’enfuit ; les bains de lumiĂšre succĂšdent aux averses. Les matinĂ©es sont encore froides et les Ă©lĂšves Ă  la premiĂšre rĂ©crĂ©ation Ă©vitent l’ombre fraĂźche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allĂ©gresse passe en coup de vent Ă  travers toutes les cours. Le SupĂ©rieur a octroyĂ© la promenade demandĂ©e par Montaloir. Pas de classe de mathĂ©matiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et d’Orlia saute par dessus Feydart. À une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de CeyzĂ©riat. De l’autre cĂŽtĂ© de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse l’élĂ©gante silhouette du chĂąteau de Noirefontaine avec ses toits d’ardoise lavĂ©s de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs oĂč fleurit dĂ©jĂ  la vigne vierge. Vers quatre heures, on s’arrĂȘte un instant dans l’avenue des beaux ormes du chĂąteau de Montplaisant. L’abbĂ© Russec donne la permission de chercher des violettes, mais Ă  la condition qu’on ne s’éloigne pas au-delĂ  du pont. Tandis que les troisiĂšmes se sont Ă©parpillĂ©s, joyeux, il aperçoit prĂšs de la grille du chĂąteau, Miagrin et Ramon en grande conversation il n’aime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. À force d’insistance Miagrin finira peut-ĂȘtre par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le prĂ©fet n’arrive pas Ă  se faire une opinion ferme. Le seul fait que prĂ©cisĂ©ment Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas qu’il est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami. Oui, il en sait plus que tout le monde, car Ă  peine sont-ils adossĂ©s au mur bas de la grille qu’Antone lui dĂ©clare Je ne peux plus, tant pis, j’en ai assez, je vais me dĂ©clarer au SupĂ©rieur. – Ce n’était pas la peine alors d’attendre si longtemps ! rĂ©pond Miagrin. – Si j’ai attendu, tu sais bien que c’est Ă  cause de toi ! – Accuse-moi, maintenant, ce sera complet ! – Je ne t’accuse pas. – Presque pas tu me dis que je t’ai empĂȘchĂ© de te dĂ©clarer comme si tu n’avais pas toujours Ă©tĂ© libre de faire ce que tu voulais ! – Pourtant c’est bien toi qui m’as averti que MorĂšre avait Ă©crit en cachette Ă  ses parents, c’est bien toi qui m’as dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ? – Pendant que tu y es, rĂ©pond Miagrin, reproche-moi aussi de ne t’avoir pas dĂ©noncĂ© au SupĂ©rieur, alors que j’avais la preuve de ta tricherie. – Quelle preuve ? – Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes d’histoire dans la premiĂšre page qui n’existent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins ! – C’est possible, mais ils continuent de m’épier, et tu m’avais affirmĂ© qu’au bout de huit jours l’affaire serait enterrĂ©e ! – ÉpiĂ©, mais tout le monde l’est. Crois-tu que je ne sois pas Ă©piĂ© non plus ? – Oui, mais toi, tu n’as rien Ă  te reprocher. » Miagrin partit d’un tel Ă©clat de rire qu’une vieille corneille s’enfuit du grenier de Montplaisant. Ah ! que tu es naĂŻf, mon pauvre Antone. – Je le sais bien, rĂ©pond le petit Lyonnais, Lurel me l’a dĂ©jĂ  dit. – En tous cas il ne t’a guĂšre dĂ©gourdi je ne te croyais pas si capon. – Capon, moi ? – Ne te fĂąche pas ! tu n’es pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-mĂȘme, de moins que ton ombre ! – Je n’ai pas peur puisque je suis prĂȘt Ă  me dĂ©clarer. – Mais vas-y donc ! l’abbĂ© Russec te regarde, il t’attend dis-lui tout ; on te renverra, MorĂšre triomphera et ce sera fini. – Cela vaudra mieux que d’ĂȘtre dĂ©couvert. – Par qui ? – Le sais-je ? – En effet si quelqu’un savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps qu’il aurait parlĂ©. – Tu as beau dire, tout finit par se savoir. » Miagrin poussa un nouvel Ă©clat de rire. Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ? – La preuve ? – Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, qu’on est bien obligĂ© de ranger Ă  la fin ces histoires-lĂ  dans la caisse aux oublis. – Quelle est cette preuve ? – Auras-tu confiance en moi quand je te l’aurai donnĂ©e ? – Oui, dis-la ta preuve ? » À ce moment le sifflet de l’abbĂ© retentit avec colĂšre. Tous les Ă©lĂšves accoururent en criant DĂ©jĂ  ! dĂ©jĂ  ! » Oui, dĂ©jĂ , rĂ©pond l’abbĂ©, quand on vous donne une permission, on est sĂ»r qu’il y aura tout de suite des abus. CĂ©zenne, Émeril, j’avais dĂ©fendu de dĂ©passer le petit pont vous n’avez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercĂ©dĂšrent, l’abbĂ© donna l’ordre de partir. Les enfants quittĂšrent l’allĂ©e oĂč les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciĂ©s, ils gravirent un raidillon, passĂšrent devant l’église de Montagnat et bientĂŽt prirent la grand’route de Pont d’Ain Ă  Bourg. Antone Ă©coutait d’une oreille distraite Émeril dĂ©verser sa mauvaise humeur Qu’est-ce que ça peut lui faire, que je sois d’un cĂŽtĂ© ou de l’autre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait ĂȘtre cette preuve dĂ©cisive que lui avait promise Miagrin. Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des Ăąmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il Ă©tait venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre ĂȘtre lui criait Je n’ose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible Ă  cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandĂ© Surtout ne dis rien ; » il l’avait retenu, rassurĂ© et poussĂ© ensuite dans le mensonge obstinĂ© ; il le ployait dĂ©sormais sous sa volontĂ©, le dominait sans que le malheureux pĂ»t se dĂ©gager. C’est que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi d’Antone ou sa rĂ©conciliation avec MorĂšre, la fin de cette amitiĂ© Ă  peine nouĂ©e, la ruine de ses vastes projets d’avenir. Il s’était alors rappelĂ© Claude Bourrassin, le bouvier de son pĂšre, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiaritĂ©, et il essayait de faire peser Ă  son tour sur les Ă©paules du petit Lyonnais le mĂȘme joug de honte ; il jouissait de sentir cette frĂȘle crĂ©ature anĂ©antie sous son ascendant, de la tenir brutalement Ă  sa merci. Maintenant les Ă©lĂšves dominaient la vallĂ©e de la Reyssouze Ă  droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, Ă  gauche, c’était la forĂȘt de Seillon. Soudain une averse tomba la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres Ă  travers les fougĂšres brunes du dernier automne. De l’autre cĂŽtĂ© d’un large chemin forestier se dĂ©veloppaient les nefs multipliĂ©es d’une magnifique futaie Miagrin se rĂ©fugia sous un haut sapin, oĂč bientĂŽt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question Eh ! bien, cette preuve ? – Elle est simple. A-t-on dĂ©couvert l’auteur du coup de la flĂ»te ? – C’est Blumont ! – Penses-tu que ce pauvre diable aurait Ă©tĂ© assez bĂȘte pour risquer ses leçons ? – C’est Lemarois ? – Pourquoi pas Luce Aubert ? – Alors qui ? – Tu le reconnais, on ne le sait pas
 – À moins que le SupĂ©rieur ?
 – Je puis t’affirmer qu’il s’en doute encore moins que toi ! – Pourquoi ? – Parce que c’est moi. » La rĂ©vĂ©lation fut si soudaine et si calme qu’Antone resta bouche bĂ©e. Miagrin poursuivit victorieusement Par consĂ©quent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire s’évanouira comme la mienne et MorĂšre en sera pour sa honte. – Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon. – Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de MorĂšre il voulait t’enlever sans en avoir l’air ; et il faut avouer qu’il a joliment rĂ©ussi. – Lui, je le dĂ©teste ! – Alors pourquoi garder sa lettre du premier de l’an ? – Parce qu’alors c’était un bon type. – Et qu’aujourd’hui tu l’aimes encore. – Moi ! – Si tu le dĂ©testes, donne-moi sa lettre que je la dĂ©chire ; mais non, tu la garderas. – Tiens, la voilĂ . » Antone l’a tirĂ©e de son portefeuille et la tend vivement Ă  Miagrin, tant il craint de paraĂźtre encore attachĂ© Ă  MorĂšre. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. FroissĂ© de ce sans-gĂȘne Antone murmure Le voici, vite allons-nous en. » Tandis qu’ils s’enfoncent sous la futaie, il entend derriĂšre lui dĂ©chirer la lettre et comme il se retourne Tiens, lui dit l’autre, voilĂ  le sort qu’elle mĂ©rite » et il jette la mince poignĂ©e de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone n’a pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitiĂ© de la lettre. Georges MorĂšre avait traversĂ© le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le mĂȘme sentier qu’eux, son regard fut retenu par les dĂ©bris minuscules. Il se baissa et reconnut bientĂŽt les morceaux de son Ă©pĂźtre du premier de l’an. Au moment mĂȘme oĂč il venait supplier son condisciple de ne pas s’obstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre d’intercĂ©der auprĂšs du SupĂ©rieur, l’ingrat anĂ©antissait le dernier souvenir de leur amitiĂ©. Pour la premiĂšre fois il douta de Miagrin, mais hĂ©las ! au lieu de les rejoindre et de s’éclaircir, il s’arrĂȘta dĂ©couragĂ©, abandonnant le faible Antone Ă  la puissance du tĂ©nĂ©breux paysan. Quand, au coup de sifflet de l’abbĂ© Russec, il reparut sur la route, la colonne Ă©tait dĂ©jĂ  formĂ©e. Allons Georges MorĂšre ! fit l’abbĂ©, vous ĂȘtes le dernier ! » Et toute la division feignant d’ĂȘtre scandalisĂ©e se tourna vers lui en criant Ah ! MorĂšre, le dernier ! » CHAPITRE XII – EN PERDITION Depuis un quart d’heure M. Castagnac gronde Antone. À chaque instant, il le prend en flagrant dĂ©lit d’inattention. Son Ă©lĂšve saute une mesure, oublie les bĂ©mols. À la fin il s’arrĂȘte court et comme le professeur agacĂ© l’accable de reproches devant Georges MorĂšre, il s’excuse brusquement Je ne sais ce que j’ai ce soir, je me sens fatiguĂ©, mal Ă  l’aise ! – Pourquoi ne pas le dire tout de suite, rĂ©pond le maestro, vous ĂȘtes malade ? – Il faut ouvrir la fenĂȘtre, » dit Georges ; et il s’empresse d’ajouter le geste Ă  la parole. Mais Antone dĂ©clare Je crois que le mieux pour moi, c’est de rentrer en Ă©tude. – Il serait plus prudent d’aller Ă  l’infirmerie, insinue son compagnon. – Si ça ne va pas mieux, j’y monterai », et il sort laissant sa flĂ»te. Voulez-vous qu’on vous accompagne, propose le professeur. – Ce n’est pas la peine, rĂ©plique Antone, il n’y a qu’un Ă©tage Ă  descendre. – Ce serait pourtant plus sĂ»r, reprend Georges avec insistance. – Ah ! la paix, je sais ce que j’ai Ă  faire », riposte en s’en allant le malade de fort mauvaise humeur. Georges et son professeur l’entendirent descendre l’escalier pesamment et peu Ă  peu sous les arcades s’assourdit le bruit de ses pas. Antone n’est pas rentrĂ© en Ă©tude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre l’air ? À cette heure, la cour dĂ©serte baigne dans la lumiĂšre souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bĂątiment blanc, tout trouĂ© de fenĂȘtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais Ă  l’extrĂ©mitĂ©, lĂ  oĂč le prĂ©au bas s’y relie, l’ombre portĂ©e forme un grand triangle noir, une pyramide de tĂ©nĂšbres. Antone plonge ses regards sous le toit d’ardoise, considĂšre quelque temps ce coin sombre, puis lentement s’avance le long de la maison. ArrivĂ© Ă  mi-chemin il s’arrĂȘte, semble hĂ©siter et reste lĂ  comme fixĂ© au sol, en pleine lumiĂšre plus blĂȘme encore que le mur auquel il s’appuie. TroublĂ© de ce dĂ©part, Georges se reprochait de ne l’avoir pas accompagnĂ©. Il finit par avouer ses apprĂ©hensions au professeur et descend avec lui. Un coup d’Ɠil Ă  travers la porte vitrĂ©e de l’étude le renseigne sur l’absence d’Antone Il a dĂ» remonter Ă  l’infirmerie, Ă  moins qu’ayant mal au cƓur il ne soit restĂ© dehors. » Tous deux inquiets se prĂ©cipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumiĂšre silencieuse. M. Castagnac appelle Antone Ramon, ĂȘtes-vous lĂ  ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans l’angle d’ombre du prĂ©au. La lune en montant avait rĂ©trĂ©ci cette porte triangulaire de tĂ©nĂšbres et les deux petites mains se dĂ©tachaient toutes blanches, agrippĂ©es Ă  l’un des poteaux. Ils y courent. Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?
 Mais il va s’évanouir
 il faut l’emmener. » Au bruit, les fenĂȘtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; l’abbĂ© Levrou, l’abbĂ© Russec, M. Pujol descendent ; bientĂŽt Antone est entourĂ©, enlevĂ©, portĂ© Ă  l’infirmerie. Il est pĂąle, anĂ©anti. Georges MorĂšre explique Il s’est senti malade, il aura voulu prendre l’air dans la cour. » Cependant la sƓur offre au petit Lyonnais un thĂ© chaud et conclut Ah ! c’est un peu de fatigue, de faiblesse
 il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il n’y paraĂźtra plus. » Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thĂ©, se couche, Ă©coute Ă  demi abruti et ne rĂ©pond pas. Le PĂšre Levrou l’examine et avec tant d’insistance qu’il se retourne vers le mur. L’abbĂ© le laisse, mais fait le tour des Ă©tudes et s’informe des absents. Seul Miagrin Ă©tait sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain. Vous n’avez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il. – Non, Monsieur, » rĂ©pond tranquillement le sacriste. Le lendemain l’abbĂ© Perrotot vient voir Antone. PersuadĂ© que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique Ă  la sƓur toute l’aventure. La bonne sƓur Suzanne Ă  son tour, le morigĂšne Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir Ă  Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font qu’augmenter le dĂ©goĂ»t d’Antone. L’abbĂ© Perrotot s’en aperçoit et de nouveau relance le SupĂ©rieur ; il lui prĂ©dit de nouveaux malheurs et le pousse Ă  venir encourager son petit dirigĂ©. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie rĂ©guliĂšre, il le fait mander avec son condisciple Georges MorĂšre. L’entrevue est courte. Mes enfants, leur dit-il, au moment d’entrer dans la semaine sainte, la grande semaine oĂč tous les chrĂ©tiens font un retour sur eux-mĂȘmes, j’ai tenu Ă  vous parler Ă  tous deux. Je demande Ă  Dieu qu’il vous Ă©claire et qu’il donne Ă  celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaĂźtre enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant MorĂšre prĂȘt Ă  rĂ©criminer, il le contient d’un geste et les renvoie en leur disant Priez. » Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met Ă  descendre lentement, comme accablĂ©, Georges le suit silencieux. C’est l’occasion pour Antone de se retourner et d’avouer brusquement Ă  son ami Eh ! bien, oui, j’ai trichĂ©, remontons, je vais me dĂ©clarer. » C’est le moment pour Georges d’arrĂȘter Antone et de lui dire Je t’en supplie, ne t’enfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que l’instant est critique et c’est pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils s’attendent. Si seulement il se retournait ! » pense Georges, Si seulement il m’arrĂȘtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours les voici au bas de la derniĂšre marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hĂ©site un instant encore, puis passe ; Georges passe Ă  son tour et referme le battant. Ni l’un, ni l’autre n’a Ă©tĂ© assez fort pour rompre le silence et maintenant qu’ils ont quittĂ© tous deux la pĂ©nombre de l’escalier, pour la clartĂ© du CloĂźtre, le regret de cette prĂ©cieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaĂźtre une faute dĂ©testĂ©e ? Est-il plus difficile de faire un geste gĂ©nĂ©reux ? CHAPITRE XIII – LE BAS FOND Au matin des Rameaux, aprĂšs avoir reçu les buis bĂ©nits, tous les Ă©lĂšves sortent de la chapelle et se rangent Ă  droite et Ă  gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du CloĂźtre. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent l’antienne Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamĂšrent le Christ Ă  son entrĂ©e triomphale. Dans la lumiĂšre jeune et fraĂźche de ce matin printanier, cette derniĂšre expression de la joie chrĂ©tienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du dĂ©icide. La gelĂ©e blanche achĂšve de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mĂȘle Ă  ces antiennes ses appels joyeusement Ă©perdus. La procession attend prĂšs de la chapelle silencieuse et fermĂ©e. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de l’antienne s’est tu. Et voici que derriĂšre la porte monte un autre chant d’abord confus et lointain. C’est un emprisonnĂ© qui appelle dans la nef close. Attentif, le collĂšge Ă©coute au dehors les modulations de la voix bientĂŽt Ă©teinte et reprend en chƓur l’hymne liturgique Gloire, louange, honneur Ă  vous, Roi Christ RĂ©dempteur, Vous Ă  qui la noble enfance chanta l’hosanna d’amour. » Et la voix de l’enfermĂ© recommence sa plainte assourdie. Ému soudain de cette cĂ©rĂ©monie, Antone dĂ©tourne la tĂȘte. Il lui semble que la misĂ©rable voix Ă©touffĂ©e par les murs, abandonnĂ©e dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massĂ©e dehors rĂ©pond Ă  son appel et l’encourage par un refrain de salut. S’il comprend mal le sens de l’hymne, il devine une secrĂšte correspondance entre son Ăąme et cette Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans l’isolement et le vide immense de son cƓur, lui aussi il appelle Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime l’effraie lui-mĂȘme. Le diacre s’est approchĂ©, il a pris la grande croix d’argent et en frappe la porte alors les deux lourds battants s’ouvrent et le chƓur entre dans la nef, mais c’est pour retrouver l’autel nu, le prĂȘtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion. Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rĂȘveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de l’approcher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant Ă  le relever, Ă  l’éclairer sur les dangers de son attitude dĂ©couragĂ©e. Antone ne veut rien entendre, il lui rĂ©pond par des sarcasmes, refuse ses consolations, l’évite le plus qu’il peut. Le soir du Vendredi Saint, l’abbĂ© FramogĂ© prĂȘche sur la Passion. TrĂšs grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sĂšche et impĂ©rative, il Ă©tonne les enfants plus qu’il ne les Ă©meut. Il insiste sur la figure de Judas il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits d’un homme Ă  la figure rĂ©pugnante et vile, respirant la faussetĂ© et la cupiditĂ©, mais au contraire sous l’aspect d’un jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples c’est un des plus dĂ©terminĂ©s aprĂšs la multiplication des pains, il a tentĂ© de faire Ă©lire roi le Christ ; c’est le plus habile, c’est lui qui tient l’argent de la petite troupe, qui prĂ©pare les relais de leurs incessants voyages ; c’est lui le plus intimement mĂȘlĂ© Ă  la vie du Christ c’est lui qui fait l’aumĂŽne au nom de son MaĂźtre ; c’est lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance qu’il inspire est telle qu’au moment oĂč le Christ dĂ©clare L’un de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, prĂ©fĂšrent douter d’eux-mĂȘmes et demandent avec angoisse, non pas Seigneur, est-ce lui ? » mais Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire dĂ©clare que des Ăąmes aussi viles peuvent se trouver mĂȘme dans un collĂšge chrĂ©tien, mĂȘme parmi des enfants de douze Ă  dix-huit ans. Il insiste sur la simplicitĂ© du dĂ©icide. Le plus grand criminel que la terre ait vu n’a fait qu’une action en soi peu sanguinaire, il n’a pas torturĂ© sa victime, il n’a eu ni les raffinements d’un NĂ©ron, ni la brutalitĂ© d’un DioclĂ©tien. Tout son crime consiste Ă  avoir dit au Christ MaĂźtre, je vous salue », et Ă  l’avoir embrassĂ© suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant l’humanitĂ© l’a jugĂ© l’ĂȘtre le plus abject. Pourquoi ? Parce qu’il a trahi le Fils de l’Homme par ce baiser. Toute la Passion, les exĂ©crations de CaĂŻphe, les soufflets des valets, la rage du sanhĂ©drin, Pilate et sa lĂąchetĂ©, HĂ©rode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne d’épines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusqu’au dernier coup de lance au cƓur, est l’Ɠuvre de ce traĂźtre, car c’est la consĂ©quence de cette salutation sacrilĂšge et de cet immonde baiser. Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si l’orateur n’exagĂšre pas lorsqu’il parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science tĂ©nĂ©breuse Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le mĂȘme baiser de Judas, point de dĂ©part de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements. Pourtant il y a une petite Ăąme en qui toutes ces paroles douloureusement rĂ©sonnent ; elle se rappelle un soir funĂšbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funĂšbre encore, celui du prĂ©au plein d’ombre oĂč elle sentit la nuit tomber sur elle. Erat autem nox. » En vain l’abbĂ© FramogĂ© parle de ces rĂ©veils merveilleux qui Ă©tonnent les incrĂ©dules eux-mĂȘmes. Il semble, dit-il, que ce sĂ©pulcre enferme Ă  jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturĂ© du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de PĂąques, l’ange du Seigneur descendra et renversera la pierre “Et revolvit lapidem.” Alors le Christ surgira et la pierre renversĂ©e, la pierre du sĂ©pulcre proclamera son triomphe ». Mais ces derniĂšres paroles d’espoir ne pĂ©nĂštrent pas le sombre chaos de pensĂ©es lourdes, de regrets amers, de dĂ©couragement et de craintes d’Antone Ramon, Ă  jamais esclave. Le lendemain, Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, il aborde Miagrin Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes PĂąques. – Eh ! bien, fais-les, » rĂ©pond Miagrin. Antone le regarde il y a une telle dĂ©cision dans le ton de sa voix qu’il n’arrive pas Ă  comprendre, il pressent un abĂźme et n’ose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette rĂ©ponse pĂ©nible et hasarde Et toi, tu les fais tes PĂąques ? – Bien entendu. – Alors tu te confesses ? – Naturellement. » Cette aisance, ce calme dĂ©montent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne l’interroge plus. Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas l’imbĂ©cile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais ĂȘtre assez simple pour me cafarder moi-mĂȘme ? Penses-tu que je te conseille d’aller raconter Ă  RibouldƓil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as trichĂ©, que tu as menti au SupĂ©rieur ? Et le reste ? Non, mais on n’est pas idiot Ă  ce point-lĂ  ! Je croyais t’avoir Ă©clairĂ©. – Mais alors
, ose dire Antone effarĂ©. – Alors, mon cher, tĂąche de comprendre la vie. Maintenant tu n’es plus un niais. Il faut savoir se dĂ©fendre et ne pas aller soi-mĂȘme Ă  l’abattoir. Te vois-tu leur disant “Vous n’aviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vĂ©ritĂ© ; c’est clair, vous n’avez plus qu’à me jeter Ă  la porte !” – Mais alors ma confession
 ma communion. – Ta confession. Et ton pĂšre, il se confesse ? – Oh ! papa
 – Évidemment c’est un homme. Eh ! bien, sois un homme, et dĂ©fends-toi ! AprĂšs tout tu n’as tuĂ© ni ton pĂšre, ni ta mĂšre, tu n’as volĂ© aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dĂ©noncer pour ĂȘtre, comme l’ñne de la fable, le pelĂ©, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ? – Tu sais bien qu’on ne doit pas donner de noms Ă  confesse et que tout reste secret. – Penses-tu que Perrotot ne t’ordonnera pas de rĂ©parer le tort fait Ă  MorĂšre, de te dĂ©noncer immĂ©diatement, de rompre avec ce camarade anonyme et qu’il ne dĂ©couvrira pas de qui tu lui parles ? – Ah ! je prĂ©fĂ©rerais ne pas faire mes pĂąques. – Ne les fais pas. – C’est vite dit ! Mais tout le monde s’en apercevra et ce sera comme si je disais “C’est moi qui ai trichĂ©.” – Ça c’est sĂ»r. Alors dis que tu es malade, va Ă  l’infirmerie. – Avec la sƓur Suzanne, ça ne servira de rien elle tournera toute la soirĂ©e autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier Ă  sa petite chapelle. – Que veux-tu ? c’est bien malheureux que tu veuilles rester bĂ©bĂ© ! – Moi, je ne m’explique pas comment tout le monde te prend pour un modĂšle
 – Parce que je ne suis pas assez riche pour ĂȘtre libre ni assez bĂȘte pour me faire mettre Ă  la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collĂšge voilĂ  tout. Mais moi
 Ah ! si tu savais ce que je sais
 tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes PĂąques comme tout le monde. – Ça, non, jamais, jamais, je ne peux pas
 » Antone, acculĂ©, se rĂ©volte, il a trop de gĂ©nĂ©rositĂ© pour ne pas rĂ©pugner d’instinct Ă  toutes ces combinaisons d’esclave sournois et dĂ©pravĂ©. Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ça n’est pas bien malin. D’abord fais ton billet de confession Ă  Perrotot et quand on te l’apportera, reste en Ă©tude
