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Si bien quâĂ cette heure il semble quâil nây ait plus rien Ă dire sur lâhomme et sur lâĂ©crivain. Toutefois il nous a paru quâau seuil dâune Ă©dition dĂ©finitive le lecteur trouverait sans dĂ©plaisir, en une sorte de mĂ©mento agrĂ©mentĂ© de quelques citations, les dates principales et les simples Ă©vĂ©nements de cette laborieuse carriĂšre. NĂ© Ă Rouen, le 12 dĂ©cembre 1821, Gustave Ă©tait le quatriĂšme enfant dâAchille-ClĂ©ophas Flaubert, chirurgien en chef de lâHĂŽtel-Dieu, et dâAnne-Justine-Caroline Fleuriot. Son pĂšre, fils dâun vĂ©tĂ©rinaire de MaizĂšres-la-Grande-Paroisse, prĂšs de Nogent-sur-Seine, avait Ă©tĂ© lâinterne de Dupuytren, puis envoyĂ© Ă Rouen par le cĂ©lĂšbre anatomiste comme auxiliaire du docteur Laumonier. Le sĂ©jour en province du jeune mĂ©decin devait ĂȘtre temporaire, et certes il ne tenait quâĂ lui de conquĂ©rir, Ă Paris, une situation quâeussent justifiĂ©e son savoir et son talent. Mais le docteur Flaubert Ă©pousa la filleule de son nouveau chef et resta en Normandie. Caroline Fleuriot Ă©tait originaire de Pont-lâĂvĂȘque, et son fils sâen souviendra plus tard quand il Ă©crira Un CĆur simple. Elle descendait par sa mĂšre dâune trĂšs vieille famille de la Basse-Normandie, les Cambremer de Croixmare, famille de soldats et de conquistadores, dont on retrouve des ancĂȘtres jusque chez les Normands de Sicile[1] ». Flaubert se plaisait Ă raconter quâun de ses ancĂȘtres prit part Ă la dĂ©couverte du Canada. Toute sa vie, il fut un gentilhomme dans ses goĂ»ts et ses vertus, un aristocrate dans son idĂ©al artistique, un conquĂ©rant dans ses batailles avec le Verbe. Nous avons peu de renseignements sur la ligne paternelle, et nous savons seulement quâelle a fourni Ă lâĂcole dâAlfort dâĂ©minents professeurs. Quant au nom de Flaubert, il est essentiellement de Champagne. Dans le catalogue des saints de lâArt de vĂ©rifier les dates, figure Frobert ou Flobert Flobertus, premier abbĂ© de Moutier-la-Celle, prĂšs de Troyes, vers lâan 652. Au surplus, il ne serait pas malaisĂ© de retrouver chez le chirurgien les signes essentiels du caractĂšre champenois. Quand il apparaĂźt sous les traits du docteur LariviĂšre, Ă la fin de Madame Bovary, le mĂ©decin philosophe dĂ©daigneux des croix, des titres et des acadĂ©mies » est craint comme un dĂ©mon Ă cause de la finesse de son esprit », et lâon redoute son regard plus tranchant que ses bistouris ». Dans sa conception pratique de la vie il forcera plus tard Gustave Ă faire son droit. Flaubert est donc Ă la fois Normand et Champenois, descendant de nobles et courageux aventuriers et de petits bourgeois rĂ©alistes, instruits, passionnĂ©s pour les sciences naturelles. Ă Rouen, le mĂ©nage Flaubert occupe un appartement dans une aile de lâHĂŽtel-Dieu. De la chambre de lâenfant la vue sâĂ©tend sur les jardins de lâhĂŽpital. Si prĂšs de la souffrance humaine, le petit rĂȘve et sâattriste avant lâĂąge. Cependant il a quelques distractions. Un voisin qui habite de lâautre cĂŽtĂ© de la rue, le pĂšre Mignot, lui raconte de belles histoires et lui lit Don Quichotte. Et sans parler de la chĂšre Caroline, sa sĆur cadette, il voit presque chaque jour Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin. Ensemble on compose des comĂ©dies que lâon joue dans une grande salle de billard attenant au salon. DĂšs lâĂąge de neuf ans, Gustave a la plume Ă la main ; il projette des romans et des piĂšces, la Belle Andalouse et le Bal masquĂ©, lâAntiquaire ignorant et la Mort du Duc de Guise. Il rĂ©dige mĂȘme, qui lâeĂ»t cru, des discours politiques et constitutionnels libĂ©raux. La liste fort amusante de ces essais a Ă©tĂ© dressĂ©e[2]. Au lycĂ©e, oĂč il entre en 1832, il est un Ă©lĂšve mĂ©diocre, susceptible et rebelle Ă la discipline. Câest lĂ , dĂ©clare-t-il dans les MĂ©moires dâun fou, que jâai conçu une profonde aversion pour les hommes ». Seule, lâhistoire le sĂ©duit, lâhistoire qui, dira-t-il plus tard, est comme la mer, belle parce quâelle efface. » Mais sâil est faible en thĂšme grec et si les sciences le rebutent, il lit en son particulier Chateaubriand, Victor Hugo, Goethe, Shakespeare et Byron. DĂ©jĂ lâOrient le fascine il est devenu le fougueux romantique quâil restera. Ă dix-huit ans, AhasvĂ©rus, drame philosophique de Quinet, le transporte. Câest de cette Ă©poque que datent les Agonies, pensĂ©es sceptiques, la Danse des Morts, les MĂ©moires dâun fou, Smarh, vieux mystĂšre. Il vit beaucoup avec Alfred Le Poittevin, son aĂźnĂ© de cinq ans, dont il subit lâinfluence morale, intellectuelle, car il lâadmire ; je nâai jamais connu personne dâun esprit plus transcendantal », Ă©crira-t-il Ă la fin de sa vie. Il serait intĂ©ressant de rechercher la part qui revient Ă Le Poittevin, dans la philosophie et lâesthĂ©tique de Flaubert. Mais cette Ă©tude nous est interdite et sur ce point, comme sur bien dâautres, nous renverrons le lecteur aux excellents ouvrages de M. RenĂ© Descharmes. En 1836 Flaubert est encore collĂ©gien quand, aux bains de mer de Trouville, il rencontre une jeune femme, Mme Marie SchlĂ©singer, que dans une lettre, quarante ans plus tard, il appelle chĂšre et vieille amie, et Ă©ternelle tendresse », en Ă©voquant les jours dâautrefois, qui se reprĂ©sentent comme baignĂ©s dans une vapeur dâor ». Il a vu pour la premiĂšre fois Mme Arnoux, de lâĂducation sentimentale. â Jamais il nâosa dĂ©clarer sa passion, et toute sa vie il Ă©vita de parler de ce grand amour dont il disait ces simples mots Jâen ai Ă©tĂ© ravagĂ©[3] ». Il est reçu bachelier en 1840, visite les PyrĂ©nĂ©es, la Provence et la Corse. Au retour, son pĂšre exige quâil Ă©tudie le droit. Il le commence Ă Rouen, sâen dĂ©goĂ»te sur lâheure, et la vie mĂ©diocre et recluse quâil mĂšne ensuite Ă Paris nâest pas faite pour le rĂ©concilier avec le Code. Pourtant, au quartier latin, il avait retrouvĂ© Alfred Le Poittevin et Ernest Chevalier, et sâĂ©tait liĂ© avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin. On lâavait aussi prĂ©sentĂ© Ă Pradier, et, dans lâatelier du sculpteur, il entrevoit les cĂ©lĂ©britĂ©s du moment. De temps Ă autre il sâĂ©vade et vient Ă Nogent-sur-Seine, chez son oncle Parrain. LĂ , comme plus tard FrĂ©dĂ©ric Moreau de lâĂducation sentimentale, il sâen allait dans les prairies, vagabondait jusquâau soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas », Ă©coutant le gros bruit doux que font les ondes dans les tĂ©nĂšbres ». Câest vers cette Ă©poque, en pleine jeunesse, quâil Ă©prouve les premiĂšres atteintes de la maladie nerveuse dont il souffrira jusquâĂ sa fin. De quelque nom scientifique quâil faille lâappeler, il est certain quâelle devint dĂšs lors, pour le jeune homme, une source nouvelle de mĂ©lancolie. Le 16 janvier 1846 son pĂšre meurt, et trois mois plus tard câest le tour de sa sĆur Caroline, enlevĂ©e par une fiĂšvre puerpĂ©rale, deux ans Ă peine aprĂšs sâĂȘtre mariĂ©e. Cette double catastrophe dĂ©sespĂšre Mme Flaubert et lâon craint mĂȘme pour sa raison. Gustave abandonne ses Ă©tudes ; dĂ©sormais il vivra prĂšs de sa mĂšre, et tous deux sâinstallent Ă Croisset, hameau du bourg de Canteleu sur les bords de la Seine, en aval de Rouen. La maison longue et basse, appuyĂ©e au coteau, Ă©tait un vieux logis français avec des piĂšces spacieuses et une terrasse plantĂ©e de tilleuls qui aboutissait Ă un petit pavillon Louis XV. Flaubert se plaisait Ă croire que jadis, dans cette demeure, lâabbĂ© PrĂ©vost avait Ă©crit Manon Lescaut. Lâhabitation a disparu aujourdâhui ; seul le pavillon subsiste, grĂące aux admirateurs du grand Ă©crivain. Flaubert y entame des lectures capitales ; il lit les classiques anciens et modernes, HomĂšre, HĂ©rodote et Sophocle, LucrĂšce, Virgile et Tacite, Rabelais, Montesquieu et Voltaire, et aussi les poĂšmes indiens. Enfin, il commence un ouvrage dont la premiĂšre idĂ©e lui est venue devant un tableau de Breughel, Ă GĂȘnes, et qui maintes fois abandonnĂ© et repris, aprĂšs trois versions successives, sera la Tentation de saint Antoine. De temps en temps il vient Ă Paris, et câest au mois dâaoĂ»t que commence sa liaison avec Louise Colet. La Muse », Ă lâapogĂ©e de sa surprenante fortune littĂ©raire, Ă©tait encore cĂ©lĂšbre par sa beautĂ© et ses intrigues, ayant notamment rangĂ© sous ses lois M. Victor Cousin, le pĂšre de lâĂclectisme. Lâaventure dura huit annĂ©es, sans quâil y manquĂąt les ivresses et les querelles, les ruptures et les raccommodements dâusage en la matiĂšre. Le tout sur un mode emportĂ©, convenable au tempĂ©rament des deux amoureux. Cette mĂȘme annĂ©e 1846, Flaubert avait retrouvĂ© Ă Rouen un ancien condisciple, Louis Bouilhet. Rapidement se dĂ©veloppe entre eux la plus touchante fraternitĂ© que depuis La BoĂ©tie et Montaigne ait connue lâhistoire littĂ©raire. AnimĂ©s pour lâArt de la mĂȘme ferveur mystique, Ă©galement convaincus du sacerdoce » des lettres, les jeunes gens mettent en commun leurs enthousiasmes et leurs rĂȘves, chacun prĂ©occupĂ© avant tout de lâeffort de lâautre, quâil souhaite toujours plus intrĂ©pide et plus pur. Louis Bouilhet est un vĂ©ritable poĂšte, dont le nom mĂ©rite de ne pas pĂ©rir. Son autoritĂ© sur son ami est, Ă nâen pas douter, considĂ©rable. Flaubert lâappelle ma conscience » sans cesse il lui demande ses avis et il sây range ; plus tard, quand le poĂšte disparaĂźt, il dira Ă quoi bon Ă©crire, maintenant quâil nâest plus lĂ . » Les thĂ©ories littĂ©raires de Flaubert sont dĂšs lors fixĂ©es dâune façon irrĂ©vocable. Il sâen inspirera avec rigueur et nâen connaĂźtra pas dâautres jusquâĂ la mort. Elles sont le produit de son tempĂ©rament, de son caractĂšre ; elles ont Ă©tĂ© longuement mĂ©ditĂ©es, discutĂ©es, et certains Ă©vĂ©nements sont venus les renforcer encore. Si, au lieu dâune notice biographique, nous Ă©crivions une vĂ©ritable Ă©tude, lâheure serait venue dâexposer cette poĂ©tique. Bornons-nous Ă constater, avec M. Ămile Faguet, quâelle repose sur trois idĂ©es, lesquelles sâenchaĂźnent rigoureusement. Câest la haine du bourgeois, de toute façon basse de sentir », câest lâart pour lâart ; câest le dogme de la littĂ©rature impersonnelle[4]. » La doctrine est belle ; son application sera terriblement laborieuse. Flaubert devra se surveiller dâincessante façon ; il pĂšsera tous ses mots, les enchĂąssera dans des phrases maĂźtresses et dĂ©finitives, triomphe du rythme et du nombre, et atteindra ainsi Ă un style exact et ferme, colorĂ© et superbe. Jamais prose ne fut plus travaillĂ©e, tout en donnant lâimpression dâĂȘtre naturelle et spontanĂ©e. Ă la poursuite de son idĂ©al il se tuait lentement. Ă chaque instant il se levait de sa table, prenait â nous dit Maupassant â sa feuille de papier lâĂ©levait Ă la hauteur du regard, et, sâappuyant sur son coude, dĂ©clamait, dâune voix mordante et haute. Il Ă©coutait le rythme de sa prose, sâarrĂȘtait pour saisir une sonoritĂ© fuyante, combinait les tons, Ă©loignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les haltes dâun long chemin. » Toutes ses pages ont Ă©tĂ© soumises ainsi Ă ce quâil appelait lâĂ©preuve du gueuloir ». Une phrase est viable, affirmait-il, quand elle correspond Ă toutes les nĂ©cessitĂ©s de la respiration. Je sais quâelle est bonne lorsquâelle peut ĂȘtre lue tout haut⊠». Câest, semble-t-il, dans Par les Champs et par les GrĂšves, relation dâune promenade quâil fit en Bretagne au printemps de 1847, que Flaubert connut pour la premiĂšre fois les affres » du style. Avec Maxime Du Camp il entreprend, en octobre 1849, un voyage qui doit se prolonger jusquâen mai 1851. Parmi lâĂ©tourdissement des paysages et des ruines », ils visitĂšrent la Sicile et lâĂgypte, la Palestine et la Syrie, Constantinople, AthĂšnes et Rome. On trouve dans la Correspondance » le rĂ©cit de cette expĂ©dition ; Flaubert en a rapportĂ©, fixĂ© dans son souvenir, les prodigieux tableaux qui se placeront dans SalammbĂŽ, dans la nouvelle Tentation, dans HĂ©rodias. Avant le dĂ©part, Bouilhet lâavait dissuadĂ© de publier la premiĂšre Tentation de saint Antoine, et il avait Ă©tĂ© convenu que Flaubert prendrait dans la rĂ©alitĂ©, dans la vie, un sujet lui permettant de garder son impassibilitĂ©, selon le dogme que lâon sait. DĂšs le retour, il tient sa promesse et commence la prĂ©paration de Madame Bovary, dont le thĂšme lui fut vraisemblablement donnĂ© par son ami. Il y travaille cinq ans, soutenu par les conseils, maintenu par les critiques du vigilant Bouilhet. LâĆuvre paraĂźt enfin dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 dĂ©cembre 1840. Et le plus beau roman du dix-neuviĂšme siĂšcle amĂšne son auteur sur les bancs de la correctionnelle, pour offenses Ă la morale publique et Ă la religion. Toutefois, malgrĂ© le pressant rĂ©quisitoire de lâavocat gĂ©nĂ©ral Pinard et grĂące peut-ĂȘtre Ă lâhabile plaidoirie de Me SĂ©nard, Flaubert fut acquittĂ©, attendu quâil nâapparaissait point que son livre ait Ă©tĂ©, comme certaines Ćuvres, Ă©crit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, Ă lâesprit de licence et de dĂ©bauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent ĂȘtre entourĂ©es du respect de tous. » !! Comme beaucoup de chefs-dâĆuvre Ă leur apparition, le livre fut mĂ©diocrement compris. Le procĂšs troubla plutĂŽt les lecteurs Ă son endroit, et les critiques, Sainte-Beuve exceptĂ©, montrĂšrent une clairvoyance contestable. Dâautre part, la Fanny de Feydeau, par son extraordinaire succĂšs, manqua de faire oublier le roman de Flaubert. Seul le temps fit monter Madame Bovary Ă sa place, qui est la premiĂšre. Ainsi que lâa trĂšs bien remarquĂ© M. Ămile Faguet, lâesprit de Flaubert Ă©tait partagĂ© entre le besoin de la rĂ©alitĂ© et le besoin aussi dâune imagination dĂ©chaĂźnĂ©e et puissamment fĂ©conde ; ⊠les deux penchants, sâils nâĂ©taient pas aussi forts lâun que lâautre, Ă©taient trĂšs impĂ©rieux tous deux en lui. Car ils se balancent, pour ainsi dire, au cours de sa vie littĂ©raire. Invariablement une Ćuvre romantique succĂšde Ă une Ćuvre rĂ©aliste et ainsi de suite. Lâalternance est constante[5]. » Chez le maĂźtre il semble que le descendant des Cambremer de Croixmare et lâhĂ©ritier des Flaubert prennent la parole tour Ă tour. Aussi, le lendemain du procĂšs de Madame Bovary, Flaubert, tout en se remettant Ă la Tentation, commence SalammbĂŽ. En mai-juin 1858, il est Ă Tunis et sur la cĂŽte, interrogeant les vestiges de la civilisation punique, contemplant les lieux oĂč fut Carthage. La genĂšse dura quatre ans. GrĂące Ă lâaustĂšre probitĂ© de son labeur archĂ©ologique et historique, Flaubert eut facilement raison des misĂ©rables chicanes de quelques cuistres. Mais, en gĂ©nĂ©ral, on goĂ»ta assez peu cette prodigieuse Ă©vocation dâun monde disparu et lâon saisit mal les intentions de lâauteur. Moi, Ă©crit-il Ă Sainte-Beuve qui sâĂ©tait montrĂ© sĂ©vĂšre, jâai voulu fixer un mirage en appliquant Ă lâantiquitĂ© les procĂ©dĂ©s du roman moderne et jâai tĂąchĂ© dâĂȘtre simple. Riez tant quâil vous plaira ! oui, je dis simple et non pas sobre. » En 1862 il se repose un instant en Ă©crivant avec Charles dâOsmoy et Louis Bouilhet, le ChĂąteau des CĆurs, une fĂ©erie sur laquelle, affirme Charles Lapierre, Richard Wagner voulut faire une partition. On ne la jouera pas, jâen ai peur, dĂ©clare Flaubert, je veux seulement attirer lâattention du public sur une forme dramatique, splendide et large, et qui ne sert jusquâĂ prĂ©sent que de cadre Ă des choses mĂ©diocres. » Une Ćuvre rĂ©aliste devait nĂ©cessairement succĂ©der Ă SalammbĂŽ. Ce fut lâĂducation sentimentale, histoire dâun jeune homme. CommencĂ©e en 1863, elle ne fut terminĂ©e quâen fĂ©vrier 1869. Il y a dans ce roman, Ă©crit une correspondante de Flaubert, Mme Roger des Genettes, lâĂ©cho de tout ce qui est en nous, les espoirs et les tristesses, lâĂ©ternel recommencement de nos dĂ©sirs qui se brise contre lâimpassible nature. Lâavortement de tout fait la grandeur et la mĂ©lancolie de cette Ćuvre. » LâĂducation fut moins comprise encore que SalammbĂŽ. Ce livre, peut-ĂȘtre le prĂ©fĂ©rĂ© de lâauteur, ce livre oĂč vit Mme Arnoux, le plus beau de ses personnages, ce livre qui, vers 1880, deviendra la bible de toute une gĂ©nĂ©ration littĂ©raire, passa inaperçu. Cette indiffĂ©rence, le MaĂźtre ne la remarqua mĂȘme pas. Il venait de recevoir le coup le plus cruel qui pouvait le frapper Louis Bouilhet Ă©tait mort le 19 juillet. Il faut lire la prĂ©face que Flaubert Ă©crivit pour les DerniĂšres chansons. On y trouvera les larmes les plus pures quâait jamais versĂ©es lâamitiĂ© en deuil. JusquâĂ son dernier jour, le survivant gardera pieusement le cher souvenir comme un oratoire domestique oĂč murmurer son chagrin et dĂ©tendre son cĆur ». Pour sâarracher Ă sa peine, Flaubert reprend encore une fois la Tentation, quand la guerre Ă©clate. Il fut patriote douloureusement, ingĂ©nument, raconte M. Lanson, tout comme le bourgeois Thiers quâil abhorrait ou le dĂ©mocrate Gambetta que, plus tard, il fut surpris de goĂ»ter. Il se leurra dâespĂ©rances tant quâil put ; il compta sur les chefs, sur les plans, sur le peuple ; il se fit garde national, lui, Flaubert. Une immense amertume emplit ses lettres de 1870 et 1871[6]. » La paix signĂ©e, il demeure consternĂ© par nos dĂ©sastres et tombe dans un sombre abattement. Chaque jour la maladie gagne du terrain. Au printemps de 1872, sa mĂšre meurt, et ce nouveau deuil achĂšve de le bouleverser. Deux ans plus tard, il donne au Vaudeville le Candidat, une comĂ©die assez noire qui tombe Ă la quatriĂšme reprĂ©sentation, et il publie enfin la Tentation de saint Antoine, lâĆuvre qui a hantĂ© toute son existence, lâĂ©popĂ©e du Pessimisme oĂč la postĂ©ritĂ© admirera les plus somptueuses pĂ©riodes de la langue française. Des juges autorisĂ©s dĂ©clarĂšrent lâouvrage illisible. MalgrĂ© lâinsuccĂšs qui sâobstine, Flaubert, dont la magnifique ambition ignore le dĂ©couragement, arrĂȘte le plan dâun nouvel ouvrage Bouvard et PĂ©cuchet. En 1875, pour sauver de la ruine sa niĂšce et son neveu, sans hĂ©siter une minute, il abandonne noblement presque toute sa fortune. Seulement, Ă cinquante-cinq ans, un changement de vie complet, un travail excessif, une claustration absolue, une force herculĂ©enne, tout se rĂ©unissait pour rendre le danger imminent[7]. » Il ne quitte guĂšre Croisset et plus que jamais il poursuit la lutte acharnĂ©e contre les mots, sâĂ©puise en compulsant les deux mille volumes quâil croit indispensables Ă la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. Maupassant nous le fait voir veillant jusquâĂ lâaube, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, Ă peine Ă©clairĂ© par les deux lampes, couvertes dâun abat-jour vert ». Et lâauteur dâUne Vie ajoute Les mariniers, sur la riviĂšre, se servaient comme dâun phare des fenĂȘtres de Monsieur Gustave. » La seule diversion que trouve Flaubert Ă ce labeur Ă©crasant, câest dâĂ©crire Un cĆur simple, la LĂ©gende de saint Julien lâHospitalier et HĂ©rodias, pages touchantes ou splendides, inimitables. Ses embarras dâargent se sont aggravĂ©s. Mais au milieu de ses tristesses, il Ă©prouvait cependant une joie suprĂȘme. Depuis quatre ans il sâest pris dâune tendre affection pour un jeune homme, Guy de Maupassant, le neveu de cet Alfred Le Poittevin, son ami dâenfance le mieux aimĂ©. Avec une inlassable rigueur, il lui a transmis les lois de lâobservation et du style, anĂ©antissant tour Ă tour les essais incertains encore que lâĂ©lĂšve lui soumet. Or voici que son disciple chĂ©ri » signe Boule de Suif, parvient dâun bond Ă la maĂźtrise. Flaubert a dotĂ© les lettres françaises dâun talent robuste, intrĂ©pide, classique. En mars 1879, Jules Ferry, sans rancune contre le farouche contempteur du suffrage universel, lui donne un emploi hors cadres Ă la BibliothĂšque Mazarine, sinĂ©cure dont il ne jouira pas longtemps. Flaubert se dĂ©clare complĂštement fourbu », et il Ă©crit Ă une amie Je suis bien las de vivre, tout mâexcĂšde et me pĂšse, une bonne attaque serait la bienvenue. » Elle vint. Le 8 mai 1880, frappĂ© dâhĂ©morragie cĂ©rĂ©brale, il mourut en quelques instants, sans souffrances apparentes, ĂągĂ© de cinquante-huit ans et quatre mois. Il fut enterrĂ© prĂšs des siens, au cimetiĂšre monumental de Rouen. Il nâavait jamais songĂ© Ă lâAcadĂ©mie française. Le 15 aoĂ»t 1866, on lâavait nommĂ© chevalier de la LĂ©gion dâhonneur, par le mĂȘme dĂ©cret que Ponson du Terrail. Quelques mois aprĂšs, on imprima le manuscrit inachevĂ© de Bouvard et PĂ©cuchet, les deux bonshommes » dont les efforts proclament, Ă chaque page de leur histoire burlesque et lamentable, lâimpossibilitĂ© de comprendre et de savoir, et lâinutilitĂ© de Tout. Nous venons de rĂ©sumer les principaux Ă©vĂ©nements dâune existence toute de labeur et dâintĂ©gritĂ© littĂ©raire hautaine. Nous ne pouvons clore cette notice sans dire quelques mots de lâhomme, renvoyant le lecteur curieux dâen connaĂźtre davantage, dâabord Ă la Correspondance, oĂč Flaubert se rĂ©vĂšle dans la franchise la plus ingĂ©nue et la plus complĂšte, puis aux attachants Souvenirs » de Mme Caroline Commanville, sa niĂšce, Ă ceux de Maxime Du Camp, et enfin aux rĂ©cents ouvrages, si intĂ©ressants et documentĂ©s, de M. le Dr RenĂ© Dumesnil et de M. RenĂ© Descharmes. Au physique, Gustave Flaubert Ă©tait un pur Normand, un vĂ©ritable enfant des compagnons de Rollon et de Guillaume. Adolescent, il fut dâune surprenante beautĂ©. Maxime Du Camp nous a laissĂ© son portrait Ă vingt et un ans, avec sa peau blanche, lĂ©gĂšrement rosĂ©e sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des Ă©paules, ses yeux Ă©normes, couleur vert de mer, abritĂ©s sous des sourcils noirs, ses gestes excessifs et son rire Ă©clatant ». Et les Goncourt nous le dĂ©peignent Ă trente-huit ans TrĂšs grand, trĂšs large dâĂ©paules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupiĂšres un peu soufflĂ©es, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelĂ© et plaquĂ© de rouge ». Dans ses entretiens, il usait volontiers de phrases outranciĂšres, se rĂ©pandait en anathĂšmes sans fin contre lâabjection de son temps quâil appelait le panmuflisme », contre la BĂȘtise Humaine et contre lâĂȘtre qui la rĂ©sume et la symbolise le Bourgeois, poursuivant cet indestructible ennemi de plaisanteries Ă©normes et de violences comiques et tonitruantes. Mais ce fougueux nihiliste Ă©tait un dĂ©bonnaire et un tendre. Lâhomme, dit Charles Lapierre, Ă©tait simple, affectueux ayant le culte de la famille. Ă quelque heure quâil rentrĂąt, il ne se couchait pas sans pĂ©nĂ©trer sur la pointe du pied chez sa mĂšre, quâil embrassait. Chaque jour, Ă Croisset, aprĂšs son dĂ©jeuner, il allait sâasseoir sur un banc, placĂ© devant la maison, Ă cĂŽtĂ© de Julie, la vieille bonne aveugle qui lâavait Ă©levĂ©, et il causait avec elle du passĂ©, de son enfance. » Avec son air gendarme » Ă©crit Me Roger des Genettes, il avait des dĂ©licatesses trĂšs fĂ©minines et je lâai vu se pencher Ă la fenĂȘtre de ma chambre, Ă Villenauxe, pour caresser une fleur quâil ne voulait pas cueillir !âŠ[8] » De prĂšs et de loin on lâadorait. Lâaffection qui lâunissait Ă Bouilhet restera lĂ©gendaire, et nous savons que dans sa maturitĂ© il eut des tendresses fraternelles et profondes pour des femmes qui vivaient loin de Paris, George Sand, Mme Roger des Genettes, Mlle Le Royer de Chantepie. Nous avons nommĂ©, chemin faisant, ses compagnons dâenfance et de jeunesse. Quand il est devenu cĂ©lĂšbre, il assiste, vers la fin de lâEmpire, aux fameux dĂźners de Magny, oĂč il retrouve Sainte-Beuve, ThĂ©ophile Gautier, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Berthelot, Edmond et Jules de Goncourt, Feydeau. Ă Rouen il a une petite cour attentive et respectueuse qui sâefforce de lui faire oublier la solitude, les amertumes de la vieillesse ; Charles Lapierre, Raoul Duval, Pouchet, Laporte, Baudry le fĂȘtent chaque printemps Ă la saint Polycarpe, le maĂźtre ayant adoptĂ© ce patron dont il avait, certain jour, dĂ©couvert un vieux portrait, avec cette lĂ©gende Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps mâavez-vous fait naĂźtre ![9] ». Ă Paris, il recevait ses intimes le dimanche, chez lui, boulevard du Temple, et beaucoup plus tard rue Murillo et faubourg Saint-HonorĂ©. Aux survivants des anciens amis, se joignent, aprĂšs la guerre, Ămile Zola, Alphonse Daudet, TourguĂ©neff, JosĂ©-Maria de HĂ©rĂ©dia, Georges Charpentier, son Ă©diteur. Et Guy de Maupassant lui amĂšne les jeunes de lâĂ©cole dite naturaliste », les auteurs des SoirĂ©es de MĂ©dan. Martyr de la littĂ©rature, Gustave Flaubert est mort Ă la peine. Son sacrifice nâaura pas Ă©tĂ© stĂ©rile et, selon la belle parole de M. Paul Bourget, son exemple aura reculĂ© de beaucoup dâannĂ©es le triomphe de la Barbarie qui menace dâenvahir aujourdâhui la langue[10] ». â Je ne crois pas Ă la gloire, et pourtant je me tue pour elle », rĂ©pĂ©tait parfois le bon gĂ©ant. Il eut tort de ne pas y croire, son nom vivra aussi longtemps que les lettres. Gustave Flaubert demeurera au premier rang des prosateurs français avec Bossuet, Voltaire et Chateaubriand. MADAME BOVARY PREMIĂRE PARTIE. I N ous Ă©tions Ă lâĂ©tude, quand le Proviseur entra, suivi dâun nouveau habillĂ© en bourgeois et dâun garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se rĂ©veillĂšrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maĂźtre dâĂ©tudes â Monsieur Roger, lui dit-il Ă demi-voix, voici un Ă©lĂšve que je vous recommande, il entre en cinquiĂšme. Si son travail et sa conduite sont mĂ©ritoires, il passera dans les grands, oĂč lâappelle son Ăąge. RestĂ© dans lâangle, derriĂšre la porte, si bien quâon lâapercevait Ă peine, le nouveau Ă©tait un gars de la campagne, dâune quinzaine dâannĂ©es environ, et plus haut de taille quâaucun de nous tous. Il avait les cheveux coupĂ©s droit sur le front, comme un chantre de village, lâair raisonnable et fort embarrassĂ©. Quoiquâil ne fĂ»t pas large des Ă©paules, son habit-veste de drap vert Ă boutons noirs devait le gĂȘner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habituĂ©s Ă ĂȘtre nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient dâun pantalon jaunĂątre trĂšs tirĂ© par les bretelles. Il Ă©tait chaussĂ© de souliers forts, mal cirĂ©s, garnis de clous. On commença la rĂ©citation des leçons. Il les Ă©couta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, nâosant mĂȘme croiser les cuisses, ni sâappuyer sur le coude, et, Ă deux heures, quand la cloche sonna, le maĂźtre dâĂ©tudes fut obligĂ© de lâavertir, pour quâil se mĂźt avec nous dans les rangs. Nous avions lâhabitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin dâavoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dĂšs le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon Ă frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussiĂšre ; câĂ©tait lĂ le genre. Mais, soit quâil nâeĂ»t pas remarquĂ© cette manĆuvre ou quâil nâeĂ»t osĂ© sây soumettre, la priĂšre Ă©tait finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. CâĂ©tait une de ces coiffures dâordre composite, oĂč lâon retrouve les Ă©lĂ©ments du bonnet Ă poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs dâexpression comme le visage dâun imbĂ©cile. OvoĂŻde et renflĂ©e de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis sâalternaient, sĂ©parĂ©s par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonnĂ©, couvert dâune broderie en soutache compliquĂ©e, et dâoĂč pendait au bout dâun long cordon trop mince, un petit croisillon de fils dâor, en maniĂšre de gland. Elle Ă©tait neuve ; la visiĂšre brillait. â Levez-vous, dit le professeur. Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit Ă rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber dâun coup de coude, il la ramassa encore une fois. â DĂ©barrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui Ă©tait un homme dâesprit. Il y eut un rire Ă©clatant des Ă©coliers qui dĂ©contenança le pauvre garçon, si bien quâil ne savait sâil fallait garder sa casquette Ă la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tĂȘte. Il se rassit et la posa sur ses genoux. â Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. Le nouveau articula, dâune voix bredouillante, un nom inintelligible. â RĂ©pĂ©tez ! Le mĂȘme bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huĂ©es de la classe. â Plus haut ! cria le maĂźtre, plus haut ! Le nouveau, prenant alors une rĂ©solution extrĂȘme, ouvrit une bouche dĂ©mesurĂ©e et lança Ă pleins poumons, comme pour appeler quelquâun, ce mot Charbovari. Ce fut un vacarme qui sâĂ©lança dâun bond, monta en crescendo, avec des Ă©clats de voix aigus on hurlait, on aboyait, on trĂ©pignait, on rĂ©pĂ©tait Charbovari ! Charbovari !, puis qui roula en notes isolĂ©es, se calmant Ă grandâpeine, et parfois qui reprenait tout Ă coup sur la ligne dâun banc oĂč saillissait encore çà et lĂ , comme un pĂ©tard mal Ă©teint, quelque rire Ă©touffĂ©. Cependant, sous la pluie des pensums, lâordre peu Ă peu se rĂ©tablit dans la classe, et le professeur, parvenu Ă saisir le nom de Charles Bovary, se lâĂ©tant fait dicter, Ă©peler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable dâaller sâasseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hĂ©sita. â Que cherchez-vous ? demanda le professeur. â Ma casâŠ, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets. â Cinq cents vers Ă toute la classe ! exclamĂ© dâune voix furieuse, arrĂȘta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. â Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indignĂ©, et sâessuyant le front avec son mouchoir quâil venait de prendre dans sa toque. Quant Ă vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum. Puis, dâune voix plus douce â Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous lâa pas volĂ©e ! Tout reprit son calme. Les tĂȘtes se courbĂšrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiquâil y eĂ»t bien, de temps Ă autre, quelque boulette de papier lancĂ©e dâun bec de plume qui vĂźnt sâĂ©clabousser sur sa figure. Mais il sâessuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissĂ©s. Le soir, Ă lâĂ©tude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, rĂ©gla soigneusement son papier. Nous le vĂźmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. GrĂące, sans doute, Ă cette bonne volontĂ© dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe infĂ©rieure ; car, sâil savait passablement ses rĂšgles, il nâavait guĂšre dâĂ©lĂ©gance dans les tournures. CâĂ©tait le curĂ© de son village qui lui avait commencĂ© le latin, ses parents, par Ă©conomie, ne lâayant envoyĂ© au collĂšge que le plus tard possible. Son pĂšre, M. Charles-Denis-BartholomĂ© Bovary, ancien aide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcĂ©, vers cette Ă©poque, de quitter le service, avait alors profitĂ© de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs, qui sâoffrait en la fille dâun marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hĂąbleur, faisant sonner haut ses Ă©perons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillĂ© de couleurs voyantes, il avait lâaspect dâun brave, avec lâentrain facile dâun commis voyageur. Une fois mariĂ©, il vĂ©cut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dĂźnant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir quâaprĂšs le spectacle et frĂ©quentant les cafĂ©s. Le beau-pĂšre mourut et laissa peu de chose ; il en fut indignĂ©, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, oĂč il voulut faire valoir. Mais, comme il ne sâentendait guĂšre plus en culture quâen indienne, quâil montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point Ă sâapercevoir quâil valait mieux planter lĂ toute spĂ©culation. Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc Ă louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitiĂ© ferme, moitiĂ© maison de maĂźtre ; et, chagrin, rongĂ© de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il sâenferma, dĂšs lâĂąge de quarante-cinq ans, dĂ©goĂ»tĂ© des hommes, disait-il, et dĂ©cidĂ© Ă vivre en paix. Sa femme avait Ă©tĂ© folle de lui autrefois ; elle lâavait aimĂ© avec mille servilitĂ©s qui lâavaient dĂ©tachĂ© dâelle encore davantage. EnjouĂ©e jadis, expansive et tout aimante, elle Ă©tait, en vieillissant, devenue Ă la façon du vin Ă©ventĂ© qui se tourne en vinaigre dâhumeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, dâabord, quand elle le voyait courir aprĂšs toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasĂ© et puant lâivresse ! Puis lâorgueil sâĂ©tait rĂ©voltĂ©. Alors elle sâĂ©tait tue, avalant sa rage dans un stoĂŻcisme muet, quâelle garda jusquâĂ sa mort. Elle Ă©tait sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avouĂ©s, chez le prĂ©sident, se rappelait lâĂ©chĂ©ance des billets, obtenait des retards ; et, Ă la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mĂ©moires, tandis que, sans sâinquiĂ©ter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se rĂ©veillait que pour lui dire des choses dĂ©sobligeantes, restait Ă fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres. Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. RentrĂ© chez eux, le marmot fut gĂątĂ© comme un prince. Sa mĂšre le nourrissait de confitures ; son pĂšre le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait mĂȘme quâil pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bĂȘtes. Ă lâencontre des tendances maternelles, il avait en tĂȘte un certain idĂ©al viril de lâenfance, dâaprĂšs lequel il tĂąchait de former son fils, voulant quâon lâĂ©levĂąt durement, Ă la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il lâenvoyait se coucher sans feu, lui apprenait Ă boire de grands coups de rhum et Ă insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit rĂ©pondait mal Ă ses efforts. Sa mĂšre le traĂźnait toujours aprĂšs elle ; elle lui dĂ©coupait des cartons, lui racontait des histoires, sâentretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietĂ©s mĂ©lancoliques et de chatteries babillardes. Dans lâisolement de sa vie, elle reporta sur cette tĂȘte dâenfant toutes ses vanitĂ©s Ă©parses, brisĂ©es. Elle rĂȘvait de hautes positions, elle le voyait dĂ©jĂ grand, beau, spirituel, Ă©tabli, dans les ponts et chaussĂ©es ou dans la magistrature. Elle lui apprit Ă lire, et mĂȘme lui enseigna, sur un vieux piano quâelle avait, Ă chanter deux ou trois petites romances. Mais, Ă tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce nâĂ©tait pas la peine ! Auraient-ils jamais de quoi lâentretenir dans les Ă©coles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce ? Dâailleurs, avec du toupet, un homme rĂ©ussit toujours dans le monde. Mme Bovary se mordait les lĂšvres, et lâenfant vagabondait dans le village. Il suivait les laboureurs, et chassait, Ă coups de motte de terre, les corbeaux qui sâenvolaient. Il mangeait des mĂ»res le long des fossĂ©s, gardait les dindons avec une gaule, fanait Ă la moisson, courait dans le bois, jouait Ă la marelle sous le porche de lâĂ©glise les jours de pluie, et, aux grandes fĂȘtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps Ă la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volĂ©e. Aussi poussa-t-il comme un chĂȘne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs. Ă douze ans, sa mĂšre obtint que lâon commençùt ses Ă©tudes. On en chargea le curĂ©. Mais les leçons Ă©taient si courtes et si mal suivies, quâelles ne pouvaient servir Ă grandâchose. CâĂ©tait aux moments perdus quâelles se donnaient, dans la sacristie, debout, Ă la hĂąte, entre un baptĂȘme et un enterrement ; ou bien le curĂ© envoyait chercher son Ă©lĂšve aprĂšs lâAngelus, quand il nâavait pas Ă sortir. On montait dans sa chambre, on sâinstallait les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, lâenfant sâendormait ; et le bonhomme, sâassoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas Ă ronfler, la bouche ouverte. Dâautres fois, quand M. le curĂ©, revenant de porter le viatique Ă quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il lâappelait, le sermonnait un quart dâheure et profitait de lâoccasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied dâun arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il Ă©tait toujours content de lui, disait mĂȘme que le jeune homme avait beaucoup de mĂ©moire. Charles ne pouvait en rester lĂ . Madame fut Ă©nergique. Honteux, ou fatiguĂ© plutĂŽt, Monsieur cĂ©da sans rĂ©sistance, et lâon attendit encore un an que le gamin eĂ»t fait sa premiĂšre communion. Six mois se passĂšrent encore ; et, lâannĂ©e dâaprĂšs, Charles fut dĂ©finitivement envoyĂ© au collĂšge de Rouen, oĂč son pĂšre lâamena lui-mĂȘme, vers la fin dâoctobre, Ă lâĂ©poque de la foire Saint-Romain. Il serait maintenant impossible Ă aucun de nous de se rien rappeler de lui. CâĂ©tait un garçon de tempĂ©rament modĂ©rĂ©, qui jouait aux rĂ©crĂ©ations, travaillait Ă lâĂ©tude, Ă©coutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au rĂ©fectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, aprĂšs que sa boutique Ă©tait fermĂ©e, lâenvoyait se promener sur le port Ă regarder les bateaux, puis le ramenait au collĂšge dĂšs sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il Ă©crivait une longue lettre Ă sa mĂšre, avec de lâencre rouge et trois pains Ă cacheter ; puis il repassait ses cahiers dâhistoire, ou bien lisait un vieux volume dâAnacharsis qui traĂźnait dans lâĂ©tude. En promenade, il causait avec le domestique, qui Ă©tait de la campagne comme lui. Ă force de sâappliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ; une fois mĂȘme, il gagna un premier accessit dâhistoire naturelle. Mais, Ă la fin de sa troisiĂšme, ses parents le retirĂšrent du collĂšge pour lui faire Ă©tudier la mĂ©decine, persuadĂ©s quâil pourrait se pousser seul jusquâau baccalaurĂ©at. Sa mĂšre lui choisit une chambre, au quatriĂšme, sur lâEau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poĂȘle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine, aprĂšs mille recommandations de se bien conduire, maintenant quâil allait ĂȘtre abandonnĂ© Ă lui-mĂȘme. Le programme des cours, quâil lut sur lâaffiche, lui fit un effet dâĂ©tourdissement cours dâanatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thĂ©rapeutique, sans compter lâhygiĂšne ni la matiĂšre mĂ©dicale, tous noms dont il ignorait les Ă©tymologies et qui Ă©taient comme autant de portes de sanctuaires pleins dâaugustes tĂ©nĂšbres. Il nây comprit rien ; il avait beau Ă©couter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliĂ©s, il suivait tous les cours, il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tĂąche quotidienne Ă la maniĂšre du cheval de manĂšge, qui tourne en place les yeux bandĂ©s, ignorant de la besogne quâil broie. Pour lui Ă©pargner de la dĂ©pense, sa mĂšre lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il dĂ©jeunait le matin, quand il Ă©tait rentrĂ© de lâhĂŽpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, Ă lâamphithéùtre, Ă lâhospice, et revenir chez lui, Ă travers toutes les rues. Le soir, aprĂšs le maigre dĂźner de son propriĂ©taire, il remontait Ă sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillĂ©s qui fumaient sur son corps, devant le poĂȘle rougi. Dans les beaux soirs dâĂ©tĂ©, Ă lâheure oĂč les rues tiĂšdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenĂȘtre et sâaccoudait. La riviĂšre, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans lâeau. Sur des perches partant du haut des greniers, des Ă©cheveaux de coton sĂ©chaient Ă lâair. En face, au delĂ des toits, le grand ciel pur sâĂ©tendait, avec le soleil rouge se couchant. Quâil devait faire bon lĂ -bas ! Quelle fraĂźcheur sous la hĂ©traie ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusquâĂ lui. Il maigrit, sa taille sâallongea, et sa figure prit une sorte dâexpression dolente qui la rendit presque intĂ©ressante. Naturellement, par nonchalance, il en vint Ă se dĂ©lier de toutes les rĂ©solutions quâil sâĂ©tait faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu Ă peu, nây retourna plus. Il prit lâhabitude du cabaret, avec la passion des dominos. Sâenfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marquĂ©s de points noirs, lui semblait un acte prĂ©cieux de sa libertĂ©, qui le rehaussait dâestime vis-Ă -vis de lui-mĂȘme. CâĂ©tait comme lâinitiation au monde, lâaccĂšs des plaisirs dĂ©fendus ; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimĂ©es en lui se dilatĂšrent ; il apprit par cĆur des couplets quâil chantait aux bienvenues, sâenthousiasma pour BĂ©ranger, sut faire du punch et connut enfin lâamour. GrĂące Ă ces travaux prĂ©paratoires, il Ă©choua complĂštement Ă son examen dâofficier de santĂ©. On lâattendait le soir mĂȘme Ă la maison pour fĂȘter son succĂšs ! Il partit Ă pied et sâarrĂȘta vers lâentrĂ©e du village, oĂč il fit demander sa mĂšre, lui conta tout. Elle lâexcusa, rejetant lâĂ©chec sur lâinjustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant dâarranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vĂ©ritĂ© ; elle Ă©tait vieille, il lâaccepta, ne pouvant dâailleurs supposer quâun homme issu de lui fĂ»t un sot. Charles se remit donc au travail et prĂ©para sans discontinuer les matiĂšres de son examen, dont il apprit dâavance toutes les questions par cĆur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mĂšre ! On donna un grand dĂźner. OĂč irait-il exercer son art ? Ă Tostes. Il nây avait lĂ quâun vieux mĂ©decin. Depuis longtemps, Mme Bovary guettait sa mort, et le bonhomme nâavait point encore pliĂ© bagage, que Charles Ă©tait installĂ© en face, comme son successeur. Mais ce nâĂ©tait pas tout que dâavoir Ă©levĂ© son fils, de lui avoir fait apprendre la mĂ©decine et dĂ©couvert Tostes pour lâexercer il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une la veuve dâun huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente. Quoiquâelle fĂ»t laide, sĂšche comme un cotret, et bourgeonnĂ©e comme un printemps, certes Mme Dubuc ne manquait pas de partis Ă choisir. Pour arriver Ă ses fins, la mĂšre Bovary fut obligĂ©e de les Ă©vincer tous, et elle dĂ©joua mĂȘme fort habilement les intrigues dâun charcutier qui Ă©tait soutenu par les prĂȘtres. Charles avait entrevu dans le mariage lâavĂšnement dâune condition meilleure, imaginant quâil serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maĂźtre ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, sâhabiller comme elle lâentendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle dĂ©cachetait ses lettres, Ă©piait ses dĂ©marches, et lâĂ©coutait, Ă travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes. Il lui fallait son chocolat tous les matins, des Ă©gards Ă nâen plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal ; on sâen allait, la solitude lui devenait odieuse ; revenait-on prĂšs dâelle, câĂ©tait pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, lâayant fait asseoir au bord du lit, se mettait Ă lui parler de ses chagrins il lâoubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien dit quâelle serait malheureuse ; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santĂ© et un peu plus dâamour. II U ne nuit, vers onze heures, ils furent rĂ©veillĂ©s par le bruit dâun cheval qui sâarrĂȘta juste Ă la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme restĂ© en bas, dans la rue. Il venait chercher le mĂ©decin ; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et alla ouvrir la serrure et les verrous, lâun aprĂšs lâautre. Lâhomme laissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout Ă coup derriĂšre elle. Il tira de dedans son bonnet de laine Ă houppes grises, une lettre enveloppĂ©e dans un chiffon, et la prĂ©senta dĂ©licatement Ă Charles, qui sâaccouda sur lâoreiller pour la lire. Nastasie, prĂšs du lit, tenait la lumiĂšre. Madame, par pudeur, restait tournĂ©e vers la ruelle et montrait le dos. Cette lettre, cachetĂ©e dâun petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary de se rendre immĂ©diatement Ă la ferme des Bertaux, pour remettre une jambe cassĂ©e. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. La nuit Ă©tait noire. Mme Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari. Donc, il fut dĂ©cidĂ© que le valet dâĂ©curie prendrait les devants. Charles partirait trois heures plus tard, au lever de la lune. On enverrait un gamin Ă sa rencontre, afin de lui montrer le chemin de la ferme et dâouvrir les clĂŽtures devant lui. Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppĂ© dans son manteau, se mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bĂȘte. Quand elle sâarrĂȘtait dâelle-mĂȘme devant ces trous entourĂ©s dâĂ©pines que lâon creuse au bord des sillons, Charles se rĂ©veillant en sursaut, se rappelait vite la jambe cassĂ©e, et il tĂąchait de se remettre en mĂ©moire toutes les fractures quâil savait. La pluie ne tombait plus ; le jour commençait Ă venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hĂ©rissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne sâĂ©talait Ă perte de vue, et les bouquets dâarbres autour des fermes faisaient, Ă intervalles Ă©loignĂ©s, des taches dâun violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait Ă lâhorizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps Ă autre, ouvrait les yeux ; puis, son esprit se fatiguant et le sommeil revenant de soi-mĂȘme, bientĂŽt il entrait dans une sorte dâassoupissement oĂč, ses sensations rĂ©centes se confondant avec des souvenirs, lui-mĂȘme se percevait double, Ă la fois Ă©tudiant et mariĂ©, couchĂ© dans son lit comme tout Ă lâheure, traversant une salle dâopĂ©rĂ©s comme autrefois. Lâodeur chaude des cataplasmes se mĂȘlait dans sa tĂȘte Ă la verte odeur de la rosĂ©e ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir⊠Comme il passait par Vassonville, il aperçut, au bord dâun fossĂ©, un jeune garçon assis sur lâherbe. â Ătes-vous le mĂ©decin ? demanda lâenfant. Et, sur la rĂ©ponse de Charles, il prit ses sabots Ă ses mains et se mit Ă courir devant lui. Lâofficier de santĂ©, chemin faisant, comprit aux discours de son guide que M. Rouault devait ĂȘtre un cultivateur des plus aisĂ©s. Il sâĂ©tait cassĂ© la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois, chez un voisin. Sa femme Ă©tait morte depuis deux ans. Il nâavait avec lui que sa demoiselle, qui lâaidait Ă tenir la maison. Les orniĂšres devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut, puis il revint au bout dâune cour en ouvrir la barriĂšre. Le cheval glissait sur lâherbe mouillĂ©e ; Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde Ă la niche aboyaient en tirant sur leur chaĂźne. Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand Ă©cart. CâĂ©tait une ferme de bonne apparence. On voyait dans les Ă©curies, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des rĂąteliers neufs. Le long des bĂątiments sâĂ©tendait un large fumier, de la buĂ©e sâen Ă©levait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie Ă©tait longue, la grange Ă©tait haute, Ă murs lisses comme la main. Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs Ă©quipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient Ă la poussiĂšre fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant, plantĂ©e dâarbres symĂ©triquement espacĂ©s, et le bruit gai dâun troupeau dâoies retentissait prĂšs de la mare. Une jeune femme, en robe de mĂ©rinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, quâelle fit entrer dans la cuisine, oĂč flambait un grand feu. Le dĂ©jeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inĂ©gale. Des vĂȘtements humides sĂ©chaient dans lâintĂ©rieur de la cheminĂ©e. La pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de lâacier poli, tandis que le long des murs sâĂ©tendait une abondante batterie de cuisine, oĂč miroitait inĂ©galement la flamme claire du foyer, jointe aux premiĂšres lueurs du soleil arrivant par les carreaux. Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son lit, suant sous ses couvertures et ayant rejetĂ© bien loin son bonnet de coton. CâĂ©tait un gros petit homme de cinquante ans, Ă la peau blanche, Ă lâĆil bleu, chauve sur le devant de la tĂȘte, et qui portait des boucles dâoreilles. Il avait Ă ses cĂŽtĂ©s, sur une chaise, une grande carafe dâeau-de-vie, dont il se versait de temps Ă autre pour se donner du cĆur au ventre ; mais, dĂšs quâil vit le mĂ©decin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme il faisait depuis douze heures, il se prit Ă geindre faiblement. La fracture Ă©tait simple, sans complication dâaucune espĂšce. Charles nâeĂ»t osĂ© en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelant les allures de ses maĂźtres auprĂšs du lit des blessĂ©s, il rĂ©conforta le patient avec toutes sortes de bons mots, caresses chirurgicales qui sont comme lâhuile dont on graisse les bistouris. Afin dâavoir des attelles, on alla chercher, sous la charretterie, un paquet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en morceaux et la polit avec un Ă©clat de vitre, tandis que la servante dĂ©chirait des draps pour faire des bandes, et que Mlle Emma tĂąchait Ă coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son Ă©tui, son pĂšre sâimpatienta ; elle ne rĂ©pondit rien ; mais tout en cousant, elle se piquait les doigts, quâelle portait ensuite Ă sa bouche pour les sucer. Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils Ă©taient brillants, fins du bout, plus nettoyĂ©s que les ivoires de Dieppe, et taillĂ©s en amande. Sa main pourtant nâĂ©tait pas belle, point assez pĂąle, peut-ĂȘtre, et un peu sĂšche aux phalanges ; elle Ă©tait trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce quâelle avait de beau, câĂ©taient les yeux ; quoiquâils fussent bruns, ils semblaient noirs Ă cause des cils, et son regard arrivait franchement Ă vous avec une hardiesse candide. Une fois le pansement fait, le mĂ©decin fut invitĂ©, par M. Rouault lui-mĂȘme, Ă prendre un morceau avant de partir. Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussĂ©e. Deux couverts, avec des timbales dâargent, y Ă©taient mis sur une petite table, au pied dâun grand lit Ă baldaquin revĂȘtu dâune indienne Ă personnages reprĂ©sentant des Turcs. On sentait une odeur dâiris et de draps humides, qui sâĂ©chappait de la haute armoire en bois de chĂȘne, faisant face Ă la fenĂȘtre. Par terre, dans les angles, Ă©taient rangĂ©s, debout, des sacs de blĂ©. CâĂ©tait le trop-plein du grenier proche, oĂč lâon montait par trois marches de pierre. Il y avait, pour dĂ©corer lâappartement, accrochĂ©e Ă un clou, au milieu du mur dont la peinture verte sâĂ©caillait sous le salpĂȘtre, une tĂȘte de Minerve au crayon noir, encadrĂ©e de dorure, et qui portait au bas, Ă©crit en lettres gothiques Ă mon cher papa. » On parla dâabord du malade, puis du temps quâil faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. Mlle Rouault ne sâamusait guĂšre Ă la campagne, maintenant surtout quâelle Ă©tait chargĂ©e presque Ă elle seule des soins de la ferme. Comme la salle Ă©tait fraĂźche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui dĂ©couvrait un peu ses lĂšvres charnues, quâelle avait coutume de mordillonner Ă ses moments de silence. Son cou sortait dâun col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun dâun seul morceau, tant ils Ă©taient lisses, Ă©taient sĂ©parĂ©s sur le milieu de la tĂȘte par une raie fine, qui sâenfonçait lĂ©gĂšrement selon la courbe du crĂąne ; et, laissant voir Ă peine le bout de lâoreille, ils allaient se confondre par derriĂšre en un chignon abondant, avec un mouvement ondĂ© vers les tempes, que le mĂ©decin de campagne remarqua lĂ pour la premiĂšre fois de sa vie. Ses pommettes Ă©taient roses. Elle portait, comme un homme, passĂ© entre deux boutons de son corsage, un lorgnon dâĂ©caille. Quand Charles, aprĂšs ĂȘtre montĂ© dire adieu au pĂšre Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenĂȘtre, et qui regardait dans le jardin, oĂč les Ă©chalas des haricots avaient Ă©tĂ© renversĂ©s par le vent. Elle se retourna. â Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle. â Ma cravache, sâil vous plaĂźt, rĂ©pondit-il. Et il se mit Ă fureter sur le lit, derriĂšre les portes, sous les chaises ; elle Ă©tait tombĂ©e Ă terre, entre les sacs et la muraille. Mlle Emma lâaperçut ; elle se pencha sur les sacs de blĂ©. Charles, par galanterie, se prĂ©cipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le mĂȘme mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbĂ©e sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus lâĂ©paule, en lui tendant son nerf de bĆuf. Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours aprĂšs, comme il lâavait promis, câest le lendemain mĂȘme quâil y retourna, puis deux fois la semaine rĂ©guliĂšrement sans compter les visites inattendues quâil faisait de temps Ă autre, comme par mĂ©garde. Tout, du reste, alla bien ; la guĂ©rison sâĂ©tablit selon les rĂšgles, et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le pĂšre Rouault qui sâessayait Ă marcher seul dans sa masure, on commença Ă considĂ©rer M. Bovary comme un homme de grande capacitĂ©. Le pĂšre Rouault disait quâil nâaurait pas Ă©tĂ© mieux guĂ©ri par les premiers mĂ©decins dâYvetot ou mĂȘme de Rouen. Quant Ă Charles, il ne chercha point Ă se demander pourquoi il venait aux Bertaux avec plaisir. Y eĂ»t-il songĂ©, quâil aurait sans doute attribuĂ© son zĂšle Ă la gravitĂ© du cas, ou peut-ĂȘtre au profit quâil en espĂ©rait. Ătait-ce pour cela, cependant, que ses visites Ă la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, une exception charmante ? Ces jours-lĂ il se levait de bonne heure, partait au galop, poussait sa bĂȘte, puis il descendait pour sâessuyer les pieds sur lâherbe, et passait ses gants noirs avant dâentrer. Il aimait Ă se voir arriver dans la cour, Ă sentir contre son Ă©paule la barriĂšre qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient Ă sa rencontre. Il aimait la grange et les Ă©curies ; il aimait le pĂšre Rouault, qui lui tapait dans la main en lâappelant son sauveur ; il aimait les petits sabots de Mlle Emma sur les dalles lavĂ©es de la cuisine ; ses talons hauts la grandissaient un peu, et quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine. Elle le reconduisait toujours jusquâĂ la premiĂšre marche du perron. Lorsquâon nâavait pas encore amenĂ© son cheval, elle restait lĂ . On sâĂ©tait dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air lâentourait, levant pĂȘle-mĂȘle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dĂ©gel, lâĂ©corce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bĂątiments se fondait. Elle Ă©tait sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle lâouvrit. Lâombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, Ă©clairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait lĂ -dessous Ă la chaleur tiĂšde ; et on entendait les gouttes dâeau, une Ă une, tomber sur la moire tendue. Dans les premiers temps que Charles frĂ©quentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait pas de sâinformer du malade, et mĂȘme sur le livre quâelle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut quâil avait une fille, elle alla aux informations ; et elle apprit que Mlle Rouault, Ă©levĂ©e au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle Ă©ducation, quâelle savait, en consĂ©quence, la danse, la gĂ©ographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble ! â Câest donc pour cela, se disait-elle, quâil a la figure si Ă©panouie quand il va la voir, et quâil met son gilet neuf, au risque de lâabĂźmer Ă la pluie ? Ah ! cette femme ! cette femme !⊠Et elle la dĂ©testa, dâinstinct. Dâabord, elle se soulagea par des allusions. Charles ne les comprit pas ; ensuite, par des rĂ©flexions incidentes quâil laissait passer de peur de lâorage ; enfin, par des apostrophes Ă brĂ»le-pourpoint auxquelles il ne savait que rĂ©pondre. â DâoĂč vient quâil retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault Ă©tait guĂ©ri et que ces gens-lĂ nâavaient pas encore payĂ© ? Ah ! câest quâil y avait lĂ -bas une personne, quelquâun qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit. CâĂ©tait lĂ ce quâil aimait il lui fallait des demoiselles de ville ! Et elle reprenait â La fille au pĂšre Rouault, une demoiselle de ville ! Allons donc ! leur grand-pĂšre Ă©tait berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce nâest pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de se montrer le dimanche Ă lâĂ©glise avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, dâailleurs, qui sans les colzas de lâan passĂ©, eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de payer ses arrĂ©rages ! Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. HĂ©loĂŻse lui avait fait jurer quâil nâirait plus, la main sur son livre de messe, aprĂšs beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion dâamour. Il obĂ©it donc ; mais la hardiesse de son dĂ©sir protesta contre la servilitĂ© de sa conduite, et, par une sorte dâhypocrisie naĂŻve, il estima que cette dĂ©fense de la voir Ă©tait pour lui comme un droit de lâaimer. Et puis la veuve Ă©tait maigre ; elle avait les dents longues ; elle portait en toute saison un petit chĂąle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates ; sa taille dure Ă©tait engainĂ©e dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui dĂ©couvraient ses chevilles avec les rubans de ses souliers larges sâentrecroisant sur des bas gris. La mĂšre de Charles venait les voir de temps Ă autre ; mais, au bout de quelques jours, la bru semblait lâaiguiser Ă son fil ; et alors, comme deux couteaux, elles Ă©taient Ă le scarifier par leurs rĂ©flexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger ! Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu ? Quel entĂȘtement que de ne pas vouloir porter de flanelle ! Il arriva quâau commencement du printemps, un notaire dâIngouville, dĂ©tenteur de fonds Ă la veuve Dubuc, sâembarqua par une belle marĂ©e, emportant avec lui tout lâargent de son Ă©tude. HĂ©loĂŻse, il est vrai, possĂ©dait encore, outre une part de bateau Ă©valuĂ©e six mille francs, sa maison de la rue Saint-François ; et cependant, de toute cette fortune que lâon avait fait sonner si haut, rien, si ce nâest un peu de mobilier et quelques nippes, nâavait paru dans le mĂ©nage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue dâhypothĂšques jusque dans ses pilotis ; ce quâelle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque nâexcĂ©da point mille Ă©cus. Elle avait donc menti, la bonne dame ! Dans son exaspĂ©ration, M. Bovary pĂšre, brisant une chaise contre les pavĂ©s, accusa sa femme dâavoir fait le malheur de leur fils en lâattelant Ă une haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent Ă Tostes. On sâexpliqua. Il y eut des scĂšnes. HĂ©loĂŻse, en pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la dĂ©fendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fĂąchĂšrent, et ils partirent. Mais le coup Ă©tait portĂ©. Huit jours aprĂšs, comme elle Ă©tendait du linge dans sa cour, elle fut prise dâun crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tournĂ© pour fermer le rideau de la fenĂȘtre, elle dit Ah ! mon Dieu ! » poussa un soupir et sâĂ©vanouit. Elle Ă©tait morte ! Quel Ă©tonnement ! Quand tout fut fini au cimetiĂšre, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas ; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochĂ©e au pied de lâalcĂŽve ; alors, sâappuyant contre le secrĂ©taire, il resta jusquâau soir perdu dans une rĂȘverie douloureuse. Elle lâavait aimĂ©, aprĂšs tout. III U n matin, le pĂšre Rouault vint apporter Ă Charles le payement de sa jambe remise soixante et quinze francs en piĂšces de quarante sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et lâen consola tant quâil put. â Je sais ce que câest ! disait-il en lui frappant sur lâĂ©paule ; jâai Ă©tĂ© comme vous, moi aussi ! Quand jâai eu perdu ma pauvre dĂ©funte, jâallais dans les champs pour ĂȘtre tout seul ; je tombais au pied dâun arbre, je pleurais, jâappelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; jâaurais voulu ĂȘtre comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevĂ©, enfin. Et quand je pensais que dâautres, Ă ce moment-lĂ , Ă©taient avec leurs bonnes petites femmes Ă les tenir embrassĂ©es contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bĂąton ; jâĂ©tais quasiment fou, que je ne mangeais plus ; lâidĂ©e dâaller seulement au cafĂ© me dĂ©goĂ»tait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant lâautre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un Ă©tĂ©, ça a coulĂ© brin Ă brin, miette Ă miette ; ça sâen est allĂ©, câest parti, câest descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait⊠un poids, lĂ , sur la poitrine ! Mais puisque câest notre sort Ă tous, on ne doit pas non plus se laisser dĂ©pĂ©rir, et, parce que dâautres sont morts vouloir mourir⊠Il faut vous secouer, monsieur Bovary ; ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense Ă vous de temps Ă autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous lâoubliez. VoilĂ le printemps bientĂŽt ; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu. Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux ; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, câest-Ă -dire. Les poiriers dĂ©jĂ Ă©taient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animĂ©e. Croyant quâil Ă©tait de son devoir de prodiguer au mĂ©decin le plus de politesses possible, Ă cause de sa position douloureuse, il le pria de ne point se dĂ©couvrir la tĂȘte, lui parla Ă voix basse, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© malade, et mĂȘme fit semblant de se mettre en colĂšre de ce que lâon nâavait pas apprĂȘtĂ© Ă son intention quelque chose dâun peu plus lĂ©ger que tout le reste, tels que des petits pots de crĂšme ou des poires cuites. Il conta des histoires. Charles se surprit Ă rire ; mais le souvenir de sa femme, lui revenant tout Ă coup, lâassombrit. On apporta le cafĂ© ; il nây pensa plus. Il y pensa moins, Ă mesure quâil sâhabituait Ă vivre seul. LâagrĂ©ment nouveau de lâindĂ©pendance lui rendit bientĂŽt la solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsquâil Ă©tait bien fatiguĂ©, sâĂ©tendre de ses quatre membres, tout en large dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et accepta les consolations quâon lui donnait. Dâautre part, la mort de sa femme ne lâavait pas mal servi dans son mĂ©tier, car on avait rĂ©pĂ©tĂ© durant un mois Ce pauvre jeune homme ! quel malheur ! » Son nom sâĂ©tait rĂ©pandu, sa clientĂšle sâĂ©tait accrue ; et puis il allait aux Bertaux tout Ă son aise. Il avait un espoir sans but, un bonheur vague ; il se trouvait la figure plus agrĂ©able en brossant ses favoris devant son miroir. Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde Ă©tait aux champs ; il entra dans la cuisine, mais nâaperçut point dâabord Emma ; les auvents Ă©taient fermĂ©s. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavĂ©s de grandes raies minces, qui se brisaient Ă lâangle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre restĂ©. Le jour qui descendait par la cheminĂ©e, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenĂȘtre et le foyer, Emma cousait ; elle nâavait point de fichu, on voyait sur ses Ă©paules nues de petites gouttes de sueur. Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans lâarmoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres, emplit lâun jusquâau bord, versa Ă peine dans lâautre, et, aprĂšs avoir trinquĂ©, le porta Ă sa bouche. Comme il Ă©tait presque vide, elle se renversait pour boire ; et, la tĂȘte en arriĂšre, les lĂšvres avancĂ©es, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de la langue, passant entre ses dents fines, lĂ©chait Ă petits coups le fond du verre. Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui Ă©tait un bas de coton blanc oĂč elle faisait des reprises elle travaillait le front baissĂ© ; elle ne parlait pas, Charles non plus. Lâair, passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussiĂšre sur les dalles ; il la regardait se traĂźner, et il entendait seulement le battement intĂ©rieur de sa tĂȘte, avec le cri dâune poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps Ă autre, se rafraĂźchissait les joues en y appliquant la paume de ses mains, quâelle refroidissait aprĂšs cela sur la pomme de fer des grands chenets. Elle se plaignait dâĂ©prouver, depuis le commencement de la saison, des Ă©tourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; elle se mit Ă causer du couvent, Charles de son collĂšge, les phrases leur vinrent. Ils montĂšrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres quâon lui avait donnĂ©s en prix et les couronnes en feuilles de chĂȘne, abandonnĂ©es dans un bas dâarmoire. Elle lui parla encore de sa mĂšre, du cimetiĂšre, et mĂȘme lui montra dans le jardin la plate-bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier quâils avaient nây entendait rien ; on Ă©tait si mal servi ! Elle eĂ»t bien voulu, ne fĂ»t-ce au moins que pendant lâhiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendĂźt peut-ĂȘtre la campagne plus ennuyeuse encore durant lâĂ©tĂ© ; â et, selon ce quâelle disait, sa voix Ă©tait claire, aiguĂ«, ou, se couvrant de langueur tout Ă coup, traĂźnait des modulations qui finissaient presque en murmures, quand elle se parlait Ă elle-mĂȘme, â tantĂŽt joyeuse, ouvrant des yeux naĂŻfs, puis les paupiĂšres Ă demi closes, le regard noyĂ© dâennui, la pensĂ©e vagabondant. Le soir, en sâen retournant, Charles reprit une Ă une les phrases quâelle avait dites, tĂąchant de se les rappeler, dâen complĂ©ter le sens, afin de se faire la portion dâexistence quâelle avait vĂ©cu dans le temps quâil ne la connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir, en sa pensĂ©e, diffĂ©remment quâil ne lâavait vue la premiĂšre fois, ou telle quâil venait de la quitter tout Ă lâheure. Puis il se demanda ce quâelle deviendrait, si elle se marierait, et Ă qui ? hĂ©las ! le pĂšre Rouault Ă©tait bien riche, et elle !⊠si belle ! Mais la figure dâEmma revenait toujours se placer devant ses yeux, et quelque chose de monotone comme le ronflement dâune toupie bourdonnait Ă ses oreilles Si tu te mariais, pourtant ! si tu te mariais ! » La nuit, il ne dormit pas, sa gorge Ă©tait serrĂ©e, il avait soif ; il se leva pour aller boire Ă son pot Ă lâeau et il ouvrit la fenĂȘtre ; le ciel Ă©tait couvert dâĂ©toiles, un vent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tĂȘte du cĂŽtĂ© des Bertaux. Pensant quâaprĂšs tout lâon ne risquait rien, Charles se promit de faire la demande quand lâoccasion sâen offrirait ; mais, chaque fois quâelle sâoffrit, la peur de ne point trouver les mots convenables lui collait les lĂšvres. Le pĂšre Rouault nâeĂ»t pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© quâon le dĂ©barrassĂąt de sa fille, qui ne lui servait guĂšre dans sa maison. Il lâexcusait intĂ©rieurement, trouvant quâelle avait trop dâesprit pour la culture, mĂ©tier maudit du ciel, puisquâon nây voyait jamais de millionnaire. Loin dây avoir fait fortune, le bonhomme y perdait tous les ans ; car, sâil excellait dans les marchĂ©s, oĂč il se plaisait aux ruses du mĂ©tier, en revanche la culture proprement dite, avec le gouvernement intĂ©rieur de la ferme, lui convenait moins quâĂ personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de dedans ses poches, et nâĂ©pargnait point la dĂ©pense pour tout ce qui regardait sa vie, voulant ĂȘtre bien nourri, bien chauffĂ©, bien couchĂ©. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en face du feu, sur une petite table quâon lui apportait toute servie, comme au théùtre. Lorsquâil sâaperçut donc que Charles avait les pommettes rouges prĂšs de sa fille, ce qui signifiait quâun de ces jours on la lui demanderait en mariage, il rumina dâavance toute lâaffaire. Il le trouvait bien un peu gringalet, et ce nâĂ©tait pas lĂ un gendre comme il lâeĂ»t souhaitĂ© ; mais on le disait de bonne conduite, Ă©conome, fort instruit, et sans doute quâil ne chicanerait pas trop sur la dot. Or, comme le pĂšre Rouault allait ĂȘtre forcĂ© de vendre vingt-deux acres de son bien, quâil devait beaucoup au maçon, beaucoup au bourrelier, que lâarbre du pressoir Ă©tait Ă remettre â Sâil me la demande, se dit-il, je la lui donne. Ă lâĂ©poque de la Saint-Michel, Charles Ă©tait venu passer trois jours aux Bertaux. La derniĂšre journĂ©e sâĂ©tait Ă©coulĂ©e comme les prĂ©cĂ©dentes, Ă reculer de quart dâheure en quart dâheure. Le pĂšre Rouault lui fit la conduite ; ils marchaient dans un chemin creux, ils sâallaient quitter ; câĂ©tait le moment. Charles se donna jusquâau coin de la haie, et enfin, quand on lâeut dĂ©passĂ©e â MaĂźtre Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire quelque chose. Ils sâarrĂȘtĂšrent. Charles se taisait. â Mais contez-moi votre histoire ! est-ce que je ne sais pas tout ? dit le pĂšre Rouault, en riant doucement. â PĂšre RouaultâŠ, pĂšre RouaultâŠ, balbutia Charles. â Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans doute la petite soit de mon idĂ©e, il faut pourtant lui demander son avis. Allez-vous en donc ; je mâen vais retourner chez nous. Si câest oui, entendez-moi bien, vous nâaurez pas besoin de revenir, Ă cause du monde, et, dâailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand lâauvent de la fenĂȘtre contre le mur vous pourrez le voir par derriĂšre, en vous penchant sur la haie. Et il sâĂ©loigna. Charles attacha son cheval Ă un arbre. Il courut se mettre dans le sentier ; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-neuf minutes Ă sa montre. Tout Ă coup un bruit se fit contre le mur ; lâauvent sâĂ©tait rabattu, la cliquette tremblait encore. Le lendemain, dĂšs neuf heures, il Ă©tait Ă la ferme. Emma rougit quand il entra, tout en sâefforçant de rire un peu, par contenance. Le pĂšre Rouault embrassa son futur gendre. On remit Ă causer des arrangements dâintĂ©rĂȘt ; on avait, dâailleurs, du temps devant soi, puisque le mariage ne pouvait dĂ©cemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles, câest-Ă -dire vers le printemps de lâannĂ©e prochaine. Lâhiver se passa dans cette attente. Mlle Rouault sâoccupa de son trousseau. Une partie en fut commandĂ©e Ă Rouen, et elle se confectionna des chemises et des bonnets de nuit, dâaprĂšs des dessins de modes quâelle emprunta. Dans les visites que Charles faisait Ă la ferme, on causait des prĂ©paratifs de la noce, on se demandait dans quel appartement se donnerait le dĂźner ; on rĂȘvait Ă la quantitĂ© de plats quâil faudrait et quelles seraient les entrĂ©es. Emma eĂ»t, au contraire, dĂ©sirĂ© se marier Ă minuit, aux flambeaux ; mais le pĂšre Rouault ne comprit rien Ă cette idĂ©e. Il y eut donc une noce, oĂč vinrent quarante-trois personnes, oĂč lâon resta seize heures Ă table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants. IV L es conviĂ©s arrivĂšrent de bonne heure dans des voitures, carrioles Ă un cheval, chars Ă bancs Ă deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissiĂšres Ă rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes oĂč ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyĂ©es sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secouĂ©s dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invitĂ© tous les parents des deux familles, on sâĂ©tait raccommodĂ© avec les amis brouillĂ©s, on avait Ă©crit Ă des connaissances perdues de vue depuis longtemps. De temps Ă autre, on entendait des coups de fouet derriĂšre la haie ; bientĂŽt la barriĂšre sâouvrait câĂ©tait une carriole qui entrait. Galopant jusquâĂ la premiĂšre marche du perron, elle sây arrĂȘtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les cĂŽtĂ©s en se frottant les genoux et en sâĂ©tirant les bras. Les dames, en bonnet, avaient des robes Ă la façon de la ville, des chaĂźnes de montre en or, des pĂšlerines Ă bouts croisĂ©s dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachĂ©s dans le dos avec une Ă©pingle, et qui leur dĂ©couvraient le cou par derriĂšre. Les gamins, vĂȘtus pareillement Ă leurs papas, semblaient incommodĂ©s par leurs habits neufs beaucoup mĂȘme Ă©trennĂšrent ce jour-lĂ la premiĂšre paire de bottes de leur existence, et lâon voyait Ă cĂŽtĂ© dâeux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa premiĂšre communion rallongĂ©e pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sĆur aĂźnĂ©e sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade Ă la rose, et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il nây avait point assez de valets dâĂ©curie pour dĂ©teler toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et sây mettaient eux-mĂȘmes. Suivant leur position sociale diffĂ©rente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes ; â bons habits, entourĂ©s de toute la considĂ©ration dâune famille, et qui ne sortaient de lâarmoire que pour les solennitĂ©s ; redingotes Ă grandes basques flottant au vent, Ă collet cylindrique, Ă poches larges comme des sacs ; vestes de gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclĂ©e de cuivre Ă sa visiĂšre ; habits-vestes trĂšs courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochĂ©s comme une paire dâyeux, et dont les pans semblaient avoir Ă©tĂ© coupĂ©s Ă mĂȘme un seul bloc, par la hache du charpentier. Quelques-uns encore mais ceux-lĂ , bien sĂ»r, devaient dĂźner au bas bout de la table portaient des blouses de cĂ©rĂ©monie, câest-Ă -dire dont le col Ă©tait rabattu sur les Ă©paules, le dos froncĂ© Ă petits plis et la taille attachĂ©e trĂšs bas par une ceinture cousue. Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses ! Tout le monde Ă©tait tondu Ă neuf, les oreilles sâĂ©cartaient des tĂȘtes, on Ă©tait rasĂ© de prĂšs ; quelques-uns mĂȘme qui sâĂ©taient levĂ©s dĂšs avant lâaube, nâayant pas vu clair Ă se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mĂąchoires, des pelures dâĂ©piderme larges comme des Ă©cus de trois francs, et quâavait enflammĂ©es le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches Ă©panouies. La mairie se trouvant Ă une demi-lieue de la ferme, on sây rendit Ă pied, et lâon revint de mĂȘme, une fois la cĂ©rĂ©monie faite Ă lâĂ©glise. Le cortĂšge, dâabord uni comme une seule Ă©charpe de couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de lâĂ©troit sentier serpentant entre les blĂ©s verts, sâallongea bientĂŽt et se coupa en groupes diffĂ©rents, qui sâattardaient Ă causer. Le mĂ©nĂ©trier allait en tĂȘte, avec son violon empanachĂ© de rubans Ă la coquille ; les mariĂ©s venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derriĂšre, sâamusant Ă arracher les clochettes des brins dâavoine, ou Ă se jouer entre eux, sans quâon les vĂźt. La robe dâEmma, trop longue, traĂźnait un peu par le bas ; de temps Ă autre, elle sâarrĂȘtait pour la tirer, et alors dĂ©licatement, de ses doigts gantĂ©s, elle enlevait les herbes rudes avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains vides, attendait quâelle eĂ»t fini. Le pĂšre Rouault, un chapeau de soie neuf sur la tĂȘte et les parements de son habit noir lui couvrant les mains jusquâaux ongles, donnait le bras Ă Mme Bovary mĂšre. Quant Ă M. Bovary pĂšre, qui, mĂ©prisant au fond tout ce monde-lĂ , Ă©tait venu simplement avec une redingote Ă un rang de boutons dâune coupe militaire, il dĂ©bitait des galanteries dâestaminet Ă une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que rĂ©pondre. Les autres gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, sâexcitant dâavance Ă la gaietĂ© ; et, en y prĂȘtant lâoreille, on entendait toujours le crin-crin du mĂ©nĂ©trier qui continuait Ă jouer dans la campagne. Quand il sâapercevait quâon Ă©tait loin derriĂšre lui, il sâarrĂȘtait Ă reprendre haleine, cirait longuement de colophane son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se remettait Ă marcher, abaissant et levant tour Ă tour le manche de son violon, pour se bien marquer la mesure Ă lui-mĂȘme. Le bruit de lâinstrument faisait partir de loin les petits oiseaux. CâĂ©tait sous le hangar de la charretterie que la table Ă©tait dressĂ©e. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassĂ©es de poulets, du veau Ă la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rĂŽti, flanquĂ© de quatre andouilles Ă lâoseille. Aux angles, se dressait lâeau-de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse Ă©paisse autour des bouchons, et tous les verres, dâavance, avaient Ă©tĂ© remplis de vin jusquâau bord. De grands plats de crĂšme jaune, qui flottaient dâeux-mĂȘmes au moindre choc de la table, prĂ©sentaient, dessinĂ©s sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux Ă©poux en arabesques de nonpareille. On avait Ă©tĂ© chercher un pĂątissier Ă Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il dĂ©butait dans le pays, il avait soignĂ© les choses ; et il apporta, lui-mĂȘme, au dessert, une piĂšce montĂ©e qui fit pousser des cris. Ă la base, dâabord, câĂ©tait un carrĂ© de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellĂ©es dâĂ©toiles en papier dorĂ© ; puis se tenait au second Ă©tage un donjon en gĂąteau de Savoie, entourĂ© de menues fortifications en angĂ©lique, amandes, raisins secs, quartiers dâoranges ; et enfin, sur la plate-forme supĂ©rieure, qui Ă©tait une prairie verte oĂč il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en Ă©cales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant Ă une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux Ă©taient terminĂ©s par deux boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet. Jusquâau soir, on mangea. Quand on Ă©tait trop fatiguĂ© dâĂȘtre assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon dans la grange, puis on revenait Ă table. Quelques-uns, vers la fin, sây endormirent et ronflĂšrent. Mais, au cafĂ©, tout se ranima ; alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait Ă soulever les charrettes sur ses Ă©paules, on disait des gaudrioles, on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgĂ©s dâavoine jusquâaux naseaux eurent du mal Ă entrer dans les brancards ; ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient, leurs maĂźtres juraient ou riaient ; et toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportĂ©es qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignĂ©es, sautant par-dessus les mĂštres de cailloux, sâaccrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portiĂšre pour saisir les guides. Ceux qui restĂšrent aux Bertaux passĂšrent la nuit Ă boire dans la cuisine. Les enfants sâĂ©taient endormis sous les bancs. La mariĂ©e avait suppliĂ© son pĂšre quâon lui Ă©pargnĂąt les plaisanteries dâusage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins qui mĂȘme avait apportĂ©, comme prĂ©sent de noces, une paire de soles commençait Ă souffler de lâeau avec sa bouche par le trou de la serrure, quand le pĂšre Rouault arriva juste Ă temps pour lâen empĂȘcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, cĂ©da difficilement Ă ces raisons. En dedans de lui-mĂȘme, il accusa le pĂšre Rouault dâĂȘtre fier, et il alla se joindre dans un coin Ă quatre ou cinq autres des invitĂ©s qui, ayant eu, par hasard, plusieurs fois de suite Ă table les bas morceaux des viandes, trouvaient aussi quâon les avait mal reçus, chuchotaient sur le compte de leur hĂŽte et souhaitaient sa ruine Ă mots couverts. Mme Bovary mĂšre nâavait pas desserrĂ© les dents de la journĂ©e. On ne lâavait consultĂ©e ni sur la toilette de la bru, ni sur lâordonnance du festin ; elle se retira de bonne heure. Son Ă©poux, au lieu de la suivre, envoya chercher des cigares Ă Saint-Victor et fuma jusquâau jour, tout en buvant des grogs au kirsch, mĂ©lange inconnu Ă la compagnie, et qui fut pour lui comme la source dâune considĂ©ration plus grande encore. Charles nâĂ©tait point de complexion facĂ©tieuse, il nâavait pas brillĂ© pendant la noce. Il rĂ©pondit mĂ©diocrement aux pointes, calembours, mots Ă double entente, compliments et gaillardises que lâon se fit un devoir de lui dĂ©cocher dĂšs le potage. Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. Câest lui plutĂŽt que lâon eĂ»t pris pour la vierge de la veille, tandis que la mariĂ©e ne laissait rien dĂ©couvrir oĂč lâon pĂ»t deviner quelque chose. Les plus malins ne savaient que rĂ©pondre, et ils la considĂ©raient, quand elle passait prĂšs dâeux, avec des tensions dâesprit dĂ©mesurĂ©es. Mais Charles ne dissimulait rien. Il lâappelait ma femme, la tutoyait, sâinformait dâelle Ă chacun, la cherchait partout, et souvent il lâentraĂźnait dans les cours, oĂč on lâapercevait de loin, entre les arbres, qui lui passait le bras sous la taille et continuait Ă marcher Ă demi penchĂ© sur elle, en lui chiffonnant avec sa tĂȘte la guimpe de son corsage. Deux jours aprĂšs la noce, les Ă©poux sâen allĂšrent Charles, Ă cause de ses malades, ne pouvait sâabsenter plus longtemps. Le pĂšre Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-mĂȘme jusquâĂ Vassonville. LĂ , il embrassa sa fille une derniĂšre fois, mit pied Ă terre et reprit sa route. Lorsquâil eut fait cent pas environ, il sâarrĂȘta, et, comme il vit la carriole sâĂ©loignant, dont les roues tournaient dans la poussiĂšre, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps dâautrefois, la premiĂšre grossesse de sa femme ; il Ă©tait bien joyeux, lui aussi, le jour quâil lâavait emmenĂ©e de chez son pĂšre dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige ; car on Ă©tait aux environs de NoĂ«l et la campagne Ă©tait toute blanche ; elle le tenait par un bras, Ă lâautre Ă©tait accrochĂ© son panier ; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsquâil tournait la tĂȘte, il voyait prĂšs de lui, sur son Ă©paule, sa petite mine rosĂ©e qui souriait silencieusement, sous la plaque dâor de son bonnet. Pour se rĂ©chauffer les doigts, elle les lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme câĂ©tait vieux tout cela ! Leur fils, Ă prĂ©sent, aurait trente ans ! Alors il regarda derriĂšre lui, il nâaperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une maison dĂ©meublĂ©e ; et, les souvenirs tendres se mĂȘlant aux pensĂ©es noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie un moment dâaller faire un tour du cĂŽtĂ© de lâĂ©glise. Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendĂźt plus triste encore, il sâen revint tout droit chez lui. M. et Mme Charles arrivĂšrent Ă Tostes, vers six heures. Les voisins se mirent aux fenĂȘtres pour voir la nouvelle femme de leur mĂ©decin. La vieille bonne se prĂ©senta, lui fit ses salutations, sâexcusa de ce que le dĂźner nâĂ©tait pas prĂȘt, et engagea Madame, en attendant, Ă prendre connaissance de sa maison. V L a façade de briques Ă©tait juste Ă lâalignement de la rue, ou de la route plutĂŽt. DerriĂšre la porte se trouvaient accrochĂ©s un manteau Ă petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et, dans un coin, Ă terre, une paire de houseaux encore couverts de boue sĂšche. Ă droite Ă©tait la salle, câest-Ă -dire lâappartement oĂč lâon mangeait et oĂč lâon se tenait. Un papier jaune-serin, relevĂ© dans le haut par une guirlande de fleurs pĂąles, tremblait tout entier sur sa toile mal tendue ; des rideaux de calicot blanc, bordĂ©s dâun galon rouge, sâentre-croisaient le long des fenĂȘtres, et sur lâĂ©troit chambranle de la cheminĂ©e resplendissait une pendule Ă tĂȘte dâHippocrate, entre deux flambeaux dâargent plaquĂ©, sous des globes de forme ovale. De lâautre cĂŽtĂ© du corridor Ă©tait le cabinet de Charles, petite piĂšce de six pas de large environ, avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des sciences mĂ©dicales, non coupĂ©s, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par oĂč ils avaient passĂ©, garnissaient presque Ă eux seuls les six rayons dâune bibliothĂšque en bois de sapin. Lâodeur des roux pĂ©nĂ©trait Ă travers la muraille, pendant les consultations, de mĂȘme que lâon entendait de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet et dĂ©biter toute leur histoire. Venait ensuite, sâouvrant immĂ©diatement sur la cour, oĂč se trouvait lâĂ©curie, une grande piĂšce dĂ©labrĂ©e qui avait un four, et qui servait maintenant de bĂ»cher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, dâinstruments de culture hors de service, avec quantitĂ© dâautres choses poussiĂ©reuses dont il Ă©tait impossible de deviner lâusage. Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge couverts dâabricots en espalier, jusquâĂ une haie dâĂ©pines qui le sĂ©parait des champs. Il y avait, au milieu, un cadran solaire en ardoise, sur un piĂ©destal de maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies dâĂ©glantiers maigres entouraient symĂ©triquement le carrĂ© plus utile des vĂ©gĂ©tations sĂ©rieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curĂ© de plĂątre lisait son brĂ©viaire. Emma monta dans les chambres. La premiĂšre nâĂ©tait point meublĂ©e ; mais la seconde, qui Ă©tait la chambre conjugale, avait un lit dâacajou dans une alcĂŽve Ă draperie rouge. Une boĂźte en coquillages dĂ©corait la commode ; et, sur le secrĂ©taire, prĂšs de la fenĂȘtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet de fleurs dâoranger, nouĂ© par des rubans de satin blanc. CâĂ©tait un bouquet de mariĂ©e, le bouquet de lâautre ! Elle le regarda. Charles sâen aperçut, il le prit et lâalla porter au grenier, tandis quâassise dans un fauteuil on disposait ses affaires autour dâelle Emma songeait Ă son bouquet de mariage, qui Ă©tait emballĂ© dans un carton, et se demandait, en rĂȘvant, ce quâon en ferait, si par hasard elle venait Ă mourir. Elle sâoccupa, les premiers jours, Ă mĂ©diter des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre lâescalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire ; elle demanda mĂȘme comment sây prendre pour avoir un bassin Ă jet dâeau avec des poissons. Enfin son mari, sachant quâelle aimait Ă se promener en voiture, trouva un boc dâoccasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte en cuir piquĂ©, ressembla presque Ă un tilbury. Il Ă©tait donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tĂȘte-Ă -tĂȘte, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accrochĂ© Ă lâespagnolette dâune fenĂȘtre, et bien dâautres choses encore oĂč Charles nâavait jamais soupçonnĂ© de plaisir, composaient maintenant la continuitĂ© de son bonheur. Au lit, le matin, et cĂŽte Ă cĂŽte sur lâoreiller, il regardait la lumiĂšre du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient Ă demi les pattes escalopĂ©es de son bonnet. Vus de si prĂšs, ses yeux lui paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupiĂšres en sâĂ©veillant ; noirs Ă lâombre et bleu foncĂ© au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs successives, et qui, plus Ă©paisses dans le fond, allaient en sâĂ©claircissant vers la surface de lâĂ©mail. Son Ćil, Ă lui, se perdait dans ces profondeurs, et il sây voyait en petit jusquâaux Ă©paules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entrouvert. Il se levait. Elle se mettait Ă la fenĂȘtre pour le voir partir ; et elle restait accoudĂ©e sur le bord, entre deux pots de gĂ©raniums, vĂȘtue de son peignoir, qui Ă©tait lĂąche autour dâelle. Charles, dans la rue, bouclait ses Ă©perons sur la borne ; et elle continuait Ă lui parler dâen haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure quâelle soufflait vers lui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans lâair des demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, sâaccrocher aux crins mal peignĂ©s de la vieille jument blanche, immobile Ă la porte. Charles, Ă cheval, lui envoyait un baiser ; elle rĂ©pondait par un signe, elle refermait la fenĂȘtre, il partait. Et alors, sur la grande route qui Ă©tendait sans en finir son long ruban de poussiĂšre, par les chemins creux oĂč les arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blĂ©s lui montaient jusquâaux genoux, avec le soleil sur ses Ă©paules et lâair du matin Ă ses narines, le cĆur plein des fĂ©licitĂ©s de la nuit, lâesprit tranquille, la chair contente, il sâen allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mĂąchent encore, aprĂšs dĂźner, le goĂ»t des truffes quâils digĂšrent. JusquâĂ prĂ©sent, quâavait-il eu de bon dans lâexistence ? Ătait-ce son temps de collĂšge, oĂč il restait enfermĂ© entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, quâil faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mĂšres venaient au parloir avec des pĂątisseries dans leur manchon ? Ătait-ce plus tard, lorsquâil Ă©tudiait la mĂ©decine et nâavait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse Ă quelque petite ouvriĂšre qui fĂ»t devenue sa maĂźtresse ? Ensuite il avait vĂ©cu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, Ă©taient froids comme des glaçons. Mais, Ă prĂ©sent, il possĂ©dait pour la vie cette jolie femme quâil adorait. Lâunivers, pour lui, nâexcĂ©dait pas le tour soyeux de son jupon ; et il se reprochait de ne pas lâaimer, il avait envie de la revoir ; il sâen revenait vite, montait lâescalier, le cĆur battant. Emma, dans sa chambre, Ă©tait Ă faire sa toilette ; il arrivait Ă pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri. Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement Ă son peigne, Ă ses bagues, Ă son fichu ; quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers Ă pleine bouche, ou câĂ©taient de petits baisers Ă la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusquâĂ lâĂ©paule ; et elle le repoussait, Ă demi souriante et ennuyĂ©e, comme on fait Ă un enfant qui se pend aprĂšs vous. Avant quâelle se mariĂąt, elle avait cru avoir de lâamour ; mais le bonheur qui aurait dĂ» rĂ©sulter de cet amour nâĂ©tant pas venu, il fallait quâelle se fĂ»t trompĂ©e, songeait-elle. Et Emma cherchait Ă savoir ce que lâon entendait au juste dans la vie par les mots de fĂ©licitĂ©, de passion et dâivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. VI E lle avait lu Paul et Virginie et elle avait rĂȘvĂ© la maisonnette de bambous, le nĂšgre Domingo, le chien FidĂšle, mais surtout lâamitiĂ© douce de quelque bon petit frĂšre, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid dâoiseau. Lorsquâelle eut treize ans, son pĂšre lâamena lui-mĂȘme Ă la ville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, oĂč ils eurent Ă leur souper des assiettes peintes qui reprĂ©sentaient lâhistoire de mademoiselle de La ValliĂšre. Les explications lĂ©gendaires, coupĂ©es çà et lĂ par lâĂ©gratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les dĂ©licatesses du cĆur et les pompes de la Cour. Loin de sâennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la sociĂ©tĂ© des bonnes sĆurs, qui, pour lâamuser, la conduisaient dans la chapelle, oĂč lâon pĂ©nĂ©trait du rĂ©fectoire par un long corridor. Elle jouait fort peu durant les rĂ©crĂ©ations, comprenait bien le catĂ©chisme, et câest elle qui rĂ©pondait toujours Ă M. le vicaire, dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiĂšde atmosphĂšre des classes et parmi ces femmes au teint blanc, portant des chapelets Ă croix de cuivre, elle sâassoupit doucement Ă la langueur mystique qui sâexhale des parfums de lâautel, de la fraĂźcheur des bĂ©nitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordĂ©es dâazur, et elle aimait la brebis malade, le SacrĂ©-CĆur percĂ© de flĂšches aiguĂ«s, ou le pauvre JĂ©sus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tĂȘte quelque vĆu Ă accomplir. Quand elle allait Ă confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s, afin de rester lĂ plus longtemps, Ă genoux dans lâombre, les mains jointes, le visage Ă la grille sous le chuchotement du prĂȘtre. Les comparaisons de fiancĂ©, dâĂ©poux, dâamant cĂ©leste et de mariage Ă©ternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de lâĂąme des douceurs inattendues. Le soir, avant la priĂšre, on faisait dans lâĂ©tude une lecture religieuse. CâĂ©tait, pendant la semaine, quelque rĂ©sumĂ© dâHistoire sainte ou les ConfĂ©rences de lâabbĂ© Frayssinous, et, le dimanche, des passages du GĂ©nie du christianisme, par rĂ©crĂ©ation. Comme elle Ă©couta, les premiĂšres fois, la lamentation sonore des mĂ©lancolies romantiques se rĂ©pĂ©tant Ă tous les Ă©chos de la terre et de lâĂ©ternitĂ© ! Si son enfance se fĂ»t Ă©coulĂ©e dans lâarriĂšre-boutique dâun quartier marchand, elle se serait peut-ĂȘtre ouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, dâordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des Ă©crivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bĂȘlement des troupeaux, les laitages, les charrues. HabituĂ©e aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentĂ©s. Elle nâaimait la mer quâĂ cause de ses tempĂȘtes, et la verdure seulement lorsquâelle Ă©tait clair-semĂ©e parmi les ruines. Il fallait quâelle pĂ»t retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas Ă la consommation immĂ©diate de son cĆur, â Ă©tant de tempĂ©rament plus sentimentale quâartiste, cherchant des Ă©motions et non des paysages. Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler Ă la lingerie. ProtĂ©gĂ©e par lâarchevĂȘchĂ© comme appartenant Ă une ancienne famille de gentilshommes ruinĂ©s sous la RĂ©volution, elle mangeait au rĂ©fectoire, Ă la table des bonnes sĆurs, et faisait avec elles, aprĂšs le repas, un petit bout de causette avant de remonter Ă son ouvrage. Souvent les pensionnaires sâĂ©chappaient de lâĂ©tude pour lâaller voir. Elle savait par cĆur des chansons galantes du siĂšcle passĂ©, quâelle chantait Ă demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prĂȘtait aux grandes, en cachette, quelque roman quâelle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-mĂȘme avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce nâĂ©taient quâamours, amants, amantes, dames persĂ©cutĂ©es sâĂ©vanouissant dans des pavillons solitaires, postillons quâon tue Ă tous les relais, chevaux quâon crĂšve Ă toutes les pages, forĂȘts sombres, troubles du cĆur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne lâest pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, Ă quinze ans, Emma se graissa donc les mains Ă cette poussiĂšre des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle sâĂ©prit de choses historiques, rĂȘva bahuts, salle des gardes et mĂ©nestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces chĂątelaines au long corsage, qui, sous le trĂšfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, Ă regarder venir du fond de la campagne un cavalier Ă plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-lĂ le culte de Marie Stuart, et des vĂ©nĂ©rations enthousiastes Ă lâendroit des femmes illustres ou infortunĂ©es. Jeanne dâArc, HĂ©loĂŻse, AgnĂšs Sorel, la belle FerronniĂšre et ClĂ©mence Isaure, pour elle, se dĂ©tachaient comme des comĂštes sur lâimmensitĂ© tĂ©nĂ©breuse de lâhistoire, oĂč saillissaient encore çà et lĂ , mais plus perdus dans lâombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chĂȘne, Bayard mourant, quelques fĂ©rocitĂ©s de Louis XI, un peu de Saint-BarthĂ©lemy, le panache du BĂ©arnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes oĂč Louis XIV Ă©tait vantĂ©. Ă la classe de musique, dans les romances quâelle chantait, il nâĂ©tait question que de petits anges aux ailes dâor, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, Ă travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, lâattirante fantasmagorie des rĂ©alitĂ©s sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes quâelles avaient reçus en Ă©trennes. Il les fallait cacher, câĂ©tait une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant dĂ©licatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards Ă©blouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signĂ©, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs piĂšces. Elle frĂ©missait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait Ă demi pliĂ© et retombait doucement contre la page. CâĂ©tait, derriĂšre la balustrade dâun balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumĂŽniĂšre Ă sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises Ă boucles blondes qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait dâĂ©talĂ©es dans des voitures, glissant au milieu des parcs, oĂč un lĂ©vrier sautait devant lâattelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. Dâautres, rĂȘvant sur des sofas prĂšs dâun billet dĂ©cachetĂ©, contemplaient la lune, par la fenĂȘtre entrâouverte, Ă demi drapĂ©e dâun rideau noir. Les naĂŻves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle Ă travers les barreaux dâune cage gothique, ou, souriant la tĂȘte sur lâĂ©paule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussĂ©s comme des souliers Ă la poulaine. Et vous y Ă©tiez aussi, sultans Ă longues pipes, pĂąmĂ©s sous des tonnelles, aux bras des bayadĂšres, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrĂ©es dithyrambiques, qui souvent nous montrez Ă la fois des palmiers, des sapins, des tigres Ă droite, un lion Ă gauche, des minarets tartares Ă lâhorizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; â le tout encadrĂ© dâune forĂȘt vierge bien nettoyĂ©e, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans lâeau, oĂč se dĂ©tachent en Ă©corchures blanches, sur un fond dâacier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent. Et lâabat-jour du quinquet, accrochĂ© dans la muraille au-dessus de la tĂȘte dâEmma, Ă©clairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns aprĂšs les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardĂ© qui roulait encore sur les boulevards. Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et, dans une lettre quâelle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle demandait quâon lâensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intĂ©rieurement satisfaite de se sentir arrivĂ©e du premier coup Ă ce rare idĂ©al des existences pĂąles, oĂč ne parviennent jamais les cĆurs mĂ©diocres. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de lâĂternel discourant dans les vallons. Elle sâen ennuya, nâen voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cĆur que de rides sur son front. Les bonnes religieuses, qui avaient si bien prĂ©sumĂ© de sa vocation, sâaperçurent avec de grands Ă©tonnements que Mlle Rouault semblait Ă©chapper Ă leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodiguĂ© les offices, les retraites, les neuvaines et les sermons, si bien prĂȘchĂ© le respect que lâon doit aux saints et aux martyrs, et donnĂ© tant de bons conseils pour la modestie du corps et le salut de son Ăąme, quâelle fit comme les chevaux que lâon tire par la bride elle sâarrĂȘta court et le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimĂ© lâĂ©glise pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littĂ©rature pour ses excitations passionnelles, sâinsurgeait devant les mystĂšres de la foi, de mĂȘme quâelle sâirritait davantage contre la discipline, qui Ă©tait quelque chose dâantipathique Ă sa constitution. Quand son pĂšre la retira de pension, on ne fut point fĂąchĂ© de la voir partir. La supĂ©rieure trouvait mĂȘme quâelle Ă©tait devenue, dans les derniers temps, peu rĂ©vĂ©rencieuse envers la communautĂ©. Emma, rentrĂ©e chez elle, se plut dâabord au commandement des domestiques, prit ensuite la campagne en dĂ©goĂ»t et regretta son couvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la premiĂšre fois, elle se considĂ©rait comme fort dĂ©sillusionnĂ©e, nâayant plus rien Ă apprendre, ne devant plus rien sentir. Mais lâanxiĂ©tĂ© dâun Ă©tat nouveau, ou peut-ĂȘtre lâirritation causĂ©e par la prĂ©sence de cet homme, avait suffi Ă lui faire croire quâelle possĂ©dait enfin cette passion merveilleuse qui jusquâalors sâĂ©tait tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poĂ©tiques ; â et elle ne pouvait sâimaginer Ă prĂ©sent que ce calme oĂč elle vivait fĂ»t le bonheur quâelle avait rĂȘvĂ©. VII E lle songeait quelquefois que câĂ©taient lĂ pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goĂ»ter la douceur, il eĂ»t fallu, sans doute, sâen aller vers ces pays Ă noms sonores oĂč les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpĂ©es, Ă©coutant la chanson du postillon, qui se rĂ©pĂšte dans la montagne avec les clochettes des chĂšvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les Ă©toiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particuliĂšre au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle sâaccouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage Ă©cossais, avec un mari vĂȘtu dâun habit de velours noir Ă longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ! Peut-ĂȘtre aurait-elle souhaitĂ© faire Ă quelquâun la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change dâaspect comme les nuĂ©es, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient, donc, lâoccasion, la hardiesse. Si Charles lâavait voulu cependant, sâil sâen fĂ»t doutĂ©, si son regard, une seule fois, fĂ»t venu Ă la rencontre de sa pensĂ©e, il lui semblait quâune abondance subite se serait dĂ©tachĂ©e de son cĆur, comme tombe la rĂ©colte dâun espalier, quand on y porte la main. Mais, Ă mesure que se serrait davantage lâintimitĂ© de leur vie, un dĂ©tachement intĂ©rieur se faisait qui la dĂ©liait de lui. La conversation de Charles Ă©tait plate comme un trottoir de rue, et les idĂ©es de tout le monde y dĂ©filaient dans leur costume ordinaire, sans exciter dâĂ©motion, de rire ou de rĂȘverie. Il nâavait jamais Ă©tĂ© curieux, disait-il, pendant quâil habitait Rouen, dâaller voir au théùtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme dâĂ©quitation quâelle avait rencontrĂ© dans un roman. Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaĂźtre, exceller en des activitĂ©s multiples, vous initier aux Ă©nergies de la passion, aux raffinements de la vie, Ă tous les mystĂšres ? Mais il nâenseignait rien, celui-lĂ , ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur mĂȘme quâelle lui donnait. Elle dessinait quelquefois ; et câĂ©tait pour Charles un grand amusement que de rester lĂ , tout debout, Ă la regarder penchĂ©e sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il sâĂ©merveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans sâinterrompre. Ainsi secouĂ© par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, sâentendait jusquâau bout du village si la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et souvent le clerc de lâhuissier qui passait sur la grande route, nu-tĂȘte et en chaussons, sâarrĂȘtait Ă lâĂ©couter, sa feuille de papier Ă la main. Emma, dâautre part, savait conduire sa maison. Elle envoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournĂ©es, qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin Ă dĂźner, elle trouvait moyen dâoffrir un plat coquet, sâentendait Ă poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-Claude, servait renversĂ©s les pots de confitures dans une assiette, et mĂȘme elle parlait dâacheter des rince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considĂ©ration sur Bovary. Charles finissait par sâestimer davantage de ce quâil possĂ©dait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis dâelle Ă la mine de plomb, quâil avait fait encadrer de cadres trĂšs larges et suspendus contre le papier de la muraille Ă de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie. Il rentrait tard, Ă dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait Ă manger, et comme la bonne Ă©tait couchĂ©e, câĂ©tait Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dĂźner plus Ă son aise. Il disait les uns aprĂšs les autres tous les gens quâil avait rencontrĂ©s, les villages oĂč il avait Ă©tĂ©, les ordonnances quâil avait Ă©crites, et satisfait de lui-mĂȘme, il mangeait le reste du miroton, Ă©pluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis sâallait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait. Comme il avait eu longtemps lâhabitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, Ă©taient rabattus pĂȘle-mĂȘle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dĂ©nouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis Ă©pais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de lâempeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que câĂ©tait bien assez bon pour la campagne. Sa mĂšre lâapprouvait en cette Ă©conomie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsquâil y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente ; et cependant Mme Bovary mĂšre semblait prĂ©venue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevĂ© pour leur position de fortune le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantitĂ© de braise qui se brĂ»lait Ă la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait Ă surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; Mme Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mĂšre sâĂ©changeaient tout le long du jour, accompagnĂ©s dâun petit frĂ©missement des lĂšvres, chacune lançant des paroles douces dâune voix tremblante de colĂšre. Du temps de Mme Dubuc, la vieille femme se sentait encore la prĂ©fĂ©rĂ©e ; mais, Ă prĂ©sent, lâamour de Charles pour Emma lui semblait une dĂ©sertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste comme quelquâun de ruinĂ© qui regarde, Ă travers les carreaux, des gens attablĂ©s dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en maniĂšre de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux nĂ©gligences dâEmma, concluait quâil nâĂ©tait point raisonnable de lâadorer dâune façon si exclusive. Charles ne savait que rĂ©pondre ; il respectait sa mĂšre, et il aimait infiniment sa femme ; il considĂ©rait le jugement de lâune comme infaillible, et cependant il trouvait lâautre irrĂ©prochable. Quand Mme Bovary Ă©tait partie il essayait de hasarder timidement, et dans les mĂȘmes termes, une ou deux des plus anodines observations quâil avait entendu faire Ă sa maman ; Emma, lui prouvant dâun mot quâil se trompait, le renvoyait Ă ses malades. Cependant, dâaprĂšs des thĂ©ories quâelle croyait bonnes, elle voulut se donner de lâamour. Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce quâelle savait par cĆur de rimes passionnĂ©es et lui chantait en soupirant des adagios mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme quâauparavant, et Charles nâen paraissait ni plus amoureux ni plus remuĂ©. Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cĆur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable, du reste, de comprendre ce quâelle nâĂ©prouvait pas, comme de croire Ă tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles nâavait plus rien dâexorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il lâembrassait Ă de certaines heures. CâĂ©tait une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu dâavance, aprĂšs la monotonie du dĂźner. Un garde-chasse, guĂ©ri par Monsieur, dâune fluxion de poitrine, avait donnĂ© Ă Madame une petite levrette dâItalie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin dâĂȘtre seule un instant et de nâavoir plus sous les yeux lâĂ©ternel jardin avec la route poudreuse. Elle allait jusquâĂ la hĂȘtraie de Banneville, prĂšs du pavillon abandonnĂ© qui fait lâangle du mur, du cĂŽtĂ© des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux Ă feuilles coupantes. Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien nâavait changĂ© depuis la derniĂšre fois quâelle Ă©tait venue. Elle retrouvait aux mĂȘmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets dâorties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenĂȘtres, dont les volets toujours clos sâĂ©grenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillĂ©es. Sa pensĂ©e, sans but dâabord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait aprĂšs les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ou mordillait les coquelicots sur le bord dâune piĂšce de blĂ©. Puis ses idĂ©es peu Ă peu se fixaient, et assise sur le gazon, quâelle fouillait Ă petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se rĂ©pĂ©tait â Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariĂ©e ? Elle se demandait sâil nây aurait pas eu moyen, par dâautres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait Ă imaginer quels eussent Ă©tĂ© ces Ă©vĂ©nements non survenus, cette vie diffĂ©rente, ce mari quâelle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas Ă celui-lĂ . Il aurait pu ĂȘtre beau, spirituel, distinguĂ©, attirant, tels quâils Ă©taient sans doute, ceux quâavaient Ă©pousĂ©s ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? Ă la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théùtres et les clartĂ©s du bal, elles avaient des existences oĂč le cĆur se dilate, oĂč les sens sâĂ©panouissent. Mais elle, sa vie Ă©tait froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et lâennui, araignĂ©e silencieuse, filait sa toile dans lâombre Ă tous les coins de son cĆur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, oĂč elle montait sur lâestrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle dĂ©couverts, elle avait une façon gentille et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour Ă©tait pleine de calĂšches, on lui disait adieu par les portiĂšres, le maĂźtre de musique passait en saluant, avec sa boĂźte Ă violon. Comme câĂ©tait loin, tout cela ! comme câĂ©tait loin ! Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts sur sa longue tĂȘte fine, et lui disait â Allons, baisez maĂźtresse, vous qui nâavez pas de chagrins. Puis, considĂ©rant la mine mĂ©lancolique du svelte animal qui bĂąillait avec lenteur, elle sâattendrissait, et, le comparant Ă elle-mĂȘme, lui parlait tout haut, comme Ă quelquâun dâaffligĂ© que lâon console. Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant dâun bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusquâau loin dans les champs, une fraĂźcheur salĂ©e. Les joncs sifflaient Ă ras de terre, et les feuilles des hĂȘtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son chĂąle contre ses Ă©paules et se levait. Dans lâavenue, un jour vert rabattu par le feuillage Ă©clairait la mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel Ă©tait rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantĂ©s en ligne droite semblaient une colonnade brune se dĂ©tachant sur un fond dâor ; une peur la prenait, elle appelait Djali, sâen retournait vite Ă Tostes par la grande route, sâaffaissait dans un fauteuil, et de toute la soirĂ©e ne parlait pas. Mais, vers la fin de septembre, quelque chose dâextraordinaire tomba dans sa vie elle fut invitĂ©e Ă la Vaubyessard, chez le marquis dâAndervilliers. SecrĂ©taire dâĂtat sous la Restauration, le marquis, cherchant Ă rentrer dans la vie politique, prĂ©parait de longue main sa candidature Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s. Il faisait, lâhiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au Conseil gĂ©nĂ©ral, rĂ©clamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcĂšs dans la bouche, dont Charles lâavait soulagĂ© comme par miracle, en y donnant Ă point un coup de lancette. Lâhomme dâaffaires, envoyĂ© Ă Tostes pour payer lâopĂ©ration, conta, le soir, quâil avait vu dans le jardinet du mĂ©decin des cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal Ă la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelques boutures Ă Bovary, se fit un devoir de lâen remercier lui-mĂȘme, aperçut Emma, trouva quâelle avait une jolie taille et quâelle ne saluait point en paysanne ; si bien quâon ne crut pas au chĂąteau outre-passer les bornes de la condescendance, ni dâautre part commettre une maladresse, en invitant le jeune mĂ©nage. Un mercredi, Ă trois heures, M. et Mme Bovary, montĂ©s dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachĂ©e par derriĂšre et une boĂźte Ă chapeau qui Ă©tait posĂ©e devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes. Ils arrivĂšrent Ă la nuit tombante, comme on commençait Ă allumer des lampions dans le parc, afin dâĂ©clairer les voitures. VIII L e chĂąteau, de construction moderne, Ă lâitalienne, avec deux ailes avançant et trois perrons, se dĂ©ployait au bas dâune immense pelouse oĂč paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacĂ©s, tandis que des bannettes dâarbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inĂ©gales sur la ligne courbe du chemin sablĂ©. Une riviĂšre passait sous un pont ; Ă travers la brume, on distinguait des bĂątiments Ă toit de chaume, Ă©parpillĂ©s dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par derriĂšre, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallĂšles, les remises et les Ă©curies, restes conservĂ©s de lâancien chĂąteau dĂ©moli. Le boc de Charles sâarrĂȘta devant le perron du milieu ; les domestiques parurent ; le marquis sâavança, et, offrant son bras Ă la femme du mĂ©decin, lâintroduisit dans le vestibule. Il Ă©tait pavĂ© de dalles en marbre, trĂšs haut, et le bruit des pas, avec celui des voix y retentissait comme dans une Ă©glise. En face montait un escalier droit, et Ă gauche une galerie, donnant sur le jardin, conduisait Ă la salle de billard dont on entendait, dĂšs la porte, caramboler les boules dâivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes Ă figure grave, le menton posĂ© sur de hautes cravates, dĂ©corĂ©s tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorĂ©s portaient, au bas de leur bordure, des noms Ă©crits en lettres noires. Elle lut Jean-Antoine dâAndervilliers dâYverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tuĂ© Ă la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un autre Jean-Antoine-Henry-Guy dâAndervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de lâordre de Saint-Michel, blessĂ© au combat de la Hougue-Saint-Vaast, le 29 mai 1692, mort Ă la Vaubyessard le 23 janvier 1693. » Puis on distinguait Ă peine ceux qui suivaient, car la lumiĂšre des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans lâappartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arĂȘtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces grands carrĂ©s noirs bordĂ©s dâor sortaient, çà et lĂ , quelque portion plus claire de la peinture, un front pĂąle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se dĂ©roulant sur lâĂ©paule poudrĂ©e des habits rouges, ou bien la boucle dâune jarretiĂšre au haut dâun mollet rebondi. Le marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva la marquise elle-mĂȘme, vint Ă la rencontre dâEmma et la fit asseoir prĂšs dâelle, sur une causeuse, oĂč elle se mit Ă lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. CâĂ©tait une femme de la quarantaine environ, Ă belles Ă©paules, Ă nez busquĂ©, Ă la voix traĂźnante, et portant, ce soir-lĂ , sur ses cheveux chĂątains, un simple fichu de guipure qui retombait par derriĂšre, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait Ă cĂŽtĂ©, dans une chaise Ă dossier long ; et des messieurs, qui avaient une petite fleur Ă la boutonniĂšre de leur habit, causaient avec les dames, tout autour de la cheminĂ©e. Ă sept heures, on servit le dĂźner. Les hommes, plus nombreux, sâassirent Ă la premiĂšre table, dans le vestibule, et les dames Ă la seconde, dans la salle Ă manger, avec le marquis et la marquise. Emma se sentit, en entrant, enveloppĂ©e par un air chaud, mĂ©lange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de lâodeur des truffes. Les bougies des candĂ©labres allongeaient des flammes sur les cloches dâargent ; les cristaux Ă facettes, couverts dâune buĂ©e mate, se renvoyaient des rayons pĂąles ; des bouquets Ă©taient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes Ă large bordure, les serviettes, arrangĂ©es en maniĂšre de bonnet dâĂ©vĂȘque, tenaient entre le bĂąillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dĂ©passaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles Ă jour sâĂ©tageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumĂ©es montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maĂźtre dâhĂŽtel, passant entre les Ă©paules des convives les plats tout dĂ©coupĂ©s, faisait dâun coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau quâon choisissait. Sur le grand poĂȘle de porcelaine Ă baguette de cuivre, une statue de femme drapĂ©e jusquâau menton regardait immobile la salle pleine de monde. Mme Bovary remarqua que plusieurs dames nâavaient pas mis leurs gants dans leur verre. Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbĂ© sur son assiette remplie, et la serviette nouĂ©e dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux Ă©raillĂ©s et portait une petite queue enroulĂ©e dâun ruban noir. CâĂ©tait le beau-pĂšre du marquis, le vieux duc de LaverdiĂšre, lâancien favori du comte dâArtois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, lâamant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait menĂ© une vie bruyante de dĂ©bauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevĂ©es, avait dĂ©vorĂ© sa fortune et effrayĂ© toute sa famille. Un domestique, derriĂšre sa chaise, lui nommait tout haut, dans lâoreille, les plats quâil dĂ©signait du doigt en bĂ©gayant ; et sans cesse les yeux dâEmma revenaient dâeux-mĂȘmes sur ce vieil homme Ă lĂšvres pendantes comme sur quelque chose dâextraordinaire et dâauguste. Il avait vĂ©cu Ă la Cour et couchĂ© dans le lit des reines ! On versa du vin de Champagne Ă la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle nâavait jamais vu de grenades ni mangĂ© dâananas. Le sucre en poudre mĂȘme lui parut plus blanc et plus fin quâailleurs. Les dames, ensuite, montĂšrent dans leurs chambres sâapprĂȘter pour le bal. Emma fit sa toilette avec la conscience mĂ©ticuleuse dâune actrice Ă son dĂ©but. Elle disposa ses cheveux dâaprĂšs les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barĂšge, Ă©talĂ©e sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre. â Les sous-pieds vont me gĂȘner pour danser, dit-il. â Danser ? reprit Emma. â Oui ! â Mais tu as perdu la tĂȘte ! on se moquerait de toi, reste Ă ta place. Dâailleurs, câest plus convenable pour un mĂ©decin, ajouta-t-elle. Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant quâEmma fĂ»t habillĂ©e. Il la voyait par derriĂšre, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombĂ©s vers les oreilles, luisaient dâun Ă©clat bleu ; une rose Ă son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes dâeau factices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pĂąle, relevĂ©e par trois bouquets de roses pompon mĂȘlĂ©es de verdure. Charles vint lâembrasser sur lâĂ©paule. â Laisse-moi ! dit-elle, tu me chiffonnes. On entendit une ritournelle de violon et les sons dâun cor. Elle descendit lâescalier, se retenant de courir. Les quadrilles Ă©taient commencĂ©s. Il arrivait du monde. On se poussait. Elle se plaça prĂšs de la porte, sur une banquette. Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes dâhommes causant debout et les domestiques en livrĂ©e qui apportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les Ă©ventails peints sâagitaient, les bouquets cachaient Ă demi le sourire des visages, et les flacons Ă bouchon dâor tournaient dans des mains entrâouvertes dont les gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets Ă mĂ©daillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collĂ©es sur les fronts et tordues Ă la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des Ă©pis ou des bluets. Pacifiques Ă leurs places, des mĂšres Ă figure renfrognĂ©e portaient des turbans rouges. Le cĆur dâEmma lui battit un peu lorsque son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup dâarchet pour partir. Mais bientĂŽt lâĂ©motion disparut ; et, se balançant au rythme de lâorchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements lĂ©gers du cou. Un sourire lui montait aux lĂšvres Ă certaines dĂ©licatesses du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; on entendait le bruit clair des louis dâor qui se versaient Ă cĂŽtĂ©, sur le tapis des tables ; puis tout reprenait Ă la fois, le cornet Ă piston lançait un Ă©clat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frĂŽlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mĂȘmes yeux, sâabaissant devant vous, revenaient se fixer sur les vĂŽtres. Quelques hommes une quinzaine de vingt-cinq Ă quarante ans, dissĂ©minĂ©s parmi les danseurs ou causant Ă lâentrĂ©e des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs diffĂ©rences dâĂąge, de toilette ou de figure. Leurs habits, mieux faits, semblaient dâun drap plus souple, et leurs cheveux, ramenĂ©s en boucles vers les tempes, lustrĂ©s par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pĂąleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et quâentretient dans sa santĂ© un rĂ©gime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait Ă lâaise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils sâessuyaient les lĂšvres Ă des mouchoirs brodĂ©s dâun large chiffre, dâoĂč sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient Ă vieillir avaient lâair jeune, tandis que quelque chose de mĂ»r sâĂ©tendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indiffĂ©rents flottait la quiĂ©tude de passions journellement assouvies ; et, Ă travers leurs maniĂšres douces, perçait cette brutalitĂ© particuliĂšre que communique la domination de choses Ă demi faciles, dans lesquelles la force sâexerce et oĂč la vanitĂ© sâamuse, le maniement des chevaux de race et la sociĂ©tĂ© des femmes perdues. Ă trois pas dâEmma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pĂąle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le VĂ©suve, Castellamare et les Cassines, les roses de GĂȘnes, le ColisĂ©e au clair de lune. Emma Ă©coutait de son autre oreille une conversation pleine de mots quâelle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine dâavant, Miss Arabelle et Romulus, et gagnĂ© deux mille louis Ă sauter un fossĂ© en Angleterre. Lâun se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des fautes dâimpression qui avaient dĂ©naturĂ© le nom de son cheval. Lâair du bal Ă©tait lourd ; les lampes pĂąlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des Ă©clats de verre, Mme Bovary tourna la tĂȘte et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son pĂšre en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-mĂȘme, comme autrefois, Ă©crĂ©mant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de lâheure prĂ©sente, sa vie passĂ©e, si nette jusquâalors, sâĂ©vanouissait tout entiĂšre, et elle doutait presque de lâavoir vĂ©cue. Elle Ă©tait lĂ ; puis autour du bal, il nây avait plus que de lâombre, Ă©talĂ©e sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, quâelle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait Ă demi les yeux, la cuiller entre les dents. Une dame, prĂšs dâelle, laissa tomber son Ă©ventail. Un danseur passait. â Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon Ă©ventail, qui est derriĂšre ce canapĂ© ! Le monsieur sâinclina, et, pendant quâil faisait le mouvement dâĂ©tendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, pliĂ© en triangle. Le monsieur, ramenant lâĂ©ventail, lâoffrit Ă la dame, respectueusement ; elle le remercia dâun signe de tĂȘte et se mit Ă respirer son bouquet. AprĂšs le souper, oĂč il y eut beaucoup de vins dâEspagne et de vins du Rhin, des potages Ă la bisque et au lait dâamandes, des puddings Ă la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelĂ©es alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes aprĂšs les autres, commencĂšrent Ă sâen aller. En Ă©cartant du coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans lâombre la lumiĂšre de leurs lanternes. Les banquettes sâĂ©claircirent ; quelques joueurs restaient encore ; les musiciens rafraĂźchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts ; Charles dormait Ă demi, le dos appuyĂ© contre une porte. Ă trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, Mlle dâAndervilliers elle-mĂȘme et la marquise ; il nây avait plus que les hĂŽtes du chĂąteau, une douzaine de personnes Ă peu prĂšs. Cependant, un des valseurs, quâon appelait familiĂšrement vicomte, et dont le gilet trĂšs ouvert semblait moulĂ© sur la poitrine, vint une seconde fois encore inviter Mme Bovary, lâassurant quâil la guiderait et quâelle sâen tirerait bien. Ils commencĂšrent lentement, puis allĂšrent plus vite. Ils tournaient tout tournait autour dâeux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprĂšs des portes, la robe dâEmma, par le bas, sâĂ©riflait au pantalon ; leurs jambes entraient lâune dans lâautre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle sâarrĂȘta. Ils repartirent ; et, dâun mouvement plus rapide, le vicomte, lâentraĂźnant, disparut avec elle jusquâau bout de la galerie, oĂč, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, sâappuya la tĂȘte sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit Ă sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillĂ©s. Elle choisit le vicomte, et le violon recommença. On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du corps et le menton baissĂ©, et lui toujours dans sa mĂȘme pose, la taille cambrĂ©e, le coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser, celle-lĂ ! Ils continuĂšrent longtemps et fatiguĂšrent tous les autres. On causa quelques minutes encore et, aprĂšs les adieux ou plutĂŽt le bonjour, les hĂŽtes du chĂąteau sâallĂšrent coucher. Charles se traĂźnait Ă la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps. Il avait passĂ© cinq heures de suite, tout debout devant les tables, Ă regarder jouer au whist sans y rien comprendre. Aussi poussa-t-il un grand soupir de satisfaction lorsquâil eut retirĂ© ses bottes. Emma mit un chĂąle sur ses Ă©paules, ouvrit la fenĂȘtre et sâaccouda. La nuit Ă©tait noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle aspira le vent humide qui lui rafraĂźchissait les paupiĂšres. La musique du bal bourdonnait encore Ă ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir Ă©veillĂ©e, afin de prolonger lâillusion de cette vie luxueuse quâil lui faudrait tout Ă lâheure abandonner. Le petit jour parut. Elle regarda les fenĂȘtres du chĂąteau, longuement, tĂąchant de deviner quelles Ă©taient les chambres de tous ceux quâelle avait remarquĂ©s la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pĂ©nĂ©trer, sây confondre. Mais elle grelottait de froid. Elle se dĂ©shabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait. Il y eut beaucoup de monde au dĂ©jeuner. Le repas dura dix minutes ; on ne servit aucune liqueur, ce qui Ă©tonna le mĂ©decin. Ensuite Mlle dâAndervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la piĂšce dâeau et on sâalla promener dans la serre chaude, oĂč des plantes bizarres, hĂ©rissĂ©es de poils, sâĂ©tageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils Ă des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts entrelacĂ©s. Lâorangerie, que lâon trouvait au bout, menait Ă couvert jusquâaux communs du chĂąteau. Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les Ă©curies. Au-dessus des rĂąteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bĂȘte sâagitait dans sa stalle, quand on passait prĂšs dâelle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait Ă lâĆil comme le parquet dâun salon. Les harnais de voiture Ă©taient dressĂ©s dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les Ă©triers, les gourmettes rangĂ©s en ligne tout le long de la muraille. Charles, cependant, alla prier un domestique dâatteler son boc. On lâamena devant le perron, et, tous les paquets y Ă©tant fourrĂ©s, les Ă©poux Bovary firent leurs politesses au marquis et Ă la marquise, et repartirent pour Tostes. Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posĂ© sur le bord extrĂȘme de la banquette, conduisait les deux bras Ă©cartĂ©s, et le petit cheval trottait lâamble dans les brancards, qui Ă©taient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en sây trempant dâĂ©cume, et la boĂźte ficelĂ©e derriĂšre le boc donnait contre la caisse de grands coups rĂ©guliers. Ils Ă©taient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque, devant eux, tout Ă coup, des cavaliers passĂšrent en riant, avec des cigares Ă la bouche. Emma crut reconnaĂźtre le vicomte ; elle se dĂ©tourna, et nâaperçut Ă lâhorizon que le mouvement des tĂȘtes sâabaissant et montant, selon la cadence inĂ©gale du trot ou du galop. Un quart de lieue plus loin, il fallut sâarrĂȘter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui Ă©tait rompu. Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup dâĆil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; et il ramassa un porte-cigares tout bordĂ© de soie verte et blasonnĂ© Ă son milieu, comme la portiĂšre dâun carrosse. â Il y a mĂȘme deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour ce soir, aprĂšs dĂźner. â Tu fumes donc ? demanda-t-elle. â Quelquefois, quand lâoccasion se prĂ©sente. Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet. Quand ils arrivĂšrent chez eux, le dĂźner nâĂ©tait point prĂȘt. Madame sâemporta. Nastasie rĂ©pondit insolemment. â Partez ! dit Emma. Câest se moquer, je vous chasse. Il y avait pour dĂźner de la soupe Ă lâoignon, avec un morceau de veau Ă lâoseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains dâun air heureux â Cela fait plaisir de se retrouver chez soi ! On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu sociĂ©tĂ© pendant bien des soirs, dans les dĂ©sĆuvrements de son veuvage. CâĂ©tait sa premiĂšre pratique, sa plus ancienne connaissance du pays. â Est-ce que tu lâas renvoyĂ©e pour tout de bon ? dit-il enfin. â Oui. Qui mâen empĂȘche ? rĂ©pondit-elle. Puis ils se chauffĂšrent dans la cuisine, pendant quâon apprĂȘtait leur chambre. Charles se mit Ă fumer. Il fumait en avançant les lĂšvres, crachant Ă toute minute, se reculant Ă chaque bouffĂ©e. â Tu vas te faire mal, dit-elle dĂ©daigneusement. Il dĂ©posa son cigare, et courut avaler, Ă la pompe, un verre dâeau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de lâarmoire. La journĂ©e fut longue, le lendemain ! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mĂȘmes allĂ©es, sâarrĂȘtant devant les plates-bandes, devant lâespalier, devant le curĂ© de plĂątre, considĂ©rant avec Ă©bahissement toutes ces choses dâautrefois quâelle connaissait si bien. Comme le bal dĂ©jĂ lui semblait loin ! Qui donc Ă©cartait, Ă tant de distance, le matin dâavant-hier et le soir dâaujourdâhui ? Son voyage Ă la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, Ă la maniĂšre de ces grandes crevasses quâun orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se rĂ©signa pourtant ; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusquâĂ ses souliers de satin, dont la semelle sâĂ©tait jaunie Ă la cire glissante du parquet. Son cĆur Ă©tait comme eux au frottement de la richesse, il sâĂ©tait placĂ© dessus quelque chose qui ne sâeffacerait pas. Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en sâĂ©veillant Ah ! il y a huit jours⊠il y a quinze joursâŠ, il y a trois semaines, jây Ă©tais ! » Et peu Ă peu, les physionomies se confondirent dans sa mĂ©moire, elle oublia lâair des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrĂ©es et les appartements ; quelques dĂ©tails sâen allĂšrent ; mais le regret lui resta. IX S ouvent, lorsque Charles Ă©tait sorti, elle allait prendre dans lâarmoire, entre les plis du linge oĂč elle lâavait laissĂ©, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, lâouvrait, et mĂȘme elle flairait lâodeur de sa doublure, mĂȘlĂ©e de verveine et de tabac. Ă qui appartenait-il ?⊠Au vicomte. CâĂ©tait peut-ĂȘtre un cadeau de sa maĂźtresse. On avait brodĂ© cela sur quelque mĂ©tier de palissandre, meuble mignon que lâon cachait Ă tous les yeux, qui avait occupĂ© bien des heures et oĂč sâĂ©taient penchĂ©es les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle dâamour avait passĂ© parmi les mailles du canevas ; chaque coup dâaiguille avait fixĂ© lĂ une espĂ©rance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacĂ©s nâĂ©taient que la continuitĂ© de la mĂȘme passion silencieuse. Et puis le vicomte, un matin, lâavait emportĂ© avec lui. De quoi avait-on parlĂ©, lorsquâil restait sur les cheminĂ©es Ă large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle Ă©tait Ă Tostes. Lui, il Ă©tait Ă Paris, maintenant ; lĂ -bas ! Comment Ă©tait-ce Paris ? Quel nom dĂ©mesurĂ© ! Elle se le rĂ©pĂ©tait Ă demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait Ă ses oreilles comme un bourdon de cathĂ©drale, il flamboyait Ă ses yeux jusque sur lâĂ©tiquette de ses pots de pommade. La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenĂȘtres en chantant la Marjolaine, elle sâĂ©veillait ; et Ă©coutant le bruit des roues ferrĂ©es, qui, Ă la sortie du pays, sâamortissait vite sur la terre â Ils y seront demain ! se disait-elle. Et elle les suivait dans sa pensĂ©e, montant et descendant les cĂŽtes, traversant les villages, filant sur la grande route Ă la clartĂ© des Ă©toiles. Au bout dâune distance indĂ©terminĂ©e, il se trouvait toujours une place confuse oĂč expirait son rĂȘve. Elle sâacheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, sâarrĂȘtant Ă chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrĂ©s blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatiguĂ©s Ă la fin, elle fermait ses paupiĂšres, et elle voyait dans les tĂ©nĂšbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marche-pieds de calĂšches, qui se dĂ©ployaient Ă grand fracas devant le pĂ©ristyle des théùtres. Elle sâabonna Ă la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dĂ©vorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premiĂšres reprĂ©sentations, de courses et de soirĂ©es, sâintĂ©ressait au dĂ©but dâune chanteuse, Ă lâouverture dâun magasin. Elle savait les modes nouvelles, lâadresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou dâOpĂ©ra. Elle Ă©tudia, dans EugĂšne Sue, les descriptions dâameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. Ă table mĂȘme, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventĂ©s, elle Ă©tablissait des rapprochements. Mais le cercle dont il Ă©tait le centre peu Ă peu sâĂ©largit autour de lui, et cette aurĂ©ole quâil avait, sâĂ©cartant de sa figure, sâĂ©tala plus au loin, pour illuminer dâautres rĂȘves. Paris, plus vague que lâOcĂ©an, miroitait donc aux yeux dâEmma dans une atmosphĂšre vermeille. La vie nombreuse qui sâagitait en ce tumulte y Ă©tait cependant divisĂ©e par parties, classĂ©e en tableaux distincts. Emma nâen apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et reprĂ©sentaient Ă eux seuls lâhumanitĂ© complĂšte. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissĂ©s de miroirs, autour de tables ovales couvertes dâun tapis de velours Ă crĂ©pines dâor. Il y avait lĂ des robes Ă queue, de grands mystĂšres, des angoisses dissimulĂ©es sous des sourires. Venait ensuite la sociĂ©tĂ© des duchesses ; on y Ă©tait pĂąle ; on se levait Ă 4 heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du point dâAngleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacitĂ©s mĂ©connues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer Ă Bade la saison dâĂ©tĂ©, et, vers la quarantaine enfin, Ă©pousaient des hĂ©ritiĂšres. Dans les cabinets de restaurant oĂč lâon soupe aprĂšs minuit riait, Ă la clartĂ© des bougies, la foule bigarrĂ©e des gens de lettres et des actrices. Ils Ă©taient, ceux-lĂ , prodigues comme des rois, pleins dâambitions idĂ©ales et de dĂ©lires fantastiques. CâĂ©tait une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il Ă©tait perdu, sans place prĂ©cise, et comme nâexistant pas. Plus les choses, dâailleurs, Ă©taient voisines, plus sa pensĂ©e sâen dĂ©tournait. Tout ce qui lâentourait immĂ©diatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbĂ©ciles, mĂ©diocritĂ© de lâexistence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier oĂč elle se trouvait prise, tandis quâau delĂ sâĂ©tendait Ă perte de vue lâimmense pays des fĂ©licitĂ©s et des passions. Elle confondait, dans son dĂ©sir, les sensualitĂ©s du luxe avec les joies du cĆur, lâĂ©lĂ©gance des habitudes et les dĂ©licatesses du sentiment. Ne fallait-il pas Ă lâamour, comme aux plantes indiennes, des terrains prĂ©parĂ©s, une tempĂ©rature particuliĂšre ? Les soupirs au clair de lune, les longues Ă©treintes, les larmes qui coulent sur les mains quâon abandonne, toutes les fiĂšvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se sĂ©paraient donc pas du balcon des grands chĂąteaux qui sont pleins de loisirs, dâun boudoir Ă stores de soie avec un tapis bien Ă©pais, des jardiniĂšres remplies, un lit montĂ© sur une estrade, ni du scintillement des pierres prĂ©cieuses et des aiguillettes de la livrĂ©e. Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses pieds Ă©taient nus dans des chaussons. CâĂ©tait lĂ le groom en culotte courte dont il fallait se contenter ! Quand son ouvrage Ă©tait fini, il ne revenait plus de la journĂ©e ; car Charles, en rentrant, mettait lui-mĂȘme son cheval Ă lâĂ©curie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire. Pour remplacer Nastasie qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes, Emma prit Ă son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit quâil fallait vous parler Ă la troisiĂšme personne, apporter un verre dâeau dans une assiette, frapper aux portes avant dâentrer, et Ă repasser, Ă empeser, Ă lâhabiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obĂ©issait sans murmure pour nâĂȘtre point renvoyĂ©e ; et, comme Madame, dâhabitude, laissait la clef au buffet, FĂ©licitĂ©, chaque soir, prenait une petite provision de sucre quâelle mangeait toute seule, dans son lit, aprĂšs avoir fait sa priĂšre. LâaprĂšs-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. Madame se tenait en haut dans son appartement. Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers Ă chĂąle du corsage, une chemisette plissĂ©e avec trois boutons dâor. Sa ceinture Ă©tait une cordeliĂšre Ă gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui sâĂ©talait sur le cou-de-pied. Elle sâĂ©tait achetĂ© un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiquâelle nâeĂ»t personne Ă qui Ă©crire ; elle Ă©poussetait son Ă©tagĂšre, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rĂȘvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre Ă son couvent. Elle souhaitait Ă la fois mourir et habiter Paris. Charles, Ă la neige, Ă la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiĂšde des saignĂ©es, Ă©coutait des rĂąles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, Ă ne savoir mĂȘme dâoĂč venait cette odeur, ou si ce nâĂ©tait pas sa peau qui parfumait sa chemise. Elle le charmait par quantitĂ© de dĂ©licatesses ; câĂ©tait tantĂŽt une maniĂšre nouvelle de façonner pour les bougies des bobĂšches de papier, un volant quâelle changeait Ă sa robe, ou le nom extraordinaire dâun mets bien simple, et que la bonne avait manquĂ©, mais que Charles, jusquâau bout, avalait avec plaisir. Elle vit Ă Rouen des dames qui portaient Ă leur montre un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminĂ©e deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps aprĂšs, un nĂ©cessaire dâivoire, avec un dĂ© de vermeil. Moins Charles comprenait ces Ă©lĂ©gances, plus il en subissait la sĂ©duction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et Ă la douceur de son foyer. CâĂ©tait comme une poussiĂšre dâor qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie. Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa rĂ©putation Ă©tait Ă©tablie tout Ă fait. Les campagnards le chĂ©rissaient parce quâil nâĂ©tait pas fier. Il caressait les enfants, nâentrait jamais au cabaret, et, dâailleurs, inspirait de la confiance par sa moralitĂ©. Il rĂ©ussissait particuliĂšrement dans les catarrhes et maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, nâordonnait guĂšre que des potions calmantes, de temps Ă autre de lâĂ©mĂ©tique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce nâest pas que la chirurgie lui fĂźt peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour lâextraction des dents une poigne dâenfer. Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement Ă la Ruche mĂ©dicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait un peu aprĂšs son dĂźner ; mais la chaleur de lâappartement, jointe Ă la digestion, faisait quâau bout de cinq minutes il sâendormait ; et il restait lĂ , le menton sur ses deux mains, et les cheveux Ă©talĂ©s comme une criniĂšre jusquâau pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les Ă©paules. Que nâavait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes dâardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, Ă soixante ans, quand vient lâĂąge des rhumatismes, une brochette en croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui Ă©tait le sien, fĂ»t illustre, le voir Ă©talĂ© chez des libraires, rĂ©pĂ©tĂ© dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles nâavait point dâambition ! Un mĂ©decin dâYvetot, avec qui derniĂšrement il sâĂ©tait trouvĂ© en consultation, lâavait humiliĂ© quelque peu, au lit mĂȘme du malade, devant les parents assemblĂ©s. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma sâemporta bien haut contre le confrĂšre. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle Ă©tait exaspĂ©rĂ©e de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenĂȘtre et huma lâair frais pour se calmer. â Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! disait-elle tout bas, en se mordant les lĂšvres. Elle se sentait, dâailleurs, plus irritĂ©e de lui. Il prenait, avec lâĂąge, des allures Ă©paisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, aprĂšs manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement Ă chaque gorgĂ©e, et, comme il commençait dâengraisser, ses yeux, dĂ©jĂ petits, semblaient remontĂ©s vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes. Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait Ă lâĂ©cart les gants dĂ©teints quâil se disposait Ă passer ; et ce nâĂ©tait pas, comme il croyait, pour lui ; câĂ©tait pour elle-mĂȘme, par expansion dâĂ©goĂŻsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses quâelles avait lues, comme dâun passage de roman, dâune piĂšce nouvelle, ou de lâanecdote du grand monde que lâon racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles Ă©tait quelquâun, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prĂȘte. Elle faisait bien des confidences Ă sa levrette ! Elle en eĂ»t fait aux bĂ»ches de la cheminĂ©e et au balancier de la pendule. Au fond de son Ăąme, cependant, elle attendait un Ă©vĂ©nement. Comme les matelots en dĂ©tresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux dĂ©sespĂ©rĂ©s, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de lâhorizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusquâĂ elle, vers quel rivage il la mĂšnerait, sâil Ă©tait chaloupe ou vaisseau Ă trois ponts, chargĂ© dâangoisses ou plein de fĂ©licitĂ©s jusquâaux sabords. Mais, chaque matin, Ă son rĂ©veil, elle lâespĂ©rait pour la journĂ©e, et elle Ă©coutait tous les bruits, se levait en sursaut, sâĂ©tonnait quâil ne vĂźnt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, dĂ©sirait ĂȘtre au lendemain. Le printemps reparut. Elle eut des Ă©touffements aux premiĂšres chaleurs, quand les poiriers fleurirent. DĂšs le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois dâoctobre, pensant que le marquis dâAndervilliers, peut-ĂȘtre, donnerait encore un bal Ă la Vaubyessard. Mais tout septembre sâĂ©coula sans lettres, ni visites. AprĂšs lâennui de cette dĂ©ception, son cĆur de nouveau resta vide, et alors la sĂ©rie des mĂȘmes journĂ©es recommença. Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi Ă la file toujours pareilles, innombrables, et nâapportant rien ! Les autres existences, si plates quâelles fussent, avaient du moins la chance dâun Ă©vĂ©nement. Une aventure amenait parfois des pĂ©ripĂ©ties Ă lâinfini, et le dĂ©cor changeait. Mais, pour elle, rien nâarrivait, Dieu lâavait voulu ! Lâavenir Ă©tait un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermĂ©e. Elle abandonna la musique, pourquoi jouer ? qui lâentendrait ? Puisquâelle ne pourrait jamais, en robe de velours Ă manches courtes, sur un piano dâĂrard, dans un concert, battant de ses doigts lĂ©gers les touches dâivoire, sentir, comme une brise, circuler autour dâelle un murmure dâextase, ce nâĂ©tait pas la peine de sâennuyer Ă Ă©tudier. Elle laissa dans lâarmoire ses cartons Ă dessin et la tapisserie. Ă quoi bon ? Ă quoi bon ? La couture lâirritait. â Jâai tout lu, se disait-elle. Et elle restait Ă faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber. Comme elle Ă©tait triste, le dimanche, quand on sonnait les vĂȘpres ! Elle Ă©coutait, dans un hĂ©bĂ©tement attentif, tinter un Ă un les coups fĂȘlĂ©s de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pĂąles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traĂźnĂ©es de poussiĂšre. Au loin, parfois, un chien hurlait et la cloche, Ă temps Ă©gaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne. Cependant on sortait de lâĂ©glise. Les femmes en sabots cirĂ©s, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tĂȘte devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusquâĂ la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mĂȘmes, restaient Ă jouer au bouchon, devant la grande porte de lâauberge. Lâhiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, Ă©taient chargĂ©s de givre, et la lumiĂšre, blanchĂątre Ă travers eux, comme par des verres dĂ©polis, quelquefois ne variait pas de la journĂ©e. DĂšs quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe. Les jours quâil faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosĂ©e avait laissĂ© sur les choux des guipures dâargent avec de longs fils clairs qui sâĂ©tendaient de lâun Ă lâautre. On nâentendait pas dâoiseaux, tout semblait dormir, lâespalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, oĂč lâon voyait, en sâapprochant, se traĂźner des cloportes Ă pattes nombreuses. Dans les sapinettes, prĂšs de la haie, le curĂ© en tricorne qui lisait son brĂ©viaire avait perdu le pied droit et mĂȘme le plĂątre, sâĂ©caillant Ă la gelĂ©e, avait fait des gales blanches sur sa figure. Puis elle remontait, fermait la porte, Ă©talait les charbons, et, dĂ©faillant Ă la chaleur du foyer, sentait lâennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. Tous les jours, Ă la mĂȘme heure, le maĂźtre dâĂ©cole, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champĂȘtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire Ă la mare. De temps Ă autre, la porte dâun cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent, lâon entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient dâenseigne Ă sa boutique. Elle avait pour dĂ©coration une vieille gravure de modes collĂ©e contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux Ă©taient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrĂȘtĂ©e, de son avenir perdu, et, rĂȘvant quelque boutique dans une grande ville comme Ă Rouen, par exemple, sur le port, prĂšs du théùtre, il restait toute la journĂ©e Ă se promener en long, depuis la mairie jusquâĂ lâĂ©glise, sombre, et attendant la clientĂšle. Lorsque Mme Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours lĂ , comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur lâoreille et sa veste de lasting. Dans lâaprĂšs-midi, quelquefois, une tĂȘte dâhomme apparaissait derriĂšre les vitres de la salle, tĂȘte hĂąlĂ©e, Ă favoris noirs, et qui souriait lentement dâun large sourire doux Ă dents blanches. Une valse aussitĂŽt commençait, et, sur lâorgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapĂ©s, les consoles, se rĂ©pĂ©tant dans les morceaux de miroir que raccordait Ă leurs angles un filet de papier dorĂ©. Lâhomme faisait aller sa manivelle, regardant Ă droite, Ă gauche et vers les fenĂȘtres. De temps Ă autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait lâĂ©paule ; et, tantĂŽt dolente et traĂźnarde, ou joyeuse et prĂ©cipitĂ©e, la musique de la boĂźte sâĂ©chappait en bourdonnant Ă travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. CâĂ©taient des airs que lâon jouait ailleurs, sur les théùtres, que lâon chantait dans les salons, que lâon dansait le soir sous des lustres Ă©clairĂ©s, Ă©chos du monde qui arrivaient jusquâĂ Emma. Des sarabandes Ă nâen plus finir se dĂ©roulaient dans sa tĂȘte, et, comme une bayadĂšre sur les fleurs dâun tapis, sa pensĂ©e bondissait avec les notes, se balançait de rĂȘve en rĂȘve, de tristesse en tristesse. Quand lâhomme avait reçu lâaumĂŽne dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et sâĂ©loignait dâun pas lourd. Elle le regardait partir. Mais câĂ©tait surtout aux heures des repas quâelle nâen pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussĂ©e, avec le poĂȘle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavĂ©s humides ; toute lâamertume de lâexistence lui semblait servie sur son assiette, et, Ă la fumĂ©e du bouilli, il montait du fond de son Ăąme comme dâautres bouffĂ©es dâaffadissement. Charles Ă©tait long Ă manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyĂ©e du coude, sâamusait, avec la pointe de son couteau, Ă faire des raies sur la toile cirĂ©e. Elle laissait maintenant tout aller dans son mĂ©nage, et Mme Bovary mĂšre, lorsquâelle vint passer Ă Tostes une partie du carĂȘme, sâĂ©tonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et dĂ©licate, elle restait Ă prĂ©sent des journĂ©es entiĂšres sans sâhabiller, portait des bas de coton gris, sâĂ©clairait Ă la chandelle. Elle rĂ©pĂ©tait quâil fallait Ă©conomiser, puisquâils nâĂ©taient pas riches, ajoutant quâelle Ă©tait trĂšs contente, trĂšs heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche Ă la belle-mĂšre. Du reste, Emma ne semblait plus disposĂ©e Ă suivre ses conseils ; une fois mĂȘme, Mme Bovary sâĂ©tant avisĂ©e de prĂ©tendre que les maĂźtres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait rĂ©pondu dâun Ćil si colĂšre et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne sây frotta plus. Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des plats pour elle, nây touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thĂ© Ă la douzaine. Souvent, elle sâobstinait Ă ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenĂȘtres, sâhabillait en robe lĂ©gĂšre. Lorsquâelle avait bien rudoyĂ© sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou lâenvoyait se promener chez les voisines, de mĂȘme quâelle jetait parfois aux pauvres toutes les piĂšces blanches de sa bourse, quoiquâelle ne fĂ»t guĂšre tendre cependant, ni facilement accessible Ă lâĂ©motion dâautrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours Ă lâĂąme quelque chose de la callositĂ© des mains paternelles. Vers la fin de fĂ©vrier, le pĂšre Rouault, en souvenir de sa guĂ©rison, apporta lui-mĂȘme Ă son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours Ă Tostes. Charles Ă©tant Ă ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ; si bien quâelle referma la porte quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-mĂȘme. Dâailleurs, elle ne cachait plus son mĂ©pris pour rien, ni pour personne ; et elle se mettait quelquefois Ă exprimer des opinions singuliĂšres, blĂąmant ce que lâon approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales ce qui faisait ouvrir de grands yeux Ă son mari. Est-ce que cette misĂšre durerait toujours ? est-ce quâelle nâen sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses Ă la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exĂ©crait lâinjustice de Dieu ; elle sâappuyait la tĂȘte aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquĂ©es, les insolents plaisirs avec tous les Ă©perduments quâelle ne connaissait pas et quâils devaient donner. Elle pĂąlissait et avait des battements de cĆur. Charles lui administra de la valĂ©riane et des bains de camphre. Tout ce que lâon essayait semblait lâirriter davantage. En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fĂ©brile ; Ă ces exaltations succĂ©daient tout Ă coup des torpeurs oĂč elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, câĂ©tait de se rĂ©pandre sur les bras un flacon dâeau de Cologne. Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie Ă©tait sans doute dans quelque influence locale, et sâarrĂȘtant Ă cette idĂ©e, il songea sĂ©rieusement Ă aller sâĂ©tablir ailleurs. DĂšs lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite toux sĂšche et perdit complĂštement lâappĂ©tit. Il en coĂ»tait Ă Charles dâabandonner Tostes, aprĂšs quatre ans de sĂ©jour et au moment oĂč il commençait Ă sây poser. Sâil le fallait cependant ! Il la conduisit Ă Rouen, voir son ancien maĂźtre. CâĂ©tait une maladie nerveuse on devait la changer dâair. AprĂšs sâĂȘtre tournĂ© de cĂŽtĂ© et dâautre, Charles apprit quâil y avait dans lâarrondissement de NeufchĂątel, un fort bourg nommĂ© Yonville-lâAbbaye, dont le mĂ©decin, qui Ă©tait un rĂ©fugiĂ© polonais, venait de dĂ©camper la semaine prĂ©cĂ©dente. Alors il Ă©crivit au pharmacien de lâendroit pour savoir quel Ă©tait le chiffre de la population, la distance oĂč se trouvait le confrĂšre le plus voisin, combien par annĂ©e gagnait son prĂ©dĂ©cesseur, etc., et, les rĂ©ponses ayant Ă©tĂ© satisfaisantes, il se rĂ©solut Ă dĂ©mĂ©nager vers le printemps, si la santĂ© dâEmma ne sâamĂ©liorait pas. Un jour quâen prĂ©vision de son dĂ©part elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts Ă quelque chose. CâĂ©tait un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutons dâoranger Ă©taient jaunes de poussiĂšre, et les rubans de satin, Ă lisĂ©rĂ© dâargent, sâeffiloquaient par le bord. Elle le jeta dans le feu. Il sâenflamma plus vite quâune paille sĂšche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brĂ»ler. Les petites baies de carton Ă©clataient, les fils dâarchal se tordaient, le galon se fondait ; et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin sâenvolĂšrent par la cheminĂ©e. Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bovary Ă©tait enceinte. DEUXIĂME PARTIE. I Y onville-LâAbbaye ainsi nommĂ©, Ă cause dâune ancienne abbaye de Capucins dont les ruines nâexistent mĂȘme plus est un bourg Ă huit lieues de Rouen, entre la route dâAbbeville et celle de Beauvais, au fond dâune vallĂ©e quâarrose la Rieule, petite riviĂšre qui se jette dans lâAndelle, aprĂšs avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et oĂč il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, sâamusent Ă pĂȘcher Ă la ligne. On quitte la grande route Ă la BoissiĂšre et lâon continue Ă plat jusquâau haut de la cĂŽte des Leux, dâoĂč lâon dĂ©couvre la vallĂ©e. La riviĂšre qui la traverse en fait comme deux rĂ©gions de physionomie distincte tout ce qui est Ă gauche est en herbage, tout ce qui est Ă droite est en labour. La prairie sâallonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derriĂšre aux pĂąturages du pays de Bray, tandis que, du cĂŽtĂ© de lâest, la plaine, montant doucement, va sâĂ©largissant et Ă©tale Ă perte de vue ses blondes piĂšces de blĂ©. Lâeau qui court au bord de lâherbe sĂ©pare dâune raie blanche la couleur des prĂ©s et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble Ă un grand manteau dĂ©pliĂ© qui a un collet de velours vert, bordĂ© dâun galon dâargent. Au bout de lâhorizon, lorsquâon arrive, on a devant soi les chĂȘnes de la forĂȘt dâArgueil, avec les escarpements de la cĂŽte Saint-Jean, rayĂ©s du haut en bas par de longues traĂźnĂ©es rouges, inĂ©gales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantitĂ© de sources ferrugineuses qui coulent au delĂ , dans le pays dâalentour. On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de lâĂle-de-France, contrĂ©e bĂątarde oĂč le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractĂšre. Câest lĂ que lâon fait les pires fromages de NeufchĂątel de tout lâarrondissement, et, dâautre part, la culture y est coĂ»teuse, parce quâil faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux. Jusquâen 1835, il nây avait point de route praticable pour arriver Ă Yonville ; mais on a Ă©tabli vers cette Ă©poque un chemin de grande vicinalitĂ© qui relie la route dâAbbeville Ă celle dâAmiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-lâAbbaye est demeurĂ© stationnaire, malgrĂ© ses dĂ©bouchĂ©s nouveaux. Au lieu dâamĂ©liorer les cultures, on sây obstine encore aux herbages, quelque dĂ©prĂ©ciĂ©s quâils soient, et le bourg paresseux, sâĂ©cartant de la plaine, a continuĂ© naturellement Ă sâagrandir vers la riviĂšre. On lâaperçoit de loin, tout couchĂ© en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de lâeau. Au bas de la cĂŽte, aprĂšs le pont, commence une chaussĂ©e plantĂ©e de jeunes trembles, qui vous mĂšne en droite ligne jusquâaux premiĂšres maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bĂątiments Ă©pars, pressoirs, charretteries et bouilleries, dissĂ©minĂ©s sous les arbres touffus portant des Ă©chelles, des gaules ou des faux accrochĂ©es dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusquâau tiers Ă peu prĂšs des fenĂȘtres basses, dont les gros verres bombĂ©s sont garnis dâun nĆud dans le milieu, Ă la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plĂątre que traversent en diagonale des lambourdes noires, sâaccroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussĂ©e ont Ă leur porte une petite barriĂšre tournante pour les dĂ©fendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempĂ© de cidre. Cependant les cours se font plus Ă©troites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougĂšres se balance sous une fenĂȘtre au bout dâun manche Ă balai ; il y a la forge dâun marĂ©chal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiĂštent sur la route. Puis, Ă travers une claire-voie, apparaĂźt une maison blanche au delĂ dâun rond de gazon que dĂ©core un Amour, le doigt posĂ© sur la bouche ; deux vases en fonte sont Ă chaque bout du perron ; des panonceaux brillent Ă la porte ; câest la maison du notaire, et la plus belle du pays. LâĂ©glise est de lâautre cĂŽtĂ© de la rue, vingt pas plus loin, Ă lâentrĂ©e de la place. Le petit cimetiĂšre qui lâentoure, clos dâun mur Ă hauteur dâappui, est si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres Ă ras du sol font un dallage continu, oĂč lâherbe a dessinĂ© de soi-mĂȘme des carrĂ©s verts rĂ©guliers. LâĂ©glise a Ă©tĂ© rebĂątie Ă neuf dans les derniĂšres annĂ©es du rĂšgne de Charles X. La voĂ»te en bois commence Ă se pourrir par le haut, et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte, oĂč seraient les orgues, se tient un jubĂ© pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots. Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, Ă©claire obliquement les bancs rangĂ©s en travers de la muraille, que tapisse çà et lĂ quelque paillasson clouĂ©, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres Banc de M. un tel. » Plus loin, Ă lâendroit oĂč le vaisseau se rĂ©trĂ©cit, le confessionnal fait pendant Ă une statuette de la Vierge, vĂȘtue dâune robe de satin, coiffĂ©e dâun voile de tulle semĂ© dâĂ©toiles dâargent, et tout empourprĂ©e aux pommettes comme une idole des Ăźles Sandwich ; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de lâintĂ©rieur, dominant le maĂźtre-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective. Les stalles du chĆur, en bois de sapin, sont restĂ©es sans ĂȘtre peintes. Les halles, câest-Ă -dire un toit de tuiles supportĂ© par une vingtaine de poteaux, occupent Ă elles seules la moitiĂ© environ de la grande place dâYonville. La mairie, construite sur les dessins dâun architecte de Paris, est une maniĂšre de temple grec qui fait lâangle, Ă cĂŽtĂ© de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussĂ©e, trois colonnes ioniques et, au premier Ă©tage, une galerie Ă plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyĂ© dâune patte sur la Charte et tenant de lâautre les balances de la justice. Mais ce qui attire le plus les yeux, câest en face de lâauberge du Lion dâor, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumĂ© et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartĂ©s de couleur, alors, Ă travers elles, comme dans des feux du Bengale, sâentrevoit lâombre du pharmacien, accoudĂ© sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardĂ©e dâinscriptions Ă©crites en anglaise, en ronde, en moulĂ©e Eaux de Vichy, de Seltz et de BarĂšges, robs dĂ©puratifs, mĂ©decine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pĂąte Regnault, bandages ; bains, chocolats de santĂ©, etc. » Et lâenseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres dâor Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derriĂšre les grandes balances scellĂ©es sur le comptoir, le mot laboratoire se dĂ©roule au-dessus dâune porte vitrĂ©e qui, Ă moitiĂ© de sa hauteur, rĂ©pĂšte encore une fois Homais, en lettres dâor, sur un fond noir. Il nây a plus ensuite rien Ă voir dans Yonville. La rue la seule, longue dâune portĂ©e de fusil et bordĂ©e de quelques boutiques, sâarrĂȘte court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que lâon suive le bas de la cĂŽte Saint-Jean, bientĂŽt on arrive au cimetiĂšre. Lors du cholĂ©ra, pour lâagrandir, on a abattu un pan de mur et achetĂ© trois acres de terre Ă cĂŽtĂ© ; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitĂ©e, les tombes, comme autrefois, continuant Ă sâentasser vers la porte. Le gardien, qui est en mĂȘme temps fossoyeur et bedeau Ă lâĂ©glise tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bĂ©nĂ©fice, a profitĂ© du terrain vide pour y semer des pommes de terre. DâannĂ©e en annĂ©e, cependant, son petit champ se rĂ©trĂ©cit, et, lorsquâil survient une Ă©pidĂ©mie, il ne sait pas sâil doit se rĂ©jouir des dĂ©cĂšs ou sâaffliger des sĂ©pultures. â Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui dit enfin, un jour, M. le curĂ©. Cette parole sombre le fit rĂ©flĂ©chir, elle lâarrĂȘta pour quelque temps ; mais, aujourdâhui encore, il continue la culture de ses tubercules, et mĂȘme soutient avec aplomb quâils poussent naturellement. Depuis les Ă©vĂ©nements que lâon va raconter, rien, en effet, nâa changĂ© Ă Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de lâĂ©glise ; la boutique du marchand de nouveautĂ©s agite encore au vent ses deux banderoles dâindienne ; les fĆtus du pharmacien, comme des paquets dâamadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au-dessus de la grande porte de lâauberge, le vieux lion dâor, dĂ©teint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche. Le soir que les Ă©poux Bovary devaient arriver Ă Yonville, Mme veuve Lefrançois, la maĂźtresse de cette auberge, Ă©tait si fort affairĂ©e, quâelle suait Ă grosses gouttes en remuant ses casseroles. CâĂ©tait le lendemain jour de marchĂ© dans le bourg. Il fallait dâavance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du cafĂ©. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du mĂ©decin, de sa femme et de leur bonne ; le billard retentissait dâĂ©clats de rire ; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour quâon leur apportĂąt de lâeau-de-vie ; le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, sâĂ©levaient des piles dâassiettes qui tremblaient aux secousses du billot oĂč lâon hachait des Ă©pinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou. Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marquĂ© de petite vĂ©role et coiffĂ© dâun bonnet de velours Ă gland dâor, se chauffait le dos contre la cheminĂ©e. Sa figure nâexprimait rien que la satisfaction de soi-mĂȘme, et il avait lâair aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tĂȘte, dans une cage dâosier câĂ©tait le pharmacien. â ArtĂ©mise ! criait la maĂźtresse dâauberge, casse de la bourrĂ©e, emplis les carafes, apporte de lâeau-de-vie, dĂ©pĂȘche-toi ! Au moins, si je savais quel dessert offrir Ă la sociĂ©tĂ© que vous attendez ! BontĂ© divine ! les commis du dĂ©mĂ©nagement recommencent leur tintamarre dans le billard ! Et leur charrette qui est restĂ©e sous la grande porte ! LâHirondelle est capable de la dĂ©foncer en arrivant ! Appelle Polyte pour quâil la remise !⊠Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-ĂȘtre fait quinze parties et bu huit pots de cidre !⊠Mais ils vont me dĂ©chirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son Ă©cumoire Ă la main. â Le mal ne serait pas grand, rĂ©pondit M. Homais, vous en achĂšteriez un autre. â Un autre billard ! exclama la veuve. â Puisque celui-lĂ ne tient plus, madame Lefrançois ; je vous le rĂ©pĂšte, vous vous faites tort ! vous vous faites grand tort ! Et puis les amateurs, Ă prĂ©sent, veulent des blouses Ă©troites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille ; tout est changĂ© ! Il faut marcher avec son siĂšcle ! Regardez Tellier, plutĂŽt⊠LâhĂŽtesse devint rouge de dĂ©pit. Le pharmacien ajouta â Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vĂŽtre ; et quâon ait lâidĂ©e, par exemple, de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondĂ©s de Lyon⊠â Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur ! interrompit lâhĂŽtesse, en haussant ses grosses Ă©paules. Allez ! allez ! monsieur Homais, tant que le Lion dâor vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres ! Au lieu quâun de ces matins vous verrez le CafĂ© français fermĂ©, et avec une belle affiche sur les auvents ! Changer mon billard, continuait-elle en se parlant Ă elle-mĂȘme, lui qui mâest si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, jâai mis coucher jusquâĂ six voyageurs !⊠Mais ce lambin dâHivert qui nâarrive pas ! â Lâattendez-vous pour le dĂźner de vos messieurs ? demanda le pharmacien. â Lâattendre ? Et M. Binet donc ! Ă six heures battant vous allez le voir entrer, car son pareil nâexiste pas sur la terre pour lâexactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle ! On le tuerait plutĂŽt que de le faire dĂźner ailleurs ! et dĂ©goĂ»tĂ© quâil est ! et si difficile pour le cidre ! Ce nâest pas comme M. LĂ©on ; lui, il arrive quelquefois Ă sept heures, sept heures et demie mĂȘme ; il ne regarde seulement pas Ă ce quâil mange. Quel bon jeune homme ! Jamais un mot plus haut que lâautre. â Câest quâil y a bien de la diffĂ©rence, voyez-vous, entre quelquâun qui a reçu de lâĂ©ducation et un ancien carabinier qui est percepteur. Six heures sonnĂšrent. Binet entra. Il Ă©tait vĂȘtu dâune redingote bleue, tombant droit dâelle-mĂȘme tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, Ă pattes nouĂ©es par des cordons sur le sommet de sa tĂȘte, laissait voir, sous la visiĂšre relevĂ©e, un front chauve, quâavait dĂ©primĂ© lâhabitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien cirĂ©es qui avaient deux renflements parallĂšles, Ă cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dĂ©passait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mĂąchoire, encadrait comme la bordure dâune plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux Ă©taient petits et le nez busquĂ©. Fort Ă tous les jeux de cartes, bon chasseur et possĂ©dant une belle Ă©criture, il avait chez lui un tour, oĂč il sâamusait Ă tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie dâun artiste et lâĂ©goĂŻsme dâun bourgeois. Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut dâabord en faire sortir les trois meuniers ; et, pendant tout le temps que lâon fut Ă mettre son couvert, Binet resta silencieux Ă sa place, auprĂšs du poĂȘle ; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme dâusage. â Ce ne sont pas les civilitĂ©s qui lui useront la langue ! dit le pharmacien, dĂšs quâil fut seul avec lâhĂŽtesse. â Jamais il ne cause davantage, rĂ©pondit-elle ; il est venu ici, la semaine derniĂšre, deux voyageurs en draps, des garçons pleins dâesprit qui contaient, le soir, un tas de farces que jâen pleurais de rire ; eh bien, il restait lĂ , comme une alose, sans dire un mot. â Oui, fit le pharmacien, pas dâimagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue lâhomme de sociĂ©tĂ© ! â On dit pourtant quâil a des moyens, objecta lâhĂŽtesse. â Des moyens ? rĂ©pliqua M. Homais ; lui ! des moyens ? Dans sa partie, câest possible, ajouta-t-il dâun ton plus calme. Et il reprit â Ah ! quâun nĂ©gociant qui a des relations considĂ©rables, quâun jurisconsulte, un mĂ©decin, un pharmacien soient tellement absorbĂ©s, quâils en deviennent fantasques et bourrus mĂȘme, je le comprends ; on en cite des traits dans les histoires ! Mais, au moins, câest quâils pensent Ă quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois mâest-il arrivĂ© de chercher ma plume sur mon bureau pour Ă©crire une Ă©tiquette, et de trouver, en dĂ©finitive, que je lâavais placĂ©e Ă mon oreille ! Cependant, Mme Lefrançois alla sur le seuil regarder si lâHirondelle nâarrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vĂȘtu de noir entra tout Ă coup dans la cuisine. On distinguait, aux derniĂšres lueurs du crĂ©puscule, quâil avait la figure rubiconde et le corps athlĂ©tique. â Quây a-t-il pour votre service, monsieur le curĂ© ? demanda la maĂźtresse dâauberge, tout en atteignant sur la cheminĂ©e un des flambeaux de cuivre qui sây trouvaient rangĂ©s en colonnade avec leurs chandelles ; voulez-vous prendre quelque chose ? un doigt de cassis, un verre de vin ? LâecclĂ©siastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie, quâil avait oubliĂ© lâautre jour au couvent dâErnemont, et, aprĂšs avoir priĂ© Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytĂšre dans la soirĂ©e, il sortit pour se rendre Ă lâĂ©glise, oĂč lâon sonnait lâAngelus. Quand le pharmacien nâentendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout Ă lâheure. Ce refus dâaccepter un rafraĂźchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prĂȘtres godaillaient tous sans quâon les vĂźt, et cherchaient Ă ramener le temps de la dĂźme. LâhĂŽtesse prit la dĂ©fense de son curĂ© â Dâailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, lâannĂ©e derniĂšre, aidĂ© nos gens Ă rentrer la paille ; il en portait jusquâĂ six bottes Ă la fois, tant il est fort ! â Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse Ă des gaillards dâun tempĂ©rament pareil ! Moi, si jâĂ©tais le gouvernement, je voudrais quâon saignĂąt les prĂȘtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlĂ©botomie, dans lâintĂ©rĂȘt de la police et des mĆurs ! â Taisez-vous donc, monsieur Homais ! vous ĂȘtes un impie ! vous nâavez pas de religion ! Le pharmacien rĂ©pondit â Jâai une religion, ma religion, et mĂȘme jâen ai plus quâeux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries ! Jâadore Dieu, au contraire ! Je crois en lâĂtre suprĂȘme, Ă un CrĂ©ateur, quel quâil soit, peu mâimporte, qui nous a placĂ©s ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de pĂšre de famille ; mais je nâai pas besoin dâaller, dans une Ă©glise, baiser des plats dâargent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous ! Car on peut lâhonorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou mĂȘme en contemplant la voĂ»te Ă©thĂ©rĂ©e, comme les anciens. Mon Dieu, Ă moi, câest le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de BĂ©ranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi, je nâadmets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promĂšne dans son parterre la canne Ă la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours choses absurdes en elles-mĂȘmes et complĂštement opposĂ©es, dâailleurs, Ă toutes les lois de la physique ; ce qui nous dĂ©montre, en passant, que les prĂȘtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, oĂč ils sâefforcent dâengloutir avec eux les populations. Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien, un moment, sâĂ©tait cru en plein conseil municipal. Mais la maĂźtresse dâauberge ne lâĂ©coutait plus ; elle tendait son oreille Ă un roulement Ă©loignĂ©. On distingua le bruit dâune voiture mĂȘlĂ© Ă un claquement de fers lĂąches qui battaient la terre, et lâHirondelle enfin sâarrĂȘta devant la porte. CâĂ©tait un coffre jaune portĂ© par deux grandes roues qui, montant jusquâĂ la hauteur de la bĂąche, empĂȘchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les Ă©paules. Les petits carreaux de ses vasistas Ă©troits tremblaient dans leurs chĂąssis quand la voiture Ă©tait fermĂ©e, et gardaient des taches de boue, çà et lĂ , parmi leur vieille couche de poussiĂšre, que les pluies dâorage mĂȘme ne lavaient pas tout Ă fait. Elle Ă©tait attelĂ©e de trois chevaux, dont le premier en arbalĂšte, et, lorsquâon descendait les cĂŽtes, elle touchait du fond en cahotant. Quelques bourgeois dâYonville arrivĂšrent sur la place ; ils parlaient tous Ă la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches ; Hivert ne savait auquel rĂ©pondre. CâĂ©tait lui qui faisait Ă la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au marĂ©chal, un baril de harengs pour sa maĂźtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ; et, le long de la route, en sâen revenant, il distribuait ses paquets, quâil jetait par-dessus les clĂŽtures des cours, debout sur son siĂšge, et criant Ă pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls. Un accident lâavait retardĂ© ; la levrette de Mme Bovary sâĂ©tait enfuie Ă travers champs. On lâavait sifflĂ©e un grand quart dâheure. Hivert mĂȘme Ă©tait retournĂ© dâune demi-lieue en arriĂšre, croyant lâapercevoir Ă chaque minute ; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleurĂ©, sâĂ©tait emportĂ©e ; elle avait accusĂ© Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand dâĂ©toffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayĂ© de la consoler par quantitĂ© dâexemples de chiens perdus, reconnaissant leur maĂźtre au bout de longues annĂ©es. On en citait un, disait-il, qui Ă©tait revenu de Constantinople Ă Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passĂ© quatre riviĂšres Ă la nage ; et son pĂšre Ă lui-mĂȘme avait possĂ©dĂ© un caniche qui, aprĂšs douze ans dâabsence, lui avait tout Ă coup sautĂ© sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dĂźner en ville. II E mma descendit la premiĂšre, puis FĂ©licitĂ©, M. Lheureux, une nourrice, et lâon fut obligĂ© de rĂ©veiller Charles dans son coin, oĂč il sâĂ©tait endormi complĂštement dĂšs que la nuit Ă©tait venue. Homais se prĂ©senta ; il offrit ses hommages Ă Madame, ses civilitĂ©s Ă Monsieur, dit quâil Ă©tait charmĂ© dâavoir pu leur rendre quelque service, et ajouta dâun air cordial quâil avait osĂ© sâinviter lui-mĂȘme, sa femme dâailleurs Ă©tant absente. Mme Bovary, quand elle fut dans la cuisine, sâapprocha de la cheminĂ©e. Du bout de ses deux doigts elle prit sa robe Ă la hauteur du genou, et, lâayant ainsi remontĂ©e jusquâaux chevilles, elle tendit Ă la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussĂ© dâune bottine noire. Le feu lâĂ©clairait en entier, pĂ©nĂ©trant dâune lumiĂšre crue la trame de sa robe, les pores Ă©gaux de sa peau blanche et mĂȘme les paupiĂšres de ses yeux quâelle clignait de temps Ă autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entrâouverte. De lâautre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e, un jeune homme Ă chevelure blonde la regardait silencieusement. Comme il sâennuyait beaucoup Ă Yonville, oĂč il Ă©tait clerc chez Me Guillaumin, souvent M. LĂ©on Dupuis câĂ©tait lui, le second habituĂ© du Lion dâor reculait lâinstant de son repas, espĂ©rant quâil viendrait quelque voyageur Ă lâauberge avec qui causer dans la soirĂ©e. Les jours que sa besogne Ă©tait finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver Ă lâheure exacte, et subir depuis la soupe jusquâau fromage le tĂȘte-Ă -tĂȘte de Binet. Ce fut donc avec joie quâil accepta la proposition de lâhĂŽtesse de dĂźner en la compagnie des nouveaux venus, et lâon passa dans la grande salle, oĂč Mme Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts. Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas. Puis, se tournant vers sa voisine â Madame, sans doute, est un peu lasse ? on est si Ă©pouvantablement cahotĂ© dans notre Hirondelle ! â Il est vrai, rĂ©pondit Emma ; mais le dĂ©rangement mâamuse toujours ; jâaime Ă changer de place. â Câest une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre clouĂ© aux mĂȘmes endroits ! â Si vous Ă©tiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligĂ© dâĂȘtre Ă cheval⊠â Mais, reprit LĂ©on sâadressant Ă Mme Bovary, rien nâest plus agrĂ©able, il me semble ; quand on le peut, ajouta-t-il. â Du reste, disait lâapothicaire, lâexercice de la mĂ©decine nâest pas fort pĂ©nible en nos contrĂ©es ; car lâĂ©tat de nos routes permet lâusage du cabriolet, et, gĂ©nĂ©ralement, lâon paye assez bien, les cultivateurs Ă©tant aisĂ©s. Nous avons, sous le rapport mĂ©dical, Ă part les cas ordinaires dâentĂ©rite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps Ă autre quelques fiĂšvres intermittentes Ă la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spĂ©cial Ă noter, si ce nâest beaucoup dâhumeurs froides, et qui tiennent sans doute aux dĂ©plorables conditions hygiĂ©niques de nos logements de paysans. Ah ! vous trouverez bien des prĂ©jugĂ©s Ă combattre, monsieur Bovary ; bien des entĂȘtements de la routine, oĂč se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curĂ©, plutĂŽt que de venir naturellement chez le mĂ©decin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, nâest point, Ă vrai dire, mauvais, et mĂȘme nous comptons dans la commune quelques nonagĂ©naires. Le thermomĂštre jâen ai fait les observations descend en hiver jusquâĂ quatre degrĂ©s, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre RĂ©aumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit mesure anglaise, pas davantage ! â et, en effet, nous sommes abritĂ©s des vents du nord par la forĂȘt dâArgueil dâune part, des vents dâouest par la cĂŽte Saint-Jean de lâautre ; et cette chaleur, cependant, qui Ă cause de la vapeur dâeau dĂ©gagĂ©e par la riviĂšre et la prĂ©sence considĂ©rable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup dâammoniaque, câest-Ă -dire azote, hydrogĂšne et oxygĂšne non, azote et hydrogĂšne seulement, et qui, pompant Ă elle lâhumus de la terre, confondant toutes ces Ă©manations diffĂ©rentes, les rĂ©unissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-mĂȘme avec lâĂ©lectricitĂ© rĂ©pandue dans lâatmosphĂšre, lorsquâil y en a, pourrait Ă la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; â cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempĂ©rĂ©e du cĂŽtĂ© oĂč elle vient, ou plutĂŽt dâoĂč elle viendrait, câest-Ă -dire du cĂŽtĂ© sud, par les vents de sud-est, lesquels sâĂ©tant rafraĂźchis dâeux-mĂȘmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout dâun coup, comme des brises de Russie ! â Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ? continuait Mme Bovary parlant au jeune homme. â Oh ! fort peu, rĂ©pondit-il. Il y a un endroit que lâon nomme la PĂąture, sur le haut de la cĂŽte, Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Quelquefois, le dimanche, je vais lĂ , et jây reste avec un livre, Ă regarder le soleil couchant. â Je ne trouve rien dâadmirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout. â Oh ! jâadore la mer, dit M. LĂ©on. â Et puis ne vous semble-t-il pas, rĂ©pliqua Mme Bovary, que lâesprit vogue plus librement sur cette Ă©tendue sans limites, dont la contemplation vous Ă©lĂšve lâĂąme et donne des idĂ©es dâinfini, dâidĂ©al ? â Il en est de mĂȘme des paysages de montagnes, reprit LĂ©on. Jâai un cousin qui a voyagĂ© en Suisse lâannĂ©e derniĂšre, et qui me disait quâon ne peut se figurer la poĂ©sie des lacs, le charme des cascades, lâeffet gigantesque des glaciers. On voit des pins dâune grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des prĂ©cipices, et, Ă mille pieds sous vous, des vallĂ©es entiĂšres, quand les nuages sâentrâouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer Ă la priĂšre, Ă lâextase ! Aussi je ne mâĂ©tonne plus de ce musicien cĂ©lĂšbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume dâaller jouer du piano devant quelque site imposant. â Vous faites de la musique ? demanda-t-elle. â Non, mais je lâaime beaucoup, rĂ©pondit-il. â Ah ! ne lâĂ©coutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, câest modestie pure. â Comment, mon cher ! Eh ! lâautre jour, dans votre chambre, vous chantiez lâAnge gardien Ă ravir. Je vous entendais du laboratoire ; vous dĂ©tachiez cela comme un acteur. LĂ©on, en effet, logeait chez le pharmacien, oĂč il avait une petite piĂšce au second Ă©tage, sur la place. Il rougit Ă ce compliment de son propriĂ©taire, qui dĂ©jĂ sâĂ©tait tournĂ© vers le mĂ©decin et lui Ă©numĂ©rait les uns aprĂšs les autres les principaux habitants dâYonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements. On ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup dâembarras. Emma reprit â Et quelle musique prĂ©fĂ©rez-vous ? â Oh ! la musique allemande, celle qui porte Ă rĂȘver. â Connaissez-vous les Italiens ? â Pas encore ; mais je les verrai lâannĂ©e prochaine, quand jâirai habiter Paris, pour finir mon droit. â Câest comme jâavais lâhonneur, dit le pharmacien, de lâexprimer Ă votre Ă©poux, Ă propos de ce pauvre Yanoda qui sâest enfui ; vous vous trouverez, grĂące aux folies quâil a faites, jouir dâune des maisons les plus confortables dâYonville. Ce quâelle a principalement de commode pour un mĂ©decin, câest une porte sur lâAllĂ©e, qui permet dâentrer et de sortir sans ĂȘtre vu. Dâailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agrĂ©able Ă un mĂ©nage buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. CâĂ©tait un gaillard qui nây regardait pas ! Il sâĂ©tait fait construire, au bout du jardin, Ă cĂŽtĂ© de lâeau, une tonnelle tout exprĂšs pour boire de la biĂšre en Ă©tĂ©, et si Madame aime le jardinage, elle pourra⊠â Ma femme ne sâen occupe guĂšre, dit Charles ; elle aime mieux, quoiquâon lui recommande lâexercice, toujours rester dans sa chambre, Ă lire. â Câest comme moi, rĂ©pliqua LĂ©on ; quelle meilleure chose, en effet, que dâĂȘtre le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brĂ»le ?⊠â Nâest-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts. â On ne songe Ă rien, continuait-il, les heures passent. On se promĂšne immobile dans des pays que lâon croit voir, et votre pensĂ©e, sâenlaçant Ă la fiction, se joue dans les dĂ©tails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mĂȘle aux personnages ; il semble que câest vous qui palpitez sous leurs costumes. â Câest vrai ! câest vrai ! disait-elle. â Vous est-il arrivĂ© parfois, reprit LĂ©on, de rencontrer dans un livre une idĂ©e vague que lâon a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme lâexposition entiĂšre de votre sentiment le plus dĂ©liĂ© ? â Jâai Ă©prouvĂ© cela, rĂ©pondit-elle. â Câest pourquoi, dit-il, jâaime surtout les poĂštes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et quâils font bien mieux pleurer. â Cependant ils fatiguent Ă la longue, reprit Emma ; et maintenant, au contraire, jâadore les histoires qui se suivent tout dâune haleine, oĂč lâon a peur. Je dĂ©teste les hĂ©ros communs et les sentiments tempĂ©rĂ©s, comme il y en a dans la nature. â En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cĆur, sâĂ©cartent, il me semble, du vrai but de lâArt. Il est si doux, parmi les dĂ©senchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idĂ©e sur de nobles caractĂšres, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant Ă moi, vivant ici, loin du monde, câest ma seule distraction ; mais Yonville offre si peu de ressources ! â Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi jâĂ©tais toujours abonnĂ©e Ă un cabinet de lecture. â Si Madame veut me faire lâhonneur dâen user, dit le pharmacien, qui venait dâentendre ces derniers mots, jâai moi-mĂȘme Ă sa disposition une bibliothĂšque composĂ©e des meilleurs auteurs Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, lâĂcho des Feuilletons, etc., et je reçois, de plus, diffĂ©rentes feuilles pĂ©riodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant lâavantage dâen ĂȘtre le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, NeufchĂątel, Yonville et les alentours. Depuis deux heures et demie, on Ă©tait Ă table ; car la servante ArtĂ©mise, traĂźnant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisiĂšre, apportait les assiettes les unes aprĂšs les autres, oubliait tout, nâentendait Ă rien et sans cesse laissait entrebĂąillĂ©e la porte du billard, qui battait contre le mur du bout de sa clenche. Sans quâil sâen aperçût, tout en causant, LĂ©on avait posĂ© son pied sur un des barreaux de la chaise oĂč Mme Bovary Ă©tait assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyautĂ© ; et, selon les mouvements de tĂȘte quâelle faisait, le bas de son visage sâenfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. Câest ainsi, lâun prĂšs de lâautre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, quâils entrĂšrent dans une de ces vagues conversations oĂč le hasard des phrases vous ramĂšne toujours au centre fixe dâune sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde quâils ne connaissaient pas, Tostes oĂč elle avait vĂ©cu, Yonville oĂč ils Ă©taient, ils examinĂšrent tout, parlĂšrent de tout jusquâĂ la fin du dĂźner. Quand le cafĂ© fut servi, FĂ©licitĂ© sâen alla prĂ©parer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientĂŽt levĂšrent le siĂšge. Mme Lefrançois dormait auprĂšs des cendres, tandis que le garçon dâĂ©curie, une lanterne Ă la main, attendait M. et Mme Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge Ă©tait entremĂȘlĂ©e de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsquâil eut pris de son autre main le parapluie de M. le curĂ©, lâon se mit en marche. Le bourg Ă©tait endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre Ă©tait toute grise, comme par une nuit dâĂ©tĂ©. Mais, la maison du mĂ©decin se trouvant Ă cinquante pas de lâauberge, il fallut presque aussitĂŽt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa. Emma, dĂšs le vestibule, sentit tomber sur ses Ă©paules, comme un linge humide, le froid du plĂątre. Les murs Ă©taient neufs, et les marches de bois craquĂšrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchĂątre passait par les fenĂȘtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes dâarbres, et plus loin la prairie, Ă demi noyĂ©e dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la riviĂšre. Au milieu de lâappartement, pĂȘle-mĂȘle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bĂątons dorĂ©s avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui avaient apportĂ© les meubles ayant tout laissĂ© lĂ , nĂ©gligemment. CâĂ©tait la quatriĂšme fois quâelle couchait dans un endroit inconnu. La premiĂšre avait Ă©tĂ© le jour de son entrĂ©e au couvent, la seconde celle de son arrivĂ©e Ă Tostes, la troisiĂšme Ă la Vaubyessard, la quatriĂšme Ă©tait celle-ci ; et chacune sâĂ©tait trouvĂ©e faire dans sa vie comme lâinauguration dâune phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se reprĂ©senter les mĂȘmes Ă des places diffĂ©rentes, et, puisque la portion vĂ©cue avait Ă©tĂ© mauvaise, sans doute ce qui restait Ă consommer serait meilleur. III L e lendemain, Ă son rĂ©veil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle Ă©tait en peignoir. Il leva la tĂȘte et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenĂȘtre. LĂ©on attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivĂ©es ; mais, en entrant Ă lâauberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablĂ©. Ce dĂźner de la veille Ă©tait pour lui un Ă©vĂ©nement considĂ©rable ; jamais, jusquâalors, il nâavait causĂ© pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantitĂ© de choses quâil nâaurait pas si bien dites auparavant ? il Ă©tait timide dâhabitude et gardait cette rĂ©serve qui participe Ă la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait Ă Yonville quâil avait des maniĂšres comme il faut. Il Ă©coutait raisonner les gens mĂ»rs, et ne paraissait point exaltĂ© en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possĂ©dait des talents, il peignait Ă lâaquarelle, savait lire la clef de sol, et sâoccupait volontiers de littĂ©rature aprĂšs son dĂźner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considĂ©rait pour son instruction ; Mme Homais lâaffectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillĂ©s, fort mal Ă©levĂ©s et quelque peu lymphatiques, comme leur mĂšre. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, lâĂ©lĂšve en pharmacie, un arriĂšre-cousin de M. Homais que lâon avait pris dans la maison par charitĂ©, et qui servait en mĂȘme temps de domestique. Lâapothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna Mme Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprĂšs, goĂ»ta la boisson lui-mĂȘme, et veilla dans la cave Ă ce que la futaille fĂ»t bien placĂ©e ; il indiqua encore la façon de sây prendre pour avoir une provision de beurre Ă bon marchĂ©, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins dâYonville Ă lâheure ou Ă lâannĂ©e, selon le goĂ»t des personnes. Le besoin de sâoccuper dâautrui ne poussait pas seul le pharmacien Ă tant de cordialitĂ© obsĂ©quieuse, et il y avait lĂ -dessous un plan. Il avait enfreint la loi du 19 ventĂŽse an xi, article Ier, qui dĂ©fend Ă tout individu non porteur de diplĂŽme lâexercice de la mĂ©decine ; si bien que, sur des dĂ©nonciations tĂ©nĂ©breuses, Homais avait Ă©tĂ© mandĂ© Ă Rouen, prĂšs M. le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat lâavait reçu debout, dans sa robe, hermine Ă lâĂ©paule et toque en tĂȘte. CâĂ©tait le matin, avant lâaudience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintĂšrent Ă croire quâil allait tomber dâun coup de sang ; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux dissĂ©minĂ©s ; et il fut obligĂ© dâentrer dans un cafĂ© prendre un verre de rhum avec de lâeau de Seltz, pour se remettre les esprits. Peu Ă peu, le souvenir de cette admonition sâaffaiblit, et il continuait, comme autrefois, Ă donner des consultations anodines dans son arriĂšre-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrĂšres Ă©taient jaloux, il fallait tout craindre ; en sâattachant M. Bovary par des politesses, câĂ©tait gagner sa gratitude, et empĂȘcher quâil ne parlĂąt plus tard, sâil sâapercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans lâaprĂšs-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez lâofficier de santĂ© faire la conversation. Charles Ă©tait triste la clientĂšle nâarrivait pas. Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il sâemploya chez lui comme homme de peine, et mĂȘme il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissĂ©. Mais les affaires dâargent le prĂ©occupaient. Il en avait tant dĂ©pensĂ© pour les rĂ©parations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le dĂ©mĂ©nagement, que toute la dot, plus de trois mille Ă©cus, sâĂ©tait Ă©coulĂ©e en deux ans. Puis, que de choses endommagĂ©es ou perdues dans le transport de Tostes Ă Yonville, sans compter le curĂ© de plĂątre, qui, tombant de la charrette Ă un cahot trop fort, sâĂ©tait Ă©crasĂ© en mille morceaux sur le pavĂ© de Quincampoix ! Un souci meilleur vint le distraire, Ă savoir la grossesse de sa femme. Ă mesure que le terme en approchait, il la chĂ©rissait davantage. CâĂ©tait un autre lien de la chair sâĂ©tablissant, et comme le sentiment continu dâune union plus complexe. Quand il voyait de loin sa dĂ©marche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-Ă -vis lâun de lâautre il la contemplait tout Ă lâaise et quâelle prenait, assise, des poses fatiguĂ©es dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus ; il se levait, il lâembrassait, passait ses mains sur sa figure, lâappelait petite maman, voulait la faire danser, et dĂ©bitait, moitiĂ© riant, moitiĂ© pleurant, toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient Ă lâesprit. LâidĂ©e dâavoir engendrĂ© le dĂ©lectait. Rien ne lui manquait Ă prĂ©sent. Il connaissait lâexistence humaine tout du long, et il sây attablait sur les deux coudes avec sĂ©rĂ©nitĂ©. Emma dâabord sentit un grand Ă©tonnement, puis eut envie dâĂȘtre dĂ©livrĂ©e, pour savoir quelle chose câĂ©tait que dâĂȘtre mĂšre. Mais, ne pouvant faire les dĂ©penses quâelle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des bĂ©guins brodĂ©s, elle renonça au trousseau, dans un accĂšs dâamertume, et le commanda dâun seul coup Ă une ouvriĂšre du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne sâamusa donc pas Ă ces prĂ©paratifs oĂč la tendresse des mĂšres se met en appĂ©tit, et son affection, dĂšs lâorigine, en fut peut-ĂȘtre attĂ©nuĂ©e de quelque chose. Cependant, comme Charles, Ă tous les repas, parlait du marmot, bientĂŽt elle y songea dâune façon plus continue. Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, et lâappellerait Georges ; et cette idĂ©e dâavoir pour enfant un mĂąle Ă©tait comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passĂ©es. Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empĂȘchĂ©e continuellement. Inerte et flexible Ă la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dĂ©pendances de la loi. Sa volontĂ©, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite Ă tous les vents, il y a toujours quelque dĂ©sir qui entraĂźne, quelque convenance qui retient. Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant. â Câest une fille ! dit Charles. Elle tourna la tĂȘte et sâĂ©vanouit. Presque aussitĂŽt, Mme Homais accourut et lâembrassa, ainsi que la mĂšre Lefrançois du Lion dâor. Le pharmacien, en homme discret, lui adressa seulement quelques fĂ©licitations provisoires, par la porte entre-bĂąillĂ©e. Il voulut voir lâenfant et le trouva bien conformĂ©. Pendant sa convalescence, elle sâoccupa beaucoup Ă chercher un nom pour sa fille. Dâabord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala ; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou LĂ©ocadie. Charles dĂ©sirait quâon appelĂąt lâenfant comme sa mĂšre ; Emma sây opposait. On parcourut le calendrier dâun bout Ă lâautre, et lâon consulta les Ă©trangers. â M. LĂ©on, disait le pharmacien, avec qui jâen causais lâautre jour, sâĂ©tonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement Ă la mode maintenant. Mais la mĂšre Bovary se rĂ©cria bien fort sur ce nom de pĂ©cheresse. M. Homais, quant Ă lui, avait en prĂ©dilection tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception gĂ©nĂ©reuse, et câest dans ce systĂšme-lĂ quâil avait baptisĂ© ses quatre enfants. Ainsi, NapolĂ©on reprĂ©sentait la gloire et Franklin la libertĂ© ; Irma, peut-ĂȘtre, Ă©tait une concession au romantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef-dâĆuvre de la scĂšne française. Car ses convictions philosophiques nâempĂȘchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui nâĂ©touffait point lâhomme sensible ; il savait Ă©tablir des diffĂ©rences, faire la part de lâimagination et celle du fanatisme. De cette tragĂ©die, par exemple, il blĂąmait les idĂ©es, mais il admirait le style ; il maudissait la conception, mais il applaudissait Ă tous les dĂ©tails, et sâexaspĂ©rait contre les personnages, en sâenthousiasmant de leurs discours. Lorsquâil lisait les grands morceaux, il Ă©tait transportĂ© ; mais, quand il songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il Ă©tait dĂ©solĂ©, et dans cette confusion de sentiments oĂč il sâembarrassait, il aurait voulu tout Ă la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon quart dâheure. Enfin, Emma se souvint quâau chĂąteau de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme ; dĂšs lors ce nom-lĂ fut choisi, et, comme le pĂšre Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais dâĂȘtre parrain. Il donna pour cadeaux tous produits de son Ă©tablissement, Ă savoir six boĂźtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pĂąte Ă la guimauve, et de plus, six bĂątons de sucre candi quâil avait retrouvĂ©s dans un placard. Le soir de la cĂ©rĂ©monie, il y eut un grand dĂźner ; le curĂ© sây trouvait ; on sâĂ©chauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M. LĂ©on chanta une barcarolle, et Mme Bovary mĂšre, qui Ă©tait la marraine, une romance du temps de lâEmpire ; enfin M. Bovary pĂšre exigea que lâon descendĂźt lâenfant, et se mit Ă le baptiser avec un verre de champagne quâil lui versait de haut sur la tĂȘte. Cette dĂ©rision du premier des sacrements indigna lâabbĂ© Bournisien ; le pĂšre Bovary rĂ©pondit par une citation de la Guerre des dieux, le curĂ© voulut partir ; les dames suppliaient ; Homais sâinterposa ; et lâon parvint Ă faire rasseoir lâecclĂ©siastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sa demi-tasse de cafĂ© Ă moitiĂ© bue. M. Bovary pĂšre resta encore un mois Ă Yonville, dont il Ă©blouit les habitants par un superbe bonnet de police Ă galons dâargent, quâil portait le matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi lâhabitude de boire beaucoup dâeau-de-vie, souvent il envoyait la servante au Lion dâor lui en acheter une bouteille, que lâon inscrivait au compte de son fils ; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute la provision dâeau de Cologne quâavait sa bru. Celle-ci ne se dĂ©plaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps dâofficier, des maĂźtresses quâil avait eues, des grands dĂ©jeuners quâil avait faits, puis il se montrait aimable, et parfois mĂȘme, soit dans lâescalier ou au jardin, il lui saisissait la taille en sâĂ©criant â Charles, prends garde Ă toi ! Alors la mĂšre Bovary sâeffraya pour le bonheur de son fils, et, craignant que son Ă©poux, Ă la longue, nâeĂ»t une influence immorale sur les idĂ©es de la jeune femme, elle se hĂąta de presser le dĂ©part. Peut-ĂȘtre avait-elle des inquiĂ©tudes plus sĂ©rieuses. M. Bovary Ă©tait homme Ă ne rien respecter. Un jour, Emma fut prise tout Ă coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait Ă©tĂ© mise en nourrice chez la femme du menuisier, et sans regarder Ă lâalmanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle sâachemina vers la demeure de Rollet, qui se trouvait Ă lâextrĂ©mitĂ© du village, au bas de la cĂŽte, entre la grande route et les prairies. Il Ă©tait midi ; les maisons avaient leurs volets fermĂ©s, et les toits dâardoises, qui reluisaient sous la lumiĂšre Ăąpre du ciel bleu, semblaient Ă la crĂȘte de leurs pignons faire pĂ©tiller des Ă©tincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ; elle hĂ©sita si elle ne sâen retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour sâasseoir. Ă ce moment, M. LĂ©on sortit dâune porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit Ă lâombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait. Mme Bovary dit quâelle allait voir son enfant, mais quâelle commençait Ă ĂȘtre lasse. â SiâŠ, reprit LĂ©on, nâosant poursuivre. â Avez-vous affaire quelque part ? demanda-t-elle. Et, sur la rĂ©ponse du clerc, elle le pria de lâaccompagner. DĂšs le soir, cela fut connu dans Yonville, et Mme Tuvache, la femme du maire, dĂ©clara devant sa servante que Mme Bovary se compromettait. Pour arriver chez la nourrice, il fallait, aprĂšs la rue, tourner Ă gauche, comme pour gagner le cimetiĂšre, et suivre, entre des maisonnettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troĂšnes. Ils Ă©taient en fleur et les vĂ©roniques aussi, les Ă©glantiers, les orties, et les ronces lĂ©gĂšres qui sâĂ©lançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolĂ©es, frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, cĂŽte Ă cĂŽte, ils marchaient doucement, elle sâappuyant sur lui et lui retenant son pas quâil mesurait sur les siens ; devant eux, un essaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans lâair chaud. Ils reconnurent la maison Ă un vieux noyer qui lâombrageait. Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet dâoignons suspendu. Des bourrĂ©es, debout contre la clĂŽture dâĂ©pines, entouraient un carrĂ© de laitues, quelques pieds de lavande et des pots Ă fleurs montĂ©s sur des rames. De lâeau sale coulait en sâĂ©parpillant sur lâherbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole dâindienne rouge, et un grand drap de toile Ă©paisse Ă©talĂ© en long sur la haie. Au bruit de la barriĂšre, la nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tĂ©tait. Elle tirait de lâautre main un pauvre marmot chĂ©tif, couvert de scrofules au visage, le fils dâun bonnetier de Rouen que ses parents trop occupĂ©s de leur nĂ©goce laissaient Ă la campagne. â Entrez, dit-elle ; votre petite est lĂ qui dort. La chambre, au rez-de-chaussĂ©e, la seule du logis, avait au fond, contre la muraille, un large lit sans rideaux, tandis que le pĂ©trin occupait le cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, dont une vitre Ă©tait raccommodĂ©e avec un soleil de papier bleu. Dans lâangle, derriĂšre la porte, des brodequins Ă clous luisants Ă©taient rangĂ©s sous la dalle du lavoir, prĂšs dâune bouteille pleine dâhuile qui portait une plume Ă son goulot ; un Mathieu Laensberg traĂźnait sur la cheminĂ©e poudreuse, parmi des pierres Ă fusil, des bouts de chandelle et des morceaux dâamadou. Enfin la derniĂšre superfluitĂ© de cet appartement Ă©tait une RenommĂ©e soufflant dans des trompettes, image dĂ©coupĂ©e sans doute Ă mĂȘme quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes Ă sabot clouaient au mur. Lâenfant dâEmma dormait Ă terre, dans un berceau dâosier. Elle la prit avec la couverture qui lâenveloppait, et se mit Ă chanter doucement en se dandinant. LĂ©on se promenait dans la chambre ; il lui semblait Ă©trange de voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misĂšre. Mme Bovary devint rouge ; il se dĂ©tourna, croyant que ses yeux peut-ĂȘtre avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitĂŽt vint lâessuyer, protestant quâil nây paraĂźtrait pas. â Elle mâen fait bien dâautres, disait-elle, et je ne suis occupĂ©e quâĂ la rincer continuellement ! Si vous aviez donc la complaisance de commander Ă Camus lâĂ©picier, quâil me laisse prendre un peu de savon lorsquâil mâen faut ? ce serait mĂȘme plus commode pour vous, que je ne dĂ©rangerais pas. â Câest bien, câest bien ! dit Emma. Au revoir, mĂšre Rollet ! Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil. La bonne femme lâaccompagna jusquâau bout de la cour, tout en parlant du mal quâelle avait Ă se relever la nuit. â Jâen suis si rompue quelquefois, que je mâendors sur ma chaise ; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de cafĂ© moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait. AprĂšs avoir subi ses remerciements, Mme Bovary sâen alla ; et elle Ă©tait quelque peu avancĂ©e dans le sentier, lorsquâĂ un bruit de sabots elle tourna la tĂȘte câĂ©tait la nourrice ! â Quây a-t-il ? Alors la paysanne, la tirant Ă lâĂ©cart, derriĂšre un orme, se mit Ă lui parler de son mari, qui, avec son mĂ©tier et six francs par an que le capitaine⊠â Achevez plus vite, dit Emma. â Eh bien, reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaque mot, jâai peur quâil ne se fasse une tristesse de me voir prendre du cafĂ© toute seule ; vous savez, les hommes⊠â Puisque vous en aurez, rĂ©pĂ©tait Emma, je vous en donnerai !⊠Vous mâennuyez ! â HĂ©las ! ma pauvre chĂšre dame, câest quâil a, par suite de ses blessures, des crampes terribles Ă la poitrine. Il dit mĂȘme que le cidre lâaffaiblit. â Mais dĂ©pĂȘchez-vous, mĂšre Rollet ! â Donc, reprit celle-ci faisant une rĂ©vĂ©rence, si ce nâĂ©tait pas trop vous demander tropâŠ, elle salua encore une fois, â quand vous voudrez, â et son regard suppliait, â un cruchon dâeau-de-vie, dit-elle enfin, et jâen frotterai les pieds de votre petite, qui les a tendres comme la langue. DĂ©barrassĂ©e de la nourrice, Emma reprit le bras de M. LĂ©on. Elle marcha rapidement pendant quelque temps ; puis elle se ralentit, et son regard quâelle promenait devant elle rencontra lâĂ©paule du jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux chĂątains tombaient dessus, plats et bien peignĂ©s. Elle remarqua ses ongles, qui Ă©taient plus longs quâon ne les portait Ă Yonville. CâĂ©tait une des grandes occupations du clerc que de les entretenir ; et il gardait, Ă cet usage, un canif tout particulier dans son Ă©critoire. Ils sâen revinrent Ă Yonville en suivant le bord de lâeau. Dans la saison chaude, la berge plus Ă©largie dĂ©couvrait jusquâĂ leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant Ă la riviĂšre. Elle coulait sans bruit, rapide et froide Ă lâĆil ; de grandes herbes minces sây courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnĂ©es sâĂ©talaient dans sa limpiditĂ©. Quelquefois, Ă la pointe des joncs ou sur la feuille des nĂ©nuphars, un insecte Ă pattes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait dâun rayon les petits globules bleus des ondes qui se succĂ©daient en se crevant ; les vieux saules Ă©branchĂ©s miraient dans lâeau leur Ă©corce grise ; au delĂ , tout alentour, la prairie semblait vide. CâĂ©tait lâheure du dĂźner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon nâentendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles quâils se disaient, et le frĂŽlement de la robe dâEmma qui bruissait tout autour dâelle. Les murs des jardins, garnis Ă leur chaperon de morceaux de bouteilles, Ă©taient chauds comme le vitrage dâune serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussĂ© ; et, du bord de son ombrelle dĂ©ployĂ©e, Mme Bovary, tout en passant, faisait sâĂ©grener en poussiĂšre jaune un peu de leurs fleurs flĂ©tries, ou bien quelque branche des chĂšvrefeuilles et des clĂ©matites qui pendaient en dehors traĂźnait un moment sur la soie, en sâaccrochant aux effilĂ©s. Ils causaient dâune troupe de danseurs espagnols, que lâon attendait bientĂŽt sur le théùtre de Rouen. â Vous irez ? demanda-t-elle. â Si je le peux, rĂ©pondit-il. Nâavaient-ils rien autre chose Ă se dire ? Leurs yeux pourtant Ă©taient pleins dâune causerie plus sĂ©rieuse ; et, tandis quâils sâefforçaient Ă trouver des phrases banales, ils sentaient une mĂȘme langueur les envahir tous les deux ; câĂ©tait comme un murmure de lâĂąme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris dâĂ©tonnement Ă cette suavitĂ© nouvelle, ils ne songeaient pas Ă sâen raconter la sensation ou Ă en dĂ©couvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur lâimmensitĂ© qui les prĂ©cĂšde leurs mollesses natales, une brise parfumĂ©e, et lâon sâassoupit dans cet enivrement sans mĂȘme sâinquiĂ©ter de lâhorizon que lâon nâaperçoit pas. La terre, Ă un endroit, se trouvait effondrĂ©e par le pas des bestiaux ; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacĂ©es dans la boue. Souvent, elle sâarrĂȘtait une minute Ă regarder oĂč poser sa bottine, â et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en lâair, la taille penchĂ©e, lâĆil indĂ©cis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques dâeau. Quand ils furent arrivĂ©s devant son jardin, Mme Bovary poussa la petite barriĂšre, monta les marches en courant et disparut. LĂ©on rentra Ă son Ă©tude. Le patron Ă©tait absent ; il jeta un coup dâĆil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et sâen alla. Il alla sur la PĂąture, au haut de la cĂŽte dâArgueil, Ă lâentrĂ©e de la forĂȘt ; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel Ă travers ses doigts. â Comme je mâennuie ! se disait-il, comme je mâennuie ! Il se trouvait Ă plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maĂźtre. Ce dernier, tout occupĂ© dâaffaires, portant des lunettes Ă branches dâor et favoris rouges sur cravate blanche, nâentendait rien aux dĂ©licatesses de lâesprit, quoiquâil affectĂąt un genre raide et anglais qui avait Ă©bloui le clerc dans les premiers temps. Quant Ă la femme du pharmacien, câĂ©tait la meilleure Ă©pouse de Normandie, douce comme un mouton, chĂ©rissant ses enfants, son pĂšre, sa mĂšre, ses cousins, pleurant aux maux dâautrui, laissant tout aller dans son mĂ©nage, et dĂ©testant les corsets ; â mais si lente Ă se mouvoir, si ennuyeuse Ă Ă©couter, dâun aspect si commun et dâune conversation si restreinte, quâil nâavait jamais songĂ©, quoiquâelle eĂ»t trente ans, quâil en eĂ»t vingt, quâils couchassent porte Ă porte, et quâil lui parlĂąt chaque jour, quâelle pĂ»t ĂȘtre une femme pour quelquâun, ni quâelle possĂ©dĂąt de son sexe autre chose que la robe. Et ensuite, quây avait-il ? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curĂ©, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mĂȘmes, faisant des ripailles en famille, dĂ©vots dâailleurs, et dâune sociĂ©tĂ© tout Ă fait insupportable. Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure dâEmma se dĂ©tachait isolĂ©e et plus lointaine cependant ; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abĂźmes. Au commencement, il Ă©tait venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien. Charles nâavait point paru extrĂȘmement curieux de le recevoir ; et LĂ©on ne savait comment sây prendre entre la peur dâĂȘtre indiscret et le dĂ©sir dâune intimitĂ© quâil estimait presque impossible. IV D Ăšs les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue piĂšce Ă plafond bas oĂč il y avait, sur la cheminĂ©e, un polypier touffu sâĂ©talant contre la glace. Assise dans son fauteuil, prĂšs de la fenĂȘtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir. LĂ©on, deux fois par jour, allait de son Ă©tude au Lion dâor. Emma, de loin, lâentendait venir ; elle se penchait en Ă©coutant ; et le jeune homme glissait derriĂšre le rideau, toujours vĂȘtu de mĂȘme façon et sans dĂ©tourner la tĂȘte. Mais au crĂ©puscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonnĂ© sur ses genoux sa tapisserie commencĂ©e, souvent elle tressaillait Ă lâapparition de cette ombre glissant tout Ă coup. Elle se levait et commandait quâon mĂźt le couvert. M. Homais arrivait pendant le dĂźner. Bonnet grec Ă la main, il entrait Ă pas muets pour ne dĂ©ranger personne et toujours en rĂ©pĂ©tant la mĂȘme phrase Bonsoir la compagnie ! » Puis, quand il sâĂ©tait posĂ© Ă sa place, contre la table, entre les deux Ă©poux, il demandait au mĂ©decin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilitĂ© des honoraires. Ensuite, on causait de ce quâil y avait dans le journal. Homais, Ă cette heure-lĂ , le savait presque par cĆur ; et il le rapportait intĂ©gralement, avec les rĂ©flexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivĂ©es en France ou Ă lâĂ©tranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas Ă lancer quelques observations sur les mets quâil voyait. Parfois mĂȘme, se levant Ă demi, il indiquait dĂ©licatement Ă Madame le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoĂ»ts et lâhygiĂšne des assaisonnements ; il parlait arome, osmazĂŽme, sucs et gĂ©latine dâune façon Ă Ă©blouir. La tĂȘte dâailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne lâĂ©tait de bocaux, Homais excellait Ă faire quantitĂ© de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de calĂ©facteurs Ă©conomiques, avec lâart de conserver les fromages et de soigner les vins malades. Ă huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait dâun Ćil narquois, surtout si FĂ©licitĂ© se trouvait lĂ , sâĂ©tant aperçu que son Ă©lĂšve affectionnait la maison du mĂ©decin. â Mon gaillard, disait-il, commence Ă avoir des idĂ©es, et je crois, diable mâemporte, quâil est amoureux de votre bonne ! Mais un dĂ©faut plus grave, et quâil lui reprochait, câĂ©tait dâĂ©couter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, oĂč Mme Homais lâavait appelĂ© pour prendre les enfants, qui sâendormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges. Il ne venait pas grand monde Ă ces soirĂ©es du pharmacien, sa mĂ©disance et ses opinions politiques ayant Ă©cartĂ© de lui successivement diffĂ©rentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de sây trouver. DĂšs quâil entendait la sonnette, il courait au-devant de Mme Bovary, prenait son chĂąle, et posait Ă lâĂ©cart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisiĂšre quâelle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige. On faisait dâabord quelques parties de trente-et-un ; ensuite M. Homais jouait Ă lâĂ©cartĂ© avec Emma ; LĂ©on, derriĂšre elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordait son chignon. Ă chaque mouvement quâelle faisait pour jeter les cartes, sa robe du cĂŽtĂ© droit remontait. De ses cheveux retroussĂ©s, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, sâapĂąlissant graduellement, peu Ă peu se perdait dans lâombre. Son vĂȘtement, ensuite, retombait des deux cĂŽtĂ©s sur le siĂšge, en bouffant, plein de plis, et sâĂ©talait jusquâĂ terre. Quand LĂ©on, parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il sâĂ©cartait, comme sâil eĂ»t marchĂ© sur quelquâun. Lorsque la partie de cartes Ă©tait finie, lâapothicaire et le mĂ©decin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, sâaccoudait sur la table, Ă feuilleter lâIllustration. Elle avait apportĂ© son journal de modes. LĂ©on se mettait prĂšs dâelle ; ils regardaient ensemble les gravures et sâattendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; LĂ©on les dĂ©clamait dâune voix traĂźnante et quâil faisait expirer soigneusement aux passages dâamour. Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y Ă©tait fort, il battait Charles Ă plein double-six. Puis, les trois centaines terminĂ©es, ils sâallongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas Ă sâendormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la thĂ©iĂšre Ă©tait vide ; LĂ©on lisait encore. Emma lâĂ©coutait, en faisant tourner machinalement lâabat-jour de la lampe, oĂč Ă©taient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde avec leurs balanciers. LĂ©on sâarrĂȘtait, dĂ©signant dâun geste son auditoire endormi ; alors ils se parlaient Ă voix basse, et la conversation quâils avaient leur semblait plus douce, parce quâelle nâĂ©tait pas entendue. Ainsi sâĂ©tablit entre eux une sorte dâassociation, un commerce continuel de livres et de romances ; M. Bovary, peu jaloux, ne sâen Ă©tonnait pas. Il reçut pour sa fĂȘte une belle tĂȘte phrĂ©nologique, toute marquetĂ©e de chiffres jusquâau thorax et peinte en bleu. CâĂ©tait une attention du clerc. Il en avait bien dâautres, jusquâĂ lui faire, Ă Rouen, ses commissions ; et le livre dâun romancier ayant mis Ă la mode la manie des plantes grasses, LĂ©on en achetait pour Madame, quâil rapportait sur ses genoux, dans lâHirondelle, tout en se piquant les doigts Ă leurs poils durs. Elle fit ajuster, contre sa croisĂ©e, une planchette Ă balustrade pour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu ; ils sâapercevaient soignant leurs fleurs Ă leur fenĂȘtre. Parmi les fenĂȘtres du village, il y en avait une encore plus souvent occupĂ©e ; car, le dimanche, depuis le matin, jusquâĂ la nuit, et chaque aprĂšs-midi, si le temps Ă©tait clair, on voyait Ă la lucarne dâun grenier le profil maigre de M. Binet penchĂ© sur son tour, dont le ronflement monotone sâentendait jusquâau Lion dâor. Un soir, en rentrant, LĂ©on trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec des feuillages sur fond pĂąle, il appela Mme Homais, M. Homais, Justin, les enfants, la cuisiniĂšre, il en parla Ă son patron ; tout le monde dĂ©sira connaĂźtre ce tapis ; pourquoi la femme du mĂ©decin faisait-elle au clerc des gĂ©nĂ©rositĂ©s ? Cela parut drĂŽle, et lâon pensa dĂ©finitivement quâelle devait ĂȘtre sa bonne amie. Il le donnait Ă croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses charmes et de son esprit, si bien que Binet lui rĂ©pondit une fois fort brutalement â Que mâimporte, Ă moi, puisque je ne suis pas de sa sociĂ©tĂ© ! Il se torturait Ă dĂ©couvrir par quel moyen lui faire sa dĂ©claration ; et, toujours hĂ©sitant entre la crainte de lui dĂ©plaire et la honte dâĂȘtre si pusillanime, il en pleurait de dĂ©couragement et de dĂ©sirs. Puis il prenait des dĂ©cisions Ă©nergiques ; il Ă©crivait des lettres quâil dĂ©chirait, sâajournait Ă des Ă©poques quâil reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser ; mais cette rĂ©solution lâabandonnait bien vite en la prĂ©sence dâEmma, et, quand Charles, survenant, lâinvitait Ă monter dans son boc, pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitĂŽt, saluait Madame et sâen allait. Son mari, nâĂ©tait-ce pas quelque chose dâelle ? Quant Ă Emma, elle ne sâinterrogea point pour savoir si elle lâaimait. Lâamour, croyait-elle, devait arriver tout Ă coup, avec de grands Ă©clats et des fulgurations, â ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontĂ©s comme des feuilles et emporte Ă lâabĂźme le cĆur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttiĂšres sont bouchĂ©es, et elle fĂ»t ainsi demeurĂ©e en sa sĂ©curitĂ©, lorsquâelle dĂ©couvrit subitement une lĂ©zarde dans le mur. V C e fut un dimanche de fĂ©vrier, une aprĂšs-midi quâil neigeait. Ils Ă©taient tous, M. et Mme Bovary, Homais et M. LĂ©on, partis voir, Ă une demi-lieue dâYonville, dans la vallĂ©e, une filature de lin que lâon Ă©tablissait. Lâapothicaire avait emmenĂ© avec lui NapolĂ©on et Athalie, pour leur faire faire de lâexercice, et Justin les accompagnait, portant des parapluies sur son Ă©paule. Rien pourtant nâĂ©tait moins curieux que cette curiositĂ©. Un grand espace de terrain vide oĂč se trouvaient pĂȘle-mĂȘle, entre des tas de sable et de cailloux, quelques roues dâengrenage dĂ©jĂ rouillĂ©es, entourait un long bĂątiment quadrangulaire que perçaient quantitĂ© de petites fenĂȘtres. Il nâĂ©tait pas achevĂ© dâĂȘtre bĂąti, et lâon voyait le ciel Ă travers les lambourdes de la toiture. AttachĂ© Ă la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremĂȘlĂ© dâĂ©pis faisait claquer au vent ses rubans tricolores. Homais parlait. Il expliquait Ă la compagnie lâimportance future de cet Ă©tablissement, supputait la force des planchers, lâĂ©paisseur des murailles, et regrettait beaucoup de nâavoir pas de canne mĂ©trique, comme M. Binet en possĂ©dait une pour son usage particulier. Emma, qui lui donnait le bras, sâappuyait un peu sur son Ă©paule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pĂąleur Ă©blouissante ; mais elle tourna la tĂȘte Charles Ă©tait lĂ . Il avait sa casquette enfoncĂ©e sur ses sourcils, et ses deux grosses lĂšvres tremblotaient, ce qui ajoutait Ă son visage quelque chose de stupide ; son dos mĂȘme, son dos tranquille Ă©tait irritant Ă voir, et elle y trouvait Ă©talĂ©e sur la redingote toute la platitude du personnage. Pendant quâelle le considĂ©rait, goĂ»tant ainsi dans son irritation une sorte de voluptĂ© dĂ©pravĂ©e, LĂ©on sâavança dâun pas. Le froid qui le pĂąlissait semblait dĂ©poser sur sa figure une langueur plus douce ; entre sa cravate et son cou, le col de la chemise, un peu lĂąche, laissait voir la peau ; un bout dâoreille dĂ©passait sous une mĂšche de cheveux, et son grand Ćil bleu, levĂ© vers les nuages, parut Ă Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des montagnes oĂč le ciel se mire. â Malheureux ! sâĂ©cria tout Ă coup lâapothicaire. Et il courut Ă son fils, qui venait de se prĂ©cipiter dans un tas de chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on lâaccablait, NapolĂ©on se prit Ă pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eĂ»t fallu un couteau ; Charles offrit le sien. â Ah ! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche, comme un paysan ! Le givre tombait ; et lâon sâen retourna vers Yonville. Mme Bovary, le soir, nâalla pas chez ses voisins, et, quand Charles fut parti, lorsquâelle se sentit seule, le parallĂšle recommença dans la nettetĂ© dâune sensation presque immĂ©diate et avec cet allongement de perspective que le souvenir donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui brĂ»lait, elle voyait encore, comme lĂ -bas, LĂ©on debout, faisant plier dâune main sa badine et tenant de lâautre Athalie, qui suçait tranquillement un morceau de glace. Elle le trouvait charmant ; elle ne pouvait sâen dĂ©tacher ; elle se rappela ses autres attitudes en dâautres jours, des phrases quâil avait dites, le son de sa voix, toute sa personne ; et elle rĂ©pĂ©tait, en avançant ses lĂšvres comme pour un baiser â Oui, charmant ! charmant !⊠Nâaime-t-il pas ? se demanda-t-elle. Qui donc ?⊠mais câest moi ! Toutes les preuves Ă la fois sâen Ă©talĂšrent, son cĆur bondit. La flamme de la cheminĂ©e faisait trembler au plafond une clartĂ© joyeuse ; elle se tourna sur le dos en sâĂ©tirant les bras. Alors commença lâĂ©ternelle lamentation Oh ! si le ciel lâavait voulu ! Pourquoi nâest-ce pas ? Qui empĂȘchait donc ?⊠» Quand Charles, Ă minuit, rentra, elle eut lâair de sâĂ©veiller, et, comme il fit du bruit en se dĂ©shabillant, elle se plaignit de la migraine ; puis demanda nonchalamment ce qui sâĂ©tait passĂ© dans la soirĂ©e. â M. LĂ©on, dit-il, est remontĂ© de bonne heure. Elle ne put sâempĂȘcher de sourire, et elle sâendormit lâĂąme remplie dâun enchantement nouveau. Le lendemain, Ă la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux, marchand de nouveautĂ©s. CâĂ©tait un homme habile que ce boutiquier, NĂ© Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde mĂ©ridionale de cautĂšle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par une dĂ©coction de rĂ©glisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif encore lâĂ©clat rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce quâil avait Ă©tĂ© jadis porteballe, disaient les uns, banquier Ă Routot, selon les autres. Ce quâil y a de sĂ»r, câest quâil faisait, de tĂȘte, des calculs compliquĂ©s, Ă effrayer Binet lui-mĂȘme. Poli jusquâĂ lâobsĂ©quiositĂ©, il se tenait toujours les reins Ă demi courbĂ©s, dans la position de quelquâun qui salue ou qui invite. AprĂšs avoir laissĂ© Ă la porte son chapeau garni dâun crĂȘpe, il posa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre Ă Madame, avec force civilitĂ©s, dâĂȘtre restĂ© jusquâĂ ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre boutique comme la sienne nâĂ©tait pas faite pour attirer une Ă©lĂ©gante ; il appuya sur le mot. Elle nâavait pourtant, quâĂ commander, et il se chargerait de lui fournir ce quâelle voudrait, tant en mercerie que lingerie, bonneterie ou nouveautĂ©s ; car il allait Ă la ville quatre fois par mois, rĂ©guliĂšrement. Il Ă©tait en relation avec les plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois FrĂšres, Ă la Barbe dâor ou au Grand Sauvage, tous ces messieurs le connaissaient comme leur poche ! Aujourdâhui donc, il venait montrer Ă Madame, en passant, diffĂ©rents articles quâil se trouvait avoir, grĂące Ă une occasion des plus rares. Et il retira de la boĂźte une demi-douzaine de cols brodĂ©s. Mme Bovary les examina. â Je nâai besoin de rien, dit-elle. Alors M. Lheureux exhiba dĂ©licatement trois Ă©charpes algĂ©riennes, plusieurs paquets dâaiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille, et, enfin, quatre coquetiers en coco, ciselĂ©s Ă jour par des forçats. Puis, les deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchĂ©e, il suivait, bouche bĂ©ante, le regard dâEmma, qui se promenait indĂ©cis parmi ces marchandises. De temps Ă autre, comme pour en chasser la poussiĂšre, il donnait un coup dâongle sur la soie des Ă©charpes, dĂ©pliĂ©es, dans toute leur longueur ; et elles frĂ©missaient avec un bruit lĂ©ger en faisant, Ă la lumiĂšre verdĂątre du crĂ©puscule, scintiller, comme de petites Ă©toiles, les paillettes dâor de leur tissu. â Combien coĂ»tent-elles ? â Une misĂšre, rĂ©pondit-il ; mais rien ne presse ; quand vous voudrez ; nous ne sommes pas des juifs ! Elle rĂ©flĂ©chit quelques instants, et finit encore par remercier M. Lheureux, qui rĂ©pliqua sans sâĂ©mouvoir â Eh bien ! nous nous entendrons plus tard ; avec les dames je me suis toujours arrangĂ©, si ce nâest avec la mienne, cependant ! Emma sourit. â CâĂ©tait pour vous dire, reprit-il dâun air bonhomme, aprĂšs sa plaisanterie, que ce nâest pas lâargent qui mâinquiĂšte⊠Je vous en donnerais, sâil le fallait. Elle eut un geste de surprise. â Ah ! fit-il vivement et Ă voix basse, je nâaurais pas besoin dâaller loin pour vous en trouver ; comptez-y ! Et il se mit Ă demander des nouvelles du pĂšre Tellier, le maĂźtre du CafĂ© Français, que M. Bovary soignait alors. â Quâest-ce quâil a donc, le pĂšre Tellier ?⊠Il tousse quâil en secoue toute sa maison, et jâai bien peur que, prochainement il ne lui faille plutĂŽt un paletot de sapin quâune camisole de flanelle ? Il a fait tant de bamboches quand il Ă©tait jeune ! Ces gens-lĂ , madame, nâavaient pas le moindre ordre ! il sâest calcinĂ© avec lâeau-de-vie ! Mais câest fĂącheux tout de mĂȘme de voir une connaissance sâen aller. Et, tandis quâil rebouclait son carton, il discourait ainsi sur la clientĂšle du mĂ©decin. â Câest le temps, sans doute, dit-il en regardant les carreaux avec une figure rechignĂ©e, qui est la cause de ces maladies-lĂ ! Moi aussi, je ne me sens pas en mon assiette ; il faudra mĂȘme un de ces jours que je vienne consulter Monsieur, pour une douleur que jâai dans le dos. Enfin, au revoir, madame Bovary ; Ă votre disposition, serviteur trĂšs humble ! Et il referma la porte doucement. Emma se fit servir Ă dĂźner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau ; elle fut longue Ă manger ; tout lui sembla bon. â Comme jâai Ă©tĂ© sage ! se disait-elle en songeant aux Ă©charpes. Elle entendit des pas dans lâescalier câĂ©tait LĂ©on. Elle se leva, et prit sur la commode, parmi des torchons Ă ourler, le premier de la pile. Elle semblait fort occupĂ©e quand il parut. La conversation fut languissante. Mme Bovary lâabandonnant Ă chaque minute, tandis quâil demeurait lui-mĂȘme comme tout embarrassĂ©. Assis sur une chaise basse, prĂšs de la cheminĂ©e, il faisait tourner dans ses doigts lâĂ©tui dâivoire ; elle poussait son aiguille, ou, de temps Ă autre, avec son ongle, fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas ; il se taisait, captivĂ© par son silence, comme il lâeĂ»t Ă©tĂ© par ses paroles. â Pauvre garçon ! pensait-elle. â En quoi lui dĂ©plais-je ? se demandait-il. LĂ©on, cependant, finit par dire quâil devait, un de ces jours, aller Ă Rouen, pour une affaire de son Ă©tude. â Votre abonnement de musique est terminĂ©, dois-je le reprendre ? â Non, rĂ©pondit-elle. â Pourquoi ? â Parce que⊠Et, pinçant ses lĂšvres, elle tira lentement une longue aiguillĂ©e de fil gris. Cet ouvrage irritait LĂ©on. Les doigts dâEmma semblaient sây Ă©corcher par le bout ; il lui vint en tĂȘte une phrase galante, mais quâil ne risqua pas. â Vous lâabandonnez donc ? reprit-il. â Quoi ? dit-elle vivement ; la musique ? Ah ! mon Dieu, oui ! nâai-je pas ma maison Ă tenir, mon mari Ă soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui passent auparavant ! Elle regarda la pendule. Charles Ă©tait en retard. Alors elle fit la soucieuse. Deux ou trois fois mĂȘme elle rĂ©pĂ©ta â Il est si bon ! Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse Ă son endroit lâĂ©tonna dâune façon dĂ©sagrĂ©able ; nĂ©anmoins il continua son Ă©loge, quâil entendait faire Ă chacun, disait-il, et surtout au pharmacien. â Ah ! câest un brave homme, reprit Emma. â Certes, reprit le clerc. Et il se mit Ă parler de Mme Homais, dont la tenue fort nĂ©gligĂ©e leur prĂȘtait Ă rire ordinairement. â Quâest-ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonne mĂšre de famille ne sâinquiĂšte pas de sa toilette. Puis elle retomba dans son silence. Il en fut de mĂȘme les jours suivants ; ses discours, ses maniĂšres, tout changea. On la vit prendre Ă cĆur son mĂ©nage, retourner Ă lâĂ©glise rĂ©guliĂšrement et tenir sa servante avec plus de sĂ©vĂ©ritĂ©. Elle retira Berthe de nourrice. FĂ©licitĂ© lâamenait quand il venait des visites, et Mme Bovary la dĂ©shabillait afin de faire voir ses membres. Elle dĂ©clarait adorer les enfants ; câĂ©tait sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses dâexpansions lyriques, qui, Ă dâautres quâĂ des Yonvillais, eussent rappelĂ© la Sachette de Notre-Dame de Paris. Quand Charles rentrait, il trouvait auprĂšs des cendres ses pantoufles Ă chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses chemises de boutons, et mĂȘme il y avait plaisir Ă considĂ©rer dans lâarmoire tous les bonnets de coton rangĂ©s par piles Ă©gales. Elle ne rechignait plus, comme autrefois, Ă faire des tours dans le jardin ; ce quâil proposait Ă©tait toujours consenti, bien quâelle ne devinĂąt pas les volontĂ©s auxquelles elle se soumettait sans un murmure ; â et lorsque LĂ©on le voyait au coin du feu, aprĂšs le dĂźner, les deux mains sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec lâenfant qui se traĂźnait sur le tapis, et cette femme Ă taille mince qui par-dessus le dossier du fauteuil venait le baiser au front â Quelle folie ! se disait-il, et comment arriver jusquâĂ elle ? Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espĂ©rance, mĂȘme la plus vague, lâabandonna. Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditions extraordinaires. Elle se dĂ©gagea, pour lui, des qualitĂ©s charnelles dont il nâavait rien Ă obtenir ; et elle alla, dans son cĆur, montant toujours et sâen dĂ©tachant, Ă la maniĂšre magnifique dâune apothĂ©ose qui sâenvole. CâĂ©tait un de ces sentiments purs qui nâembarrassent pas lâexercice de la vie, que lâon cultive parce quâils sont rares, et dont la perte affligerait plus que la possession nâest rĂ©jouissante. Emma maigrit, ses joues pĂąlirent, sa figure sâallongea. Avec ses bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa dĂ©marche dâoiseau et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pas traverser lâexistence en y touchant Ă peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prĂ©destination sublime ? Elle Ă©tait si triste et si calme, si douce Ă la fois et si rĂ©servĂ©e, que lâon se sentait prĂšs dâelle pris par un charme glacial, comme lâon frissonne dans les Ă©glises sous le parfum des fleurs mĂȘlĂ© au froid des marbres. Les autres mĂȘme nâĂ©chappaient point Ă cette sĂ©duction. Le pharmacien disait â Câest une femme de grands moyens et qui ne serait pas dĂ©placĂ©e dans une sous-prĂ©fecture. Les bourgeoises admiraient son Ă©conomie, les clients sa politesse, les pauvres sa charitĂ©. Mais elle Ă©tait pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cĆur bouleversĂ©, et ces lĂšvres si pudiques nâen racontaient pas la tourmente. Elle Ă©tait amoureuse de LĂ©on, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus Ă lâaise se dĂ©lecter en son image. La vue de sa personne troublait la voluptĂ© de cette mĂ©ditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ; puis, en sa prĂ©sence, lâĂ©motion tombait, et il ne lui restait ensuite quâun immense Ă©tonnement qui se finissait en tristesse. LĂ©on ne savait pas, lorsquâil sortait de chez elle dĂ©sespĂ©rĂ©, quâelle se levait derriĂšre lui afin de le voir dans la rue. Elle sâinquiĂ©tait de ses dĂ©marches ; elle Ă©piait son visage ; elle inventa toute une histoire pour trouver prĂ©texte Ă visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le mĂȘme toit ; et ses pensĂ©es continuellement sâabattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion dâor qui venaient tremper lĂ , dans les gouttiĂšres, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma sâapercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin quâil ne parĂ»t pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que LĂ©on sâen doutĂąt ; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui lâeussent facilitĂ©. Ce qui la retenait, sans doute, câĂ©tait la paresse ou lâĂ©pouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait quâelle lâavait repoussĂ© trop loin, quâil nâĂ©tait plus temps, que tout Ă©tait perdu. Puis lâorgueil, la joie de se dire Je suis vertueuse », et de se regarder dans la glace en prenant des poses rĂ©signĂ©es, la consolait un peu du sacrifice quâelle croyait faire. Alors, les appĂ©tits de la chair, les convoitises dâargent et les mĂ©lancolies de la passion, tout se confondit dans une mĂȘme souffrance ; â et, au lieu dâen dĂ©tourner sa pensĂ©e, elle lây attachait davantage, sâexcitant Ă la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle sâirritait dâun plat mal servi ou dâune porte entrebĂąillĂ©e, gĂ©missait du velours quâelle nâavait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rĂȘves trop hauts, de sa maison trop Ă©troite. Ce qui lâexaspĂ©rait, câest que Charles nâavait pas lâair de se douter de son supplice. La conviction oĂč il Ă©tait de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbĂ©cile, et sa sĂ©curitĂ© lĂ -dessus de lâingratitude. Pour qui donc Ă©tait-elle sage ? NâĂ©tait-il pas, lui, lâobstacle Ă toute fĂ©licitĂ©, la cause de toute misĂšre, et comme lâardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous cĂŽtĂ©s ? Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui rĂ©sultait de ses ennuis, et chaque effort pour lâamoindrir ne servait quâĂ lâaugmenter ; car cette peine inutile sâajoutait aux autres motifs de dĂ©sespoir et contribuait encore plus Ă lâĂ©cartement. Sa propre douceur Ă elle-mĂȘme lui donnait des rĂ©bellions. La mĂ©diocritĂ© domestique la poussait Ă des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des dĂ©sirs adultĂšres. Elle aurait voulu que Charles la battĂźt, pour pouvoir plus justement le dĂ©tester, sâen venger. Elle sâĂ©tonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient Ă la pensĂ©e ; et il fallait continuer Ă sourire, sâentendre rĂ©pĂ©ter quâelle Ă©tait heureuse, faire semblant de lâĂȘtre, le laisser croire ! Elle avait des dĂ©goĂ»ts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de sâenfuir avec LĂ©on, quelque part, bien loin, pour essayer une destinĂ©e nouvelle ; mais aussitĂŽt il sâouvrait dans son Ăąme un gouffre vague, plein dâobscuritĂ©. â Dâailleurs, il ne mâaime plus, pensait-elle ; que devenir ? quel secours attendre, quelle consolation, quel allĂ©gement ? Elle restait brisĂ©e, haletante, inerte, sanglotant Ă voix basse et avec des larmes qui coulaient. â Pourquoi ne point le dire Ă Monsieur ? lui demandait la domestique, lorsquâelle entrait pendant ces crises. â Ce sont les nerfs, rĂ©pondait Emma ; ne lui en parle pas, tu lâaffligerais. â Ah ! oui, reprenait FĂ©licitĂ©, vous ĂȘtes justement comme la GuĂ©rine, la fille au pĂšre GuĂ©rin, le pĂȘcheur du Pollet, que jâai connue Ă Dieppe, avant de venir chez vous. Elle Ă©tait si triste, si triste, quâĂ la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait lâeffet dâun drap dâenterrement tendu devant la porte. Son mal, Ă ce quâil paraĂźt, Ă©tait une maniĂšre de brouillard quâelle avait dans la tĂȘte, et les mĂ©decins nây pouvaient rien, ni le curĂ© non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle sâen allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournĂ©e, souvent la trouvait Ă©tendue Ă plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, aprĂšs son mariage, ça lui a passĂ©, dit-on. â Mais, moi, reprenait Emma, câest aprĂšs le mariage que ça mâest venu. VI U n soir que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout Ă coup sonner lâAngelus. On Ă©tait au commencement dâavril, quand les primevĂšres sont Ă©closes ; un vent tiĂšde se roule sur les plates-bandes labourĂ©es, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fĂȘtes de lâĂ©tĂ©. Par les barreaux de la tonnelle et au delĂ tout alentour, on voyait la riviĂšre dans la prairie, oĂč elle dessinait sur lâherbe des sinuositĂ©s vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours dâune teinte violette, plus pĂąle et plus transparente quâune gaze subtile arrĂȘtĂ©e sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on nâentendait ni leurs pas, ni leurs mugissements ; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique. Ă ce tintement rĂ©pĂ©tĂ©, la pensĂ©e de la jeune femme sâĂ©garait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dĂ©passaient sur lâautel les vases pleins de fleurs et le tabernacle Ă colonnettes. Elle aurait voulu, comme autrefois, ĂȘtre encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir çà et lĂ les capuchons raides des bonnes sĆurs inclinĂ©es sur leur prie-Dieu ; le dimanche, Ă la messe, quand elle relevait sa tĂȘte, elle apercevait le doux visage de la Vierge, parmi les tourbillons bleuĂątres de lâencens qui montait. Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnĂ©e, comme un duvet dâoiseau qui tournoie dans la tempĂȘte ; et ce fut sans en avoir conscience quâelle sâachemina vers lâĂ©glise, disposĂ©e Ă nâimporte quelle dĂ©votion, pourvu quâelle y absorbĂąt son Ăąme et que lâexistence entiĂšre y disparĂ»t. Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui sâen revenait ; car, pour ne pas rogner la journĂ©e, il prĂ©fĂ©rait interrompre sa besogne, puis la reprendre, si bien quâil tintait lâAngelus selon sa commoditĂ©. Dâailleurs, la sonnerie, faite plus tĂŽt, avertissait les gamins de lâheure du catĂ©chisme. DĂ©jĂ quelques-uns, qui se trouvaient arrivĂ©s, jouaient aux billes sur les dalles du cimetiĂšre. Dâautres, Ă califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussĂ©es entre la petite enceinte et les derniĂšres tombes. CâĂ©tait la seule place qui fĂ»t verte ; tout le reste nâĂ©tait que pierres, et couvert continuellement dâune poudre fine, malgrĂ© le balai de la sacristie. Les enfants en chaussons couraient lĂ comme sur un parquet fait pour eux, et on entendait les Ă©clats de leurs voix Ă travers le bourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traĂźnait Ă terre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient lâair au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond de lâĂ©glise, une lampe brĂ»lait, câest-Ă -dire une mĂšche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumiĂšre, de loin, semblait une tache blanchĂątre qui tremblait sur lâhuile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres encore les bas-cĂŽtĂ©s et les angles. â OĂč est le curĂ© ? demanda Mme Bovary Ă un jeune garçon qui sâamusait Ă secouer le tourniquet dans son trou trop lĂąche. â Il va venir, rĂ©pondit-il. En effet, la porte du presbytĂšre grinça, lâabbĂ© Bournisien parut ; les enfants, pĂȘle-mĂȘle, sâenfuirent dans lâĂ©glise. â Ces polissons-lĂ ! murmura lâecclĂ©siastique, toujours les mĂȘmes ! Et, ramassant un catĂ©chisme en lambeaux quâil venait de heurter avec son pied â Ăa ne respecte rien ! Mais, dĂšs quâil aperçut Mme Bovary â Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas. Il fourra le catĂ©chisme dans sa poche et sâarrĂȘta, continuant Ă balancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie. La lueur du soleil couchant qui frappait en plein son visage pĂąlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquĂ©e par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en sâĂ©cartant de son rabat, oĂč reposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle Ă©tait semĂ©e de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dĂźner et respirait bruyamment. â Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il. â Mal, rĂ©pondit Emma ; je souffre. â Eh bien, moi aussi, reprit lâecclĂ©siastique. Ces premiĂšres chaleurs, nâest-ce pas, vous amollissent Ă©tonnamment ? Enfin, que voulez-vous ! nous sommes nĂ©s pour souffrir, comme dit saint Paul. Mais, M. Bovary, quâest-ce quâil en pense ? â Lui ! fit-elle avec un geste de dĂ©dain. â Quoi ! rĂ©pliqua le bonhomme tout Ă©tonnĂ©, il ne vous ordonne pas quelque chose ? â Ah ! dit Emma, ce ne sont pas les remĂšdes de la terre quâil me faudrait. Mais le curĂ©, de temps Ă autre, regardait dans lâĂ©glise, oĂč tous les gamins agenouillĂ©s se poussaient de lâĂ©paule, et tombaient comme des capucins de cartes. â Je voudrais savoirâŠ, reprit-elle. â Attends, attends, Riboudet, cria lâecclĂ©siastique dâune voix colĂšre, je mâen vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin ! Puis, se tournant vers Emma â Câest le fils de Boudet le charpentier ; ses parents sont Ă leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant il apprendrait vite, sâil le voulait, car il est plein dâesprit. Et moi quelquefois, par plaisanterie, je lâappelle donc Riboudet comme la cĂŽte que lâon prend pour aller Ă Maromme, et je dis mĂȘme mon Riboudet. Ah ! ah ! Mont-Riboudet ! Lâautre jour, jâai rapportĂ© ce mot-lĂ Ă Monseigneur, qui en a ri⊠il a daignĂ© en rire. â Et M. Bovary, comment va-t-il ? Elle semblait ne pas entendre. Il continua â Toujours fort occupĂ©, sans doute ? car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus Ă faire. Mais lui, il est le mĂ©decin des corps, ajouta-t-il avec un rire Ă©pais, et moi, je le suis des Ăąmes ! Elle fixa sur le prĂȘtre des yeux suppliants. â OuiâŠ, dit-elle, vous soulagez toutes les misĂšres. â Ah ! ne mâen parlez pas, madame Bovary ! Ce matin mĂȘme, il a fallu que jâaille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait lâenfle, ils croyaient que câĂ©tait un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment⊠Mais, pardon ! Longuemarre et Boudet ! sac Ă papier ! voulez-vous bien finir ! Et, dâun bond, il sâĂ©lança dans lâĂ©glise. Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ; et dâautres, Ă pas de loup, allaient se hasarder bientĂŽt jusque dans le confessionnal. Mais le curĂ©, soudain, distribua sur tous une grĂȘle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait Ă deux genoux sur les pavĂ©s du chĆur, fortement, comme sâil eĂ»t voulu les y planter. â Allez, dit-il quand il fut revenu prĂšs dâEmma, et en dĂ©ployant son large mouchoir dâindienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien Ă plaindre ! â Il y en a dâautres, rĂ©pondit-elle. â AssurĂ©ment ! les ouvriers des villes, par exemple. â Ce ne sont pas eux⊠â Pardonnez-moi ! jâai connu lĂ de pauvres mĂšres de famille, des femmes vertueuses, je vous assure, de vĂ©ritables saintes, qui manquaient mĂȘme de pain. â Mais celles, reprit Emma et les coins de sa bouche se tordaient en parlant, celles, M. le curĂ©, qui ont du pain, et qui nâont pas⊠â De feu lâhiver, dit le prĂȘtre. â Eh ! quâimporte ? â Comment ! quâimporte ? Il me semble, Ă moi, que lorsquâon est bien chauffĂ©, bien nourriâŠ, car enfin⊠â Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait-elle. â Vous vous trouvez gĂȘnĂ©e ? fit-il, en sâavançant dâun air inquiet ; câest la digestion, sans doute ? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thĂ© ; ça vous fortifiera, ou bien un verre dâeau fraĂźche avec de la cassonade. â Pourquoi ? Et elle avait lâair de quelquâun qui se rĂ©veille dâun songe. â Câest que vous passiez la main sur votre front. Jâai cru quâun Ă©tourdissement vous prenait. Puis, se ravisant â Mais vous me demandiez quelque chose ? Quâest-ce donc ? Je ne sais plus. â Moi ? RienâŠ, rienâŠ, rĂ©pĂ©tait Emma. Et son regard, quâelle promenait autour dâelle, sâabaissa lentement sur le vieillard Ă soutane. Ils se considĂ©raient tous les deux, face Ă face, sans parler. â Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir avant tout, vous savez ; il faut que jâexpĂ©die mes garnements. VoilĂ les premiĂšres communions qui vont venir. Nous serons encore surpris, jâen ai peur ! Aussi, Ă partir de lâAscension, je les tiens recta tous les mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tĂŽt dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous lâa recommandĂ© lui-mĂȘme par la bouche de son divin Fils⊠Bonne santĂ©, madame ; mes respects Ă monsieur votre mari ! Et il entra dans lâĂ©glise, en faisant, dĂšs la porte, une gĂ©nuflexion. Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne de bancs, marchant Ă pas lourds, la tĂȘte un peu penchĂ©e sur lâĂ©paule et avec ses deux mains entrouvertes, quâil portait en dehors. Puis elle tourna sur ses talons, tout dâun bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curĂ©, la voix claire des gamins arrivaient encore Ă son oreille et continuaient derriĂšre elle â Ătes-vous chrĂ©tien ? â Oui, je suis chrĂ©tien. â Quâest-ce quâun chrĂ©tien ? â Câest celui qui, Ă©tant baptisĂ©âŠ, baptisĂ©âŠ, baptisĂ©. Elle monta les marches de son escalier en se tenant Ă la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil. Le jour blanchĂątre des carreaux sâabaissait doucement avec des ondulations. Les meubles Ă leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans lâombre comme dans un ocĂ©an tĂ©nĂ©breux. La cheminĂ©e Ă©tait Ă©teinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement sâĂ©bahissait Ă ce calme des choses, tandis quâil y avait en elle-mĂȘme tant de bouleversements. Mais, entre la fenĂȘtre et la table Ă ouvrage, la petite Berthe Ă©tait lĂ , qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mĂšre, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier. â Laisse-moi ! dit celle-ci en lâĂ©cartant avec la main. La petite fille bientĂŽt revint plus prĂšs encore contre ses genoux ; et, sây appuyant des bras, elle levait vers elle son gros Ćil bleu, pendant quâun filet de salive pure dĂ©coulait de sa lĂšvre sur la soie du tablier. â Laisse-moi ! rĂ©pĂ©ta la jeune femme tout irritĂ©e. Sa figure Ă©pouvanta lâenfant, qui se mit Ă crier. â Eh ! laisse-moi donc ! fit-elle en la repoussant du coude. Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patĂšre de cuivre ; elle sây coupa la joue, le sang sortit. Mme Bovary se prĂ©cipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer Ă se maudire, lorsque Charles parut. CâĂ©tait lâheure du dĂźner, il rentrait. â Regarde donc, cher ami, lui dit Emma dâune voix tranquille voilĂ la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre. Charles la rassura, le cas nâĂ©tait point grave, et il alla chercher du diachylum. Mme Bovary ne descendit pas dans la salle ; elle voulut demeurer seule Ă garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce quâelle conservait dâinquiĂ©tude se dissipa par degrĂ©s, et elle se parut Ă elle-mĂȘme bien sotte et bien bonne de sâĂȘtre troublĂ©e tout Ă lâheure pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes sâarrĂȘtaient au coin de ses paupiĂšres Ă demi closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pĂąles, enfoncĂ©es ; le sparadrap, collĂ© sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue. â Câest une chose Ă©trange, pensait Emma, comme cette enfant est laide ! Quand Charles, Ă onze heures du soir, revint de la pharmacie oĂč il avait Ă©tĂ© remettre, aprĂšs le dĂźner, ce qui lui restait du diachylum, il trouva sa femme debout auprĂšs du berceau. â Puisque je tâassure que ce ne sera rien, dit-il en la baisant au front ; ne te tourmente pas, pauvre chĂ©rie, tu te rendras malade ! Il Ă©tait restĂ© longtemps chez lâapothicaire. Bien quâil ne sây fĂ»t pas montrĂ© fort Ă©mu, M. Homais, nĂ©anmoins, sâĂ©tait efforcĂ© de le raffermir, de lui remonter le moral. Alors on avait causĂ© des dangers divers qui menaçaient lâenfance et de lâĂ©tourderie des domestiques. Mme Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine les marques dâune Ă©cuellĂ©e de braise quâune cuisiniĂšre, autrefois, avait laissĂ©e tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantitĂ© de prĂ©cautions. Les couteaux jamais nâĂ©taient affilĂ©s, ni les appartements cirĂ©s. Il y avait aux fenĂȘtres des grilles en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgrĂ© leur indĂ©pendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derriĂšre eux ; au moindre rhume, leur pĂšre les bourrait de pectoraux, et jusquâĂ plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassĂ©s. CâĂ©tait, il est vrai, une manie de Mme Homais ; son Ă©poux en Ă©tait intĂ©rieurement affligĂ©, redoutant pour les organes de lâintellect les rĂ©sultats possibles dâune pareille compression, et il sâĂ©chappait jusquâĂ lui dire â Tu prĂ©tends donc en faire des CaraĂŻbes ou des Botocudos ? Charles, cependant, avait essayĂ© plusieurs fois dâinterrompre la conversation. â Jâaurais Ă vous entretenir, avait-il soufflĂ© bas Ă lâoreille du clerc, qui se mit Ă marcher devant lui dans lâescalier. â Se douterait-il de quelque chose ? se demandait LĂ©on. Il avait des battements de cĆur et se perdait en conjectures. Enfin Charles, ayant fermĂ© la porte, le pria de voir lui-mĂȘme Ă Rouen quels pouvaient ĂȘtre les prix dâun beau daguerrĂ©otype ; câĂ©tait une surprise sentimentale quâil rĂ©servait Ă sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir Ă quoi sâen tenir ; ces dĂ©marches ne devaient pas embarrasser M. LĂ©on, puisquâil allait Ă la ville toutes les semaines, Ă peu prĂšs. Dans quel but ? Homais soupçonnait lĂ -dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait ; LĂ©on ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il Ă©tait triste, et Mme Lefrançois sâen apercevait bien Ă la quantitĂ© de nourriture quâil laissait maintenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binet rĂ©pliqua, dâun ton rogue, quâil nâĂ©tait point payĂ© par la police. Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier ; car souvent LĂ©on se renversait sur sa chaise en Ă©cartant les bras, et se plaignait vaguement de lâexistence. â Câest que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur. â Lesquelles ? â Moi, Ă votre place, jâaurais un tour ! â Mais je ne sais pas tourner, rĂ©pondait le clerc. â Oh ! câest vrai ! faisait lâautre en caressant sa mĂąchoire, avec un air de dĂ©dain mĂȘlĂ© de satisfaction. LĂ©on Ă©tait las dâaimer sans rĂ©sultat ; puis il commençait Ă sentir cet accablement que vous cause la rĂ©pĂ©tition de la mĂȘme vie, lorsque aucun intĂ©rĂȘt ne la dirige et quâaucune espĂ©rance ne la soutient. Il Ă©tait si ennuyĂ© dâYonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines maisons lâirritait Ă nây pouvoir tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme quâil Ă©tait, lui devenait complĂštement insupportable. Cependant, la perspective dâune situation nouvelle lâeffrayait autant quâelle le sĂ©duisait. Cette apprĂ©hension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masquĂ©s avec le rire de ses grisettes. Puisquâil devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas ? qui lâempĂȘchait ? Et il se mit Ă faire des prĂ©paratifs intĂ©rieurs il arrangea dâavance ses occupations. Il se meubla, dans sa tĂȘte, un appartement. Il y mĂšnerait une vie dâartiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un bĂ©ret basque, des pantoufles de velours bleu ! Et mĂȘme il admirait dĂ©jĂ sur sa cheminĂ©e deux fleurets en sautoir, avec une tĂȘte de mort et la guitare au-dessus. La chose difficile Ă©tait le consentement de sa mĂšre ; rien pourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron mĂȘme lâengageait Ă visiter une autre Ă©tude, oĂč il pĂ»t se dĂ©velopper davantage. Prenant donc un parti moyen, LĂ©on chercha quelque place de second clerc Ă Rouen, nâen trouva pas, il Ă©crivit enfin Ă sa mĂšre une longue lettre dĂ©taillĂ©e, oĂč il exposait les raisons dâaller habiter Paris immĂ©diatement. Elle y consentit. Il ne se hĂąta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta pour lui dâYonville Ă Rouen, de Rouen Ă Yonville, des coffres, des valises, des paquets ; et, quand LĂ©on eut remontĂ© sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, achetĂ© une provision de foulards, pris, en un mot, plus de dispositions que pour un voyage autour du monde, il sâajourna de semaine en semaine, jusquâĂ ce quâil reçût une seconde lettre maternelle oĂč on le pressait de partir, puisquâil dĂ©sirait, avant les vacances, passer son examen. Lorsque le moment fut venu des embrassades, Mme Homais pleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme fort, dissimula son Ă©motion ; il voulut lui-mĂȘme porter le paletot de son ami jusquâĂ la grille du notaire, qui emmenait LĂ©on Ă Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux Ă M. Bovary. Quand il fut au haut de lâescalier, il sâarrĂȘta, tant il se sentait hors dâhaleine. Ă son entrĂ©e, Mme Bovary se leva vivement. â Câest encore moi ! dit LĂ©on. â Jâen Ă©tais sĂ»re ! Elle se mordit les lĂšvres, et un flot de sang lui courut sous la peau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusquâau bord de sa collerette. Elle restait debout, sâappuyant de lâĂ©paule contre la boiserie. â Monsieur nâest donc pas lĂ ? reprit-il. â Il est absent. Elle rĂ©pĂ©ta â Il est absent. Alors il y eut un silence. Ils se regardĂšrent ; et leurs pensĂ©es, confondues dans la mĂȘme angoisse, sâĂ©treignaient Ă©troitement, comme deux poitrines palpitantes. â Je voudrais bien embrasser Berthe, dit LĂ©on. Emma descendit quelques marches, et elle appela FĂ©licitĂ©. Il jeta vite autour de lui un large coup dâĆil qui sâĂ©tala sur les murs, les Ă©tagĂšres, la cheminĂ©e, comme pour pĂ©nĂ©trer tout, emporter tout. Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au bout dâune ficelle un moulin Ă vent la tĂȘte en bas. LĂ©on la baisa sur le cou Ă plusieurs reprises. â Adieu, pauvre enfant ! adieu, chĂšre petite, adieu ! Et il la remit Ă sa mĂšre. â Emmenez-la, dit celle-ci. Ils restĂšrent seuls. Mme Bovary, le dos tournĂ©, avait la figure posĂ©e contre un carreau ; LĂ©on tenait sa casquette Ă la main et la battait doucement le long de sa cuisse. â Il va pleuvoir, dit Emma. â Jâai un manteau, rĂ©pondit-il. â Ah ! Elle se dĂ©tourna, le menton baissĂ© et le front en avant. La lumiĂšre y glissait comme sur un marbre, jusquâĂ la courbe des sourcils, sans que lâon pĂ»t savoir ce quâEmma regardait Ă lâhorizon ni ce quâelle pensait au fond dâelle-mĂȘme. â Allons, adieu ! soupira-t-il. Elle releva sa tĂȘte dâun mouvement brusque â Oui, adieuâŠ, partez ! Ils sâavancĂšrent lâun vers lâautre ; il tendit la main, elle hĂ©sita. â Ă lâanglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout en sâefforçant de rire. LĂ©on la sentit entre ses doigts, et la substance mĂȘme de tout son ĂȘtre lui semblait descendre dans cette paume humide. Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrĂšrent encore, et il disparut. Quand il fut sous les halles, il sâarrĂȘta, et il se cacha derriĂšre un pilier, afin de contempler une derniĂšre fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derriĂšre la fenĂȘtre, dans la chambre ; mais le rideau, se dĂ©crochant de la patĂšre comme si personne nây touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui dâun seul bond sâĂ©talĂšrent tous, et il resta droit, plus immobile quâun mur de plĂątre. LĂ©on se mit Ă courir. Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et Ă cĂŽtĂ© un homme en serpilliĂšre qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On lâattendait. â Embrassez-moi, dit lâapothicaire les larmes aux yeux. VoilĂ votre paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid ! Soignez-vous ! mĂ©nagez-vous ! â Allons, LĂ©on, en voiture ! dit le notaire. Homais se pencha sur le garde-crotte, et dâune voix entrecoupĂ©e par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes â Bon voyage ! â Bonsoir, rĂ©pondit M. Guillaumin. LĂąchez tout ! Ils partirent, et Homais sâen retourna. Mme Bovary avait ouvert sa fenĂȘtre sur le jardin, et elle regardait les nuages. Ils sâamoncelaient au couchant du cĂŽtĂ© de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, dâoĂč dĂ©passaient par derriĂšre les grandes lignes du soleil, comme les flĂšches dâor dâun trophĂ©e suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur dâune porcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers, et tout Ă coup la pluie tomba ; elle crĂ©pitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantĂšrent, des moineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques dâeau sur le sable emportaient en sâĂ©coulant les fleurs roses dâun acacia. â Ah ! quâil doit ĂȘtre loin dĂ©jĂ ! pensa-t-elle. M. Homais, comme de coutume, vint Ă six heures et demie, pendant le dĂźner. â Eh bien, dit-il en sâasseyant, nous avons donc tantĂŽt embarquĂ© notre jeune homme ? â Il paraĂźt ! rĂ©pondit le mĂ©decin. Puis, se tournant sur sa chaise â Et quoi de neuf chez vous ? â Pas grand-chose. Ma femme, seulement, a Ă©tĂ© cette aprĂšs-midi, un peu Ă©mue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble ! la mienne surtout ! Et lâon aurait tort de se rĂ©volter lĂ contre, puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus mallĂ©able que la nĂŽtre. â Ce pauvre LĂ©on ! disait Charles, comment va-t-il vivre Ă Paris ?⊠Sây accoutumera-t-il ? Mme Bovary soupira. â Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines chez le traiteur ! les bals masquĂ©s ! le champagne ! tout cela va rouler, je vous assure. â Je ne crois pas quâil se dĂ©range, objecta Bovary. â Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiquâil lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jĂ©suite. Et vous ne savez pas la vie que mĂšnent ces farceurs-lĂ , dans le quartier Latin, avec les actrices ! Du reste, les Ă©tudiants sont fort bien vus Ă Paris. Pour peu quâils aient quelque talent dâagrĂ©ment, on les reçoit dans les meilleures sociĂ©tĂ©s, et il y a mĂȘme des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de trĂšs beaux mariages. â Mais, dit le mĂ©decin, jâai peur pour lui que⊠lĂ -bas⊠â Vous avez raison, interrompit lâapothicaire, câest le revers de la mĂ©daille ! et lâon y est obligĂ© continuellement dâavoir la main posĂ©e sur son gousset. Ainsi, vous ĂȘtes dans un jardin public, je suppose ; un quidam se prĂ©sente, bien mis, dĂ©corĂ© mĂȘme, et quâon prendrait pour un diplomate ; il vous aborde ; vous causez ; il sâinsinue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; il vous mĂšne au cafĂ©, vous invite Ă venir dans sa maison de campagne, vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois quarts du temps ce nâest que pour flibuster votre bourse ou vous entraĂźner en des dĂ©marches pernicieuses. â Câest vrai, rĂ©pondit Charles ; mais je pensais surtout aux maladies, Ă la fiĂšvre typhoĂŻde, par exemple, qui attaque les Ă©tudiants de la province. Emma tressaillit. â Ă cause du changement de rĂ©gime, continua le pharmacien, et de la perturbation qui en rĂ©sulte dans lâĂ©conomie gĂ©nĂ©rale. Et puis, lâeau de Paris, voyez-vous ! les mets de restaurateurs, toutes ces nourritures Ă©picĂ©es finissent par vous Ă©chauffer le sang et ne valent pas, quoi quâon en dise, un bon pot-au-feu. Jâai toujours, quant Ă moi, prĂ©fĂ©rĂ© la cuisine bourgeoise, câest plus sain ! Aussi, lorsque jâĂ©tudiais Ă Rouen la pharmacie, je mâĂ©tais mis en pension dans une pension ; je mangeais avec les professeurs. Et il continua donc Ă exposer ses opinions gĂ©nĂ©rales et ses sympathies personnelles, jusquâau moment oĂč Justin vint le chercher pour un lait de poule quâil fallait faire. â Pas un instant de rĂ©pit ! sâĂ©cria-t-il, toujours Ă la chaĂźne ! Je ne peux sortir une minute ! Il faut, comme un cheval de labour, ĂȘtre Ă suer sang et eau ! Quel collier de misĂšre ! Puis, quand il fut sur la porte â Ă propos, dit-il, savez-vous la nouvelle ? â Quoi donc ? â Câest quâil est fort probable, reprit Homais en dressant ses sourcils et en prenant une figure des plus sĂ©rieuses, que les comices agricoles de la Seine-InfĂ©rieure se tiendront cette annĂ©e Ă Yonville-lâAbbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce serait pour notre arrondissement de la derniĂšre importance ! Mais nous en causerons plus tard. Jây vois, je vous remercie ; Justin a la lanterne. VII L e lendemain fut, pour Emma, une journĂ©e funĂšbre. Tout lui parut enveloppĂ© par une atmosphĂšre noire qui flottait confusĂ©ment sur lâextĂ©rieur des choses, et le chagrin sâengouffrait dans son Ăąme avec des hurlements doux, comme fait le vent dâhiver dans les chĂąteaux abandonnĂ©s. CâĂ©tait cette rĂȘverie que lâon a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend aprĂšs chaque fait accompli, cette douleur, enfin, que vous apportent lâinterruption de tout mouvement accoutumĂ©, la cessation brusque dâune vibration prolongĂ©e. Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tĂȘte, elle avait une mĂ©lancolie morne, un dĂ©sespoir engourdi. LĂ©on rĂ©apparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague ; quoiquâil fĂ»t sĂ©parĂ© dâelle, il ne lâavait pas quittĂ©e, il Ă©tait lĂ , et les murailles de la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait dĂ©tacher sa vue de ce tapis oĂč il avait marchĂ©, de ces meubles vides oĂč il sâĂ©tait assis. La riviĂšre coulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils sây Ă©taient promenĂ©s bien des fois, Ă ce mĂȘme murmure des ondes sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes aprĂšs-midi, seuls, Ă lâombre, dans le fond du jardin ! Il lisait tout haut, tĂȘte nue, posĂ© sur un tabouret de bĂątons secs ; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle⊠Ah ! il Ă©tait parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible dâune fĂ©licitĂ© ! Comment nâavait-elle pas saisi ce bonheur-lĂ , quand il se prĂ©sentait ! Pourquoi ne lâavoir pas retenu Ă deux mains, Ă deux genoux, quand il voulait sâenfuir ? Et elle se maudit de nâavoir pas aimĂ© LĂ©on ; elle eut soif de ses lĂšvres. Lâenvie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire Câest moi, je suis Ă toi ! » Mais Emma sâembarrassait dâavance aux difficultĂ©s de lâentreprise, et ses dĂ©sirs, sâaugmentant dâun regret, nâen devenaient que plus actifs. DĂšs lors, ce souvenir de LĂ©on fut comme le centre de son ennui ; il y pĂ©tillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonnĂ© sur la neige. Elle se prĂ©cipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait dĂ©licatement ce foyer prĂšs de sâĂ©teindre, elle allait cherchant tout autour dâelle ce qui pouvait lâaviver davantage ; et les rĂ©miniscences les plus lointaines comme les plus immĂ©diates occasions, ce quâelle Ă©prouvait avec ce quâelle imaginait, ses envies de voluptĂ© qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stĂ©rile, ses espĂ©rances tombĂ©es, la litiĂšre domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout Ă rĂ©chauffer sa tristesse. Cependant les flammes sâapaisĂšrent, soit que la provision dâelle-mĂȘme sâĂ©puisĂąt, ou que lâentassement fĂ»t trop considĂ©rable. Lâamour, peu Ă peu, sâĂ©teignit par lâabsence, le regret sâĂ©touffa sous lâhabitude ; et cette lueur dâincendie qui empourprait son ciel pĂąle se couvrit de plus dâombre et sâeffaça par degrĂ©s. Dans lâassoupissement de sa conscience, elle prit mĂȘme les rĂ©pugnances du mari pour des aspirations vers lâamant, les brĂ»lures de la haine pour des rĂ©chauffements de la tendresse ; mais, comme lâouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusquâaux cendres, et quâaucun secours ne vint, quâaucun soleil ne parut, il fut de tous cĂŽtĂ©s nuit complĂšte, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait. Alors les mauvais jours de Tostes recommencĂšrent. Elle sâestimait Ă prĂ©sent beaucoup plus malheureuse, car elle avait lâexpĂ©rience du chagrin, avec la certitude quâil ne finirait pas. Une femme qui sâĂ©tait imposĂ© de si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle sâacheta un prie-Dieu gothique, et elle dĂ©pensa en un mois pour quatorze francs de citrons Ă se nettoyer les ongles ; elle Ă©crivit Ă Rouen, afin dâavoir une robe en cachemire bleu ; elle choisit, chez Lheureux, la plus belle de ses Ă©charpes ; elle se la nouait Ă la taille par-dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermĂ©s, avec un livre Ă la main, elle restait Ă©tendue sur un canapĂ© dans cet accoutrement. Souvent, elle variait sa coiffure elle se mettait Ă la chinoise, en boucles molles, en nattes tressĂ©es ; elle se fit une raie sur le cĂŽtĂ© de la tĂȘte et roula ses cheveux en dessous, comme un homme. Elle voulut apprendre lâitalien elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sĂ©rieuses, de lâhistoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se rĂ©veillait en sursaut, croyant quâon venait le chercher pour un malade â Jây vais, balbutiait-il. Et câĂ©tait le bruit dâune allumette quâEmma frottait afin de rallumer la lampe. Mais il en Ă©tait de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencĂ©es encombraient son armoire ; elle les prenait, les quittait, passait Ă dâautres. Elle avait des accĂšs, oĂč on lâeĂ»t poussĂ©e facilement Ă des extravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, quâelle boirait bien un grand demi-verre dâeau-de-vie, et, comme Charles eut la bĂȘtise de lâen dĂ©fier, elle avala lâeau-de-vie jusquâau bout. MalgrĂ© ses airs Ă©vaporĂ©s câĂ©tait le mot des bourgeoises dâYonville, Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et, dâhabitude, elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux dĂ©chus. Elle Ă©tait pĂąle partout, blanche comme du linge ; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient dâune maniĂšre vague. Pour sâĂȘtre dĂ©couvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse. Souvent des dĂ©faillances la prenaient. Un jour mĂȘme, elle eut un crachement de sang, et, comme Charles sâempressait, laissant apercevoir son inquiĂ©tude â Ah bah ! rĂ©pondit-elle, quâest-ce que cela fait ? Charles sâalla rĂ©fugier dans son cabinet ; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tĂȘte phrĂ©nologique. Alors il Ă©crivit Ă sa mĂšre pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues confĂ©rences au sujet dâEmma. Ă quoi se rĂ©soudre ? que faire, puisquâelle se refusait Ă tout traitement ? â Sais-tu ce quâil faudrait Ă ta femme ? reprenait la mĂšre Bovary. Ce seraient des occupations forcĂ©es, des ouvrages manuels ! Si elle Ă©tait comme tant dâautres contrainte Ă gagner son pain, elle nâaurait pas ces vapeurs-lĂ , qui lui viennent dâun tas dâidĂ©es quâelle se fourre dans la tĂȘte, et du dĂ©sĆuvrement oĂč elle vit. â Pourtant elle sâoccupe, disait Charles. â Ah ! elle sâoccupe ! Ă quoi donc ? Ă lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prĂȘtres par des discours tirĂ©s de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelquâun qui nâa pas de religion finit toujours par tourner mal. Donc, il fut rĂ©solu que lâon empĂȘcherait Emma de lire des romans. Lâentreprise ne semblait point facile. La bonne dame sâen chargea elle devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui reprĂ©senter quâEmma cessait ses abonnements. Nâaurait-on pas le droit dâavertir la police, si le libraire persistait quand mĂȘme dans son mĂ©tier dâempoisonneur ? Les adieux de la belle-mĂšre et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines quâelles Ă©taient restĂ©es ensemble, elles nâavaient pas Ă©changĂ© quatre paroles, Ă part les informations et compliments, quand elles se rencontraient Ă table, et le soir, avant de se mettre au lit. Mme Bovary mĂšre partit un mercredi, qui Ă©tait jour de marchĂ© Ă Yonville. La place, dĂšs le matin, Ă©tait encombrĂ©e par une file de charrettes qui, toutes Ă cul et les brancards en lâair, sâĂ©tendaient le long des maisons depuis lâĂ©glise, jusquâĂ lâauberge. De lâautre cĂŽtĂ©, il y avait des baraques de toile oĂč lâon vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le bout sâenvolaient au vent. De la grosse quincaillerie sâĂ©talait par terre, entre les pyramides dâĆufs et les bannettes de fromages, dâoĂč sortaient des pailles gluantes ; prĂšs des machines Ă blĂ©, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. La foule, sâencombrant au mĂȘme endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne dĂ©semplissait pas et lâon sây poussait, moins pour acheter des mĂ©dicaments que pour prendre des consultations, tant Ă©tait fameuse la rĂ©putation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fascinĂ© les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand mĂ©decin que tous les mĂ©decins. Emma Ă©tait accoudĂ©e Ă sa fenĂȘtre elle sây mettait souvent la fenĂȘtre, en province, remplace les théùtres et la promenade, et elle sâamusait Ă considĂ©rer la cohue des rustres, lorsquâelle aperçut un monsieur vĂȘtu dâune redingote de velours vert. Il Ă©tait gantĂ© de gants jaunes, quoiquâil fĂ»t chaussĂ© de fortes guĂȘtres ; et il se dirigeait vers la maison du mĂ©decin, suivi dâun paysan marchant la tĂȘte basse dâun air tout rĂ©flĂ©chi. â Puis-je voir Monsieur ? demanda-t-il Ă Justin, qui causait sur le seuil avec FĂ©licitĂ©. Et, le prenant pour le domestique de la maison â Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger, de la Huchette, est lĂ . Ce nâĂ©tait point par vanitĂ© territoriale que le nouvel arrivant avait ajoutĂ© Ă son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaĂźtre. La Huchette, en effet, Ă©tait un domaine prĂšs dâYonville, dont il venait dâacquĂ©rir le chĂąteau, avec deux fermes quâil cultivait lui-mĂȘme, sans trop se gĂȘner cependant. Il vivait en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rentes ! Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui prĂ©senta son homme, qui voulait ĂȘtre saignĂ© parce quâil Ă©prouvait des fourmis le long du corps. â Ăa me purgera, objectait-il Ă tous les raisonnements. Bovary commanda donc dâapporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, sâadressant au villageois dĂ©jĂ blĂȘme â Nâayez point peur, mon brave. â Non, non, rĂ©pondit lâautre, marchez toujours ! Et, dâun air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqĂ»re de la lancette, le sang jaillit et alla sâĂ©clabousser contre la glace. â Approche le vase ! exclama Charles. â GuĂȘte ! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule ! Comme jâai le sang rouge ! ce doit ĂȘtre bon signe, nâest-ce pas ? â Quelquefois, reprit lâofficier de santĂ©, lâon nâĂ©prouve rien au commencement, puis la syncope se dĂ©clare, et plus particuliĂšrement chez les gens bien constituĂ©s, comme celui-ci. Le campagnard, Ă ces mots, lĂącha lâĂ©tui quâil tournait entre ses doigts. Une saccade de ses Ă©paules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba. â Je mâen doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine. La cuvette commençait Ă trembler aux mains de Justin ; ses genoux chancelĂšrent, il devint pĂąle. â Ma femme ! ma femme ! appela Charles. Dâun bond, elle descendit lâescalier. â Du vinaigre ! cria-t-il. Ah ! mon Dieu, deux Ă la fois ! Et, dans son Ă©motion, il avait peine Ă poser la compresse. â Ce nâest rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis quâil prenait Justin entre ses bras. Et il lâassit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille. Mme Bovary se mit Ă lui retirer sa cravate. Il y avait un nĆud aux cordons de la chemise ; elle resta quelques minutes Ă remuer ses doigts lĂ©gers dans le cou du jeune garçon ; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste ; elle lui en mouillait les tempes Ă petits coups et elle soufflait dessus, dĂ©licatement. Le charretier se rĂ©veilla ; mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclĂ©rotique pĂąle, comme des fleurs bleues dans du lait. â Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela. Mme Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement quâelle fit en sâinclinant, sa robe câĂ©tait une robe dâĂ©tĂ© Ă quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe, sa robe sâĂ©vasa autour dâelle sur les carreaux de la salle ; â et, comme Emma, baissĂ©e, chancelait un peu en Ă©cartant les bras, le gonflement de lâĂ©toffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle alla prendre une carafe dâeau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien arriva. La servante lâavait Ă©tĂ© chercher dans lâalgarade ; en apercevant son Ă©lĂšve les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas. â Sot ! disait-il ; petit sot, vraiment ! sot en trois lettres ! Grand-chose, aprĂšs tout, quâune phlĂ©botomie ! et un gaillard qui nâa peur de rien ! une espĂšce dâĂ©cureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix Ă des hauteurs vertigineuses. Ah ! oui, parle, vante-toi ! voilĂ de belles dispositions Ă exercer plus tard la pharmacie ; car tu peux te trouver appelĂ© en des circonstances graves, par-devant les tribunaux, afin dây Ă©clairer la conscience des magistrats ; et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbĂ©cile ! Justin ne rĂ©pondait pas. Lâapothicaire continuait â Qui tâa priĂ© de venir ? Tu importunes toujours monsieur et madame ! Les mercredis, dâailleurs, ta prĂ©sence mâest plus indispensable. Il y a maintenant vingt personnes Ă la maison. Jâai tout quittĂ© Ă cause de lâintĂ©rĂȘt que je te porte. Allons, va-tâen ! cours ! attends-moi, et surveille les bocaux ! Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, lâon causa quelque peu des Ă©vanouissements. Mme Bovary nâen avait jamais eu. â Câest extraordinaire pour une dame ! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien dĂ©licats. Ainsi jâai vu, dans une rencontre, un tĂ©moin perdre connaissance rien quâau bruit des pistolets que lâon chargeait. â Moi, dit lâapothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout ; mais lâidĂ©e seulement du mien qui coule suffirait Ă me causer des dĂ©faillances, si jây rĂ©flĂ©chissais trop. Cependant M. Boulanger congĂ©dia son domestique, en lâengageant Ă se tranquilliser lâesprit, puisque sa fantaisie Ă©tait passĂ©e. â Elle mâa procurĂ© lâavantage de votre connaissance, ajouta-t-il. Et il regardait Emma durant cette phrase. Puis il dĂ©posa trois francs sur le coin de la table, salua nĂ©gligemment et sâen alla. Il fut bientĂŽt de lâautre cĂŽtĂ© de la riviĂšre câĂ©tait son chemin pour sâen retourner Ă la Huchette ; et Emma lâaperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps Ă autre, comme quelquâun qui rĂ©flĂ©chit. â Elle est fort gentille ! se disait-il ; elle est fort gentille, cette femme du mĂ©decin ! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. DâoĂč diable sort-elle ? OĂč donc lâa-t-il trouvĂ©e, ce gros garçon-lĂ ? M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il Ă©tait de tempĂ©rament brutal et dâintelligence perspicace, ayant dâailleurs beaucoup frĂ©quentĂ© les femmes, et sây connaissant bien. Celle-lĂ lui avait paru jolie ; il y rĂȘvait donc, et Ă son mari. â Je le crois trĂšs bĂȘte. Elle en est fatiguĂ©e sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis quâil trottine Ă ses malades, elle reste Ă ravauder des chaussettes. Et on sâennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ăa bĂąille aprĂšs lâamour, comme une carpe aprĂšs lâeau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait ; jâen suis sĂ»r ! ce serait tendre ! charmant !⊠Oui, mais comment sâen dĂ©barrasser ensuite ? Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent, par contraste, songer Ă sa maĂźtresse. CâĂ©tait une comĂ©dienne de Rouen, quâil entretenait ; et, quand il se fut arrĂȘtĂ© sur cette image, dont il avait, en souvenir mĂȘme, des rassasiements â Ah ! Mme Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie quâelle, plus fraĂźche surtout. Virginie, dĂ©cidĂ©ment, commence Ă devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et, dâailleurs, quelle manie de salicoques ! La campagne Ă©tait dĂ©serte, et Rodolphe nâentendait autour de lui que le battement rĂ©gulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines ; il revoyait Emma dans la salle, habillĂ©e comme il lâavait vue, et il la dĂ©shabillait. â Oh ! je lâaurai ! sâĂ©cria-t-il en Ă©crasant, dâun coup de bĂąton, une motte de terre devant lui. Et, aussitĂŽt, il examina la partie politique de lâentreprise. Il se demandait â OĂč se rencontrer ? par quel moyen ? On aura continuellement le marmot sur les Ă©paules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considĂ©rables. Ah bah ! dit-il, on y perd trop de temps ! Puis il recommença â Câest quâelle a des yeux qui vous entrent au cĆur comme des vrilles. Et ce teint pĂąle !⊠Moi, qui adore les femmes pĂąles ! Au haut de la cĂŽte dâArgueil, sa rĂ©solution Ă©tait prise. â Il nây a plus quâĂ chercher les occasions. Eh bien, jây passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille ; je me ferai saigner, sâil le faut ; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi⊠Ah ! parbleu ! ajouta-t-il, voilĂ les Comices bientĂŽt ; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car câest le plus sĂ»r. VIII I ls arrivĂšrent, en effet, ces fameux Comices ! DĂšs le matin de la solennitĂ©, tous les habitants, sur leurs portes, sâentretenaient des prĂ©paratifs ; on avait enguirlandĂ© de lierres le fronton de la mairie ; une tente, dans un prĂ©, Ă©tait dressĂ©e pour le festin, et, au milieu de la Place, devant lâĂ©glise, une espĂšce de bombarde devait signaler lâarrivĂ©e de M. le prĂ©fet et le nom des cultivateurs laurĂ©ats. La garde nationale de Buchy il nây en avait point Ă Yonville Ă©tait venue sâadjoindre au corps des pompiers, dont Binet Ă©tait le capitaine. Il portait, ce jour-lĂ , un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglĂ© dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait ĂȘtre descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, Ă pas marquĂ©s, dâun seul mouvement. Comme une rivalitĂ© subsistait entre le percepteur et le colonel, lâun et lâautre, pour montrer leurs talents, faisaient Ă part manĆuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les Ă©paulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il nây avait eu pareil dĂ©ploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dĂšs la veille, avaient lavĂ© leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenĂȘtres entrouvertes ; tous les cabarets Ă©taient pleins ; et, par le beau temps quâil faisait, les bonnets empesĂ©s, les croix dâor et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure Ă©parpillĂ©e la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermiĂšres des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse Ă©pingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussĂ©e de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de mĂ©nager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents. La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il sâen dĂ©gorgeait des ruelles, des allĂ©es, des maisons, et lâon entendait de temps Ă autre retomber le marteau des portes, derriĂšre les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fĂȘte. Ce que lâon admirait surtout, câĂ©taient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade oĂč sâallaient tenir les autoritĂ©s ; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre maniĂšres de gaules, portant chacune un petit Ă©tendard de toile verdĂątre, enrichi dâinscriptions en lettres dâor. On lisait sur lâun Au Commerce » ; sur lâautre Ă lâAgriculture » ; sur le troisiĂšme Ă lâIndustrie » ; et sur le quatriĂšme Aux Beaux-Arts ». Mais la jubilation qui Ă©panouissait tous les visages paraissait assombrir Mme Lefrançois, lâaubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton â Quelle bĂȘtise ! quelle bĂȘtise avec leur baraque de toile ! Croient-ils que le prĂ©fet sera bien aise de dĂźner lĂ -bas, sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-lĂ , faire le bien du pays ! Ce nâĂ©tait pas la peine, alors, dâaller chercher un gargotier Ă NeufchĂątel ! Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nu-pieds !⊠Lâapothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, un chapeau bas de forme. â Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suis pressĂ©. Et comme la grosse veuve lui demanda oĂč il allait â Cela vous semble drĂŽle, nâest-ce pas ? moi qui reste toujours plus confinĂ© dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage. â Quel fromage ? fit lâaubergiste. â Non, rien ! ce nâest rien ! reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure dâhabitude tout reclus chez moi. Aujourdâhui cependant, vu la circonstance, il faut bien que⊠â Ah ! vous allez lĂ -bas ? dit-elle avec un air de dĂ©dain. â Oui, jây vais, rĂ©pliqua lâapothicaire Ă©tonnĂ© ; ne fais-je point partie de la commission consultative ? La mĂšre Lefrançois le considĂ©ra quelques minutes, et finit par rĂ©pondre en souriant â Câest autre chose ! Mais quâest-ce que la culture vous regarde ? vous vous y entendez donc ? â Certainement, je mây entends, puisque je suis pharmacien, câest-Ă -dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de lâaction rĂ©ciproque et molĂ©culaire de tous les corps de la nature, il sâensuit que lâagriculture se trouve comprise dans son domaine ! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, quâest-ce que tout cela, je vous le demande, si ce nâest de la chimie pure et simple ? Lâaubergiste ne rĂ©pondit rien. Homais continua â Croyez-vous quâil faille, pour ĂȘtre agronome, avoir soi-mĂȘme labourĂ© la terre ou engraissĂ© des volailles ? Mais il faut connaĂźtre plutĂŽt la constitution des substances dont il sâagit, les gisements gĂ©ologiques, les actions atmosphĂ©riques, la qualitĂ© des terrains, des minĂ©raux, des eaux, la densitĂ© des diffĂ©rents corps et leur capillaritĂ© ! que sais-je ? Et il faut possĂ©der Ă fond tous ses principes dâhygiĂšne, pour diriger, critiquer la construction des bĂątiments, le rĂ©gime des animaux, lâalimentation des domestiques ! il faut encore, madame Lefrançois, possĂ©der la botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires dâavec les dĂ©lĂ©tĂšres, quelles les improductives et quelles les nutritives, sâil est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-lĂ , de propager les unes, de dĂ©truire les autres ; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, ĂȘtre toujours en haleine, afin dâindiquer les amĂ©liorations⊠Lâaubergiste ne quittait point des yeux la porte du CafĂ© Français, et le pharmacien poursuivit â PlĂ»t Ă Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils Ă©coutassent davantage les conseils de la science ! Ainsi, moi, jâai derniĂšrement Ă©crit un fort opuscule, un mĂ©moire de plus de soixante et douze pages, intitulĂ© Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi de quelques rĂ©flexions nouvelles Ă ce sujet, que jâai envoyĂ© Ă la SociĂ©tĂ© agronomique de Rouen ; ce qui mâa mĂȘme valu lâhonneur dâĂȘtre reçu parmi ses membres, section dâagriculture, classe de pomologie ; eh bien, si mon ouvrage avait Ă©tĂ© livrĂ© Ă la publicité⊠Mais lâapothicaire sâarrĂȘta, tant Mme Lefrançois paraissait prĂ©occupĂ©e. â Voyez-les donc ! disait-elle, on nây comprend rien ! une gargote semblable ! Et, avec des haussements dâĂ©paules qui tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, dâoĂč sortaient alors des chansons. â Du reste, il nâen a pas pour longtemps, ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini. Homais se recula de stupĂ©faction. Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant Ă lâoreille â Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le saisir cette semaine. Câest Lheureux qui le fait vendre. Il lâa assassinĂ© de billets. â Quelle Ă©pouvantable catastrophe ! sâĂ©cria lâapothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes Ă toutes les circonstances imaginables. LâhĂŽtesse donc se mit Ă lui raconter cette histoire, quâelle savait par ThĂ©odore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien quâelle exĂ©crĂąt Tellier, elle blĂąmait Lheureux. CâĂ©tait un enjĂŽleur, un rampant⊠â Ah ! tenez, dit-elle, le voilĂ sous les halles ; il salue Mme Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est mĂȘme au bras de M. Boulanger. â Mme Bovary ! fit Homais. Je mâempresse dâaller lui offrir mes hommages. Peut-ĂȘtre quâelle sera bien aise dâavoir une place dans lâenceinte, sous le pĂ©ristyle. Et, sans Ă©couter la mĂšre Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien sâĂ©loigna dâun pas rapide, sourire aux lĂšvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantitĂ© de salutations et emplissant beaucoup dâespace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derriĂšre lui. Rodolphe, lâayant aperçu de loin, avait pris un train rapide ; mais Mme Bovary sâessouffla ; il se ralentit donc et lui dit en souriant, dâun ton brutal â Câest pour Ă©viter ce gros homme vous savez, lâapothicaire. Elle lui donna un coup de coude. â Quâest-ce que cela signifie ? se demanda-t-il. Et il la considĂ©ra du coin de lâĆil, tout en continuant Ă marcher. Son profil Ă©tait si calme, que lâon nây devinait rien. Il se dĂ©tachait en pleine lumiĂšre, dans lâovale de sa capote qui avait des rubans pĂąles ressemblant Ă des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridĂ©s par les pommettes, Ă cause du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tĂȘte sur lâĂ©paule, et lâon voyait entre ses lĂšvres le bout nacrĂ© de ses dents blanches. â Se moque-t-elle de moi ? songeait Rodolphe. Ce geste dâEmma pourtant nâavait Ă©tĂ© quâun avertissement ; car M. Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps Ă autre, comme pour entrer en conversation â Voici une journĂ©e superbe ! tout le monde est dehors ! les vents sont Ă lâest. Et Mme Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui rĂ©pondait guĂšre, tandis quâau moindre mouvement quâils faisaient, il se rapprochait en disant PlaĂźt-il ? » et portait la main Ă son chapeau. Quand ils furent devant la maison du marĂ©chal, au lieu de suivre la route jusquâĂ la barriĂšre, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, entraĂźnant Mme Bovary ; il cria â Bonsoir, M. Lheureux ! au plaisir ! â Comme vous lâavez congĂ©diĂ© ! dit-elle en riant. â Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres ? et, puisque, aujourdâhui, jâai le bonheur dâĂȘtre avec vous⊠Emma rougit. Il nâacheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur lâherbe. Quelques marguerites Ă©taient repoussĂ©es. â Voici de gentilles pĂąquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien des oracles Ă toutes les amoureuses du pays. Il ajouta â Si jâen cueillais. Quâen pensez-vous ? â Est-ce que vous ĂȘtes amoureux ? fit-elle en toussant un peu. â Eh ! eh ! qui sait ? rĂ©pondit Rodolphe. Le prĂ© commençait Ă se remplir, et les mĂ©nagĂšres vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent, il fallait se dĂ©ranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, Ă souliers plats, Ă bagues dâargent, et qui sentaient le lait, quand on passait prĂšs dâelles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se rĂ©pandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusquâĂ la tente du banquet. Mais câĂ©tait le moment de lâexamen, et les cultivateurs, les uns aprĂšs les autres, entraient dans une maniĂšre dâhippodrome que formait une longue corde portĂ©e sur des bĂątons. Les bĂȘtes Ă©taient lĂ , le nez tournĂ© vers la ficelle, et alignant confusĂ©ment leurs croupes inĂ©gales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bĂȘlaient ; les vaches, un jarret repliĂ©, Ă©talaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupiĂšres lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour dâelles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des Ă©talons cabrĂ©s, qui hennissaient Ă pleins naseaux du cĂŽtĂ© des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tĂȘte et la criniĂšre pendante, tandis que leurs poulains se reposaient Ă leur ombre, ou venaient les tĂ©ter quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassĂ©s, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque criniĂšre blanche, ou bien saillir des cornes aiguĂ«s, et des tĂȘtes dâhommes qui couraient. Ă lâĂ©cart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselĂ©, portant un cercle de fer Ă la narine, et qui ne bougeait pas plus quâune bĂȘte de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde. Cependant, entre les deux rangĂ©es, des messieurs sâavançaient dâun pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient Ă voix basse. Lâun dâeux, qui semblait plus considĂ©rable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. CâĂ©tait le prĂ©sident du jury M. Derozerays de la Panville. SitĂŽt quâil reconnut Rodolphe, il sâavança vivement, et lui dit en souriant dâun air aimable â Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez ? Rodolphe protesta quâil allait venir. Mais quand le prĂ©sident eut disparu â Ma foi, non, reprit-il, je nâirai pas ; votre compagnie vaut bien la sienne. Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus Ă lâaise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et mĂȘme il sâarrĂȘtait parfois devant quelque beau sujet, que Mme Bovary nâadmirait guĂšre. Il sâen aperçut, et alors se mit Ă faire des plaisanteries sur les dames dâYonville, Ă propos de leur toilette ; puis il sâexcusa lui-mĂȘme du nĂ©gligĂ© de la sienne. Elle avait cette incohĂ©rence de choses communes et recherchĂ©es, oĂč le vulgaire, dâhabitude, croit entrevoir la rĂ©vĂ©lation dâune existence excentrique, les dĂ©sordres du sentiment, les tyrannies de lâart, et toujours un certain mĂ©pris des conventions sociales, ce qui le sĂ©duit ou lâexaspĂšre. Ainsi, sa chemise de batiste Ă manchettes plissĂ©es bouffait au hasard du vent, dans lâouverture de son gilet, qui Ă©tait de coutil gris, et son pantalon Ă larges raies dĂ©couvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquĂ©es de cuir verni. Elles Ă©taient si vernies, que lâherbe sây reflĂ©tait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de cĂŽtĂ©. â Dâailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne⊠â Tout est peine perdue, dit Emma. â Câest vrai ! rĂ©pliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves gens nâest capable de comprendre mĂȘme la tournure dâun habit ! Alors ils parlĂšrent de la mĂ©diocritĂ© provinciale, des existences quâelle Ă©touffait, des illusions qui sây perdaient. â Aussi, disait Rodolphe, je mâenfonce dans une tristesse⊠â Vous ! fit-elle avec Ă©tonnement. Mais je vous croyais trĂšs gai ? â Ah ! oui, dâapparence, parce quâau milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependant que de fois, Ă la vue dâun cimetiĂšre, au clair de lune, je me suis demandĂ© si je ne ferais pas mieux dâaller rejoindre ceux qui sont Ă dormir⊠â Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous nây pensez pas. â Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Qui sâinquiĂšte de moi ? Et il accompagna ces derniers mots dâune sorte de sifflement entre ses lĂšvres. Mais ils furent obligĂ©s de sâĂ©carter lâun de lâautre, Ă cause dâun grand Ă©chafaudage de chaises quâun homme portait derriĂšre eux. Il en Ă©tait si surchargĂ©, que lâon apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, Ă©cartĂ©s droit. CâĂ©tait Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de lâĂ©glise. Plein dâimagination pour tout ce qui concernait ses intĂ©rĂȘts, il avait dĂ©couvert ce moyen de tirer parti des comices ; et son idĂ©e lui rĂ©ussissait, car il ne savait plus auquel entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces siĂšges dont la paille sentait lâencens, et sâappuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vĂ©nĂ©ration. Mme Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continua comme se parlant Ă lui-mĂȘme â Oui ! tant de choses mâont manquĂ© ! toujours seul ! Ah ! si jâavais eu un but dans la vie, si jâeusse rencontrĂ© une affection, si jâavais trouvĂ© quelquâun⊠Oh ! comme jâaurais dĂ©pensĂ© toute lâĂ©nergie dont je suis capable, jâaurais surmontĂ© tout, brisĂ© tout ! â Il me semble pourtant, dit Emma, que vous nâĂȘtes guĂšre Ă plaindre. â Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe. â Car enfinâŠ, reprit-elle, vous ĂȘtes libre. Elle hĂ©sita â Riche. â Ne vous moquez pas de moi, rĂ©pondit-il. Et elle jurait quâelle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit ; aussitĂŽt, on se poussa, pĂȘle-mĂȘle, vers le village. CâĂ©tait une fausse alerte. M. le prĂ©fet nâarrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassĂ©s, ne sachant sâil fallait commencer la sĂ©ance ou bien attendre encore. Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traĂźnĂ© par deux chevaux maigres, que fouettait Ă tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet nâeut que le temps de crier Aux armes ! » et le colonel de lâimiter. On courut vers les faisceaux. On se prĂ©cipita. Quelques-uns mĂȘme oubliĂšrent leur col. Mais lâĂ©quipage prĂ©fectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplĂ©es, se dandinant sur leur chaĂźnette, arrivĂšrent au petit trot devant le pĂ©ristyle de la mairie, juste au moment oĂč la garde nationale et les pompiers sây dĂ©ployaient, tambour battant, et marquant le pas. â Balancez ! cria Binet. â Halte ! cria le colonel. Par file Ă gauche ! Et aprĂšs, un port dâarmes oĂč le cliquetis des capucines, se dĂ©roulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dĂ©gringole les escaliers, tous les fusils retombĂšrent. Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vĂȘtu dâun habit court Ă broderie dâargent, chauve sur le front, portant toupet Ă lâocciput, ayant le teint blafard et lâapparence des plus bĂ©nignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupiĂšres Ă©paisses, se fermaient Ă demi pour considĂ©rer la multitude, en mĂȘme temps quâil levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrĂ©e. Il reconnut le maire Ă son Ă©charpe, et lui exposa que M. le PrĂ©fet nâavait pu venir. Il Ă©tait, lui, un conseiller de prĂ©fecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y rĂ©pondit par des civilitĂ©s, lâautre sâavoua confus ; et ils restaient ainsi, face Ă face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le Conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, rĂ©itĂ©rait ses salutations, tandis que Tuvache, courbĂ© comme un arc, souriait aussi, bĂ©gayait, cherchait ses phrases, protestait de son dĂ©vouement Ă la monarchie, et de lâhonneur que lâon faisait Ă Yonville. Hippolyte, le garçon de lâauberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion dâor, oĂč beaucoup de paysans sâamassĂšrent Ă regarder la voiture. Le tambour battit, lâobusier tonna, et les messieurs Ă la file montĂšrent sâasseoir sur lâestrade, dans les fauteuils en utrecht rouge quâavait prĂȘtĂ©s Mme Tuvache. Tous ces gens-lĂ se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hĂąlĂ©es par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants sâĂ©chappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches Ă rosette bien Ă©talĂ©e. Tous les gilets Ă©taient de velours Ă chĂąle ; toutes les montres portaient au bout dâun long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et lâon appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en Ă©cartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non dĂ©cati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes. Les dames de la sociĂ©tĂ© se tenaient derriĂšre, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule Ă©tait en face, debout ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apportĂ© lĂ toutes celles quâil avait dĂ©mĂ©nagĂ©es de la prairie, et mĂȘme il courait Ă chaque minute en chercher dâautres dans lâĂ©glise, et causait un tel encombrement par son commerce, que lâon avait grand-peine Ă parvenir jusquâau petit escalier de lâestrade. â Moi, je trouve, dit M. Lheureux sâadressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place, que lâon aurait dĂ» planter lĂ deux mĂąts vĂ©nitiens avec quelque chose dâun peu sĂ©vĂšre et de riche comme nouveautĂ©s, câeĂ»t Ă©tĂ© dâun fort joli coup dâĆil. â Certes, rĂ©pondit Homais. Mais, que voulez-vous ! câest le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il nâa pas grand goĂ»t, ce pauvre Tuvache, et il est mĂȘme complĂštement dĂ©nuĂ© de ce qui sâappelle le gĂ©nie des arts. Cependant Rodolphe, avec Mme Bovary, Ă©tait montĂ© au premier Ă©tage de la mairie, dans la salle des dĂ©libĂ©rations, et, comme elle Ă©tait vide, il avait dĂ©clarĂ© que lâon y serait bien pour jouir du spectacle plus Ă son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchĂ©s de lâune des fenĂȘtres, ils sâassirent lâun prĂšs de lâautre. Il y eut une agitation sur lâestrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant quâil sâappelait Lieuvain, et lâon se rĂ©pĂ©tait son nom de lâun Ă lâautre, dans la foule. Quand il eut donc collationnĂ© quelques feuilles et appliquĂ© dessus son Ćil pour y mieux voir, il commença Messieurs, Quâil me soit permis dâabord avant de vous entretenir de lâobjet de cette rĂ©union dâaujourdâhui, et ce sentiment, jâen suis sĂ»r, sera partagĂ© par vous tous, quâil me soit permis, dis-je, de rendre justice Ă lâadministration supĂ©rieure ; au gouvernement, au monarque, Messieurs, Ă notre souverain, Ă ce roi bien-aimĂ© Ă qui aucune branche de la prospĂ©ritĂ© publique ou particuliĂšre nâest indiffĂ©rente, et qui dirige Ă la fois dâune main si ferme et si sage le char de lâĂtat parmi les pĂ©rils incessants dâune mer orageuse, sachant dâailleurs faire respecter la paix comme la guerre, lâindustrie, le commerce, lâagriculture et les beaux-arts. » â Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu. â Pourquoi ? dit Emma. Mais, Ă ce moment, la voix du Conseiller sâĂ©leva dâun ton extraordinaire. Il dĂ©clamait Le temps nâest plus, messieurs, oĂč la discorde civile ensanglantait nos places publiques, oĂč le propriĂ©taire, le nĂ©gociant, lâouvrier lui-mĂȘme, en sâendormant le soir dâun sommeil paisible, tremblaient de se voir rĂ©veillĂ©s tout Ă coup au bruit des tocsins incendiaires, oĂč les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases⊠» â Câest quâon pourrait, reprit Rodolphe, mâapercevoir dâen bas ; puis jâen aurais pour quinze jours Ă donner des excuses, et, avec ma mauvaise rĂ©putation⊠â Oh ! vous vous calomniez, dit Emma. â Non, non, elle est exĂ©crable, je vous jure. Mais, Messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, Ă©cartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie, quây vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout des voies nouvelles de communication, comme autant dâartĂšres nouvelles dans le corps de lâĂtat, y Ă©tablissent des rapports nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activitĂ© ; la religion, plus affermie, sourit Ă tous les cĆurs ; nos ports sont pleins, la confiance renaĂźt, et enfin la France respire !⊠» â Du reste, ajouta Rodolphe, peut-ĂȘtre, au point de vue du monde, a-t-on raison ? â Comment cela ? fit-elle. â Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas quâil y a des Ăąmes sans cesse tourmentĂ©es ? Il leur faut tour Ă tour le rĂȘve et lâaction, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et lâon se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies. Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passĂ© par des pays extraordinaires, et elle reprit â Nous nâavons pas mĂȘme cette distraction, nous autres pauvres femmes ! â Triste distraction car on nây trouve pas le bonheur. â Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle. â Oui, il se rencontre un jour, rĂ©pondit-il. Et câest lĂ ce que vous avez compris, disait le Conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ! vous, pionniers pacifiques dâune Ćuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrĂšs et de moralitĂ© ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les dĂ©sordres de lâatmosphĂšre⊠» â Il se rencontre un jour, rĂ©pĂ©ta Rodolphe, un jour, tout Ă coup, et quand on en dĂ©sespĂ©rait. Alors des horizons sâentrouvrent, câest comme une voix qui crie Le voilĂ ! » Vous sentez le besoin de faire Ă cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne sâexplique pas, on se devine. On sâest entrevu dans ses rĂȘves. Et il la regardait. Enfin, il est lĂ , ce trĂ©sor que lâon a tant cherchĂ©, lĂ , devant vous ; il brille, il Ă©tincelle. Cependant on en doute encore, on nâose y croire ; on en reste Ă©bloui, comme si lâon sortait des tĂ©nĂšbres Ă la lumiĂšre. Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime Ă sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel quâun homme pris dâĂ©tourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle dâEmma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours Et qui sâen Ă©tonnerait, Messieurs ? Celui-lĂ seul qui serait assez aveugle, assez plongĂ© je ne crains pas de le dire, assez plongĂ© dans les prĂ©jugĂ©s dâun autre Ăąge pour mĂ©connaĂźtre encore lâesprit des populations agricoles. OĂč trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dĂ©vouement Ă la cause publique, plus dâintelligence en un mot ? Et je nâentends pas, Messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modĂ©rĂ©e, qui sâapplique par-dessus toute chose Ă poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, Ă lâamĂ©lioration commune et au soutien des Ătats, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs⊠» â Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommĂ© de ces mots-lĂ . Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes Ă chaufferette et Ă chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, câest de sentir ce qui est grand, de chĂ©rir ce qui est beau, et non pas dâaccepter toutes les conventions de la sociĂ©tĂ©, avec les ignominies quâelle nous impose. â CependantâŠ, cependantâŠ, objectait Mme Bovary. â Eh non ! pourquoi dĂ©clamer contre les passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose quâil y ait sur la terre, la source de lâhĂ©roĂŻsme, de lâenthousiasme, de la poĂ©sie, de la musique, des arts, de tout enfin ! â Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu lâopinion du monde et obĂ©ir Ă sa morale. â Ah ! câest quâil y en a deux, rĂ©pliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, sâagite en bas, terre Ă terre, comme ce rassemblement dâimbĂ©ciles que vous voyez. Mais lâautre, lâĂ©ternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous Ă©claire. M. Lieuvain venait de sâessuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit Et quâaurais-je Ă faire, Messieurs, de vous dĂ©montrer ici lâutilitĂ© de lâagriculture ? Qui donc pourvoit Ă nos besoins ? qui donc fournit Ă notre subsistance ? Nâest-ce pas lâagriculteur ? Lâagriculteur, messieurs, qui, ensemençant dâune main laborieuse les sillons fĂ©conds des campagnes, fait naĂźtre le blĂ©, lequel broyĂ© est mis en poudre au moyen dâingĂ©nieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de lĂ , transportĂ© dans les citĂ©s, est bientĂŽt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. Nâest-ce pas lâagriculteur encore qui engraisse pour nos vĂȘtements ses abondants troupeaux dans les pĂąturages ? Car comment nous vĂȘtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans lâagriculteur ? Et mĂȘme, Messieurs, est-il besoin dâaller si loin chercher des exemples ? Qui nâa souvent rĂ©flĂ©chi Ă toute lâimportance que lâon retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit Ă la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des Ćufs ? Mais je nâen finirais pas, sâil fallait Ă©numĂ©rer les uns aprĂšs les autres les diffĂ©rents produits que la terre bien cultivĂ©e, telle quâune mĂšre gĂ©nĂ©reuse, prodigue Ă ses enfants. Ici, câest la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers Ă cidre ; lĂ , le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; Messieurs, nâoublions pas le lin ! qui a pris dans ces derniĂšres annĂ©es un accroissement considĂ©rable et sur lequel jâappellerai plus particuliĂšrement votre attention. » Il nâavait pas besoin de lâappeler car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, Ă cĂŽtĂ© de lui, lâĂ©coutait en Ă©carquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps Ă autre, fermait doucement les paupiĂšres ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils NapolĂ©on entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe dâapprobation. Les pompiers, au bas de lâestrade, se reposaient sur leurs baĂŻonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en lâair. Il entendait peut-ĂȘtre, mais il ne devait rien apercevoir, Ă cause de la visiĂšre de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagĂ©rĂ© le sien ; car il en portait un Ă©norme et qui lui vacillait sur la tĂȘte, en laissant dĂ©passer un bout de son foulard dâindienne. Il souriait lĂ -dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pĂąle, oĂč des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, dâaccablement et de sommeil. La place jusquâaux maisons Ă©tait comble de monde. On voyait des gens accoudĂ©s Ă toutes les fenĂȘtres, dâautres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixĂ© dans la contemplation de ce quâil regardait. MalgrĂ© le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans lâair. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, quâinterrompait çà et lĂ le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout Ă coup, partir derriĂšre soi un long mugissement de bĆuf, ou bien les bĂȘlements des agneaux qui se rĂ©pondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussĂ© leurs bĂȘtes jusque-lĂ , et elles beuglaient de temps Ă autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau. Rodolphe sâĂ©tait rapprochĂ© dâEmma, et il disait dâune voix basse, en parlant vite â Est-ce que cette conjuration du monde ne vous rĂ©volte pas ? Est-il un seul sentiment quâil ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persĂ©cutĂ©s, calomniĂ©s, et, sâil se rencontre enfin deux pauvres Ăąmes, tout est organisĂ© pour quâelles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles sâappelleront. Oh ! nâimporte, tĂŽt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se rĂ©uniront, sâaimeront, parce que la fatalitĂ© lâexige et quâelles sont nĂ©es lâune pour lâautre. Il se tenait les bras croisĂ©s sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de prĂšs, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons dâor sâirradiant tout autour de ses pupilles noires, et mĂȘme elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui lâavait fait valser Ă la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-lĂ , cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupiĂšres pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste quâelle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de lâhorizon la vieille diligence lâHirondelle, qui descendait lentement la cĂŽte des Leux, en traĂźnant aprĂšs soi un long panache de poussiĂšre. CâĂ©tait dans cette voiture jaune que LĂ©on, si souvent, Ă©tait revenu vers elle ; et par cette route lĂ -bas quâil Ă©tait parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, Ă sa fenĂȘtre ; puis tout se confondit, des nuages passĂšrent ; il lui sembla quâelle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que LĂ©on nâĂ©tait pas loin, quâil allait venir⊠et cependant elle sentait toujours la tĂȘte de Rodolphe Ă cĂŽtĂ© dâelle. La douceur de cette sensation pĂ©nĂ©trait ainsi ses dĂ©sirs dâautrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffĂ©e subtile du parfum qui se rĂ©pandait sur son Ăąme. Elle ouvrit les narines Ă plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraĂźcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle sâessuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle sâĂ©ventait la figure, tandis quâĂ travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases. Il disait Continuez ! persĂ©vĂ©rez ! nâĂ©coutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hĂątifs dâun empirisme tĂ©mĂ©raire ! Appliquez-vous surtout Ă lâamĂ©lioration du sol, aux bons engrais, au dĂ©veloppement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arĂšnes pacifiques oĂč le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans lâespoir dâun succĂšs meilleur ! Et vous, vĂ©nĂ©rables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusquâĂ ce jour nâavait pris en considĂ©ration les pĂ©nibles labeurs, venez recevoir la rĂ©compense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que lâĂtat, dĂ©sormais, a les yeux fixĂ©s sur vous, quâil vous encourage, quâil vous protĂšge, quâil fera droit Ă vos justes rĂ©clamations et allĂ©gera, autant quâil est en lui, le fardeau de vos pĂ©nibles sacrifices ! » M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien, peut-ĂȘtre, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait par un caractĂšre de style plus positif, câest-Ă -dire par des connaissances plus spĂ©ciales et des considĂ©rations plus relevĂ©es. Ainsi, lâĂ©loge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et lâagriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de lâune et de lâautre, et comment elles avaient concouru toujours Ă la civilisation. Rodolphe, avec Mme Bovary, causait rĂȘves, pressentiments, magnĂ©tisme. Remontant au berceau des sociĂ©tĂ©s, lâorateur vous dĂ©peignait ces temps farouches oĂč les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quittĂ© la dĂ©pouille des bĂȘtes, endossĂ© le drap, creusĂ© des sillons, plantĂ© la vigne. Ătait-ce un bien, et nây avait-il pas dans cette dĂ©couverte plus dâinconvĂ©nients que dâavantages ? M. Derozerays se posait ce problĂšme. Du magnĂ©tisme, peu Ă peu, Rodolphe en Ă©tait venu aux affinitĂ©s, et, tandis que M. le prĂ©sident citait Cincinnatus Ă sa charrue, DioclĂ©tien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant lâannĂ©e par des semailles, le jeune homme expliquait Ă la jeune femme que ces attractions irrĂ©sistibles tiraient leur cause de quelque existence antĂ©rieure. â Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? quel hasard lâa voulu ? Câest quâĂ travers lâĂ©loignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particuliĂšres nous avaient poussĂ©s lâun vers lâautre. Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas. Ensemble de bonnes cultures ! » cria le prĂ©sident. â TantĂŽt, par exemple, quand je suis venu chez vous⊠à M. Bizet, de Quincampoix. » â Savais-je que je vous accompagnerais ? Soixante et dix francs ! » â Cent fois mĂȘme jâai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis restĂ©. Fumiers. » â Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie ! Ă M. Caron, dâArgueil, une mĂ©daille dâor ! » â Car jamais je nâai trouvĂ© dans la sociĂ©tĂ© de personne un charme aussi complet. Ă M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! » â Aussi, moi, jâemporterai votre souvenir. Pour un bĂ©lier mĂ©rinos⊠» â Mais vous mâoublierez, jâaurai passĂ© comme une ombre. Ă M. Belot, de Notre-Dame⊠» â Oh ! non, nâest-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensĂ©e, dans votre vie ? Race porcine, prix ex ĂŠquo Ă {{MM.LehĂ©rissĂ© et Cullembourg ; soixante francs ! » Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frĂ©missante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volĂ©e ; mais, soit quâelle essayĂąt de la dĂ©gager ou bien quâelle rĂ©pondĂźt Ă cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il sâĂ©cria â Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous ĂȘtes bonne ! Vous comprenez que je suis Ă vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple ! Un coup de vent qui arriva par les fenĂȘtres fronça le tapis de la table, et, sur la place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevĂšrent, comme des ailes de papillons blancs qui sâagitent. Emploi de tourteaux de graines olĂ©agineuses », continua le prĂ©sident. Il se hĂątait Engrais flamand, â culture du lin, â drainage, â baux Ă longs termes, â services de domestiques. » Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un dĂ©sir suprĂȘme faisait frissonner leurs lĂšvres sĂšches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. Catherine-Nicaise-Ălisabeth Leroux, de Sassetot-la-GuerriĂšre, pour cinquante-quatre ans de service dans la mĂȘme ferme, une mĂ©daille dâargent â du prix de vingt-cinq francs ! » OĂč est-elle, Catherine Leroux ? » rĂ©pĂ©ta le Conseiller. Elle ne se prĂ©sentait pas, et lâon entendait des voix qui chuchotaient â Vas-y ! â Non. â Ă gauche ! â Nâaie pas peur ! â Ah ! quâelle est bĂȘte ! â Enfin y est-elle ? sâĂ©cria Tuvache. â Oui !⊠la voilĂ ! â Quâelle approche donc ! Alors on vit sâavancer sur lâestrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vĂȘtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entourĂ© dâun bĂ©guin sans bordure, Ă©tait plus plissĂ© de rides quâune pomme de reinette flĂ©trie, et des manches de sa camisole rouge dĂ©passaient deux longues mains, Ă articulations noueuses. La poussiĂšre des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroĂ»tĂ©es, Ă©raillĂ©es, durcies, quâelles semblaient sales quoiquâelles fussent rincĂ©es dâeau claire ; et, Ă force dâavoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour prĂ©senter dâelles-mĂȘmes lâhumble tĂ©moignage de tant de souffrances subies. Quelque chose dâune rigiditĂ© monacale relevait lâexpression de sa figure. Rien de triste ou dâattendri nâamollissait ce regard pĂąle. Dans la frĂ©quentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placiditĂ©. CâĂ©tait la premiĂšre fois quâelle se voyait au milieu dâune compagnie si nombreuse ; et, intĂ©rieurement effarouchĂ©e par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix dâhonneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant sâil fallait sâavancer ou sâenfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois Ă©panouis, ce demi-siĂšcle de servitude. â Approchez, vĂ©nĂ©rable Catherine-Nicaise-Ălisabeth Leroux ! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du prĂ©sident la liste des laurĂ©ats. Et tour Ă tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il rĂ©pĂ©tait dâun ton paternel â Approchez, approchez ! â Ătes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil. Et il se mit lĂ lui crier dans lâoreille â Cinquante-quatre ans de service ! Une mĂ©daille dâargent ! Vingt-cinq francs ! Câest pour vous. Puis, quand elle eut sa mĂ©daille, elle la considĂ©ra. Alors un sourire de bĂ©atitude se rĂ©pandit sur sa figure, et on lâentendit qui marmottait en sâen allant â Je la donnerai au curĂ© de chez nous, pour quâil me dise des messes. â Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire. La sĂ©ance Ă©tait finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours Ă©taient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume les maĂźtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui sâen retournaient Ă lâĂ©table, une couronne verte entre les cornes. Cependant les gardes nationaux Ă©taient montĂ©s au premier Ă©tage de la mairie, avec des brioches embrochĂ©es Ă leurs baĂŻonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Mme Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se sĂ©parĂšrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant lâheure du banquet. Le festin fut long, bruyant, mal servi ; lâon Ă©tait si tassĂ©, que lâon avait peine Ă remuer les coudes, et les planches Ă©troites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun sâen donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur blanchĂątre, comme la buĂ©e dâun fleuve par un matin dâautomne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyĂ© contre le calicot de la tente, pensait si fort Ă Emma, quâil nâentendait rien. DerriĂšre lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur rĂ©pondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence sâĂ©tablissait dans sa pensĂ©e, malgrĂ© les accroissements de la rumeur. Il rĂȘvait Ă ce quâelle avait dit et Ă la forme de ses lĂšvres ; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journĂ©es dâamour se dĂ©roulaient Ă lâinfini dans les perspectives de lâavenir. Il la revit le soir, pendant le feu dâartifice ; mais elle Ă©tait avec son mari, Mme Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusĂ©es perdues ; et, Ă chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire Ă Binet des recommandations. Les piĂšces pyrotechniques envoyĂ©es Ă lâadresse du sieur Tuvache avaient, par excĂšs de prĂ©caution, Ă©tĂ© enfermĂ©es dans sa cave ; aussi la poudre humide ne sâenflammait guĂšre, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complĂštement. De temps Ă autre, il partait une pauvre chandelle romaine ; alors la foule bĂ©ante poussait une clameur oĂč se mĂȘlait le cri des femmes Ă qui lâon chatouillait la taille pendant lâobscuritĂ©. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre lâĂ©paule de Charles ; puis, le menton levĂ©, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusĂ©es. Rodolphe la contemplait Ă la lueur des lampions qui brĂ»laient. Ils sâĂ©teignirent peu Ă peu. Les Ă©toiles sâallumĂšrent. Quelques gouttes de pluie vinrent Ă tomber. Elle noua son fichu sur sa tĂȘte nue. Ă ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de lâauberge. Son cocher, qui Ă©tait ivre, sâassoupit tout Ă coup ; et lâon apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le tangage des soupentes. â En vĂ©ritĂ©, dit lâapothicaire, on devrait bien sĂ©vir contre lâivresse ! Je voudrais que lâon inscrivĂźt, hebdomadairement, Ă la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiquĂ©s avec des alcools. Dâailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait lĂ comme des annales patentes quâon irait au besoin⊠Mais excusez. Et il courut encore vers le capitaine. Celui-ci rentrait Ă sa maison. Il allait revoir son tour. â Peut-ĂȘtre ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, dâenvoyer un de vos hommes ou dâaller vous-mĂȘme⊠â Laissez-moi donc tranquille, rĂ©pondit le percepteur, puisquâil nây a rien ! â Rassurez-vous, dit lâapothicaire, quand il fut revenu prĂšs de ses amis. M. Binet mâa certifiĂ© que les mesures Ă©taient prises. Nulle flammĂšche ne sera tombĂ©e. Les pompes sont pleines. Allons dormir. â Ma foi ! jâen ai besoin, fit Mme Homais qui bĂąillait considĂ©rablement ; mais, nâimporte, nous avons eu pour notre fĂȘte une bien belle journĂ©e. Rodolphe rĂ©pĂ©ta dâune voix basse et avec un regard tendre â Oh ! oui, bien belle ! Et, sâĂ©tant saluĂ©s, on se tourna le dos. Deux jours aprĂšs, dans le Fanal de Rouen, il y avait un grand article sur les comices. Homais lâavait composĂ©, de verve, dĂšs le lendemain Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes ? OĂč courait cette foule, comme les flots dâune mer en furie, sous les torrents dâun soleil tropical qui rĂ©pandait sa chaleur sur nos guĂ©rets ? » Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez ! Du courage ! lui criait-il ; mille rĂ©formes sont indispensables, accomplissons-les. » Puis, abordant lâentrĂ©e du Conseiller, il nâoubliait point lâair martial de notre milice », ni nos plus sĂ©millantes villageoises », ni les vieillards Ă tĂȘte chauve, sorte de patriarches qui Ă©taient lĂ , et dont quelques-uns, dĂ©bris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cĆurs au son mĂąle des tambours. » Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et mĂȘme il rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyĂ© un MĂ©moire sur le cidre Ă la SociĂ©tĂ© dâagriculture. Quand il arrivait Ă la distribution des rĂ©compenses, il dĂ©peignait la joie des laurĂ©ats en traits dithyrambiques. Le pĂšre embrassait son fils, le frĂšre le frĂšre, lâĂ©poux lâĂ©pouse. Plus dâun montrait avec orgueil son humble mĂ©daille, et sans doute, revenu chez lui, prĂšs de sa bonne mĂ©nagĂšre, il lâaura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa chaumine. Vers six heures, un banquet, dressĂ© dans lâherbage de M. LiĂ©geard, a rĂ©uni les principaux assistants de la fĂȘte. La plus grande cordialitĂ© nâa cessĂ© dây rĂ©gner. Divers toasts ont Ă©tĂ© portĂ©s M. Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, au prĂ©fet ! M. Derozerays, Ă lâagriculture ! M. Homais, Ă lâindustrie et aux beaux-arts, ces deux sĆurs ! M. Leplichey, aux amĂ©liorations ! Le soir, un brillant feu dâartifice a tout Ă coup illuminĂ© les airs. On eĂ»t dit un vĂ©ritable kalĂ©idoscope, un vrai dĂ©cor dâOpĂ©ra, et un moment notre petite localitĂ©, a pu se croire transportĂ©e au milieu dâun rĂȘve des Mille et une nuits. Constatons quâaucun Ă©vĂ©nement fĂącheux nâest venu troubler cette rĂ©union de famille. » Et il ajoutait On y a seulement remarquĂ© lâabsence du clergĂ©. Sans doute les sacristies entendent le progrĂšs dâune autre maniĂšre. Libre Ă vous, messieurs de Loyola ! » IX S ix semaines sâĂ©coulĂšrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut. Il sâĂ©tait dit, le lendemain des comices â Nây retournons pas de sitĂŽt, ce serait une faute. Et, au bout de la semaine, il Ă©tait parti pour la chasse. AprĂšs la chasse, il avait songĂ© quâil Ă©tait trop tard, puis il fit ce raisonnement â Mais, si du premier jour, elle mâa aimĂ©, elle doit, par lâimpatience de me revoir, mâaimer davantage. Continuons donc ! Et il comprit que son calcul avait Ă©tĂ© bon, lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pĂąlir. Elle Ă©tait seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, Ă©paississaient le crĂ©puscule, et la dorure du baromĂštre, sur qui frappait un rayon de soleil, Ă©talait des feux dans la glace, entre les dĂ©coupures du polypier. Rodolphe resta debout ; et Ă peine si Emma rĂ©pondit Ă ses premiĂšres phrases de politesse. â Moi, dit-il, jâai eu des affaires. Jâai Ă©tĂ© malade. â Gravement ? sâĂ©cria-t-elle. â Eh bien, fit Rodolphe en sâasseyant Ă ses cĂŽtĂ©s sur un tabouret, non !⊠Câest que je nâai pas voulu revenir. â Pourquoi ? â Vous ne devinez pas ? Il la regarda encore une fois, mais dâune façon si violente quâelle baissa la tĂȘte en rougissant. Il reprit â Emma⊠â Monsieur ! fit-elle en sâĂ©cartant un peu. â Ah ! vous voyez bien, rĂ©pliqua-t-il dâune voix mĂ©lancolique, que jâavais raison de vouloir ne pas revenir ; car ce nom, ce nom qui remplit mon Ăąme et qui mâest Ă©chappĂ©, vous me lâinterdisez ! Madame Bovary !⊠Eh ! tout le monde vous appelle comme cela !⊠Ce nâest pas votre nom, dâailleurs ; câest le nom dâun autre ! Il rĂ©pĂ©ta â Dâun autre ! Et il se cacha la figure entre les mains. â Oui, je pense Ă vous continuellement !⊠Votre souvenir me dĂ©sespĂšre ! Ah ! pardon !⊠Je vous quitte⊠Adieu !⊠Jâirai loinâŠ, si loin, que vous nâentendrez plus parler de moi !⊠Et cependantâŠ, aujourdâhuiâŠ, je ne sais quelle force encore mâa poussĂ© vers vous ! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne rĂ©siste point au sourire des anges ! on se laisse entraĂźner par ce qui est beau, charmant, adorable ! CâĂ©tait la premiĂšre fois quâEmma sâentendait dire ces choses ; et son orgueil, comme quelquâun qui se dĂ©lasse dans une Ă©tuve, sâĂ©tirait mollement et tout entier Ă la chaleur de ce langage. â Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je nâai pu vous voir, ah ! du moins jâai bien contemplĂ© ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, jâarrivais jusquâici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient Ă votre fenĂȘtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait Ă travers les carreaux, dans lâombre. Ah ! vous ne saviez guĂšre quâil y avait lĂ , si prĂšs et si loin, un pauvre misĂ©rable⊠Elle se tourna vers lui avec un sanglot. â Oh ! vous ĂȘtes bon ! dit-elle. â Non, je vous aime, voilĂ tout ! Vous nâen doutez pas ! Dites-le-moi ; un mot ! un seul mot ! Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusquâĂ terre ; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il sâen aperçut, nâĂ©tait pas fermĂ©e. â Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie ! CâĂ©tait de visiter sa maison ; il dĂ©sirait la connaĂźtre ; et, Mme Bovary nây voyant point dâinconvĂ©nient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra. â Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe. Le mĂ©decin, flattĂ© de ce titre inattendu, se rĂ©pandit en obsĂ©quiositĂ©s, et lâautre en profita pour se remettre un peu. â Madame mâentretenait, fit-il donc, de sa santé⊠Charles lâinterrompit il avait mille inquiĂ©tudes, en effet ; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si lâexercice du cheval ne serait pas bon. â Certes ! excellent, parfait !⊠VoilĂ une idĂ©e ! Tu devrais la suivre. Et, comme elle objectait quâelle nâavait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un ; elle refusa ses offres ; il nâinsista pas ; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, lâhomme Ă la saignĂ©e, Ă©prouvait toujours des Ă©tourdissements. â Jây passerai, dit Bovary. â Non, non, je vous lâenverrai ; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous. â Ah ! fort bien. Je vous remercie. Et, dĂšs quâils furent seuls â Pourquoi nâacceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses ? Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et dĂ©clara finalement que cela peut-ĂȘtre semblerait drĂŽle. â Ah ! je mâen moque pas mal ! dit Charles en faisant une pirouette. La santĂ© avant tout ! Tu as tort ! â Eh ! comment veux-tu que je monte Ă cheval, puisque je nâai pas dâamazone ? â Il faut tâen commander une ! rĂ©pondit-il. Lâamazone la dĂ©cida. Quand le costume fut prĂȘt, Charles Ă©crivit Ă M. Boulanger que sa femme Ă©tait Ă sa disposition, et quâils comptaient sur sa complaisance. Le lendemain, Ă midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maĂźtre. Lâun portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim. Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle nâen avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmĂ©e de sa tournure, lorsquâil apparut sur le palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle Ă©tait prĂȘte, elle lâattendait. Justin sâĂ©chappa de la pharmacie pour la voir, et lâapothicaire aussi se dĂ©rangea. Il faisait Ă M. Boulanger des recommandations â Un malheur arrive si vite ! Prenez garde ! Vos chevaux peut-ĂȘtre sont fougueux ! Elle entendit du bruit au-dessus de sa tĂȘte câĂ©tait FĂ©licitĂ© qui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. Lâenfant envoya de loin un baiser ; sa mĂšre lui rĂ©pondit dâun signe avec le pommeau de sa cravache. â Bonne promenade ! cria M. Homais. De la prudence, surtout ! de la prudence ! Et il agita son journal en les regardant sâĂ©loigner. DĂšs quâil sentit la terre, le cheval dâEmma prit le galop. Rodolphe galopait Ă cĂŽtĂ© dâelle. Par moments ils Ă©changeaient une parole. La figure un peu baissĂ©e, la main haute et le bras droit dĂ©ployĂ©, elle sâabandonnait Ă la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle. Au bas de la cĂŽte, Rodolphe lĂącha les rĂȘnes ; ils partirent ensemble, dâun seul bond ; puis, en haut, tout Ă coup, les chevaux sâarrĂȘtĂšrent, et son grand voile bleu retomba. On Ă©tait aux premiers jours dâoctobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs sâallongeaient Ă lâhorizon, entre le contour des collines ; et dâautres, se dĂ©chirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un Ă©cartement des nuĂ©es, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits dâYonville, avec les jardins au bord de lâeau, les cours, les murs, et le clocher de lâĂ©glise. Emma fermait Ă demi les paupiĂšres pour reconnaĂźtre sa maison, et jamais ce pauvre village oĂč elle vivait ne lui avait semblĂ© si petit. De la hauteur oĂč ils Ă©taient, toute la vallĂ©e paraissait un immense lac pĂąle, sâĂ©vaporant Ă lâair. Les massifs dâarbres, de place en place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dĂ©passaient la brume, figuraient des grĂšves que le vent remuait. Ă cĂŽtĂ©, sur la pelouse, entre les sapins, une lumiĂšre brune circulait dans lâatmosphĂšre tiĂšde. La terre, roussĂątre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas ; et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombĂ©es. Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisiĂšre du bois. Elle se dĂ©tournait de temps Ă autre, afin dâĂ©viter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignĂ©s, dont la succession continue lâĂ©tourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait. Au moment oĂč ils entrĂšrent dans la forĂȘt, le soleil parut. â Dieu nous protĂšge ! dit Rodolphe. â Vous croyez ? fit-elle. â Avançons ! avançons ! reprit-il. Il claqua de la langue. Les deux bĂȘtes couraient. De longues fougĂšres, au bord du chemin, se prenaient dans lâĂ©trier dâEmma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait Ă mesure. Dâautres fois, pour Ă©carter les branches, il passait prĂšs dâelle, et Emma sentait son genou lui frĂŽler la jambe. Le ciel Ă©tait devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyĂšres tout en fleurs ; et des nappes violettes sâalternaient avec le fouillis des arbres, qui Ă©taient gris, fauves ou dorĂ©s, selon la diversitĂ© des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement dâailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui sâenvolaient dans les chĂȘnes. Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les orniĂšres. Mais sa robe trop longue lâembarrassait, bien quâelle la portĂąt relevĂ©e par la queue, et Rodolphe, marchant derriĂšre elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la dĂ©licatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nuditĂ©. Elle sâarrĂȘta. â Je suis fatiguĂ©e, dit-elle. â Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage ! Puis, cent pas plus loin, elle sâarrĂȘta de nouveau ; et, Ă travers son voile, qui de son chapeau dâhomme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuĂątre, comme si elle eĂ»t nagĂ© sous des flots dâazur. â OĂč allons-nous donc ? Il ne rĂ©pondit rien. Elle respirait dâune façon saccadĂ©e. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache. Ils arrivĂšrent Ă un endroit plus large, oĂč lâon avait abattu des baliveaux. Ils sâassirent sur un tronc dâarbre renversĂ©, et Rodolphe se mit Ă lui parler de son amour. Il ne lâeffraya point dâabord par des compliments. Il fut calme, sĂ©rieux, mĂ©lancolique. Emma lâĂ©coutait la tĂȘte basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre. Mais, Ă cette phrase â Est-ce que nos destinĂ©es maintenant ne sont pas communes ? â Eh non ! rĂ©pondit-elle. Vous le savez bien. Câest impossible. Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle sâarrĂȘta. Puis, lâayant considĂ©rĂ© quelques minutes dâun Ćil amoureux et tout humide, elle dit vivement â Ah ! tenez, nâen parlons plus⊠OĂč sont les chevaux ? Retournons. Il eut un geste de colĂšre et dâennui. Elle rĂ©pĂ©ta â OĂč sont les chevaux ? oĂč sont les chevaux ? Alors, souriant dâun sourire Ă©trange et la prunelle fixe, les dents serrĂ©es, il sâavança en Ă©cartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait â Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons. â Puisquâil le faut, reprit-il en changeant de visage. Et il redevint aussitĂŽt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils sâen retournĂšrent. Il disait â Quâaviez-vous donc ? Pourquoi ? Je nâai pas compris ! Vous vous mĂ©prenez, sans doute ? Vous ĂȘtes dans mon Ăąme comme une madone sur un piĂ©destal, Ă une place haute, solide et immaculĂ©e. Mais jâai besoin de vous pour vivre ! Jâai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensĂ©e. Soyez mon amie, ma sĆur, mon ange ! Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tĂąchait de se dĂ©gager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant. Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage. â Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez ! Il lâentraĂźna plus loin, autour dâun petit Ă©tang, oĂč des lentilles dâeau faisaient une verdure sur les ondes. Des nĂ©nuphars flĂ©tris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans lâherbe, des grenouilles sautaient pour se cacher. â Jâai tort, jâai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre. â Pourquoi ?⊠Emma ! Emma ! â Oh ! Rodolphe !⊠fit lentement la jeune femme en se penchant sur son Ă©paule. Le drap de sa robe sâaccrochait au velours de lâhabit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait dâun soupir et, dĂ©faillante, tout en pleurs, avec un long frĂ©missement et se cachant la figure, elle sâabandonna. Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui Ă©blouissait les yeux. ĂĂ et lĂ , tout autour dâelle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent Ă©parpillĂ© leurs plumes. Le silence Ă©tait partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cĆur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delĂ du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongĂ©, une voix qui se traĂźnait, et elle lâĂ©coutait silencieusement, se mĂȘlant comme une musique aux derniĂšres vibrations de ses nerfs Ă©mus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassĂ©e. Ils sâen revinrent Ă Yonville, par le mĂȘme chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, cĂŽte Ă cĂŽte, et les mĂȘmes buissons, les mĂȘmes cailloux dans lâherbe. Rien autour dâeux nâavait changĂ© ; et pour elle, cependant, quelque chose Ă©tait survenu de plus considĂ©rable que si les montagnes se fussent dĂ©placĂ©es. Rodolphe, de temps Ă autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser. Elle Ă©tait charmante, Ă cheval ! Droite, avec sa taille mince, le genou pliĂ© sur la criniĂšre de sa bĂȘte et un peu colorĂ©e par le grand air, dans la rougeur du soir. En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavĂ©s. On la regardait des fenĂȘtres. Son mari, au dĂźner, lui trouva bonne mine ; mais elle eut lâair de ne pas lâentendre lorsquâil sâinforma de sa promenade ; et elle restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui brĂ»laient. â Emma ! dit-il. â Quoi ? â Eh bien, jâai passĂ© cette aprĂšs-midi chez M. Alexandre ; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnĂ©e seulement, et quâon aurait, je suis sĂ»r, pour une centaine dâĂ©cus⊠Il ajouta â Pensant mĂȘme que cela te serait agrĂ©able, je lâai retenueâŠ, je lâai achetĂ©e⊠Ai-je bien fait ? Dis-moi donc. Elle remua la tĂȘte en signe dâassentiment ; puis, un quart dâheure aprĂšs â Sors-tu ce soir ? demanda-t-elle. â Oui. Pourquoi ? â Oh ! rien, rien, mon ami. Et, dĂšs quâelle fut dĂ©barrassĂ©e de Charles, elle monta sâenfermer dans sa chambre. Dâabord, ce fut comme un Ă©tourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossĂ©s, Rodolphe, et elle sentait encore lâĂ©treinte de ses bras, tandis que le feuillage frĂ©missait et que les joncs sifflaient. Mais, en sâapercevant dans la glace, elle sâĂ©tonna de son visage. Jamais elle nâavait eu les yeux si grands, si noirs, ni dâune telle profondeur. Quelque chose de subtil Ă©pandu sur sa personne la transfigurait. Elle se rĂ©pĂ©tait Jâai un amant ! un amant ! » se dĂ©lectant Ă cette idĂ©e comme Ă celle dâune autre pubertĂ© qui lui serait survenue. Elle allait donc possĂ©der enfin ces joies de lâamour, cette fiĂšvre du bonheur dont elle avait dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux oĂč tout serait passion, extase, dĂ©lire ; une immensitĂ© bleuĂątre lâentourait, les sommets du sentiment Ă©tincelaient sous sa pensĂ©e, et lâexistence ordinaire nâapparaissait quâau loin, tout en bas, dans lâombre, entre les intervalles de ces hauteurs. Alors elle se rappela les hĂ©roĂŻnes des livres quâelle avait lus, et la lĂ©gion lyrique de ces femmes adultĂšres se mit Ă chanter dans sa mĂ©moire avec des voix de sĆurs qui la charmaient. Elle devenait elle-mĂȘme comme une partie vĂ©ritable de ces imaginations et rĂ©alisait la longue rĂȘverie de sa jeunesse, en se considĂ©rant dans ce type dâamoureuse quâelle avait tant enviĂ©. Dâailleurs, Emma Ă©prouvait une satisfaction de vengeance. Nâavait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et lâamour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiĂ©tude, sans trouble. La journĂ©e du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe lâinterrompait par ses baisers ; et elle lui demandait, en le contemplant les paupiĂšres Ă demi closes, de lâappeler encore par son nom et de rĂ©pĂ©ter quâil lâaimait. CâĂ©tait dans la forĂȘt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en Ă©taient de paille et le toit descendait si bas, quâil fallait se tenir courbĂ©. Ils Ă©taient assis lâun contre lâautre, sur un lit de feuilles sĂšches. Ă partir de ce jour-lĂ , ils sâĂ©crivirent rĂ©guliĂšrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, prĂšs de la riviĂšre, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait lây chercher et en plaçait une autre, quâelle accusait toujours dâĂȘtre trop courte. Un matin, que Charles Ă©tait sorti dĂšs avant lâaube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe Ă lâinstant. On pouvait arriver promptement Ă la Huchette, y rester une heure et ĂȘtre rentrĂ© dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idĂ©e la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientĂŽt au milieu de la prairie, oĂč elle marchait Ă pas rapides, sans regarder derriĂšre elle. Le jour commençait Ă paraĂźtre. Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes Ă queue-dâaronde se dĂ©coupaient en noir sur le crĂ©puscule pĂąle. AprĂšs la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait ĂȘtre le chĂąteau. Elle y entra, comme si les murs, Ă son approche, se fussent Ă©cartĂ©s dâeux-mĂȘmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche dâune porte, et tout Ă coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. CâĂ©tait Rodolphe. Elle poussa un cri. â Te voilĂ ! te voilĂ ! rĂ©pĂ©tait-il. Comment as-tu fait pour venir ?⊠Ah ! ta robe est mouillĂ©e ! â Je tâaime ! rĂ©pondit-elle en lui passant les bras autour du cou. Cette premiĂšre audace lui ayant rĂ©ussi, chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma sâhabillait vite et descendait Ă pas de loup le perron qui conduisait au bord de lâeau. Mais, quand la planche aux vaches Ă©tait levĂ©e, il fallait suivre les murs qui longeaient la riviĂšre ; la berge Ă©tait glissante ; elle sâaccrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flĂ©tries. Puis elle prenait Ă travers des champs en labour, oĂč elle enfonçait, trĂ©buchait et empĂȘtrait ses bottines minces. Son foulard, nouĂ© sur sa tĂȘte, sâagitait au vent dans les herbages ; elle avait peur des bĆufs, elle se mettait Ă courir ; elle arrivait essoufflĂ©e, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sĂšve, de verdure et de grand air. Rodolphe, Ă cette heure-lĂ , dormait encore. CâĂ©tait comme une matinĂ©e de printemps qui entrait dans sa chambre. Les rideaux jaunes, le long des fenĂȘtres, laissaient passer doucement une lourde lumiĂšre blonde. Emma tĂątonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosĂ©e suspendues Ă ses bandeaux faisaient comme une aurĂ©ole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, lâattirait Ă lui et il la prenait sur son cĆur. Ensuite, elle examinait lâappartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir Ă barbe. Souvent mĂȘme, elle mettait entre ses dents le tuyau dâune grosse pipe qui Ă©tait sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, prĂšs dâune carafe dâeau. Il leur fallait un bon quart dâheure pour les adieux. Alors Emma pleurait ; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort quâelle la poussait vers lui, si bien quâun jour, la voyant survenir Ă lâimproviste, il fronça le visage comme quelquâun de contrariĂ©. â Quâas-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi ! Enfin il dĂ©clara, dâun air sĂ©rieux, que ses visites devenaient imprudentes et quâelle se compromettait. X P eu Ă peu, ces craintes de Rodolphe la gagnĂšrent. Lâamour lâavait enivrĂ©e dâabord, et elle nâavait songĂ© Ă rien au delĂ . Mais, Ă prĂ©sent quâil Ă©tait indispensable Ă sa vie, elle craignait dâen perdre quelque chose, ou mĂȘme quâil ne fĂ»t troublĂ©. Quand elle sâen revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, Ă©piant chaque forme qui passait Ă lâhorizon et chaque lucarne du village dâoĂč lâon pouvait lâapercevoir. Elle Ă©coutait les pas, les cris, le bruit des charrues ; et elle sâarrĂȘtait plus blĂȘme et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tĂȘte. Un matin, quâelle sâen retournait ainsi, elle crut distinguer tout Ă coup le long canon dâune carabine qui semblait la tenir en joue. Il dĂ©passait obliquement le bord dâun petit tonneau, Ă demi enfoui entre les herbes, sur la marge dâun fossĂ©. Emma, prĂȘte Ă dĂ©faillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables Ă boudin qui se dressent du fond des boĂźtes. Il avait des guĂȘtres bouclĂ©es jusquâaux genoux, sa casquette enfoncĂ©e jusquâaux yeux, les lĂšvres grelottantes et le nez rouge. CâĂ©tait le capitaine Binet, Ă lâaffĂ»t des canards sauvages. â Vous auriez dĂ» parler de loin ! sâĂ©cria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir. Le percepteur, par lĂ , tĂąchait de dissimuler la crainte quâil venait dâavoir ; car, un arrĂȘtĂ© prĂ©fectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement quâen bateau, M. Binet, malgrĂ© son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il Ă chaque minute entendre arriver le garde champĂȘtre. Mais cette inquiĂ©tude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il sâapplaudissait de son bonheur et de sa malice. Ă la vue dâEmma, il parut soulagĂ© dâun grand poids, et aussitĂŽt, entamant la conversation â Il ne fait pas chaud, ça pique ! Emma ne rĂ©pondit rien. Il poursuivit â Et vous voilĂ sortie de bien bonne heure ? â Oui, dit-elle en balbutiant ; je viens de chez la nourrice oĂč est mon enfant. â Ah ! fort bien ! fort bien ! Quant Ă moi, tel que vous me voyez, dĂšs la pointe du jour je suis lĂ ; mais le temps est si crassineux, quâĂ moins dâavoir la plume juste au bout⊠â Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons. â Serviteur, madame, reprit-il dâun ton sec. Et il rentra dans son tonneau. Emma se repentit dâavoir quittĂ© si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures dĂ©favorables. Lâhistoire de la nourrice Ă©tait la pire excuse, tout le monde sachant bien Ă Yonville que la petite Bovary, depuis un an, Ă©tait revenue chez ses parents. Dâailleurs, personne nâhabitait aux environs ; ce chemin ne conduisait quâĂ la Huchette ; Binet donc avait devinĂ© dâoĂč elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, câĂ©tait certain ! Elle resta jusquâau soir Ă se torturer lâesprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbĂ©cile Ă carnassiĂšre. Charles, aprĂšs le dĂźner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien ; et la premiĂšre personne quâelle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur ! Il Ă©tait debout devant le comptoir, Ă©clairĂ© par la lumiĂšre du bocal rouge, et il disait â Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol. â Justin, cria lâapothicaire, apporte-nous lâacide sulfurique. Puis, Ă Emma, qui voulait monter dans lâappartement de Mme Homais â Non, restez, ce nâest pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poĂȘle en attendant⊠Excusez-moi⊠Bonjour, docteur car le pharmacien se plaisait beaucoup Ă prononcer ce mot docteur, comme si en lâadressant Ă un autre, il eĂ»t fait rejaillir sur lui-mĂȘme quelque chose de la pompe quâil y trouvait⊠Mais prends garde de renverser les mortiers ! va plutĂŽt chercher les chaises de la petite salle ; tu sais bien quâon ne dĂ©range pas les fauteuils du salon. Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se prĂ©cipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once dâacide de sucre. â Acide de sucre ? fit le pharmacien dĂ©daigneusement. Je ne connais pas, jâignore ! Vous voulez peut-ĂȘtre de lâacide oxalique ? Câest oxalique, nâest-il pas vrai ? Binet expliqua quâil avait besoin dâun mordant pour composer lui-mĂȘme une eau de cuivre avec quoi dĂ©rouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit Ă dire â En effet, le temps nâest pas propice, Ă cause de lâhumiditĂ©. â Cependant, reprit le percepteur dâun air finaud, il y a des personnes qui sâen arrangent. Elle Ă©touffait. â Donnez-moi encore⊠â Il ne sâen ira donc jamais ! pensait-elle. â Une demi-once dâarcanson et de tĂ©rĂ©benthine, quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, sâil vous plaĂźt, pour nettoyer les cuirs vernis de mon Ă©quipement. Lâapothicaire commençait Ă tailler de la cire, quand Mme Homais parut avec Irma dans ses bras, NapolĂ©on Ă ses cĂŽtĂ©s et Athalie qui la suivait. Elle alla sâasseoir sur le banc de velours contre la fenĂȘtre, et le gamin sâaccroupit sur un tabouret, tandis que sa sĆur aĂźnĂ©e rĂŽdait autour de la boĂźte Ă jujube, prĂšs de son petit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des Ă©tiquettes, il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui ; et lâon entendait seulement de temps Ă autre tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils Ă son Ă©lĂšve. â Comment va votre jeune personne ? demanda tout Ă coup Mme Homais. â Silence ! exclama son mari, qui Ă©crivait des chiffres sur le cahier de brouillons. â Pourquoi ne lâavez-vous pas amenĂ©e ? reprit-elle Ă demi-voix. â Chut ! chut ! fit Emma en dĂ©signant du doigt lâapothicaire. Mais Binet, tout entier Ă la lecture de lâaddition, nâavait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, dĂ©barrassĂ©e, poussa un grand soupir. â Comme vous respirez fort ! dit Mme Homais. â Ah ! câest quâil fait un peu chaud, rĂ©pondit-elle. Ils avisĂšrent donc, le lendemain, Ă organiser leurs rendez-vous ; Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau ; mais il eĂ»t mieux valu dĂ©couvrir Ă Yonville quelque maison discrĂšte. Rodolphe promit dâen chercher une. Pendant tout lâhiver, trois ou quatre fois la semaine, Ă la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprĂšs, avait retirĂ© la clef de la barriĂšre, que Charles crut perdue. Pour lâavertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignĂ©e de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il nâen finissait pas. Elle se dĂ©vorait dâimpatience ; si ses yeux lâavaient pu, ils lâeussent fait sauter par les fenĂȘtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit ; puis, elle prenait un livre et continuait Ă lire fort tranquillement, comme si la lecture lâeĂ»t amusĂ©e. Mais Charles, qui Ă©tait au lit, lâappelait pour se coucher. â Viens donc, Emma, disait-il, il est temps. â Oui, jây vais ! rĂ©pondait-elle. Cependant, comme les bougies lâĂ©blouissaient, il se tournait vers le mur et sâendormait. Elle sâĂ©chappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, dĂ©shabillĂ©e. Rodolphe avait un grand manteau ; il lâen enveloppait tout entiĂšre, et, passant le bras autour de sa taille, il lâentraĂźnait sans parler jusquâau fond du jardin. CâĂ©tait sous la tonnelle, sur ce mĂȘme banc de bĂątons pourris oĂč autrefois LĂ©on la regardait si amoureusement, durant les soirs dâĂ©tĂ©. Elle ne pensait guĂšre Ă lui maintenant. Les Ă©toiles brillaient Ă travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derriĂšre eux la riviĂšre qui coulait, et, de temps Ă autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs dâombre, çà et lĂ , se bombaient dans lâobscuritĂ©, et parfois, frissonnant tous dâun seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme dâimmenses vagues noires qui se fussent avancĂ©es pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait sâĂ©treindre davantage ; les soupirs de leurs lĂšvres leur semblaient plus forts ; leurs yeux, quâils entrevoyaient Ă peine, leur paraissaient plus grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur Ăąme avec une sonoritĂ© cristalline et qui sây rĂ©percutaient en vibrations multipliĂ©es. Lorsque la nuit Ă©tait pluvieuse, ils sâallaient rĂ©fugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et lâĂ©curie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, quâelle avait cachĂ© derriĂšre les livres. Rodolphe sâinstallait lĂ comme chez lui. La vue de la bibliothĂšque et du bureau, de tout lâappartement enfin, excitait sa gaietĂ© ; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantitĂ© de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eĂ»t dĂ©sirĂ© le voir plus sĂ©rieux, et mĂȘme plus dramatique Ă lâoccasion, comme cette fois oĂč elle crut entendre dans lâallĂ©e un bruit de pas qui sâapprochaient. â On vient ! dit-elle. Il souffla la lumiĂšre. â As-tu tes pistolets ? â Pourquoi ? â Mais⊠pour te dĂ©fendre, reprit Emma. â Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon ! Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait Je lâĂ©craserais dâune chiquenaude. » Elle fut Ă©bahie de sa bravoure, bien quâelle y sentĂźt une sorte dâindĂ©licatesse et de grossiĂšretĂ© naĂŻve qui la scandalisa. Rodolphe rĂ©flĂ©chit beaucoup Ă cette histoire de pistolets. Si elle avait parlĂ© sĂ©rieusement, cela Ă©tait fort ridicule, pensait-il, odieux mĂȘme, car il nâavait, lui, aucune raison de haĂŻr ce bon Charles, nâĂ©tant pas ce qui sâappelle dĂ©vorĂ© de jalousie ; â et, Ă ce propos, Emma lui avait fait un grand serment quâil ne trouvait pas non plus du meilleur goĂ»t. Dâailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu Ă©changer des miniatures, on sâĂ©tait coupĂ© des poignĂ©es de cheveux, et elle demandait Ă prĂ©sent une bague, un vĂ©ritable anneau de mariage, en signe dâalliance Ă©ternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature ; puis elle lâentretenait de sa mĂšre, Ă elle, et de sa mĂšre, Ă lui. Rodolphe lâavait perdue depuis vingt ans. Emma, nĂ©anmoins, lâen consolait avec des miĂšvreries de langage, comme on eĂ»t fait Ă un marmot abandonnĂ©, et mĂȘme lui disait quelquefois, en regardant la lune â Je suis sĂ»re que lĂ -haut, ensemble, elles approuvent notre amour. Mais elle Ă©tait si jolie ! il en avait possĂ©dĂ© si peu dâune candeur pareille ! Cet amour sans libertinage Ă©tait pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait Ă la fois son orgueil et sa sensualitĂ©. Lâexaltation dâEmma, que son bon sens bourgeois dĂ©daignait, lui semblait, au fond du cĆur, charmante, puisquâelle sâadressait Ă sa personne. Alors, sĂ»r dâĂȘtre aimĂ©, il ne se gĂȘna pas, et insensiblement ses façons changĂšrent. Il nâavait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces vĂ©hĂ©mentes caresses qui la rendaient folle ; si bien que leur grand amour, oĂč elle vivait plongĂ©e, parut se diminuer sous elle, comme lâeau dâun fleuve qui sâabsorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle nây voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indiffĂ©rence. Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cĂ©dĂ© ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chĂ©rir davantage. Lâhumiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptĂ©s tempĂ©raient. Ce nâĂ©tait pas de lâattachement, câĂ©tait comme une sĂ©duction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur. Les apparences, nĂ©anmoins, Ă©taient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant rĂ©ussi Ă conduire lâadultĂšre selon sa fantaisie ; et, au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, lâun vis-Ă -vis de lâautre, comme deux mariĂ©s qui entretiennent tranquillement une flamme domestique. CâĂ©tait lâĂ©poque oĂč le pĂšre Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes Mes chĂšrs Enfants, JâespĂšre que la prĂ©sente vous trouvera en bonne santĂ© et que celui-lĂ vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plus mollet, si jâose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, Ă moins que vous ne teniez de prĂ©fĂ©rence aux picots, et renvoyez-moi la bourriche, sâil vous plaĂźt, avec les deux anciennes. Jâai eu un malheur Ă ma charretterie, dont la couverture, une nuit quâil ventait fort, sâest envolĂ©e dans les arbres. La rĂ©colte non plus nâa pas Ă©tĂ© trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand jâirai vous voir. Ăa mâest tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma ! » Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eĂ»t laissĂ© tomber sa plume pour rĂȘver quelque temps. Quant Ă moi, je vais bien, sauf un rhume que jâai attrapĂ© lâautre jour Ă la foire dâYvetot, oĂč jâĂ©tais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande dĂ©licatesse de bouche. Comme on est Ă plaindre avec tous ces brigands-lĂ ! Du reste, câĂ©tait aussi un malhonnĂȘte. Jâai appris dâun colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, sâest fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ăa ne mâĂ©tonne pas, et il mâa montrĂ© sa dent ; nous avons pris un cafĂ© ensemble. Je lui ai demandĂ© sâil tâavait vue, il mâa dit que non, mais quâil avait vu dans lâĂ©curie deux animaux, dâoĂč je conclus que le mĂ©tier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable. Il me fait deuil de ne pas connaĂźtre encore ma bien-aimĂ©e petite-fille Berthe Bovary. Jâai plantĂ© pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes dâavoine, et je ne veux pas quâon y touche, si ce nâest pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans lâarmoire, Ă son intention, quand elle viendra. Adieu, mes chers enfants. Je tâembrasse, ma fille, vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues. Je suis, avec bien des compliments, Votre tendre pĂšre, ThĂ©odore Rouault. » Elle resta quelques minutes Ă tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes dâorthographe sây enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensĂ©e douce qui caquetait tout au travers comme une poule Ă demi cachĂ©e dans une haie dâĂ©pines. On avait sĂ©chĂ© lâĂ©criture avec les cendres du foyer, car un peu de poussiĂšre grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son pĂšre se courbant vers lâĂątre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps quâelle nâĂ©tait plus auprĂšs de lui, sur lâescabeau, dans la cheminĂ©e, quand elle faisait brĂ»ler le bout dâun bĂąton Ă la grande flamme des joncs marins qui pĂ©tillaient !⊠Elle se rappela des soirs dâĂ©tĂ© tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient⊠Il y avait sous sa fenĂȘtre une ruche Ă miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumiĂšre, frappaient contre les carreaux comme des balles dâor rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-lĂ ! quelle libertĂ© ! quel espoir ! quelle abondance dâillusions ! Il nâen restait plus maintenant ! Elle en avait dĂ©pensĂ© Ă toutes les aventures de son Ăąme, par toutes les conditions successives, dans la virginitĂ©, dans le mariage et dans lâamour ; â les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse Ă toutes les auberges de la route. Mais qui donc la rendait si malheureuse ? oĂč Ă©tait la catastrophe extraordinaire qui lâavait bouleversĂ©e ? Et elle releva la tĂȘte, regardant autour dâelle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir. Un rayon dâavril chatoyait sur les porcelaines de lâĂ©tagĂšre ; le feu brĂ»lait ; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis ; le jour Ă©tait blanc, lâatmosphĂšre tiĂšde, et elle entendit son enfant qui poussait des Ă©clats de rire. En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de lâherbe quâon fanait. Elle Ă©tait couchĂ©e Ă plat ventre, au haut dâune meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait Ă cĂŽtĂ©, et, chaque fois quâil sâapprochait, elle se penchait en battant lâair de ses deux bras. â Amenez-la-moi ! dit sa mĂšre se prĂ©cipitant pour lâembrasser. Comme je tâaime, ma pauvre enfant ! comme je tâaime ! Puis, sâapercevant quâelle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de lâeau chaude et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santĂ©, comme au retour dâun voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort Ă©bahie devant cet excĂšs de tendresse. Rodolphe, le soir, la trouva plus sĂ©rieuse que dâhabitude. â Cela se passera, jugea-t-il, câest un caprice. Et il manqua consĂ©cutivement Ă trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dĂ©daigneuse. â Ah ! tu perds ton temps, ma mignonne⊠Et il eut lâair de ne point remarquer ses soupirs mĂ©lancoliques, ni le mouchoir quâelle tirait. Câest alors quâEmma se repentit ! Elle se demanda mĂȘme pourquoi donc elle exĂ©crait Charles, et sâil nâeĂ»t pas Ă©tĂ© meilleur de le pouvoir aimer. Mais il nâoffrait pas grande prise Ă ces retours du sentiment, si bien quâelle demeurait fort embarrassĂ©e dans sa vellĂ©itĂ© de sacrifice, lorsque lâapothicaire vint Ă propos lui fournir une occasion. XI I l avait lu derniĂšrement lâĂ©loge dâune nouvelle mĂ©thode pour la cure des pieds-bots ; et, comme il Ă©tait partisan du progrĂšs, il conçut cette idĂ©e patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opĂ©rations de strĂ©phopodie. â Car, disait-il Ă Emma, que risque-t-on ? Examinez et il Ă©numĂ©rait, sur ses doigts, les avantages de la tentative ; succĂšs presque certain, soulagement et embellissement du malade, cĂ©lĂ©britĂ© vite acquise Ă lâopĂ©rateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas dĂ©barrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion dâor ? Notez quâil ne manquerait pas de raconter sa guĂ©rison Ă tous les voyageurs, et puis Homais baissait la voix et regardait autour de lui qui donc mâempĂȘcherait dâenvoyer au journal une petite note lĂ -dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circuleâŠ, on en parleâŠ, cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ? qui sait ? En effet, Bovary pouvait rĂ©ussir ; rien nâaffirmait Ă Emma quâil ne fĂ»t pas habile, et quelle satisfaction pour elle que de lâavoir engagĂ© Ă une dĂ©marche dâoĂč sa rĂ©putation et sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne demandait quâĂ sâappuyer sur quelque chose de plus solide que lâamour. Charles, sollicitĂ© par lâapothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tĂȘte entre les mains, il sâenfonçait dans cette lecture. Tandis quâil Ă©tudiait les Ă©quins, les varus et les valgus, câest-Ă -dire la strĂ©phocatopodie, la strĂ©phendopodie et la strĂ©phexopodie ou, pour parler mieux, les diffĂ©rentes dĂ©viations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors, avec la strĂ©phypopodie et la strĂ©phanopodie autrement dit torsion en dessous et redressement en haut, M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon dâauberge Ă se faire opĂ©rer. â Ă peine sentiras-tu, peut-ĂȘtre, une lĂ©gĂšre douleur ; câest une simple piqĂ»re comme une petite saignĂ©e, moins que lâextirpation de certains cors. Hippolyte, rĂ©flĂ©chissant, roulait des yeux stupides. â Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas ! câest pour toi ! par humanitĂ© pure ! Je voudrais te voir, mon ami, dĂ©barrassĂ© de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la rĂ©gion lombaire, qui, bien que tu prĂ©tendes, doit te nuire considĂ©rablement dans lâexercice de ton mĂ©tier. Alors Homais lui reprĂ©sentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et mĂȘme lui donnait Ă entendre quâil sâen trouverait mieux pour plaire aux femmes, et le valet dâĂ©curie se prenait Ă sourire lourdement. Puis il lâattaquait par la vanitĂ© â Nâes-tu pas un homme, saprelotte ? Que serait-ce donc, sâil tâavait fallu servir, aller combattre sous les drapeaux ?⊠Ah ! Hippolyte ! Et Homais sâĂ©loignait, dĂ©clarant quâil ne comprenait pas cet entĂȘtement, cet aveuglement Ă se refuser aux bienfaits de la science. Le malheureux cĂ©da, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mĂȘlait jamais des affaires dâautrui, Mme Lefrançois, ArtĂ©mise, les voisins, et jusquâau maire, M. Tuvache, tout le monde lâengagea, le sermonna, lui faisait honte ; mais ce qui acheva de le dĂ©cider, câest que ça ne lui coĂ»terait rien. Bovary se chargeait mĂȘme de fournir la machine pour lâopĂ©ration. Emma avait eu lâidĂ©e de cette gĂ©nĂ©rositĂ© ; et Charles y consentit, se disant au fond du cĆur que sa femme Ă©tait un ange. Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidĂ© du serrurier, une maniĂšre de boĂźte pesant huit livres environ, et oĂč le fer, le bois, la tĂŽle, le cuir, les vis et les Ă©crous ne se trouvaient point Ă©pargnĂ©s. Cependant, pour savoir quel tendon couper Ă Hippolyte, il fallait connaĂźtre dâabord quelle espĂšce de pied-bot il avait. Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne lâempĂȘchait pas dâĂȘtre tournĂ© en dedans, de sorte que câĂ©tait un Ă©quin mĂȘlĂ© dâun peu de varus, ou bien un lĂ©ger varus fortement accusĂ© dâĂ©quin. Mais, avec cet Ă©quin, large en effet comme un pied de cheval, Ă peau rugueuse, Ă tendons secs, Ă gros orteils, et oĂč les ongles noirs figuraient les clous dâun fer, le strĂ©phopode, depuis le matin jusquâĂ la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inĂ©gal. Il semblait mĂȘme plus vigoureux de cette jambe-lĂ que de lâautre. Ă force dâavoir servi, elle avait contractĂ© comme des qualitĂ©s morales de patience et dâĂ©nergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il sâĂ©corait dessus, prĂ©fĂ©rablement. Or, puisque câĂ©tait un Ă©quin, il fallait couper le tendon dâAchille, quitte Ă sâen prendre plus tard au muscle tibial antĂ©rieur pour se dĂ©barrasser du varus ; car le mĂ©decin nâosait dâun seul coup risquer deux opĂ©rations, et mĂȘme il tremblait dĂ©jĂ , dans la peur dâattaquer quelque rĂ©gion importante quâil ne connaissait pas. Ni Ambroise ParĂ©, appliquant pour la premiĂšre fois depuis Celse, aprĂšs quinze siĂšcles dâintervalle, la ligature immĂ©diate dâune artĂšre ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcĂšs Ă travers une couche Ă©paisse dâencĂ©phale ; ni Gensoul, quand il fit la premiĂšre ablation de maxillaire supĂ©rieur, nâavaient certes le cĆur si palpitant, la main si frĂ©missante, lâintellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha dâHippolyte, son tĂ©notome entre les doigts. Et, comme dans les hĂŽpitaux, on voyait Ă cĂŽtĂ©, sur une table, un tas de charpie, des fils cirĂ©s, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce quâil y avait de bandes chez lâapothicaire. CâĂ©tait M. Homais qui avait organisĂ© dĂšs le matin tous ces prĂ©paratifs, autant pour Ă©blouir la multitude que pour sâillusionner lui-mĂȘme. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon Ă©tait coupĂ©, lâopĂ©ration Ă©tait finie. Hippolyte nâen revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers. â Allons, calme-toi, disait lâapothicaire, tu tĂ©moigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur ! Et il descendit conter le rĂ©sultat Ă cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui sâimaginaient quâHippolyte allait reparaĂźtre marchant droit. Puis Charles, ayant bouclĂ© son malade dans le moteur mĂ©canique, sâen retourna chez lui, oĂč Emma, tout anxieuse, lâattendait sur la porte. Elle lui sauta au cou ; ils se mirent Ă table ; il mangea beaucoup, et mĂȘme il voulut, au dessert, prendre une tasse de cafĂ©, dĂ©bauche quâil ne se permettait que le dimanche lorsquâil y avait du monde. La soirĂ©e fut charmante, pleine de causeries, de rĂȘves en commun. Ils parlĂšrent de leur fortune future, dâamĂ©liorations Ă introduire dans leur mĂ©nage ; il voyait sa considĂ©ration sâĂ©tendant, son bien-ĂȘtre sâaugmentant, sa femme lâaimant toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraĂźchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin dâĂ©prouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chĂ©rissait. LâidĂ©e de Rodolphe, un moment lui passa par la tĂȘte ; mais ses yeux se reportĂšrent sur Charles elle remarqua mĂȘme avec surprise quâil nâavait point les dents vilaines. Ils Ă©taient au lit lorsque M. Homais, malgrĂ© la cuisiniĂšre, entra tout Ă coup dans la chambre, en tenant Ă la main une feuille de papier fraĂźche Ă©crite. CâĂ©tait la rĂ©clame quâil destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait Ă lire. â Lisez vous-mĂȘme, dit Bovary. Il lut â MalgrĂ© les prĂ©jugĂ©s qui recouvrent encore une partie de la face de lâEurope comme un rĂ©seau, la lumiĂšre cependant commence Ă pĂ©nĂ©trer dans nos campagnes. Câest ainsi que, mardi, notre petite citĂ© dâYonville sâest vue le théùtre dâune expĂ©rience chirurgicale qui est en mĂȘme temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distinguĂ©s⊠» â Ah ! câest trop ! câest trop ! disait Charles, que lâĂ©motion suffoquait. â Mais non, pas du tout ! comment donc !⊠A opĂ©rĂ© dâun pied bot⊠» Je nâai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journalâŠ, tout le monde peut-ĂȘtre ne comprendrait pas ; il faut que les masses⊠â En effet, dit Bovary. Continuez. â Je reprends, dit le pharmacien. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distinguĂ©s, a opĂ©rĂ© dâun pied bot le nommĂ© Hippolyte Tautain, garçon dâĂ©curie depuis vingt-cinq ans Ă lâhĂŽtel du Lion dâor, tenu par Mme veuve Lefrançois, sur la place dâArmes. La nouveautĂ© de la tentative et lâintĂ©rĂȘt qui sâattachait au sujet avaient attirĂ© un tel concours de population, quâil y avait vĂ©ritablement encombrement au seuil de lâĂ©tablissement. LâopĂ©ration, du reste, sâest pratiquĂ©e comme par enchantement, et Ă peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de cĂ©der sous les efforts de lâart. Le malade, chose Ă©trange nous lâaffirmons de visu nâaccusa point de douleur. Son Ă©tat, jusquâĂ prĂ©sent, ne laisse rien Ă dĂ©sirer. Tout porte Ă croire que la convalescence sera courte ; et qui sait mĂȘme si, Ă la prochaine fĂȘte villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu dâun chĆur de joyeux drilles, et ainsi prouver Ă tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complĂšte guĂ©rison ? Honneur donc aux savants gĂ©nĂ©reux ! honneur Ă ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles Ă lâamĂ©lioration ou bien au soulagement de leur espĂšce ! Honneur ! trois fois honneur ! Nâest-ce pas le cas de sâĂ©crier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront ! Mais ce que le fanatisme autrefois promettait Ă ses Ă©lus, la science maintenant lâaccomplit pour tous les hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable. » Ce qui nâempĂȘcha pas que, cinq jours aprĂšs, la mĂšre Lefrançois nâarrivĂąt tout effarĂ©e en sâĂ©criant â Au secours ! il se meurt !⊠Jâen perds la tĂȘte ! Charles se prĂ©cipita vers le Lion dâor, et le pharmacien qui lâaperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-mĂȘme, haletant, rouge, inquiet, et demandant Ă tous ceux qui montaient lâescalier â Quâa donc notre intĂ©ressant strĂ©phopode ? Il se tordait, le strĂ©phopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mĂ©canique oĂč Ă©tait enfermĂ©e sa jambe frappait contre la muraille Ă la dĂ©foncer. Avec beaucoup de prĂ©cautions, pour ne pas dĂ©ranger la position du membre, on retira donc la boĂźte, et lâon vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entiĂšre semblait prĂšs de se rompre, et elle Ă©tait couverte dâecchymoses occasionnĂ©es par la fameuse machine. Hippolyte dĂ©jĂ sâĂ©tait plaint dâen souffrir ; on nây avait pris garde ; il fallut reconnaĂźtre quâil nâavait pas eu tort complĂštement, et on le laissa libre quelques heures. Mais Ă peine lâĆdĂšme eut-il un peu disparu, que les deux savants jugĂšrent Ă propos de rĂ©tablir le membre dans lâappareil, et en lây serrant davantage, pour accĂ©lĂ©rer les choses. Enfin, trois jours aprĂšs, Hippolyte nây pouvant plus tenir, ils retirĂšrent encore une fois la mĂ©canique, tout en sâĂ©tonnant beaucoup du rĂ©sultat quâils aperçurent. Une tumĂ©faction livide sâĂ©tendait sur la jambe, et avec des phlyctĂšnes de place en place, par oĂč suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sĂ©rieuse. Hippolyte commençait Ă sâennuyer, et la mĂšre Lefrançois lâinstalla dans la petite salle, prĂšs de la cuisine, pour quâil eĂ»t au moins quelque distraction. Mais le percepteur, qui tous les jours y dĂźnait, se plaignit avec amertume dâun tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard. Il Ă©tait lĂ , geignant sous ses grosses couvertures, pĂąle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps Ă autre, tournant sa tĂȘte en sueur sur le sale oreiller oĂč sâabattaient les mouches. Mme Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait, lâencourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marchĂ© surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, sâescrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient. â Comment vas-tu ? disaient-ils en lui frappant sur lâĂ©paule. Ah ! tu nâes pas fier, Ă ce quâil paraĂźt ! mais câest ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela. Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous Ă©tĂ© guĂ©ris par dâautres remĂšdes que les siens ; puis, en maniĂšre de consolation, ils ajoutaient â Câest que tu tâĂ©coutes trop ! lĂšve-toi donc ! tu te dorlotes comme un roi ! Ah ! nâimporte, vieux farceur ! tu ne sens pas bon ! La gangrĂšne, en effet, montait de plus en plus. Bovary en Ă©tait malade lui-mĂȘme. Il venait Ă chaque heure, Ă tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins dâĂ©pouvante et balbutiait en sanglotant â Quand est-ce que je serai guĂ©ri ?⊠Ah ! sauvez-moi !⊠Que je suis malheureux ! que je suis malheureux ! Et le mĂ©decin sâen allait, toujours en lui recommandant la diĂšte. â Ne lâĂ©coute point, mon garçon, reprenait la mĂšre Lefrançois ; ils tâont dĂ©jĂ bien assez martyrisĂ© ! tu vas tâaffaiblir encore. Tiens, avale ! Et elle lui prĂ©sentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres dâeau-de-vie, quâil nâavait pas le courage de porter Ă ses lĂšvres. LâabbĂ© Bournisien, apprenant quâil empirait, fit demander Ă le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en dĂ©clarant quâil fallait sâen rĂ©jouir, puisque câĂ©tait la volontĂ© du Seigneur, et profiter vite de lâoccasion pour se rĂ©concilier avec le ciel. â Car, disait lâecclĂ©siastique dâun ton paterne, tu nĂ©gligeais un peu tes devoirs ; on te voyait rarement Ă lâoffice divin ; combien y a-t-il dâannĂ©es que tu ne tâes approchĂ© de la sainte table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu tâĂ©carter du soin de ton salut. Mais Ă prĂ©sent, câest lâheure dây rĂ©flĂ©chir. Ne dĂ©sespĂšre pas cependant ; jâai connu de grands coupables qui, prĂšs de comparaĂźtre devant Dieu tu nâen es point encore lĂ , je le sais bien, avaient implorĂ© sa misĂ©ricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. EspĂ©rons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples ! Ainsi, par prĂ©caution, qui donc tâempĂȘcherait de rĂ©citer matin et soir un Je vous salue, Marie, pleine de grĂące », et un Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux cieux » ? Oui fais cela ! pour moi, pour mâobliger. Quâest-ce que ça coĂ»te ?⊠Me le promets-tu ? Le pauvre diable promit. Le curĂ© revint les jours suivants. Il causait avec lâaubergiste et mĂȘme racontait des anecdotes entremĂȘlĂ©es de plaisanteries, de calembours quâHippolyte ne comprenait pas. Puis, dĂšs que la circonstance le permettait, il retombait sur les matiĂšres de religion, en prenant une figure convenable. Son zĂšle parut rĂ©ussir ; car bientĂŽt le strĂ©phopode tĂ©moigna lâenvie dâaller en pĂšlerinage Ă Bon-Secours, sâil se guĂ©rissait Ă quoi M. Bournisien rĂ©pondit quâil ne voyait pas dâinconvĂ©nient ; deux prĂ©cautions valaient mieux quâune. On ne risquait rien. Lâapothicaire sâindigna contre ce quâil appelait les manĆuvres du prĂȘtre ; elles nuisaient, prĂ©tendait-il, Ă la convalescence dâHippolyte, et il rĂ©pĂ©tait Ă Mme Lefrançois â Laissez-le ! Laissez-le ! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme ! Mais la bonne femme ne voulait plus lâentendre. Il Ă©tait la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha mĂȘme au chevet du malade un bĂ©nitier tout plein, avec une branche de buis. Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et lâinvincible pourriture allait montant toujours des extrĂ©mitĂ©s vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se dĂ©collaient davantage, et enfin Charles rĂ©pondit par un signe de tĂȘte affirmatif quand la mĂšre Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en dĂ©sespoir de cause, faire venir M. Canivet, de NeufchĂątel, qui Ă©tait une cĂ©lĂ©britĂ©. Docteur en mĂ©decine, ĂągĂ© de 50 ans, jouissant dâune bonne position et sĂ»r de lui-mĂȘme, le confrĂšre ne se gĂȘna pas pour rire dĂ©daigneusement lorsquâil dĂ©couvrit cette jambe gangrenĂ©e jusquâau genou. Puis, ayant dĂ©clarĂ© net quâil la fallait amputer, il sâen alla chez le pharmacien dĂ©blatĂ©rer contre les Ăąnes qui avaient pu rĂ©duire un malheureux homme en un tel Ă©tat. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vocifĂ©rait dans la pharmacie. â Ce sont lĂ des inventions de Paris ! VoilĂ les idĂ©es de ces messieurs de la Capitale ! câest comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruositĂ©s que le gouvernement devrait dĂ©fendre ! Mais on veut faire le malin, et lâon vous fourre des remĂšdes sans sâinquiĂ©ter des consĂ©quences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cĆurs ; nous sommes des praticiens, des guĂ©risseurs, et nous nâimaginerions pas dâopĂ©rer quelquâun qui se porte Ă merveille ! Redresser des pieds bots ! est-ce quâon peut redresser les pieds bots ? câest comme si lâon voulait, par exemple, rendre droit un bossu ! Homais souffrait en Ă©coutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de mĂ©nager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusquâĂ Yonville ; aussi ne prit-il pas la dĂ©fense de Bovary, ne fit-il mĂȘme aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignitĂ© aux intĂ©rĂȘts plus sĂ©rieux de son nĂ©goce. Ce fut dans le village un Ă©vĂ©nement considĂ©rable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet ! Tous les habitants, ce jour-lĂ , sâĂ©taient levĂ©s de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme sâil se fĂ»t agi dâune exĂ©cution capitale. On discutait chez lâĂ©picier sur la maladie dâHippolyte ; les boutiques ne vendaient rien, et Mme Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenĂȘtre, par lâimpatience oĂč elle Ă©tait de voir venir lâopĂ©rateur. Il arriva dans son cabriolet, quâil conduisait lui-mĂȘme. Mais, le ressort du cĂŽtĂ© droit sâĂ©tant Ă la longue affaissĂ© sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et lâon apercevait sur lâautre coussin prĂšs de lui une vaste boĂźte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement. Quand il fut entrĂ© comme un tourbillon sous le porche du Lion dâor, le docteur, criant trĂšs haut, ordonna de dĂ©teler son cheval, puis il alla dans lâĂ©curie voir sâil mangeait bien lâavoine ; car, en arrivant chez ses malades, il sâoccupait dâabord de sa jument et de son cabriolet. On disait mĂȘme Ă ce propos Ah ! M. Canivet, câest un original ! » Et on lâestimait davantage pour cet inĂ©branlable aplomb. Lâunivers aurait pu crever jusquâau dernier homme, quâil nâeĂ»t pas failli Ă la moindre de ses habitudes. Homais se prĂ©senta. â Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prĂȘts ? En marche ! Mais lâapothicaire, en rougissant, avoua quâil Ă©tait trop sensible pour assister Ă une pareille opĂ©ration. â Quand on est simple spectateur, disait-il, lâimagination, vous savez, se frappe ! Et puis jâai le systĂšme nerveux tellement⊠â Ah bah ! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, portĂ© Ă lâapoplexie. Et, dâailleurs, cela ne mâĂ©tonne pas ; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous ĂȘtes continuellement fourrĂ©s dans votre cuisine, ce qui doit finir par altĂ©rer votre tempĂ©rament. Regardez-moi, plutĂŽt tous les jours, je me lĂšve Ă quatre heures, je fais ma barbe Ă lâeau froide je nâai jamais froid, et je ne porte pas de flanelle, je nâattrape aucun rhume, le coffre est bon ! Je vis tantĂŽt dâune maniĂšre, tantĂŽt dâune autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. Câest pourquoi je ne suis point dĂ©licat comme vous et il mâest aussi parfaitement Ă©gal de dĂ©couper un chrĂ©tien que la premiĂšre volaille venue. AprĂšs ça, direz-vous, lâhabitude⊠! lâhabitude !⊠Alors, sans aucun Ă©gard pour Hippolyte, qui suait dâangoisse entre ses draps, ces messieurs engagĂšrent une conversation oĂč lâapothicaire compara le sang-froid dâun chirurgien Ă celui dâun gĂ©nĂ©ral ; et ce rapprochement fut agrĂ©able Ă Canivet, qui se rĂ©pandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considĂ©rait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santĂ© le dĂ©shonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportĂ©es par Homais, les mĂȘmes qui avaient comparu lors du pied bot, et demanda quelquâun pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussĂ© ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que lâapothicaire restait avec ArtĂ©mise et lâaubergiste, plus pĂąles toutes les deux que leur tablier, et lâoreille tendue contre la porte. Bovary, pendant ce temps-lĂ , nâosait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminĂ©e sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mĂ©saventure ! pensait-il, quel dĂ©sappointement ! Il avait pris pourtant toutes les prĂ©cautions imaginables. La fatalitĂ© sâen Ă©tait mĂȘlĂ©e. Nâimporte ? si Hippolyte plus tard venait Ă mourir, câest lui qui lâaurait assassinĂ©. Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on lâinterrogerait ? Peut-ĂȘtre, cependant, sâĂ©tait-il trompĂ© en quelque chose ? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. VoilĂ ce quâon ne voudrait jamais croire ! on allait rire, au contraire, clabauder ! Cela se rĂ©pandrait jusquâĂ Forges ! jusquâĂ NeufchĂątel ! jusquâĂ Rouen ! partout ! Qui sait si des confrĂšres nâĂ©criraient pas contre lui ? Une polĂ©mique sâensuivrait, il faudrait rĂ©pondre dans les journaux. Hippolyte mĂȘme pouvait lui faire un procĂšs. Il se voyait dĂ©shonorĂ©, ruinĂ©, perdu ! Et son imagination, assaillie par une multitude dâhypothĂšses, ballottait au milieu dâelles comme un tonneau vide emportĂ© Ă la mer et qui roule sur les flots. Emma, en face de lui, le regardait ; elle ne partageait pas son humiliation, elle en Ă©prouvait une autre câĂ©tait de sâĂȘtre imaginĂ© quâun pareil homme pĂ»t valoir quelque chose, comme si vingt fois dĂ©jĂ elle nâavait pas suffisamment aperçu sa mĂ©diocritĂ©. Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet. â Assieds-toi, dit-elle, tu mâagaces ! Il se rassit. Comment donc avait-elle fait elle qui Ă©tait si intelligente ! pour se mĂ©prendre encore une fois ? Du reste, par quelle dĂ©plorable manie avoir ainsi abĂźmĂ© son existence en sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son Ăąme, les bassesses du mariage, du mĂ©nage, ses rĂȘves tombant dans la boue comme des hirondelles blessĂ©es, tout ce quâelle avait dĂ©sirĂ©, tout ce quâelle sâĂ©tait refusĂ©, tout ce quâelle aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ? Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri dĂ©chirant traversa lâair. Bovary devint pĂąle Ă sâĂ©vanouir. Elle fronça les sourcils dâun geste nerveux, puis continua. CâĂ©tait pour lui cependant, pour cet ĂȘtre, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien ! car il Ă©tait lĂ , tout tranquillement, et sans mĂȘme se douter que le ridicule de son nom allait dĂ©sormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour lâaimer, et elle sâĂ©tait repentie en pleurant dâavoir cĂ©dĂ© Ă un autre. â Mais câĂ©tait peut-ĂȘtre un valgus ! exclama soudain Bovary, qui mĂ©ditait. Au choc imprĂ©vu de cette phrase, tombant sur sa pensĂ©e comme une balle de plomb dans un plat dâargent, Emma tressaillant leva la tĂȘte pour deviner ce quâil voulait dire ; et ils se regardĂšrent silencieusement, presque Ă©bahis de se voir, tant ils Ă©taient par leur conscience Ă©loignĂ©s lâun de lâautre. Charles la considĂ©rait avec le regard trouble dâun homme ivre, tout en Ă©coutant, immobile, les derniers cris de lâamputĂ© qui se suivaient en modulations traĂźnantes, coupĂ©es de saccades aiguĂ«s, comme le hurlement lointain de quelque bĂȘte quâon Ă©gorge. Emma mordait ses lĂšvres blĂȘmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier quâelle avait cassĂ©, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flĂšches de feu prĂȘtes Ă partir. Tout en lui lâirritait maintenant, sa figure, son costume, ce quâil ne disait pas, sa personne entiĂšre, son existence enfin. Elle se repentait, comme dâun crime, de sa vertu passĂ©e, et ce qui en restait encore sâĂ©croulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se dĂ©lectait dans toutes les ironies mauvaises de lâadultĂšre triomphant. Le souvenir de son amant revenait Ă elle avec des attractions vertigineuses elle y jetait son Ăąme, emportĂ©e vers cette image par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi dĂ©tachĂ© de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anĂ©anti, que sâil allait mourir et quâil eĂ»t agonisĂ© sous ses yeux. Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ; et, Ă travers la jalousie baissĂ©e, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui sâessuyait le front avec son foulard. Homais, derriĂšre lui, portait Ă la main une grande boĂźte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du cĂŽtĂ© de la pharmacie. Alors, par tendresse subite et dĂ©couragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant â Embrasse-moi donc, ma bonne ! â Laisse-moi ! fit-elle, toute rouge de colĂšre. â Quâas-tu ? quâas-tu ? rĂ©pĂ©tait-il stupĂ©fait. Calme-toi ! reprends-toi !⊠Tu sais bien que je tâaime !⊠viens ! â Assez ! sâĂ©cria-t-elle dâun air terrible. Et sâĂ©chappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromĂštre bondit de la muraille et sâĂ©crasa par terre. Charles sâaffaissa dans son fauteuil, bouleversĂ©, cherchant ce quâelle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et dâincomprĂ©hensible. Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maĂźtresse qui lâattendait au bas du perron, sur la premiĂšre marche. Ils sâĂ©treignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser. XII I ls recommencĂšrent Ă sâaimer. Souvent mĂȘme, au milieu de la journĂ©e, Emma lui Ă©crivait tout Ă coup ; puis, Ă travers les carreaux, faisait un signe Ă Justin, qui, dĂ©nouant vite sa serpilliĂšre, sâenvolait Ă la Huchette. Rodolphe arrivait ; câĂ©tait pour lui dire quâelle sâennuyait, que son mari Ă©tait odieux et son existence affreuse ! â Est-ce que jây peux quelque chose ? sâĂ©cria-t-il un jour, impatientĂ©. â Ah ! si tu voulais !