 » Et il l’emmĂšne un peu Ă  l’écart pour lui parler Ă  voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage d’Antone en mĂȘme temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilitĂ© de rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s l’étonne. En le quittant il tombe sur Georges MorĂšre qui l’observait de loin. Est-ce qu’on peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. C’était la premiĂšre fois depuis l’affaire de la narration qu’il lui adressait la parole en particulier. Que me veux-tu ? rĂ©pond Antone, la figure dĂ©fiante et l’attitude dĂ©jĂ  batailleuse. – Tu crois que je te hais, rĂ©pond Georges, non, je te plains. » Antone hĂ©site, puis soudain murmure Ă  voix basse C’est ta faute. » À ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois n’abandonne jamais son esclave Viens voir, Antone. » Sa voix est brĂšve, impĂ©rieuse. Docile Antone le suit Que vas-tu faire avec MorĂšre ? lui dit-il, tu ne vois pas qu’il va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que c’est lui qui a raison. » Georges reste surpris de ce brusque enlĂšvement. Ses soupçons se confirment C’est Miagrin qui le soutient. » CHAPITRE XIV – PÂQUES TRISTES Enfin c’est le matin de PĂąques. Le gai rĂ©veil dans l’aube claire d’une belle journĂ©e, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la rĂ©surrection aprĂšs les tristesses de la semaine sainte, de la libĂ©ration des travaux scolaires, de l’arrivĂ©e des vacances printaniĂšres. PĂąques, c’est la porte triomphale que tous, parents et maĂźtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette premiĂšre heure du jour n’a rien de monastique. Des prĂ©occupations de toilette se mĂȘlent, il faut l’avouer, aux sentiments religieux, et la vision du dĂ©jeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup d’élĂšves s’habillent en hĂąte pour descendre Ă  la sacristie, revĂȘtir les soutanelles rouges et les aubes d’enfants de chƓur. Miagrin qui est pourtant maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » est le moins fĂ©brile. Soudain on entend un Ă©clat de rire au lavabo oĂč les troisiĂšmes se bousculent. Qu’est-ce que c’est ? interroge le surveillant Ă  qui l’abbĂ© Levrou demandait un enfant pour sa messe. – Ramon a failli s’étrangler, rĂ©pond CĂ©zenne. – Comment cela ? – Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgĂ©. – Vous n’avez pas avalĂ© d’eau au moins. – Si, Monsieur, un peu. – Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-ĂȘtre, n’est-ce pas ? » Antone ne rĂ©pond pas il craint de se dĂ©couvrir en affirmant trop vivement qu’il a dĂ» absorber une bonne gorgĂ©e d’eau ; et en mĂȘme temps il a grand peur qu’on lui dise C’est insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras Ă©meut l’abbĂ© Levrou. Toujours aussi Ă©tourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalĂ© une gorgĂ©e d’eau, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur l’abbĂ©, je crois
 – Eh bien ! vous communierez demain matin, Ă  ma messe, voilĂ  tout. TĂąchez de ne pas trop vous dissiper aujourd’hui. » Et il profite de la circonstance pour l’emmener immĂ©diatement comme servant. Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul Ă  son banc, alors que tous ses camarades iront Ă  l’autel ; il ne verra pas communier Miagrin l’hypocrite, Miagrin le corrupteur. L’abbĂ© Levrou doit partir de bonne heure pour prĂȘcher Ă  AmbĂ©rieu. Aussi dit-il sa messe Ă  la chapelle de l’Infirmerie. Il n’y a pas de malades, car c’est la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, Ă  force de soins mĂ©ticuleux, Antone Ă©coute le chant lointain des cantiques et de l’orgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout Ă  la gauche de l’autel, triste de se voir isolĂ© comme une brebis contaminĂ©e, il entend l’abbĂ© Levrou lire d’un ton un peu trop dramatique l’évangile des Saintes Femmes. Et dicebant ad invicem Quis revolvet nobis lapidem
 Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme l’entrĂ©e du sĂ©pulcre, cette pierre Ă  rouler qui tourmente les trois femmes, l’abbĂ© FramogĂ© en parlait avant-hier le souvenir s’en rĂ©veille dans l’esprit d’Antone et l’application surtout s’impose Ă  lui. Ah ! s’il avait eu le courage de se confesser, en ce jour de PĂąques, la pierre qui l’écrase aurait roulĂ© loin de lui ! Il voit alors l’abbĂ© qui le regarde et semble attendre. C’est vrai il faut qu’il rĂ©ponde Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure n’importe quoi Et cum spiritu tuo ». L’abbĂ© revient au milieu de l’autel avec un long soupir et un lĂ©ger haussement d’épaules qui signifie clairement Quel Ă©tourdi ! » AprĂšs sa messe, tandis qu’il descend au rĂ©fectoire, il demande Ă  Antone d’aller lui chercher sa sacoche Ă  sa chambre et de bien refermer la porte Ă  clef. Ceux qui ont Ă©tĂ© au collĂšge, savent combien les Ă©lĂšves se rĂ©jouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hĂąte, il lui semble qu’il a gagnĂ© un peu la confiance de l’abbĂ© Levrou. Vous ne vous ĂȘtes pas trompĂ©, lui crie ce dernier en l’apercevant, ce n’est pas ma malle, ni le seau Ă  charbon que vous m’apportez ? Non, allons, un bon point. » L’abbĂ© voudrait bien lui parler de MorĂšre, mais il est trĂšs pressĂ©, et il craint de forcer la note cependant tout en avalant Ă  la hĂąte son bol de cafĂ©, il l’interpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique Dites donc, mon petit, j’espĂšre que ça va finir aujourd’hui, cette histoire avec MorĂšre vous n’ĂȘtes pas obligĂ© de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faĂŻence. Vous n’ĂȘtes pas un mauvais garçon, lui n’est pas un tigre. Allons, profitez de votre journĂ©e pour rejeter le mauvais pain fermentĂ©, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et l’abbĂ© Levrou est dĂ©jĂ  en route, laissant derriĂšre lui Antone effarĂ©. La journĂ©e est toute ensoleillĂ©e. Les marronniers de la cour commencent Ă  dĂ©velopper leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims d’abeilles. Au loin le Revermont s’estompe d’une lĂ©gĂšre brume toute pĂ©nĂ©trĂ©e de lumiĂšre et, prĂšs de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis d’oiseaux. À neuf heures l’orphĂ©on est Ă  la tribune pour la grand’messe solennelle, avec les flĂ»tes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. L’abbĂ© ThiĂ©baut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la sĂ©quence VictimƓ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpĂšges, monte et descend des gammes chromatiques, saute d’accord en accord ou Ă©parpille les longues tenues en trilles indĂ©finiment perlĂ©s ; enfin c’est la vieille cantate HĂŠc est dies » d’un rythme un peu trop dansant, mais trĂšs populaire en ce traditionnel collĂšge. Toute cette joie ne rĂ©sonne pas dans l’ñme d’Antone. Il ne s’est pas confessĂ© et il lui faut demain faire ses PĂąques. À midi, il assiste Ă  la cĂ©rĂ©monie des poulets. Chaque table apporte le sien Ă  un professeur qui gravement le dĂ©coupe ; et les Ă©lĂšves comparent malignement l’habiletĂ© respective des divers couteaux. Puis paraissent les Ăźles flottantes », entremets sucrĂ©s, occasion de disputes et d’éclaboussures. Mais Antone ne participe guĂšre Ă  cette dĂ©tente des corps, Ă  cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carĂȘme il songe qu’il lui faut demain faire ses PĂąques. AprĂšs midi, il revient Ă  la chapelle pour les vĂȘpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, en musique », Regina cƓli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil Ă  travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les tĂȘtes blondes des premiers bancs, rien ne rĂ©veille son attention. Cependant il a un sursaut lorsqu’au Magnificat il voit le maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » et le thurifĂ©raire, s’avancer d’un pas Ă©gal, flĂ©chir en mesure les genoux devant l’autel, ensemble incliner leur front devant le cĂ©lĂ©brant pour l’encenser, toujours unanimes saluer le SupĂ©rieur, puis revenir cĂŽte Ă  cĂŽte face au collĂšge dans leur dĂ©marche grave et harmonieuse ; il s’irrite, car ces deux frĂšres jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, c’est Georges MorĂšre et Modeste Miagrin. D’un lĂ©ger mouvement de doigts Miagrin balance l’encensoir vers les Ă©lĂšves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derriĂšre les chaĂźnettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans l’encensement prolongĂ© comme une flatterie mystĂ©rieuse et sacrilĂšge. L’encensoir s’abaisse, d’une lente inflexion du cou les deux lĂ©vites saluent gravement, et s’en retournent Ă  l’autel ; et nul n’oserait mettre de diffĂ©rence entre ces deux congrĂ©ganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pĂ©nĂ©trĂ©s du respect de leurs fonctions sacrĂ©es ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dĂ©goĂ»t lui monter aux lĂšvres et qui baisse son front, lourd de cette pensĂ©e il lui faut demain faire ses PĂąques. Les vĂȘpres chantĂ©es, on part pour la promenade, la derniĂšre promenade du trimestre. Qu’importe la route ! tous ces yeux d’enfants ne voient dĂ©jĂ  plus le paysage oĂč ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théùtre magique. Pour Marcel Sorin, c’est Saint-Étienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la dĂ©licieuse vallĂ©e du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-AndrĂ© de BagĂ© ; pour Aubert, une ferme isolĂ©e entourĂ©e de trognards et de bouleaux, prĂšs d’un Ă©tang oĂč les nuages viennent se regarder en rĂȘvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossĂ©e Ă  la montagne de granit ; pour d’autres, un coin du Valromey oĂč tombe la poussiĂšre blanche d’une haute cascade, ou bien un plateau pelĂ© broutĂ© par des chĂšvres, mais d’oĂč l’on voit le soleil se lever derriĂšre le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, dĂ©cor qui charma les premiers regards, et toi, maison bĂ©nie de leur enfance, oĂč vivent les figures bien-aimĂ©es ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cƓur bondir Ă  la pensĂ©e de revoir les gracieuses tours de FourviĂšres et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante il lui faut demain faire ses PĂąques. Maintenant l’habiletĂ© de Miagrin lui semble puĂ©rile et nulle ; car la vie scolaire est si rĂ©guliĂšre que toute infraction Ă  la rĂšgle, toute dĂ©rogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, s’explique et doit se rĂ©parer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa premiĂšre escapade, cette nuit oĂč Trophime Beurard l’a emmenĂ© dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de l’autre cĂŽtĂ© du mur, et rentrer Ă  Lyon dĂšs cette nuit. Mais n’est-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant qu’il a l’uniforme, le laissera-t-on passer Ă  la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie l’aisance de Monnot Ă  se mouvoir dans ces perpĂ©tuelles difficultĂ©s. Vers six heures, le collĂšge rentre en Ă©tude ; les Ă©lĂšves doivent garder le silence, mais peuvent s’occuper comme ils l’entendent la plupart lisent quelque volume empruntĂ© ou rangent leur bureau. Antone achĂšve d’empaqueter les livres qu’il rapporta naguĂšre de Lyon. Il songeait moins Ă  lui qu’à Georges, alors
 Depuis, que d’évĂ©nements ! que de changements ! Ah ! si l’abbĂ© Perrotot n’avait pas Ă©tĂ© si confiant ; si son pĂšre, sa mĂšre, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas criĂ© Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-ĂȘtre avouĂ©, et il ne serait pas ce soir emmurĂ© dans le cachot Ă©touffant de ses mensonges. CHAPITRE XV – QUIS REVOLVET LAPIDEM ? À la fin de cette journĂ©e de compression et d’angoisse monte en son Ăąme un vague dĂ©sir de s’évader de cette geĂŽle secrĂšte, de s’arracher de dessous cette lourde masse. TantĂŽt il s’irrite non, il ne fera pas des PĂąques sacrilĂšges il ira trouver le PĂšre Levrou et lui dira nettement, sans explication Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » TantĂŽt il s’effraie de cette dĂ©marche. Qu’en pensera l’abbĂ© ? Ne va-t-il pas m’accabler de questions ? » Alors il entrevoit la nĂ©cessitĂ© de tout lui avouer, et le voici arrĂȘtĂ©. Le poids Ă  soulever est trop lourd. OĂč trouver le courage de reparaĂźtre devant ses camarades, aprĂšs avoir reconnu qu’il les a tous trompĂ©s ? Que dire Ă  ses partisans, Ă  Henriet, Ă  CĂ©zenne, Ă  Gendrot, Ă  Beurard, Ă  Émeril ? Bah ! on le mettra Ă  la porte, il n’aura rien Ă  leur dire. C’est vrai, mais comment supporter la colĂšre et les reproches de son pĂšre, de sa mĂšre, de ses tantes ? Il Ă©prouve une triste joie dans son abaissement Ă  savoir son prĂ©cepteur disparu. Il n’aura pas Ă  rougir devant l’abbĂ© Brillet, qui l’a formĂ©, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant d’espĂ©rances, qui est mort en prononçant son nom. L’heure avance. Tout en rangeant, il flotte de l’horreur du sacrilĂšge Ă  la terreur de l’aveu. Ah ! si on ne lui demandait pas de se dĂ©noncer, de rĂ©parer, peut-ĂȘtre avouerait-il ? Il n’a pas l’air mĂ©chant, le PĂšre Levrou ! Et puis il ne sera pas Ă©tonnĂ©, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout
 tout ! et s’en irait en vacances, le cƓur allĂ©gĂ©. » Encore une demi-heure, et l’étude sera finie ce sera trop tard. Non, il n’ose pas, et son cƓur se tourmente. Il cherche un moyen terme forcer le PĂšre Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvĂ© ! Comment n’y a-t-il pas pensĂ© plus tĂŽt ? il se confessera et lui dĂ©clarera aussitĂŽt aprĂšs, qu’il ne veut pas se dĂ©noncer, par consĂ©quent qu’il est inutile de lui donner l’absolution et la communion. La voilĂ  la solution ! Il ne lui faut plus qu’un prĂ©texte pour sortir. Justement il ne m’a dit ni oĂč, ni quand il dit sa messe. Je vais l’avertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout s’agence au grĂ© de son dĂ©sir, il hĂ©site, il n’a plus qu’un quart d’heure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le PĂšre Levrou doit officier au salut, s’il veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lĂšve de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de l’étude. Le voici au premier Ă©tage, dans la galerie prĂšs de la chambre de l’abbĂ©. Son cƓur bat Ă  se rompre. Pourtant sa visite n’a rien d’extraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la premiĂšre porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrĂštement Ă  la seconde porte Entrez ! fait une grosse voix chantante. C’est vous, Antone Ramon, qu’est-ce que vous avez encore oubliĂ© ? Votre tĂȘte ? Vos oreilles ? – En tout cas, ce n’est pas sa langue ! » riposte l’abbĂ© Russec. L’abbĂ© Russec est lĂ . Quelle dĂ©ception ! Antone espĂ©rait trouver le PĂšre Levrou seul ! La fatalitĂ© s’acharne sur lui. Tant pis, il sombrera ! Je venais vous demander, rĂ©pond-il en balbutiant, Ă  quelle heure est votre messe ? – Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? s’écrie l’abbĂ© d’un air railleur, tandis que son confrĂšre rit Ă  gorge dĂ©ployĂ©e. – Eh bien, Ă  quatre heures et demie, sera-ce assez tĂŽt ? » Et il continue de rire. L’enfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitĂ©e par un violent remous. C’est peut-ĂȘtre trop tĂŽt, poursuit la voix ironique. À six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons Ă  la chapelle de l’infirmerie. C’est entendu. – Merci, Monsieur l’abbĂ©. » Antone intimidĂ© se retire gauchement en se redisant intĂ©rieurement Tant pis ! » DĂ©jĂ  il a refermĂ© la porte derriĂšre lui et se retrouve dans le tĂ©nĂ©breux vestibule lorsque la voix de l’abbĂ© Levrou le rappelle Antone ! Antone ! » Il rentre aussitĂŽt et demande d’un ton accablĂ© Monsieur ?
 – Est-ce que vous avez Ă©tĂ© sage aujourd’hui ? – Oui, Monsieur. – Vous ne dites pas cela d’un ton bien assurĂ©, » reprend le prĂȘtre plutĂŽt par lĂ©gĂšre taquinerie que par sĂ©rieuse enquĂȘte. Mais tandis qu’il le regarde, il voit que l’enfant baisse le front et quoiqu’il n’aperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme Ă  ses paupiĂšres ; d’un regard il fait signe Ă  l’abbĂ© Russec qui se retire prĂ©cipitamment sous le prĂ©texte de se prĂ©parer au salut. Une fois seul en face de l’enfant Mon petit, dit l’abbĂ© Levrou, vous avez quelque chose qui vous gĂȘne. » Il lui a pris la main qu’il sent trembler dans la sienne et devine plutĂŽt qu’il n’entend la voix implorante lui avouer Je ne me suis pas confessĂ©. » Merveille unique Ă  remplir d’étonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, qu’il puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchĂ©s sur chacune d’elle, Ă©coutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse s’exercer auprĂšs de l’enfant Ă  l’ñge oĂč justement se forme sa volontĂ©, et qu’un prĂȘtre puisse recevoir ce que n’obtiendra jamais ni le pĂšre, ni la mĂšre. Quel levier pour l’éducation ! Et comment tous ceux qui rĂȘvent de former l’humanitĂ© selon leur idĂ©al n’en seraient-ils pas jaloux ? L’abbĂ© Levrou tout Ă  l’heure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller aprĂšs la fatigue de la journĂ©e, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prĂȘtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothĂšque, et murmure Restez lĂ , je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lĂšve vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes. 
 À moins que vous ne prĂ©fĂ©riez ?
 » L’enfant fait un geste d’assentiment. Et le prĂȘtre s’asseoit sur sa chaise prĂšs du prie-Dieu. À ce moment un pas retentit dans la galerie. Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant qu’il va demander au prĂ©fet de discipline de le faire remplacer pour le salut. L’abbĂ© Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle. Maintenant le PĂšre Levrou est prĂšs d’Antone agenouillĂ©, il lui prend la tĂȘte dans son bras gauche Eh ! bien, mon enfant. – Mon pĂšre, j’ai trichĂ©, murmure Antone. – Voyons pourquoi avez-vous trichĂ© ? » demande affectueusement le prĂȘtre. Antone est un peu Ă©tonnĂ©. Était-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? » Antone ne rĂ©pond pas. Je suis certain, reprend l’abbĂ©, que vous n’avez pas obĂ©i Ă  ce sentiment de basse vanitĂ©. Voyons, il n’y a pas un peu de rancune, de froissement ? » Antone se sent dĂ©couvert, pĂ©nĂ©trĂ© ; en mĂȘme temps il comprend si clairement le dĂ©sir du prĂȘtre de lui faire du bien qu’il se laisse aller il avoue, il avoue sa dĂ©ception, sa jalousie furieuse, son amitiĂ© tournĂ©e en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaĂźt qu’il a rencontrĂ© de pires condisciples, qu’il a cĂ©dĂ© Ă  de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait qu’il ne doit pas mĂȘler de dĂ©nonciations Ă  ses aveux personnels. Mais l’abbĂ© qui sent cette petite Ăąme toute frissonnante, se garde bien de l’interrompre, il la laisse se vider, Ă©puiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui l’étouffaient, qui la noyaient et l’écoute sans protester. C’est tout, mon pĂšre. » Bien, mon enfant. » Ce Bien » semble bizarre aprĂšs de tels aveux ; Antone a peur, il reprend. Mon pĂšre ?
 – Vous avez encore quelque chose qui vous gĂȘne, mon enfant ? – Mon pĂšre, ne me donnez pas l’absolution ! – Pourquoi, mon enfant ? – Parce que je ne peux pas me dĂ©noncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilĂšge en communiant. » L’abbĂ© Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tĂȘte d’Antone dans son bras et penchĂ© sur lui, murmure Vous ĂȘtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous ĂȘtes confessĂ© bien sincĂšrement, n’est-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez Ă©tĂ© trĂšs courageux ? Oui, c’est bien, et je remercie Dieu de vous avoir donnĂ© une telle force, une telle grĂące. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ? – Oh ! non. – Eh bien, alors ? – Mais je ne peux pas me dĂ©noncer, j’aime mieux partir demain et ne plus revenir ici. – Au moins seriez-vous dĂ©cidĂ© Ă  laisser une lettre d’aveu et de repentir pour le SupĂ©rieur ? – Oh ! pourvu que je ne sois pas lĂ , ça m’est Ă©gal ! – C’est dĂ©jĂ  une solution. Pourtant, Ă©coutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. J’examine avec vous. Voyons, vous avez fait tort Ă  Georges MorĂšre, lui en voulez-vous encore ? » Antone fond en larmes Non, dit-il, je suis trop malheureux. » L’abbĂ© s’arrĂȘte et le laisse pleurer, puis Écoutez-moi bien. Je suppose qu’il vous dise “Je te pardonne tout le mal que tu m’as fait !” ; accepteriez-vous la rĂ©conciliation ? – Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas. – Mon petit, il le veut, il n’aurait pu faire ses PĂąques ce matin, s’il ne vous avait pardonnĂ© sincĂšrement. Tout serait donc rĂ©glĂ© de ce cĂŽtĂ©. Maintenant, vous avez montrĂ© une longue obstination, inexplicable si vous n’aviez Ă©tĂ© poussĂ© par un mauvais camarade. Êtes-vous dĂ©cidĂ© Ă  rompre avec lui ? – Oui, mon pĂšre. – À ne plus jamais l’écouter ? – Oui, mon pĂšre. – TrĂšs bien, mon petit Antone. Il ne reste plus qu’un point Ă  dĂ©cider. » L’abbĂ© se recueillit, il sentait qu’il abordait le plus rude de la tĂąche. Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli Ă  l’égard de vos condisciples, de Monsieur le SupĂ©rieur, de vos parents, aussi bien qu’à l’égard de Georges MorĂšre et de sa famille ? » Antone se prend Ă  sangloter, c’est Ă©videmment le poids qu’il sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible Ă  soulever. Comprenez-vous, continue le prĂȘtre, que vous mĂ©ritez une punition ? – Oui ! murmure l’enfant. – Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliquĂ©. Si vous m’en donnez la permission, – vous m’entendez bien – j’enverrai Georges MorĂšre chez Monsieur le SupĂ©rieur
 Écoutez-moi jusqu’au bout il lui dira que vous ĂȘtes prĂȘt Ă  avouer votre faute, il intercĂ©dera pour vous, et demandera qu’on soit indulgent, et Monsieur le SupĂ©rieur ne vous infligera qu’une retenue de vacances. » Antone ne pleurait plus, il Ă©coutait de toute son Ăąme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite. Alors, vous Ă©crirez Ă  vos parents une lettre d’excuses que je porterai moi-mĂȘme. Ne craignez rien, je les disposerai Ă  vous recevoir comme l’enfant prodigue. – Mais, Monsieur le SupĂ©rieur ?
 fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever. – Évidemment, il fera part Ă  vos camarades de votre aveu et de votre punition. – Ah ! » soupira l’enfant effrayĂ©. L’abbĂ© eut peur il voyait Antone se mordre les lĂšvres et garder le silence ; c’était l’instant critique. Bah ! reprit-il, qu’est-ce qui va se passer ? D’abord, vous n’y serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sĂ»r que le SupĂ©rieur vous fĂ©licitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage Ă  rĂ©parer votre faute. LĂ -dessus, tout le monde s’en ira en vacances et tout sera oubliĂ©. Georges MorĂšre au retour, si je le lui dis, sera le premier Ă  vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous rĂ©parez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguĂšre, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arrachĂ© Ă  la puissance du dĂ©mon. » Antone est tout stupĂ©fait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicitĂ©, et quel dĂ©vouement ce bon abbĂ© Levrou le dĂ©gage du chaos de ruines qui l’accablaient. Il accepte, il veut demander pardon Ă  Georges MorĂšre. Il est si heureux d’ĂȘtre dĂ©livrĂ©, qu’il refuse le secours de MorĂšre, et veut aller lui-mĂȘme tout avouer au SupĂ©rieur. Enfin le prĂȘtre se recueille et lorsqu’il a prononcĂ© les paroles de l’absolution Pour pĂ©nitence, lui dit-il, vous rĂ©citerez la belle priĂšre Ă  Saint-Michel “Sancte Michael Archangele defende nos in praelio”, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rĂŽdent Ă  travers l’univers pour la perdition des Ăąmes “Satanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundo
” » Le lendemain matin, aussitĂŽt aprĂšs la messe, le SupĂ©rieur entrait dans l’étude des troisiĂšmes tout Ă©tonnĂ©s Mes chers enfants, leur dit-il, il s’est passĂ© naguĂšre un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en rĂ©vĂ©ler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, aprĂšs avoir trichĂ© en composition, obstinĂ©ment a niĂ© sa faute, accusant Georges MorĂšre de dĂ©nonciation calomnieuse. Hier soir, cĂ©dant bien tard Ă  de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre s’avouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sĂ©vĂšres punitions, la supplication de ses maĂźtres m’empĂȘchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privĂ© de deux jours de vacances. » Un murmure d’étonnement court sur tous les bancs. Le SupĂ©rieur poursuit Si grande que soit sa faute, j’espĂšre que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me l’avouer. Je l’espĂšre aussi, en bons camarades, vous Ă©viterez de divulguer cette pĂ©nible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez l’horreur du mensonge, vous lui savez grĂ© de son Ă©clatante rĂ©paration et lui rendez votre estime. » Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges MorĂšre Ă©coute, stupĂ©fait ; de l’autre cĂŽtĂ© de l’étude, Modeste Miagrin dĂ©vore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille rĂ©volution, Ă  son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorĂ©navant est engagĂ©e entre lui et Georges MorĂšre ; l’un des deux certainement partira ; sera-t-il obligĂ©, dĂšs ce matin, d’user de ses derniĂšres armes ? Antone l’a-t-il dĂ©noncĂ© ? Presque aussitĂŽt Georges est appelĂ© par l’abbĂ© Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant Georges, je te demande pardon
 – C’est bien, mon petit, interrompt l’abbĂ©, donnez-vous une poignĂ©e de main et que tout soit oubliĂ© ! – Oh ! moi j’oublie tout, rĂ©pond Georges MorĂšre, mais c’est ma pauvre maman ! – Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prĂȘtre, le pardon doit ĂȘtre plein. Antone a rĂ©parĂ© sa faute, si vous ne voulez pas ĂȘtre amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. » MalgrĂ© sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste d’amitiĂ© ? Moi, dit MorĂšre, je ne demande plus Ă  ĂȘtre ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! » Antone froissĂ© de cette indiffĂ©rence et craignant des rĂ©vĂ©lations indiscrĂštes se hĂąte de riposter. Je n’ai pas le droit d’oublier les services qu’il m’a rendus. – Quels services ? » demande l’abbĂ© Levrou. À ce moment Luce Aubert vient prĂ©venir MorĂšre que l’appel pour Meximieux est fait. Antone continue C’est Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, m’a sauvĂ© du renvoi. – Lui, il a osĂ© te raconter cela ? Tu peux lui dire qu’il est un rude menteur. – Qui est-ce alors ? demande Antone. – Mais, c’est moi. – Voyons, Georges, hĂątez-vous de descendre, interrompt l’abbĂ© Levrou, vous allez manquer votre train. Dites Ă  vos parents que je ne puis les voir Ă  midi comme c’était convenu, mais seulement ce soir. – Ah ! si j’avais su, » murmure Antone avec dĂ©sespoir. CHAPITRE XVI – L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES En descendant Ă  la gare de Lyon, l’abbĂ© Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffĂ©es de capotes roses assez extravagantes. Elles se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt vers lui. Et Tonio ? OĂč est Antone ? Qu’avez-vous fait d’Antone ? – Il ne vient pas aujourd’hui, Mesdames. – Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !
 C’est grave ?
 Pourquoi ne sommes-nous pas prĂ©venues ? Son pĂšre et sa mĂšre sont Ă  Nice ! Qu’allons-nous devenir, Mimi ?
 Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un tĂ©lĂ©gramme ? Ça va en faire un coup Ă  CĂ©leste ! Le pauvre petit ! À quelle heure le prochain train pour Bourg ? C’est cela, allons Ă  Bourg ! » L’abbĂ© eut bien de la peine Ă  les empĂȘcher de reprendre le train d’une heure 18, en leur affirmant qu’Antone n’avait pas l’ombre d’une indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles Ă  leur dire, les deux tantes rentrĂšrent avec lui place Bellecour. Mais pourquoi n’est-il pas venu avec les autres ? – Vous connaissez sans doute, mesdames, l’histoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?
 – Si nous la connaissons ! Quand je pense qu’on a osĂ© mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur l’abbĂ©, si c’était mon enfant Ă  moi, vous m’entendez, il ne serait pas restĂ© dans votre maison une heure de plus, une minute de plus. – Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui n’a jamais menti ! – Eh bien ! Madame, il aura menti une fois. – Comment mentir ! jamais un Ramon n’a menti. Ah ! Monsieur l’abbĂ© ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela Ă  mon frĂšre. – Il aurait fait un malheur ! dĂ©clare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ? – Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur l’abbĂ©, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve ! – Ah ! le pauvre enfant, s’écrie tante Mimi, comme il doit souffrir d’ĂȘtre soupçonnĂ©, lui si bon, si loyal, si dĂ©licat
 Oui, la preuve ? – La voici, dit l’abbĂ© nullement Ă©mu de ces dĂ©monstrations, et il prĂ©sente une enveloppe. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – C’est la lettre d’Antone Ă  ses parents pour leur demander pardon d’avoir menti car il a tout avouĂ©. » Il croyait les trop crĂ©dules demoiselles confondues et s’attendait Ă  un silence douloureux sinon Ă  des excuses ; mais immĂ©diatement tante Zaza repart Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit ! – SĂ»rement, sa mĂšre lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il n’a pas voulu venir avant d’avoir obtenu son pardon ! – Il faut lui Ă©crire de venir. Si vous nous l’aviez dit Ă  la gare, on aurait tout de suite tĂ©lĂ©graphiĂ© “Je te pardonne, reviens.” – Non, Madame, interrompt l’abbĂ© un peu froissĂ©, il ne serait pas revenu
 – Pourquoi cela ? – Parce qu’il est privĂ© de deux jours de vacances, comme punition. – PrivĂ© de deux jours ! s’exclament les deux tantes d’un seul cri, d’un seul cƓur ! – Oui, Mesdames. – Deux jours pour une peccadille, un rien ! – Un rien, madame, un mensonge ! – Mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! repart impĂ©tueusement tante Zaza. – S’il avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il n’y aurait pas eu assez de jours dans l’annĂ©e ! – Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ? – Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnĂȘtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de trĂšs honnĂȘtes gens. – Son pĂšre, ajoute tante Zaza, Ă  son Ăąge en faisait bien d’autres. Jamais on ne l’a puni pour de pareilles niaiseries. – Oh ! Madame, interrompt le prĂȘtre
 – Et c’est aujourd’hui un trĂšs honnĂȘte homme. – Madame
 – Je ne vous permettrai pas d’en douter, Monsieur l’abbĂ©. – Voulez-vous me
 – Non, Monsieur l’abbĂ©, je respecte en vous le caractĂšre de prĂȘtre, mais vraiment c’est trop fort, chez nous, douter de l’honorabilitĂ© de mon frĂšre !
 – C’est loin de ma pensĂ©e, Madame, mais
 – À la bonne heure. – Mais Antone pendant un mois s’est obstiné  – C’est parce qu’on n’a pas su le prendre, rĂ©plique tante Mimi d’une voix indignĂ©e et victorieuse. À nous, il a toujours dit la vĂ©ritĂ©. – C’est chez vous qu’il a appris Ă  mentir ! lance tante Zaza. – Permettez, Madame, Monsieur le SupĂ©rieur l’a pris
 – Il l’a intimidĂ© avec ses grands airs. – Son professeur
 insiste l’abbĂ© Levrou. – Qu’est-ce qu’il connaĂźt en dehors de son grec et de son latin ? – L’abbĂ© Perrotot, son directeur
 – Madame de Saint-EstĂšphe le connaĂźt celui-lĂ . Elle a raison, il n’est pas fort. – Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indĂ©finiment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ? – Ce n’est pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le SupĂ©rieur seul
 – Eh bien ! allons voir le SupĂ©rieur, Ă  la fin. – Il est absent, Madame. – Alors quoi ! cet enfant est abandonnĂ© ! – Non, Madame, il sera aux mains de l’abbĂ© Russec aujourd’hui et de l’abbĂ© ThiĂ©baut demain jusqu’à 5 heures. – C’est inouĂŻ. Eh bien ! nous irons le chercher quand mĂȘme. – Vous ne le verrez pas. – Si on nous le refuse, nous nous adresserons Ă  la gendarmerie. – Il faudrait un mot des parents. – Nous l’aurons. En tous cas vous pouvez ĂȘtre sĂ»r qu’il ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. » TrĂšs rouges, trĂšs droites, elle congĂ©diĂšrent l’abbĂ©, peu terrifiĂ© de ces grandiloquentes menaces. RestĂ©es seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiositĂ©. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir lĂ -dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? Tu vas voir qu’ils vont nous gĂąter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi. Le lendemain, Antone revenait Ă  Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son pĂšre trĂšs bon, mais trĂšs emportĂ©, sa mĂšre trĂšs faible, mais trĂšs sensible, et, maintenant qu’il approchait de Lyon, se rĂ©veillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il Ă©tait effrayĂ© des rĂ©percussions que sa conduite de collĂ©gien pouvait avoir sur ceux qu’il aimait. L’abbĂ© Levrou l’avait aidĂ© Ă  faire sa lettre d’excuses et l’avait devancĂ©, mais il n’avait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme l’enfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant Ă  la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha Ă  la portiĂšre et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son pĂšre, ni sa mĂšre, n’avaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peinĂ© de cette absence, il se prĂ©parait Ă  subir les justes reproches de ses tantes. Tiens ! le voilĂ , Mimi ! Mimi ! le voilĂ  ! » Comme deux ibis roses effarouchĂ©s, les deux tantes se prĂ©cipitĂšrent sur Antone avant mĂȘme qu’il ne fĂ»t sur le quai. Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il qu’ils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-ĂȘtre intelligents, mais ils n’ont pas de cƓur. Viens vite Ă  la maison. » Et elles l’entraĂźnaient aveuglĂ© de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis Tu sais, papa et maman ne sont pas lĂ  ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz
 Ah ! ne nous dĂ©mens pas ! J’ai reçu ton abbĂ© Levrou, un homme sans tact. Il s’en souviendra de notre rĂ©ception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous n’avons pas envoyĂ© ta lettre Ă  papa. – Ah ! » fit Antone terrifiĂ© Ă  la pensĂ©e qu’elle lui serait remise Ă  son retour de Nice. Non, non, penses-tu, ton pĂšre qui a une maladie d’estomac, nous n’avons pas voulu lui faire un coup pareil au cƓur ! Nous l’avons dĂ©chirĂ©e, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as Ă©tĂ© malade
 Tire la langue justement tu as la langue un peu chargĂ©e. Nous avons tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu avais un peu de bronchite et que le mĂ©decin n’avait pas voulu te laisser partir de peur de complications. VoilĂ , tout est arrangĂ©, embrasse-moi ! » Et c’est ainsi que se dĂ©noue en famille la crise d’une conscience, Ă  cet Ăąge terrible de la quatorziĂšme annĂ©e. Trois jours aprĂšs ses parents revinrent, lĂ©gĂšrement inquiets de sa santĂ©. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguĂ©e. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout Ă  la fin ne se dĂ©couvrĂźt. Mais dĂšs que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, oĂč la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naĂŻve simplicitĂ©, les deux tantes la ramenaient Ă  des sujets plus sĂ»rs et Antone apprenait Ă  leur Ă©cole tous les secrets de la plus fine diplomatie. Cependant, il Ă©tait sĂ©vĂšrement puni. Oui, il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© avoir tout avouĂ© et avoir retrouvĂ©, dans la petite ville de l’avenue Gravier, sa chambre d’enfant oĂč l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, il travaillait prĂšs du bon abbĂ© Brillet il aurait aimĂ© prier sur sa tombe oĂč une grande couronne rappelait les regrets de son Ă©lĂšve affectionnĂ©, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il l’avait oubliĂ© en mĂȘme temps que ses derniers conseils il n’avait pas cherchĂ© Ă  devenir un homme Ă©nergique et utile, un caractĂšre viril et chrĂ©tien ! Que devait penser le bon prĂ©cepteur de son Ă©lĂšve autrefois si pieux, si confiant, aujourd’hui enserrĂ© dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il rĂ©solut de tout rĂ©vĂ©ler Ă  sa mĂšre, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie. Le jour mĂȘme, il chercha Ă  la voir seule pour s’ouvrir Ă  elle mais on devait faire une promenade Ă  Neuville ; dans le tumulte des prĂ©paratifs, l’étourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serrĂ© dans la victoria entre sa mĂšre et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta Ă  ses lĂšvres. Toute heureuse de cette splendide journĂ©e, elle lui tenait la tĂȘte dans ses bras comme s’il avait encore six ans et l’embrassait longuement. Et moi ! et moi ! » s’écriĂšrent coup sur coup les deux tantes. Mais Antone refusa Ă©nergiquement, malgrĂ© leur irritation et elles furent obligĂ©es de dĂ©verser leur tendresse sur le bon KhĂ©m, un petit fox-terrier qui, depuis le dĂ©part d’Antone, Ă©tait leur occupation favorite. Le soir, avant dĂźner, au petit salon, il espĂ©ra retrouver sa maman seule, l’emmener dehors sur le perron, puis dans une allĂ©e du parc, mais elle dĂ©clara que le temps avait fraĂźchi c’était imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et d’expansion, toute au souci d’une toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin. Toute la semaine il chercha, mais en vain, l’heure de ses confidences. DĂšs que s’approchait la joie d’une conversation seul Ă  seule, le pĂšre ou une tante survenait subitement, la mĂšre distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite Ă  faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait Ă  Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de l’emmener, mais elle se mit Ă  rire Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus t’avoir toujours dans mes jupes, comme Ă  sept ans ! » Malheureuse, craignez plutĂŽt le jour oĂč ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes ! L’incident de la composition Ă©tait clos comme par un traitĂ© secret ; personne n’en ouvrait la bouche. Antone, rebutĂ©, renonça. Il s’échappait parfois, mais avec difficultĂ©, pour faire des excursions Ă  bicyclette. Son pĂšre, sa mĂšre, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sĂ©vĂšrement ces heures de sortie. Il descendait la cĂŽte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait Ă  Georges MorĂšre et Ă  sa mĂšre. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle qu’il l’avait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses derniĂšres paroles Oh ! moi j’oublierai tout, mais c’est ma pauvre maman
 » Il avait compris que dĂ©sormais, il n’aurait plus l’amitiĂ© de Georges, Ă  moins que
 mais il n’osait suivre sa pensĂ©e ou plutĂŽt son imagination lĂ  oĂč elle le conduisait nĂ©cessairement. Et bientĂŽt il rentrait Ă  Sermenaz tout attristĂ© par le souvenir de cette amitiĂ© brisĂ©e et qui ne pourrait plus se renouer. CHAPITRE XVII – ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS AprĂšs avoir quittĂ© les demoiselles Ramon, l’abbĂ© Levrou reprenait le train et descendait Ă  Meximieux, oĂč il Ă©tait reçu trĂšs cordialement par Georges. Une heure aprĂšs son arrivĂ©e, l’abbĂ© avait dĂ©jĂ  conquis toute la famille MorĂšre par sa bonne humeur, ses plaisanteries Ă  l’adresse de la petite Bridgette, la simplicitĂ© de ses maniĂšres. D’ailleurs il Ă©tait messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux d’Antone. L’abbĂ© Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps Ă  bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges. L’abbĂ© Levrou ne tarissait pas d’éloges. Cependant, disait le curĂ©, il y a un point qui m’inquiĂšte, c’est cette raideur, cette duretĂ© de caractĂšre, cette fiertĂ©, sans jactance, mais qui n’en est que plus obstinĂ©e. – Et qui lui a fait bien du mal, ajouta l’abbĂ© Levrou. Certes s’il avait Ă©tĂ© plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eĂ»t Ă©vitĂ© tous ces ennuis et l’eĂ»t gardĂ© de bien mauvaises compagnies. – C’est vrai », rĂ©pondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigĂ©es aux vacances du jour de l’an, et trop bien tenues. C’est vrai mais Ă  cet Ăąge ils ne sont pas encore assez formĂ©s eux-mĂȘmes, pour qu’on les croie capables de former les autres. J’ai toujours suivi les principes des PĂšres JĂ©suites et de Mgr Dupanloup sur les amitiĂ©s particuliĂšres. Vous savez que ce dernier veut qu’on les poursuive impitoyablement, qu’on les rende impossibles par tous les moyens, mĂȘme par le ridicule, mĂȘme par le renvoi. – Sans doute, c’est une matiĂšre trĂšs dĂ©licate, mais lorsqu’on a affaire Ă  deux Ăąmes dont l’une est trĂšs forte, trop dure mĂȘme, l’autre trĂšs mallĂ©able, n’est-ce pas exagĂ©rer que d’empĂȘcher toute amitiĂ© ? Or, c’est le cas de Georges et Antone. Remarquez que c’est ce petit nouveau qui le premier avait donnĂ© toute sa confiance Ă  son condisciple plus ancien et qu’il admirait naĂŻvement. C’est le plus jeune qui recherchait le plus ĂągĂ©, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui dĂ©clare qu’il ne veut plus de confidences, plus de conversations particuliĂšres, plus d’amitiĂ© en un mot. Il l’a froissĂ©, l’autre s’est rejetĂ© sur les pires et mĂȘme a voulu se venger de ses dĂ©dains. C’était fatal. J’étais de votre avis naguĂšre. Aujourd’hui je crois qu’on ne peut poser aucune rĂšgle absolue. Certains enfants ont besoin de trĂšs bonne heure d’une Ă©ducation sentimentale, et un bon ami de collĂšge peut ĂȘtre pour eux le salut. À mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de tĂ©moigner un peu d’amitiĂ© Ă  ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsqu’il le verra rentrer des vacances, effarĂ© de l’accueil qu’on lui rĂ©serve. Convenez avec moi que vous vous ĂȘtes trompĂ©. » Le curĂ© hochait la tĂȘte En Ă©ducation je suis pour la prĂ©servation Ă  outrance. Georges est un bon enfant. L’autre m’apparaĂźt au contraire comme trop dĂ©veloppĂ©, trop affinĂ© et capable d’assez mauvaises actions, si j’en crois l’histoire de son obstinĂ© mensonge. Par consĂ©quent que Georges le tienne Ă  distance ; sans malveillance, ni dĂ©dain Ă©videmment. – Et c’est ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-Ă -vis d’Antone Ramon, celui-ci croira nĂ©cessairement Ă  une rancune persistante. Je pense au contraire qu’en le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges Ă  prendre de l’ascendant sur ses amis, Ă  faire de l’apostolat, Ă  s’affermir dans cette pensĂ©e que les bons ne doivent pas ĂȘtre bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres. – On les pousse Ă  l’orgueil. Le rayonnement de l’exemple est encore le meilleur apostolat. – Sans doute, mais la nature humaine est trop portĂ©e Ă  dĂ©couvrir les petits cĂŽtĂ©s, les travers, les ridicules, pour se laisser entraĂźner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons Ă  une Ă©poque oĂč je voudrais voir les bons enfants s’afficher dĂšs leurs premiĂšres annĂ©es comme les champions du bien. – Et si vos champions font des chutes et des scandales ? – Il y en aura toujours. Du moins les dĂ©faillances et les dĂ©fections apparaĂźtraient de bonne heure ce qu’elles sont, c’est-Ă -dire des oublis ou des lĂąchetĂ©s, et les autres concluraient Ă  plus de dĂ©fiance d’eux-mĂȘmes, c’est vrai, mais aussi Ă  la nĂ©cessitĂ© d’une action plus virile et plus conquĂ©rante
 » Longtemps les deux prĂȘtres discutĂšrent mais sans se convaincre. Le curĂ© de Meximieux rĂ©pĂ©tait sans cesse Dangereux ! dangereux ! » ; l’abbĂ© Levrou, sans nier le danger, montrait quelle sĂ©rie de gĂ©nĂ©rations de foi anĂ©miĂ©e on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert. Il partit le soir mĂȘme aprĂšs avoir souhaitĂ© de bonnes vacances Ă  Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultĂ©s d’un rĂŽle dĂ©licat mais utile auprĂšs d’Antone. CHAPITRE XVIII – UNE PROMENADE À BICYCLETTE On Ă©tait au mercredi 9 avril, veille de la rentrĂ©e, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller Ă  Montluel Ă  bicyclette. Quinze kilomĂštres, s’écriait la tante, jamais ton papa ne voudra. – Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. » FlattĂ©e, la tante mit tout en Ɠuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que c’était le dernier jour, le temps n’était pas sĂ»r il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but Ă©tait un peu lointain. Une Ă  une, elle leva toutes les difficultĂ©s. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de libertĂ© avant ses classes, la route Ă©tait coupĂ©e de villages et de fermes, sĂ»rs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train s’il Ă©tait fatiguĂ©. Surtout, dit-elle Ă  Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais qu’on mange Ă  sept heures et demie, trĂšs exactement. – Oui, Mimi chĂ©rie. – Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau
 Veux-tu un peu de brioche ? – Ah ! – Avec un petit flacon de malaga ? – Encore ! Non
 non. » Et sautant en selle, tant il avait peur d’ĂȘtre retardĂ©, Antone s’enfuit Ă  toute allure vers Neyron en criant Au revoir ». Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! » Mais enfin libre, lancĂ©, tout Ă  la joie du dĂ©part, Antone ne l’écoutait pas, il chantait Ă©perdĂ»ment la romance chĂšre Ă  sa famille Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine
 » Et le vent remportait ces bouffĂ©es de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barriĂšres Ă©taient retirĂ©es, toutes les difficultĂ©s vaincues. Libre ! enfin libre ! AprĂšs avoir gagnĂ© la route de Lillieux – Mas Rillier, il avait brusquement tournĂ© Ă  droite et par Petite CĂŽte descendait Ă  toute vitesse les lacets rapides vers la grand’route de Montluel. Épanoui d’indĂ©pendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort d’écurie, Ă  la fin de l’hiver, et revoit devant lui les grands prĂ©s oĂč il va pouvoir s’ébattre en libertĂ©. En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors qu’il passait devant l’HĂŽtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflĂ©e derriĂšre lui. ÉtonnĂ© il se retourna et vit KhĂ©m, le malheureux KhĂ©m, qui, tirant la langue, les regards Ă  terre, suivait sa roue d’arriĂšre. Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu t’en aller ? » Il s’arrĂȘta, menaça le pauvre fox qui, stupĂ©fait de cette colĂšre, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. À la sortie de la grand’rue, comme il doublait la vieille Ă©glise et son cimetiĂšre il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiĂ©tante qui se mĂȘlait Ă  la sienne. C’était KhĂ©m, le bon KhĂ©m qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapĂ© Antone hors du bourg. Sale bĂȘte ! sale animal ! veux-tu
 veux-tu t’en aller ? » KhĂ©m s’enfuit, mais, Ă  trente mĂštres, il s’arrĂȘte et regarde son bon maĂźtre. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres KhĂ©m s’en va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met Ă  le poursuivre Ă  toute vitesse, en l’agonisant d’injures et de menaces Sauve-toi ou je te tue ! » KhĂ©m dĂ©tale, dĂ©tale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et Ă  fond de train s’élance vers Montluel pour mettre rapidement une trĂšs grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordĂ©s de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes s’ouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgrĂ© les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive Ă  la Boisse. Soudain il entend derriĂšre lui une dispute de chiens, une mĂȘlĂ©e de grognements et d’aboiements, et reconnaĂźt Ă  ses hurlements de douleur le pauvre KhĂ©m. Il l’aperçoit, en effet, se dĂ©battant derriĂšre lui contre deux Ă©normes danois. Ému il s’arrĂȘte, jette des pierres aux bĂȘtes assaillantes et dĂ©livre le fox qui, l’oreille saignante, boitant quelque peu, vient se rĂ©fugier prĂšs de lui. C’est bien fait, ça t’apprendra ; tu ne pouvais pas rester Ă  Sermenaz ? qui est-ce qui t’a dit de me suivre ? Hein ! c’est intelligent de m’avoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomĂštres, fais-en. » Sans plus s’obstiner Ă  chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dĂ©passe Boisse. À quatre heures, il entre dans Montluel. Il n’est pas en retard, il n’a plus qu’à revenir. Cependant dĂšs qu’il entend sonner les quatre coups au clocher de l’église, il presse l’allure. À la rue Saint-Étienne, prĂšs de la place, il croit reconnaĂźtre un air de flĂ»te bien connu jouĂ© par deux artistes, mais le bruit d’un tombereau Ă©touffe la mĂ©lodie. Il se hĂąte, le voici sur la route de Pont d’Ain. Il est clair que son but n’est pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges MorĂšre ? Peut-ĂȘtre. HĂ©las ! il connaĂźt sa faiblesse ; demain il rentrera comment se dĂ©fendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas Ă  son secours, ne l’aide pas Ă  repousser les manƓuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidĂšle KhĂ©m, il avait passĂ© Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derriĂšre et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussiĂšre. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulĂšrent, et une clartĂ© blafarde succĂ©da bientĂŽt Ă  la grande lumiĂšre du soleil. À quatorze ans on ne doute de rien Antone s’imagina gagner l’orage de vitesse, et le corps presque soulevĂ©, le front sur son guidon, il se reprit Ă  filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignĂ©s. Le vent lui Ă©tait favorable et la route descendait d’une façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres lĂ©gendes de malles-postes attaquĂ©es, et il apercevait au loin le clocher de PĂ©rouges, quand de grosses gouttes Ă©claboussĂšrent la route ; en mĂȘme temps au-dessus de lui, comme une armĂ©e en dĂ©route, de lourds nuages noirs, Ă©pouvantĂ©s, se sauvĂšrent, illuminĂ©s parfois d’un brusque Ă©clair ; les platanes rĂ©sistaient au vent, solides comme des athlĂštes. Antone prĂ©cipitait sa course fiĂ©vreuse, et, brusquement, comme une Ă©cluse qui s’ouvre, la pluie et la grĂȘle s’abattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il s’obstinait ; l’averse rebondissait sur la chaussĂ©e, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de s’arrĂȘter, de s’abriter dans la premiĂšre bicoque venue. MalgrĂ© la boue et les flaques d’eau il persĂ©vĂ©rait dans la fuite. C’est qu’il venait de voir sur une borne Meximieux, 4 kilomĂštres. Cependant un coup de tonnerre retentit si prĂšs, un tel dĂ©luge s’effondra sur lui qu’il se dĂ©tourna vivement vers la route des Brosses, et s’arrĂȘta Ă  la premiĂšre maison. Il frappa et entra plus ruisselant que s’il sortait du RhĂŽne. Trois fillettes pressĂ©es Ă  la fenĂȘtre le regardĂšrent stupĂ©faites. L’aĂźnĂ©e avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman Ă©tait Ă  PĂ©rouges. Elles l’examinĂšrent en silence. Maintenant qu’à l’abri, il entendait les rafales, le crĂ©pitement de la grĂȘle sur les vitres, le gargouillis de l’eau dans les gouttiĂšres, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournĂšrent vers l’inconnu de ses pieds une mare d’eau s’élargissait peu Ă  peu dans la chambre et menaçait de s’étendre jusque sous le lit. L’aĂźnĂ©e se prĂ©cipita sur les torchons et en bonne petite mĂ©nagĂšre se mit Ă  Ă©ponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrĂȘter ce dĂ©sastre. Il se rĂ©signait Ă  son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, d’abord noir d’encre, puis moins sombre, l’eau descendait en stries serrĂ©es, rĂ©guliĂšres, monotones. Une heure aprĂšs, la chute d’eau Ă©tait aussi abondante. Que faire ? Attendre la premiĂšre accalmie et reprendre au plus tĂŽt le train pour Lyon Ă  la station de la Valbonne. De toute maniĂšre il ne serait pas rentrĂ© pour six heures et demie. Immobile Ă  la fenĂȘtre, il regardait la forĂȘt de lances de l’orage peu Ă  peu, l’eau de ses vĂȘtements le pĂ©nĂ©trait, son linge mouillĂ© se refroidissait, il frissonna. À ce moment la petite fille dit Ă  mi-voix Il y a un chien qui se plaint Ă  la porte. » Antone alors se rappela KhĂ©m, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillĂ©, entra en se secouant et en toussant. Vers cinq heures et demie la pluie s’arrĂȘta. Antone songea Ă  l’inquiĂ©tude maternelle, Ă  la colĂšre de son pĂšre et malgrĂ© lui tournant le dos Ă  Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne. Au bout d’un kilomĂštre il interpella un paysan qui revenait la tĂȘte couverte d’un sac Ă  blĂ©. Pourriez-vous me dire Ă  quelle heure part un train pour Lyon ? – Pas avant sept heures et demie, » rĂ©pondit l’homme. Sept heures et demie ! c’était l’heure Ă  laquelle il devait ĂȘtre arrivĂ© ! Il ne pouvait plus espĂ©rer ĂȘtre chez lui avant huit heures et demie. Il rĂ©flĂ©chit, et, sans qu’il s’en doutĂąt, se laissa entraĂźner Ă  son caprice. Son plan Ă©tait simple il avait le temps d’aller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dĂ©pĂȘche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus dĂ©libĂ©rer, il tourna le dos Ă  la Valbonne, fila sur la route lavĂ©e, faisant jaillir des fusĂ©es de boue, Ă©vitant Ă  peine les larges flaques d’eau oĂč les arbres renversĂ©s ondulaient comme des hydres. À six heures, Ă  l’embranchement de PĂ©rouges, une queue d’orage le força de s’abriter encore sous un hangar, mais obstinĂ© comme un enfant gĂątĂ©, rĂ©solu d’aller jusqu’au bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premiĂšres lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas. CHAPITRE XIX – FIN DE PROMENADE La maison des MorĂšre s’élevait au-delĂ  de la ville, non loin d’une madone, au milieu d’un jardin ; une grille, entre deux acacias, la sĂ©parait de la route. Antone chercha longtemps enfin il remarqua des fers de lance Ă  travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevĂšres ; derriĂšre, la coquette maison Ă©levait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchĂątre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartĂ©s du couchant. Il s’arrĂȘta ; c’était lĂ  ; son cƓur battait d’émotion. Maintenant qu’il n’avait plus qu’à sonner, il n’osait. Il se regarda couvert de boue, trempĂ© de la tĂȘte aux pieds, serait-il assez hardi pour se prĂ©senter en cet Ă©tat ? De quel droit venait-il chez Monsieur MorĂšre ? Il aurait dĂ» prĂ©venir au moins son ami. Et il attendait dehors Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait Ă  une fenĂȘtre, il l’appellerait et tout s’arrangerait. » PrĂšs de lui KhĂ©m, tout boueux, se secouait avec frĂ©nĂ©sie, toussait, le regardait et bĂąillait Ă  grand bruit. Les derniĂšres lueurs blanches s’éteignirent derriĂšre la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais s’éleva, Ă©goutta les arbres de la route et les sureaux du jardin dĂ©jĂ  en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se dĂ©cidait pas, arrĂȘtĂ© par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derriĂšre les rideaux, puis apparut au premier Ă©tage. Une fenĂȘtre s’ouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientĂŽt toutes les fenĂȘtres furent closes. La maison semblait se dĂ©rober Ă  l’indiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vĂȘtements. Une toux obstinĂ©e le piquait Ă  la gorge. Mais la maison n’entendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce n’était pas la demie ; il n’avait alors que le temps de retourner Ă  la station, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tait-il trop tard ? La rage d’ĂȘtre venu jusque lĂ  pour rien lui donna du courage. TrĂšs lĂ©gĂšrement il tira la sonnette, qui retentit Ă  son grand effroi comme un appel aux armes. La porte s’ouvrit, une voix de femme demanda du perron Qui est lĂ  ? – Moi, rĂ©pondit Antone anĂ©anti. – Qui vous ?