⊠Elle Ă©tait assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dĂ©nouĂ©s, le regard perdu. â Quoi donc ? fit Rodolphe. Elle soupira. â Nous irions vivre ailleursâŠ, quelque part⊠â Tu es folle, vraiment ! dit-il en riant. Est-ce possible ? Elle revint lĂ -dessus ; il eut lâair de ne pas comprendre et dĂ©tourna la conversation. Ce quâil ne comprenait pas, câĂ©tait tout ce trouble dans une chose aussi simple que lâamour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire Ă son attachement. Cette tendresse, en effet, chaque jour sâaccroissait davantage sous la rĂ©pulsion du mari. Plus elle se livrait Ă lâun, plus elle exĂ©crait lâautre ; jamais Charles ne lui paraissait aussi dĂ©sagrĂ©able, avoir les doigts aussi carrĂ©s, lâesprit aussi lourd, les façons si communes quâaprĂšs ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant lâĂ©pouse et la vertueuse, elle sâenflammait Ă lâidĂ©e de cette tĂȘte dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hĂąlĂ©, de cette taille Ă la fois si robuste et si Ă©lĂ©gante, de cet homme enfin qui possĂ©dait tant dâexpĂ©rience dans la raison, tant dâemportement dans le dĂ©sir ! CâĂ©tait pour lui quâelle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et quâil nây avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fĂ»t sans cesse Ă blanchir du linge ; et, de toute la journĂ©e, FĂ©licitĂ© ne bougeait de la cuisine, oĂč le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler. Le coude sur la longue planche oĂč elle repassait, il considĂ©rait avidement toutes ces affaires de femmes Ă©talĂ©es autour de lui les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons Ă coulisse, vastes de hanches et qui se rĂ©trĂ©cissaient par le bas. â Ă quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes. â Tu nâas donc jamais rien vu ? rĂ©pondait en riant FĂ©licitĂ© ; comme si ta patronne, Mme Homais, nâen portait pas de pareils. â Ah bien oui ! Mme Homais ! Et il ajoutait dâun ton mĂ©ditatif â Est-ce que câest une dame comme Madame ? Mais FĂ©licitĂ© sâimpatientait de le voir tourner ainsi tout autour dâelle. Elle avait six ans de plus, et ThĂ©odore, le domestique de M. Guillaumin, commençait Ă lui faire la cour. â Laisse-moi tranquille ! disait-elle en dĂ©plaçant son pot dâempois. Va-tâen plutĂŽt piler des amandes ; tu es toujours Ă fourrager du cĂŽtĂ© des femmes ; attends pour te mĂȘler de ça, mĂ©chant mioche, que tu aies de la barbe au menton. â Allons, ne vous fĂąchez pas, je mâen vais vous faire ses bottines. Et aussitĂŽt, il atteignait sur le chambranle les chaussures dâEmma, tout empĂątĂ©es de crotte â la crotte des rendez-vous â qui se dĂ©tachait en poudre sous ses doigts, et quâil regardait monter doucement dans un rayon de soleil. â Comme tu as peur de les abĂźmer ! disait la cuisiniĂšre qui nây mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-mĂȘme, parce que Madame, dĂšs que lâĂ©toffe nâĂ©tait plus fraĂźche, les lui abandonnait. Emma en avait une quantitĂ© dans son armoire, et quâelle gaspillait Ă mesure, sans que jamais Charles se permĂźt la moindre observation. Câest ainsi quâil dĂ©boursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau Ă Hippolyte. Le pilon en Ă©tait garni de liĂšge, et il y avait des articulations Ă ressort, une mĂ©canique compliquĂ©e recouverte dâun pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, nâosant Ă tous les jours se servir dâune si belle jambe, supplia Mme Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le mĂ©decin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition. Donc, le garçon dâĂ©curie peu Ă peu recommença son mĂ©tier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavĂ©s, le bruit sec de son bĂąton, il prenait bien vite une autre route. CâĂ©tait M. Lheureux, le marchand, qui sâĂ©tait chargĂ© de la commande ; cela lui fournit lâoccasion de frĂ©quenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux dĂ©ballages de Paris, de mille curiositĂ©s fĂ©minines, se montrait fort complaisant, et jamais ne rĂ©clamait dâargent. Emma sâabandonnait Ă cette facilitĂ© de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner Ă Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait Ă Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine dâaprĂšs, la lui posa sur sa table. Mais le lendemain il se prĂ©senta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut trĂšs embarrassĂ©e tous les tiroirs du secrĂ©taire Ă©taient vides ; on devait plus de quinze jours Ă Lestiboudois, deux trimestres Ă la servante, quantitĂ© dâautres choses encore, et Bovary attendait impatiemment lâenvoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque annĂ©e, de le payer vers la Saint-Pierre. Elle rĂ©ussit dâabord Ă Ă©conduire Lheureux ; enfin il perdit patience ; on le poursuivait, ses capitaux Ă©taient absents, et, sâil ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcĂ© de lui reprendre toutes les marchandises quâelle avait. â Eh ! reprenez-les ! dit Emma. â Oh ! câest pour rire ! rĂ©pliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi ! je la redemanderai Ă Monsieur. â Non ! non ! fit-elle. â Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux. Et, sĂ»r de sa dĂ©couverte, il sortit en rĂ©pĂ©tant Ă demi voix et avec son petit sifflement habituel â Soit ! nous verrons ! nous verrons ! Elle rĂȘvait comment se tirer de lĂ , quand la cuisiniĂšre entrant, dĂ©posa sur la cheminĂ©e un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, lâouvrit. Il y avait quinze napolĂ©ons. CâĂ©tait le compte. Elle entendit Charles dans lâescalier ; elle jeta lâor au fond de son tiroir et prit la clef. Trois jours aprĂšs, Lheureux reparut. â Jâai un arrangement Ă vous proposer, dit-il ; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre⊠â La voilĂ , fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napolĂ©ons. Le marchand fut stupĂ©fait. Alors, pour dissimuler son dĂ©sappointement, il se rĂ©pandit en excuses et en offres de service quâEmma refusa toutes ; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux piĂšces de cent sous quâil lui avait rendues. Elle se promettait dâĂ©conomiser, afin de rendre plus tard⊠â Ah bah ! songea-t-elle, il nây pensera plus. Outre la cravache Ă pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise Amor nel cor ; de plus, une Ă©charpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil Ă celui du vicomte, que Charles avait autrefois ramassĂ© sur la route et quâEmma conservait. Cependant ces cadeaux lâhumiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, et Rodolphe finit par obĂ©ir, la trouvant tyrannique et trop envahissante. Puis elle avait dâĂ©tranges idĂ©es â Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras Ă moi ! Et, sâil avouait nây avoir point songĂ©, câĂ©taient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par lâĂ©ternel mot â Mâaimes-tu ? â Mais oui, je tâaime ! rĂ©pondait-il. â Beaucoup ? â Certainement ! â Tu nâen as pas aimĂ© dâautres, hein ? â Crois-tu mâavoir pris vierge ? exclamait-il en riant. Emma pleurait, et il sâefforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations. â Oh ! câest que je tâaime ! reprenait-elle, je tâaime Ă ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? Jâai quelquefois des envies de te revoir oĂč toutes les colĂšres de lâamour me dĂ©chirent. Je me demande OĂč est-il ? Peut-ĂȘtre il parle Ă dâautres femmes ? Elles lui sourient, il sâapproche⊠» Oh ! non, nâest-ce pas, aucune ne te plaĂźt ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort ! Il sâĂ©tait tant de fois entendu dire ces choses, quâelles nâavaient pour lui rien dâoriginal. Emma ressemblait Ă toutes les maĂźtresses ; et le charme de la nouveautĂ©, peu Ă peu tombant comme un vĂȘtement, laissait voir Ă nu lâĂ©ternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mĂȘmes formes et le mĂȘme langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la paritĂ© des expressions. Parce que des lĂšvres libertines ou vĂ©nales lui avaient murmurĂ© des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement Ă la candeur de celles-lĂ ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagĂ©rĂ©s cachant les affections mĂ©diocres ; comme si la plĂ©nitude de lâĂąme ne dĂ©bordait pas quelquefois par les mĂ©taphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner lâexacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fĂȘlĂ© oĂč nous battons des mĂ©lodies Ă faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les Ă©toiles. Mais, avec cette supĂ©rioritĂ© de critique appartenant Ă celui qui, dans nâimporte quel engagement, se tient en arriĂšre, Rodolphe aperçut en cet amour dâautres jouissances Ă exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. CâĂ©tait une sorte dâattachement idiot plein dâadmiration pour lui, de voluptĂ©s pour elle, une bĂ©atitude qui lâengourdissait ; et son Ăąme sâenfonçait en cette ivresse et sây noyait, ratatinĂ©e, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie. Par lâeffet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea dâallures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut mĂȘme lâinconvenance de se promener avec M. Rodolphe une cigarette Ă la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutĂšrent plus quand on la vit, un jour, descendre de lâHirondelle, la taille serrĂ©e dans un gilet, Ă la façon dâun homme ; et Mme Bovary mĂšre, qui, aprĂšs une Ă©pouvantable scĂšne avec son mari, Ă©tait venue se rĂ©fugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisĂ©e. Bien dâautres choses lui dĂ©plurent dâabord Charles nâavait point Ă©coutĂ© ses conseils pour lâinterdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui dĂ©plaisait ; elle se permit des observations, et lâon se fĂącha, une fois surtout, Ă propos de FĂ©licitĂ©. Mme Bovary mĂšre, la veille au soir, en traversant le corridor, lâavait surprise dans la compagnie dâun homme, un homme Ă collier brun, dâenviron quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, sâĂ©tait vite Ă©chappĂ© de la cuisine. Alors Emma se prit Ă rire ; mais la bonne dame sâemporta, dĂ©clarant quâĂ moins de se moquer des mĆurs, on devait surveiller celles des domestiques. â De quel monde ĂȘtes-vous ? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que Mme Bovary lui demanda si elle ne dĂ©fendait point sa propre cause. â Sortez ! fit la jeune femme se levant dâun bond. â Emma !⊠maman !⊠sâĂ©criait Charles pour les rapatrier. Mais elles sâĂ©taient enfuies toutes les deux dans leur exaspĂ©ration. Emma trĂ©pignait en rĂ©pĂ©tant â Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne ! Il courut Ă sa mĂšre ; elle Ă©tait hors des gonds, elle balbutiait â Câest une insolente ! une Ă©vaporĂ©e ! pire, peut-ĂȘtre ! Et elle voulait partir immĂ©diatement, si lâautre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de cĂ©der ; il se mit Ă genoux ; elle finit par rĂ©pondre â Soit ! jây vais. En effet, elle tendit la main Ă sa belle-mĂšre avec une dignitĂ© de marquise, en lui disant â Excusez-moi, madame. Puis, remontĂ©e chez elle, Emma se jeta tout Ă plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tĂȘte enfoncĂ©e dans lâoreiller. Ils Ă©taient convenus, elle et Rodolphe, quâen cas dâĂ©vĂ©nement extraordinaire, elle attacherait Ă la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait Ă Yonville, il accourĂ»t dans la ruelle, derriĂšre la maison. Emma fit le signal ; elle attendait depuis trois quarts dâheure, quand tout Ă coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentĂ©e dâouvrir la fenĂȘtre, de lâappeler ; mais dĂ©jĂ il avait disparu. Elle retomba dĂ©sespĂ©rĂ©e. BientĂŽt pourtant il lui sembla que lâon marchait sur le trottoir. CâĂ©tait lui, sans doute ; elle descendit lâescalier, traversa la cour. Il Ă©tait lĂ , dehors. Elle se jeta dans ses bras. â Prends donc garde, dit-il. â Ah ! si tu savais ! reprit-elle. Et elle se mit Ă lui raconter tout, Ă la hĂąte, sans suite, exagĂ©rant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthĂšses si abondamment quâil nây comprenait rien. â Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patience ! â Mais voilĂ quatre ans que je patiente et que je souffre !⊠Un amour comme le nĂŽtre devrait sâavouer Ă la face du ciel ! Ils sont Ă me torturer. Je nây tiens plus ! Sauve-moi ! Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, Ă©tincelaient comme des flammes sous lâonde ; sa gorge haletait Ă coups rapides ; jamais il ne lâavait tant aimĂ©e ; si bien quâil en perdit la tĂȘte et quâil lui dit â Que faut-il faire ? que veux-tu ? â EmmĂšne-moi ! sâĂ©cria-t-elle. EnlĂšve-moi !⊠Oh ! je tâen supplie ! Et elle se prĂ©cipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui sâen exhalait dans un baiser. â MaisâŠ, reprit Rodolphe. â Quoi donc ? â Et ta fille ? Elle rĂ©flĂ©chit quelques minutes, puis rĂ©pondit â Nous la prendrons, tant pis ! â Quelle femme ! se dit-il en la regardant sâĂ©loigner. Car elle venait de sâĂ©chapper dans le jardin. On lâappelait. La mĂšre Bovary, les jours suivants, fut trĂšs Ă©tonnĂ©e de la mĂ©tamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et mĂȘme poussa la dĂ©fĂ©rence jusquâĂ lui demander une recette pour faire mariner des cornichons. Ătait-ce afin de les mieux duper lâun et lâautre ? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoĂŻcisme voluptueux, sentir plus profondĂ©ment lâamertume des choses quâelle allait abandonner ? Mais elle nây prenait garde, au contraire ; elle vivait comme perdue dans la dĂ©gustation anticipĂ©e de son bonheur prochain. CâĂ©tait avec Rodolphe un Ă©ternel sujet de causeries. Elle sâappuyait sur son Ă©paule, elle murmurait â Hein ! quand nous serons dans la malle-poste !⊠Y songes-tu ? Est-ce possible ? Il me semble quâau moment oĂč je sentirai la voiture sâĂ©lancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours ?⊠Et toi ? Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle quâĂ cette Ă©poque ; elle avait cette indĂ©finissable beautĂ© qui rĂ©sulte de la joie, de lâenthousiasme, du succĂšs, et qui nâest que lâharmonie du tempĂ©rament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, lâexpĂ©rience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, lâavaient par gradations dĂ©veloppĂ©e, et elle sâĂ©panouissait enfin dans la plĂ©nitude de sa nature. Ses paupiĂšres semblaient taillĂ©es tout exprĂšs pour ses longs regards amoureux oĂč la prunelle se perdait, tandis quâun souffle fort Ă©cartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lĂšvres, quâombrageait Ă la lumiĂšre un peu de duvet noir. On eĂ»t dit quâun artiste habile en corruptions avait disposĂ© sur sa nuque la torsade de ses cheveux ils sâenroulaient en une masse lourde, nĂ©gligemment, et selon les hasards de lâadultĂšre, qui les dĂ©nouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pĂ©nĂ©trait se dĂ©gageait mĂȘme des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait dĂ©licieuse et tout irrĂ©sistible. Quand il rentrait au milieu de la nuit, il nâosait pas la rĂ©veiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clartĂ© tremblante, et les rideaux fermĂ©s du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans lâombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre lâhaleine lĂ©gĂšre de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amĂšnerait un progrĂšs. Il la voyait dĂ©jĂ revenant de lâĂ©cole Ă la tombĂ©e du jour, toute rieuse, avec sa brassiĂšre tachĂ©e dâencre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coĂ»terait beaucoup ; comment faire ? Alors il rĂ©flĂ©chissait. Il pensait Ă louer une petite ferme aux environs, et quâil surveillerait lui-mĂȘme, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en Ă©conomiserait le revenu, il le placerait Ă la caisse dâĂ©pargne ; ensuite il achĂšterait des actions, quelque part, nâimporte oĂč ; dâailleurs, la clientĂšle augmenterait ; il y comptait, car il voulait que Berthe fĂ»t bien Ă©levĂ©e, quâelle eĂ»t des talents, quâelle apprĂźt le piano. Ah ! quâelle serait jolie, plus tard, Ă quinze ans, quand, ressemblant Ă sa mĂšre, elle porterait comme elle, dans lâĂ©tĂ©, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait de loin pour les deux sĆurs. Il se la figurait travaillant le soir auprĂšs dâeux, sous la lumiĂšre de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle sâoccuperait du mĂ©nage ; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaietĂ©. Enfin, ils songeraient Ă son Ă©tablissement on lui trouverait quelque brave garçon ayant un Ă©tat solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours. Emma ne dormait pas, elle faisait semblant dâĂȘtre endormie ; et, tandis quâil sâassoupissait Ă ses cĂŽtĂ©s, elle se rĂ©veillait en dâautres rĂȘves. Au galop de quatre chevaux, elle Ă©tait emportĂ©e depuis huit jours vers un pays nouveau, dâoĂč ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacĂ©s, sans parler. Souvent, du haut dâune montagne, ils apercevaient tout Ă coup quelque citĂ© splendide avec des dĂŽmes, des ponts, des navires, des forĂȘts de citronniers et des cathĂ©drales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, Ă cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillĂ©es en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur sâenvolant rafraĂźchissait des tas de fruits, disposĂ©s en pyramide au pied des statues pĂąles, qui souriaient sous les jets dâeau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pĂȘcheurs, oĂč des filets bruns sĂ©chaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. Câest lĂ quâils sâarrĂȘteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, Ă toit plat, ombragĂ©e dâun palmier, au fond dâun golfe, au bord de la mer. Ils se promĂšneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vĂȘtements de soie, toute chaude et Ă©toilĂ©e comme les nuits douces quâils contempleraient. Cependant, sur lâimmensitĂ© de cet avenir quâelle se faisait apparaĂźtre, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait Ă lâhorizon, infini, harmonieux, bleuĂątre et couvert de soleil. Mais lâenfant se mettait Ă tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne sâendormait que le matin, quand lâaube blanchissait les carreaux et que dĂ©jĂ le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie. Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit â Jâaurais besoin dâun manteau, un grand manteau, Ă long collet, doublĂ©. â Vous partez en voyage ? demanda-t-il. â Non ! maisâŠ, nâimporte, je compte sur vous, nâest-ce pas ? et vivement ! Il sâinclina. â Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisseâŠ, pas trop lourdeâŠ, commode. â Oui, oui, jâentends, de quatre-vingt-douze centimĂštres environ, sur cinquante, comme on les fait Ă prĂ©sent. â Avec un sac de nuit. DĂ©cidĂ©ment, pensa Lheureux, il y a du grabuge lĂ -dessous. â Et tenez, dit Mme Bovary, en tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela ; vous vous payerez dessus. Mais le marchand sâĂ©cria quâelle avait tort ; ils se connaissaient ; est-ce quâil doutait dâelle ? Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour quâil prĂźt au moins la chaĂźne, et dĂ©jĂ Lheureux lâavait mise dans sa poche et sâen allait, quand elle le rappela. â Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, â elle eut lâair de rĂ©flĂ©chir, â ne lâapportez pas non plus ; seulement, vous me donnerez lâadresse de lâouvrier et avertirez quâon le tienne Ă ma disposition. CâĂ©tait le mois prochain quâils devaient sâenfuir. Elle partirait dâYonville comme pour aller faire des commissions Ă Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et mĂȘme Ă©crit Ă Paris, afin dâavoir la malle entiĂšre jusquâĂ Marseille, oĂč ils achĂšteraient une calĂšche, et, de lĂ , continueraient sans sâarrĂȘter, par la route de GĂȘnes. Elle aurait eu soin dâenvoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement portĂ© Ă lâHirondelle, de maniĂšre que personne ainsi nâaurait de soupçons ; et, dans tout cela, jamais il nâĂ©tait question de son enfant. Rodolphe Ă©vitait dâen parler ; peut-ĂȘtre quâelle nây pensait pas. Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques dispositions ; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres, puis il se dit malade ; ensuite il fit un voyage ; le mois dâaoĂ»t se passa, et, aprĂšs tous ces retards, ils arrĂȘtĂšrent que ce serait irrĂ©vocablement pour le 4 septembre, un lundi. Enfin le samedi, lâavant-veille, arriva. Rodolphe vint le soir, plus tĂŽt que de coutume. â Tout est-il prĂȘt ? lui demanda-t-elle. â Oui. Alors ils firent le tour dâune plate-bande, et allĂšrent sâasseoir prĂšs de la terrasse, sur la margelle du mur. â Tu es triste, dit Emma. â Non, pourquoi ? Et cependant il la regardait singuliĂšrement, dâune façon tendre. â Est-ce de tâen aller ? reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie ? Ah ! je comprends⊠Mais, moi, je nâai rien au monde ! tu es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie ; je te soignerai, je tâaimerai. â Que tu es charmante ! dit-il en la saisissant dans ses bras. â Vrai ? fit-elle avec un rire de voluptĂ©. Mâaimes-tu ? Jure-le donc ! â Si je tâaime ! si je tâaime ! mais je tâadore, mon amour ! La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait Ă ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, trouĂ©. Puis elle parut, Ă©clatante de blancheur, dans le ciel vide quâelle Ă©clairait ; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la riviĂšre une grande tache, qui faisait une infinitĂ© dâĂ©toiles ; et cette lueur dâargent semblait sây tordre jusquâau fond, Ă la maniĂšre dâun serpent sans tĂȘte couvert dâĂ©cailles lumineuses. Cela ressemblait aussi Ă quelque monstrueux candĂ©labre, dâoĂč ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce sâĂ©talait autour dâeux ; des nappes dâombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux Ă demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus quâils Ă©taient dans lâenvahissement de leur rĂȘverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cĆur, abondante et silencieuse comme la riviĂšre qui coulait, avec autant de mollesse quâen apportait le parfum des seringuas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus dĂ©mesurĂ©es et plus mĂ©lancoliques que celles des saules immobiles qui sâallongeaient sur lâherbe. Souvent quelque bĂȘte nocturne, hĂ©risson ou belette, se mettant en chasse, dĂ©rangeait les feuilles, ou bien on entendait par moment une pĂȘche mĂ»re qui tombait toute seule de lâespalier. â Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe. â Nous en aurons dâautres ! reprit Emma. Et, comme se parlant Ă elle-mĂȘme â Oui, il fera bon voyager⊠Pourquoi ai-je le cĆur triste, cependant ? Est-ce lâapprĂ©hension de lâinconnuâŠ, lâeffet des habitudes quittĂ©esâŠ, ou plutĂŽt⊠? Non, câest lâexcĂšs du bonheur ! Que je suis faible, nâest-ce pas ? Pardonne-moi ! â Il est encore temps ! sâĂ©cria-t-il. RĂ©flĂ©chis, tu tâen repentiras peut-ĂȘtre. â Jamais ! fit-elle impĂ©tueusement. Et, en se rapprochant de lui â Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il nây a pas de dĂ©sert, pas de prĂ©cipice ni dâocĂ©an que je ne traverserais avec toi. Ă mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une Ă©treinte chaque jour plus serrĂ©e, plus complĂšte ! Nous nâaurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout Ă nous, Ă©ternellement⊠Parle donc, rĂ©ponds-moi. Il rĂ©pondait Ă intervalles rĂ©guliers Oui⊠oui !⊠» Elle lui avait passĂ© les mains dans ses cheveux, et elle rĂ©pĂ©tait dâune voix enfantine, malgrĂ© de grosses larmes qui coulaient â Rodolphe ! Rodolphe !⊠Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe ! Minuit sonna. â Minuit ! dit-elle. Allons, câest demain ! encore un jour ! Il se leva pour partir ; et, comme si ce geste quâil faisait eĂ»t Ă©tĂ© le signal de leur fuite, Emma, tout Ă coup, prenant un air gai â Tu as les passeports ? â Oui. â Tu nâoublies rien ? â Non. â Tu en es sĂ»r ? â Certainement. â Câest Ă lâhĂŽtel de Provence, nâest-ce pas, que tu mâattendras ?⊠à midi ? Il fit un signe de tĂȘte. â Ă demain, donc ! dit Emma dans une derniĂšre caresse. Et elle le regarda sâĂ©loigner. Il ne se dĂ©tournait pas. Elle courut aprĂšs lui, et, se penchant au bord de lâeau entre des broussailles â Ă demain ! sâĂ©cria-t-elle. Il Ă©tait dĂ©jĂ de lâautre cĂŽtĂ© de la riviĂšre et marchait vite dans la prairie. Au bout de quelques minutes, Rodolphe sâarrĂȘta ; et, quand il la vit avec son vĂȘtement blanc peu Ă peu sâĂ©vanouir dans lâombre comme un fantĂŽme, il fut pris dâun tel battement de cĆur, quâil sâappuya contre un arbre pour ne pas tomber. â Quel imbĂ©cile je suis ! fit-il en jurant Ă©pouvantablement. Nâimporte, câĂ©tait une jolie maĂźtresse ! Et, aussitĂŽt, la beautĂ© dâEmma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui rĂ©apparurent. Dâabord il sâattendrit, puis il se rĂ©volta contre elle. â Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas mâexpatrier, avoir la charge dâune enfant. Il se disait ces choses pour sâaffermir davantage. â Et, dâailleurs, les embarras, la dĂ©pense⊠Ah ! non, non, mille fois non ! cela eĂ»t Ă©tĂ© trop bĂȘte ! XIII Ă peine arrivĂ© chez lui, Rodolphe sâassit brusquement Ă son bureau, sous la tĂȘte de cerf faisant trophĂ©e contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, sâappuyant sur les deux coudes, il se mit Ă rĂ©flĂ©chir. Emma lui semblait ĂȘtre reculĂ©e dans un passĂ© lointain, comme si la rĂ©solution quâil avait prise venait de placer entre eux, tout Ă coup, un immense intervalle. Afin de ressaisir quelque chose dâelle, il alla chercher dans lâarmoire, au chevet de son lit, une vieille boĂźte Ă biscuits de Reims oĂč il enfermait dâhabitude ses lettres de femmes, et il sâen Ă©chappa une odeur de poussiĂšre humide et de roses flĂ©tries. Dâabord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pĂąles. CâĂ©tait un mouchoir Ă elle, une fois quâelle avait saignĂ© du nez, en promenade ; il ne sâen souvenait plus. Il y avait auprĂšs, se cognant Ă tous les angles, la miniature donnĂ©e par Emma ; sa toilette lui parut prĂ©tentieuse et son regard en coulisse du plus pitoyable effet ; puis, Ă force de considĂ©rer cette image et dâĂ©voquer le souvenir du modĂšle, les traits dâEmma peu Ă peu se confondirent en sa mĂ©moire, comme si la figure vivante et la figure peinte, se frottant lâune contre lâautre, se fussent rĂ©ciproquement effacĂ©es. Enfin, il lut de ses lettres ; elles Ă©taient pleines dâexplications relatives Ă leur voyage, courtes, techniques et pressantes comme des billets dâaffaires. Il voulut revoir les longues, celles dâautrefois ; pour les trouver au fond de la boĂźte, Rodolphe dĂ©rangea toutes les autres ; et machinalement il se mit Ă fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pĂȘle-mĂȘle des bouquets, une jarretiĂšre, un masque noir, des Ă©pingles et des cheveux â des cheveux ! de bruns, de blonds ; quelques-uns mĂȘme, sâaccrochant Ă la ferrure de la boĂźte, se cassaient quand on lâouvrait. Ainsi flĂąnant parmi ses souvenirs, il examinait les Ă©critures et le style des lettres, aussi variĂ©s que leurs orthographes. Elles Ă©taient tendres ou joviales, facĂ©tieuses, mĂ©lancoliques ; il y en avait qui demandaient de lâamour et dâautres qui demandaient de lâargent. Ă propos dâun mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien. En effet, ces femmes, accourant Ă la fois dans sa pensĂ©e, sây gĂȘnaient les unes les autres et sây rapetissaient, comme sous un mĂȘme niveau dâamour qui les Ă©galisait. Prenant donc Ă poignĂ©e les lettres confondues, il sâamusa pendant quelques minutes Ă les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyĂ©, assoupi, Rodolphe alla reporter la boĂźte dans lâarmoire en se disant â Quel tas de blagues !⊠Ce qui rĂ©sumait son opinion ; car les plaisirs, comme des Ă©coliers dans la cour dâun collĂšge, avaient tellement piĂ©tinĂ© sur son cĆur, que rien de vert nây poussait, et ce qui passait par lĂ , plus Ă©tourdi que les enfants, nây laissait pas mĂȘme, comme eux, son nom gravĂ© sur la muraille. â Allons, se dit-il, commençons ! Il Ă©crivit Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence⊠» â AprĂšs tout, câest vrai, pensa Rodolphe ; jâagis dans son intĂ©rĂȘt ; je suis honnĂȘte. Avez-vous mĂ»rement pesĂ© votre dĂ©termination ? Savez-vous lâabĂźme oĂč je vous entraĂźnais, pauvre ange ? Non, nâest-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, Ă lâavenir⊠Ah ! malheureux que nous sommes ! insensĂ©s ! » Rodolphe sâarrĂȘta pour trouver ici quelque bonne excuse. â Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?⊠Ah ! non, et dâailleurs, cela nâempĂȘcherait rien. Ce serait Ă recommencer plus tard. Est-ce quâon peut faire entendre raison Ă des femmes pareilles ! Il rĂ©flĂ©chit, puis ajouta Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et jâaurai continuellement pour vous un dĂ©vouement profond ; mais, un jour, tĂŽt ou tard, cette ardeur câest lĂ le sort des choses humaines se fĂ»t diminuĂ©e, sans doute ! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait mĂȘme si je nâaurais pas eu lâatroce douleur dâassister Ă vos remords et dây participer moi-mĂȘme, puisque je les aurais causĂ©s. LâidĂ©e seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi Ă©tiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? Ă mon Dieu ! non, non, nâen accusez que la fatalitĂ© ! » â VoilĂ un mot qui fait toujours de lâeffet, se dit-il. Ah ! si vous eussiez Ă©tĂ© une de ces femmes au cĆur frivole comme on en voit, certes, jâaurais pu, par Ă©goĂŻsme, tenter une expĂ©rience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation dĂ©licieuse, qui fait Ă la fois votre charme et votre tourment, vous a empĂȘchĂ©e de comprendre, adorable femme que vous ĂȘtes, la faussetĂ© de notre position future. Moi non plus, je nây avais pas rĂ©flĂ©chi dâabord, et je me reposais Ă lâombre de ce bonheur idĂ©al, comme Ă celle du mancenillier, sans prĂ©voir les consĂ©quences. » â Elle va peut-ĂȘtre croire que câest par avarice que jây renonce⊠Ah ! nâimporte ! tant pis, il faut en finir ! Le monde est cruel, Emma. Partout oĂč nous eussions Ă©tĂ©, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrĂštes, la calomnie, le dĂ©dain, lâoutrage peut-ĂȘtre. Lâoutrage Ă vous ! Oh !⊠Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trĂŽne ! moi qui emporte votre pensĂ©e comme un talisman ! Car je me punis par lâexil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. OĂč ? Je nâen sais rien, je suis fou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom Ă votre enfant, quâil le redise dans ses priĂšres. » La mĂšche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenĂȘtre, et, quand il se fut rassis â Il me semble que câest tout. Ah ! encore ceci, de peur quâelle ne vienne Ă me relancer Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car jâai voulu mâenfuir au plus vite afin dâĂ©viter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ; et peut-ĂȘtre que, plus tard, nous causerons ensemble trĂšs froidement de nos anciennes amours. Adieu ! » Et il y avait un dernier adieu, sĂ©parĂ© en deux mots Ă Dieu ! ce quâil jugeait dâun excellent goĂ»t. â Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votre tout dĂ©vouĂ© ?⊠Non. Votre ami ?⊠Oui, câest cela. Votre ami. » Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne. â Pauvre petite femme ! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible quâun roc ; il eĂ»t fallu quelques larmes lĂ -dessus ; mais, moi, je ne peux pas pleurer ; ce nâest pas ma faute. Alors, sâĂ©tant versĂ© de lâeau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pĂąle sur lâencre ; puis, cherchant Ă cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra. â Cela ne va guĂšre Ă la circonstance⊠Ah bah ! nâimporte ! AprĂšs quoi, il fuma trois pipes et sâalla coucher. Le lendemain, quand il fut debout vers deux heures environ, il avait dormi tard, Rodolphe se fit cueillir une corbeille dâabricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite Ă Girard, son valet de charrue, de porter cela dĂ©licatement chez Mme Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier. â Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu rĂ©pondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier Ă elle-mĂȘme, en mains propres⊠Va, et prends garde ! Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant Ă grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrĂ©es, prit tranquillement le chemin dâYonville. Mme Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec FĂ©licitĂ©, sur la table de la cuisine, un paquet de linge. â VoilĂ , dit le valet, ce que notre maĂźtre vous envoie. Elle fut saisie dâune apprĂ©hension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considĂ©rait le paysan dâun Ćil hagard, tandis quâil la regardait lui-mĂȘme avec Ă©bahissement, ne comprenant pas quâun pareil cadeau pĂ»t tant Ă©mouvoir quelquâun. Enfin il sortit. FĂ©licitĂ© restait. Elle nây tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, lâouvrit, et, comme sâil y avait eu derriĂšre elle un effroyable incendie, Emma se mit Ă fuir vers sa chambre, tout Ă©pouvantĂ©e. Charles y Ă©tait, elle lâaperçut ; il lui parla, elle nâentendit rien, et elle continua vivement Ă monter les marches ; haletante, Ă©perdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tĂŽle. Au second Ă©tage, elle sâarrĂȘta devant la porte du grenier, qui Ă©tait fermĂ©e. Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la finir, elle nâosait pas. Dâailleurs, oĂč ? comment ? on la verrait. â Ah ! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien. Emma poussa la porte et entra. Les ardoises laissaient tomber dâaplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et lâĂ©touffait ; elle se traĂźna jusquâĂ la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumiĂšre Ă©blouissante jaillit dâun bond. En face, par-dessus les toits, la pleine campagne sâĂ©talait Ă perte de vue. En bas, sous elle, la place du village Ă©tait vide ; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, il partit dâun Ă©tage infĂ©rieur une sorte de ronflement Ă modulations stridentes. CâĂ©tait Binet qui tournait. Elle sâĂ©tait appuyĂ©e contre lâembrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colĂšre. Mais plus elle y fixait dâattention, plus ses idĂ©es se confondaient. Elle le revoyait, elle lâentendait, elle lâentourait de ses deux bras ; et des battements de cĆur, qui la frappaient sous la poitrine comme Ă grands coups de bĂ©lier, sâaccĂ©lĂ©raient lâun aprĂšs lâautre, Ă intermittences inĂ©gales. Elle jetait les yeux tout autour dâelle avec lâenvie que la terre croulĂąt. Pourquoi nâen pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle Ă©tait libre. Et elle sâavança, elle regarda les pavĂ©s en se disant â Allons ! allons ! Le rayon lumineux qui montait dâen bas directement tirait vers lâabĂźme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant sâĂ©levait le long des murs, et que le plancher sâinclinait par le bout, Ă la maniĂšre dâun vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourĂ©e dâun grand espace. Le bleu du ciel lâenvahissait, lâair circulait dans sa tĂȘte creuse, elle nâavait quâĂ cĂ©der, quâĂ se laisser prendre ; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui lâappelait. â Ma femme ! ma femme ! cria Charles. Elle sâarrĂȘta. â OĂč es-tu donc ? Arrive ! LâidĂ©e quâelle venait dâĂ©chapper Ă la mort faillit la faire sâĂ©vanouir de terreur ; elle ferma les yeux ; puis elle tressaillit au contact dâune main sur sa manche câĂ©tait FĂ©licitĂ©. â Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie. Et il fallut descendre ! il fallut se mettre Ă table ! Elle essaya de manger. Les morceaux lâĂ©touffaient. Alors elle dĂ©plia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut rĂ©ellement sâappliquer Ă ce travail, compter les fils de la toile. Tout Ă coup, le souvenir de la lettre lui revint. Lâavait-elle donc perdue ? OĂč la retrouver ? Mais elle Ă©prouvait une telle lassitude dans lâesprit, que jamais elle ne put inventer un prĂ©texte Ă sortir de table. Puis elle Ă©tait devenue lĂąche ; elle avait peur de Charles ; il savait tout, câĂ©tait sĂ»r ! En effet, il prononça ces mots, singuliĂšrement â Nous ne sommes pas prĂšs, Ă ce quâil paraĂźt, de voir M. Rodolphe. â Qui te lâa dit ? fit-elle en tressaillant. â Qui me lâa dit ? rĂ©pliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque ; câest Girard, que jâai rencontrĂ© tout Ă lâheure Ă la porte du CafĂ© Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir. Elle eut un sanglot. â Quoi donc tâĂ©tonne ? Il sâabsente ainsi de temps Ă autre pour se distraire, et, ma foi ! je lâapprouve. Quand on a de la fortune et que lâon est garçon !⊠Du reste, il sâamuse joliment, notre ami ! câest un farceur. M. Langlois mâa conté⊠Il se tut, par convenance, Ă cause de la domestique qui entrait. Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots rĂ©pandus sur lâĂ©tagĂšre ; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit Ă mĂȘme. â Oh ! parfait ! disait-il. Tiens, goĂ»te. Et il tendit la corbeille, quâelle repoussa doucement. â Sens donc quelle odeur ! fit-il en la lui passant sous le nez Ă plusieurs reprises. â JâĂ©touffe ! sâĂ©cria-t-elle en se levant dâun bond. Mais, par un effort de volontĂ©, ce spasme disparut ; puis â Ce nâest rien ! dit-elle, ce nâest rien ! câest nerveux ! Assieds-toi, mange ! Car elle redoutait quâon ne fĂ»t Ă la questionner, Ă la soigner, quâon ne la quittĂąt plus. Charles, pour obĂ©ir, sâĂ©tait rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, quâil dĂ©posait ensuite dans son assiette. Tout Ă coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, Ă la renverse. En effet, Rodolphe, aprĂšs bien des rĂ©flexions, sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă partir pour Rouen. Or, comme il nây a, de la Huchette Ă Buchy, pas dâautre chemin que celui dâYonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma lâavait reconnu Ă la lueur des lanternes qui coupaient comme un Ă©clair le crĂ©puscule. Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, sây prĂ©cipita. La table, avec toutes les assiettes, Ă©tait renversĂ©e ; de la sauce, de la viande, les couteaux, la saliĂšre et lâhuilier jonchaient lâappartement ; Charles appelait au secours ; Berthe, effarĂ©e, criait ; et FĂ©licitĂ©, dont les mains tremblaient, dĂ©laçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs. â Je cours, dit lâapothicaire, chercher dans mon laboratoire un peu de vinaigre aromatique. Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon â Jâen Ă©tais sĂ»r, fit-il ; cela vous rĂ©veillerait un mort. â Parle-nous ! disait Charles, parle-nous ! Remets-toi ! Câest moi, ton Charles qui tâaime ! Me reconnais-tu ? Tiens, voilĂ ta petite fille embrasse-la donc ! Lâenfant avançait les bras vers sa mĂšre pour se pendre Ă son cou. Mais, dĂ©tournant la tĂȘte, Emma dit dâune voix saccadĂ©e â Non, non⊠personne ! Elle sâĂ©vanouit encore. On la porta sur son lit. Elle restait Ă©tendue, la bouche ouverte, les paupiĂšres fermĂ©es, les mains Ă plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur lâoreiller. Charles, debout, se tenait au fond de lâalcĂŽve, et le pharmacien, prĂšs de lui, gardait ce silence mĂ©ditatif quâil est convenable dâavoir dans les occasions sĂ©rieuses de la vie. â Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme est passĂ©. â Oui, elle repose un peu maintenant ! rĂ©pondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme !⊠pauvre femme !⊠la voilĂ retombĂ©e ! Alors Homais demanda comment cet accident Ă©tait survenu. Charles rĂ©pondit que cela lâavait saisie tout Ă coup, pendant quâelle mangeait des abricots. â Extraordinaire !⊠reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionnĂ© la syncope ! Il y a des natures si impressionnables Ă lâencontre de certaines odeurs ! et ce serait mĂȘme une belle question Ă Ă©tudier, tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les prĂȘtres en connaissaient lâimportance, eux qui ont toujours mĂȘlĂ© des aromates Ă leurs cĂ©rĂ©monies. Câest pour vous stupĂ©fier lâentendement et provoquer des extases, chose dâailleurs facile Ă obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus dĂ©licates que les autres. On en cite qui sâĂ©vanouissent Ă lâodeur de la corne brĂ»lĂ©e, du pain tendre⊠â Prenez garde de lâĂ©veiller ! dit Ă voix basse Bovary. â Et non seulement, continua lâapothicaire, les humains sont en butte Ă ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous nâĂȘtes pas sans savoir lâeffet singuliĂšrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria, vulgairement appelĂ© herbe-au-chat, sur la gent fĂ©line ; et dâautre part, pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux un de mes anciens camarades, actuellement Ă©tabli rue Malpalu possĂšde un chien qui tombe en convulsions dĂšs quâon lui prĂ©sente une tabatiĂšre. Souvent mĂȘme il en fait lâexpĂ©rience devant ses amis, Ă son pavillon du bois Guillaume. Croirait-on quâun simple sternutatoire pĂ»t exercer de tels ravages dans lâorganisme dâun quadrupĂšde ? Câest extrĂȘmement curieux, nâest-il pas vrai ? â Oui, dit Charles, qui nâĂ©coutait pas. â Cela nous prouve, reprit lâautre en souriant avec un air de suffisance bĂ©nigne, les irrĂ©gularitĂ©s sans nombre du systĂšme nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle mâa toujours paru, je lâavoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun de ces prĂ©tendus remĂšdes qui, sous prĂ©texte dâattaquer les symptĂŽmes, attaquent le tempĂ©rament. Non, pas de mĂ©dicamentation oiseuse ! du rĂ©gime, voilĂ tout ! des sĂ©datifs, des Ă©mollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas quâil faudrait peut-ĂȘtre frapper lâimagination ? â En quoi ? comment ? dit Bovary. â Ah ! câest lĂ la question ! Telle est effectivement la question That is the question ! comme je lisais derniĂšrement dans le journal. Mais Emma, se rĂ©veillant, sâĂ©cria â Et la lettre ? et la lettre ? On crut quâelle avait le dĂ©lire ; elle lâeut Ă partir de minuit une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e. Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades ; il ne se couchait plus, il Ă©tait continuellement Ă lui tĂąter le pouls, Ă lui poser des sinapismes, des compresses dâeau froide. Il envoyait Justin jusquâĂ NeufchĂątel chercher de la glace ; la glace se fondait en route ; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fit venir de Rouen le docteur LariviĂšre, son ancien maĂźtre ; il Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©. Ce qui lâeffrayait le plus, câĂ©tait lâabattement dâEmma ; car elle ne parlait pas, nâentendait rien et mĂȘme semblait ne point souffrir, â comme si son corps et son Ăąme se fussent ensemble reposĂ©s de toutes leurs agitations. Vers le milieu dâoctobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des oreillers derriĂšre elle. Charles pleura quand il la vit manger sa premiĂšre tartine de confitures. Les forces lui revinrent ; elle se levait quelques heures pendant lâaprĂšs-midi, et, un jour quâelle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, Ă son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allĂ©es disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas Ă pas, en traĂźnant ses pantoufles, et, sâappuyant de lâĂ©paule contre Charles, elle continuait Ă sourire. Ils allĂšrent ainsi jusquâau fond, prĂšs de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais il nây avait Ă lâhorizon que de grands feux dâherbe, qui fumaient sur les collines. â Tu vas te fatiguer, ma chĂ©rie, dit Bovary. Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle â Assieds-toi donc sur ce banc tu seras bien. â Oh ! non, pas lĂ , pas lĂ ! fit-elle dâune voix dĂ©faillante. Elle eut un Ă©tourdissement, et dĂšs le soir, sa maladie recommença avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractĂšres plus complexes. TantĂŽt elle souffrait au cĆur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il lui survint des vomissements oĂč Charles crut apercevoir les premiers symptĂŽmes dâun cancer. Et le pauvre garçon, par lĂ -dessus, avait des inquiĂ©tudes dâargent ! XIV D âabord, il ne savait comment faire pour dĂ©dommager M. Homais de tous les mĂ©dicaments pris chez lui ; et, quoiquâil eĂ»t pu, comme mĂ©decin, ne pas les payer, nĂ©anmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dĂ©pense du mĂ©nage, Ă prĂ©sent que la cuisiniĂšre Ă©tait maĂźtresse, devenait effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les fournisseurs murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de la maladie dâEmma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagĂ©rer sa facture, avait vite apportĂ© le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu dâune, quantitĂ© dâautres choses encore. Charles eut beau dire quâil nâen avait pas besoin, le marchand rĂ©pondit arrogamment quâon lui avait commandĂ© tous ces articles et quâil ne les reprendrait pas ; dâailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence ; Monsieur rĂ©flĂ©chirait ; bref, il Ă©tait rĂ©solu Ă le poursuivre en justice plutĂŽt que dâabandonner ses droits et que dâemporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer Ă son magasin ; FĂ©licitĂ© oublia ; il avait dâautres soucis ; on nây pensa plus ; M. Lheureux revint Ă la charge, et, tour Ă tour menaçant et gĂ©missant, manĆuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet Ă six mois dâĂ©chĂ©ance. Mais Ă peine eut-il signĂ© ce billet, quâune idĂ©e audacieuse lui surgit câĂ©tait dâemprunter mille francs Ă M. Lheureux. Donc, il demanda, dâun air embarrassĂ©, sâil nây avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que lâon voudrait. Lheureux courut Ă sa boutique, en rapporta les Ă©cus et dicta un autre billet, par lequel Bovary dĂ©clarait devoir payer Ă son ordre, le 1er septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs ; ce qui, avec les cent quatre-vingts dĂ©jĂ stipulĂ©s, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prĂȘtant Ă six pour cent, augmentĂ© dâun quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bĂ©nĂ©fice ; et il espĂ©rait que lâaffaire ne sâarrĂȘterait pas lĂ , quâon ne pourrait payer les billets, quâon les renouvellerait, et que son pauvre argent, sâĂ©tant nourri chez le mĂ©decin comme dans une maison de santĂ©, lui reviendrait, un jour, considĂ©rablement plus dodu, et gros Ă faire craquer le sac. Tout, dâailleurs, lui rĂ©ussissait. Il Ă©tait adjudicataire dâune fourniture de cidre pour lâhĂŽpital de NeufchĂątel ; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbiĂšres de Grumesnil, et il rĂȘvait dâĂ©tablir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, Ă ruiner la guimbarde du Lion dâor, et qui, marchant plus vite, Ă©tant Ă prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce dâYonville. Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, lâannĂ©e prochaine, pouvoir rembourser tant dâargent ; et il cherchait, imaginait des expĂ©dients, comme de recourir Ă son pĂšre ou de vendre quelque chose. Mais son pĂšre serait sourd, et il nâavait, lui, rien Ă vendre. Alors il dĂ©couvrait de tels embarras, quâil Ă©cartait vite de sa conscience un sujet de mĂ©ditation aussi dĂ©sagrĂ©able. Il se reprochait dâen oublier Emma ; comme si, toutes ses pensĂ©es appartenant Ă cette femme, câeĂ»t Ă©tĂ© lui dĂ©rober quelque chose que de nây pas continuellement rĂ©flĂ©chir. Lâhiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprĂšs de la fenĂȘtre, celle qui regardait la place ; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce cĂŽtĂ© restait constamment fermĂ©e. Elle voulut que lâon vendĂźt le cheval ; ce quâelle aimait autrefois, Ă prĂ©sent lui dĂ©plaisait. Toutes ses idĂ©es paraissaient se borner au soin dâelle-mĂȘme. Elle restait dans son lit Ă faire de petites collations, sonnait sa domestique pour sâinformer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte dâanxiĂ©tĂ©, lâinfaillible retour dâĂ©vĂ©nements minimes, qui pourtant ne lui importaient guĂšre. Le plus considĂ©rable Ă©tait, le soir, lâarrivĂ©e de lâHirondelle. Alors lâaubergiste criait et dâautres voix rĂ©pondaient, tandis que le falot dâHippolyte, qui cherchait des coffres sur la bĂąche, faisait comme une Ă©toile dans lâobscuritĂ©. Ă midi, Charles rentrait ; ensuite il sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, Ă la tombĂ©e du jour, les enfants qui sâen revenaient de la classe, traĂźnant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs rĂšgles la cliquette des auvents, les uns aprĂšs les autres. CâĂ©tait Ă cette heure-lĂ que M. Bournisien venait la voir. Il sâenquĂ©rait de sa santĂ©, lui apportait des nouvelles et lâexhortait Ă la religion dans un petit bavardage cĂąlin qui ne manquait pas dâagrĂ©ment. La vue seule de sa soutane la rĂ©confortait. Un jour quâau plus fort de sa maladie elle sâĂ©tait crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et, Ă mesure que lâon faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que lâon disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allĂ©gĂ©e ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu, allait sâanĂ©antir dans cet amour comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. On aspergea dâeau bĂ©nite les draps du lit ; le prĂȘtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en dĂ©faillant dâune joie cĂ©leste quâelle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. Les rideaux de son alcĂŽve se gonflaient mollement, autour dâelle, en façon de nuĂ©es, et les rayons des deux cierges brĂ»lant sur la commode lui parurent ĂȘtre des gloires Ă©blouissantes. Alors elle laissa retomber sa tĂȘte, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes sĂ©raphiques et apercevoir en un ciel dâazur, sur un trĂŽne dâor, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le PĂšre tout Ă©clatant de majestĂ©, et qui dâun signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour lâemporter dans leurs bras. Cette vision splendide demeura dans sa mĂ©moire comme la chose la plus belle quâil fĂ»t possible de rĂȘver ; si bien quâĂ prĂ©sent elle sâefforçait dâen ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais dâune maniĂšre moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son Ăąme, courbatue dâorgueil, se reposait enfin dans lâhumilitĂ© chrĂ©tienne ; et, savourant le plaisir dâĂȘtre faible, Emma contemplait en elle-mĂȘme la destruction de sa volontĂ©, qui devait faire aux envahissements de la grĂące une large entrĂ©e. Il existait donc Ă la place du bonheur des fĂ©licitĂ©s plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui sâaccroĂźtrait Ă©ternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un Ă©tat de puretĂ© flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et oĂč elle aspira dâĂȘtre. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchĂąssĂ© dâĂ©meraudes, pour le baiser tous les soirs. Le CurĂ© sâĂ©merveillait de ces dispositions, bien que la religion dâEmma, trouvait-il, pĂ»t, Ă force de ferveur, finir par friser lâhĂ©rĂ©sie et mĂȘme lâextravagance. Mais, nâĂ©tant pas trĂšs versĂ© dans ces matiĂšres, sitĂŽt quâelles dĂ©passaient une certaine mesure, il Ă©crivit Ă M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui Ă©tait pleine dâesprit. Le libraire, avec autant dâindiffĂ©rence que sâil eĂ»t expĂ©diĂ© de la quincaillerie Ă des nĂšgres, vous emballa pĂȘle-mĂȘle tout ce qui avait cours pour lors dans la nĂ©goce des livres pieux. CâĂ©taient de petits manuels par demandes et par rĂ©ponses, des pamphlets dâun ton rogue dans la maniĂšre de M. de Maistre, et des espĂšces de romans Ă cartonnage rose et Ă style douceĂątre, fabriquĂ©s par des sĂ©minaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien ; lâHomme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, dĂ©corĂ© de plusieurs ordres ; des Erreurs de Voltaire, Ă lâusage des jeunes gens, etc. Mme Bovary nâavait pas encore lâintelligence assez nette pour sâappliquer sĂ©rieusement Ă nâimporte quoi ; dâailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de prĂ©cipitation. Elle sâirrita contre les prescriptions du culte ; lâarrogance des Ă©crits polĂ©miques lui dĂ©plut par leur acharnement Ă poursuivre des gens quâelle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevĂ©s de religion lui parurent Ă©crits dans une telle ignorance du monde, quâils lâĂ©cartĂšrent insensiblement des vĂ©ritĂ©s dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mĂ©lancolie catholique quâune Ăąme Ă©thĂ©rĂ©e pĂ»t concevoir. Quant au souvenir de Rodolphe, elle lâavait descendu tout au fond de son cĆur ; et il restait lĂ , plus solennel et plus immobile quâune momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison sâĂ©chappait de ce grand amour embaumĂ© et qui, passant Ă travers tout, parfumait de tendresse lâatmosphĂšre dâimmaculation oĂč elle voulait vivre. Quand elle se mettait Ă genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mĂȘmes paroles de suavitĂ© quâelle murmurait jadis Ă son amant, dans les Ă©panchements de lâadultĂšre. CâĂ©tait pour faire venir la croyance ; mais aucune dĂ©lectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatiguĂ©s, avec le sentiment vague dâune immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, nâĂ©tait quâun mĂ©rite de plus ; et dans lâorgueil de sa dĂ©votion, Emma se comparait Ă ces grandes dames dâautrefois, dont elle avait rĂȘvĂ© la gloire sur un portrait de la ValliĂšre, et qui, traĂźnant avec tant de majestĂ© la queue chamarrĂ©e de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y rĂ©pandre aux pieds du Christ toutes les larmes dâun cĆur que lâexistence blessait. Alors, elle se livra Ă des charitĂ©s excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablĂ©s qui mangeaient un potage. Elle fit revenir Ă la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyĂ©e chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre Ă lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne sâirritait plus. CâĂ©tait un parti pris de rĂ©signation, une indulgence universelle. Son langage, Ă propos de tout, Ă©tait plein dâexpressions idĂ©ales. Elle disait Ă son enfant â Ta colique est-elle passĂ©e, mon ange ? Mme Bovary mĂšre ne trouvait rien Ă blĂąmer, sauf peut-ĂȘtre cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassĂ©e de querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et mĂȘme elle y demeura jusques aprĂšs PĂąques, afin dâĂ©viter les sarcasmes du pĂšre Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se commander une andouille. Outre la compagnie de sa belle-mĂšre, qui la raffermissait un peu par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours, avait encore dâautres sociĂ©tĂ©s. CâĂ©tait Mme Langlois, Mme Caron, Mme Dubreuil, Mme Tuvache et, rĂ©guliĂšrement, de deux Ă cinq heures, lâexcellente Mme Homais, qui nâavait jamais voulu croire, celle-lĂ , Ă aucun des cancans que lâon dĂ©bitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir ; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout prĂšs de la porte, immobile, sans parler. Souvent mĂȘme, Mme Bovary, nây prenant garde, se mettait Ă sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tĂȘte dâun mouvement brusque ; et, quand il aperçut la premiĂšre fois cette chevelure entiĂšre qui descendait jusquâaux jarrets en dĂ©roulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvre enfant, comme lâentrĂ©e subite dans quelque chose dâextraordinaire et de nouveau dont la splendeur lâeffraya. Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timiditĂ©s. Elle ne se doutait point que lâamour, disparu de sa vie, palpitait lĂ , prĂšs dâelle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce cĆur dâadolescent ouvert aux Ă©manations de sa beautĂ©. Du reste, elle enveloppait tout maintenant dâune telle indiffĂ©rence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que lâon ne distinguait plus lâĂ©goĂŻsme de la charitĂ©, ni la corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle sâemporta contre sa domestique, qui lui demandait Ă sortir et balbutiait en cherchant un prĂ©texte, puis tout Ă coup â Tu lâaimes donc ? dit-elle. Et, sans attendre la rĂ©ponse de FĂ©licitĂ©, qui rougissait elle ajouta dâun air triste â Allons, cours-y ! amuse-toi ! Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin dâun bout Ă lâautre, malgrĂ© les observations de Bovary ; il fut heureux, cependant, de lui voir enfin manifester une volontĂ© quelconque. Elle en tĂ©moigna davantage Ă mesure quâelle se rĂ©tablissait. Dâabord, elle trouva moyen dâexpulser la mĂšre Rolet, la nourrice, qui avait pris lâhabitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent Ă la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endentĂ© quâun cannibale. Puis elle se dĂ©gagea de la famille Homais, congĂ©dia successivement toutes les autres visites et mĂȘme frĂ©quenta lâĂ©glise avec moins dâassiduitĂ©, Ă la grande approbation de lâapothicaire, qui lui dit alors amicalement â Vous donniez un peu dans la calotte ! M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catĂ©chisme. Il prĂ©fĂ©rait rester dehors, Ă prendre lâair au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. CâĂ©tait lâheure oĂč Charles rentrait. Ils avaient chaud ; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rĂ©tablissement de Madame. Binet se trouvait lĂ , câest-Ă -dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, Ă pĂȘcher des Ă©crevisses. Bovary lâinvitait Ă se rafraĂźchir, et il sâentendait parfaitement Ă dĂ©boucher les cruchons. â Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusquâaux extrĂ©mitĂ©s du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille dâaplomb sur la table, et, aprĂšs que les ficelles sont coupĂ©es, pousser le liĂšge Ă petits coups, doucement, doucement, comme on fait, dâailleurs, Ă lâeau de Seltz, dans les restaurants. Mais le cidre, pendant sa dĂ©monstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors lâecclĂ©siastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie â Sa bontĂ© saute aux yeux ! Il Ă©tait brave homme, en effet, et mĂȘme, un jour, ne fut point scandalisĂ© du pharmacien, qui conseillait Ă Charles, pour distraire Madame, de la mener au théùtre de Rouen voir lâillustre tĂ©nor Lagardy. Homais sâĂ©tonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prĂȘtre dĂ©clara quâil regardait la musique comme moins dangereuse pour les mĆurs que la littĂ©rature. Mais le pharmacien prit la dĂ©fense des lettres. Le théùtre, prĂ©tendait-il, servait Ă fronder les prĂ©jugĂ©s, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu. â Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez la plupart des tragĂ©dies de Voltaire ; elles sont semĂ©es habilement de rĂ©flexions philosophiques qui en font pour le peuple une vĂ©ritable Ă©cole de morale et de diplomatie. â Moi, dit Binet, jâai vu autrefois une piĂšce intitulĂ©e le Gamin de Paris, oĂč lâon remarque le caractĂšre dâun vieux gĂ©nĂ©ral qui est vraiment tapĂ© ! Il rembarre un fils de famille qui avait sĂ©duit une ouvriĂšre, qui Ă la fin⊠â Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise littĂ©rature comme il y a la mauvaise pharmacie ; mais condamner en bloc le plus important des beaux arts me paraĂźt une balourdise, une idĂ©e gothique, digne de ces temps abominables oĂč lâon enfermait GalilĂ©e. â Je sais bien, objecta le CurĂ©, quâil existe de bons ouvrages, de bons auteurs ; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe diffĂ©rent rĂ©unies dans un appartement enchanteur, ornĂ© de pompes mondaines, et puis ces dĂ©guisements paĂŻens, ce fard, ces flambeaux, ces voix effĂ©minĂ©es, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage dâesprit et vous donner des pensĂ©es dĂ©shonnĂȘtes, des tentations impures. Telle est du moins lâopinion de tous les PĂšres. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis quâil roulait sur son pouce une prise de tabac, si lâĂglise a condamnĂ© les spectacles, câest quâelle avait raison ; il faut nous soumettre Ă ses dĂ©crets. â Pourquoi, demanda lâapothicaire, excommunie-t-elle les comĂ©diens ? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cĂ©rĂ©monies du culte. Oui, on jouait, on reprĂ©sentait au milieu du chĆur des espĂšces de farces appelĂ©es mystĂšres, dans lesquelles les lois de la dĂ©cence souvent se trouvaient offensĂ©es. LâecclĂ©siastique se contenta de pousser un gĂ©missement, et le pharmacien poursuivit â Câest comme dans la Bible ; il y a⊠savez-vousâŠ, plus dâun dĂ©tail⊠piquant, des choses⊠vraiment⊠gaillardes ! Et, sur un geste dâirritation que faisait M. Bournisien â Ah ! vous conviendrez que ce nâest pas un livre Ă mettre entre les mains dâune jeune personne, et je serais fĂąchĂ© quâAthalie⊠â Mais ce sont les protestants, et non pas nous, sâĂ©cria lâautre impatientĂ©, qui recommandent la Bible ! â Nâimporte ! dit Homais, je mâĂ©tonne que, de nos jours, en un siĂšcle de lumiĂšres, on sâobstine encore Ă proscrire un dĂ©lassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et mĂȘme hygiĂ©nique quelquefois, nâest-ce pas, docteur ? â Sans doute, rĂ©pondit le mĂ©decin nonchalamment, soit que, ayant les mĂȘmes idĂ©es, il voulĂ»t nâoffenser personne, ou bien quâil nâeĂ»t pas dâidĂ©es. La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une derniĂšre botte. â Jâen ai connu, des prĂȘtres, qui sâhabillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses. â Allons donc ! fit le curĂ©. â Ah ! jâen ai connu ! Et, sĂ©parant les syllabes de sa phrase, Homais rĂ©pĂ©ta â Jâen-ai-connu. â Eh bien ! ils avaient tort, dit Bournisien rĂ©signĂ© Ă tout entendre. â Parbleu ! ils en font bien dâautres ! exclama lâapothicaire. â Monsieur !⊠reprit lâecclĂ©siastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidĂ©. â Je veux seulement dire, rĂ©pliqua-t-il alors dâun ton moins brutal, que la tolĂ©rance est le plus sĂ»r moyen dâattirer les Ăąmes Ă la religion. â Câest vrai ! câest vrai ! concĂ©da le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise. Mais il nây resta que deux minutes. Puis, dĂšs quâil fut parti, M. Homais dit au mĂ©decin â VoilĂ ce qui sâappelle une prise de bec ! Je lâai roulĂ©, vous avez vu, dâune maniĂšre !⊠Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-lĂ , saprelotte ! Si quelquâun pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-mĂȘme. DĂ©pĂȘchez-vous ! Lagardy ne donnera quâune seule reprĂ©sentation ; il est engagĂ© en Angleterre Ă des appointements considĂ©rables. Câest, Ă ce quâon assure, un fameux lapin ! il roule sur lâor ! il mĂšne avec lui trois maĂźtresses et son cuisinier ! Tous ces grands artistes brĂ»lent la chandelle par les deux bouts ; il leur faut une existence dĂ©vergondĂ©e qui excite un peu lâimagination. Mais ils meurent Ă lâhĂŽpital, parce quâils nâont pas eu lâesprit, Ă©tant jeunes, de faire des Ă©conomies. Allons, bon appĂ©tit ; Ă demain ! Cette idĂ©e de spectacle germa vite dans la tĂȘte de Bovary ; car aussitĂŽt il en fit part Ă sa femme, qui refusa tout dâabord, allĂ©guant la fatigue, le dĂ©rangement, la dĂ©pense ; mais, par extraordinaire, Charles ne cĂ©da pas, tant il jugeait cette rĂ©crĂ©ation lui devoir ĂȘtre profitable. Il nây voyait aucun empĂȘchement ; sa mĂšre leur avait expĂ©diĂ© trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes nâavaient rien dâĂ©norme, et lâĂ©chĂ©ance des billets Ă payer au sieur Lheureux Ă©tait encore si longue, quâil nây fallait pas songer. Dâailleurs, imaginant quâelle y mettait de la dĂ©licatesse, Charles insista davantage ; si bien quâelle finit, Ă force dâobsessions, par se dĂ©cider. Et, le lendemain, Ă huit heures, ils sâemballĂšrent dans lâHirondelle. Lâapothicaire, que rien ne retenait Ă Yonville, mais qui se croyait contraint de nâen pas bouger, soupira en les voyant partir. â Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels que vous ĂȘtes ! Puis, sâadressant Ă Emma, qui portait une robe de soie bleue Ă quatre falbalas â Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faire florĂšs Ă Rouen. La diligence descendait Ă lâhĂŽtel de la Croix-Rouge, sur la place Beauvoisine. CâĂ©tait une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes Ă©curies et de petites chambres Ă coucher, oĂč lâon voit au milieu de la cour des poules picorant lâavoine sous les cabriolets crottĂ©s des commis voyageurs ; â bons vieux gĂźtes Ă balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits dâhiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissĂ©es par les glorias, les vitres Ă©paisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachĂ©es par le vin bleu ; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillĂ©s en bourgeois, ont un cafĂ© sur la rue, et du cĂŽtĂ© de la campagne un jardin Ă lĂ©gumes. Charles immĂ©diatement se mit en courses. Il confondit lâavant-scĂšne avec les galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyĂ© du contrĂŽleur au directeur, revint Ă lâauberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théùtre jusquâau boulevard. Madame sâacheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement ; et, sans avoir eu le temps dâavaler un bouillon, ils se prĂ©sentĂšrent devant les portes du théùtre, qui Ă©taient encore fermĂ©es. XV L a foule stationnait contre le mur, parquĂ©e symĂ©triquement entre des balustrades. Ă lâangle des rues voisines, de gigantesques affiches rĂ©pĂ©taient en caractĂšres baroques Lucie de Lamermoor⊠Lagardy⊠OpĂ©raâŠ, etc. » Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirĂ©s Ă©pongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiĂšde, qui soufflait de la riviĂšre, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues Ă la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on Ă©tait rafraĂźchi par un courant dâair glacial qui sentait le suif, le cuir et lâhuile. CâĂ©tait lâexhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs oĂč lâon roule des barriques. De peur de paraĂźtre ridicule, Emma voulut, avant dâentrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets Ă sa main, dans la poche de son pantalon, quâil appuyait contre son ventre. Un battement de cĆur la prit dĂšs le vestibule. Elle sourit involontairement de vanitĂ©, en voyant la foule qui se prĂ©cipitait Ă droite par lâautre corridor, tandis quâelle montait lâescalier des premiĂšres. Elle eut plaisir, comme un enfant, Ă pousser de son doigt les larges portes tapissĂ©es ; elle aspira de toute sa poitrine lâodeur poussiĂ©reuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une dĂ©sinvolture de duchesse. La salle commençait Ă se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs Ă©tuis, et les abonnĂ©s, sâapercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se dĂ©lasser dans les beaux-arts des inquiĂ©tudes de la vente ; mais, nâoubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait lĂ des tĂȘtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchĂątres de chevelure et de teint, ressemblaient Ă des mĂ©dailles dâargent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, Ă©talant, dans lâouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert pomme ; et Mme Bovary les admirait dâen haut, appuyant sur des badines Ă pomme dâor la paume tendue de leurs gants jaunes. Cependant, les bougies de lâorchestre sâallumĂšrent ; le lustre descendit du plafond, versant, avec le rayonnement de ses facettes, une gaietĂ© subite dans la salle ; puis les musiciens entrĂšrent les uns aprĂšs les autres, et ce fut dâabord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flĂ»tes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scĂšne ; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquĂšrent des accords, et le rideau, se levant, dĂ©couvrit un paysage. CâĂ©tait le carrefour dâun bois, avec une fontaine, Ă gauche, ombragĂ©e par un chĂȘne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur lâĂ©paule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse ; puis il survint un capitaine qui invoquait lâange du mal en levant au ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils sâen allĂšrent, et les chasseurs reprirent. Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, Ă travers le brouillard, le son des cornemuses Ă©cossaises se rĂ©pĂ©ter sur les bruyĂšres. Dâailleurs, le souvenir du roman facilitant lâintelligence du libretto, elle suivait lâintrigue phrase Ă phrase, tandis que dâinsaisissables pensĂ©es qui lui revenaient, se dispersaient, aussitĂŽt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mĂ©lodies et se sentait elle-mĂȘme vibrer de tout son ĂȘtre comme si les archets des violons se fussent promenĂ©s sur ses nerfs. Elle nâavait pas assez dâyeux pour contempler les costumes, les dĂ©cors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les Ă©pĂ©es, toutes ces imaginations qui sâagitaient dans lâharmonie comme dans lâatmosphĂšre dâun autre monde. Mais une jeune femme sâavança en jetant une bourse Ă un Ă©cuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flĂ»te qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des gazouillements dâoiseau. Lucie entama dâun air brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignait dâamour, elle demandait des ailes. Emma, de mĂȘme, aurait voulu, fuyant la vie, sâenvoler dans une Ă©treinte. Tout Ă coup, Edgar Lagardy parut. Il avait une de ces pĂąleurs splendides qui donnent quelque chose de la majestĂ© des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse Ă©tait prise dans un pourpoint de couleur brune ; un petit poignard ciselĂ© lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en dĂ©couvrant ses dents blanches. On disait quâune princesse polonaise, lâĂ©coutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, oĂč il radoubait des chaloupes, en Ă©tait devenue amoureuse. Elle sâĂ©tait ruinĂ©e Ă cause de lui. Il lâavait plantĂ©e lĂ pour dâautres femmes, et cette cĂ©lĂ©britĂ© sentimentale ne laissait pas que de servir Ă sa rĂ©putation artistique. Le cabotin diplomate avait mĂȘme soin de faire toujours glisser dans les rĂ©clames une phrase poĂ©tique sur la fascination de sa personne et la sensibilitĂ© de son Ăąme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempĂ©rament que dâintelligence et plus dâemphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, oĂč il y avait du coiffeur et du torĂ©ador. DĂšs la premiĂšre scĂšne, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait dĂ©sespĂ©rĂ© il avait des Ă©clats de colĂšre, puis des rĂąles Ă©lĂ©giaques dâune douceur infinie, et les notes sâĂ©chappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, Ă©gratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle sâemplissait le cĆur de ces lamentations mĂ©lodieuses qui se traĂźnaient Ă lâaccompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragĂ©s dans le tumulte dâune tempĂȘte. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manquĂ© mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait ĂȘtre que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose mĂȘme de sa vie. Mais personne sur la terre ne lâavait aimĂ©e dâun pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsquâils se disaient Ă demain ; Ă demain !⊠» La salle craquait sous les bravos ; on recommença la strette entiĂšre ; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, dâexil, de fatalitĂ©, dâespĂ©rances, et quand ils poussĂšrent lâadieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords. â Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il Ă la persĂ©cuter ? â Mais non, rĂ©pondit-elle ; câest son amant. â Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que lâautre, celui qui est venu tout Ă lâheure, disait Jâaime Lucie et je mâen crois aimĂ©. » Dâailleurs, il est parti avec son pĂšre, bras dessus, bras dessous. Car câest bien son pĂšre, nâest-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq Ă son chapeau ? MalgrĂ© les explications dâEmma, dĂšs le duo rĂ©citatif oĂč Gilbert expose Ă son maĂźtre Ashton ses abominables manĆuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que câĂ©tait un souvenir dâamour envoyĂ© par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre lâhistoire, â Ă cause de la musique â qui nuisait beaucoup aux paroles. â Quâimporte ? dit Emma ; tais-toi ! â Câest que jâaime, reprit-il en se penchant sur son Ă©paule, Ă me rendre compte, tu sais bien. â Tais-toi ! tais-toi ! fit-elle impatientĂ©e. Lucie sâavançait, Ă demi soutenue par ses femmes, une couronne dâoranger dans les cheveux, et plus pĂąle que le satin blanc de sa robe. Emma rĂȘvait au jour de son mariage ; et elle se revoyait lĂ -bas, au milieu des blĂ©s, sur le petit sentier, quand on marchait vers lâĂ©glise. Pourquoi donc nâavait-elle pas, comme celle-lĂ , rĂ©sistĂ©, suppliĂ© ? Elle Ă©tait joyeuse, au contraire, sans sâapercevoir de lâabĂźme oĂč elle se prĂ©cipitait⊠Ah ! si, dans la fraĂźcheur de sa beautĂ©, avant les souillures du mariage et la dĂ©sillusion de lâadultĂšre, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cĆur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptĂ©s et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue dâune fĂ©licitĂ© si haute. Mais ce bonheur-lĂ , sans doute, Ă©tait un mensonge imaginĂ© pour le dĂ©sespoir de tout dĂ©sir. Elle connaissait Ă prĂ©sent la petitesse des passions que lâart exagĂ©rait. Sâefforçant donc dâen dĂ©tourner sa pensĂ©e, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs quâune fantaisie plastique bonne Ă amuser les yeux, et mĂȘme elle souriait intĂ©rieurement dâune pitiĂ© dĂ©daigneuse, quand au fond du théùtre, sous la portiĂšre de velours, un homme apparut en manteau noir. Son grand chapeau Ă lâespagnole tomba dans un geste quâil fit ; et aussitĂŽt les instruments et les chanteurs entonnĂšrent le sextuor. Edgar, Ă©tincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguĂ«, Arthur modulait Ă lâĂ©cart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, rĂ©pĂ©tant ses paroles, reprenaient en chĆur, dĂ©licieusement. Ils Ă©taient tous sur la mĂȘme ligne Ă gesticuler ; et la colĂšre, la vengeance, la jalousie, la terreur, la misĂ©ricorde et la stupĂ©faction sâexhalaient Ă la fois de leurs bouches entrouvertes. Lâamoureux outragĂ© brandissait son Ă©pĂ©e nue ; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, Ă grands pas, faisant sonner contre les planches les Ă©perons vermeils de ses bottes molles, qui sâĂ©vasaient Ă la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en dĂ©verser sur la foule Ă si larges effluves. Toutes ses vellĂ©itĂ©s de dĂ©nigrement sâĂ©vanouissaient sous la poĂ©sie du rĂŽle qui lâenvahissait, et, entraĂźnĂ©e vers lâhomme par lâillusion du personnage, elle tĂącha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et quâelle aurait pu mener cependant, si le hasard lâavait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimĂ©s ! Avec lui, par tous les royaumes de lâEurope, elle aurait voyagĂ© de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs quâon lui jetait, brodant elle-mĂȘme ses costumes ; puis, chaque soir, au fond dâune loge, derriĂšre la grille Ă treillis dâor, elle eĂ»t recueilli, bĂ©ante, les expansions de cette Ăąme qui nâaurait chantĂ© que pour elle seule ; de la scĂšne, tout en jouant, il lâaurait regardĂ©e. Mais une folie la saisit il la regardait, câest sĂ»r ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se rĂ©fugier en sa force, comme dans lâincarnation de lâamour mĂȘme, et de lui dire, de sâĂ©crier EnlĂšve-moi, emmĂšne-moi, partons ! Ă toi, Ă toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rĂȘves ! » Le rideau se baissa. Lâodeur du gaz se mĂȘlait aux haleines ; le vent des Ă©ventails rendait lâatmosphĂšre plus Ă©touffante. Emma voulut sortir ; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir sâĂ©vanouir, courut Ă la buvette lui chercher un verre dâorgeat. Il eut grand-peine Ă regagner sa place ; car on lui heurtait les coudes Ă tous les pas, Ă cause du verre quâil tenait entre ses mains, et mĂȘme il en versa les trois quarts sur les Ă©paules dâune Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on lâeĂ»t assassinĂ©e. Son mari, qui Ă©tait un filateur, sâemporta contre le maladroit ; et, tandis quâavec son mouchoir elle Ă©pongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait dâun ton bourru les mots dâindemnitĂ©, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva prĂšs de sa femme, en lui disant tout essoufflĂ© â Jâai cru, ma foi, que jây resterais ! Il y a un monde !⊠un monde !