 – Un camarade de Georges. » Il n’osait dire son nom. Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumiĂšre. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas s’approchĂšrent sur le gravier. C’était Madame MorĂšre. Je vous demande pardon, Ă  la nuit on craint toujours les rĂŽdeurs !
 Mais, vous n’ĂȘtes pas seul ? – Si, Madame, je suis venu Ă  bicyclette. – Par ce temps affreux ! » Antone appuya sa bicyclette Ă  la maison et entra dans le vestibule Ă©clairĂ© oĂč attendaient Bridgette, Marthe et Marie-ThĂ©rĂšse. Toutes les trois en le voyant poussĂšrent un cri de stupĂ©faction et Madame MorĂšre joignit les mains dans un geste d’horreur. À ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon oĂč flambait un grand feu de bois. C’était Monsieur MorĂšre. Je suis un peu mouillĂ©, dit Antone tout honteux. – Mais d’oĂč venez-vous ? interrogea le pĂšre Ă©pouvantĂ©. – De Sermenaz, » rĂ©pondit Antone confus et aussitĂŽt il ajouta Georges va bien ? – Il est chez son oncle Ă  Montluel. » M. MorĂšre ne comprit pas la dĂ©ception d’Antone. L’enfant se rappelait maintenant le duo de flĂ»te entendu un instant, c’était Georges MorĂšre et son oncle ! comment ne l’avait-il pas devinĂ© ? Quelle fatalitĂ© ! Mais mon petit ami, poursuivit M. MorĂšre, vous avez reçu tout l’orage sur la tĂȘte ? – Oh ! pas tout, rĂ©pondit Antone secouĂ© soudain d’une quinte de toux. – Malheureux enfant, reprit la mĂšre, c’est risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis Ă  la cuisine qu’on fasse un grog trĂšs chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi Ă  la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. » Ce fut immĂ©diatement le branle-bas. Antone Ă©tait conduit au premier par Madame MorĂšre, tandis que Marie-ThĂ©rĂšse tirait les vĂȘtements de l’armoire, que Bridgette s’élançait vers la cuisiniĂšre et que Monsieur MorĂšre chauffait une chemise devant le feu du salon. Mais vous ĂȘtes trempĂ© jusqu’aux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! » LĂ -dessus le mari rentra. Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, c’est qu’il se mette au lit. – C’est cela ! Mettez-vous au lit ! – Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur
 – Pourquoi ? – Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon. – Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart d’heure qu’il est parti, votre train. – C’est que papa m’attend. – Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. AprĂšs cet orage, il se doutera bien qu’on vous a retenu. » Mais Antone Ă  demi dĂ©shabillĂ©, baisse la tĂȘte et avoue Non, il ne sait rien. » Madame MorĂšre laisse tomber ses bras. Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiĂ©tude ils doivent ĂȘtre. » Antone grelotte
 et bĂ©gaie Je ne pensais pas arriver si tard. – Voyons, reprend M. MorĂšre, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous d’abord au lit. Nous allons aviser. Hop ! » L’enfant obĂ©it et bientĂŽt se glisse entre les draps. Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse ! crie Madame MorĂšre du haut de l’escalier, apportez du bois. – Maintenant, conclut le pĂšre, je vais tĂ©lĂ©phoner Ă  votre papa. Comment vous appelez-vous donc ? – Antone Ramon. » Antone Ramon. À ce nom les deux Ă©poux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux. Quelle est l’adresse de vos parents ? demande M. MorĂšre avec vivacitĂ©. – ChĂąteau de Sermenaz par Miribel. » Marthe est rentrĂ©e dans la chambre avec Marie-ThĂ©rĂšse, tandis que le papa descend rapidement l’escalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule d’eau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-mĂȘme remonte de la cuisine avec le grog, en Ă©quilibre sur un plateau. RelevĂ© sur un coude, Antone boit Ă  petits coups, harcelĂ© par la maman qui insiste pour qu’il avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsqu’il est secouĂ© par une quinte, Madame MorĂšre se hĂąte de le dĂ©barrasser et lui rend la tasse aprĂšs l’accĂšs. Elle fronce les sourcils et contemple avec une Ă©motion douloureuse cet enfant qui lui semble bien dĂ©licat. Elle songe Ă  l’inquiĂ©tude de son pĂšre et de sa mĂšre, et, certes, pardonne Ă  Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du SupĂ©rieur. Elle n’ose parler, car le petit malade est lui-mĂȘme trĂšs songeur Sans doute, croit-elle, il pense Ă  la colĂšre de ses parents et Ă  la rĂ©primande trop justement mĂ©ritĂ©e. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front d’Antone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme s’il attendait son dĂ©part. Il demande enfin Est-ce que Georges revient ce soir ? » Madame MorĂšre Ă©tonnĂ©e d’une pareille prĂ©occupation rĂ©pond doucement Non, mon petit ami, demain matin. – Ah ! rĂ©pond Antone trĂšs contrariĂ©, Ă  quelle heure ? – Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer Ă  la peine que fait Ă  vos parents votre escapade. » Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumiĂšre joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule d’eau chaude. Tenez, mettez le moine sous vos pieds. – Ce n’est pas trĂšs catholique, remarque l’enfant en souriant. – Ce l’est encore moins, riposte Madame MorĂšre, de faire une course pareille Ă  l’insu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les Ă©paules, n’ayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout Ă  l’heure. » Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles. Antone est irritĂ©, il eĂ»t voulu se trouver seul avec Madame MorĂšre, et ne l’a pas Ă©tĂ© un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni rĂątelier d’armes, ni tĂȘte de cerf, ni loriot empaillĂ©, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrĂ©es, trois rayons surchargĂ©s de livres de prix et de livres de classe et deux gravures Ă  la maniĂšre noire, reprĂ©sentant l’une Notre-Dame de FourviĂšres, l’autre le chien du RĂ©giment dont deux soldats bandent la patte blessĂ©e, pendant que leurs camarades continuent de fusiller l’ennemi. Tandis qu’il contemple ces simples objets, ses idĂ©es se brouillent, les images se succĂšdent dans son esprit malgrĂ© lui, et lentement il glisse au sommeil. Lorsqu’il s’éveille en toussant, une pĂąle veilleuse de porcelaine blanche a remplacĂ© la lampe. Il doit ĂȘtre tard. Une forme noire se meut doucement dans la pĂ©nombre une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerĂ©e sirupeuse d’un calmant. C’est vous, Madame ? demande-t-il. – Chut ! rĂ©pond la voix basse, Ă  peine distincte, ne parlez pas renfoncez-vous et dormez. » En mĂȘme temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fiĂšvre, sa bouche est sĂšche et sa respiration difficile il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame MorĂšre, il ne la lĂąche pas, et, quand l’accĂšs est passĂ©, il la porte Ă  ses lĂšvres et murmure Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. » Madame MorĂšre troublĂ©e, l’interrompt. Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! » Mais il insiste Est-ce que vous me pardonnez ? – Oui, mon enfant, je vous pardonne. » Elle s’approche de lui et le baise au front. Oh ! alors, demandez Ă  Georges de rester mon ami. – Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. » Elle est plus touchĂ©e qu’elle ne veut l’avouer de cette dĂ©marche d’Antone, de cette confiance en son fils, et de cette naĂŻvetĂ© conservĂ©e mĂȘme aprĂšs des fautes qui semblaient prouver une rouerie prĂ©coce. Tandis qu’Antone se rendort, elle songe Ă  cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causĂ© tant de troubles depuis le commencement de l’annĂ©e scolaire. FatiguĂ©e, peu Ă  peu elle s’assoupit elle-mĂȘme dans le fauteuil prĂšs du lit de Georges, oĂč dort maintenant, d’un sommeil plus tranquille, Antone Ramon. CHAPITRE XX – L’ÂGE INGRAT Jusqu’à quatre heures et demie, Ă  Sermenaz on fut sans inquiĂ©tude. Seule, tante Mimi Ă©tait ennuyĂ©e de ne plus retrouver KhĂ©m. DĂšs que l’orage gronda les deux tantes s’affolĂšrent ; Zaza impitoyable accablait sa sƓur de reproches. Mais toutes deux pensaient qu’Antone Ă©tait arrivĂ© Ă  Montluel. À six heures, malgrĂ© l’éclaircie, Antone ne revint pas. L’inquiĂ©tude gagnait les parents et M. Ramon dĂ©clarait qu’il ne lui permettrait plus jamais de sortir Ă  bicyclette. À sept heures, avec la nuit les angoisses redoublĂšrent. Lorsqu’une voiture entra dans la propriĂ©tĂ©, ce fut une flamme de joie. Le voilĂ  ! le voilĂ  ! c’est lui ! » criĂšrent les deux tantes. Mais, au premier tournant de l’allĂ©e montante elles reconnurent le landau de l’oncle Brice. L’inquiĂ©tude devint de l’épouvante. On parlait de tĂ©lĂ©graphier Ă  la gendarmerie, de lancer Firmin Ă  la recherche d’Antone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler l’enfant. Bah ! dit l’oncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! Ă  quatorze ans, on est capable de se dĂ©brouiller, on n’est plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brĂ»lĂ©. – Une poularde, s’il te plaĂźt, rectifia M. Ramon. – Une poularde de Bresse ! c’est sacrĂ© on n’a pas droit Ă  une minute de retard ; Ă  table ! » Et il entraĂźna tout le monde au salon. On servit. Mais toutes les oreilles Ă©taient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait d’entrain, malgrĂ© les efforts de l’oncle Brice. Brusquement, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se mit Ă  appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut Ă  l’appareil, suivi de sa femme et de ses sƓurs. Allo ! Comment ? Meximieux
 Vous vous trompez, Monsieur
 C’est Ă  M. Ramon que vous parlez ?
 Lui-mĂȘme
 Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?
 CouchĂ© !
 Il est malade ?
 Un peu de rhume
 Ce n’est pas grave ?
 SĂ»rement ?
 Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?
 Il a reçu toute l’averse !
 Ah ! le petit misĂ©rable ! comme je suis confus, Monsieur
 Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gĂȘne
 J’en suis honteux
 Si
 allo ! si je ne craignais de vous troubler
 allo ! allo !
 je partirais immĂ©diatement
 Ce n’est pas la peine
 Bien
 Dites-lui combien je suis irrité  Vraiment, il n’y a pas lieu d’ĂȘtre inquiet ?
 Merci
 DĂšs demain, Ă  la premiĂšre heure, je serai chez vous
 Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez
 allo !
 allo !
 Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains d’avoir mal entendu
 Monsieur MorĂšre, c’est bien Monsieur MorĂšre ?
 Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons
 et toutes mes excuses
 Si vous pouviez tĂ©lĂ©phoner demain matin
 J’abuse vraiment, mais vous comprenez les inquiĂ©tudes d’un pĂšre
 Merci bien, Monsieur
 Merci ! » La mĂšre, l’oncle, les deux tantes, tout le monde Ă©coutait cette moitiĂ© de conversation. Eh ! bien, dit CĂ©leste Ramon, que s’est-il passĂ© ? – Antone est allĂ© non pas Ă  Montluel, mais Ă  Meximieux. – À Meximieux ! – Oui, chez un Monsieur MorĂšre. – Comment ! Ce monsieur MorĂšre dont le fils l’a accusĂ© de tricherie ? – Mais non, tu te trompes, CĂ©leste. Ce n’est pas MorĂšre. – Je t’affirme que c’est MorĂšre. – C’est absurde, c’est idiot, c’est impossible ! – J’en suis sĂ»re. – Tu confonds, je t’en prie, ne t’obstine pas. – Si, si, relis la lettre du SupĂ©rieur. » M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre C’est bien MorĂšre
 et son fils Georges. Si j’y comprends quelque chose je veux ĂȘtre pendu. Et ce papa qui n’avait pas l’air de savoir Ă  qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tĂȘte d’imbĂ©cile, demain matin !
 » Mais la mĂšre interrompt Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idĂ©e d’aller chez ces gens-lĂ  ? – Monsieur MorĂšre vient de me dire qu’Antone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivĂ© mouillĂ©, ce monsieur a craint qu’il n’attrapĂąt une bronchite et a jugĂ© plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et d’attendre demain, pour nous le renvoyer. – Il n’est pas malade ? – Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce n’est pas sĂ©rieux
 VoilĂ  ! Pour une Ă©quipĂ©e, c’est une Ă©quipĂ©e. Qui diable m’expliquera cette idĂ©e d’Antone ? – Et KhĂ©m ! demande tante Zaza. – Ah ! KhĂ©m, laissez-nous la paix avec votre KhĂ©m. – Quarante kilomĂštres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox ! – Mais pourquoi s’en est-il allĂ© chez ce MorĂšre ? Vraiment je crois qu’en effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crĂ©tins. À quoi rime ce voyage ? – Bah ! ton gamin se dĂ©niaise un peu, rĂ©pond l’oncle Brice. À son Ăąge nous en faisions bien d’autres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour
 » Et il raconte pour la centiĂšme fois qu’à douze ans, il Ă©tait parti sans rien dire pour la pĂȘche Ă  six heures du matin et n’était rentrĂ© chez lui qu’à sept heures du soir. À peine le dĂźner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnĂ©e. Tu avais bien besoin de le laisser partir Ă  bicyclette ! – C’était bien utile de dĂ©chirer la lettre Ă  son pĂšre ! – Si tu ne l’avais pas poussĂ© Ă  cette promenade, la lettre Ă©tait enterrĂ©e. – Si tu n’avais pas dĂ©chirĂ© la lettre l’affaire s’expliquerait toute seule. » Survient CĂ©leste Ramon, inquiĂšte de cette longue absence. Qu’y a-t-il encore ? On me cache quelque chose ? – Ah ! c’est bien simple, il vaut mieux tout t’expliquer. » Et tante Mimi raconte la rĂ©ception de l’abbĂ© Levrou, la suppression de la lettre d’Antone, et l’impasse oĂč les a mises Zaza, car c’est Zaza qui est cause de tout. Mon Dieu ! pourquoi vous mĂȘlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » s’exclame Madame Ramon irritĂ©e. Que je suis malheureuse d’aimer ton enfant ! s’écrie tante Zaza. – Nous sommes bien avancĂ©es ! Qu’est-ce que va dire Armand ? » reprend CĂ©leste en se promenant tout agitĂ©e. Au bout d’une heure Armand apparaĂźt. Brice s’en va ! il voudrait bien vous prĂ©senter ses hommages. Vous n’avez pas fait grands frais pour lui ce soir. – Qu’il est assommant, celui-lĂ  ! » s’écrie CĂ©leste, et elle descend rapidement. Comment ! dĂ©jĂ , vous partez ? – Oui, parce qu’Armand prend le train de bonne heure ! – Ah ! quelle corvĂ©e, mon pauvre ami ! rĂ©pond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te fĂ©licite d’ĂȘtre cĂ©libataire ! – Merci, mon ami, observe CĂ©leste froissĂ©e. – Bah ! c’est l’ñge ingrat, » rĂ©pond l’oncle Brice avec un Ă©goĂŻsme tranquille et souriant. Oui, mais ça commence de bonne heure, cet Ăąge lĂ , et personne n’a jamais su quand ça finissait. » Enfin l’oncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton Maintenant, dit-il Ă  sa femme et Ă  ses sƓurs, j’espĂšre que vous allez m’expliquer ce mystĂšre car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de l’entreprise de mon garnement. » CĂ©leste rĂ©vĂšle toute l’affaire, interrompue, rectifiĂ©e, complĂ©tĂ©e perpĂ©tuellement par les deux tantes. Alors c’est Antone qui avait trichĂ©, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais c’est inouĂŻ, c’est inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drĂŽle, vous n’ĂȘtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu d’aller chez ces gens qu’il a embĂȘtĂ©s pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments oĂč je me demande s’il ne devient pas idiot. Il nous prĂ©pare d’heureux jours, ce gaillard-lĂ . Aussi je m’en vais le secouer d’importance. – Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon. – Il n’y a pas d’Armand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. D’abord je vais y aller demain matin et puisqu’il s’est moquĂ© de nous et d’eux il faudra qu’il se mette Ă  genoux, qu’il leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole d’honneur que je l’enferme dans une maison de correction, je l’envoie Ă  Mettray labourer la terre. – Armand ! – Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand d’une voix saccadĂ©e, tandis que Madame Ramon se jette Ă  ses genoux et que les deux sƓurs, Ă  cette tragique menace, se serrent Ă©pouvantĂ©es l’une contre l’autre. AprĂšs cette scĂšne, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversĂ© dans son fauteuil, examine la question avec moins de frĂ©nĂ©sie son opinion se rĂ©sume en ces exclamations Quelle sale corvĂ©e ! Quelle tĂȘte vais-je faire devant ce Monsieur ! Si j’envoyais CĂ©leste ?
 Mais non, elle ferait encore des sottises. » Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. À neuf heures il arrivait enfin Ă  Meximieux. L’air trĂšs digne, il pĂ©nĂ©tra dans le vestibule de Monsieur MorĂšre Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens Ă  vous rĂ©vĂ©ler que par suite de la faiblesse de mes sƓurs, je n’ai appris qu’hier soir la conduite inqualifiable d’Antone Ă  votre Ă©gard et Ă  l’égard de votre fils Georges. J’entends qu’il vous demande pardon
 – Mais c’est dĂ©jĂ  fait, c’est pour cela qu’il Ă©tait venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur
 » Heureux de ce dĂ©but, Monsieur Ramon respire. Vous avez dĂ» le bien gronder, continue M. MorĂšre, pour l’amener Ă  une si pĂ©nible dĂ©marche. » Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge mĂȘme, son attitude signifie clairement Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, l’enfant doit marcher droit, ou sans cela
 » Je regrette, continue Monsieur MorĂšre, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes qu’hier soir. – Il est malade ? s’écrie Monsieur Ramon. – Il a de la fiĂšvre, et Madame MorĂšre, qui l’a veillĂ© toute la nuit, l’a trouvĂ© trĂšs agitĂ©. Le mĂ©decin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en prĂ©sence d’une bronchite. » Monsieur Ramon n’écoute plus, il cherche des yeux la chambre oĂč se trouve son fils. Monsieur MorĂšre l’y conduit aussitĂŽt en le suppliant de ne pas ĂȘtre sĂ©vĂšre. PrĂ©caution bien inutile. Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ? – Bien, rĂ©pond l’enfant tout Ă©mu de cette douceur inaccoutumĂ©e. – Remercie Monsieur MorĂšre de t’avoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre Ă  la porte comme un vagabond. » Les yeux d’Antone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur MorĂšre intervient pour attĂ©nuer les reproches Nous rĂ©glerons cela quand tu seras debout, dit le pĂšre, tire la langue. » La langue est chargĂ©e, le pouls trĂšs vif, le front brĂ»lant. Monsieur Ramon descend aussitĂŽt pour tĂ©lĂ©phoner Ă  sa femme et au docteur Bradu, doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon, un ami de la famille Pourvu que nous n’ayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant Ă  la poste. À dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout Ă©tonnĂ© de la figure de ses sƓurs. Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le prĂ©cĂšde dans l’escalier jusqu’à sa chambre. Il entre et reste stupĂ©fait, tandis que Bridgette Ă©clate de rire. Ah ! bien, celle-lĂ  est bonne ! » dĂ©clare-t-il les yeux fixĂ©s sur Antone. AussitĂŽt ses traits se contractent et d’une voix altĂ©rĂ©e Tu n’es pas malade au moins ? » Dans la surprise les premiĂšres paroles, moins que cela mĂȘme, les premiĂšres expressions de physionomie rĂ©vĂšlent le fond de notre cƓur. Antone a senti du coup tout l’intĂ©rĂȘt affectueux de son ami. Il veut rĂ©pondre, mais la grande Marthe est lĂ  Le docteur lui a dĂ©fendu de parler, dit-elle ; voilĂ , il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça s’en ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte l’arrivĂ©e d’Antone sous l’orage. Et pourquoi es-tu venu ? – Ça, rĂ©pond Marie-ThĂ©rĂšse, c’est le secret de maman, elle a refusĂ© de nous le dire. À toi on le dira peut-ĂȘtre ! – Je peux le demander ? » interroge Georges. Antone fait un signe de tĂȘte affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur MorĂšre suivi de Monsieur Ramon. Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens Ă  ce qu’Antone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite Ă  votre Ă©gard. – Mais il m’a dĂ©jĂ  demandĂ© pardon Ă  Bourg. – Ça ne fait rien, j’ai jurĂ© Ă  sa mĂšre qu’il vous demanderait pardon Ă  vous et Ă  votre pĂšre devant moi. » Antone n’a nulle envie de rĂ©sister, et c’est bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce Ă  mi-voix Je vous demande pardon d’avoir
 » Une toux involontaire l’arrĂȘte ; aussitĂŽt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur MorĂšre se prĂ©cipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerĂ©e tout en lui dĂ©fendant de parler. À midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sƓurs naturellement. L’entrevue, grĂące Ă  l’autoritĂ© du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer Ă  le ramener Ă  Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collĂšge avant trois semaines. D’ailleurs tout danger grave Ă©tait Ă©cartĂ© grĂące aux bons soins de Madame MorĂšre et du premier mĂ©decin. La reconnaissance de la famille Ramon s’exprima aussitĂŽt en phrases dĂ©bordantes. Ah ! Madame, c’est vous qui l’avez sauvĂ©, comment vous remercier ! J’espĂšre qu’aux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux qu’Antone rĂ©parĂąt un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles Ă©quipĂ©es. » Antone Ă©coute toutes ces paroles avec dĂ©lices. Devant lui s’ouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout rĂ©parĂ© au lieu de tout confondre ses parents sont rĂ©conciliĂ©s avec les parents de MorĂšre. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui l’amitiĂ© d’autrefois ? C’est lĂ  son inquiĂ©tude secrĂšte. AprĂšs dĂ©jeuner il le voit revenir pour faire ses derniers prĂ©paratifs de dĂ©part, car c’est le jour de la rentrĂ©e. Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je n’ai pas trouvĂ© ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de t’avoir revu, car j’ai rĂ©flĂ©chi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivĂ©, c’est un peu de ma faute. Ne parle pas tous les docteurs te le dĂ©fendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientĂŽt, n’est-ce pas ? » Et s’asseyant prĂšs de lui sur le lit Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais c’est un trop sale type. – Jamais, rĂ©pond fermement Antone, les prunelles dilatĂ©es. – Alors nous reprendrons comme avant le premier de l’an. Tant pis pour ceux qui s’offusqueront. » Une vive Ă©motion empourpre soudain les joues d’Antone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence. Seulement, il faudra prouver qu’avec moi, ça va mieux qu’avec les autres. Il est peut-ĂȘtre un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras qu’on peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute C’est le SupĂ©rieur qui va ĂȘtre Ă©tonnĂ© en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! » Antone se tait, le visage illuminĂ© d’un bon sourire il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cƓur et contemple son ami avec une joie entiĂšre. Enfin, c’est l’heure de la sĂ©paration. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui Ă©crire bientĂŽt. À peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre. C’était donc Ă  vous le petit chien blanc qu’on a retrouvĂ© ce matin. – KhĂ©m ! rĂ©pond Antone qui avait complĂštement oubliĂ© son compagnon de voyage. – Il ne faudra pas dire que je vous l’ai dit, reprend Bridgette, d’un ton important et mystĂ©rieux il a passĂ© la nuit dehors, et on l’a trouvĂ© ce matin mort. » Antone s’assombrit, c’est un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de KhĂ©m. TROISIÈME PARTIE – LA CLOCHE CHAPITRE I – CONVALESCENCE Depuis trois semaines Georges attend le retour d’Antone. Sa mĂšre d’abord lui a envoyĂ© des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obĂ©issance, son repentir, sa gentillesse. L’abbĂ© Buxereux s’était promis de le gronder, mais devant sa grĂące et sa naĂŻvetĂ©, il a dĂ©sarmĂ©. Puis on l’a ramenĂ© Ă  Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. C’est ensuite Antone lui-mĂȘme qui met son ami au courant de sa vie de convalescent une imprudence retarde l’heure de son retour et le docteur Bradu l’a envoyĂ© Ă  Nice. Il proteste de son amitiĂ©, aspire Ă  le revoir, et lui raconte ses espiĂšgleries avec Bridgette Maman t’aime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme c’est loin ! » Et c’est une avalanche de cartes postales signĂ©es Ton ami. Georges voudrait lui rĂ©pondre affectueusement ; il n’ose ses lettres seront lues en effet par le SupĂ©rieur ; s’il demandait au PĂšre Levrou de les envoyer comme naguĂšre celles qu’il adressait Ă  sa mĂšre Ă  l’époque de sa premiĂšre communion. Mais non, ce n’est plus la mĂȘme chose. Il est sur la limite indĂ©cise oĂč l’on ne sait si l’on agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre Ă  Antone de reproches sur son imprudence, de dĂ©tails scolaires, de conseils de grand’pĂšre. Et voici qu’en se relisant il s’aperçoit qu’il l’a tutoyĂ©. Que pensera le SupĂ©rieur qui malgrĂ© l’habitude gĂ©nĂ©rale proteste toujours contre cette familiaritĂ© de mauvaise Ă©ducation ? Il n’a ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres Vous me dites sur ta derniĂšre carte
 Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelĂ© de remords Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la rĂ©ponse avec inquiĂ©tude. Enfin elle arrive Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu m’as fait. C’est bien toi, ton courage, ton amitiĂ© dĂ©vouĂ©e. » Georges a peur. Évidemment, c’est de l’ironie. Mais non, jusqu’au bout, jusqu’à l’au revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges s’étonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons. Il n’a pas eu d’explication avec Miagrin. À quoi bon ? Il a percĂ© Ă  jour la faussetĂ© de cet Ă©lĂšve modĂšle. Il sait bien qu’à l’arrivĂ©e d’Antone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il l’attend, dĂ©cidĂ© Ă  dĂ©fendre son ami de toutes ses forces. D’ailleurs Miagrin affecte l’indiffĂ©rence la plus complĂšte. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacĂ©, pourtant une crainte terrible hante l’esprit du sacriste. Ah ! s’il pouvait empĂȘcher le retour d’Antone ou faire renvoyer Georges, puisqu’il n’a pu rĂ©aliser ses plans et que ses espĂ©rances, il le voit, sont dĂ©sormais brisĂ©es ! Lui aussi pressent la lutte ! Enfin un soir de mai l’étude des moyens est brusquement agitĂ©e, comme la cime des forĂȘts par le vent. MalgrĂ© les coups de rĂšgle du surveillant, la mĂȘme exclamation se rĂ©pĂšte et se propage de banc en banc Ramon ! c’est Ramon ! Ramon ? » Tout heureux et souriant, bronzĂ© comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la dĂ©marche sautillante, Antone est rentrĂ© et, rapide, monte Ă  la chaire, ainsi qu’un chamois sur un roc. De cette position Ă©levĂ©e, il tourne aussitĂŽt les yeux vers l’angle d’oĂč Georges MorĂšre le contemple ravi. Il lui fait des signes d’intelligence, en Ă©coutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie Ă  sa place. Mais hardiment il demande la permission d’aller parler Ă  MorĂšre, il affirme que sa mĂšre lui a donnĂ© quelque chose de trĂšs important et de trĂšs pressĂ© Ă  lui remettre. Soit ! mais faites vite. » Antone bondit, se dĂ©gage de ses condisciples qui l’arrĂȘtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrĂštement par quelques coups de crayon sur sa table. Tiens, de la part de maman. » Il est retournĂ© Ă  sa place en riant, et Ă  peine assis, examine la figure de son ami. Georges dĂ©noue mĂ©ticuleusement les ficelles, et dans une boĂźte dĂ©couvre un porte-carte de cuir vert ornĂ© de son chiffre en argent. Sa surprise rĂ©jouit fort Antone. Son regard dit clairement Ta mĂšre est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de l’examiner avec une impatience fĂ©brile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme prĂ©cipitamment ; il contient la photographie d’Antone. Si quelque Beurard indiscret l’apercevait ! quel dĂ©goĂ»t Ă  la pensĂ©e de son sourire railleur et idiot. Le soir au rĂ©fectoire et surtout le lendemain Ă  la rĂ©crĂ©ation, Antone est entourĂ© et fĂȘtĂ©. C’est une chose charmante que cet intĂ©rĂȘt des collĂ©giens pour un camarade enfin de retour. Leur babil d’oiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. On n’a plus qu’une semaine Ă  gagner pour avoir la promenade de classe. – Tu sais qu’on joue Britannicus Ă  la fĂȘte du SupĂ©rieur. Il y aura, paraĂźt-il, de trĂšs jolis costumes. – MorĂšre a Ă©tĂ© vainqueur Ă  la course Ă  pieds. » Et des compliments ! Trente kilomĂštres sous la pluie, tu n’as pas peur ! – Et pour aller voir MorĂšre ! dit une voix aigre. – Il n’en valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat. Antone est heureux. Il ne reconnaĂźt plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton ornĂ© d’un blason sculptĂ©, resplendit toute blanche en cette belle matinĂ©e de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagĂ©s d’une fine et lĂ©gĂšre verdure, les marronniers de la cour soutiennent l’opulence de leur royal feuillage oĂč les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumiĂšre frissonnent ses champs de maĂŻs, et sa vieille tour de Jasseron Ă  demi Ă©croulĂ©e se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est lĂ . Antone lui raconte les soins que sa mĂšre lui a donnĂ©s et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sƓurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille. Le soir, c’est la surprise du mois de Marie. On s’en va en procession Ă  la chapelle, on passe Ă  cĂŽtĂ© des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au SupĂ©rieur, Vulcain le jardinier sĂ©vĂšre et boiteux rafraĂźchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflĂ©es. On Ă©coute une brĂšve louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme l’avant-veille Ă  l’excellent Perrotot. Il exaltait la bontĂ© de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, a pitiĂ© des plus mauvais prĂȘcheurs ». Ce lapsus avait excitĂ© les rires et les rires dĂ©sarçonnaient le sermonnaire qui, malgrĂ© ses terribles regards Ă  droite et Ă  gauche, n’avait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court Ă  son silence prolongĂ© l’abbĂ© FramogĂ© avait commandĂ© Prenez le cantique Ă  la page 35 Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que rĂ©pĂ©taient aussitĂŽt ses voisins Au secours, finis mon discours. » L’exercice terminĂ©, on restait en rĂ©crĂ©ation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! AprĂšs des journĂ©es si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils s’égrenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupĂ© s’organisait spontanĂ©ment. Avec des cris d’hirondelles qui rasent la terre et entremĂȘlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns aprĂšs les autres, filaient comme des flĂšches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier Ă  prendre le change, se grisaient d’audace et de mouvement. Ce jeu trop puĂ©ril, qui le jour les eĂ»t rebutĂ©s, alors les soulevait de plaisir. L’air Ă©tait souple comme un bain tiĂšde, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu Ă  peu la lumiĂšre se faisait plus mauve et plus mystĂ©rieuse. Antone s’en donnait Ă  cƓur joie, tout entier Ă  la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille dĂ©tours de la poursuite, content de retrouver l’élasticitĂ© de ses membres, heureux de la bonne camaraderie d’Émeril, de CĂ©zenne, d’Aubert, de tous. Il s’élançait Ă©perdĂ»ment, s’efforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligĂ© de courir aprĂšs Miagrin qui s’était glissĂ© entre eux deux. DĂ©jĂ  les carreaux de l’étude s’éclairaient de la lueur des lampes [que] les rĂ©glementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de l’abbĂ© Russec avertissait les plus acharnĂ©s, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, mĂȘme aprĂšs le signal, mĂȘme quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle Ă  chaque instant, comme il lui en veut d’interrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades. Vous courez trop, vous ĂȘtes tout en sueur vos parents vous ont pourtant bien recommandĂ© de faire attention. » C’est l’abbĂ© Russec qui passe sa main dans le col d’Antone et le gronde. Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant Ă  l’immobilitĂ©, quand les autres jouent, quand il n’a pas jouĂ© lui-mĂȘme depuis un mois. On rentre. DerriĂšre eux, dans les cours larges et vides le calme s’étend comme une nappe ; les lourds feuillages s’assombrissent et dans le crĂ©puscule s’agitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtĂ©es par les Ă©lytres bruissantes des hannetons rĂŽdeurs. CHAPITRE II – ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE Le lendemain Antone s’est levĂ© avec un point de cĂŽtĂ©. Il a dĂ» voir le docteur Thanate Ă  la visite. DĂ©cidĂ©ment il n’est pas tout Ă  fait guĂ©ri puisqu’on l’oblige Ă  garder l’infirmerie pendant les rĂ©crĂ©ations. AussitĂŽt Miagrin en a profitĂ© pour essayer de le relancer. Mais dĂšs les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifiĂ© Non, c’est fini, laisse-moi la paix. – Alors c’est le lĂąchage ; tu t’en repentiras. – Assez. – Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis Ă  la porte. » Mais Antone sourit et rĂ©pond FlĂ»te. » Miagrin comprend l’allusion ; il riposte Tu n’as aucune preuve en main, rien moi ce n’est pas la mĂȘme chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. » À ce moment rentre Charles Cathelin, Ă©lĂšve de seconde qui devait tenir le rĂŽle de Britannicus, et qui est tombĂ© malade ; Monsieur Berbiguet s’informe de sa santĂ© ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de dĂ©cision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaĂźt. Vous, qu’est-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?
 Andromaque ? bon, rĂ©citez le commencement. » Antone obĂ©it et d’une voix rapide, incolore et mĂ©canique, il dĂ©coupe ainsi les premiers vers Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidĂšle. Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle. Et dĂ©jĂ -son-courroux, semble-s’ĂȘtre-adouci. Depuis-qu’elle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici. Voyons, dĂ©clare M. Berbiguet, vous avez pourtant l’air intelligent. Qu’est-ce que cette rĂ©citation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient aprĂšs six mois de sĂ©paration, et vous croyez qu’ils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique “Oui”, dit Oreste, – avec certitude et ravissement, – “puisque je retrouve un ami”, – trĂšs lent, cela s’impose, et un arrĂȘt pour dĂ©tacher avec tendresse les deux derniers mots “si fidĂšle”. Sentez-vous qu’à ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. “Ma fortune va prendre une face nouvelle”, – il le croit et par consĂ©quent, c’est un vers plein d’espĂ©rance qui doit sonner joyeusement. “Et dĂ©jĂ  son courroux”, d’un ton plus sombre ; ce courroux, c’est la fatalitĂ© antique, c’est l’oracle qui lui a ordonnĂ© de tuer sa mĂšre ! Cependant la confiance l’emporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin “semble s’ĂȘtre adouci, Depuis qu’elle a pris soin, comme une mĂšre, de nous rejoindre ici”. Et il l’embrasse, Ă©videmment. Comprenez-vous un peu ? – Oui, Monsieur. – Eh ! bien, rĂ©pĂ©tez maintenant. » Un peu intimidĂ© et en s’appliquant, Antone reprend les autres vers. Il dĂ©taille l’ami si fidĂšle » avec un peu d’exagĂ©ration et module le dernier vers de sa voix la plus caressante. Vous y ĂȘtes, s’écrie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. » Et le voici qui s’asseoit prĂšs d’Antone, ouvre son Racine, le commente. L’enfant charmĂ© dĂ©couvre tout un trĂ©sor de beautĂ©s qu’il ne soupçonnait pas. Il faut qu’il apprenne quatre scĂšnes en dix jours. Cela ne l’effraie pas. Il est si heureux d’avoir Ă©tĂ© distinguĂ©, choisi, initiĂ© par M. Berbiguet. Il brĂ»le de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les Ă©lĂšves et leurs parents ! Tout de suite, il Ă©crit Ă  sa mĂšre. DĂšs le lendemain il peut rĂ©citer les deux premiĂšres scĂšnes sans dĂ©faillance de mĂ©moire. De temps en temps, M. Berbiguet rĂ©unit les acteurs dans sa chambre ; quand la rĂ©pĂ©tition a bien marchĂ©, pour les rĂ©compenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-mĂȘme, renversĂ© dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la LĂ©gende des SiĂšcles, des PoĂšmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins. Et voici la FĂȘte-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu rĂ©compenser la conduite d’Antone pendant les vacances de PĂąques, il l’a dĂ©signĂ© pour faire partie de l’escorte d’honneur Ă  la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorĂ©es, mobiles sur une hampe. À droite et Ă  gauche les Ă©lĂšves font la haie et chantent sous la direction de l’abbĂ© ThiĂ©baut au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnĂ©s de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pĂ©tales qu’ils jettent au coup de claquette du cĂ©rĂ©moniaire. Ensuite s’avancent les thurifĂ©raires et, enfin, le dais de drap d’or dont les bĂątons sont portĂ©s par les Ă©lĂšves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants. Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillĂ©s, Antone Ramon accompagne l’ostensoir vermeil que porte l’archiprĂȘtre de la cathĂ©drale, le vĂ©nĂ©rable Monsieur Destailles. Il mĂȘle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumĂ© des encensoirs, son Ăąme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de n’en plus avoir pour la fin. Il s’épanouit, il s’offre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au dĂ©tour de la VallĂ©e Suisse, au fond de la grande allĂ©e des tilleuls, Ă  l’entrĂ©e des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi s’exalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la prĂ©sence de Georges dirigeant les mouvements des thurifĂ©raires ? est-ce l’approche du vieux prĂȘtre chargĂ© de sa lourde chape dorĂ©e quittant parfois le dais pour poser l’ostensoir sur la tĂȘte des petits frĂšres et des petites sƓurs ? est-ce cette fĂȘte du printemps dont les verdures s’harmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne s’analyse pas, mais s’abandonne Ă  ce flux d’adorations et de priĂšres. Des dĂ©sirs de vie plus pure montent de son cƓur. Il rĂȘve d’ĂȘtre un chef, un hĂ©ros, qui dĂ©fend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les Ă©chafauds. Tandis qu’agenouillĂ©, au moment de la bĂ©nĂ©diction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins d’herbe, son imagination, surexcitĂ©e par son cƓur, invente des scĂšnes tragiques oĂč s’affirment son courage et sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Puis les tambours battent, on se relĂšve, et, dĂ©veloppant sa longue thĂ©orie, la procession revient Ă  la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloĂźtre, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pĂ©nombre profonde et fauve, le maĂźtre autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les Ă©lĂšves se hĂątent pour faire retentir sous les voĂ»tes de la nef la rafale de joie du Per singulos dies » Aujourd’hui, tous les jours, Seigneur, nous te bĂ©nissons. » La cloche lĂ -haut s’unit Ă  cette allĂ©gresse et sonne Ă  toute volĂ©e la rentrĂ©e du cortĂšge. Antone chante Ă  plein gosier, soutenu par les grandes ondes de l’orgue, et mĂȘlant sa voix Ă  la clameur triomphale des enfants, Ă  la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermĂ©es, l’autel n’est plus endeuillĂ© de violet, ni les prĂȘtres de noir comme aux Rameaux ; la voĂ»te n’a plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons non, c’est la chapelle de l’allĂ©gresse exultante, de l’épanouissement, de la joie parfaite ; aujourd’hui encore, c’est vraiment la chapelle de son Ăąme. Pourtant, Ă  cette mĂȘme heure, par ces mĂȘmes chemins enivrĂ©s, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en rĂ©glant les mouvements des thurifĂ©raires, il a vu son ami radieux prĂšs du dais ; il n’a pas perdu une note de ses cantiques et Ă  mesure que cette voix montait, il s’inquiĂ©tait lui-mĂȘme de la douce voluptĂ© qu’il goĂ»tait Ă  l’entendre, de ces regards qui se posaient naĂŻvement sur lui avec tant d’insistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards n’est pas simplement pieux. Antone s’ignore peut-ĂȘtre, mais Georges se demande si ce n’est pas sa prĂ©sence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce qu’il attirerait Ă  lui cette ferveur ? Est-ce qu’il Ă©tendrait le crĂ©puscule de son amitiĂ© entre cette Ăąme et le soleil de justice ? VoilĂ  pourquoi Georges MorĂšre est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux d’Antone. Il craint de trop s’abandonner Ă  cet attrait. Le samedi suivant, la classe de troisiĂšme triomphe. Elle a obtenu son troisiĂšme Ă©loge de classe et, solennellement, le SupĂ©rieur dĂ©clare qu’elle a droit Ă  une promenade pendant une journĂ©e de travail. Les applaudissements ont Ă©clatĂ© sur tous les bancs. Antone songe Ce sera une bonne journĂ©e avec Georges ! » Le mĂȘme soir Georges va trouver le PĂšre Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone l’inquiĂšte, il le voudrait moins exagĂ©rĂ© il le craint. Il est ce qu’il est, rĂ©pond l’abbĂ© ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La premiĂšre expĂ©rience suffit, ne recommençons pas. Qu’il soit trĂšs expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-mĂȘme. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitiĂ© vous domine et vous alanguit, coupez court. – Je ne veux pas l’abandonner. – Si vous vous croyez capable de rĂ©sister Ă  cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une trĂšs grande et trĂšs heureuse influence sur lui, mais Ă  une condition. – Laquelle ? – C’est de vous mĂ©fier de son imagination et de sa sensibilitĂ© et de l’amener Ă  une vue plus sĂ©rieuse de la vie. – Mais le moyen ? – N’allez pas trop vite, restez d’abord l’ami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusqu’à l’annĂ©e prochaine, elle deviendra alors une solide amitiĂ©, car il n’y a pas de vĂ©ritable amitiĂ© avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mĂ©rite pas quelques efforts ? Vous n’ĂȘtes plus un enfant, vous ? – J’ai peur de moi. – Tant mieux on n’est jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler Ă  y affermir les autres ? Au lieu d’ĂȘtre un suiveur servile, ne voulez-vous pas ĂȘtre un entraĂźneur d’ñmes ? Eh ! bien, commencez dĂšs maintenant. » CHAPITRE III – DANS LES COULISSES La tradition dans cette vieille maison veut que la fĂȘte du SupĂ©rieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théùtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prĂ©venir le bon chanoine qu’on le demande Ă  la salle des exercices. La tradition exige encore que juste Ă  ce moment, chapeau en tĂȘte, parapluie en main, il s’apprĂȘte Ă  sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se rĂ©jouissent de sa figure effarĂ©e lorsqu’à son entrĂ©e le collĂšge Ă©clate en applaudissements. Et aussitĂŽt commence le dĂ©filĂ© des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le SupĂ©rieur absorbe avec bienveillance et auxquels il rĂ©pond aimablement, du mieux qu’il peut, dans les langues qu’il sait. Mais le grand attrait de cette fĂȘte, c’est la reprĂ©sentation dramatique du lendemain soir. Cette fois Monsieur Huchois fait jouer Le MĂ©decin malgrĂ© lui », mais M. Berbiguet tente l’épreuve d’une tragĂ©die classique avec rĂŽles de femmes. Britannicus doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© sans retouches et intĂ©gralement Ă  quelques vers prĂšs. À 7 heures, les acteurs montent s’habiller Ă  la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui s’efforce d’endosser la cuirasse de Burrhus sens devant derriĂšre. On s’exclame devant les figures grimĂ©es devenues mĂ©connaissables, devant GrĂ©tat, comique cĂ©lĂšbre dans tout le collĂšge, en Sganarelle, sa bouteille Ă  la main. Antone revĂȘt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques d’or, tunique violette brodĂ©e de clinquant. Les grands l’entourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau Ă  l’antique. Antone habituĂ© aux cĂąlineries de ses tantes s’abandonne Ă  leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur l’enlaidir de fards Ă©pais et de perruques. MalgrĂ© les protestations d’Antone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupiĂšres, carminer les lĂšvres. La reprĂ©sentation du MĂ©decin commence. Antone, restĂ© avec deux ou trois tragĂ©diens, Ă©prouve des apprĂ©hensions nouvelles Pourvu qu’il se rappelle son rĂŽle ! » Chamouin dĂ©clare qu’il faut ĂȘtre un peu parti » pour bien jouer. Il l’emmĂšne au rĂ©fectoire oĂč les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres. Le premier acte de la comĂ©die est fini, les artistes reviennent. GrĂ©tat furieux s’exclame Comment jouer proprement avec cet imbĂ©cile de Chouroux qui rĂ©cite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone s’effraie N’aura-t-il pas l’air de rĂ©citer sa leçon ? » Dubled a devinĂ© ses craintes Ça ne va pas, lui dit-il, viens donc Ă  la cuisine ; » et il l’entraĂźne vers le sous-sol par le large escalier de pierre. La grosse sƓur Archangel bougonne et les chasse Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon Ma sƓur, c’est Monsieur Berbiguet qui m’envoie. Le petit Ramon est un peu fatiguĂ©, il va jouer, vous n’auriez pas un peu de grog pour le remonter ? – Il n’y en a plus, » rĂ©pond sĂšchement la sƓur. Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sƓur a tournĂ© un Ɠil vers Antone. C’est vrai qu’il est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafĂ© Ă  l’épaule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannĂ©es. La bonne sƓur oublie un peu ses casseroles et ses chaudiĂšres, elle s’excuse, elle regrette. Rien qu’un peu de grog, ma sƓur, » supplie Antone, de sa voix cĂąline et timorĂ©e. Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours. La vieille sƓur se sent prise aux entrailles quand mĂȘme par cette grĂące gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mĂšre. Comment vous appelez-vous donc ? – Antone Ramon. – J’aurais dĂ» le deviner ! comme vous ressemblez Ă  votre papa ! » C’est sa manie de reconnaĂźtre dans les Ă©lĂšves actuels les enfants des Ă©lĂšves d’autrefois. Monsieur Ramon n’a jamais mis le pied dans les classes du collĂšge, mais elle se le rappelle trĂšs bien. C’est son pĂšre trait pour trait. Il Ă©tait si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientĂŽt une tasse de cafĂ© brĂ»lant, vivement moulu et Ă©chaudĂ© par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sƓur. Hein ! j’ai Ă©tĂ© gentil, » fait remarquer Dubled, et il s’approche de l’enfant sous prĂ©texte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure Tu sais que tu es gentil Ă  croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hĂąte de regagner les coulisses
[3] Le rideau tombe sur la fin du MĂ©decin malgrĂ© lui. Les applaudissements cessent. Et le théùtre est livrĂ© aux machinistes pour le changement de dĂ©cors. Les comiques redescendent au rĂ©fectoire avec des cris, des exclamations et des rires Ah mon vieux, s’écrie GrĂ©tat d’un air important, je ne savais pas un mot de mon rĂŽle ; tu vois, ça a Ă©tĂ© tout de mĂȘme ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis “Ah ! je te vois venir !” La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraĂźneur, il sent que, par suite de ces fautes, la piĂšce n’a pas eu le dixiĂšme du succĂšs des autres fois. À son tour, M. Berbiguet se dĂ©mĂšne, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derriĂšre les portants. On frappe les trois coups, et aussitĂŽt l’orchestre attaque une ouverture grave composĂ©e par l’abbĂ© ThiĂ©baut. Allez. » Lentement le rideau se lĂšve sur une scĂšne Ă  demi plongĂ©e dans l’obscuritĂ©. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixĂ©s sur la porte de NĂ©ron. L’orchestre interprĂšte les mouvements tumultueux de son Ăąme, tandis que le jour peu Ă  peu grandit et fait sortir de l’ombre les colonnes de porphyre de l’atrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiĂšte, et lorsque la derniĂšre note de musique se meurt, la grave tragĂ©die commence. Quoi ! tandis que NĂ©ron s’abandonne au sommeil
 » Antone dĂ©sirerait voir l’auditoire mais il a peur d’ĂȘtre aperçu ; bientĂŽt l’immobilitĂ© lui pĂšse, il s’agite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiĂ©tude. De la coulisse opposĂ©e le professeur impose le calme, arrĂȘte les bruits. La salle Ă©coute avec cette froideur attentive qui semble d’abord ne pas comprendre et menace Ă  chaque instant de se dĂ©courager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et dĂ©taille bien le rĂ©cit de sa disgrĂące. Dubled attention ! » C’est le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timiditĂ©. Qu’adviendra-t-il d’Antone si Dubled a le trac ! Pourtant la scĂšne s’anime, Agrippine s’irrite PrĂ©tendez-vous longtemps me cacher l’empereur ? » Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce qu’il peut ; la salle s’ébranle. Enfin Ă©clatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids s’évanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets À la rampe, Ă  la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone PrĂ©parez-vous. » BientĂŽt Burrhus se tourne vers le fond et s’écrie Voici Britannicus, je lui cĂšde ma place. » Il faut bien que Britannicus paraisse. Va donc, » lui crie Brizot, et Antone s’avance les yeux Ă©garĂ©s, la dĂ©marche incertaine Approchez, crie Monsieur Berbiguet
 encore
 Ă  la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangĂ©e des becs de gaz l’éblouit. Le cadre lumineux de la scĂšne forme comme l’ouverture d’un vaste tunnel entĂ©nĂ©brĂ©, une brume bleue flotte au-delĂ  de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutĂŽt qu’il n’aperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il n’ose regarder, il se demande avec angoisse s’il va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine l’interpelle Prince, oĂč courez-vous ? Que venez-vous chercher ? » Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il rĂ©pondu d’un ton tremblotant. Mais c’est la note exacte de la scĂšne. Le voilĂ  parti. Il entend la voix de M. Berbiguet Bien ! moins vite
 » Et docile, il dĂ©clame les vers, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de se rappeler les indications tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse À la rampe ! » Il s’approche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le CurĂ© de Bourg, Monsieur le SupĂ©rieur, et entre eux, un prĂ©lat au visage Ă©maciĂ©, aux mains blanches, c’est Monseigneur Foritte, Ă©vĂȘque in partibus » de Lalice. AuprĂšs d’eux, le colonel de Saint-EstĂšphe, la colonelle, le docteur Thanate, d’autres prĂȘtres aux yeux rĂ©jouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il n’ose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois tĂȘtes de femmes, trois chapeaux en perpĂ©tuel mouvement, des yeux qui l’aspirent c’est maman, c’est tante Mimi, c’est tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivĂ©es juste Ă  temps pour la reprĂ©sentation. Antone n’ose se tourner vers elles, il craint qu’elles ne cherchent Ă  se faire reconnaĂźtre, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lĂšve les paupiĂšres vers le fond, se repose dans cette obscuritĂ© de plus en plus opaque oĂč sont pressĂ©s tous ses condisciples, oĂč se trouve MorĂšre, Georges MorĂšre ! Quelles Ă©motions le secouent Ă  ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince Que vois-je autour de moi, que des amis vendus, Qui sont de tous mes pas les tĂ©moins assidus, Qui, choisis par NĂ©ron pour ce commerce infĂąme, Trafiquent avec lui des secrets de mon Ăąme !