⊠Il ajouta â Devine un peu qui jâai rencontrĂ© lĂ -haut ? M. LĂ©on ! â LĂ©on ? â Lui-mĂȘme ! Il va venir te prĂ©senter ses civilitĂ©s. Et, comme il achevait ces mots, lâancien clerc dâYonville entra dans la loge. Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme et Mme Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obĂ©issant Ă lâattraction dâune volontĂ© plus forte. Elle ne lâavait pas sentie depuis ce soir de printemps oĂč il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenĂȘtre. Mais, vite, se rappelant Ă la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit Ă balbutier des phrases rapides. â Ah ! bonjour⊠Comment ! vous voilĂ ? â Silence ! cria une voix du parterre, car le troisiĂšme acte commençait. â Vous ĂȘtes donc Ă Rouen ? â Oui. â Et depuis quand ? â Ă la porte ! Ă la porte ! On se tournait vers eux ; ils se turent. Mais, Ă partir de ce moment, elle nâĂ©couta plus ; et le chĆur des conviĂ©s, la scĂšne dâAshton et de son valet, le grand duo en rĂ© majeur, tout passa pour elle dans lâĂ©loignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculĂ©s ; elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tĂȘte-Ă -tĂȘte au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et quâelle avait oubliĂ© cependant. Pourquoi donc revenait-il ? quelle combinaison dâaventures le replaçait dans sa vie ? Il se tenait derriĂšre elle, sâappuyant de lâĂ©paule contre la cloison ; et, de temps Ă autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiĂšde de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. â Est-ce que cela vous amuse ? dit-il en se penchant sur elle de si prĂšs, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue. Elle rĂ©pondit nonchalamment â Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup. Alors il fit la proposition de sortir du théùtre, pour aller prendre des glaces quelque part. â Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux dĂ©nouĂ©s cela promet dâĂȘtre tragique. Mais la scĂšne de la folie nâintĂ©ressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagĂ©rĂ©. â Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui Ă©coutait. â Oui⊠peut-ĂȘtre⊠un peu, rĂ©pliqua-t-il, indĂ©cis entre la franchise de son plaisir et le respect quâil portait aux opinions de sa femme. Puis LĂ©on dit en soupirant â Il fait une chaleur⊠â Insupportable ! câest vrai. â Es-tu gĂȘnĂ©e ? demanda Bovary. â Oui, jâĂ©touffe ; partons. M. LĂ©on posa dĂ©licatement sur ses Ă©paules son long chĂąle de dentelle, et ils allĂšrent tous les trois sâasseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage dâun cafĂ©. Il fut dâabord question de sa maladie, bien quâEmma interrompĂźt Charles de temps Ă autre, par crainte, disait-elle, dâennuyer M. LĂ©on ; et celui-ci leur raconta quâil venait Ă Rouen passer deux ans dans une forte Ă©tude, afin de se rompre aux affaires, qui Ă©taient diffĂ©rentes en Normandie de celles que lâon traitait Ă Paris. Puis il sâinforma de Berthe, de la famille Homais, de la mĂšre Lefrançois ; et, comme ils nâavaient, en prĂ©sence du mari, rien de plus Ă se dire, bientĂŽt la conversation sâarrĂȘta. Des gens qui sortaient du spectacle passĂšrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant Ă plein gosier Ă bel ange, ma Lucie ! Alors LĂ©on, pour faire le dilettante, se mit Ă parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi ; et Ă cĂŽtĂ© dâeux, Lagardy, malgrĂ© ses grands Ă©clats, ne valait rien. â Pourtant, interrompit Charles qui mordait Ă petits coups son sorbet au rhum, on prĂ©tend quâau dernier acte il est admirable tout Ă fait ; je regrette dâĂȘtre parti avant la fin, car ça commençait Ă mâamuser. â Au reste, reprit le clerc, il donnera bientĂŽt une autre reprĂ©sentation. Mais Charles rĂ©pondit quâils sâen allaient dĂšs le lendemain. â Ă moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat ? Et, changeant de manĆuvre devant cette occasion inattendue qui sâoffrait Ă son espoir, le jeune homme entama lâĂ©loge de Lagardy dans le morceau final. CâĂ©tait quelque chose de superbe, de sublime ! Alors Charles insista â Tu reviendrais dimanche. Voyons, dĂ©cide-toi ! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien. Cependant les tables, alentour, se dĂ©garnissaient ; un garçon vint discrĂštement se poster prĂšs dâeux ; Charles qui comprit, tira sa bourse ; le clerc le retint par le bras, et mĂȘme nâoublia point de laisser, en plus, deux piĂšces blanches, quâil fit sonner contre le marbre. â Je suis fĂąchĂ©, vraiment, murmura Bovary, de lâargent que vous⊠Lâautre eut un geste dĂ©daigneux plein de cordialitĂ©, et, prenant son chapeau â Câest convenu, nâest-ce pas, demain, Ă six heures ? Charles se rĂ©cria encore une fois quâil ne pouvait sâabsenter plus longtemps ; mais rien nâempĂȘchait Emma⊠â Câest queâŠ, balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop⊠â Eh bien ! tu rĂ©flĂ©chiras, nous verrons, la nuit porte conseil⊠Puis Ă LĂ©on, qui les accompagnait â Maintenant que vous voilĂ dans nos contrĂ©es, vous viendrez, jâespĂšre de temps Ă autre, nous demander Ă dĂźner ? Le clerc affirma quâil nây manquerait pas, ayant dâailleurs besoin de se rendre Ă Yonville pour une affaire de son Ă©tude. Et lâon se sĂ©para devant le passage Saint-Herbland, au moment oĂč onze heures et demie sonnaient Ă la cathĂ©drale. TROISIĂME PARTIE. I M onsieur LĂ©on, tout en Ă©tudiant son droit, avait passablement frĂ©quentĂ© la ChaumiĂšre, oĂč il obtint mĂȘme de forts jolis succĂšs prĂšs des grisettes, qui lui trouvaient lâair distinguĂ©. CâĂ©tait le plus convenable des Ă©tudiants il ne portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le 1er du mois lâargent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant Ă faire des excĂšs, il sâen Ă©tait toujours abstenu, autant par pusillanimitĂ© que par dĂ©licatesse. Souvent, lorsquâil restait Ă lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le souvenir dâEmma lui revenait. Mais peu Ă peu ce sentiment sâaffaiblit et dâautres convoitises sâaccumulĂšrent par-dessus, bien quâil persistĂąt cependant Ă travers elles ; car LĂ©on ne perdait pas toute espĂ©rance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans lâavenir, tel quâun fruit dâor suspendu Ă quelque feuillage fantastique. Puis, en la revoyant aprĂšs trois annĂ©es dâabsence, sa passion se rĂ©veilla. Il fallait, pensait-il, se rĂ©soudre enfin Ă la vouloir possĂ©der. Dâailleurs, sa timiditĂ© sâĂ©tait usĂ©e au contact des compagnies folĂątres, et il revenait en province, mĂ©prisant tout ce qui ne foulait pas dâun pied verni lâasphalte du boulevard. AuprĂšs dâune Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage Ă dĂ©corations et Ă voiture, le pauvre clerc, sans doute, eĂ»t tremblĂ© comme un enfant ; mais ici, Ă Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit mĂ©decin, il se sentait Ă lâaise, sĂ»r dâavance quâil Ă©blouirait. Lâaplomb dĂ©pend des milieux oĂč il se pose on ne parle pas Ă lâentresol comme au quatriĂšme Ă©tage, et la femme riche semble avoir autour dâelle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse dans la doublure de son corset. En quittant, la veille au soir, M. et Mme Bovary, LĂ©on, de loin, les avait suivis dans la rue ; puis les ayant vus sâarrĂȘter Ă la Croix-Rouge, il avait tournĂ© les talons et passĂ© toute la nuit Ă mĂ©diter un plan. Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de lâauberge, la gorge serrĂ©e, les joues pĂąles, et avec cette rĂ©solution des poltrons que rien nâarrĂȘte. â Monsieur nây est point, rĂ©pondit un domestique. Cela lui parut de bon augure. Il monta. Elle ne fut pas troublĂ©e Ă son abord ; elle lui fit, au contraire, des excuses pour avoir oubliĂ© de lui dire oĂč ils Ă©taient descendus. â Oh ! je lâai devinĂ©, reprit LĂ©on. â Comment ? Il prĂ©tendit avoir Ă©tĂ© guidĂ© vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit Ă sourire, et aussitĂŽt, pour rĂ©parer sa sottise, LĂ©on raconta quâil avait passĂ© sa matinĂ©e Ă la chercher successivement dans tous les hĂŽtels de la ville. â Vous vous ĂȘtes donc dĂ©cidĂ©e Ă rester ? ajouta-t-il. â Oui, dit-elle, et jâai eu tort. Il ne faut pas sâaccoutumer Ă des plaisirs impraticables, quand on a autour de soi mille exigences⊠â Oh ! je mâimagine⊠â Eh ! non, car vous nâĂȘtes pas une femme, vous. Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation sâengagea par quelques rĂ©flexions philosophiques. Emma sâĂ©tendit beaucoup sur la misĂšre des affections terrestres et lâĂ©ternel isolement oĂč le cĆur reste enseveli. Pour se faire valoir, ou par une imitation naĂŻve de cette mĂ©lancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme dĂ©clara sâĂȘtre ennuyĂ© prodigieusement tout le temps de ses Ă©tudes. La procĂ©dure lâirritait, dâautres vocations lâattiraient, et sa mĂšre ne cessait, dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils prĂ©cisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, Ă mesure quâil parlait, sâexaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ils sâarrĂȘtaient quelquefois devant lâexposition complĂšte de leur idĂ©e, et cherchaient alors Ă imaginer une phrase qui pĂ»t la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas quâil lâavait oubliĂ©e. Peut-ĂȘtre ne se rappelait-il plus ses soupers aprĂšs le bal, avec des dĂ©bardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous dâautrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le chĂąteau de son amant. Les bruits de la ville arrivaient Ă peine jusquâĂ eux ; et la chambre semblait petite, tout exprĂšs pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vĂȘtue dâun peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond dâor derriĂšre elle ; et sa tĂȘte nue se rĂ©pĂ©tait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dĂ©passant sous ses bandeaux. â Mais pardon, dit-elle, jâai tort ! je vous ennuie avec mes Ă©ternelles plaintes ! â Non, jamais ! jamais ! â Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que jâavais rĂȘvĂ© ! â Et moi, donc ! Oh ! jâai bien souffert ! souvent je sortais, je mâen allais, je me traĂźnais le long des quais, mâĂ©tourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir lâobsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand dâestampes, une gravure italienne qui reprĂ©sente une Muse. Elle est drapĂ©e dâune tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dĂ©nouĂ©e. Quelque chose incessamment me poussait lĂ ; jây suis restĂ© des heures entiĂšres. Puis, dâune voix tremblante â Elle vous ressemblait un peu. Mme Bovary dĂ©tourna la tĂȘte, pour quâil ne vĂźt pas sur ses lĂšvres lâirrĂ©sistible sourire quâelle y sentait monter. â Souvent, reprit-il, je vous Ă©crivais des lettres quâensuite je dĂ©chirais. Elle ne rĂ©pondait pas. Il continua â Je mâimaginais quelquefois quâun hasard vous amĂšnerait. Jâai cru vous reconnaĂźtre au coin des rues ; et je courais aprĂšs tous les fiacres oĂč flottait Ă la portiĂšre un chĂąle, un voile pareil au vĂŽtre⊠Elle semblait dĂ©terminĂ©e Ă le laisser parler sans lâinterrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considĂ©rait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied. Cependant elle soupira â Ce quâil y a de plus lamentable, nâest-ce pas ? câest de traĂźner, comme moi, une existence inutile. Si nos douleurs pouvaient servir Ă quelquâun, on se consolerait dans la pensĂ©e du sacrifice ! Il se mit Ă vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-mĂȘme un incroyable besoin de dĂ©vouement quâil ne pouvait assouvir. â Jâaimerais beaucoup, dit-elle, Ă ĂȘtre une religieuse dâhĂŽpital. â HĂ©las ! rĂ©pliqua-t-il, les hommes nâont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun mĂ©tierâŠ, Ă moins peut-ĂȘtre que celui de mĂ©decin⊠Avec un haussement lĂ©ger de ses Ă©paules, Emma lâinterrompit pour se plaindre de sa maladie oĂč elle avait manquĂ© mourir ; quel dommage ! elle ne souffrirait plus maintenant. LĂ©on tout de suite envia le calme du tombeau, et mĂȘme, un soir, il avait Ă©crit son testament en recommandant quâon lâensevelĂźt dans ce beau couvre-pied, Ă bandes de velours, quâil tenait dâelle ; car câest ainsi quâils auraient voulu avoir Ă©tĂ©, lâun et lâautre se faisant un idĂ©al sur lequel ils ajustaient Ă prĂ©sent leur vie passĂ©e. Dâailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. Mais Ă cette invention du couvre-pied â Pourquoi donc ? demanda-t-elle. â Pourquoi ? Il hĂ©sitait. â Parce que je vous ai bien aimĂ©e ! Et, sâapplaudissant dâavoir franchi la difficultĂ©, LĂ©on, du coin de lâĆil, Ă©pia sa physionomie. Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. Lâamas des pensĂ©es tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus ; tout son visage rayonna. Il attendait. Enfin elle rĂ©pondit â Je mâen Ă©tais toujours doutĂ©e⊠Alors, ils se racontĂšrent les petits Ă©vĂ©nements de cette existence lointaine, dont ils venaient de rĂ©sumer, par un seul mot, les plaisirs et les mĂ©lancolies. Il se rappelait le berceau de clĂ©matite, les robes quâelle avait portĂ©es, les meubles de sa chambre, toute sa maison. â Et nos pauvres cactus, oĂč sont-ils ? â Le froid les a tuĂ©s cet hiver. â Ah ! que jâai pensĂ© Ă eux, savez-vous ? Souvent je les revoyais comme autrefois, quand, par les matins dâĂ©tĂ©, le soleil frappait sur les jalousies⊠et jâapercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs. â Pauvre ami ! fit-elle en lui tendant la main. LĂ©on, bien vite, y colla ses lĂšvres. Puis, quand il eut largement respirĂ© â Vous Ă©tiez, dans ce temps-lĂ , pour moi, je ne sais quelle force incomprĂ©hensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute ? â Si, dit-elle. Continuez. â Vous Ă©tiez en bas, dans lâantichambre, prĂȘte Ă sortir, sur la marche ; â vous aviez mĂȘme un chapeau Ă petites fleurs bleues ; et, sans nulle invitation de votre part, malgrĂ© moi, je vous ai accompagnĂ©e. Ă chaque minute, cependant, jâavais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais Ă marcher prĂšs de vous, nâosant vous suivre tout Ă fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau dĂ©faire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonnĂ© chez Mme Tuvache, on vous a ouvert, et je suis restĂ© comme un idiot devant la grande porte lourde, qui Ă©tait retombĂ©e sur vous. Mme Bovary, en lâĂ©coutant, sâĂ©tonnait dâĂȘtre si vieille ; toutes ces choses qui rĂ©apparaissaient lui semblaient Ă©largir son existence ; cela faisait comme des immensitĂ©s sentimentales oĂč elle se reportait ; et elle disait de temps Ă autre, Ă voix basse et les paupiĂšres Ă demi fermĂ©es â Oui, câest vrai !⊠câest vrai !⊠câest vrai⊠Ils entendirent huit heures sonner aux diffĂ©rentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, dâĂ©glises et de grands hĂŽtels abandonnĂ©s. Ils ne se parlaient plus ; mais ils sentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs tĂȘtes, comme si quelque chose de sonore se fĂ»t rĂ©ciproquement Ă©chappĂ© de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains ; et le passĂ©, lâavenir, les rĂ©miniscences et les rĂȘves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit sâĂ©paississait sur les murs, oĂč brillaient encore, Ă demi perdues dans lâombre, les grosses couleurs de quatre estampes reprĂ©sentant quatre scĂšnes de la tour de Nesle, avec une lĂ©gende au bas, en espagnol et en français. Par la fenĂȘtre Ă guillotine, on voyait un coin de ciel noir, entre des toits pointus. Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir. â Eh bien ?⊠fit LĂ©on. â Eh bien ? rĂ©pondit-elle. Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand elle lui dit â DâoĂč vient que personne, jusquâĂ prĂ©sent, ne mâa jamais exprimĂ© des sentiments pareils ? Le clerc se rĂ©cria que les natures idĂ©ales Ă©taient difficiles Ă comprendre. Lui, du premier coup dâĆil, il lâavait aimĂ©e ; et il se dĂ©sespĂ©rait en pensant au bonheur quâils auraient eu si, par une grĂące du hasard, se rencontrant plus tĂŽt, ils se fussent attachĂ©s lâun Ă lâautre dâune maniĂšre indissoluble. â Jây ai songĂ© quelquefois, reprit-elle. â Quel rĂȘve ! murmura LĂ©on. Et, maniant dĂ©licatement le lisĂ©rĂ© bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta â Qui nous empĂȘche donc de recommencer ?⊠â Non, mon ami, rĂ©pondit-elle. Je suis trop vieille⊠vous ĂȘtes trop jeuneâŠ, oubliez-moi ! Dâautres vous aimerontâŠ, vous les aimerez. â Pas comme vous ! sâĂ©cria-t-il. â Enfant que vous ĂȘtes ! Allons, soyons sage ! je le veux ! Elle lui reprĂ©senta les impossibilitĂ©s de leur amour, et quâils devaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes dâune amitiĂ© fraternelle. Ătait-ce sĂ©rieusement quâelle parlait ainsi ? Sans doute quâEmma nâen savait rien elle-mĂȘme, tout occupĂ©e par le charme de la sĂ©duction et la nĂ©cessitĂ© de sâen dĂ©fendre ; et, contemplant le jeune homme dâun regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frĂ©missantes essayaient. â Ah ! pardon, dit-il en se reculant. Et Emma fut prise dâun vague effroi, devant cette timiditĂ©, plus dangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il sâavançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur sâĂ©chappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue Ă lâĂ©piderme suave rougissait â pensait-elle â du dĂ©sir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie dây porter ses lĂšvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour regarder lâheure â Quâil est tard, mon Dieu ! dit-elle ; que nous bavardons ! Il comprit lâallusion et chercha son chapeau. â Jâen ai mĂȘme oubliĂ© le spectacle ! Ce pauvre Bovary qui mâavait laissĂ©e tout exprĂšs ! M. Lormeaux, de la rue Grand-Pont, devait mây conduire avec sa femme. Et lâoccasion Ă©tait perdue, car elle partait dĂšs le lendemain. â Vrai ? fit LĂ©on. â Oui. â Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; jâavais Ă vous dire⊠â Quoi ? â Une chose⊠grave, sĂ©rieuse. Eh ! non, dâailleurs, vous ne partirez pas, câest impossible ! Si vous saviez⊠Ăcoutez-moi⊠Vous ne mâavez donc pas compris ? vous nâavez donc pas devinĂ© ?⊠â Cependant vous parlez bien, dit Emma. â Ah ! des plaisanteries ! Assez, assez ! Faites, par pitiĂ©, que je vous revoieâŠ, une foisâŠ, une seule. â Eh bien !⊠Elle sâarrĂȘta ; puis, comme se ravisant â Oh ! pas ici ! â OĂč vous voudrez. â Voulez-vous⊠Elle parut rĂ©flĂ©chir, et, dâun ton bref. â Demain, Ă onze heures, dans la cathĂ©drale. â Jây serai ! sâĂ©cria-t-il en saisissant ses mains, quâelle dĂ©gagea. Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placĂ© derriĂšre elle et Emma baissant la tĂȘte, il se pencha vers son cou et la baisa longuement Ă la nuque. â Mais vous ĂȘtes fou ! ah ! vous ĂȘtes fou ! disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient. Alors, avançant la tĂȘte par-dessus son Ă©paule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombĂšrent sur lui, pleins dâune majestĂ© glaciale. LĂ©on fit trois pas en arriĂšre, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il chuchota dâune voix tremblante â Ă demain. Elle rĂ©pondit par un signe de tĂȘte, et disparut comme un oiseau dans la piĂšce Ă cĂŽtĂ©. Emma, le soir, Ă©crivit au clerc une interminable lettre oĂč elle se dĂ©gageait du rendez-vous tout maintenant Ă©tait fini, et ils ne devaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne savait pas lâadresse de LĂ©on, elle se trouva fort embarrassĂ©e. â Je la lui donnerai moi-mĂȘme, se dit-elle ; il viendra. LĂ©on, le lendemain, fenĂȘtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-mĂȘme ses escarpins, et Ă plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, rĂ©pandit dans son mouchoir tout ce quâil possĂ©dait de senteurs, puis, sâĂ©tant fait friser, se dĂ©frisa, pour donner Ă sa chevelure plus dâĂ©lĂ©gance naturelle. â Il est encore trop tĂŽt ! pensa-t-il en regardant le coucou du perruquier, qui marquait neuf heures. Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea quâil Ă©tait temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre-Dame. CâĂ©tait par un beau matin dâĂ©tĂ©. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfĂšvres, et la lumiĂšre qui arrivait obliquement sur la cathĂ©drale posait des miroitements Ă la cassure des pierres grises ; une compagnie dâoiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons Ă trĂšfles ; la place, retentissante de cris, sentait des fleurs qui bordaient son pavĂ©, roses, jasmins, Ćillets, narcisses et tubĂ©reuses, espacĂ©s inĂ©galement par des verdures humides, de lâherbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux ; la fontaine, au milieu, gargouillait, et sous de larges parapluies, parmi des cantaloups sâĂ©tageant en pyramides, des marchandes, nu-tĂȘte, tournaient dans du papier des bouquets de violettes. Le jeune homme en prit un. CâĂ©tait la premiĂšre fois quâil achetait des fleurs pour une femme ; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla dâorgueil, comme si cet hommage quâil destinait Ă une autre se fĂ»t retournĂ© vers lui. Cependant il avait peur dâĂȘtre aperçu ; il entra rĂ©solument dans lâĂ©glise. Le suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail Ă gauche, au-dessous de la Marianne dansant, plumet en tĂȘte, rapiĂšre au mollet, canne au poing, plus majestueux quâun cardinal et reluisant comme un saint ciboire. Il sâavança vers LĂ©on, et, avec ce sourire de bĂ©nignitĂ© pateline que prennent les ecclĂ©siastiques lorsquâils interrogent les enfants â Monsieur, sans doute, nâest pas dâici ? Monsieur dĂ©sire voir les curiositĂ©s de lâĂ©glise ? â Non, dit lâautre. Et il fit dâabord le tour des bas-cĂŽtĂ©s. Puis il vint regarder sur la place. Emma nâarrivait pas. Il remonta jusquâau chĆur. La nef se mirait dans les bĂ©nitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolĂ©. Le grand jour du dehors sâallongeait dans lâĂ©glise en trois rayons Ă©normes, par les trois portails ouverts. De temps Ă autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant lâautel lâoblique gĂ©nuflexion des dĂ©vĂŽts pressĂ©s. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le chĆur, une lampe dâargent brĂ»lait ; et, des chapelles latĂ©rales, des parties sombres de lâĂ©glise, il sâĂ©chappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs, avec le son dâune grille qui retombait, en rĂ©percutant son Ă©cho sous les hautes voĂ»tes. LĂ©on, Ă pas sĂ©rieux, marchait auprĂšs des murs. Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout Ă lâheure, charmante, agitĂ©e, Ă©piant derriĂšre elle les regards qui la suivaient, â et avec sa robe Ă volants, son lorgnon dâor, ses bottines minces, dans toute sorte dâĂ©lĂ©gances dont il nâavait pas goĂ»tĂ©, et dans lâineffable sĂ©duction de la vertu qui succombe. LâĂ©glise, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour dâelle ; les voĂ»tes sâinclinaient pour recueillir dans lâombre la confession de son amour les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brĂ»ler pour quâelle apparĂ»t comme un ange, dans la fumĂ©e des parfums. Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux rencontrĂšrent un vitrage bleu oĂč lâon voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les Ă©cailles des poissons et les boutonniĂšres des pourpoints, tandis que sa pensĂ©e vagabondait Ă la recherche dâEmma. Le suisse, Ă lâĂ©cart, sâindignait intĂ©rieurement contre cet individu, qui se permettait dâadmirer seul la cathĂ©drale. Il lui semblait se conduire dâune façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un sacrilĂšge. Mais un frou-frou de soie sur les dalles, la bordure dâun chapeau, un camail noir⊠CâĂ©tait elle ! LĂ©on se leva et courut Ă sa rencontre. Emma Ă©tait pĂąle. Elle marchait vite. â Lisez ! dit-elle en lui tendant un papier⊠Oh non ! Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge, oĂč, sâagenouillant contre une chaise, elle se mit en priĂšre. Le jeune homme fut irritĂ© de cette fantaisie bigote ; puis il Ă©prouva pourtant un certain charme Ă la voir, au milieu du rendez-vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse ; puis il ne tarda pas Ă sâennuyer, car elle nâen finissait. Emma priait, ou plutĂŽt sâefforçait de prier, espĂ©rant quâil allait lui descendre du ciel quelque rĂ©solution subite ; et, pour attirer le secours divin, elle sâemplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennes blanches Ă©panouies dans les grands vases, et prĂȘtait lâoreille au silence de lâĂ©glise, qui ne faisait quâaccroĂźtre le tumulte de son cĆur. Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le suisse sâapprocha vivement, en disant â Madame, sans doute, nâest pas dâici ? Madame dĂ©sire voir les curiositĂ©s de lâĂ©glise ? â Eh non ! sâĂ©cria le clerc. â Pourquoi pas ? reprit-elle. Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante Ă la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, Ă toutes les occasions. Alors, afin de procĂ©der dans lâordre, le suisse les conduisit jusquâĂ lâentrĂ©e, prĂšs de la place, oĂč leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavĂ©s noirs, sans inscriptions ni ciselures â VoilĂ , fit-il majestueusement, la circonfĂ©rence de la belle cloche dâAmboise. Elle pesait quarante mille livres. Il nây avait pas sa pareille dans toute lâEurope. Lâouvrier qui lâa fondue en est mort de joie⊠â Partons, dit LĂ©on. Le bonhomme se remit en marche ; puis, revenu Ă la chapelle de la Vierge, il Ă©tendit les bras dans un geste synthĂ©tique de dĂ©monstration, et, plus orgueilleux quâun propriĂ©taire campagnard vous montrant ses espaliers â Cette simple dalle recouvre Pierre de BrĂ©zĂ©, seigneur de la Varenne et de Brissac, grand marĂ©chal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort Ă la bataille de MontlhĂ©ry, le 16 juillet 1465. LĂ©on, se mordant les lĂšvres, trĂ©pignait. â Et, Ă droite, ce gentilhomme tout bardĂ© de fer, sur un cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis de BrĂ©zĂ©, seigneur de Breval et de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de lâOrdre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme lâinscription porte ; et, au-dessous, cet homme prĂȘt Ă descendre au tombeau vous figure exactement le mĂȘme. Il nâest point possible, nâest-ce pas, de voir une plus parfaite reprĂ©sentation du nĂ©ant ? Mme Bovary prit son lorgnon. LĂ©on, immobile, la regardait, nâessayant mĂȘme plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait dĂ©couragĂ© devant ce double parti pris de bavardage et dâindiffĂ©rence. LâĂ©ternel guide continuait â PrĂšs de lui, cette femme Ă genoux qui pleure est son Ă©pouse, Diane de Poitiers, comtesse de BrĂ©zĂ©, duchesse de Valentinois, nĂ©e en 1499, morte en 1566 ; et, Ă gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce cĂŽtĂ© voici les tombeaux dâAmboise. Ils ont Ă©tĂ© tous les deux cardinaux et archevĂȘques de Rouen. Celui-lĂ Ă©tait ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien Ă la cathĂ©drale. On a trouvĂ© dans son testament trente mille Ă©cus dâor pour les pauvres. Et, sans sâarrĂȘter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle encombrĂ©e par des balustrades, en dĂ©rangea quelques-unes, et dĂ©couvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir Ă©tĂ© une statue mal faite. â Elle dĂ©corait autrefois, dit-il avec un long gĂ©missement, la tombe de Richard CĆur de lion, roi dâAngleterre et duc de Normandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous lâont rĂ©duite en cet Ă©tat. Ils lâavaient, par mĂ©chancetĂ©, ensevelie dans de la terre, sous le siĂšge Ă©piscopal de Monseigneur. Tenez, voici la porte par oĂč il se rend Ă son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille. Mais LĂ©on tira vivement une piĂšce blanche de sa poche et saisit Emma par le bras. Le suisse demeura tout stupĂ©fait, ne comprenant point cette munificence intempestive, lorsquâil restait encore Ă lâĂ©tranger tant de choses Ă voir. Aussi, le rappelant â Eh ! monsieur. La flĂšche ! la flĂšche !⊠â Merci, fit LĂ©on. â Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide dâĂgypte. Elle est toute en fonte, elle⊠LĂ©on fuyait ; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures bientĂŽt, sâĂ©tait immobilisĂ© dans lâĂ©glise comme les pierres, allait maintenant sâĂ©vaporer telle quâune fumĂ©e, par cette espĂšce de tuyau tronquĂ© de cage oblongue, de cheminĂ©e Ă jour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathĂ©drale, comme la tentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste. â OĂč allons-nous donc ? disait-elle. Sans rĂ©pondre, il continuait Ă marcher dâun pas rapide, et dĂ©jĂ Mme Bovary trempait son doigt dans lâeau bĂ©nite, quand ils entendirent derriĂšre eux un grand souffle haletant, entrecoupĂ© rĂ©guliĂšrement par le rebondissement dâune canne. LĂ©on se dĂ©tourna. â Monsieur ! â Quoi ? Et il reconnut le suisse, portant sous son bras et maintenant en Ă©quilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochĂ©s. CâĂ©taient les ouvrages qui traitaient de la cathĂ©drale. â ImbĂ©cile ! grommela LĂ©on sâĂ©lançant hors de lâĂ©glise. Un gamin polissonnait sur le parvis â Va me chercher un fiacre ! Lâenfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents ; alors ils restĂšrent seuls quelques minutes, face Ă face et un peu embarrassĂ©s. â Ah ! LĂ©on !⊠VraimentâŠ, je ne sais⊠si je dois⊠! Elle minaudait. Puis, dâun air sĂ©rieux â Câest trĂšs inconvenant, savez-vous ? â En quoi ? rĂ©pliqua le clerc. Cela se fait Ă Paris ! Et cette parole, comme un irrĂ©sistible argument, la dĂ©termina. Cependant le fiacre nâarrivait pas. LĂ©on avait peur quâelle ne rentrĂąt dans lâĂ©glise. Enfin le fiacre parut. â Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui Ă©tait restĂ© sur le seuil, pour voir la RĂ©surrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les RĂ©prouvĂ©s dans les flammes dâenfer. â OĂč Monsieur va-t-il ? demanda le cocher. â OĂč vous voudrez ! dit LĂ©on poussant Emma dans la voiture. Et la lourde machine se mit en route. Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai NapolĂ©on, le pont Neuf et sâarrĂȘta court devant la statue de Pierre Corneille. â Continuez ! fit une voix qui sortait de lâintĂ©rieur. La voiture repartit, et, se laissant, dĂšs le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer. â Non, tout droit ! cria la mĂȘme voix. Le fiacre sortit des grilles, et bientĂŽt, arrivĂ© sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher sâessuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allĂ©es, au bord de lâeau, prĂšs du gazon. Elle alla le long de la riviĂšre, sur le chemin de halage pavĂ© de cailloux secs, et, longtemps, du cĂŽtĂ© dâOyssel, au delĂ des Ăźles. Mais tout Ă coup, elle sâĂ©lança dâun bond Ă travers Quatremares, Sotteville, la Grande-ChaussĂ©e, la rue dâElbeuf, et fit sa troisiĂšme halte devant le jardin des plantes. â Marchez donc ! sâĂ©cria la voix plus furieusement. Et aussitĂŽt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derriĂšre les jardins de lâhĂŽpital, oĂč des vieillards en veste noire se promĂšnent au soleil, le long dâune terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusquâĂ la cĂŽte de Deville. Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit Ă Saint-Pol, Ă Lescure, au mont Gargan, Ă la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, â devant la Douane, â Ă la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au CimetiĂšre monumental. De temps Ă autre, le cocher sur son siĂšge jetait aux cabarets des regards dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus Ă ne vouloir point sâarrĂȘter. Il essayait quelquefois, et aussitĂŽt il entendait derriĂšre lui partir des exclamations de colĂšre. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-lĂ , ne sâen souciant, dĂ©moralisĂ©, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse. Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux Ă©bahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture Ă stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close quâun tombeau et ballottĂ©e comme un navire. Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment oĂč le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentĂ©es, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des dĂ©chirures de papier, qui se dispersĂšrent au vent et sâabattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trĂšfles rouges tout en fleur. Puis, vers six heures, la voiture sâarrĂȘta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissĂ©, sans dĂ©tourner la tĂȘte. II E n arrivant Ă lâauberge, Mme Bovary fut Ă©tonnĂ©e de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui lâavait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par sâen aller. Rien pourtant ne la forçait Ă partir ; mais elle avait donnĂ© sa parole quâelle reviendrait le soir mĂȘme. Dâailleurs, Charles lâattendait ; et dĂ©jĂ elle se sentait au cĆur cette lĂąche docilitĂ© qui est, pour bien des femmes, comme le chĂątiment tout Ă la fois et la rançon de lâadultĂšre. Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et, pressant le palefrenier, lâencourageant, sâinformant Ă toute minute de lâheure et des kilomĂštres parcourus, parvint Ă rattraper lâHirondelle vers les premiĂšres maisons de Quincampoix. Ă peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la cĂŽte, oĂč elle reconnut de loin FĂ©licitĂ©, qui se tenait en vedette devant la maison du marĂ©chal. Hivert retint ses chevaux, et la cuisiniĂšre, se haussant jusquâau vasistas, dit mystĂ©rieusement â Madame il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais. Câest pour quelque chose de pressĂ©. Le village Ă©tait silencieux comme dâhabitude. Au coin des rues, il y avait de petits tas roses qui fumaient Ă lâair, câĂ©tait le moment des confitures, et tout le monde Ă Yonville, confectionnait sa provision le mĂȘme jour. Mais on admirait devant la boutique du pharmacien, un tas beaucoup plus large, et qui dĂ©passait les autres de la supĂ©rioritĂ© quâune officine doit avoir sur les fourneaux bourgeois, un besoin gĂ©nĂ©ral sur des fantaisies individuelles. Elle entra. Le grand fauteuil Ă©tait renversĂ©, et mĂȘme le Fanal de Rouen gisait par terre, Ă©tendu entre les deux pilons. Elle poussa la porte du couloir ; et, au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de groseilles Ă©grenĂ©es, du sucre rĂąpĂ©, du sucre en morceaux, des balances sur la table, des bassines sur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et petits, avec des tabliers qui leur montaient jusquâau menton et tenant des fourchettes Ă la main. Justin, debout, baissait la tĂȘte, et le pharmacien criait â Qui tâavait dit de lâaller chercher dans le capharnaĂŒm ? â Quâest-ce donc ? quây a-t-il ? â Ce quâil y a ? rĂ©pondit lâapothicaire. On fait des confitures elles cuisent ; mais elles allaient dĂ©border Ă cause du bouillon trop fort, et je commande une autre bassine. Alors, lui, par mollesse, par paresse, a Ă©tĂ© prendre, suspendue Ă son clou dans mon laboratoire, la clef du capharnaĂŒm ! Lâapothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il y passait seul de longues heures Ă Ă©tiqueter, Ă transvaser, Ă reficeler ; et il le considĂ©rait non comme un simple magasin, mais comme un vĂ©ritable sanctuaire, dâoĂč sâĂ©chappaient ensuite, Ă©laborĂ©es par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient rĂ©pandre aux alentours sa cĂ©lĂ©britĂ©. Personne au monde nây mettait les pieds ; et il le respectait si fort, quâil le balayait lui-mĂȘme. Enfin, si la pharmacie, ouverte Ă tout venant, Ă©tait lâendroit oĂč il Ă©talait son orgueil, le capharnaĂŒm Ă©tait le refuge oĂč, se concentrant Ă©goĂŻstement, Homais se dĂ©lectait dans lâexercice de ses prĂ©dilections ; aussi lâĂ©tourderie de Justin lui paraissait-elle monstrueuse dâirrĂ©vĂ©rence ; et, plus rubicond que les groseilles, il rĂ©pĂ©tait â Oui, du capharnaĂŒm ! La clef qui enferme les acides avec les alcalis caustiques ! Avoir Ă©tĂ© prendre une bassine de rĂ©serve ! une bassine Ă couvercle ! et dont jamais peut-ĂȘtre je ne me servirai ! Tout a son importance dans les opĂ©rations dĂ©licates de notre art ! Mais que diable ! il faut Ă©tablir des distinctions et ne pas employer Ă des usages presque domestiques ce qui est destinĂ© pour les pharmaceutiques ! Câest comme si on dĂ©coupait une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat⊠â Mais calme-toi ! disait Mme Homais. Et Athalie, le tirant par sa redingote â Papa ! papa ! â Non, laissez-moi ! reprenait lâapothicaire, laissez-moi ! fichtre ! Autant sâĂ©tablir Ă©picier, ma parole dâhonneur ! Allons, va ! ne respecte rien ! casse ! brise ! lĂąche les sangsues ! brĂ»le la guimauve ! marine des cornichons dans les bocaux ! lacĂšre les bandages ! â Vous aviez pourtantâŠ, dit Emma. â Tout Ă lâheure ! â Sais-tu Ă quoi tu tâexposais ?⊠Nâas-tu rien vu, dans le coin, Ă gauche, sur la troisiĂšme tablette ? Parle, rĂ©ponds, articule quelque chose ! â Je ne⊠sais pas, balbutia le jeune garçon. â Ah ! tu ne sais pas ! Eh bien, je sais, moi ! Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetĂ©e avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche, sur laquelle mĂȘme jâavais Ă©crit Dangereux ! et sais-tu ce quâil y avait dedans ? De lâarsenic ! et tu vas toucher Ă cela ! prendre une bassine qui est Ă cĂŽtĂ© ! â Ă cĂŽtĂ©, sâĂ©cria Mme Homais en joignant les mains. De lâarsenic ? Tu pouvais nous empoisonner tous ! Et les enfants se mirent Ă pousser des cris, comme sâils avaient dĂ©jĂ senti dans leurs entrailles dâatroces douleurs. â Ou bien empoisonner un malade ! continuait lâapothicaire. Tu voulais donc que jâallasse sur le banc des criminels, en cour dâassises ? me voir traĂźner Ă lâĂ©chafaud ? Ignores-tu le soin que jâobserve dans les manutentions, quoique jâen aie cependant une furieuse habitude. Souvent je mâĂ©pouvante moi-mĂȘme, lorsque je pense Ă ma responsabilitĂ© ! car le gouvernement nous persĂ©cute, et lâabsurde lĂ©gislation qui nous rĂ©git est comme une vĂ©ritable Ă©pĂ©e de DamoclĂšs suspendue sur notre tĂȘte ! Emma ne songeait plus Ă demander ce quâon lui voulait, et le pharmacien poursuivait en phrases haletantes â VoilĂ comme tu reconnais les bontĂ©s quâon a pour toi ! voilĂ comme tu me rĂ©compenses des soins tout paternels que je te prodigue ! Car, sans moi, oĂč serais-tu ? que ferais-tu ? Qui te fournit la nourriture, lâĂ©ducation, lâhabillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneur dans les rangs de la sociĂ©tĂ© ! Mais il faut pour cela suer ferme sur lâaviron, et acquĂ©rir, comme on dit, du cal aux mains. Fabricando fil faber, age quod agis. Il citait du latin, tant il Ă©tait exaspĂ©rĂ©. Il eĂ»t citĂ© du chinois et du groenlandais, sâil eĂ»t connu ces deux langues ; car il se trouvait dans une de ces crises oĂč lâĂąme entiĂšre montre indistinctement ce quâelle enferme, comme lâOcĂ©an, qui, dans les tempĂȘtes, sâentrouvre depuis les fucus de son rivage jusquâau sable de ses abĂźmes. Et il reprit â Je commence Ă terriblement me repentir de mâĂȘtre chargĂ© de ta personne ! Jâaurais certes mieux fait de te laisser autrefois croupir dans ta misĂšre et dans la crasse oĂč tu es nĂ© ! Tu ne seras jamais bon quâĂ ĂȘtre un gardeur de bĂȘtes Ă cornes ! Tu nâas nulle aptitude pour les sciences ! Ă peine si tu sais coller une Ă©tiquette ! Et tu vis lĂ , chez moi, comme un chanoine, comme un coq en pĂąte, Ă te goberger ! Mais Emma, se tournant vers Mme Homais â On mâavait fait venir⊠â Ah ! mon Dieu ! interrompit dâun air triste la bonne dame, comment vous dirai-je bien ?⊠Câest un malheur ! Elle nâacheva pas. Lâapothicaire tonnait â Vide-la ! Ă©cure-la ! reporte-la ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de sa poche. Lâenfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassĂ© le volume, il le contemplait, les yeux Ă©carquillĂ©s, la mĂąchoire ouverte. â Lâamour⊠conjugal ! dit-il en sĂ©parant lentement ces deux mots. Ah ! trĂšs bien ! trĂšs bien ! trĂšs joli ! Et des gravures !⊠Ah ! câest trop fort ! Mme Homais sâavança. â Non ! nây touche pas ! Les enfants voulurent voir les images. â Sortez ! fit-il impĂ©rieusement. Et ils sortirent. Il marcha dâabord de long en large, Ă grands pas, gardant le volume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoquĂ©, tumĂ©fiĂ©, apoplectique. Puis il vint droit Ă son Ă©lĂšve, et, se plantant devant lui les bras croisĂ©s â Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux ?⊠Prends garde, tu es sur une pente !⊠Tu nâas donc pas rĂ©flĂ©chi quâil pouvait, ce livre infĂąme, tomber entre les mains de mes enfants, mettre lâĂ©tincelle dans leur cerveau, ternir la puretĂ© dâAthalie, corrompre NapolĂ©on ! Il est dĂ©jĂ formĂ© comme un homme. Es-tu bien sĂ»r, au moins, quâils ne lâaient pas lu ? peux-tu me certifier⊠? â Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez Ă me dire⊠? â Câest vrai, madame⊠Votre beau-pĂšre est mort ! En effet, le sieur Bovary pĂšre venait de dĂ©cĂ©der lâavant-veille, tout Ă coup, dâune attaque dâapoplexie, au sortir de table ; et, par excĂšs de prĂ©caution pour la sensibilitĂ© dâEmma, Charles avait priĂ© M. Homais de lui apprendre avec mĂ©nagement cette horrible nouvelle. Il avait mĂ©ditĂ© sa phrase, il lâavait arrondie, polie, rythmĂ©e ; câĂ©tait un chef-dâĆuvre de prudence et de transitions, de tournures fines et de dĂ©licatesse ; mais la colĂšre avait emportĂ© la rhĂ©torique. Emma, renonçant Ă avoir aucun dĂ©tail, quitta donc la pharmacie ; car M. Homais avait repris le cours de ses vitupĂ©rations. Il se calmait cependant, et, Ă prĂ©sent, il grommelait dâun ton paterne, tout en sâĂ©ventant avec son bonnet grec â Ce nâest pas que je dĂ©sapprouve entiĂšrement lâouvrage ! Lâauteur Ă©tait mĂ©decin. Il y a lĂ -dedans certains cĂŽtĂ©s scientifiques quâil nâest pas mal Ă un homme de connaĂźtre et, jâoserais dire, quâil faut quâun homme connaisse. Mais plus tard, plus tard ! Attends du moins que tu sois homme toi-mĂȘme et que ton tempĂ©rament soit fait. Au coup de marteau dâEmma, Charles, qui lâattendait, sâavança les bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix â Ah ! ma chĂšre amie⊠Et il sâinclina doucement pour lâembrasser. Mais, au contact de ses lĂšvres, le souvenir de lâautre la saisit, et elle se passa la main sur son visage en frissonnant. Cependant elle rĂ©pondit â Oui, je saisâŠ, je sais⊠Il lui montra la lettre oĂč sa mĂšre narrait lâĂ©vĂ©nement, sans aucune hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que son mari nâeĂ»t pas reçu les secours de la religion, Ă©tant mort Ă Doudeville, dans la rue, sur le seuil dâun cafĂ©, aprĂšs un repas patriotique avec dâanciens officiers. Emma rendit la lettre ; puis, au dĂźner, par savoir-vivre, elle affecta quelque rĂ©pugnance. Mais comme il la reforçait, elle se mit rĂ©solument Ă manger, tandis que Charles, en face dâelle, demeurait immobile, dans une posture accablĂ©e. De temps Ă autre, relevant la tĂȘte, il lui envoyait un long regard tout plein de dĂ©tresse. Une fois il soupira â Jâaurais voulu le revoir encore ! Elle se taisait. Enfin, comprenant quâil fallait parler â Quel Ăąge avait-il, ton pĂšre ? â Cinquante-huit ans ! â Ah ! Et ce fut tout. Un quart dâheure aprĂšs, il ajouta â Ma pauvre mĂšre ?⊠que va-t-elle devenir, Ă prĂ©sent ? Elle fit un geste dâignorance. Ă la voir si taciturne, Charles la supposait affligĂ©e et il se contraignait Ă ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui lâattendrissait. Cependant, secouant la sienne â Tâes-tu bien amusĂ©e hier ? demanda-t-il. â Oui. Quand la nappe fut ĂŽtĂ©e, Bovary ne se leva pas, Emma non plus ; et, Ă mesure quâelle lâenvisageait, la monotonie de ce spectacle bannissait peu Ă peu tout apitoiement de son cĆur. Il lui semblait chĂ©tif, faible, nul, enfin ĂȘtre un pauvre homme, de toutes les façons. Comment se dĂ©barrasser de lui ? Quelle interminable soirĂ©e ! Quelque chose de stupĂ©fiant comme une vapeur dâopium lâengourdissait. Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec dâun bĂąton sur les planches. CâĂ©tait Hippolyte qui apportait les bagages de Madame. Pour les dĂ©poser, il dĂ©crivit pĂ©niblement un quart de cercle avec son pilon. â Il nây pense mĂȘme plus ! se disait-elle en regardant le pauvre diable, dont la grosse chevelure rouge dĂ©gouttait de sueur. Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse ; et, sans paraĂźtre comprendre tout ce quâil y avait pour lui dâhumiliation dans la seule prĂ©sence de cet homme qui se tenait lĂ , comme le reproche personnifiĂ© de son incurable ineptie â Tiens ! tu as un joli bouquet ! dit-il en remarquant sur la cheminĂ©e les violettes de LĂ©on. â Oui, fit-elle avec indiffĂ©rence ; câest un bouquet que jâai achetĂ© tantĂŽt⊠à une mendiante. Charles prit les violettes, et, rafraĂźchissant dessus ses yeux tout rouges de larmes, il les humait dĂ©licatement. Elle les retira vite de sa main, et alla les porter dans un verre dâeau. Le lendemain, Mme Bovary mĂšre arriva. Elle et son fils pleurĂšrent beaucoup. Emma, sous prĂ©texte dâordres Ă donner, disparut. Le jour dâaprĂšs, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil. On alla sâasseoir, avec les boĂźtes Ă ouvrage, au bord de lâeau, sous la tonnelle. Charles pensait Ă son pĂšre, et il sâĂ©tonnait de sentir tant dâaffection pour cet homme quâil avait cru jusquâalors nâaimer que trĂšs mĂ©diocrement. Mme Bovary mĂšre pensait Ă son mari. Les pires jours dâautrefois lui rĂ©apparaissaient enviables. Tout sâeffaçait sous le regret instinctif dâune si longue habitude ; et, de temps Ă autre, tandis quâelle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de son nez et sây tenait un moment suspendue. Emma pensait quâil y avait quarante-huit heures Ă peine, ils Ă©taient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et nâayant pas assez dâyeux pour se contempler. Elle tĂąchait de ressaisir les plus imperceptibles dĂ©tails de cette journĂ©e disparue. Mais la prĂ©sence de la belle-mĂšre et du mari la gĂȘnait. Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas dĂ©ranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi quâelle fĂźt, sous les sensations extĂ©rieures. Elle dĂ©cousait la doublure dâune robe, dont les bribes sâĂ©parpillaient autour dâelle ; la mĂšre Bovary, sans lever les yeux, faisait crier ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles de lisiĂšre et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pas non plus ; prĂšs dâeux, Berthe, en petit tablier blanc, raclait avec sa pelle le sable des allĂ©es. Tout Ă coup, ils virent entrer par la barriĂšre M. Lheureux, le marchand dâĂ©toffes. Il venait offrir ses services, eu Ă©gard Ă la fatale circonstance. Emma rĂ©pondit quâelle croyait pouvoir sâen passer. Le marchand ne se tint pas pour battu. â Mille excuses, dit-il ; je dĂ©sirerais avoir un entretien particulier. Puis, dâune voix basse â Câest relativement Ă cette affaireâŠ, vous savez ? Charles devint cramoisi jusquâaux oreilles. â Ah ! ouiâŠ, effectivement. Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme â Ne pourrais-tu pasâŠ, ma chĂ©rie⊠? Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit Ă sa mĂšre â Ce nâest rien ! Sans doute quelque bagatelle de mĂ©nage. Il ne voulait point quâelle connĂ»t lâhistoire du billet, redoutant ses observations. DĂšs quâils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes assez nets, Ă fĂ©liciter Emma sur la succession, puis Ă causer de choses indiffĂ©rentes, des espaliers, de la rĂ©colte et de sa santĂ© Ă lui, qui allait toujours couci-couci, entre le zist et le zest. En effet, il se donnait un mal de cinq cents diables, bien quâil ne fĂźt pas, malgrĂ© les propos du monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain. Emma le laissait parler. Elle sâennuyait si prodigieusement depuis deux jours ! â Et vous voilĂ tout Ă fait rĂ©tablie ? continuait-il. Ma foi, jâai vu votre pauvre mari dans de beaux Ă©tats ! Câest un brave garçon, quoique nous ayons eu ensemble des difficultĂ©s. Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait cachĂ© la contestation des fournitures. â Mais vous le savez bien ! fit Lheureux. CâĂ©tait pour vos petites fantaisies, les boĂźtes de voyage. Il avait baissĂ© son chapeau sur ses yeux, et, les deux mains derriĂšre le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face, dâune maniĂšre insupportable. Soupçonnait-il quelque chose ? Elle demeurait perdue dans toutes sortes dâapprĂ©hensions. Ă la fin pourtant, il reprit â Nous nous sommes rapatriĂ©s, et je venais encore lui proposer un arrangement. CâĂ©tait de renouveler le billet signĂ© par Bovary. Monsieur, du reste, agirait Ă sa guise ; il ne devait point se tourmenter, maintenant surtout quâil allait avoir une foule dâembarras. â Et mĂȘme il ferait mieux de sâen dĂ©charger sur quelquâun, sur vous, par exemple ; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous aurions ensemble de petites affaires⊠Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant Ă son nĂ©goce, Lheureux dĂ©clara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre quelque chose. Il lui enverrait un barĂšge noir, douze mĂštres, de quoi faire une robe. â Celle que vous avez lĂ est bonne pour la maison. Il vous en faut une autre pour les visites. Jâai vu ça, moi, du premier coup en entrant. Jâai lâĆil amĂ©ricain. Il nâenvoya point dâĂ©toffe, il lâapporta. Puis il revint pour lâaunage ; il revint sous dâautres prĂ©textes, tĂąchant chaque fois, de se rendre aimable, serviable, sâinfĂ©odant, comme eĂ»t dit Homais, et toujours glissant Ă Emma quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait point du billet. Elle nây songeait pas ; Charles, au dĂ©but de sa convalescence, lui en avait bien contĂ© quelque chose ; mais tant dâagitations avaient passĂ© dans sa tĂȘte, quâelle ne sâen souvenait plus. Dâailleurs, elle se garda dâouvrir aucune discussion dâintĂ©rĂȘt ; la mĂšre Bovary en fut surprise, et attribua son changement dâhumeur aux sentiments religieux quâelle avait contractĂ©s Ă©tant malade. Mais, dĂšs quâelle fut partie, Emma ne tarda pas Ă Ă©merveiller Bovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des informations, vĂ©rifier les hypothĂšques, voir sâil y avait lieu Ă une licitation ou Ă une liquidation. Elle citait des termes techniques, au hasard, prononçait les grands mots dâordre, dâavenir, de prĂ©voyance, et continuellement exagĂ©rait les embarras de la succession ; si bien quâun jour elle lui montra le modĂšle dâune autorisation gĂ©nĂ©rale pour gĂ©rer et administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous billets, payer toutes sommes, etc. » Elle avait profitĂ© des leçons de Lheureux. Charles, naĂŻvement, lui demanda dâoĂč venait ce papier. â De M. Guillaumin. Et, avec le plus grand sang-froid du monde, elle ajouta â Je ne mây fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise rĂ©putation ! Il faudrait peut-ĂȘtre consulter⊠Nous ne connaissons que⊠Oh ! personne. â Ă moins que LĂ©onâŠ, rĂ©pliqua Charles, qui rĂ©flĂ©chissait. Mais il Ă©tait difficile de sâentendre par correspondance. Alors elle sâoffrit Ă faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut un assaut de prĂ©venances. Enfin, elle sâĂ©cria dâun ton de mutinerie factice â Non, je tâen prie, jâirai. â Comme tu es bonne ! dit-il en la baisant au front. DĂšs le lendemain, elle sâembarqua dans lâHirondelle pour aller Ă Rouen consulter M. LĂ©on ; et elle y resta trois jours. III C e furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel. Ils Ă©taient Ă lâHĂŽtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient lĂ , volets fermĂ©s, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops Ă la glace, quâon leur apportait dĂšs le matin. Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dĂźner dans une Ăźle. CâĂ©tait lâheure oĂč lâon entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumĂ©e du goudron sâĂ©chappait dâentre les arbres, et lâon voyait sur la riviĂšre de larges gouttes grasses, ondulant inĂ©galement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient. Ils descendaient au milieu des barques amarrĂ©es, dont les longs cĂąbles obliques frĂŽlaient un peu le dessus de la barque. Les bruits de la ville insensiblement sâĂ©loignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dĂ©nouait son chapeau et ils abordaient Ă leur Ăźle. Ils se plaçaient dans la salle basse dâun cabaret, qui avait Ă sa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture dâĂ©perlans, de la crĂšme et des cerises. Ils se couchaient sur lâherbe ; ils sâembrassaient Ă lâĂ©cart sous les peupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpĂ©tuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur bĂ©atitude, le plus magnifique de la terre. Ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois quâils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, quâils entendaient lâeau couler et la brise soufflant dans le feuillage ; mais ils nâavaient sans doute jamais admirĂ© tout cela, comme si la nature nâexistait pas auparavant, ou quâelle nâeĂ»t commencĂ© Ă ĂȘtre belle que depuis lâassouvissance de leurs dĂ©sirs. Ă la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des Ăźles. Ils restaient au fond, tous les deux cachĂ©s par lâombre, sans parler. Les avirons carrĂ©s sonnaient entre les tolets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de mĂ©tronome, tandis quâĂ lâarriĂšre la bauce qui traĂźnait ne discontinuait pas son petit clapotement doux dans lâeau. Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquĂšrent pas Ă faire des phrases, trouvant lâastre mĂ©lancolique et plein de poĂ©sie ; mĂȘme elle se mit Ă chanter Un soir, tâen souvient-il ? nous voguions, etc. Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que LĂ©on Ă©coutait passer, comme des battements dâailes, autour de lui. Elle se tenait en face, appuyĂ©e contre la cloison de la chaloupe, oĂč la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies sâĂ©largissaient en Ă©ventail, lâamincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tĂȘte levĂ©e, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois lâombre des saules la cachait en entier, puis elle rĂ©apparaissait tout Ă coup, comme une vision, dans la lumiĂšre de la lune. LĂ©on, par terre, Ă cĂŽtĂ© dâelle, rencontra sous sa main un ruban de soie ponceau. Le batelier lâexamina et finit par dire â Ah ! câest peut-ĂȘtre Ă une compagnie que jâai promenĂ©e lâautre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gĂąteaux, du champagne, des cornets Ă pistons, tout le tremblement ! Il y en avait un surtout, un grand bel homme, Ă petites moustaches, qui Ă©tait joliment amusant ! et ils disaient comme ça Allons, conte-nous quelque choseâŠ, AdolpheâŠ, DodolpheâŠ, je crois. » Elle frissonna. â Tu souffres ? fit LĂ©on en se rapprochant dâelle. â Oh ! ce nâest rien. Sans doute, la fraĂźcheur de la nuit. â Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta doucement le vieux matelot, croyant dire une politesse Ă lâĂ©tranger. Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons. Il fallut pourtant se sĂ©parer ! Les adieux furent tristes. CâĂ©tait chez la mĂšre Rolet quâil devait envoyer ses lettres ; et elle lui fit des recommandations si prĂ©cises Ă propos de la double enveloppe, quâil admira grandement son astuce amoureuse. â Ainsi, tu mâaffirmes que tout est bien ? dit-elle dans le dernier baiser. â Oui certes ! â Mais pourquoi donc, songea-t-il aprĂšs, en sâen revenant seul par les rues, tient-elle si fort Ă cette procuration ? IV L Ă©on, bientĂŽt, prit devant ses camarades un air de supĂ©rioritĂ©, sâabstint de leur compagnie, et nĂ©gligea complĂštement les dossiers. Il attendait ses lettres ; il les relisait. Il lui Ă©crivait. Il lâĂ©voquait de toute la force de son dĂ©sir et de ses souvenirs. Au lieu de diminuer par lâabsence, cette envie de la revoir sâaccrut, si bien quâun samedi matin il sâĂ©chappa de son Ă©tude. Lorsque, du haut de la cĂŽte, il aperçut dans la vallĂ©e le clocher de lâĂ©glise avec son drapeau de fer-blanc qui tournait au vent, il sentit cette dĂ©lectation mĂȘlĂ©e de vanitĂ© triomphante et dâattendrissement Ă©goĂŻste que doivent avoir les millionnaires, quand ils reviennent visiter leur village. Il alla rĂŽder autour de sa maison. Une lumiĂšre brillait dans la cuisine. Il guetta son ombre derriĂšre les rideaux. Rien ne parut. La mĂšre Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations, et elle le trouva grandi et minci », tandis quâArtĂ©mise, au contraire, le trouva forci et bruni ». Il dĂźna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sans le percepteur ; car Binet, fatiguĂ© dâattendre lâHirondelle, avait dĂ©finitivement avancĂ© son repas dâune heure, et, maintenant, il dĂźnait Ă cinq heures juste, encore prĂ©tendait-il le plus souvent que la vieille patraque retardait. LĂ©on pourtant se dĂ©cida ; il alla frapper Ă la porte du mĂ©decin Madame Ă©tait dans sa chambre, dâoĂč elle ne descendit quâun quart dâheure aprĂšs. Monsieur parut enchantĂ© de le revoir ; mais il ne bougea de la soirĂ©e, ni de tout le jour suivant. Il la vit seule, le soir, trĂšs tard, derriĂšre le jardin, dans la ruelle ; â dans la ruelle, comme avec lâautre ! Il faisait de lâorage, et ils causaient sous un parapluie Ă la lueur des Ă©clairs. Leur sĂ©paration devenait intolĂ©rable. â PlutĂŽt mourir ! disait Emma. Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant. â Adieu !⊠adieu !⊠Quand te reverrai-je ? Ils revinrent sur leurs pas pour sâembrasser encore ; et ce fut lĂ quâelle lui fit la promesse de trouver bientĂŽt, par nâimporte quel moyen, lâoccasion permanente de se voir en libertĂ©, au moins une fois la semaine. Emma nâen doutait pas. Elle Ă©tait, dâailleurs, pleine dâespoir. Il allait lui venir de lâargent. Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes Ă larges raies, dont M. Lheureux lui avait vantĂ© le bon marchĂ© ; elle rĂȘva un tapis, et Lheureux, affirmant que ce nâĂ©tait pas la mer Ă boire », sâengagea poliment Ă lui en fournir un. Elle ne pouvait plus se passer de ses services. Vingt fois dans la journĂ©e elle lâenvoyait chercher, et aussitĂŽt il plantait lĂ ses affaires, sans se permettre un murmure. On ne comprenait point davantage pourquoi la mĂšre Rolet dĂ©jeunait chez elle tous les jours, et mĂȘme lui faisait des visites en particulier. Ce fut vers cette Ă©poque, câest-Ă -dire vers le commencement de lâhiver, quâelle parut prise dâune grande ardeur musicale. Un soir que Charles lâĂ©coutait, elle recommença quatre fois de suite le mĂȘme morceau, et toujours en se dĂ©pitant, tandis que, sans y remarquer de diffĂ©rence, il sâĂ©criait â Bravo !âŠ, trĂšs bien !⊠Tu as tort ! va donc ! â Eh non ! câest exĂ©crable ! jâai les doigts rouillĂ©s. Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose. â Soit, pour te faire plaisir ! Et Charles avoua quâelle avait un peu perdu. Elle se trompait de portĂ©e, barbouillait ; puis, sâarrĂȘtant court â Ah ! câest fini ! il faudrait que je prisse des leçons ; mais⊠Elle se mordit les lĂšvres et ajouta â Vingt francs par cachet, câest trop cher ! â Oui, en effetâŠ, un peuâŠ, dit Charles tout en ricanant niaisement. Pourtant, il me semble que lâon pourrait peut-ĂȘtre Ă moins ; car il y a des artistes sans rĂ©putation qui souvent valent mieux que les cĂ©lĂ©britĂ©s. â Cherche-les, dit Emma. Le lendemain, en rentrant, il la contempla dâun Ćil finaud, et ne put Ă la fin retenir cette phrase â Quel entĂȘtement tu as quelquefois ! Jâai Ă©tĂ© Ă BarfeuchĂšres aujourdâhui. Eh bien, Mme LiĂ©geard mâa certifiĂ© que ses trois demoiselles, qui sont Ă la MisĂ©ricorde, prenaient des leçons moyennant cinquante sous la sĂ©ance, et dâune fameuse maĂźtresse encore ! Elle haussa les Ă©paules, et ne rouvrit plus son instrument. Mais, lorsquâelle passait auprĂšs si Bovary se trouvait lĂ , elle soupirait â Ah ! mon pauvre piano ! Et quand on venait la voir, elle ne manquait pas de vous apprendre quâelle avait abandonnĂ© la musique et ne pouvait maintenant sây remettre, pour des raisons majeures. Alors on la plaignait. CâĂ©tait dommage ! elle qui avait un si beau talent ! On en parla mĂȘme Ă Bovary. On lui faisait honte, et surtout le pharmacien â Vous avez tort ! il ne faut jamais laisser en friche les facultĂ©s de la nature. Dâailleurs, songez, mon bon ami, quâen engageant Madame Ă Ă©tudier, vous Ă©conomisez pour plus tard sur lâĂ©ducation musicale de votre enfant ! Moi, je trouve que les mĂšres doivent instruire elles-mĂȘmes leurs enfants. Câest une idĂ©e de Rousseau, peut-ĂȘtre un peu neuve encore, mais qui finira par triompher, jâen suis sĂ»r, comme lâallaitement maternel et la vaccination. Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano. Emma rĂ©pondit, avec aigreur quâil valait mieux le vendre. Ce pauvre piano, qui lui avait causĂ© tant de vaniteuses satisfactions, le voir sâen aller, câĂ©tait pour Mme Bovary comme lâindĂ©finissable suicide dâune partie dâelle-mĂȘme ! â Si tu voulaisâŠ, disait-il, de temps Ă autre, une leçon, cela ne serait pas, aprĂšs tout, extrĂȘmement ruineux. â Mais les leçons, rĂ©pliquait-elle, ne sont profitables que suivies. Et voilĂ comme elle sây prit pour obtenir de son Ă©poux la permission dâaller Ă la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva mĂȘme, au bout dâun mois, quâelle avait fait des progrĂšs considĂ©rables. V C âĂ©tait le jeudi. Elle se levait, et elle sâhabillait silencieusement pour ne point Ă©veiller Charles qui lui aurait fait des observations sur ce quâelle sâapprĂȘtait de trop bonne heure. Ensuite elle marchait de long en large ; elle se mettait devant les fenĂȘtres, elle regardait la place. Le petit jour circulait entre les piliers des halles, et la maison du pharmacien, dont les volets Ă©taient fermĂ©s, laissait apercevoir dans la couleur pĂąle de lâaurore les majuscules de son enseigne. Quand la pendule marquait sept heures et un quart, elle sâen allait au Lion dâor, dont ArtĂ©mise, en bĂąillant, venait lui ouvrir la porte. Celle-ci dĂ©terrait pour Madame les charbons enfouis sous les cendres. Emma restait seule dans la cuisine. De temps Ă autre, elle sortait. Hivert attelait sans se dĂ©pĂȘcher, et en Ă©coutant dâailleurs la mĂšre Lefrançois, qui, passant par un guichet sa tĂȘte en bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui donnait des explications Ă troubler un tout autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines contre les pavĂ©s de la cour. Enfin, lorsquâil avait mangĂ© sa soupe, endossĂ© sa limousine, allumĂ© sa pipe et empoignĂ© son fouet, il sâinstallait tranquillement sur le siĂšge. LâHirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, sâarrĂȘtait de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant la barriĂšre des cours. Ceux qui avaient prĂ©venu la veille se faisaient attendre ; quelques-uns mĂȘme Ă©taient encore au lit dans leur maison ; Hivert appelait, criait, sacrait, puis il descendait de son siĂšge et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fĂȘlĂ©s. Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers Ă la file se succĂ©daient ; et la route, entre ses deux longs fossĂ©s pleins dâeau jaune, allait continuellement se rĂ©trĂ©cissant vers lâhorizon. Emma la connaissait dâun bout Ă lâautre ; elle savait quâaprĂšs un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de cantonnier ; quelquefois mĂȘme, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance Ă parcourir. Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre rĂ©sonnait sous les roues, lâHirondelle glissait entre des jardins oĂč lâon apercevait, par une claire-voie, des statues, un vignot, des ifs taillĂ©s et une escarpolette. Puis, dâun seul coup dâĆil, la ville apparaissait. Descendant tout en amphithéùtre et noyĂ©e dans le brouillard, elle sâĂ©largissait au delĂ des ponts, confusĂ©ment. La pleine campagne remontait ensuite dâun mouvement monotone, jusquâĂ toucher au loin la base indĂ©cise du ciel pĂąle. Ainsi vu dâen haut, le paysage tout entier avait lâair immobile comme une peinture ; les navires Ă lâancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les Ăźles, de forme oblongue, semblaient sur lâeau de grands poissons noirs arrĂȘtĂ©s. Les cheminĂ©es des usines poussaient dâimmenses panaches bruns qui sâenvolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des Ă©glises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inĂ©galement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la cĂŽte Sainte-Catherine, comme des flots aĂ©riens qui se brisaient en silence contre une falaise. Quelque chose de vertigineux se dĂ©gageait pour elle de ces existences amassĂ©es, et son cĆur sâen gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille Ăąmes qui palpitaient lĂ lui eussent envoyĂ© toutes Ă la fois la vapeur des passions quâelle leur supposait. Son amour sâagrandissait devant lâespace, et sâemplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille citĂ© normande sâĂ©talait Ă ses yeux comme une capitale dĂ©mesurĂ©e, comme une Babylone oĂč elle entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hĂ©lait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passĂ© la nuit au bois Guillaume descendaient la cĂŽte tranquillement, dans leur petite voiture de famille. On sâarrĂȘtait Ă la barriĂšre ; Emma dĂ©bouclait ses socques, mettait dâautres gants, rajustait son chĂąle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de lâHirondelle. La ville alors sâĂ©veillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux Ă terre, frĂŽlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile noir baissĂ©. Par peur dâĂȘtre vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus court. Elle sâengouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, prĂšs de la fontaine qui est lĂ . Câest le quartier du théùtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette passait prĂšs dâelle, portant quelque dĂ©cor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentait lâabsinthe, le cigare et les huĂźtres. Elle tournait une rue ; elle le reconnaissait Ă sa chevelure frisĂ©e qui sâĂ©chappait de son chapeau. LĂ©on, sur le trottoir, continuait Ă marcher. Elle le suivait jusquâĂ lâhĂŽtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait⊠Quelle Ă©treinte ! Puis les paroles, aprĂšs les baisers, se prĂ©cipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiĂ©tudes pour les lettres ; mais Ă prĂ©sent tout sâoubliait, et ils se regardaient face Ă face, avec des rires de voluptĂ© et des appellations de tendresse. Le lit Ă©tait un grand lit dâacajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet Ă©vasĂ© ; â et rien au monde nâĂ©tait beau comme sa tĂȘte brune et sa peau blanche se dĂ©tachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains. Le tiĂšde appartement, avec son tapis discret, ses ornements folĂątres et sa lumiĂšre tranquille, semblait tout commode pour les intimitĂ©s de la passion. Les bĂątons se terminant en flĂšche, les patĂšres de cuivre et les grosses boules de chenets reluisaient tout Ă coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la cheminĂ©e, entre les candĂ©labres, deux de ces grandes coquilles roses oĂč lâon entend le bruit de la mer quand on les applique Ă son oreille. Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaietĂ©, malgrĂ© sa splendeur un peu fanĂ©e ! Ils retrouvaient toujours les meubles Ă leur place, et parfois des Ă©pingles Ă cheveux quâelle avait oubliĂ©es, lâautre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils dĂ©jeunaient au coin du feu, sur un petit guĂ©ridon incrustĂ© de palissandre. Emma dĂ©coupait, lui mettait les morceaux dans son assiette en dĂ©bitant toutes sortes de chatteries ; et elle riait dâun rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne dĂ©bordait du verre lĂ©ger sur les bagues de ses doigts. Ils Ă©taient si complĂštement perdus en la possession dâeux-mĂȘmes, quâils se croyaient lĂ dans leur maison particuliĂšre, et devant y vivre jusquâĂ la mort, comme deux Ă©ternels jeunes Ă©poux. Ils disaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, mĂȘme elle disait mes pantoufles, un cadeau de LĂ©on, une fantaisie quâelle avait eue. CâĂ©taient des pantoufles en satin rose, bordĂ©es de cygne. Quand elle sâasseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en lâair ; et la mignarde chaussure, qui nâavait pas de quartier, tenait seulement par les orteils Ă son pied nu. Il savourait pour la premiĂšre fois lâinexprimable dĂ©licatesse des Ă©lĂ©gances fĂ©minines. Jamais il nâavait rencontrĂ© cette grĂące de langage, cette rĂ©serve du vĂȘtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait lâexaltation de son Ăąme et les dentelles de sa jupe. Dâailleurs, nâĂ©tait-ce pas une femme du monde, et une femme mariĂ©e ! une vraie maĂźtresse enfin ? Par la diversitĂ© de son humeur, tour Ă tour mystique ou joyeuse, babillarde, taciturne, emportĂ©e, nonchalante, elle allait rappelant en lui mille dĂ©sirs, Ă©voquant des instincts ou des rĂ©miniscences. Elle Ă©tait lâamoureuse de tous les romans, lâhĂ©roĂŻne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers. Il retrouvait sur ses Ă©paules la couleur ambrĂ©e de lâodalisque au bain ; elle avait le corsage long des chĂątelaines fĂ©odales ; elle ressemblait aussi Ă la femme pĂąle de Barcelone, mais elle Ă©tait par-dessus tout Ange ! Souvent, en la regardant, il lui semblait que son Ăąme, sâĂ©chappant vers elle, se rĂ©pandait comme une onde sur le contour de sa tĂȘte, et descendait entraĂźnĂ©e dans la blancheur de sa poitrine. Il se mettait par terre, devant elle ; et, les deux coudes sur ses genoux, il la considĂ©rait avec un sourire, et le front tendu. Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquĂ©e dâenivrement â Oh ! ne bouge pas ! ne parle pas ! regarde-moi ! Il sort de tes yeux quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien ! Elle lâappelait enfant â Enfant, mâaimes-tu ? Et elle nâentendait guĂšre sa rĂ©ponse, dans la prĂ©cipitation de ses lĂšvres qui lui montaient Ă la bouche. Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, qui minaudait en arrondissant les bras sous une guirlande dorĂ©e. Ils en rirent bien des fois ; mais, quand il fallait se sĂ©parer, tout leur semblait sĂ©rieux. Immobiles lâun devant lâautre, ils se rĂ©pĂ©taient â Ă jeudi !⊠à jeudi ! Tout Ă coup elle lui prenait la tĂȘte dans les deux mains, le baisait vite au front en sâĂ©criant Adieu ! » et sâĂ©lançait dans lâescalier. Elle allait rue de la ComĂ©die, chez un coiffeur, se faire arranger ses bandeaux. La nuit tombait ; on allumait le gaz dans la boutique. Elle entendait la clochette du théùtre qui appelait les cabotins Ă la reprĂ©sentation ; et elle voyait, en face, passer des hommes Ă figure blanche et des femmes en toilette fanĂ©e, qui entraient par la porte des coulisses. Il faisait chaud dans ce petit appartement trop bas, oĂč le poĂȘle bourdonnait au milieu des perruques et des pommades. Lâodeur des fers, avec ces mains grasses qui lui maniaient la tĂȘte, ne tardait pas Ă lâĂ©tourdir, et elle sâendormait un peu sous son peignoir. Souvent le garçon, en la coiffant, lui proposait des billets pour le bal masquĂ©. Puis elle sâen allait ! Elle remontait les rues ; elle arrivait Ă la Croix-Rouge ; elle reprenait ses socques, quâelle avait cachĂ©s le matin sous une banquette, et se tassait Ă sa place parmi les voyageurs impatientĂ©s. Quelques-uns descendaient au bas de la cĂŽte. Elle restait seule dans la voiture. Ă chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les Ă©clairages de la ville qui faisaient une large vapeur lumineuse au-dessus des maisons confondues. Emma se mettait Ă genoux sur les coussins, et elle Ă©garait ses yeux dans cet Ă©blouissement. Elle sanglotait, appelait LĂ©on, et lui envoyait des paroles tendres et des baisers qui se perdaient au vent. Il y avait dans la cĂŽte un pauvre diable vagabondant avec son bĂąton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les Ă©paules, et un vieux castor dĂ©foncĂ©, sâarrondissant en cuvette, lui cachait la figure ; mais, quand il le retirait, il dĂ©couvrait, Ă la place des paupiĂšres, deux orbites bĂ©antes tout ensanglantĂ©es. La chair sâeffiloquait par lambeaux rouges ; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes jusquâau nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous parler, il se renversait la tĂȘte avec un rire idiot ; alors ses prunelles bleuĂątres, roulant dâun mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive. Il chantait une petite chanson en suivant les voitures Souvent la chaleur dâun beau jour Fait rĂȘver fillette Ă lâamour. Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage. Quelquefois, il apparaissait tout Ă coup derriĂšre Emma, tĂȘte nue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il lâengageait Ă prendre une baraque Ă la foire Saint-Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment se portait sa bonne amie. Souvent, on Ă©tait en marche, lorsque son chapeau, dâun mouvement brusque entrait dans la diligence par le vasistas, tandis quâil se cramponnait, de lâautre bras, sur le marchepied, entre lâĂ©claboussure des roues. Sa voix, faible dâabord et vagissante, devenait aiguĂ«. Elle se traĂźnait dans la nuit, comme lâindistincte lamentation dâune vague dĂ©tresse ; et, Ă travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la boĂźte creuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond de lâĂąme comme un tourbillon dans un abĂźme, et lâemportait parmi les espaces dâune mĂ©lancolie sans bornes. Mais Hivert, qui sâapercevait dâun contrepoids, allongeait Ă lâaveugle de grands coups avec son fouet. La mĂšche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue en poussant un hurlement. Puis les voyageurs de lâHirondelle finissaient par sâendormir, les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissĂ©, sâappuyant sur lâĂ©paule de leur voisin, ou bien le bras passĂ© dans la courroie, tout en oscillant rĂ©guliĂšrement au branle de la voiture ; et le reflet de la lanterne qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers, pĂ©nĂ©trant dans lâintĂ©rieur par les rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses vĂȘtements ; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans lâĂąme. Charles, Ă la maison, lâattendait ; lâHirondelle Ă©tait toujours en retard le jeudi. Madame arrivait enfin ! Ă peine si elle embrassait la petite. Le dĂźner nâĂ©tait pas prĂȘt, nâimporte ! elle excusait la cuisiniĂšre. Tout maintenant semblait permis Ă cette fille. Souvent son mari, remarquant sa pĂąleur, lui demandait si elle ne se trouvait point malade. â Non, disait Emma. â Mais, rĂ©pliquait-il, tu es toute drĂŽle ce soir ? â Eh ! ce nâest rien ! ce nâest rien ! Il y avait mĂȘme des jours oĂč, Ă peine rentrĂ©e, elle montait dans sa chambre ; et Justin, qui se trouvait lĂ , circulait Ă pas muets, plus ingĂ©nieux Ă la servir quâune excellente camĂ©riste. Il plaçait les allumettes, le bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps. â Allons, disait-elle, câest bien, va-tâen ! Car il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacĂ© dans les fils innombrables dâune rĂȘverie soudaine. La journĂ©e du lendemain Ă©tait affreuse, et les suivantes Ă©taient plus intolĂ©rables encore par lâimpatience quâavait Emma de ressaisir son bonheur, â convoitise Ăąpre, enflammĂ©e dâimages connues, et qui, le septiĂšme jour, Ă©clatait tout Ă lâaise dans les caresses de LĂ©on. Ses ardeurs, Ă lui, se cachaient sous des expansions dâĂ©merveillement et de reconnaissance. Emma goĂ»tait cet amour dâune façon discrĂšte et absorbĂ©e, lâentretenait par tous les artifices de sa tendresse, et tremblait un peu quâil ne se perdĂźt plus tard. Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mĂ©lancolique â Ah ! tu me quitteras, toiâŠ, tu te marieras !