 Comme toi, dans mon cƓur, il sait ce qui se passe. Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pĂ©nĂ©trante qu’on n’applaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus Ă©mu le charme de Racine opĂšre. Le premier acte est achevĂ©, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se prĂ©cipitent vers Antone Tu y es ! c’est tout Ă  fait cela. » Monsieur Berbiguet passe TrĂšs bien ! trĂšs bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc d’eau chaude et renouvelle ses observations, tout en dĂ©bouchant une bouteille de rhum pour prĂ©parer de nouvelles rations de grog. Maintenant le trac s’est dissipĂ©. Antone Ramon est sĂ»r de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, c’est-Ă -dire RĂ©villou, enlĂšve tous les suffrages, et rien n’est charmant et terrible Ă  la fois, comme la scĂšne des deux fiancĂ©s, de Britannicus plein d’espoir, et de Junie terrifiĂ©e tandis qu’on voit s’agiter la tapisserie derriĂšre laquelle NĂ©ron les Ă©pie. Antone s’est piquĂ© au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici Ă  l’acte troisiĂšme. Il se plaint Ă  son confident, au traĂźtre Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu Ă©courtĂ© cette scĂšne d’amour, sa scĂšne, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et gĂ©nĂ©reuse, sa grĂące vraiment impĂ©riale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et NĂ©ron apparaĂźt. Alors commence le duel des deux frĂšres, alors se dĂ©chaĂźne la colĂšre du monstre tout puissant, devant la rĂ©volte fiĂšre et ironique de l’adolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute l’effervescence imprudente de son cƓur blessĂ© qui ne veut plus se contenir ; puis c’est la brutale frĂ©nĂ©sie du despote, l’appel aux gardes, l’arrestation de Britannicus, les reproches Ă  Burrhus et la menace Ă  Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle elle applaudit, elle se lĂšve, le vieux colonel Ă©mu de son courage crie Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle Ă©clate avec fracas, et le rideau tombĂ©, les Ă©chos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps. La partie est gagnĂ©e, » s’écrie Monsieur Berbiguet dans l’enivrement de la victoire, et GrĂ©tat lui-mĂȘme, l’égoĂŻste GrĂ©tat, vient trouver Chamouin et Ramon Vrai, vous Ă©tiez merveilleux tous les deux. » C’est la gloire, c’est la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son ĂȘtre encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled qu’il aurait souffletĂ© tout Ă  l’heure, de Laurent qui n’a rien compris, mais qui a regardĂ© par un trou de la toile de fond, de la bonne sƓur Archangel qui, elle, n’a rien vu et est remontĂ©e de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le fĂ©liciter, Monseigneur Foritte entrerait qu’il n’en serait nullement Ă©tonnĂ©. Il est tombĂ© dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dĂ©goĂ»t ! DĂ©jĂ  il possĂšde tous les secrets de raviver l’éloge, et il en use ! Alors, je n’étais pas ridicule ? Vraiment, ça n’a pas Ă©tĂ© trop mal ? » Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et rĂ©pĂ©ter Ă  satiĂ©tĂ© Non, le mieux, c’est quand tu disais
 » Il ne peut se douter que ce qui a Ă©mu le colonel, l’évĂȘque, ses tantes, toutes les mĂšres, tous les hommes et mĂȘme inconsciemment ses camarades, c’est le timbre de sa voix, la beautĂ© de sa jeune tĂȘte au profil antique, les lignes fiĂšres et souples de son corps vibrant d’adolescent ; et que cette voix, cette beautĂ©, ont fait accepter les gaucheries et les inexpĂ©riences de son jeu. Mais voici l’épreuve. Pendant tout le quatriĂšme acte il ne paraĂźt pas. Maintenant qu’on s’occupe des autres, qu’on applaudit les autres, il sent une dĂ©tresse infinie, la souffrance aiguĂ« de l’abandon soudain, de l’isolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait nĂ©gligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler l’attention. Toutes les fois qu’on rĂ©pĂšte le nom de Britannicus il Ă©prouve un soulagement on complote de le tuer, Burrhus cherche Ă  le dĂ©fendre, Narcisse pousse Ă  l’empoisonner. S’il n’est plus en scĂšne, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui c’est un peu de baume sur sa blessure, c’est ce qui l’empĂȘche de s’aigrir contre Dubled et les autres acteurs. Et soudain, dans les coulisses, il entend derriĂšre lui une voix le fĂ©liciter timidement. Il tressaille. C’est Miagrin, Miagrin qui s’est Ă©chappĂ© de la salle. Il l’écoute, il accepte ses fĂ©licitations, il le suit et revient avec lui au rĂ©fectoire. LĂ , l’onctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte l’écho de la salle, l’admiration de ses condisciples Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supĂ©rieur Ă  NĂ©ron. Émeril, qui ne t’aime pas beaucoup applaudissait Ă  tout rompre. Et moi, je n’étais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone l’écoute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse Ă  MorĂšre, il oublie MorĂšre, tellement il est enivrĂ©. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mĂ©lancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-ĂȘtre. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tĂȘte-Ă -tĂȘte. Enfin, c’est le dernier acte. Antone reparaĂźt dans une scĂšne douce, de confiance lĂ©gĂšre et d’amour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimĂ© deux vers ici, quatre vers lĂ  ? Pourquoi Racine n’a-t-il pas montrĂ© le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, ç’eĂ»t Ă©tĂ© bien mieux. Quel effet n’aurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout Ă  coup, pĂąle, inanimĂ©, aprĂšs avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleurĂ© ! Si seulement on le rapportait mort sur la scĂšne. Quel dommage qu’il n’y ait pas pensĂ© plus tĂŽt ! Cela aurait fait un trĂšs beau tableau final, sans qu’on fĂ»t obligĂ© de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet dĂ©clare sacré  La tragĂ©die est terminĂ©e. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scĂšne. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lĂšve et remercie les artistes, puis son Ă©loge va aux maĂźtres dĂ©vouĂ©s, Ă  cette maison qui sait, tout en dĂ©veloppant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautĂ©s de nos grands gĂ©nies, former les cƓurs et les volontĂ©s. Antone sourit Ă  tous les Ă©loges et il espĂšre qu’en finissant le prĂ©lat va revenir Ă  lui. Mais non, c’est sur la patrie et l’Église que s’achĂšve cette allocution. Les rangs se dĂ©font ; les parents s’approchent. Antone est dĂ©jĂ  dans les bras de sa mĂšre, et de ses tantes. Le colonel de Saint-EstĂšphe et sa femme le fĂ©licitent ; les autres mĂšres regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et l’évĂȘque, avant de sortir, leur donne sa bĂ©nĂ©diction. Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mĂšre parmi ces trois femmes, jeunes, Ă©lĂ©gantes, et dont la joie fait rayonner la beautĂ©. Soudain, comme elles vont le quitter, les Ă©clats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour. Tu viens, Ramon, dit Émeril en passant. – OĂč cela ? – Sous les quinconces au feu d’artifice. » La fanfare, en effet, s’est rassemblĂ©e et entraĂźne tout le monde acteurs, spectateurs, enfants et parents, Ă  travers les galeries et les cours jusqu’aux grands arbres du parc qu’éclairent des feux de Bengale. Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau. – Couvre-toi bien, lui crie la maman. – Ah ! je n’ai pas froid. » Il s’échappe tant il a peur qu’une des tantes lui mette un manteau sur son beau costume. En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisiĂšme marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succĂšdent aux feux verts. C’est un spectacle inattendu et dĂ©fiant toutes les fantaisies nĂ©roniennes. Agrippine, une joue plissĂ©e, l’autre gonflĂ©e, claironne dans un petit bugle et se penche sur GĂ©ronte pour suivre sa partie, Narcisse s’épuise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, cĂŽte Ă  cĂŽte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. PrĂšs d’eux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les Ă©clairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de l’abbĂ© ThiĂ©baut se baisse, se relĂšve, se dĂ©mĂšne, surveille les Ă©clats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modĂšre les ra » et les fla » de NĂ©ron, premier tambour. CHAPITRE IV – RIEN NE SE PERD Au coup de cloche du matin, Antone s’est rĂ©veillĂ© trĂšs fatiguĂ© et, comme il est naturel, aprĂšs les grandes exaltations, dĂ©couragĂ©, plein d’amertume. Ainsi c’est fini il faut se remettre au travail, aux versions, aux thĂšmes, aux problĂšmes. Il revient sur son triomphe, comme on Ă©carte des cendres pour retrouver quelque Ă©tincelle. Il se rappelle qu’il n’a pas vu Georges MorĂšre. Dans cette fĂȘte, Ă  aucun moment son ami ne lui a serrĂ© la main, ne l’a fĂ©licitĂ© ; Émeril est venu, CĂ©zenne est venu, Miagrin mĂȘme est venu mais lui, pourquoi s’est-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-mĂȘme Ă  la pensĂ©e qu’il s’est laissĂ© approcher par Miagrin, qu’il a Ă©coutĂ© Miagrin, qu’il n’a pas tenu sa promesse. Il espĂšre revoir son ami Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, car le matin il se complaĂźt dans le babil gĂ©nĂ©ral, oĂč dĂ©jĂ  pourtant des apprĂ©ciations le blessent ; les uns lui prĂ©fĂšrent Junie, ou Narcisse, d’autres trouvent cette tragĂ©die assommante et exaltent le MĂ©decin malgrĂ© lui » un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, c’est plus qu’il n’en faut pour leur faire affirmer la supĂ©rioritĂ© de MoliĂšre sur Racine. Georges grondĂ© gentiment l’assure qu’il l’a applaudi et qu’il est toujours le mĂȘme. Mais quoi ? l’amitiĂ© n’est-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissĂ© de son peu d’empressement. Georges voudrait bien lui dire qu’il y a quelque chose de plus important dans la vie que les succĂšs de théùtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce n’est pas le jour. Trois fois dans la journĂ©e, Miagrin a tentĂ© de l’aborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone l’a laissĂ© brusquement pour retrouver Georges MorĂšre. C’est Ă©tonnant, remarque CĂ©zenne, qu’on ferme les yeux sur eux. Ah ! si c’était moi ! » N’aie pas peur, a rĂ©pondu Miagrin, il faudra bien qu’on les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse n’était pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment oĂč le poids est trop lourd, l’attente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractĂšre et les instincts d’Iago ou de Tartuffe, il n’en possĂšde pas encore la patience scĂ©lĂ©rate, ni la fourbe dextĂ©ritĂ©. Miagrin est Ă  bout de rage. La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fĂȘtes Ă©taient passĂ©es et les troisiĂšmes aspiraient ardemment Ă  ce jour de libertĂ©. Quatre jours avant, un nouvel incident Ă©mut le SupĂ©rieur. En sortant de la sacristie, aprĂšs la messe, il aperçut Ă  terre un papier pliĂ©. Son Ă©tonnement fut grand d’y lire ce fragment de lettre de l’écriture trop reconnaissable de MorĂšre D’abord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitiĂ© Ă  s’occuper de cet imbĂ©cile. Et d’ailleurs que nous importe l’opinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu n’ignores pas les miens. Il faut que notre amitiĂ© dĂ©daigne ces railleries bĂȘtes et ces manƓuvres d’idiots. MĂȘme si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut rĂ©sister au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement
 » La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de mĂȘme nature confirmaient le SupĂ©rieur dans ses soupçons Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi qu’on te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre
 » Le Chanoine, homme de principes sĂ©vĂšres, fit immĂ©diatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaĂźtre l’accabla de ses rĂ©primandes. Georges eut beaucoup de peine Ă  Ă©claircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de l’an. Antone, appelĂ© Ă  son tour en prĂ©sence de Georges fut Ă©tonnĂ© de revoir la lettre qu’il avait crue dĂ©chirĂ©e par Miagrin. TransportĂ© de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste l’avait menacĂ©, il Ă©clata en injures contre lui. En vain le SupĂ©rieur voulut l’arrĂȘter. Antone poursuivit ses rĂ©vĂ©lations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le SupĂ©rieur restait incrĂ©dule il s’exaspĂ©ra C’est un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouchĂ© la flĂ»te de Georges MorĂšre Ă  la Sainte CĂ©cile, eh ! bien, c’est lui, il me l’a dit. » Le chanoine eut un fugitif sourire. L’accusation Ă©tait tellement extravagante et inattendue qu’elle en devenait drĂŽle. Il se reprit aussitĂŽt et, d’un ton sĂ©vĂšre, lui rappela qu’il ne lui appartenait pas d’accuser les autres de mensonge, qu’il voulait bien oublier ces paroles de colĂšre, mais qu’il lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de PĂąques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya aprĂšs les avoir avertis qu’il se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans l’escalier Tu sais, dĂ©clara Antone Ă  Georges, c’est vrai tout ce que j’ai dit au SupĂ©rieur. Et il lui rĂ©vĂ©la les menaces de Miagrin. – Alors, soyons prudents, rĂ©pondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du SupĂ©rieur, et il est capable de tout. » CHAPITRE V – MIAGRIN SE VENGE Mardi 18 juin ! C’est le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le rĂšglement exige au moins deux professeurs, les troisiĂšmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandĂ© de garder le silence en passant prĂšs des Ă©tudes oĂč leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce dĂ©licat sentiment Ă  Émeril, Ă  CĂ©zenne, Ă  d’Orlia, Ă  Patraugeat ! Leur premiĂšre joie fut au contraire de crier sous leurs fenĂȘtres Ah ! quel beau temps pour une promenade. » Le train arrive ils prennent d’assaut les voitures, se disputent fĂ©rocement les coins des compartiments, trĂ©pignent de joie au coup de sifflet du dĂ©part. Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux d’AubignĂ© L’aise leur saute au cƓur et s’épand au visage. Patraugeat fait d’ironiques adieux au collĂšge, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer
 Antone s’est fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot s’occupe Ă  couper un morceau de la courroie de la portiĂšre, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, n’a cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de CĂ©zenne qui avoue n’avoir jamais visitĂ© l’Église de Brou depuis quatre ans qu’il est Ă  Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart Ă©coute M. Perrotot expliquant que l’acide prussique est un poison si violent qu’une goutte sur la langue d’un chien, ça tue un homme ! » Le train dĂ©passe CeyzĂ©riat, contourne le Mont July, descend dans la vallĂ©e du Suran, dĂ©passe Simandre Rousselot, ton appareil ? » Rousselot se prĂ©cipite. Tiens ! prends ce coin-là
 non, attends, celui-là
 Non, par ici. » Rousselot dĂ©blaie le passage, Ă©crase des pieds, hĂ©site d’une portiĂšre Ă  l’autre, se prĂ©pare et au moment prĂ©cis oĂč il va faire jouer le dĂ©clic, le train disparaĂźt dans un tunnel. Toute la classe Ă©clate de rire. Rousselot se fĂąche et menace ses camarades Allons, du calme ! » Soudain la dispute s’arrĂȘte. Le train vient de sortir de terre. Comme s’il avait peur de troubler la splendeur du paysage qu’il dĂ©couvre, de le faire Ă©vanouir par la laideur de son apparition et la brutalitĂ© de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallĂ©e de l’Ain, en plein ciel, sur un pont de rĂȘve. Les enfants courent d’une portiĂšre Ă  l’autre ; ils regardent au fond de l’abĂźme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisĂ©es de Jarbonnet, puis, Ă  leur droite, les Ă©normes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignĂ©s de lumiĂšre, leurs blancheurs attĂ©nuĂ©es de mille irisations, grĂące aux fines buĂ©es, au voile impalpable qui monte sans cesse de la riviĂšre. Antone, soulevĂ© de joie Ă  chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations. De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientĂŽt ils aperçoivent le lac de Nantua reflĂ©tant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisĂ©es, et, de l’autre cĂŽtĂ©, la bordure dentelĂ©e de la ville. À la Cluse, ils s’embarquent sur la Ville de Nantua » et passent la matinĂ©e Ă  faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart s’efforce de dĂ©couvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis qu’Antone raconte Ă  Georges son voyage sur mer, de Nice Ă  la Spezzia. CĂ©zenne s’intĂ©ressait Ă  un pĂȘcheur, cormoran immobile Ă  la pointe d’un tablier sur pilotis, un tiens-toi bien » ou tintĂ©ben » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poĂšte Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour, et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraĂźt tellement extraordinaire, que la joie devient du dĂ©lire. La beautĂ© du lac, les ombrages merveilleux, l’étagement des bandes calcaires, la voluptĂ© mĂȘme du souple mouvement du bateau, tout disparaĂźt devant l’intĂ©rĂȘt qu’offre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouĂ©e qui flotte Ă  la surface de l’onde et diminue de plus en plus. Émeril, CĂ©zenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux. AprĂšs avoir visitĂ© Nantua, ses rues, sa vieille Ă©glise, ils entrent Ă  l’hĂŽtel du Lac, chez Jeantet, oĂč les attend un somptueux banquet commandĂ© de Bourg. La table est installĂ©e sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinitĂ©s Ă©lectives, Feydart prĂšs de l’abbĂ© Perrotot et, naturellement, Antone prĂšs de Georges. Depuis le matin il marche vivant dans son rĂȘve Ă©toilĂ© » ; ils ne sont plus au collĂšge, il leur semble qu’ils ont reconquis la libertĂ©. L’appĂ©tit aiguisĂ© par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets Ă©chattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crĂšme, ananas au kirsch et desserts variĂ©s, le tout arrosĂ© d’un petit vin gris qui met l’esprit en verve, puis d’un champagne pĂ©tillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter d’Orlia, Émeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors CĂ©zenne Ă©moustillĂ© dĂ©clare qu’il va rĂ©citer une poĂ©sie. On l’encourage. Debout, bien campĂ©, aprĂšs s’ĂȘtre essuyĂ© la bouche, Paul CĂ©zenne lance le titre d’une voix sonore La GrĂšve des Forgerons, par François CoppĂ©e. » Un silence recueilli l’écoute. D’une voix emphatique il commence Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. VoilĂ . » Il s’arrĂȘte, regarde devant lui, porte sa main droite Ă  sa bouche, puis les sourcils contractĂ©s, cherche la suite dans les nuages. DĂ©jĂ  quelques applaudissements ironiques de ses camarades se prĂ©parent. Mais il les arrĂȘte du geste Je suis mal parti, dit-il, je recommence La GrĂšve des Forgerons, de François CoppĂ©e Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà
 » L’arrĂȘt fatal se reproduit exactement aprĂšs le mĂȘme mot et cette fois les rires Ă©clatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot s’écrient Bis ! Bis ! » Mais CĂ©zenne Ă  qui le champagne et le cafĂ© ont enlevĂ© toute timiditĂ© rĂ©pond, sans se dĂ©concerter Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers Et si vous m’envoyez Ă  l’échafaud, merci ! » Des bravos ironiques accueillent cette finale. On rĂ©pĂšte Merci, merci ! » Pour un bavard comme vous, votre histoire est Ă©tonnamment brĂšve, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans. – Est-ce qu’on peut fumer ? demande Émeril. – DĂ©fense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. » Mis en gaĂźtĂ© par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chƓur de charbonniers d’Offenbach, souvenir de la Sainte CĂ©cile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer
 Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hĂąte le pas. Les groupes s’espacent de plus en plus, les conversations succĂšdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Émeril, d’Orlia, mĂȘme le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers CĂ©zenne et lancent d’une voix aiguĂ« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà
 » Antone marche Ă  cĂŽtĂ© de Georges et lui raconte en dĂ©tails toute l’aventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue qu’il l’a revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce qu’il y a de sensibilitĂ© et d’imagination exaltĂ©e dans l’ñme de son camarade. Il se rappelle les indications prĂ©cises du PĂšre Levrou et s’efforce de l’entraĂźner sur un sujet moins irritant Tu prends trop les choses Ă  cƓur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de cĂŽtĂ©. – C’est plus fort que moi, rĂ©pond Antone, quand je pense qu’il est congrĂ©ganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je n’aime pas beaucoup ce groupe-là
 – Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu Ă©tais plus pieux
 » Mais Antone proteste violemment, dĂ©clare qu’il a un culte d’amour pour l’ImmaculĂ©e, qu’il l’aime plus que toute la CongrĂ©gation. Je suis allĂ© l’annĂ©e derniĂšre Ă  Lourdes avec le bon abbĂ© Brillet. Si tu savais comme c’est beau, comme on prie
 Je me souviens qu’un soir
 » et il tire de ses secrets trĂ©sors les souvenirs les plus prĂ©cieux, il lui dĂ©voile tranquillement ses enthousiasmes d’enfant et ses joies intimes. Georges Ă©coute, ravi. Il voudrait bien aller Ă  Lourdres. Nous irons, je veux y retourner cette annĂ©e avec toi », s’écrie l’impĂ©tueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande d’enfants tapageurs ! Enfin on dĂ©bouche prĂšs de vastes hangars de bois ce sont les glaciĂšres de Sylans. Le lac apparaĂźt dans sa vasque de montagnes. Mais l’heure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier d’or. C’est ça Sylans ! s’écrie Rousselot déçu, je prĂ©fĂšre la Dombe ; » mais songeant Ă  l’hiver, CĂ©zenne interprĂšte de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©clare Ça doit faire une fameuse patinoire. » Au pied de la haute cascade de la Planchette, s’engage une longue discussion sur les mĂ©rites respectifs des chutes d’eau de l’Ain et de la Savoie. M. Pujol interrompt Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper Ă  bonne allure de la gare de Charix Ă  Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramĂšnera pour dĂźner Ă  Bourg Ă  sept heures et demie. – DĂ©jĂ  ! s’écrient CĂ©zenne et Émeril. – Allons, les entraĂźneurs, entraĂźnez, car nous avons juste le temps. » Qu’est-ce qu’une montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges MorĂšre prend la tĂȘte avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone. Pas si vite ! » implorent CĂ©zenne, Émeril et ceux dont l’idĂ©e de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrĂ©e, on gravit des cĂŽtes un peu raides, mais oĂč, du moins, l’on est Ă  l’abri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crĂȘtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants s’espacer Ă  leur guise, il demande seulement qu’on ne s’écarte pas du chemin et que les premiers arrivĂ©s Ă  la route des Neyrolles attendent les autres. Georges est reparti en tĂȘte avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue Ă  Sylans. Antone l’écoute si docilement qu’il veut en profiter pour l’éclairer et l’assouplir. Par un instinct de secrĂšte pudeur, ils ont pris un peu d’avance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayĂ© tout d’abord de les dĂ©ranger, puis il s’est ravisĂ© et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les Ă©coute. Le pĂšre Levrou n’a-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu t’irrites du moindre obstacle, tu t’abats au moindre Ă©chec. – C’est vrai, reconnaĂźt Antone, je voudrais ĂȘtre comme toi. – Oh ! moi je ne suis pas un modĂšle, mais il me semble qu’à ta place, je laisserais lĂ  ces maniĂšres d’enfant cĂąlin et que je songerais davantage Ă  l’avenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des miĂšvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses C’est vrai, mais tu sais, au fond, je t’aime beaucoup. » Qu’est-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges. – Et toi ? demande Antone. – Moi ? si je peux, j’entrerai Ă  St-Cyr. Je veux ĂȘtre officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, j’irai oĂč l’on se bat, en Afrique, Ă  Madagascar, n’importe oĂč. – Eh ! bien, moi aussi, dĂ©clare Antone, je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que d’ĂȘtre officier de cavalerie. » Georges rit Tu es toujours le mĂȘme, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut d’abord passer des examens. C’est plus sĂ©rieux. – N’aie pas peur, je les passerai je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le mĂȘme rĂ©giment. Quel dommage que je n’aie pas de sƓur ! Tu l’aurais Ă©pousĂ©e et moi j’épouserais Bridgette elle est trĂšs gentille et nous nous entendions trĂšs bien. AprĂšs nous partirions pour l’Afrique tous les deux. » Antone s’exalte. Il se voit dĂ©jĂ  avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se rĂ©jouit Ă  l’idĂ©e qu’il vivra dĂ©sormais avec Georges, qu’il sera toujours son ami, son seul ami. Georges de son cĂŽtĂ© n’a pu se dĂ©fendre d’une grande joie devant cette perspective. L’abbĂ© Levrou a raison. Plus tard cette amitiĂ© sera leur force Ă  tous deux, elle les soutiendra, Ă  Saint-Cyr, dans l’armĂ©e, dans la vie. Et il part de lĂ  pour donner de nouveaux conseils Ă  Antone. Oui, mais d’abord il faudra se montrer des hommes rĂ©solus. À Saint-Cyr ce n’est pas comme ici. C’est alors que nous aurons besoin de nous serrer l’un contre l’autre
 » Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derriĂšre eux. Une fois dĂ©jĂ  M. Pujol l’avait arrĂȘtĂ©e et fait des reproches Ă  Émeril et Ă  Beurard qu’il avait surpris s’attardant en arriĂšre pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les Ă©lĂšves Ă©taient accourus pour contempler prĂšs d’une flaque d’eau deux espĂšces de petits lĂ©zards de velours noir coupĂ© de raies orangĂ©es Ce sont des salamandres », dĂ©clarait l’abbĂ© Perrotot. De grandes disputes s’étaient engagĂ©es. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, CĂ©zenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles n’étaient pas phosphorescentes, en rĂ©alitĂ© pour les glisser dans le lit de son ami Émeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des tĂȘtards, si bien qu’au moment de repartir, il fit remarquer Ă  M. Pujol qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  trĂšs tard. Ce fut l’occasion d’une scie nouvelle Il est tard, il est tĂȘtard. » Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontrĂ© la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardĂ©e. Antone dĂ©bordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrĂ©s Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possĂ©dait un vĂ©ritable ami, franc, loyal. DĂ©sormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se prĂ©parerait Ă  cette vie hĂ©roĂŻque, ambition et rĂȘve de toutes les Ăąmes de treize ans. Des souvenirs d’histoire et de lĂ©gende, de chevalerie et de camaraderie guerriĂšre tressaillaient en lui. Nous serons deux frĂšres d’armes, disait-il, comme Roland et Olivier. – Oui, rĂ©pondait Georges, mais n’oublie pas que c’étaient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux. – Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets d’ĂȘtre viril. » Dans la forĂȘt l’atmosphĂšre est chaude, l’arome des sapins rĂŽde autour d’eux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empĂȘche de voir le long chemin qu’ils viennent de parcourir. Au loin, Ă  travers les sapins, ils aperçoivent vaguement l’autre cĂŽtĂ© du lac. Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur l’épaule de Georges, je n’ai ni sƓur, ni frĂšre. Eh ! bien, c’est toi qui seras mon frĂšre, mon vrai frĂšre. Tu m’avertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je t’aime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, c’est Ă  la vie Ă  la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. J’ai chez moi un tableau d’un peintre italien, il reprĂ©sente Tobie conduit par RaphaĂ«l, je l’aime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que RaphaĂ«l te ressemble. Tu seras mon RaphaĂ«l. – Tu exagĂšres, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frĂšres ayant les mĂȘmes espĂ©rances. – Le mĂȘme cƓur, chante Antone. – Oui, le mĂȘme cƓur et le mĂȘme idĂ©al, rĂ©pond Georges, celui des chevaliers Dieu et patrie. » Alors Antone saisit Georges au cou, l’étreint avec une joie enfantine et le baise Ă  pleines joues. Georges surpris hĂ©site un instant, puis conquis par tant de confiance, de naĂŻvetĂ© et d’affection vraie, il pose Ă  son tour ses lĂšvres sur la joue vermeille d’Antone ravi. Presque aussitĂŽt ils entendent un pas lourd, un paysan paraĂźt dans le chemin. Quelle heure est-il donc ? se demande Georges. – Quatre heures et demie, rĂ©pond Antone tirant sa montre. – Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous n’arriverons pour cinq heures Ă  Nantua. On ne les entend plus. – Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous n’avez pas rencontrĂ© nos camarades ? – Que si, reprend l’homme, voilĂ  dĂ©jĂ  une demi-heure qu’ils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous n’avez que le temps, c’est Ă  cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc lĂ -bas, voyez-vous, Ă  travers les sapins, cette coursiĂšre ; elle vous ramĂšnera juste Ă  la station quand vous aurez coupĂ© deux sentiers, mais dĂ©pĂȘchez-vous. – Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse. – Trois Ă  quatre kilomĂštres, mais ça descend Ă  peu prĂšs toujours. – Pas gymnastique ! crie Georges Ă  Antone. – Non ! dit Antone, mieux vaut aller Ă  Nantua, c’est plus prĂšs. – Mais on nous attend Ă  Charix et l’on ne partira pas sans nous. – Alors tant mieux. – Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! » Et les voici courant Ă  travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dĂ©valant vers le lac, les coudes au corps, la tĂȘte levĂ©e ; ils vont Ă  toute vitesse, au mĂ©pris du principe qu’une longue course doit ĂȘtre faite Ă  une allure modĂ©rĂ©e et rĂ©guliĂšre. À chaque tournant Georges se demande s’il ne va pas apercevoir les Ă©lĂšves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, l’excite, l’éperonne, malgrĂ© la chaleur Ă©touffante, malgrĂ© l’air lourd de la sapiniĂšre. Georges se sent hors de la rĂšgle, contre la rĂšgle, il n’a plus sa raison, il s’affole, il est incapable des rĂ©flexions qu’une certaine insouciance permet encore Ă  son ami. Soudain il s’arrĂȘte, il arrive Ă  une carriĂšre, c’est une impasse. Ils ont dĂ» se tromper, vite il revient sur ses pas, enlĂšve Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et s’y lance Ă  une allure de plus en plus accĂ©lĂ©rĂ©e, tourne les sapins, saute de rocher en rocher. Sais-tu que nous risquons d’ĂȘtre renvoyĂ©s ? » Cette terreur obscurcit son Ăąme. Il songe au SupĂ©rieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir Ă  son pas. Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence Ă  s’essouffler, le lĂąche petit Ă  petit et soudain s’écrie Je n’en peux plus. » Georges le regarde dĂ©solĂ©. Il entend le sifflet strident d’une locomotive. Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons ĂȘtre tout prĂšs. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise Ă  son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. Ferme la bouche et lĂšve la tĂȘte », lui rĂ©pĂšte Georges, qui accĂ©lĂšre l’allure Ă  mesure que la descente devient plus rapide. Depuis prĂšs d’un quart d’heure, Antone court ainsi, horriblement oppressĂ©, s’obstinant parce que Georges est effarĂ©, perd la tĂȘte et redoute ce retard comme une catastrophe. Enfin la douleur est trop vive. Je ne peux plus, lui dit-il, j’ai un point de cĂŽtĂ©. » Il s’est remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prĂ©venir le groupe ou se mettre au pas d’Antone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientĂŽt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes. Par ici, dĂ©pĂȘchez-vous donc ! » Georges montre Antone Ă©puisĂ©. Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer ! – Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone. – Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dĂ©pĂȘche-toi. Ça va en faire une histoire ! » Georges est repris de terreur Allons, Antone, un effort ! sois viril ! – Si tu veux ! » rĂ©pond Antone fouettĂ© par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique. Il y a encore 800 mĂštres avant d’arriver Ă  la ligne. Rousselot leur explique que c’est Miagrin qui a demandĂ© de revenir Ă  Charix parce qu’on Ă©tait en retard. M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a dĂ©clarĂ© bĂȘtement ainsi qu’Émeril que vous Ă©tiez repartis tout de suite avec Perrotot. – Miagrin a dit cela ? s’écrie Antone. – Oui, c’est une farce qu’il a voulu vous jouer, allons, pressons. » Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a rĂ©ussi. La rage, lui donne des forces. Il faut qu’il arrive. Miagrin serait trop content s’il manquait le train, si Georges Ă©tait puni. Mais il court depuis si longtemps dĂ©jĂ , il faiblit, et lĂąche peu Ă  peu. Donne-moi la main, dit Rousselot ; MorĂšre, prends-lui l’autre. Nous suivrons le ballast en bas. » Les deux plus fort coureurs de la classe l’entraĂźnent ; Antone s’abandonne les yeux fermĂ©s, tant sa douleur de cĂŽtĂ© est poignante. Ils n’ont plus que cent mĂštres, ils arrivent, lorsqu’ils entendent un coup de sifflet suivi d’un halĂštement lent d’abord, puis prĂ©cipitĂ© et la lourde masse de la locomotive se met Ă  glisser sous un long panache de fumĂ©e entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs dĂ©bouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces MorĂšre ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard ! CHAPITRE VI – LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS Sur le conseil de M. Pujol l’abbĂ© Perrotot est restĂ© Ă  Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmĂšne hors de la gare en les accablant de ses rĂ©primandes. Eh ! bien, c’est du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges MorĂšre ! un des premiers de la classe ! Vous n’avez pas voulu m’écouter, Antone, je vous l’avais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se dĂ©veloppe, indĂ©finie. Ah ! Monsieur, il faut ĂȘtre indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause. – Indulgent ! c’est une affaire trĂšs grave, il n’y a que Monsieur le SupĂ©rieur qui puisse dĂ©cider. » Et il accumule les rappels du rĂšglement, les exemples d’élĂšves qui ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s pour la dix-millioniĂšme partie de ce que vous avez fait. » Georges MorĂšre ne cherche mĂȘme pas Ă  se disculper il entrevoit, au retour, la figure froide et sĂ©vĂšre du SupĂ©rieur. Il sent combien c’est grave, pour lui qui a Ă©tĂ© dĂ»ment averti. Il ne regarde pas mĂȘme Antone qui, essoufflĂ©, debout prĂšs de lui, essaie de reprendre haleine et s’essuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempĂ© de sueur. Monsieur Perrotot s’est arrĂȘtĂ©. Il n’y a pas de train avant 8 heures 22 et ils n’arriveront Ă  Bourg qu’aprĂšs dix heures. Ils sont sur la route qui ramĂšne Ă  Nantua, et longe les alluvions marĂ©cageuses oĂč viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible Ă  travers les roseaux dont les quenouilles s’entrechoquent avec un bruit sec. Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traĂźnait ses mille mailles Ă  sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans l’air limpide, le nuage poursuit au-delĂ  du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac s’enfuit rapide Ă  l’autre bout vers les GlaciĂšres. Ce n’est rien qu’un coup de brise et un assombrissement momentanĂ©. Antone a frissonnĂ©, mais Monsieur Perrotot ne l’a mĂȘme pas vu ; il s’était arrĂȘtĂ©, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges MorĂšre. Rousselot intercĂšde. Ses camarades sont essoufflĂ©s. Est-ce qu’on ne pourrait pas se reposer un peu ? PrĂ©cisĂ©ment ils arrivent Ă  l’hĂŽtel des Moulins ; un escalier conduit Ă  un balcon tout ombragĂ© de vigne vierge dominant la route. L’hĂŽtel est trĂšs propre. L’abbĂ© consent ; ils montent au balcon oĂč on leur sert quelques sirops. Vers six heures et demie, ils se lĂšvent pour se remettre en route. Antone s’était Ă©loignĂ©. Quelques instants aprĂšs, le garçon de l’hĂŽtel accourt et prĂ©vient l’abbĂ© que le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se prĂ©cipite et ramĂšne Antone pĂąle, dĂ©fait, claquant des dents. L’hĂŽtesse offre aimablement une chambre oĂč il pourra se coucher jusqu’au dĂ©part. Rousselot, pendant qu’on le conduit, raconte Ă  l’abbĂ© ahuri la course folle qu’ils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne L’enfant a refusĂ© sa tasse de thĂ©, mais il demande Ă  dormir tout habillĂ© sur son lit. » C’est au mieux. Le professeur et les deux Ă©lĂšves restent sur le balcon attendant le dĂźner. De quart d’heure en quart d’heure on s’informe de l’état d’Antone. Il dort bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et s’attarde longuement. Une course pareille, murmure l’abbĂ©, c’est une course Ă  la mort ! » Georges troublĂ©, le cƓur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille. Dans le crĂ©puscule un vent plus frais et plus fort s’est Ă©levĂ© de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbĂ©es par le passage subit d’un ĂȘtre invisible, d’un ĂȘtre qui achĂšve de briser les roseaux Ă  demi rompus et fuit mystĂ©rieusement Ă  l’Ouest vers Nantua, vers Bourg. Une lĂ©gĂšre brume monte du lac. Dans le ciel clair, une Ă  une les Ă©toiles apparaissent. Les flancs des montagnes s’assombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres s’éteignent sapins d’abord, puis mĂ©lĂšzes, charmes verts, Ă©piceas et bouleaux argentĂ©s. Des Ă©charpes serpentent Ă  mi-cĂŽte comme les robes traĂźnantes des fĂ©es dans les lĂ©gendes. Georges se sent encore plus triste. À l’heure du dĂ©part, Antone s’est levĂ© harassĂ©, fiĂ©vreux ; il se plaint toujours d’un point de cĂŽtĂ©. ArrivĂ© Ă  la gare, Georges l’enveloppe dans une couverture prĂȘtĂ©e par la patronne de l’hĂŽtel et le couche aussitĂŽt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas. Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumiĂšres aveuglantes, Georges et Rousselot descendent l’enfant qui souffre d’une courbature et d’une migraine atroce. On le hisse dans l’omnibus qui les ramĂšne rapidement au collĂšge. Puis par le grand escalier du SupĂ©rieur, Ă©clairĂ©s par l’abbĂ© Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent Ă  l’infirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirĂ©e, couchĂ© non loin de la fenĂȘtre, dans l’un de ces lits si blancs, si doux. Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sƓur Suzanne, levĂ©e en hĂąte, prĂ©pare sur le gaz une boisson chaude. Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brĂ»lante, repose-toi bien. – Bonsoir, Georges, » murmure Antone, rĂ©pondant par une longue pression des doigts Ă  sa poignĂ©e de main. Tandis qu’il rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande Crois-tu qu’il ait attrapĂ© quelque chose de grave ? – Bah ! une courbature, une migraine ! c’est de la fatigue, riposte l’athlĂšte des troisiĂšmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard qu’avant. » CHAPITRE VII – CƒURS TROUBLÉS Il semble certains matins que les soucis guettent votre rĂ©veil pour vous assaillir tous Ă  la fois. Au coup de cloche, Georges a Ă©tĂ© envahi par tous les Ă©vĂ©nements de la veille, la conversation dans la forĂȘt de Sylans, la course Ă©perdue Ă  travers la sapiniĂšre, les menaces de l’abbĂ© Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santĂ© d’Antone, la crainte du SupĂ©rieur. DĂšs la premiĂšre rĂ©crĂ©ation on l’entoure, il raconte l’aventure, aidĂ© de Rousselot. C’est ta faute, Miagrin, dit Rousselot. – Moi, rĂ©pond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas qu’ils Ă©taient en arriĂšre ! – Ce n’est pas vrai tu l’as dit Ă  Émeril ; tu le savais. – Tout ça ne serait pas arrivĂ©, dit l’impitoyable Beurard, si Ramon et MorĂšre n’étaient pas toujours ensemble. » Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose il est plus sĂ©vĂšre que d’habitude. Pourtant la pression des Ă©vĂ©nements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il dĂ©clare avec une sourde irritation C’est toujours la mĂȘme chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez Ă  nous dĂ©courager Ă  force de sottises. Émeril et Beurard fument malgrĂ© ma dĂ©fense, et surtout ce qui m’étonne, deux d’entre vous, en dĂ©pit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins oĂč l’on voit Ă  trois cents mĂštres autour de soi. » Georges baisse la tĂȘte sous la semonce, il entrevoit une histoire. À midi, il apprend que le SupĂ©rieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir l’abbĂ© Levrou et lui expliquera tout. Ce n’est ni sa faute, ni la faute d’Antone. Toute la journĂ©e, son ami reste couchĂ©, avec la fiĂšvre et un point de cĂŽtĂ©. Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il n’y paraĂźtra plus. » Le soir, malgrĂ© son billet Ă  l’abbĂ© Levrou, Georges n’est pas appelĂ©. Le jour suivant est un jeudi. AprĂšs la composition, vers neuf heures, tout le collĂšge, musique en tĂȘte, s’en va Ă  la maison de campagne situĂ©e Ă  trois kilomĂštres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges MorĂšre devrait ĂȘtre plus tranquille il n’a Ă©tĂ© menacĂ© ni par le SupĂ©rieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est trĂšs malade la sƓur lui a appliquĂ© des ventouses scarifiĂ©es et il a dĂ©jĂ  sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur Thanate ». On parle maintenant de pleurĂ©sie. Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je l’ai eue, la pleurĂ©sie, il y a deux ans. On m’a posĂ© des ventouses et on m’a fait boire des drogues ; je n’en suis pas mort. – D’ailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de cĂŽtĂ©. » Ça doit ĂȘtre rassurant. La classe du vendredi matin fut marquĂ©e par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien l’air d’écouter les leçons de ses Ă©lĂšves, mais, lui si mĂ©ticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes qu’il donna soulevĂšrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de l’explication littĂ©raire, il se rĂ©solut, au grand dĂ©sespoir des paresseux, Ă  dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisiĂšmes n’y comprenaient plus rien, mais comme on le sentait d’humeur Ă  mettre un mal de conduite pour un geste, on se rĂ©signa. À l’étude suivante, Georges MorĂšre est demandĂ© par le SupĂ©rieur. Des chuchotements courent de table en table Ça y est, c’est pour l’affaire d’Antone. » Georges pĂ©nĂštre plus mort que vif dans le cabinet directorial, s’attendant Ă  une semonce sĂ©vĂšre suivie de l’arrĂȘt dĂ©finitif, le renvoi. Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous ĂȘtes trouvĂ© avec Antone Ramon Ă©loignĂ© de vos camarades ? » Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles Ă  Nantua. Vous saviez que l’heure du train Ă©tait 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit qu’on repartirait de Nantua. – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Puis il explique son itinĂ©raire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su Ă  quelle distance il se trouvait de la gare. Vous vous ĂȘtes affolĂ© c’est bien naturel. » Georges s’étonne Ă  son tour. Au lieu des reproches qu’il attendait, de la menace du renvoi, le SupĂ©rieur semble chercher Ă  l’excuser. Vous n’avez pas entendu vos camarades vous appeler ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Je vous remercie, mon ami, rentrez en Ă©tude. » Cela lui est dit doucement, d’un ton presque douloureux. Georges n’y comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles d’Antone, il n’ose pas. Une fois sur le palier, il n’a qu’un Ă©tage Ă  monter pour ĂȘtre Ă  l’infirmerie il s’arrĂȘte un instant, hĂ©site, mais le rĂšglement est formel AprĂšs une visite au SupĂ©rieur ou Ă  un professeur, on doit rejoindre immĂ©diatement sa classe. » Soumis Ă  la rĂšgle et plus scrupuleux encore depuis sa derniĂšre aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de l’escalier, Ă©coute attentivement s’il ne percevrait pas un son de voix, un gĂ©missement d’Antone, et n’entendant rien, renonce Ă  le voir et redescend, le malheureux. Enfin pendant l’étude du soir l’abbĂ© Levrou le fait venir. DĂšs qu’il le voit entrer Ah ! mon pauvre enfant, s’écrie-t-il, qu’est-ce que vous avez fait ? » Pour que l’abbĂ© Levrou ne l’ait pas appelĂ© mon petit », il faut qu’il y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement l’une contre l’autre, renseignent Georges plus que de longs discours sur l’état d’Antone. Il est gravement malade ? – Il est perdu ! – Ah ! » Cette exclamation d’angoisse rappelle l’abbĂ© Ă  la prudence. Écoutez, Georges, Ă  votre Ăąge on n’est jamais perdu. Le corps a une telle rĂ©sistance qu’il peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son Ă©tat est grave, trĂšs grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Qu’est-ce qui s’est passĂ© ? » Alors Georges recommence son rĂ©cit pour la troisiĂšme fois ; Ă  son directeur il avoue tout la conversation au bois de sapins, l’exaltation croissante d’Antone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassĂ©s comme deux frĂšres. Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous n’avez pas entendu ? – Non. » Georges baisse la tĂȘte atterrĂ©. Si bien qu’il est accusĂ© de nĂ©gligence Ă  votre Ă©gard. Mais laissons cela pour l’instant. Mon pauvre enfant, vous n’avez pas cru mal faire et ce n’est pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. » Le soir au dĂźner, les Ă©lĂšves lui apprennent que le pĂšre et la mĂšre de Ramon viennent d’arriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque aprĂšs le repas le collĂšge se rĂ©unit Ă  la chapelle, l’abbĂ© Graffin, l’économe qui fait office de chapelain, commence par dire Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particuliĂšrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. » Et, en effet, la priĂšre du soir semble moins monotone, moins mĂ©canique, malgrĂ© cette uniforme psalmodie dont elle est rĂ©citĂ©e. Dans les litanies, aprĂšs l’invocation Ă  l’Étoile du matin, l’Économe s’arrĂȘte un instant pour rappeler l’attention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais d’une voix de plus en plus forte il rĂ©pĂšte Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. » CHAPITRE VIII – LE SILENCE DE LA CLOCHE Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue s’est abattue sur ses Ă©paules ; il ne veut pas croire Ă  la gravitĂ© de cette maladie ; non, ce n’est pas possible qu’Antone Ă  peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien qu’il accepte cette idĂ©e. Maintenant dans tout le collĂšge il n’est question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, l’enquĂȘte du SupĂ©rieur. ÉpouvantĂ©, il laisse ses leçons et Ă©crit Ă  sa mĂšre Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade Ă  la mort ; et c’est ma faute. Je l’ai forcĂ© Ă  courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier Ă  cette promenade de Nantua dont je t’avais parlĂ© et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je n’ose demander Ă  le voir parce qu’ils doivent m’en vouloir d’ĂȘtre cause d’un pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-ThĂ©rĂšse et Marthe, demande Ă  Monsieur le CurĂ© de dire la messe pour sa santĂ©, je serais trop malheureux s’il lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journĂ©e je suis accablĂ© par cette idĂ©e “S’il allait mourir ?” » Et sa lettre continue sur ce thĂšme lamentable, il confie Ă  sa mĂšre toutes ses angoisses Tu ne sais pas combien c’est ma faute, je ne sais mĂȘme si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en Ă©tait la consĂ©quence. Demande Ă  Dieu qu’il ne me punisse pas comme cela, qu’il Ă©loigne ce calice
 » Les derniĂšres lignes sont proches du dĂ©lire. À la fin de l’étude, le rĂ©glementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle Ă  voix basse. AussitĂŽt celui-ci donne l’ordre de ranger les livres et dit la priĂšre qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les Ă©lĂšves se regardent Ă©tonnĂ©s. L’abbĂ© Russec paraĂźt Ă  la porte et les conduit au rĂ©fectoire pour le petit dĂ©jeuner. Tous les exercices de la matinĂ©e se font de la mĂȘme maniĂšre le rĂ©glementaire ouvre la porte, se montre et s’en va. C’est le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est Ă  Rome. Elle est lĂ -haut pourtant, au-dessus de l’infirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend. DĂšs le matin l’abbĂ© Levrou est venu voir l’enfant ; il l’a Ă©clairĂ© sur la gravitĂ© de son Ă©tat, et voyant ses yeux s’agrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il l’a rassurĂ©, mais chrĂ©tiennement. Oui, vous ĂȘtes trĂšs malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous vos camarades, vos maĂźtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santĂ© au petit Antone. Vous voyez donc que vous n’ĂȘtes pas abandonnĂ©. » C’est vrai. Le bon abbĂ© Perrotot le lui a dĂ©jĂ  dit, les larmes aux yeux, la sƓur le lui redit, le SupĂ©rieur le lui rĂ©pĂšte. Sa mĂšre, ses tantes occupent leur douleur en Ă©crivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. À Lourdes, Ă  la Salette, Ă  FourviĂšres, Ă  Einsideln, Ă  Notre-Dame des Victoires, Ă  la rue du Bac, partout oĂč ces bonnes filles ont promenĂ© leur piĂ©tĂ© un peu inquiĂšte et laissĂ© leurs aumĂŽnes, elles rĂ©clament des priĂšres pour leur neveu. Madame Ramon Ă©crit aussi Ă  sa cousine, SupĂ©rieure des SƓurs de Sainte-Marie d’Angers, Ă  son oncle, directeur du collĂšge de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux SƓurs de Saint-Joseph de Bourg, et l’abbĂ© Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du SacrĂ©-CƓur Ă  Montmartre. De proche en proche se tisse un rĂ©seau de priĂšres pour couvrir Antone, pour le mettre Ă  l’abri de l’invisible faux. Aussi Antone reprend espoir en Ă©coutant son directeur lui conseiller de se purifier, d’abord, et de s’offrir gĂ©nĂ©reusement Ă  la volontĂ© de Celui qui l’a créé et rachetĂ©. Il se confesse avec peine car il souffre. L’abbĂ© lui rappelle sa premiĂšre communion, le chemin parcouru depuis, ses dĂ©faillances ; il lui montre sa faiblesse intime et l’enfant qui vient d’avouer dans un grand trouble ses familiaritĂ©s » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles consĂ©quences. Il faut pardonner, lui dit l’abbĂ©, Ă  tous ceux qui vous ont portĂ© au mal. » Antone simplement et humblement, dĂ©clare qu’il pardonne Ă  tous, mĂȘme Ă  celui qui l’a mis dans cet Ă©tat, Ă  ce Miagrin dont la faussetĂ© le rĂ©volte malgrĂ© lui. Il pardonne et il se soumet Ă  la volontĂ© de Dieu, mĂȘme si cette volontĂ© est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, Ă  l’ñge oĂč l’on devrait, semble-t-il, s’accrocher le plus obstinĂ©ment Ă  la vie ! HĂ©las ! ce sacrifice qu’on fait gĂ©nĂ©reusement Ă  quatorze ans, le ferait-on aussi facilement Ă  cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent. Antone a reçu le pardon de ses fautes Soyez calme, mon petit, dit l’abbĂ©, promettez Ă  Dieu de l’aimer toujours par dessus tout, par dessus tous, d’ĂȘtre son soldat fidĂšle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et l’ExtrĂȘme-Onction. » Lorsqu’il rentre en surplis et en Ă©tole, la custode en main, Antone, malgrĂ© lui jette un regard sur l’enfant de chƓur. Non, ce n’est pas lui », mais Luce Aubert. L’abbĂ© Levrou n’a pas osĂ© prendre Georges ; il a prĂ©vu une crise de sanglots, et il a craint de troubler l’enfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il n’a plus peur il a trouvĂ© un appui. Si Dieu le veut, il est prĂȘt, pourtant qu’il ait pitiĂ© de ses parents, qu’il ait pitiĂ© de celui qui n’est pas là
 À midi, avant les grĂąces, le SupĂ©rieur a donnĂ© cet avis au collĂšge Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel Ă©tat de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fiĂšvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du cĂŽtĂ© de la Reyssouze, et d’éviter les clameurs d’ensemble et les cris aigus. » Il n’en fallait pas tant pour arrĂȘter net la vie ; les Ă©lĂšves osent Ă  peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravitĂ© de la maladie, les chances de guĂ©rison. En vain l’abbĂ© Russec leur rĂ©pĂšte Vous pouvez courir, mais Ă©vitez de crier ; » les jeux manquent d’entrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenĂȘtre de l’infirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux d’étamine blanche derriĂšre lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, Ă  la figure vieillie et ridĂ©e qui fait des gestes Ă©vasifs. Le mĂ©decin Thanate l’accompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler Ă  l’abbĂ© Russec, il est aussitĂŽt entourĂ© des Ă©lĂšves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie trĂšs grave tout dĂ©pend de la rĂ©sistance de l’organisme. La plus dangereuse pĂ©riode c’est la premiĂšre semaine. S’il la dĂ©passe il sera sauvĂ©. Les troisiĂšmes se mettent alors Ă  supputer les jours il est tombĂ© malade le mardi soir, 17 juin, il faut qu’il rĂ©siste jusqu’au prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, c’est donc encore trois jours d’angoisse. Le rĂ©glementaire apparaĂźt sur les marches du perron. Dans les trois cours en Ă©ventail, les prĂ©fets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les Ă©lĂšves ; et cette rentrĂ©e des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliĂ©s sur les graviers, le piĂ©tinement, aprĂšs l’arrĂȘt subit des voix, Ă©voquent dĂ©jĂ  l’accompagnement silencieux d’un cortĂšge funĂšbre. CHAPITRE IX – UNE DISPARITION Georges n’était pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre Ă©lĂšve Ă©tait travaillĂ© par d’intimes remords. Il ne paraissait plus en rĂ©crĂ©ation, mais sous mille prĂ©textes s’évadait de la cour pour s’enfermer dans la sacristie. Assis prĂšs d’une armoire ouverte il songeait, songeait indĂ©finiment. C’était Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fĂ»t-il, ce n’était pas un monstre complet ; il n’avait espĂ©rĂ© qu’une histoire Ă  faire renvoyer MorĂšre ou Ramon ou les deux Ă  la fois, car leur prĂ©sence lui Ă©tait insupportable, mais la mort n’était jamais entrĂ©e dans ses calculs. La veille il Ă©tait montĂ©, lui, jusqu’à l’infirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pĂ©nĂ©trer dans la petite chapelle. De lĂ  il avait pu entrevoir Ă  travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante d’Antone. Cette vue l’avait bouleversĂ© maintenant sa terreur Ă©tait d’apprendre la mort qu’il avait prĂ©parĂ©e. Le dĂ©goĂ»t de lui-mĂȘme lui montait aux lĂšvres. Ce petit riche, ce fortunĂ© Ă  qui tout riait, la fortune, l’avenir, la famille, la sympathie universelle, il l’avait vu tourner ses yeux brillants de fiĂšvre et cernĂ©s de souffrance vers sa mĂšre en larmes, vers la figure contractĂ©e de son pĂšre, vers ses tantes cachĂ©es derriĂšre son rideau pour n’ĂȘtre pas vues pleurant, vers l’interne silencieux qui humectait ses lĂšvres entr’ouvertes, vers la sƓur, Ă©grenant Ă  l’écart d’une voix de source les avĂ©s de son rosaire. À tous, ses pauvres regards disaient Je souffre, vous qui m’avez Ă©levĂ©, vous qui savez soigner, vous qui m’aimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre dĂ©sespoir l’emplissait lentement, ce dĂ©sespoir fait de l’insupportable mĂ©pris de soi-mĂȘme qui, chez les adultes, fait germer d’affreuses pensĂ©es et leur met une corde aux mains
 Le SupĂ©rieur a fait appeler de nouveau Georges MorĂšre, pendant l’étude du soir. Il avait lu sa lettre et l’avait mise de cĂŽtĂ©. Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous Ă©gare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilitĂ©s qui ne pĂšsent pas sur vous. Vous vous accusez Ă  tort ; si vous avez Ă©tĂ© imprudent, un autre l’a Ă©tĂ© plus que vous, un malheureux qui a trompĂ© vos maĂźtres jusqu’ici et que je n’aurais jamais soupçonnĂ©, s’il n’était venu m’avouer sa faute. Il m’a demandĂ© lui-mĂȘme de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, Ă  vous et Ă  Antone Ramon toute sa honte et tout son dĂ©sespoir devant les terribles consĂ©quences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je l’assurer de votre pardon, comme de celui d’Antone Ramon ? » Georges MorĂšre ne sait que trop le rĂŽle de l’infĂąme envieux dans ce drame et sa colĂšre est exaspĂ©rĂ©e. Mais il songe que peut-ĂȘtre ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule rĂ©compense qu’il dĂ©sire la guĂ©rison d’Antone. Il dĂ©clare qu’il fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement Monsieur le SupĂ©rieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine s’y oppose le malade a 40 degrĂ©s de fiĂšvre ordinairement, parfois plus, on est Ă  la merci d’une montĂ©e plus forte et il faut Ă©carter sĂ©vĂšrement tout ce qui peut l’exciter, le fatiguer, et influer sur sa tempĂ©rature. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a dĂ» faire auprĂšs d’Antone la mĂȘme dĂ©marche au nom de Miagrin et que l’émotion trop forte a aggravĂ© la fiĂšvre. Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice Ă  Dieu pour obtenir la guĂ©rison de votre camarade. » Georges rentre en Ă©tude accablĂ© ; il n’a plus d’espĂ©rance. Pour qu’on l’empĂȘche d’approcher son ami, il faut qu’en effet son Ă©tat soit bien grave. Il regarde sa place vide Ă  l’étude, au rĂ©fectoire, Ă  la chapelle, et cette brĂšche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. À la priĂšre du soir l’économe renouvelle la recommandation d’Antone aux priĂšres des Ă©lĂšves Nous dirons un Souvenez-vous Ă  l’intention de notre petit malade et de sa famille. » Pourquoi petit malade ? Passe encore chez l’abbĂ© Levrou dont c’est le mot habituel, mais pour l’Économe que signifie cette façon de nommer Antone comme s’il avait de sept Ă  dix ans, alors qu’il en a quatorze ? Le lendemain, Ă  la messe, les Ă©lĂšves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flĂ©tries, accablĂ©es sur les prie-Dieu et prĂšs d’elles un homme d’une grande Ă©lĂ©gance, debout, les joues fanĂ©es, les yeux ternes d’un joueur. C’était Monsieur Ramon avec sa femme et ses sƓurs. Il fallait que l’état de l’enfant se fĂ»t amĂ©liorĂ© pour qu’ils eussent quittĂ© tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les Ă©lĂšves avaient connu la vie ils auraient pensĂ© qu’il fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour qu’à la communion Monsieur Ramon vĂźnt avec sa famille s’agenouiller sur la marche du chƓur. Antone s’était assoupi au matin il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. À huit heures, quand on prit sa tempĂ©rature, le thermomĂštre marquait une baisse sensible. Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il n’a plus que 39 degrĂ©s de fiĂšvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour ĂȘtre bien sĂ»re que sa sƓur disait vrai. L’abbĂ© Levrou vient dire la messe Ă  la chapelle de l’infirmerie dont on a ouvert avec prĂ©caution la cloison Ă  jour. Antone suit avec Ă©motion ; il se rappelle ses derniĂšres PĂąques. Sa mĂšre s’est penchĂ©e sur lui. À le voir calme, silencieux, les yeux fermĂ©s, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journĂ©e du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fiĂšvre baissĂąt encore. C’est le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres ĂȘtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de s’éloigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bĂąillant, regarde par la fenĂȘtre les cours oĂč les enfants jouent, car Ă  la longue tout s’émousse et les jeux ont repris comme avant la maladie d’Antone ; il faut maintenant toute l’énergie des prĂ©fets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immĂ©diatement de grands cris. Madame Ramon s’endort dans le fauteuil et sa tĂȘte se lĂšve et s’abaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la rĂ©veille brusquement. Vers cinq heures et demie, aprĂšs la rĂ©crĂ©ation, Antone s’agite mille idĂ©es confuses l’assaillent et voici que s’implante en lui la certitude que Georges MorĂšre l’abandonne ; c’est fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idĂ©e. Georges MorĂšre n’est pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donnĂ© une marque d’affection, d’intĂ©rĂȘt ; pourquoi ? C’est qu’il le juge coupable, qu’il ne veut plus le revoir ; et sa petite tĂȘte trop fatiguĂ©e pour rĂ©sister, succombe Ă  cette pensĂ©e. Ah ! si Georges avait Ă©tĂ© malade, non, rien, ni personne n’aurait empĂȘchĂ© Antone d’accourir. Puis il s’accuse, c’est mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon Ă  sa mĂšre et Ă  son pĂšre. D’une voix lasse il appelle Maman. » Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cƓur la mĂšre qui s’éveille et s’approche Tu veux boire, Tonio ? – Non, viens. » Et quand il a son cher visage bien aimĂ© prĂšs du sien, il l’embrasse et lui murmure Ă  l’oreille Je te demande pardon
 – Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. » Tout le monde se rĂ©veille, le pĂšre a rejoint l’enfant, les tantes aussi Qu’est-ce que tu veux, dis ? » mais la mĂšre s’abat en larmes sur le bord du lit, tandis qu’Antone Ă©carte du geste ses tantes et rĂ©pĂšte Ă  son pĂšre en l’embrassant Ă  peine, car toutes ces prĂ©sences pourtant chĂšres le fatiguent Papa pardon
 de tout
 » Les deux tantes ont entendu et Ă©mues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fiĂšvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore Pardon tante Mimi
 Pardon tante Zaza
 » et elles Ă©clatent en sanglots. La sƓur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scĂšne de douleur assez maĂźtresse d’elle-mĂȘme, prononce C’est bien, mon enfant, Dieu vous bĂ©nira, il vous rĂ©compensera. » Peu Ă  peu les sanglots s’apaisent, les larmes sont essuyĂ©es, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cƓurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe Ă  Georges Ah ! l’ingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure Mon Dieu, non, c’est vous que j’aime. » Vers six heures la fiĂšvre le reprend, elle monte Ă  41 degrĂ©s. La nuit sera mauvaise, dit la sƓur au SupĂ©rieur. On l’a trop fatiguĂ©. » Avant la priĂšre du soir le chanoine adresse quelques mots Mes chers enfants, Dieu nous a conservĂ© jusqu’ici votre condisciple, malgrĂ© de redoutables assauts ; prions-le d’achever son Ɠuvre misĂ©ricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mĂȘmes, d’accorder Ă  Antone Ramon une nuit de bon repos, d’écarter de lui, comme dit le brĂ©viaire, tous les pĂ©rils et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. l’Économe Ă  son tour prononce d’une voix plus lente cette phrase coutumiĂšre Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et d’en Ă©loigner tous les piĂšges de l’ennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. » CHAPITRE X – DANS LA NUIT Georges avait repris espoir. Miagrin Ă©tait parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais gĂ©nie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir d’un pas lourd. Une angoisse l’étreint Ă  l’étouffer. C’est la derniĂšre nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir Ă  cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissĂ© le gaz en veilleuse et prononce la derniĂšre priĂšre In manus tuas Domine Entre vos mains, Seigneur. » Et les Ă©lĂšves rĂ©pondent machinalement Je remets mon esprit Commendo spiritum meum. » Et c’est le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancĂ©e d’un domestique il le voit se diriger vers l’infirmerie dont un pilier lui masque la porte. Pendant quelques minutes le surveillant se promĂšne dans l’allĂ©e que forment les deux rangĂ©es de lits. La lumiĂšre de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il s’éloigne, et quand il revient la fait redescendre peu Ă  peu. BientĂŽt le rythme rĂ©gulier des respirations lui apprend que tous les Ă©lĂšves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis qu’Antone souffre. Antone souffre, et peut-ĂȘtre qu’au rĂ©veil il apprendra le fatal dĂ©nouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensĂ©e est abominable. Et pourtant si Dieu n’est pas flĂ©chi, n’est-ce pas l’issue le plus Ă  craindre ? Dieu veut qu’on lui fasse violence, qu’on le prie. Georges s’est levĂ© sans bruit, il s’habille, il se jette Ă  genoux, il est dĂ©cidĂ© Ă  passer la nuit en priĂšres. Peut-ĂȘtre ainsi gagnera-t-il le cƓur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crĂšve. Il s’accuse d’avoir manquĂ© Ă  tous ses devoirs, il avoue Ă  la Toute-Puissance misĂ©ricordieuse son orgueil et sa misĂšre ; il se reproche amĂšrement sa conduite Ă  l’égard d’Antone comme il l’a traitĂ© durement, qu’il a Ă©tĂ© fier et maladroit avec lui ! Il s’est cru une perfection, Ă  cause de sa rigiditĂ©, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montrĂ© qu’il y avait quelque chose de supĂ©rieur Ă  tout cela, le dĂ©vouement ; car Antone l’a aimĂ©, a vĂ©cu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. S’il l’a quittĂ© de rage d’ĂȘtre repoussĂ©, il a tout osĂ© pour lui prouver son repentir et il s’est tuĂ© pour lui Ă©pargner des reproches et une punition ! Il s’est tuĂ© pour lui prouver que son amitiĂ© Ă©tait forte et virile comme Georges la voulait. Faut-il que je sois misĂ©rable, Ă©goĂŻste et infĂąme, ĂŽ mon Dieu, n’avoir mĂȘme pas vu qu’il se sacrifiait Ă  ma peur ! » Alors Georges commence Ă  comprendre cette Ăąme si dĂ©licate et si forte qu’il a mĂ©connue, il se rĂ©pand en actes de contrition et implore ardemment la misĂ©ricorde Divine pour son ami. Puis c’est la Vierge qu’il invoque. Notre-Dame de Lourdes qu’Antone a visitĂ©e, mais au fil de ses avĂ©s la fatigue l’accable deux ou trois fois il se surprend lui-mĂȘme Ă  dormir il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. AgenouillĂ© prĂšs de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer Ă  Antone ses propres fautes Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous ĂȘtes bon, vous ĂȘtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guĂ©rissez tous les malades, guĂ©rissez-le
 Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui
 » et il Ă©grĂšne Ă©perdĂ»ment son chapelet, il ajoute dizaine Ă  dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgrĂ© lui et l’endort pliĂ© sur les genoux, la tĂȘte et les bras appuyĂ©s sur son lit. Georges ? » Brusquement il se rĂ©veille et reconnaĂźt dans le crĂ©puscule du dortoir le PĂšre Levrou Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lĂšve sur ses jambes engourdies et se hĂąte dans la galerie prĂšs de l’abbĂ© qui lui explique Antone est au plus mal ; tout Ă  l’heure il vous a demandĂ©. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derriĂšre l’abbĂ© dans la petite chambre Ă©clairĂ©e et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillĂ©es au pied du lit et secouant la tĂȘte de dĂ©sespoir, la mĂšre en larmes, un bras derriĂšre l’oreiller pour redresser son enfant, et le pĂšre qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas Ă©clater en sanglots. Sur le lit blanc un petit ĂȘtre chĂ©tif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui dĂ©jĂ  sur son corps maigrelet dessine d’horribles plis. C’est cela Antone ! Georges comprend. Oui c’est bien le petit Antone. Il halĂšte Ă  grand bruit et Ă  chaque aspiration sa tĂȘte douloureuse se renverse par un mouvement mĂ©canique. Antone ! appelle Georges en s’approchant, Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas, il est tout Ă  sa souffrance ; il n’a mĂȘme plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe Ă  genoux et Ă©clate en larmes, malgrĂ© l’abbĂ© Levrou, malgrĂ© la sƓur qui lui font signe. Ce n’est plus Antone, c’est un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulĂšve prĂ©cipitamment pour rejeter un poids Ă©crasant, qui appelle l’air bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas l’aspirer Ă  temps. Parlez-lui un peu, » dit l’abbĂ© Levrou lorsque Georges est plus maĂźtre de lui, et Georges reprend Antone c’est moi, c’est Georges, ton ami Georges. » Antone ne rĂ©pond pas ; Antone ne rĂ©pondra pas, il est absent. Pourtant il s’est arrĂȘtĂ© de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge dessĂ©chĂ©e se contracte et soudain par deux fois il appelle KhĂ©m ! KhĂ©m ! » Il tourne ses yeux effarĂ©s, ses grands yeux d’épouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore Antone ! Antone ! » ; puis vers l’abbĂ© Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet Ă  haleter de sa petite poitrine extĂ©nuĂ©e. Il ne reconnaĂźt plus. Il est inutile d’insister, l’abbĂ© Levrou le comprend ; il se penche vers Georges Rentrez, mon petit. – Oh ! non. – Si, » dit l’abbĂ©, et il montre les parents qui se mordent les mains de dĂ©sespoir. Georges se lĂšve en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussĂ© par l’abbĂ© Levrou. Mais Ă  peine dans la galerie il Ă©clate en gros sanglots. Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit l’abbĂ© en larmes, ne dĂ©sespĂ©rez pas. J’en ai vu d’aussi malades qu’Antone revenir Ă  la santĂ©. Couchez-vous, c’est le rĂšglement. Celui qui vit selon le rĂšglement vit selon Dieu. » Georges est bien forcĂ© d’obĂ©ir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il n’a plus d’espoir, il a vu Antone pour la derniĂšre fois et son impuissance l’écrase au point qu’il a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration Ă©gale et dans le fond le sifflement lent et rĂ©gulier d’un Ă©lĂšve enrhumĂ©. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son dĂ©sespoir, il se donne, il s’offre avec acharnement Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi Ă  la place d’Antone. » Que lui importe son pĂšre, sa mĂšre, ses sƓurs ! Il veut ĂȘtre la rançon de son ami. Il s’obstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu l’accepte. Puis l’idĂ©e lui vient que Dieu peut-ĂȘtre l’a puni de songer Ă  la gloire militaire, qu’il voulait l’éprouver, lui indiquer sa vĂ©ritable voie et il promet de renoncer Ă  cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les rĂ©gions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus rĂ©pugnantes, dans une lĂ©proserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les priĂšres succĂšdent aux priĂšres, et c’est une surenchĂšre de sacrifices qui se termine par ce cri Seigneur JĂ©sus, sauvez, sauvez Antone. » À la fin d’autres scrupules l’assaillent il lui semble qu’il manque de gĂ©nĂ©rositĂ©, qu’il propose un marchĂ© Ă  Dieu, qu’il pose des conditions. Alors il se contente de dire J’ai confiance en vous. Faites, ĂŽ mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand mĂȘme de suivre votre appel, de me dĂ©vouer quand mĂȘme, oui mĂȘme si
 » Et soudain tout son cƓur comprimĂ© par cette priĂšre hĂ©roĂŻque sans condition, Ă©clate dans un appel Ă©perdu Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a louĂ© la foi du centurion, l’importunitĂ© de la ChananĂ©enne, les cris de l’aveugle de JĂ©richo. C’est cela ; il faudrait qu’il eĂ»t leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguĂšre Antone, la foi qui lĂ -bas arrache au Christ la guĂ©rison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre Ă  la chapelle Oui, se dit-il, j’entrerai, je me jetterai Ă  terre sous la veilleuse et lĂ  je pleurerai jusqu’au jour. Si la chapelle est fermĂ©e, je m’étendrai Ă  terre devant la porte et je rĂ©pĂ©terai inlassablement “Seigneur, qui avez dit Demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira, ouvrez-moi, c’est votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout Ă  vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, d’avoir pitiĂ© de son ami, de guĂ©rir Antone.” » Le voici debout. Mais tandis qu’il s’habille en hĂąte ses voisins se rĂ©veillent OĂč vas-tu ? Qu’est-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient Ă  lui. Vous ĂȘtes malade, MorĂšre ? – Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone
 – Voyons, MorĂšre, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. » Il se trouble, il a honte, il n’ose dire Ă  cet homme sa rĂ©solution ! Sa foi trĂ©buche au premier obstacle. Oh ! la force de l’habitude, la peur de paraĂźtre singulier, la honte de se montrer vraiment ce qu’on est, quelle misĂšre ! Georges obĂ©it, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grĂące, de ne pas rĂ©pondre Ă  un appel, de ne pas accomplir l’acte attendu, l’acte qui lui obtiendrait la guĂ©rison d’Antone. CHAPITRE XI – LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espĂ©rance. Une seule pensĂ©e s’agite dans sa tĂȘte. Est-il mort ? Je sens qu’il est mort. » Et il se reprĂ©sente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulĂšvement immobile des pieds, la bouche entr’ouverte, les lĂšvres dĂ©colorĂ©es, les paupiĂšres violettes refermĂ©es Ă  jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagĂ©s les uns dans les autres dans une attitude de priĂšre et enveloppĂ©s du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et qu’on manie cependant avec prĂ©caution, car c’est Antone en son cercueil. Les rideaux des fenĂȘtres blanchissent peu Ă  peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres Ă©claircies ; dehors, les piliers de la galerie se dĂ©gagent et les nervures s’accusent dans l’aube blĂȘme. Quatre heures sonnent. C’est le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative s’impose Ă  son esprit Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; s’il est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra Ă  sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs Oh ! s’il Ă©tait mort ! » L’abbĂ© Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlĂšve les plus jeunes parce qu’ils ont dĂ©jĂ  prouvĂ© leur impuissance Ă  lutter contre leurs passions, parce qu’ils jetteraient peut-ĂȘtre le dĂ©sordre dans d’autres cƓurs qu’il se rĂ©serve. Ainsi en les appelant Ă  lui dĂšs l’adolescence, il leur Ă©pargne les trop lourdes Ă©preuves de la jeunesse et de l’ñge mĂ»r. Parfois aussi il se sert d’une Ăąme pour en Ă©clairer d’autres. Un deuil rend la bontĂ© Ă  des cƓurs durs et Ă©goĂŻstes, ramĂšne au devoir des Ăąmes dĂ©voyĂ©es, Ă©claire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et dĂ©veloppe une source de bienfaits insoupçonnĂ©s des aveugles et des esprits vulgaires. » Et c’est vrai. Georges n’est-il pas Ă©clairĂ© ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille d’Antone, et n’a-t-il pas vu la transformation de Miagrin ? Pourtant il rejette cette doctrine trop amĂšre. Non, Dieu est bontĂ©, Dieu est amour. Mais s’il le croit, s’il le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Qu’il laisse agir cet amour divin, qu’il s’y abandonne comme Antone. C’est une lumiĂšre qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, l’apaise. Il Ă©prouve intimement la confiance de Saint Jean Nous avons cru Ă  l’Amour. » Ainsi, Ă  l’aube, la crise de douleur est subitement calmĂ©e, ou plutĂŽt dans le trouble de cette mer, il se sent fixĂ© comme un vaisseau Ă  l’ancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vĂ©ritĂ©. Oui, Ă  force de prier pour Antone, il l’a comprise Qu’importe la durĂ©e terrestre toute une vie riche et fĂ©conde peut tenir en quelques mois, entre les murs Ă©troits d’un obscur collĂšge, Ă  l’ñge oĂč, croit-on, l’on ne peut guĂšre agir. » La brĂšve annĂ©e scolaire d’Antone repasse dans son imagination Ă©tonnĂ©e. Et c’est bien une vie entiĂšre avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relĂšvements de la vie. N’a-t-il pas vu la meule des pĂ©chĂ©s et des vices assiĂ©ger son ami et se disputer son Ăąme ? Lui-mĂȘme, Georges, n’a-t-il pas Ă©tĂ© pour lui un exemple d’orgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et d’impudeur, les Miagrin d’hypocrisie et de bassesse ? Et il s’humilie, soumis et rĂ©signĂ©. Non, il ne doit pas prendre une dĂ©cision dans ce bouleversement de son Ăąme, il attendra que Dieu l’éclaire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prĂȘt Ă  tout appel, attentif Ă  remplir sa vie, c’est-Ă -dire Ă  se dĂ©vouer. L’horloge du collĂšge sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. OĂč va-t-il ? Dans l’alcĂŽve au fond du dortoir, dĂ©jĂ  le surveillant s’habille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cƓur prĂȘt Ă  lui Ă©chapper, par la monotonie suppliante des avĂ©s. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart d’heure ! Dans son lit il tremble de fiĂšvre aprĂšs cette nuit d’insomnie. Puisqu’il est soumis Ă  Dieu, puisqu’avec le dĂ©goĂ»t de la gloriole, lui est venu le sincĂšre dĂ©sir de se vouer Ă  la tĂąche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos d’esprit entier. Non, son Ăąme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui l’a tant aimĂ© et que lui n’a pas assez aimĂ©. Il ne peut pas abandonner tout espoir. S’il peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitiĂ© trop expansive, mais si forte ! Comme il l’entraĂźnera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement Ă  Sylans. En quelque lieu que ce soit, c’est pour Dieu qu’il faut travailler. Leur amitiĂ© ne sera plus qu’un dĂ©vouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, Ă  la mĂȘme cause divine. Quelques minutes encore ! Toute l’angoisse de la nuit cherche Ă  le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prĂ©pare Ă  accepter la volontĂ© de Dieu, sans rĂ©volte, ni blasphĂšme, si c’est la grande Ă©preuve, avec la reconnaissance de tout son ĂȘtre prosternĂ©, si c’est le salut. Enfin l’horloge annonce cinq heures. Georges MorĂšre s’est assis sur son lit, attentif, les regards fixĂ©s sur la cour. À mesure que les coups de l’horloge tombent dans le silence du cloĂźtre, une espĂ©rance timide se lĂšve lentement au fond de son Ăąme et monte dans ses yeux ; il se prĂ©pare Ă  s’agenouiller, il n’ose encore se livrer Ă  la joie. Brusquement le lourd battant d’airain frappe la cloche sonore. Toutes les tĂȘtes se dressent hors des lits, effarĂ©es, et, les paupiĂšres battantes, dans la lumiĂšre du matin, les Ă©lĂšves se regardent, s’interrogent Hein
 quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort
 Ah ! pauvre Antone ! » Le surveillant s’est avancĂ© au milieu du dortoir ; il semble lui-mĂȘme hĂ©siter, enfin il lance l’appel quotidien du rĂ©veil Benedicamus Domino. – BĂ©nissons le Seigneur. » Et tandis qu’il Ă©teint l’inutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, une seule voix, la voix de Georges, ose rĂ©pondre avec un sanglot, mais fidĂšle et gĂ©nĂ©reuse Deo Gratias. » Paris. Janvier-Avril 1913. FIN. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Texte libre de droits. Corrections, Ă©dition, conversion informatique et publication par le groupe Ebooks libres et gratuits Adresse du site web du groupe — Janvier 2010 — – Élaboration de ce livre Ă©lectronique Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participĂ© Ă  l’élaboration de ce livre, sont PatriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred. – Dispositions Les livres que nous mettons Ă  votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, Ă  une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu
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