⊠tu seras comme les autres. Il demandait â Quels autres ? â Mais les hommes, enfin, rĂ©pondait-elle. Puis, elle ajoutait en le repoussant dâun geste langoureux â Vous ĂȘtes tous des infĂąmes ! Un jour quâils causaient philosophiquement des dĂ©sillusions terrestres, elle vint Ă dire pour expĂ©rimenter sa jalousie ou cĂ©dant peut-ĂȘtre Ă un besoin dâĂ©panchement trop fort quâautrefois, avant lui, elle avait aimĂ© quelquâun, pas comme toi ! » reprit-elle vite, protestant sur la tĂȘte de sa fille quâil ne sâĂ©tait rien passĂ©. Le jeune homme la crut, et nĂ©anmoins la questionna pour savoir ce quâil faisait. â Il Ă©tait capitaine de vaisseau, mon ami. NâĂ©tait-ce pas prĂ©venir toute recherche, et en mĂȘme temps se poser trĂšs haut, par cette prĂ©tendue fascination exercĂ©e sur un homme qui devait ĂȘtre de nature belliqueuse et accoutumĂ©, Ă des hommages ? Le clerc sentit alors lâinfimitĂ© de sa position ; il envia des Ă©paulettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire il sâen doutait Ă ses habitudes dispendieuses. Cependant Emma taisait quantitĂ© de ses extravagances, telle que lâenvie dâavoir, pour lâamener Ă Rouen, un tilbury bleu, attelĂ© dâun cheval anglais, et conduit par un groom en bottes Ă revers. CâĂ©tait Justin qui lui en avait inspirĂ© le caprice, en la suppliant de le prendre chez elle comme valet de chambre ; et, si cette privation nâattĂ©nuait pas Ă chaque rendez-vous le plaisir de lâarrivĂ©e, elle augmentait certainement lâamertume du retour. Souvent lorsquâils parlaient ensemble de Paris, elle finissait par murmurer â Ah ! que nous serions bien lĂ pour vivre ! â Ne sommes-nous pas heureux ? reprenait doucement le jeune homme, en lui passant la main sur ses bandeaux. â Oui, câest vrai, disait-elle, je suis folle ; embrasse-moi ! Elle Ă©tait pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crĂšmes Ă la pistache et jouait des valses aprĂšs dĂźner. Il se trouvait donc le plus fortunĂ© des mortels, et Emma vivait sans inquiĂ©tude, lorsquâun soir, tout Ă coup â Câest Mlle Lempereur, nâest-ce pas, qui te donne des leçons ? â Oui. â Eh bien, je lâai vue tantĂŽt, reprit Charles, chez Mme LiĂ©geard. Je lui ai parlĂ© de toi ; elle ne te connaĂźt pas. Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle rĂ©pliqua dâun air naturel â Ah ! sans doute, elle aura oubliĂ© mon nom ? â Mais il y a peut-ĂȘtre Ă Rouen, dit le mĂ©decin, plusieurs demoiselles Lempereur qui sont maĂźtresses de piano ? â Câest possible ! Puis, vivement â Jâai pourtant ses reçus, tiens ! regarde. Et elle alla au secrĂ©taire, fouilla tous les tiroirs, confondit les papiers et finit si bien par perdre la tĂȘte, que Charles lâengagea fort Ă ne point se donner tant de mal pour ces misĂ©rables quittances. â Oh ! je les trouverai, dit-elle. En effet, dĂšs le vendredi suivant, Charles, en passant une de ses bottes dans le cabinet noir oĂč lâon serrait ses habits, sentit une feuille de papier entre le cuir et sa chaussette, il la prit et lut Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures, la somme de soixante-cinq francs. FĂ©licie lâEmpereur, Professeur de musique. » â Comment diable est-ce dans mes bottes ? â Ce sera, sans doute, rĂ©pondit-elle, tombĂ© du vieux carton aux factures, qui est sur le bord de la planche. Ă partir de ce moment, son existence ne fut plus quâun assemblage de mensonges, oĂč elle enveloppait son amour comme dans des voiles, pour le cacher. CâĂ©tait un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elle disait avoir passĂ©, hier, par le cĂŽtĂ© droit dâune rue, il fallait croire quâelle avait pris par le cĂŽtĂ© gauche. Un matin quâelle venait de partir, selon sa coutume, assez lĂ©gĂšrement vĂȘtue, il tomba de la neige tout Ă coup ; et comme Charles regardait le temps Ă la fenĂȘtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc du sieur Tuvache qui le conduisait Ă Rouen. Alors il descendit confier Ă lâecclĂ©siastique un gros chĂąle pour quâil le remĂźt Ă Madame, sitĂŽt quâil arriverait Ă la Croix-Rouge. Ă peine fut-il Ă lâauberge que Bournisien demanda oĂč Ă©tait la femme du mĂ©decin dâYonville. LâhĂŽteliĂšre rĂ©pondit quâelle frĂ©quentait fort peu son Ă©tablissement. Aussi, le soir, en reconnaissant Mme Bovary dans lâHirondelle, le curĂ© lui conta son embarras, sans paraĂźtre, du reste y attacher de lâimportance ; car il entama lâĂ©loge dâun prĂ©dicateur qui pour lors faisait merveilles Ă la cathĂ©drale, et que toutes les dames couraient entendre. Nâimporte sâil nâavait point demandĂ© dâexplications, dâautres plus tard pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea-t-elle utile de descendre chaque fois Ă la Croix-Rouge, de sorte que les bonnes gens de son village qui la voyaient dans lâescalier ne se doutaient de rien. Un jour pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait de lâHĂŽtel de Boulogne au bras de LĂ©on ; et elle eut peur, sâimaginant quâil bavarderait. Il nâĂ©tait pas si bĂȘte. Mais trois jours aprĂšs, il entra dans sa chambre, ferma la porte et dit â Jâaurais besoin dâargent. Elle dĂ©clara ne pouvoir lui en donner. Lheureux se rĂ©pandit en gĂ©missements, et rappela toutes les complaisances quâil avait eues. En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusquâĂ prĂ©sent nâen avait payĂ© quâun seul. Quant au second, le marchand, sur sa priĂšre, avait consenti Ă le remplacer par deux autres, qui mĂȘme avaient Ă©tĂ© renouvelĂ©s Ă une fort longue Ă©chĂ©ance. Puis il tira de sa poche une liste de fournitures non soldĂ©es, Ă savoir les rideaux, le tapis, lâĂ©toffe pour les fauteuils, plusieurs robes et divers articles de toilette, dont la valeur se montait Ă la somme de deux mille francs environ. Elle baissa la tĂȘte ; il reprit â Mais, si vous nâavez pas dâespĂšces, vous avez du bien. Et il indiqua une mĂ©chante masure sise Ă Barneville, prĂšs dâAumale, qui ne rapportait pas grand-chose. Cela dĂ©pendait autrefois dâune petite ferme vendue par M. Bovary pĂšre, car Lheureux savait tout, jusquâĂ la contenance dâhectares, avec le nom des voisins. â Moi, Ă votre place, disait-il, je me libĂ©rerais, et jâaurais encore le surplus de lâargent. Elle objecta la difficultĂ© dâun acquĂ©reur ; il donna lâespoir dâen trouver ; mais elle demanda comment faire pour quâelle pĂ»t vendre. â Nâavez-vous pas la procuration ? rĂ©pondit-il. Ce mot lui arriva comme une bouffĂ©e dâair frais. â Laissez-moi la note, dit Emma. â Oh ! ce nâest pas la peine ! reprit Lheureux. Il revint la semaine suivante, et se vanta dâavoir, aprĂšs force dĂ©marches, fini par dĂ©couvrir un certain Langlois qui, depuis longtemps, guignait la propriĂ©tĂ© sans faire connaĂźtre son prix. â Nâimporte le prix ! sâĂ©cria-t-elle. Il fallait attendre, au contraire, tĂąter ce gaillard-lĂ . La chose valait la peine dâun voyage, et, comme elle ne pouvait faire ce voyage, il offrir de se rendre sur les lieux, pour sâaboucher avec Langlois. Une fois revenu, il annonça que lâacquĂ©reur proposait quatre mille francs. Emma sâĂ©panouit Ă cette nouvelle. â Franchement, ajouta-t-il, câest bien payĂ©. Elle toucha la moitiĂ© de la somme immĂ©diatement, et, quand elle fut pour solder son mĂ©moire, le marchand lui dit â Cela me fait de la peine, parole dâhonneur, de vous voir vous dessaisir tout dâun coup dâune somme aussi consĂ©quente que celle-lĂ . Alors, elle regarda les billets de banque ; et, rĂȘvant au nombre illimitĂ© de rendez-vous que ces deux mille francs reprĂ©sentaient â Comment ! comment ! balbutia-t-elle. â Oh ! reprit-il en riant dâun air bonhomme, on met tout ce que lâon veut sur les factures. Est-ce que je ne connais pas les mĂ©nages ? Et il la considĂ©rait fixement, tout en tenant Ă sa main deux longs papiers quâil faisait glisser entre ses ongles. Enfin, ouvrant son portefeuille, il Ă©tala sur la table quatre billets Ă ordre, de mille francs chacun. â Signez-moi cela, dit-il, et gardez tout. Elle se rĂ©cria, scandalisĂ©e. â Mais, si je vous donne le surplus, rĂ©pondit effrontĂ©ment M. Lheureux, nâest-ce pas vous rendre service, Ă vous ? Et, prenant une plume, il Ă©crivit au bas du mĂ©moire Reçu de Mme Bovary quatre mille francs. » â Qui vous inquiĂšte, puisque vous toucherez dans six mois lâarriĂ©rĂ© de votre baraque, et que je vous place lâĂ©chĂ©ance du dernier billet pour aprĂšs le payement ? Emma sâembarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui tintaient comme si des piĂšces dâor, sâĂ©ventrant de leurs sacs, eussent sonnĂ© tout autour dâelle sur le parquet. Enfin Lheureux expliqua quâil avait un sien ami Vinçart, banquier Ă Rouen, lequel allait escompter ces quatre billets, puis il remettrait lui-mĂȘme Ă Madame le surplus de la dette rĂ©elle. Mais au lieu de deux mille francs, il nâen apporta que dix-huit cents, car lâami Vinçart comme de juste en avait prĂ©levĂ© deux cents, pour frais de commission et dâescompte. Puis il rĂ©clama nĂ©gligemment une quittance. â Vous comprenezâŠ, dans le commerceâŠ, quelquefois⊠Et avec la date, sâil vous plaĂźt, la date. Un horizon de fantaisies rĂ©alisables sâouvrit alors devant Emma. Elle eut assez de prudence pour mettre en rĂ©serve mille Ă©cus, avec quoi furent payĂ©s, lorsquâils Ă©churent, les trois premiers billets ; mais le quatriĂšme, par hasard, tomba dans la maison un jeudi, et Charles, bouleversĂ©, attendit patiemment le retour de sa femme pour avoir des explications. Si elle ne lâavait point instruit de ce billet, câĂ©tait afin de lui Ă©pargner des tracas domestiques ; elle sâassit sur ses genoux, le caressa, roucoula, fit une longue Ă©numĂ©ration de toutes les choses indispensables prises Ă crĂ©dit. â Enfin, tu conviendras que, vu la quantitĂ©, ce nâest pas trop cher. Charles, Ă bout dâidĂ©es, bientĂŽt eut recours Ă lâĂ©ternel Lheureux, qui jura de calmer les choses, si Monsieur lui signait deux billets, dont lâun de sept cents francs, payable dans trois mois. Pour se mettre en mesure, il Ă©crivit Ă sa mĂšre une lettre pathĂ©tique. Au lieu dâenvoyer la rĂ©ponse, elle vint elle-mĂȘme ; et, quand Emma voulut savoir sâil en avait tirĂ© quelque chose â Oui, rĂ©pondit-il. Mais elle demande Ă connaĂźtre la facture. Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lheureux le prier de refaire une autre note, qui ne dĂ©passĂąt point mille francs ; car pour montrer celle de quatre mille, il eĂ»t fallu dire quâelle en avait payĂ© les deux tiers, avouer consĂ©quemment la vente de lâimmeuble, nĂ©gociation bien conduite par le marchand, et qui ne fut effectivement connue que plus tard. MalgrĂ© le prix trĂšs bas de chaque article, Mme Bovary mĂšre ne manqua point de trouver la dĂ©pense exagĂ©rĂ©e. â Ne pouvait-on se passer dâun tapis ? Pourquoi avoir renouvelĂ© lâĂ©toffe des fauteuils ? De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil, pour les personnes ĂągĂ©es, â du moins, câĂ©tait comme cela chez ma mĂšre, qui Ă©tait une honnĂȘte femme, je vous assure. â Tout le monde ne peut ĂȘtre riche ! Aucune fortune ne tient contre le coulage ! Je rougirais de me dorloter comme vous faites ! et pourtant, moi, je suis vieille, jâai besoin de soins⊠En voilĂ ! en voilĂ , des ajustements ! des flaflas ! Comment ! de la soie pour doublure, Ă deux francs !⊠tandis quâon trouve du jaconas Ă dix sous, et mĂȘme Ă huit sous qui fait parfaitement lâaffaire. Emma, renversĂ©e sur la causeuse, rĂ©pliquait le plus tranquillement possible â Eh ! madame, assez ! assez !⊠Lâautre continuait Ă la sermonner, prĂ©disant quâils finiraient Ă lâhĂŽpital. Dâailleurs, câĂ©tait la faute de Bovary. Heureusement quâil avait promis dâanĂ©antir cette procuration⊠â Comment ? â Ah ! il me lâa jurĂ©, reprit la bonne femme. Emma ouvrit la fenĂȘtre, appela Charles, et le pauvre garçon fut contraint dâavouer la parole arrachĂ©e par sa mĂšre. Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusement une grosse feuille de papier. â Je vous remercie, dit la vieille femme. Et elle jeta dans le feu la procuration. Emma se mit Ă rire dâun rire strident, Ă©clatant, continu elle avait une attaque de nerfs. â Ah ! mon Dieu ! sâĂ©cria Charles. Eh ! tu as tort aussi toi ! tu viens lui faire des scĂšnes !⊠Sa mĂšre, en haussant les Ă©paules, prĂ©tendait que tout cela câĂ©taient des gestes. Mais Charles, pour la premiĂšre fois se rĂ©voltant, prit la dĂ©fense de sa femme, si bien que Mme Bovary mĂšre voulut sâen aller. Elle partit dĂšs le lendemain, et, sur le seuil, comme il essayait Ă la retenir, elle rĂ©pliqua â Non, non ! Tu lâaimes mieux que moi, et tu as raison, câest dans lâordre. Au reste, tant pis ! tu verras !⊠Bonne santĂ© !⊠car je ne suis pas prĂšs, comme tu dis, de venir lui faire des scĂšnes. Charles nâen resta pas moins fort penaud vis-Ă -vis dâEmma, celle-ci ne cachant point la rancune quâelle lui gardait pour avoir manquĂ© de confiance ; il fallut bien des priĂšres avant quâelle consentĂźt Ă reprendre sa procuration, et mĂȘme il lâaccompagna chez M. Guillaumin pour lui en faire faire une seconde, toute pareille. â Je comprends cela, dit le notaire ; un homme de science ne peut sâembarrasser aux dĂ©tails pratiques de la vie. Et Charles se sentit soulagĂ© par cette rĂ©flexion pateline, qui donnait Ă sa faiblesse les apparences flatteuses dâune prĂ©occupation supĂ©rieure. Quel dĂ©bordement, le jeudi dâaprĂšs, Ă lâhĂŽtel, dans leur chambre, avec LĂ©on ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets, voulut fumer des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable, superbe. Il ne savait pas quelle rĂ©action de tout son ĂȘtre la poussait davantage Ă se prĂ©cipiter sur les jouissances de la vie. Elle devenait irritable, gourmande, et voluptueuse ; et elle se promenait avec lui dans les rues, tĂȘte haute, sans peur, disait-elle, de se compromettre. Parfois, cependant, Emma tressaillait Ă lâidĂ©e soudaine de rencontrer Rodolphe ; car il lui semblait, bien quâils fussent sĂ©parĂ©s pour toujours, quâelle nâĂ©tait pas complĂštement affranchie de sa dĂ©pendance. Un soir, elle ne rentra point Ă Yonville. Charles en perdait la tĂȘte, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman, sanglotait Ă se rompre la poitrine. Justin Ă©tait parti au hasard sur la route. M. Homais en avait quittĂ© sa pharmacie. Enfin, Ă onze heures, nây tenant plus, Charles attela son boc, sauta dedans, fouetta sa bĂȘte et arriva vers deux heures du matin Ă la Croix-Rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-ĂȘtre lâavait vue ; mais oĂč demeurait-il ? Charles, heureusement, se rappela lâadresse de son patron. Il y courut. Le jour commençait Ă paraĂźtre. Il distingua des panonceaux au-dessus dâune porte ; il frappa. Quelquâun, sans ouvrir, lui cria le renseignement demandĂ©, tout en ajoutant force injures contre ceux qui dĂ©rangeaient le monde pendant la nuit. La maison que le clerc habitait nâavait ni sonnette, ni marteau, ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre les auvents. Un agent de police vint Ă passer ; alors il eut peur et sâen alla. â Je suis fou, se disait-il ; sans doute, on lâaura retenue Ă dĂźner chez M. Lormeaux. La famille Lormeaux nâhabitait plus Rouen. â Elle sera restĂ©e Ă soigner Mme Dubreuil. Eh ! Mme Dubreuil est morte depuis dix mois !⊠OĂč est-elle donc ? Une idĂ©e lui vint. Il demanda, dans un cafĂ©, lâAnnuaire ; et chercha vite le nom de Mlle Lempereur, qui demeurait rue de la Renelle-des-Maroquiniers, no 74. Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-mĂȘme Ă lâautre bout ; il se jeta sur elle plutĂŽt quâil ne lâembrassa, en sâĂ©criant â Qui tâa retenue, hier ? â Jâai Ă©tĂ© malade. â Et de quoi ?⊠OĂč ?⊠Comment ?⊠Elle se passa la main sur le front, et rĂ©pondit â Chez Mlle Lempereur. â Jâen Ă©tais sĂ»r ! Jây allais. â Oh ! ce nâest pas la peine, dit Emma. Elle vient de sortir tout Ă lâheure ; mais, Ă lâavenir, tranquillise-toi. Je ne suis pas libre, tu comprends, si je sais que le moindre retard te bouleverse ainsi. CâĂ©tait une maniĂšre de permission quâelle se donnait de ne point se gĂȘner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout Ă son aise, largement. Lorsque lâenvie la prenait de voir LĂ©on, elle partait sous nâimporte quel prĂ©texte, et, comme il ne lâattendait pas ce jour-lĂ , elle allait le chercher Ă son Ă©tude. Ce fut un grand bonheur les premiĂšres fois ; mais bientĂŽt il ne cacha plus la vĂ©ritĂ©, Ă savoir que son patron se plaignait fort de ces dĂ©rangements. â Ah bah ! viens donc, disait-elle. Et il sâesquivait. Elle voulut quâil se vĂȘtĂźt tout en noir et se laissĂąt pousser une pointe au menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII. Elle dĂ©sira connaĂźtre son logement, le trouva mĂ©diocre ; il en rougit, elle nây prit garde, puis lui conseilla dâacheter des rideaux pareils aux siens, et comme il objectait la dĂ©pense â Ah ! ah ! tu tiens Ă tes petits Ă©cus ! dit-elle en riant. Il fallait que LĂ©on, chaque fois, lui racontĂąt toute sa conduite, depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, des vers pour elle, une piĂšce dâamour en son honneur ; jamais il ne put parvenir Ă trouver la rime du second vers, et il finit par copier un sonnet dans un keepsake. Ce fut moins par vanitĂ© que dans le seul but de lui complaire. Il ne discutait pas ses idĂ©es ; il acceptait tous ses goĂ»ts ; il devenait sa maĂźtresse plutĂŽt quâelle nâĂ©tait la sienne. Elle avait des paroles tendres avec des baisers qui lui emportaient lâĂąme. OĂč donc avait-elle appris cette corruption, presque immatĂ©rielle Ă force dâĂȘtre profonde et dissimulĂ©e ? VI D ans les voyages quâil faisait pour la voir, LĂ©on souvent avait dĂźnĂ© chez le pharmacien, et sâĂ©tait cru contraint, par politesse, de lâinviter Ă son tour. â Volontiers ! avait rĂ©pondu M. Homais ; il faut, dâailleurs, que je me retrempe un peu, car je mâencroĂ»te ici. Nous irons au spectacle, au restaurant, nous ferons des folies ! â Ah ! bon ami ! murmura tendrement Mme Homais, effrayĂ©e des pĂ©rils vagues quâil se disposait Ă courir. â Eh bien, quoi ? tu trouves que je ne ruine pas assez ma santĂ© Ă vivre parmi les Ă©manations continuelles de la pharmacie ! VoilĂ , du reste, le caractĂšre des femmes elles sont jalouses de la Science, puis sâopposent Ă ce que lâon prenne les plus lĂ©gitimes distractions. Nâimporte, comptez sur moi ; un de ces jours, je tombe Ă Rouen et nous ferons sauter ensemble les monacos. Lâapothicaire, autrefois, se fĂ»t bien gardĂ© dâune telle expression ; mais il donnait maintenant dans un genre folĂątre et parisien quâil trouvait du meilleur goĂ»t, et, comme Mme Bovary, sa voisine, il interrogeait le clerc curieusement sur les mĆurs de la capitale, mĂȘme il parlait argot afin dâĂ©blouir⊠les bourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard, Breda-street, et Je me la casse, pour Je mâen vais. Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine du Lion dâor, M. Homais en costume de voyageur, câest-Ă -dire couvert dâun vieux manteau quâon ne lui connaissait pas, tandis quâil portait dâune main une valise, et, de lâautre, la chanceliĂšre de son Ă©tablissement. Il nâavait confiĂ© son projet Ă personne, dans la crainte dâinquiĂ©ter le public par son absence. LâidĂ©e de revoir les lieux oĂč sâĂ©tait passĂ©e sa jeunesse lâexaltait sans doute, car tout le long du chemin il nâarrĂȘta pas de discourir ; puis, Ă peine arrivĂ©, il sauta vivement de la voiture pour se mettre en quĂȘte de LĂ©on ; et le clerc eut beau se dĂ©battre, M. Homais lâentraĂźna vers le grand CafĂ© de Normandie, oĂč il entra majestueusement sans retirer son chapeau, estimant fort provincial de se dĂ©couvrir dans un endroit public. Emma attendit LĂ©on trois quarts dâheure. Enfin elle courut Ă son Ă©tude, et, perdue dans toute sorte de conjectures, lâaccusant dâindiffĂ©rence et se reprochant Ă elle-mĂȘme sa faiblesse, elle passa lâaprĂšs-midi le front collĂ© contre les carreaux. Ils Ă©taient encore Ă deux heures attablĂ©s lâun devant lâautre. La grande salle se vidait ; le tuyau du poĂȘle, en forme de palmier, arrondissait au plafond blanc sa gerbe dorĂ©e ; et prĂšs dâeux, derriĂšre le vitrage, en plein soleil, un petit jet dâeau gargouillait dans un bassin de marbre oĂč, parmi du cresson et des asperges, trois homards engourdis sâallongeaient jusquâĂ des cailles, toutes couchĂ©es en pile, sur le flanc. Homais se dĂ©lectait. Quoiquâil se grisĂąt de luxe encore plus que de bonne chĂšre, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les facultĂ©s, et, lorsque apparut lâomelette au rhum, il exposa sur les femmes des thĂ©ories immorales. Ce qui le sĂ©duisait par-dessus tout, câĂ©tait le chic. Il adorait une toilette Ă©lĂ©gante dans un appartement bien meublĂ©, et, quant aux qualitĂ©s corporelles, ne dĂ©testait pas le morceau. LĂ©on contemplait la pendule avec dĂ©sespoir. Lâapothicaire buvait, mangeait, parlait. â Vous devez ĂȘtre, dit-il tout Ă coup, bien privĂ© Ă Rouen. Du reste, vos amours ne logent pas loin. Et, comme lâautre rougissait â Allons, soyez franc ! Nierez-vous quâĂ Yonville⊠? Le jeune homme balbutia. â Chez Mme Bovary, vous ne courtisiez point⊠? â Et qui donc ? â La bonne ! Il ne plaisantait pas ; mais, la vanitĂ© lâemportant sur toute prudence, LĂ©on, malgrĂ© lui, se rĂ©cria. Dâailleurs, il nâaimait que les femmes brunes. â Je vous approuve, dit le pharmacien ; elles ont plus de tempĂ©rament. Et, se penchant Ă lâoreille de son ami, il indiqua les symptĂŽmes auxquels on reconnaissait quâune femme avait du tempĂ©rament. Il se lança mĂȘme dans une digression ethnographique lâAllemande Ă©tait vaporeuse, la Française libertine, lâItalienne passionnĂ©e. â Et les nĂ©gresses ? demanda le clerc. â Câest un goĂ»t dâartiste, dit Homais. â Garçon ! deux demi-tasses ! â Partons-nous ? reprit Ă la fin LĂ©on sâimpatientant. â Yes. Mais il voulut, avant de sâen aller, voir le maĂźtre de lâĂ©tablissement et lui adressa quelques fĂ©licitations. Alors le jeune homme, pour ĂȘtre seul, allĂ©gua quâil avait affaire. â Ah ! je vous escorte ! dit Homais. Et, tout en descendant les rues avec lui, il parlait de sa femme, de ses enfants, de leur avenir et de sa pharmacie, racontait en quelle dĂ©cadence elle Ă©tait autrefois, et le point de perfection oĂč il lâavait montĂ©e. ArrivĂ© devant lâHĂŽtel de Boulogne, LĂ©on le quitta brusquement, escalada lâescalier, et trouva sa maĂźtresse en grand Ă©moi. Au nom du pharmacien, elle sâemporta. Cependant, il accumulait de bonnes raisons ; ce nâĂ©tait pas sa faute, ne connaissait-elle pas M. Homais ? pouvait-elle croire quâil prĂ©fĂ©rĂąt sa compagnie ? Mais elle se dĂ©tournait ; il la retint ; et, sâaffaissant sur les genoux, il lui entoura la taille de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleine de concupiscence et de supplication. Elle Ă©tait debout ; ses grands yeux enflammĂ©s le regardaient sĂ©rieusement et presque dâune façon terrible. Puis des larmes les obscurcirent, ses paupiĂšres roses sâabaissĂšrent, elle abandonna ses mains, et LĂ©on les portait Ă sa bouche lorsque parut un domestique, avertissant Monsieur quâon le demandait. â Tu vas revenir ? dit-elle. â Oui. â Mais quand ? â Tout Ă lâheure. â Câest un truc, dit le pharmacien en apercevant LĂ©on. Jâai voulu interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier. Allons chez Bridoux prendre un verre de garus. LĂ©on jura quâil lui fallait retourner Ă son Ă©tude. Alors lâapothicaire fit des plaisanteries sur les paperasses, la procĂ©dure. â Laissez donc un peu Cujas et Barthole, que diable ! Qui vous empĂȘche ? Soyez un brave ! Allons chez Bridoux ; vous verrez son chien. Câest trĂšs curieux ! Et comme le clerc sâobstinait toujours â Jây vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou je feuilleterai un Code. LĂ©on, Ă©tourdi par la colĂšre dâEmma, le bavardage de M. Homais et peut-ĂȘtre les pesanteurs du dĂ©jeuner, restait indĂ©cis et comme sous la fascination du pharmacien qui rĂ©pĂ©tait â Allons chez Bridoux ! câest Ă deux pas, rue Malpalu. Alors, par lĂąchetĂ©, par bĂȘtise, par cet inqualifiable sentiment qui nous entraĂźne aux actions les plus antipathiques, il se laissa conduire chez Bridoux ; et ils le trouvĂšrent dans sa petite cour, surveillant trois garçons qui haletaient Ă tourner la grande roue dâune machine pour faire de lâeau de Seltz⊠Homais leur donna des conseils ; il embrassa Bridoux ; on prit le garus. Vingt fois LĂ©on voulut sâen aller ; mais lâautre lâarrĂȘtait par le bras en lui disant â Tout Ă lâheure ! je sors. Nous irons au Fanal de Rouen, voir ces messieurs. Je vous prĂ©senterai Ă Thomassin. Il sâen dĂ©barrassa pourtant et courut dâun bond jusquâĂ lâhĂŽtel. Emma nây Ă©tait plus. Elle venait de partir, exaspĂ©rĂ©e. Elle le dĂ©testait maintenant. Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et elle cherchait encore dâautres raisons pour sâen dĂ©tacher il Ă©tait incapable dâhĂ©roĂŻsme, faible, banal, plus mou quâune femme, avare dâailleurs et pusillanime. Puis, se calmant, elle finit par dĂ©couvrir quâelle lâavait sans doute calomniĂ©. Mais le dĂ©nigrement de ceux que nous aimons toujours nous en dĂ©tache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles la dorure en reste aux mains. Ils en vinrent Ă parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă leur amour ; et, dans les lettres quâEmma lui envoyait, il Ă©tait question de fleurs, de vers, de la lune et des Ă©toiles, ressources naĂŻves dâune passion affaiblie, qui essayait de sâaviver Ă tous les secours extĂ©rieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle sâavouait ne rien sentir dâextraordinaire. Cette dĂ©ception sâeffaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait Ă lui plus enflammĂ©e, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait dâun seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements ; â et, pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle sâabattait contre sa poitrine, avec un long frisson. Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans lâĂ©treinte de ces bras, quelque chose dâextrĂȘme, de vague et de lugubre, qui semblait Ă LĂ©on se glisser entre eux, subtilement, comme pour les sĂ©parer. Il nâosait lui faire des questions ; mais, la discernant si expĂ©rimentĂ©e, elle avait dĂ» passer, se disait-il, par toutes les Ă©preuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois lâeffrayait un peu maintenant. Dâailleurs, il se rĂ©voltait contre lâabsorption, chaque jour plus grande, de sa personnalitĂ©. Il en voulait Ă Emma de cette victoire permanente. Il sâefforçait mĂȘme Ă ne pas la chĂ©rir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă la vue des liqueurs fortes. Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toutes sortes dâattentions, depuis les recherches de table jusquâaux coquetteries du costume et aux langueurs du regard. Elle apportait dâYonville des roses dans son sein, quâelle lui jetait Ă la figure, montrait des inquiĂ©tudes pour sa santĂ©, lui donnait des conseils sur sa conduite, et, afin de le retenir davantage, espĂ©rant que le ciel peut-ĂȘtre sâen mĂȘlerait, elle lui passa autour du cou une mĂ©daille de la Vierge. Elle sâinformait, comme une mĂšre vertueuse, de ses camarades. Elle lui disait â Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense quâĂ nous ; aime-moi ! Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et lâidĂ©e lui vint de le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, prĂšs de lâhĂŽtel, une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas⊠Mais sa fiertĂ© se rĂ©volta. â Eh ! tant pis ! quâil me trompe, que mâimporte ! est-ce que jây tiens ? Un jour quâils sâĂ©taient quittĂ©s de bonne heure, et quâelle sâen revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle sâassit sur un banc, Ă lâombre des ormes. Quel calme dans ce temps-lĂ ! comme elle enviait les ineffables sentiments dâamour quâelle tĂąchait, dâaprĂšs des livres, de se figurer ! Les premiers mois de son mariage, ses promenades Ă cheval dans la forĂȘt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux⊠Et LĂ©on lui parut soudain dans le mĂȘme Ă©loignement que les autres. â Je lâaime pourtant ! se disait-elle. Nâimporte ! elle nâĂ©tait pas heureuse, ne lâavait jamais Ă©tĂ©. DâoĂč venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanĂ©e des choses oĂč elle sâappuyait ?⊠Mais, sâil y avait quelque part un ĂȘtre fort et beau, une nature valeureuse, pleine Ă la fois dâexaltation et de raffinements, un cĆur de poĂšte sous une forme dâange, lyre aux cordes dâairain, sonnant vers le ciel des Ă©pithalames Ă©lĂ©giaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilitĂ© ! Rien, dâailleurs, ne valait la peine dâune recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bĂąillement dâennui, chaque joie une malĂ©diction, tout plaisir son dĂ©goĂ»t, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lĂšvre quâune irrĂ©alisable envie dâune voluptĂ© plus haute. Un rĂąle mĂ©tallique se traĂźna dans les airs et, quatre coups se firent entendre Ă la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait quâelle Ă©tait lĂ , sur ce banc, depuis lâĂ©ternitĂ©. Mais un infini de passions peut tenir dans une minute, comme une foule dans un petit espace. Emma vivait tout occupĂ©e des siennes, et ne sâinquiĂ©tait pas plus de lâargent quâune archiduchesse. Une fois pourtant, un homme dâallure chĂ©tive, rubicond et chauve, entra chez elle, se dĂ©clarant envoyĂ© par M. Vinçart, de Rouen. Il retira les Ă©pingles qui fermaient la poche latĂ©rale de sa longue redingote verte, les piqua sur sa manche et tendit poliment un papier. CâĂ©tait un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que Lheureux, malgrĂ© toutes ses protestations, avait passĂ© Ă lâordre de Vinçart. Elle expĂ©dia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir. Alors, lâinconnu, qui Ă©tait restĂ© debout, lançant de droite et de gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds, demanda dâun air naĂŻf â Quelle rĂ©ponse apporter Ă M. Vinçart ? â Eh bien, rĂ©pondit Emma, dites-lui⊠que je nâen ai pas⊠Ce sera la semaine prochaine⊠Quâil attende⊠oui, la semaine prochaine. Et le bonhomme sâen alla sans souffler mot. Mais, le lendemain, Ă midi, elle reçut un protĂȘt ; et la vue du papier timbrĂ©, oĂč sâĂ©talait Ă plusieurs reprises et en gros caractĂšres MaĂźtre Hareng, huissier Ă Buchy », lâeffraya si fort, quâelle courut en toute hĂąte chez le marchand dâĂ©toffes. Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler un paquet. â Serviteur ! dit-il, je suis Ă vous. Lheureux nâen continua pas moins sa besogne, aidĂ© par une jeune fille de treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait Ă la fois de commis et de cuisiniĂšre. Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de la boutique, il monta devant Madame au premier Ă©tage, et lâintroduisit dans un Ă©troit cabinet, oĂč un gros bureau en bois de sape supportait quelques registres, dĂ©fendus transversalement par une barre de fer cadenassĂ©e. Contre le mur, sous des coupons dâindienne, on entrevoyait un coffre-fort, mais dâune telle dimension, quâil devait contenir autre chose que des billets et de lâargent. M. Lheureux, en effet, prĂȘtait sur gages, et câest lĂ quâil avait mis la chaĂźne en or de Mme Bovary, avec les boucles dâoreilles du pauvre pĂšre Tellier, qui, enfin contraint de vendre, avait achetĂ© Ă Quincampoix un maigre fonds dâĂ©picerie, oĂč il se mourait de son catarrhe, au milieu de ses chandelles moins jaunes que sa figure. Lheureux sâassit dans son large fauteuil de paille, en disant â Quoi de neuf ? â Tenez. Et elle lui montra le papier. â Eh bien, quây puis-je ? Alors, elle sâemporta, rappelant la parole quâil avait donnĂ©e de ne pas faire circuler ses billets ; il en convenait. â Mais jâai Ă©tĂ© forcĂ© moi-mĂȘme, jâavais le couteau sur la gorge. â Et que va-t-il arriver, maintenant ? reprit-elle. â Oh ! câest bien simple un jugement du tribunal, et puis la saisie⊠; bernique ! Emma se retenait pour ne pas le battre. Elle lui demanda doucement sâil nây avait pas moyen de calmer M. Vinçart. â Ah bien, oui ! calmer Vinçart ; vous ne le connaissez guĂšre ; il est plus fĂ©roce quâun Arabe. Pourtant il fallait que M. Lheureux sâen mĂȘlĂąt. â Ăcoutez donc ! il me semble que, jusquâĂ prĂ©sent, jâai Ă©tĂ© assez bon pour vous. Et, dĂ©ployant un de ses registres â Tenez ! Puis, remontant la page avec son doigt â VoyonsâŠ, voyons⊠Le 3 aoĂ»t, deux cents francs⊠Au 17 juin, cent cinquante⊠23 mars, quarante-six⊠En avril⊠Il sâarrĂȘta, comme craignant de faire quelque sottise. â Et je ne dis rien des billets souscrits par Monsieur, un de sept cents francs, un autre de trois cents ! Quant Ă vos petits acomptes, aux intĂ©rĂȘts, ça nâen finit pas, on sây embrouille. Je ne mâen mĂȘle plus ! Elle pleurait, elle lâappela mĂȘme son bon monsieur Lheureux ». Mais il se rejetait toujours sur ce mĂątin de Vinçart ». Dâailleurs, il nâavait pas un centime, personne Ă prĂ©sent ne le payait, on lui mangeait la laine sur le dos, un pauvre boutiquier comme lui ne pouvait faire dâavances. Emma se taisait ; et M. Lheureux, qui mordillonnait les barbes dâune plume, sans doute sâinquiĂ©ta de son silence, car il reprit â Au moins, si un de ces jours jâavais quelques rentrĂ©es⊠Je pourrais⊠â Du reste, dit-elle, dĂšs que lâarriĂ©rĂ© de Barneville⊠â Comment ?⊠Et, en apprenant que Langlois nâavait pas encore payĂ©, il parut fort surpris. Puis, dâune voix mielleuse â Et nous convenons, dites-vous⊠? â Oh ! de ce que vous voudrez ! Alors, il ferma les yeux pour rĂ©flĂ©chir, Ă©crivit quelques chiffres, et, dĂ©clarant quâil aurait grand mal, que la chose Ă©tait scabreuse et quâil se saignait, il dicta quatre billets de deux cent cinquante francs, chacun, espacĂ©s les uns des autres Ă un mois dâĂ©chĂ©ance. â Pourvu que Vinçart veuille mâentendre ! Du reste câest convenu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme. Ensuite il lui montra nĂ©gligemment plusieurs marchandises nouvelles, mais dont pas une, dans son opinion, nâĂ©tait digne de Madame. â Quand je pense que voilĂ une robe Ă sept sous le mĂštre, et certifiĂ©e bon teint ! Ils gobent cela pourtant ! On ne leur conte pas ce qui en est, vous pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers les autres la convaincre tout Ă fait de sa probitĂ©. Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure quâil avait trouvĂ©es derniĂšrement dans une vendue ». â Est-ce beau ! disait Lheureux ; on sâen sert beaucoup maintenant, comme tĂȘtes de fauteuils, câest le genre. Et, plus prompt quâun escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit dans les mains dâEmma. â Au moins, que je sache⊠? â Ah ! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons. DĂšs le soir, elle pressa Bovary dâĂ©crire Ă sa mĂšre pour quâelle leur envoyĂąt bien vite tout lâarriĂ©rĂ© de lâhĂ©ritage. La belle-mĂšre rĂ©pondit nâavoir plus rien la liquidation Ă©tait close, et il leur restait, outre Barneville, six cents livres de rente, quâelle leur servirait exactement. Alors Madame expĂ©dia des factures chez deux ou trois clients, et bientĂŽt usa largement de ce moyen, qui lui rĂ©ussissait. Elle avait toujours soin dâajouter en post-scriptum Nâen parlez pas Ă mon mari, vous savez comme il est fier⊠Excusez-moi⊠Votre servante⊠» Il y eut quelques rĂ©clamations ; elle les intercepta. Pour se faire de lâargent, elle se mit Ă vendre ses vieux gants, ses vieux chapeaux, la vieille ferraille ; et elle marchandait avec rapacitĂ©, â son sang de paysanne la poussant au gain. Puis, dans ses voyages Ă la ville, elle brocantait des babioles, que M. Lheureux, Ă dĂ©faut dâautres, lui prendrait certainement. Elle sâacheta des plumes dâautruche, de la porcelaine chinoise et des bahuts ; elle empruntait Ă FĂ©licitĂ©, Ă Mme Lefrançois, Ă lâhĂŽteliĂšre de la Croix-Rouge, Ă tout le monde, nâimporte oĂč. Avec lâargent quâelle reçut enfin de Barneville, elle paya deux billets ; les quinze cents autres francs sâĂ©coulĂšrent. Elle sâengagea de nouveau, et toujours ainsi ! Parfois, il est vrai, elle tĂąchait de faire des calculs ; mais elle dĂ©couvrait des choses si exorbitantes, quâelle nây pouvait croire. Alors elle recommençait, sâembrouillait vite, plantait tout lĂ et nây pensait plus. La maison Ă©tait bien triste, maintenant ! On en voyait sortir les fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traĂźnant sur les fourneaux ; et la petite Berthe, au grand scandale de Mme Homais, portait des bas percĂ©s. Si Charles, timidement, hasardait une observation, elle rĂ©pondait avec brutalitĂ© que ce nâĂ©tait point sa faute ! Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par son ancienne maladie nerveuse ; et, se reprochant dâavoir pris pour des dĂ©fauts ses infirmitĂ©s, il sâaccusait dâĂ©goĂŻsme, avait envie de courir lâembrasser. â Oh ! non, se disait-il, je lâennuierais ! Et il restait. AprĂšs le dĂźner, il se promenait seul dans le jardin ; il prenait la petite Berthe sur ses genoux, et, dĂ©ployant son journal de mĂ©decine, essayait de lui apprendre Ă lire. Lâenfant, qui nâĂ©tudiait jamais, ne tardait pas Ă ouvrir de grands yeux tristes et se mettait Ă pleurer. Alors il la consolait ; il allait lui chercher de lâeau dans lâarrosoir pour faire des riviĂšres sur le sable, ou cassait les branches des troĂšnes pour planter des arbres dans les plates-bandes, ce qui gĂątait peu le jardin, tout encombrĂ© de longues herbes ; on devait tant de journĂ©es Ă Lestiboudois ! Puis lâenfant avait froid et demandait sa mĂšre. â Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, que ta maman ne veut pas quâon la dĂ©range. Lâautomne commençait et dĂ©jĂ les feuilles tombaient, â comme il y a deux ans, lorsquâelle Ă©tait malade ! â Quand donc tout cela finira-t-il !⊠Et il continuait Ă marcher, les deux mains derriĂšre le dos. Madame Ă©tait dans sa chambre. On nây montait pas. Elle restait lĂ tout le long du jour, engourdie, Ă peine vĂȘtue, et, de temps Ă autre, faisant fumer des pastilles du sĂ©rail quâelle avait achetĂ©es Ă Rouen, dans la boutique dâun AlgĂ©rien. Pour ne pas avoir la nuit auprĂšs dâelle, cet homme Ă©tendu qui dormait, elle finit, Ă force de grimaces, par le relĂ©guer au second Ă©tage ; et elle lisait jusquâau matin des livres extravagants oĂč il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri, Charles accourait. â Ah ! va-tâen ! disait-elle. Ou, dâautres fois, brĂ»lĂ©e plus fort par cette flamme intime que lâadultĂšre avivait, haletante, Ă©mue, tout en dĂ©sir, elle ouvrait sa fenĂȘtre, aspirait lâair froid, Ă©parpillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les Ă©toiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait Ă lui, Ă LĂ©on. Elle eĂ»t alors tout donnĂ© pour un seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient. CâĂ©tait ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et, lorsquâil ne pouvait payer seul la dĂ©pense, elle complĂ©tait le surplus libĂ©ralement, ce qui arrivait Ă peu prĂšs toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre quâils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hĂŽtel plus modeste ; mais elle trouva des objections. Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil câĂ©tait le cadeau de noces du pĂšre Rouault, en le priant dâaller immĂ©diatement porter cela, pour elle, au mont-de-piĂ©tĂ© ; et LĂ©on obĂ©it, bien que cette dĂ©marche lui dĂ©plĂ»t. Il avait peur de se compromettre. Puis, en y rĂ©flĂ©chissant, il trouva que sa maĂźtresse prenait des allures Ă©tranges, et quâon nâavait peut-ĂȘtre pas tort de vouloir lâen dĂ©tacher. En effet, quelquâun avait envoyĂ© Ă sa mĂšre une longue lettre anonyme, pour la prĂ©venir quâil se perdait avec une femme mariĂ©e ; et aussitĂŽt la bonne dame, entrevoyant lâĂ©ternel Ă©pouvantail des familles, câest-Ă -dire la vague crĂ©ature pernicieuse, la sirĂšne, le monstre, qui habite fantastiquement les profondeurs de lâamour, Ă©crivit Ă maĂźtre Dubocage son patron, lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant trois quarts dâheure, voulant lui dessiller les yeux, lâavertir du gouffre. Une telle intrigue nuirait plus tard Ă son Ă©tablissement. Il le supplia de rompre, et, sâil ne faisait ce sacrifice dans son propre intĂ©rĂȘt, quâil le fĂźt au moins pour lui, Dubocage ! LĂ©on enfin avait jurĂ© de ne plus revoir Emma ; et il se reprochait de nâavoir pas tenu sa parole, considĂ©rant tout ce que cette femme pourrait encore lui attirer dâembarras et de discours, sans compter les plaisanteries de ses camarades, qui se dĂ©bitaient le matin, autour du poĂȘle. Dâailleurs, il allait devenir premier clerc câĂ©tait le moment dâĂȘtre sĂ©rieux. Aussi renonçait-il Ă la flĂ»te, aux sentiments exaltĂ©s, Ă lâimagination, â car tout bourgeois, dans lâĂ©chauffement de sa jeunesse, ne fĂ»t-ce quâun jour, une minute, sâest cru capable dâimmenses passions, de hautes entreprises. Le plus mĂ©diocre libertin a rĂȘvĂ© des sultanes ; chaque notaire porte en soi les dĂ©bris dâun poĂšte. Il sâennuyait maintenant lorsque Emma, tout Ă coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cĆur, comme les gens qui ne peuvent endurer quâune certaine dose de musique, sâassoupissait dâindiffĂ©rence au vacarme dâun amour dont il ne distinguait plus les dĂ©licatesses. Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui quâil Ă©tait fatiguĂ© dâelle. Emma retrouvait dans lâadultĂšre toutes les platitudes du mariage. Mais comment pouvoir sâen dĂ©barrasser ? Puis, elle avait beau se sentir humiliĂ©e de la bassesse dâun tel bonheur, elle y tenait par habitude ou par corruption ; et, chaque jour, elle sây acharnait davantage, tarissant toute fĂ©licitĂ© Ă la vouloir trop grande. Elle accusait LĂ©on de ses espoirs déçus, comme sâil lâavait trahie ; et mĂȘme elle souhaitait une catastrophe qui amenĂąt leur sĂ©paration, puisquâelle nâavait pas le courage de sây dĂ©cider. Elle nâen continuait pas moins Ă lui Ă©crire des lettres amoureuses, en vertu de cette idĂ©e, quâune femme doit toujours Ă©crire Ă son amant. Mais, en Ă©crivant, elle percevait un autre homme, un fantĂŽme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus fortes ; et il devenait Ă la fin si vĂ©ritable, et accessible, quâelle en palpitait Ă©merveillĂ©e, sans pouvoir nĂ©anmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous lâabondance de ses attributs. Il habitait la contrĂ©e bleuĂątre oĂč les Ă©chelles de soie se balancent Ă des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clartĂ© de la lune. Elle le sentait prĂšs dâelle, il allait venir et lâenlĂšverait tout entiĂšre dans un baiser. Ensuite elle retombait Ă plat, brisĂ©e ; car ces Ă©lans dâamour vague la fatiguaient plus que de grandes dĂ©bauches. Elle Ă©prouvait maintenant une courbature incessante et universelle. Souvent mĂȘme, Emma recevait des assignations, du papier timbrĂ© quâelle regardait Ă peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement dormir. Le jour de la mi-carĂȘme, elle ne rentra pas Ă Yonville ; elle alla le soir au bal masquĂ©. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque Ă catogan et un lampion sur lâoreille. Elle sauta toute la nuit au son furieux des trombones ; on faisait cercle autour dâelle ; et elle se trouva le matin sur le pĂ©ristyle du théùtre parmi cinq ou six masques, dĂ©bardeuses et matelots, des camarades de LĂ©on, qui parlaient dâaller souper. Les cafĂ©s dâalentour Ă©taient pleins. Ils avisĂšrent sur le port un restaurant des plus mĂ©diocres, dont le maĂźtre leur ouvrit, au quatriĂšme Ă©tage, une petite chambre. Les hommes chuchotĂšrent dans un coin, sans doute se consultant sur la dĂ©pense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis quelle sociĂ©tĂ© pour elle ! Quant aux femmes, Emma sâaperçut vite, au timbre de leurs voix, quâelles devaient ĂȘtre, presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur alors, recula sa chaise et baissa les yeux. Les autres se mirent Ă manger. Elle ne mangea pas ; elle avait le front en feu, des picotements aux paupiĂšres et un froid de glace Ă la peau. Elle sentait dans sa tĂȘte le plancher du bal, rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis, lâodeur du punch avec la fumĂ©e des cigares lâĂ©tourdit. Elle sâĂ©vanouissait ; on la porta devant la fenĂȘtre. Le jour commençait Ă se lever, et une grande tache de couleur pourpre sâĂ©largissait dans le ciel pĂąle, du cĂŽtĂ© de Sainte-Catherine. La riviĂšre livide frissonnait au vent ; il nây avait personne sur les ponts ; les rĂ©verbĂšres sâĂ©teignaient. Elle se ranima cependant, et vint Ă penser Ă Berthe, qui dormait lĂ -bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration mĂ©tallique assourdissante. Elle sâesquiva brusquement, se dĂ©barrassa de son costume, dit Ă LĂ©on quâil lui fallait sâen retourner, et enfin resta seule Ă lâHĂŽtel de Boulogne. Tout et elle-mĂȘme lui Ă©taient insupportables. Elle aurait voulu, sâĂ©chappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces immaculĂ©s. Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise et le faubourg, jusquâĂ une rue dĂ©couverte qui dominait des jardins. Elle marchait vite, le grand air la calmait et peu Ă peu les figures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportĂ©es. Puis, revenue Ă la Croix-Rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second, oĂč il y avait les images de la Tour de Nesle. Ă quatre heures du soir, Hivert la rĂ©veilla. En rentrant chez elle, FĂ©licitĂ© lui montra derriĂšre la pendule un papier gris. Elle lut En vertu de la grosse, en forme exĂ©cutoire dâun jugement⊠» Quel jugement ? La veille, en effet, on avait apportĂ© un autre papier quâelle ne connaissait pas ; aussi fut-elle stupĂ©faite de ces mots Commandement de par le roi, la loi et justice, Ă Mme Bovary⊠» Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut Dans vingt-quatre heures pour tout dĂ©lai. » â Quoi donc ? Payer la somme totale de huit mille francs. » Et mĂȘme il y avait plus bas Elle y sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisie exĂ©cutoire de ses meubles et effets. » Que faire ?⊠CâĂ©tait dans vingt-quatre heures ; demain ! Lheureux, pensa-t-elle, voulait sans doute lâeffrayer encore ; car elle devina du coup toutes ses manĆuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la rassurait, câĂ©tait lâexagĂ©ration mĂȘme de la somme. Cependant, Ă force dâacheter, de ne pas payer, dâemprunter, de souscrire des billets, puis de renouveler ces billets, qui sâenflaient Ă chaque Ă©chĂ©ance nouvelle, elle avait fini par prĂ©parer au sieur Lheureux un capital, quâil attendait impatiemment pour ses spĂ©culations. Elle se prĂ©senta chez lui dâun air dĂ©gagĂ©. â Vous savez ce qui mâarrive ? Câest une plaisanterie sans doute ! â Non. â Comment cela ? Il se dĂ©tourna lentement, et lui dit en se croisant les bras â Pensiez-vous, ma petite dame, que jâallais, jusquâĂ la consommation des siĂšcles, ĂȘtre votre fournisseur et banquier pour lâamour de Dieu ? Il faut bien que je rentre dans mes dĂ©boursĂ©s, soyons justes ! Elle se rĂ©cria sur la dette. â Ah ! tant pis ! le tribunal lâa reconnue ! il y a jugement ! on vous lâa signifiĂ© ! Dâailleurs, ce nâest pas moi, câest Vinçart. â Est-ce que vous ne pourriez⊠? â Oh ! rien du tout. â MaisâŠ, cependantâŠ, raisonnons. Et elle battit la campagne ; elle nâavait rien su⊠câĂ©tait une surprise⊠â Ă qui la faute ? dit Lheureux en la saluant ironiquement. Tandis que je suis, moi, Ă bĂ»cher comme un nĂšgre, vous vous repassez du bon temps. â Ah ! pas de morale ! â Ăa ne nuit jamais, rĂ©pliqua-t-il. Elle fut lĂąche, elle le supplia ; et mĂȘme elle appuya sa jolie main blanche et longue, sur les genoux du marchand. â Laissez-moi donc ! On dirait que vous voulez me sĂ©duire ! â Vous ĂȘtes un misĂ©rable ! sâĂ©cria-t-elle. â Oh ! oh ! comme vous y allez ! reprit-il en riant. â Je ferai savoir qui vous ĂȘtes. Je dirai Ă mon mari⊠â Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose, Ă votre mari ! Et Lheureux tira de son coffre-fort le reçu de dix-huit cents francs, quâelle lui avait donnĂ© lors de lâescompte Vinçart. â Croyez-vous, ajouta-t-il, quâil ne comprenne pas votre petit vol, ce pauvre cher homme ? Elle sâaffaissa, plus assommĂ©e quâelle nâeĂ»t Ă©tĂ© par un coup de massue. Il se promenait depuis la fenĂȘtre jusquâau bureau, tout en rĂ©pĂ©tant â Ah ! je lui montrerai bien⊠je lui montrerai bien⊠Ensuite il se rapprocha dâelle, et, dâune voix douce â Ce nâest pas amusant, je le sais ; personne, aprĂšs tout nâen est mort, et, puisque câest le seul moyen qui vous reste de me rendre mon argent⊠â Mais oĂč en trouverai-je ? dit Emma en se tordant les bras. â Ah bah ! quand on a comme vous des amis ! Et il la regardait dâune façon si perspicace et si terrible quâelle en frissonna jusquâaux entrailles. â Je vous promets, dit-elle, je signerai⊠â Jâen ai assez, de vos signatures ! â Je vendrai encore⊠â Allons donc ! fit-il en haussant les Ă©paules, vous nâavez plus rien. Et il cria dans le judas qui sâouvrait sur la boutique â Annette ! nâoublie pas les trois coupons du no 14. La servante parut ; Emma comprit, et demanda ce quâil faudrait dâargent pour arrĂȘter toutes les poursuites ». â Il est trop tard ! â Mais, si je vous apportais plusieurs mille francs, le quart de la somme, le tiers, presque tout ? â Eh ! non, câest inutile ! Il la poussait doucement vers lâescalier. â Je vous en conjure, monsieur Lheureux, quelques jours encore ! Elle sanglotait. â Allons, bon ! des larmes ! â Vous me dĂ©sespĂ©rez ! â Je mâen moque pas mal ! dit-il en refermant la porte. VII E lle fut stoĂŻque, le lendemain, lorsque maĂźtre Hareng, lâhuissier, avec deux tĂ©moins, se prĂ©senta chez elle pour faire le procĂšs-verbal de la saisie. Ils commencĂšrent par le cabinet de Bovary et nâinscrivirent point la tĂȘte phrĂ©nologique, qui fut considĂ©rĂ©e comme instrument de sa profession ; mais ils comptĂšrent dans la cuisine les plats, les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre Ă coucher, toutes les babioles de lâĂ©tagĂšre. Ils examinĂšrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence, jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre que lâon autopsie, Ă©talĂ©e tout du long aux regards de ces trois hommes. Me Hareng, boutonnĂ© dans un mince habit noir, en cravate blanche, et portant des sous-pieds fort tendus, rĂ©pĂ©tait de temps Ă autre â Vous permettez, madame ? vous permettez ? Souvent, il faisait des exclamations â Charmant !⊠fort joli ! Puis il se remettait Ă Ă©crire, trempant sa plume dans lâencrier de corne quâil tenait de la main gauche. Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montĂšrent au grenier. Elle y gardait un pupitre oĂč Ă©taient enfermĂ©es les lettres de Rodolphe. Il fallut lâouvrir. â Ah ! une correspondance ! dit Me Hareng avec un sourire discret. Mais permettez ! car je dois mâassurer si la boĂźte ne contient pas autre chose. Et il inclina les papiers, lĂ©gĂšrement, comme pour en faire tomber des napolĂ©ons. Alors lâindignation la prit, Ă voir cette grosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages oĂč son cĆur avait battu. Ils partirent enfin ! FĂ©licitĂ© rentra. Elle lâavait envoyĂ©e aux aguets pour dĂ©tourner Bovary ; et elles installĂšrent vivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de sây tenir. Charles, pendant la soirĂ©e, lui parut soucieux. Emma lâĂ©piait dâun regard plein dâangoisse, croyant apercevoir dans les rides de son visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la cheminĂ©e garnie dâĂ©crans chinois, sur les larges rideaux, sur les fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci lâamertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutĂŽt un regret immense et qui irritait la passion, loin de lâanĂ©antir. Charles tisonnait avec placiditĂ©, les deux pieds sur les chenets. Il y eut un moment oĂč le gardien, sans doute sâennuyant dans sa cachette, fit un peu de bruit. â On marche lĂ -haut ? dit Charles. â Non ! reprit-elle, câest une lucarne restĂ©e ouverte que le vent remue. Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin dâaller chez tous les banquiers dont elle connaissait le nom. Ils Ă©taient Ă la campagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas ; et ceux quâelle put rencontrer, elle leur demandait de lâargent, protestant quâil lui en fallait, quâelle le rendrait. Quelques-uns lui rirent au nez ; tous la refusĂšrent. Ă deux heures, elle courut chez LĂ©on, frappa contre sa porte. On nâouvrit pas. Enfin il parut. â Qui tâamĂšne ? â Cela te dĂ©range ? â NonâŠ, mais⊠Et il avoua que le propriĂ©taire nâaimait point que lâon reçût des femmes ». â Jâai Ă te parler, reprit-elle. Alors il atteignit sa clef. Elle lâarrĂȘta. â Oh ! non, lĂ -bas, chez nous. Et ils allĂšrent dans leur chambre, Ă lâHĂŽtel de Boulogne. Elle but en arrivant un grand verre dâeau. Elle Ă©tait trĂšs pĂąle. Elle lui dit â LĂ©on, tu vas me rendre un service. Et, le secouant par ses deux mains, quâelle serrait Ă©troitement, elle ajouta â Ăcoute, jâai besoin de huit mille francs ! â Mais tu es folle ! â Pas encore ! Et, aussitĂŽt, racontant lâhistoire de la saisie, elle lui exposa sa dĂ©tresse ; car Charles ignorait tout, sa belle-mĂšre la dĂ©testait, le pĂšre Rouault ne pouvait rien ; mais lui, LĂ©on, il allait se mettre en course pour trouver cette indispensable somme⊠â Comment veux-tu⊠? â Quel lĂąche tu fais ! sâĂ©cria-t-elle. Alors il dit bĂȘtement â Tu tâexagĂšres le mal. Peut-ĂȘtre quâavec un millier dâĂ©cus ton bonhomme se calmerait. Raison de plus pour tenter quelque dĂ©marche ; il nâĂ©tait pas possible que lâon ne dĂ©couvrĂźt point trois mille francs. Dâailleurs, LĂ©on pouvait sâengager Ă sa place. â Va ! essaye ! il le faut ! cours !⊠Oh ! tĂąche ! tĂąche ! je tâaimerai bien ! Il sortit, revint au bout dâune heure, et dit avec une figure solennelle â Jâai Ă©tĂ© chez trois personnes⊠inutilement ! Puis ils restĂšrent assis lâun en face de lâautre, aux deux coins de la cheminĂ©e, immobiles, sans parler. Emma haussait les Ă©paules, tout en trĂ©pignant. Il lâentendit qui murmurait â Si jâĂ©tais Ă ta place, moi, jâen trouverais bien ! â OĂč donc ? â Ă ton Ă©tude ! Et elle le regarda. Une hardiesse infernale sâĂ©chappait de ses prunelles enflammĂ©es, et les paupiĂšres se rapprochaient dâune façon lascive et encourageante ; â si bien que le jeune homme se sentit faiblir sous la muette volontĂ© de cette femme qui lui conseillait un crime. Alors il eut peur, et pour Ă©viter tout Ă©claircissement, il se frappa le front en sâĂ©criant â Morel doit revenir cette nuit ! il ne me refusera pas, jâespĂšre câĂ©tait un de ses amis, le fils dâun nĂ©gociant fort riche, et je tâapporterai cela demain, ajouta-t-il. Emma nâeut point lâair dâaccueillir cet espoir avec autant de joie quâil lâavait imaginĂ©. Soupçonnait-elle le mensonge ? Il reprit en rougissant â Pourtant, si tu ne me voyais pas Ă trois heures, ne mâattends plus, ma chĂ©rie. Il faut que je mâen aille, excuse-moi. Adieu ! Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma nâavait plus la force dâaucun sentiment. Quatre heures sonnĂšrent ; et elle se leva pour sâen retourner Ă Yonville, obĂ©issant comme un automate Ă lâimpulsion des habitudes. Il faisait beau ; câĂ©tait un de ces jours du mois de mars clairs et Ăąpres, oĂč le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais endimanchĂ©s se promenaient dâun air heureux. Elle arriva sur la place du Parvis. On sortait des vĂȘpres ; la foule sâĂ©coulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches dâun pont, et, au milieu, plus immobile quâun roc, se tenait le suisse. Alors elle se rappela ce jour oĂč, tout anxieuse et pleine dâespĂ©rances, elle Ă©tait entrĂ©e sous cette grande nef qui sâĂ©tendait devant elle moins profonde que son amour ; et elle continua de marcher, en pleurant sous son voile, Ă©tourdie, chancelante, prĂšs de dĂ©faillir. â Gare ! cria une voix sortant dâune porte cochĂšre qui sâouvrait. Elle sâarrĂȘta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les brancards dâun tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline. Qui Ă©tait-ce donc ? Elle le connaissait⊠La voiture sâĂ©lança et disparut. Mais câĂ©tait lui, le vicomte ! Elle se dĂ©tourna la rue Ă©tait dĂ©serte. Et elle fut si accablĂ©e, si triste, quâelle sâappuya contre un mur pour ne pas tomber. Puis elle pensa quâelle sâĂ©tait trompĂ©e. Au reste, elle nâen savait rien. Tout, en elle-mĂȘme et au dehors, lâabandonnait. Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans des abĂźmes indĂ©finissables ; et ce fut presque avec joie quâelle aperçut, en arrivant Ă la Croix-Rouge, ce bon Homais qui regardait charger sur lâHirondelle une grande boĂźte pleine de provisions pharmaceutiques. Il tenait Ă sa main, dans un foulard, six cheminots pour son Ă©pouse. Mme Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en forme de turban, que lâon mange dans le carĂȘme avec du beurre salĂ© dernier Ă©chantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut-ĂȘtre au siĂšcle des croisades, et dont les robustes Normands sâemplissaient autrefois, croyant voir sur la table, Ă la lueur des torches jaunes, entre les brocs dâhypocras et les gigantesques charcuteries, des tĂȘtes de Sarrasins Ă dĂ©vorer. La femme de lâapothicaire les croquait comme eux, hĂ©roĂŻquement, malgrĂ© sa dĂ©testable dentition ; aussi, toutes les fois que M. Homais faisait un voyage Ă la ville, il ne manquait pas de lui en rapporter, quâil prenait toujours chez le grand faiseur, rue Massacre. â CharmĂ© de vous voir ! dit-il en offrant la main Ă Emma pour lâaider Ă monter dans lâHirondelle. Puis il suspendit les cheminots aux laniĂšres du filet, et resta nu-tĂȘte et les bras croisĂ©s, dans une attitude pensive et napolĂ©onienne. Mais, quand lâAveugle, comme dâhabitude, apparut au bas de la cĂŽte, il sâĂ©cria â Je ne comprends pas que lâautoritĂ© tolĂšre encore de si coupables industries ! On devrait enfermer ces malheureux, que lâon forcerait Ă quelque travail ! Le ProgrĂšs, ma parole dâhonneur, marche Ă pas de tortue ! nous pataugeons en pleine barbarie ! LâAveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de la portiĂšre, comme une poche de la tapisserie dĂ©clouĂ©e. â VoilĂ , dit le pharmacien, une affection scrofuleuse ! Et, bien quâil connĂ»t ce pauvre diable, il feignit de le voir pour la premiĂšre fois, murmura les mots de cornĂ©e, cornĂ©e opaque, sclĂ©rotique, facies, puis lui demanda dâun ton paterne â Y a-t-il longtemps, mon ami, que tu as cette Ă©pouvantable infirmitĂ© ? Au lieu de tâenivrer au cabaret, tu ferais mieux de suivre un rĂ©gime. Il lâengageait Ă prendre de bon vin, de bonne biĂšre, de bons rĂŽtis. LâAveugle continuait sa chanson ; il paraissait, dâailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse. â Tiens, voilĂ un sou, rends-moi deux liards ; et nâoublie pas mes recommandations, tu tâen trouveras bien. Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacitĂ©. Mais lâapothicaire certifia quâil le guĂ©rirait lui-mĂȘme, avec une pommade antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse â M. Homais, prĂšs des halles, suffisamment connu. â Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comĂ©die. LâAveugle sâaffaissa sur ses jarrets, et, la tĂȘte renversĂ©e, tout en roulant ses yeux verdĂątres et tirant la langue, il se frottait lâestomac Ă deux mains, tandis quâil poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamĂ©. Emma, prise de dĂ©goĂ»t, lui envoya, par-dessus lâĂ©paule, une piĂšce de cinq francs. CâĂ©tait toute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi. La voiture Ă©tait repartie, quand soudain M. Homais se pencha en dehors du vasistas et cria â Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur la peau et exposer les parties malades Ă la fumĂ©e de baies de geniĂšvre ! Le spectacle des objets connus qui dĂ©filaient devant ses yeux peu Ă peu dĂ©tournait Emma de sa douleur prĂ©sente. Une intolĂ©rable fatigue lâaccablait, et elle arriva chez elle hĂ©bĂ©tĂ©e, dĂ©couragĂ©e, presque endormie. â Advienne que pourra ! se disait-elle. Et puis, qui sait ? pourquoi, dâun moment Ă lâautre, ne surgirait-il pas un Ă©vĂ©nement extraordinaire ? Lheureux mĂȘme pouvait mourir. Elle fut, Ă neuf heures du matin, rĂ©veillĂ©e par un bruit de voix sur la place. Il y avait un attroupement autour des halles pour lire une grande affiche collĂ©e contre un des poteaux, et elle vit Justin qui montait sur une borne et qui dĂ©chirait lâaffiche. Mais, Ă ce moment, le garde champĂȘtre lui posa la main sur le collet. M. Homais sortit de la pharmacie, et la mĂšre Lefrançois, au milieu de la foule, avait lâair de pĂ©rorer. â Madame ! madame ! sâĂ©cria FĂ©licitĂ© en entrant, câest une abomination ! Et la pauvre fille, Ă©mue, lui tendit un papier jaune quâelle venait dâarracher Ă la porte. Emma lut dâun clin dâĆil que tout son mobilier Ă©tait Ă vendre. Alors elles se considĂ©rĂšrent silencieusement. Elles nâavaient, la servante et la maĂźtresse, aucun secret lâune pour lâautre. Enfin FĂ©licitĂ© soupira â Si jâĂ©tais de vous, madame, jâirais chez M. Guillaumin. â Tu crois ?⊠Et cette interrogation voulait dire â Toi qui connais la maison par le domestique, est-ce que le maĂźtre quelquefois aurait parlĂ© de moi ? â Oui, allez-y, vous ferez bien. Elle sâhabilla, mit sa robe noire avec sa capote Ă grains de jais ; et, pour quâon ne la vĂźt pas il y avait toujours beaucoup de monde sur la place, elle prit en dehors du village, par le sentier au bord de lâeau. Elle arriva tout essoufflĂ©e devant la grille du notaire ; le ciel Ă©tait sombre et un peu de neige tombait. Au bruit de la sonnette, ThĂ©odore, en gilet rouge, parut sur le perron ; il vint lui ouvrir presque familiĂšrement, comme Ă une connaissance, et lâintroduisit dans la salle Ă manger. Un large poĂȘle de porcelaine bourdonnait sous un cactus qui emplissait la niche, et, dans des cadres de bois noir, contre la tenture de papier chĂȘne, il y avait la EsmĂ©ralda de Steuben, avec la Putiphar de Schopin. La table servie, deux rĂ©chauds dâargent, le bouton des portes en cristal, le parquet et les meubles, tout reluisait dâune propretĂ© mĂ©ticuleuse, anglaise ; les carreaux Ă©taient dĂ©corĂ©s, Ă chaque angle, par des verres de couleur. â VoilĂ une salle Ă manger, pensait Emma, comme il mâen faudrait une. Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sa robe de chambre Ă palmes, tandis quâil ĂŽtait et remettait vite de lâautre main sa toque de velours marron, prĂ©tentieusement posĂ©e sur le cĂŽtĂ© droit, oĂč retombaient les bouts de trois mĂšches blondes qui, prises Ă lâocciput, contournaient son crĂąne chauve. AprĂšs quâil eut offert un siĂšge, il sâassit pour dĂ©jeuner, tout en sâexcusant beaucoup de lâimpolitesse. â Monsieur, dit-elle, je vous prierais⊠â De quoi, madame ? JâĂ©coute. Elle se mit Ă lui exposer sa situation. MaĂźtre Guillaumin la connaissait, Ă©tant liĂ© secrĂštement avec le marchand dâĂ©toffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux pour les prĂȘts hypothĂ©caires quâon lui demandait Ă contracter. Donc, il savait et mieux quâelle la longue histoire de ces billets, minimes dâabord, portant comme endosseurs des noms divers, espacĂ©s Ă de longues Ă©chĂ©ances et renouvelĂ©s continuellement, jusquâau jour oĂč, ramassant tous les protĂȘts, le marchand avait chargĂ© son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuites quâil fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi ses concitoyens. Elle entremĂȘla son rĂ©cit de rĂ©criminations contre Lheureux, rĂ©criminations auxquelles le notaire rĂ©pondait de temps Ă autre par une parole insignifiante. Mangeant sa cĂŽtelette et buvant son thĂ©, il baissait le menton dans sa cravate bleu de ciel, piquĂ©e par deux Ă©pingles de diamants que rattachait une chaĂźnette dâor ; et il souriait dâun singulier sourire, dâune façon douceĂątre et ambiguĂ«. Mais, sâapercevant quâelle avait les pieds humides â Approchez-vous donc du poĂȘle⊠plus hautâŠ, contre la porcelaine. Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit dâun ton galant â Les belles choses ne gĂątent rien. Alors elle tĂącha de lâĂ©mouvoir, et, sâĂ©motionnant elle-mĂȘme, elle vint Ă lui conter lâĂ©troitesse de son mĂ©nage, ses tiraillements, ses besoins. Il comprenait cela une femme Ă©lĂ©gante ! et, sans sâinterrompre de manger, il sâĂ©tait tournĂ© vers elle complĂštement, si bien quâil frĂŽlait du genou sa bottine, dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poĂȘle. Mais, lorsquâelle lui demanda mille Ă©cus, il serra les lĂšvres, puis se dĂ©clara trĂšs peinĂ© de nâavoir pas eu autrefois la direction de sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, mĂȘme pour une dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans les tourbiĂšres de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque Ă coup sĂ»r dâexcellentes spĂ©culations ; et il la laissa se dĂ©vorer de rage Ă lâidĂ©e des sommes fantastiques quâelle aurait certainement gagnĂ©es. â DâoĂč vient, reprit-il, que vous nâĂȘtes pas venue chez moi ? â Je ne sais trop, dit-elle. â Pourquoi, hein ?⊠Je vous faisais donc bien peur ? Câest moi, au contraire, qui devrais me plaindre ! Ă peine si nous nous connaissons ! Je vous suis pourtant trĂšs dĂ©vouĂ© ; vous nâen doutez plus, jâespĂšre ? Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit dâun baiser vorace, puis la garda sur son genou ; et il jouait avec ses doigts dĂ©licatement, tout en lui contant mille douceurs. Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule ; une Ă©tincelle jaillissait de sa pupille Ă travers le miroitement de ses lunettes, et ses mains sâavançaient dans la manche dâEmma, pour lui palper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle dâune respiration haletante. Cet homme la gĂȘnait horriblement. Elle se leva dâun bond et lui dit â Monsieur, jâattends ! â Quoi donc ? fit le notaire, qui devint tout Ă coup extrĂȘmement pĂąle. â Cet argent. â Mais⊠Puis, cĂ©dant Ă lâirruption dâun dĂ©sir trop fort â Eh bien, oui !⊠Il se traĂźnait Ă genoux vers elle, sans Ă©gard pour sa robe de chambre. â De grĂące, restez ! je vous aime ! Il la saisit par la taille. Un flot de pourpre monta vite au visage de Mme Bovary. Elle se recula dâun air terrible, en sâĂ©criant â Vous profitez impudemment de ma dĂ©tresse, monsieur ! Je suis Ă plaindre, mais pas Ă vendre ! Et elle sortit. Le notaire resta fort stupĂ©fait, les yeux fixĂ©s sur ses belles pantoufles en tapisserie. CâĂ©tait un prĂ©sent de lâamour. Cette vue Ă la fin le consola. Dâailleurs, il songeait quâune aventure pareille lâaurait entraĂźnĂ© trop loin. â Quel misĂ©rable ! quel goujat !⊠quelle infamie ! se disait-elle, en fuyant dâun pied nerveux sous les trembles de la route. Le dĂ©sappointement de lâinsuccĂšs renforçait lâindignation de sa pudeur outragĂ©e ; il lui semblait que la Providence sâacharnait Ă la poursuivre, et, sâen rehaussant dâorgueil, jamais elle nâavait eu tant dâestime pour elle-mĂȘme ni tant de mĂ©pris pour les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous ; et elle continuait Ă marcher rapidement devant elle, pĂąle, frĂ©missante, enragĂ©e, furetant dâun Ćil en pleurs lâhorizon vide, et comme se dĂ©lectant Ă la haine qui lâĂ©touffait. Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Elle ne pouvait avancer ; il le fallait cependant ; dâailleurs, oĂč fuir ? FĂ©licitĂ© lâattendait sur la porte. â Eh bien ? â Non ! dit Emma. Et, pendant un quart dâheure, toutes les deux, elles avisĂšrent les diffĂ©rentes personnes dâYonville disposĂ©es peut-ĂȘtre Ă la secourir. Mais, chaque fois que FĂ©licitĂ© nommait quelquâun, Emma rĂ©pliquait â Est-ce possible ! Ils ne voudront pas ! â Et monsieur qui va rentrer ! â Je le sais bien⊠Laisse-moi seule. Elle avait tout tentĂ©. Il nây avait plus rien Ă faire maintenant ; et, quand Charles paraĂźtrait, elle allait donc lui dire â Retire-toi. Ce tapis oĂč tu marches nâest plus Ă nous. De ta maison, tu nâas pas un meuble, une Ă©pingle, une paille, et câest moi qui tâai ruinĂ©, pauvre homme ! Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondamment, et enfin, la surprise passĂ©e, il pardonnerait. â Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera, lui qui nâaurait pas assez dâun million Ă mâoffrir pour que je lâexcuse de mâavoir connue⊠Jamais ! jamais ! Cette idĂ©e de la supĂ©rioritĂ© de Bovary sur elle lâexaspĂ©rait. Puis, quâelle avouĂąt ou nâavouĂąt pas, tout Ă lâheure, tantĂŽt, demain, il nâen saurait pas moins la catastrophe ; donc, il fallait attendre cette horrible scĂšne et subir le poids de sa magnanimitĂ©. Lâenvie lui vint de retourner chez Lheureux Ă quoi bon ? dâĂ©crire Ă son pĂšre ; il Ă©tait trop tard ; et peut-ĂȘtre quâelle se repentait maintenant de nâavoir pas cĂ©dĂ© Ă lâautre, lorsquâelle entendit le trot dâun cheval dans lâallĂ©e. CâĂ©tait lui, il ouvrait la barriĂšre, il Ă©tait plus blĂȘme que le mur de plĂątre. Bondissant dans lâescalier, elle sâĂ©chappa vivement par la place ; et la femme du maire, qui causait devant lâĂ©glise avec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur. Elle courut le dire Ă Mme Caron. Ces deux dames montĂšrent dans le grenier ; et, cachĂ©es par du linge Ă©tendu sur des perches, se postĂšrent commodĂ©ment pour apercevoir tout lâintĂ©rieur de Binet. Il Ă©tait seul, dans sa mansarde, en train dâimiter, avec du bois, une de ces ivoireries indescriptibles, composĂ©es de croissants, de sphĂšres creusĂ©es les unes dans les autres, le tout droit comme un obĂ©lisque et ne servant Ă rien ; et il entamait la derniĂšre piĂšce, il touchait au but ! Dans le clair-obscur de lâatelier, la poussiĂšre blonde sâenvolait de son outil, comme une aigrette dâĂ©tincelles sous les fers dâun cheval au galop ; les deux roues tournaient, ronflaient ; Binet souriait, le menton baissĂ©, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dans un de ces bonheurs complets, nâappartenant sans doute quâaux occupations mĂ©diocres, qui amusent lâintelligence par des difficultĂ©s faciles, et lâassouvissent en une rĂ©alisation au delĂ de laquelle il nây a pas Ă rĂȘver. â Ah ! la voici ! fit Mme Tuvache. Mais il nâĂ©tait guĂšre possible, Ă cause du tour, dâentendre ce quâelle disait. Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mĂšre Tuvache souffla tout bas â Elle le prie, pour obtenir un retard Ă ses contributions. â Dâapparence ! reprit lâautre. Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction. â Viendrait-elle lui commander quelque chose ? dit Mme Tuvache. â Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine. Le percepteur avait lâair dâĂ©couter, tout en Ă©carquillant les yeux, comme sâil ne comprenait pas. Elle continuait dâune maniĂšre tendre, suppliante. Elle se rapprocha ; son sein haletait ; ils ne parlaient plus. â Est-ce quâelle lui fait des avances ? dit Mme Tuvache. Binet Ă©tait rouge jusquâaux oreilles. Elle lui prit les mains. â Ah ! câest trop fort ! Et sans doute quâelle lui proposait une abomination ; car le percepteur, â il Ă©tait brave pourtant, il avait combattu Ă Bautzen et Ă Lutzen, fait la campagne de France, et mĂȘme Ă©tĂ© portĂ© pour la croix ; â tout Ă coup, comme Ă la vue dâun serpent, se recula bien loin en sâĂ©criant â Madame ! y pensez-vous ?⊠â On devrait fouetter ces femmes-lĂ ! dit Mme Tuvache. â OĂč est-elle donc ? reprit Mme Caron. Car elle avait disparu durant ces mots ; puis, lâapercevant qui enfilait la Grande-Rue et tournait Ă droite comme pour gagner le cimetiĂšre, elles se perdirent en conjectures. â MĂšre Rolet, dit-elle en arrivant chez la nourrice, jâĂ©touffe !⊠dĂ©lacez-moi. Elle tomba sur le lit ; elle sanglotait. La mĂšre Rolet la couvrit dâun jupon et resta debout prĂšs dâelle. Puis, comme elle ne rĂ©pondait pas, la bonne femme sâĂ©loigna, prit son rouet et se mit Ă filer du lin. â Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant entendre le tour de Binet. â Qui la gĂȘne ? se demandait la nourrice. Pourquoi vient-elle ici ? Elle y Ă©tait accourue, poussĂ©e par une sorte dâĂ©pouvante qui la chassait de sa maison. CouchĂ©e sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement les objets, bien quâelle y appliquĂąt son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les Ă©caillures de la muraille, deux tisons fumant bout Ă bout, et une longue araignĂ©e qui marchait au-dessus de sa tĂȘte, dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idĂ©es. Elle se souvenait⊠Un jour, avec LĂ©on⊠Oh ! comme câĂ©tait loin⊠Le soleil brillait sur la riviĂšre et les clĂ©matites embaumaient⊠Alors, emportĂ©e dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientĂŽt Ă se rappeler la journĂ©e de la veille. â Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. La mĂšre Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du cĂŽtĂ© que le ciel Ă©tait le plus clair, et rentra lentement en disant â Trois heures, bientĂŽt. â Ah ! merci ! merci ! Car il allait venir. CâĂ©tait sĂ»r ! Il aurait trouvĂ© de lâargent. Mais il irait peut-ĂȘtre lĂ -bas, sans se douter quâelle fĂ»t lĂ ; et elle commanda Ă la nourrice de courir chez elle pour lâamener. â DĂ©pĂȘchez-vous ! â Mais, ma chĂšre dame, jây vais ! jây vais ! Elle sâĂ©tonnait, Ă prĂ©sent, de nâavoir pas songĂ© Ă lui tout dâabord ; hier, il avait donnĂ© sa parole, il nây manquerait pas ; et elle se voyait dĂ©jĂ chez Lheureux, Ă©talant sur son bureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer une histoire qui expliquĂąt les choses Ă Bovary. Laquelle ? Cependant la nourrice Ă©tait bien longue Ă revenir. Mais, comme il nây avait point dâhorloge dans la chaumiĂšre, Emma craignait de sâexagĂ©rer peut-ĂȘtre la longueur du temps. Elle se mit Ă faire des tours de promenade dans le jardin, pas Ă pas ; elle alla dans le sentier le long de la haie, et sâen retourna vivement, espĂ©rant que la bonne femme serait rentrĂ©e par une autre route. Enfin, lasse dâattendre, assaillie de soupçons quâelle repoussait, ne sachant plus si elle Ă©tait lĂ depuis un siĂšcle ou une minute, elle sâassit dans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barriĂšre grinça elle fit un bond ; avant quâelle eĂ»t parlĂ©, la mĂšre Rolet lui avait dit â Il nây a personne chez vous ! â Comment ? â Oh ! personne ! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On vous cherche. Emma ne rĂ©pondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeux autour dâelle, tandis que la paysanne, effrayĂ©e de son visage, se reculait instinctivement, la croyant folle. Tout Ă coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand Ă©clair dans une nuit sombre, lui avait passĂ© dans lâĂąme. Il Ă©tait si bon, si dĂ©licat, si gĂ©nĂ©reux ! Et, dâailleurs, sâil hĂ©sitait Ă lui rendre ce service, elle saurait bien lây contraindre en rappelant dâun seul clin dâĆil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans sâapercevoir quâelle courait sâoffrir Ă ce qui lâavait tantĂŽt si fort exaspĂ©rĂ©e, ni se douter le moins du monde de cette prostitution. VIII E lle se demandait tout en marchant Que vais-je dire ? Par oĂč commencerai-je ? » Et Ă mesure quâelle avançait, elle reconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le chĂąteau lĂ -bas. Elle se retrouvait dans les sensations de sa premiĂšre tendresse, et son pauvre cĆur comprimĂ© sây dilatait amoureusement. Un vent tiĂšde lui soufflait au visage ; la neige, se fondant, tombait goutte Ă goutte des bourgeons sur lâherbe. Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis arriva Ă la cour dâhonneur, que bordait un double rang de tilleuls touffus. Ils balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Les chiens au chenil aboyĂšrent tous, et lâĂ©clat de leurs voix retentissait sans quâil parĂ»t personne. Elle monta le large escalier droit, Ă balustres de bois, qui conduisait au corridor pavĂ© de dalles poudreuses oĂč sâouvraient plusieurs chambres Ă la file, comme dans les monastĂšres ou les auberges. La sienne Ă©tait au bout, tout au fond, Ă gauche. Quand elle vint Ă poser les doigts sur la serrure, ses forces subitement lâabandonnĂšrent. Elle avait peur quâil ne fĂ»t pas lĂ , le souhaitait presque, et câĂ©tait pourtant son seul espoir, la derniĂšre chance de salut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage au sentiment de la nĂ©cessitĂ© prĂ©sente, elle entra. Il Ă©tait devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer une pipe. â Tiens ! câest vous ! dit-il en se levant brusquement. â Oui, câest moi !⊠je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil. Et malgrĂ© tous ses efforts, il lui Ă©tait impossible de desserrer la bouche. â Vous nâavez pas changĂ©, vous ĂȘtes toujours charmante ! â Oh ! reprit-elle amĂšrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dĂ©daignĂ©s. Alors il entama une explication de sa conduite, sâexcusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux. Elle se laissa prendre Ă ses paroles, plus encore Ă sa voix et par le spectacle de sa personne ; si bien quâelle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-ĂȘtre, au prĂ©texte de leur rupture ; câĂ©tait un secret dâoĂč dĂ©pendaient lâhonneur et mĂȘme la vie dâune troisiĂšme personne. â Nâimporte ! fit-elle en le regardant tristement, jâai bien souffert ! Il rĂ©pondit dâun ton philosophique â Lâexistence est ainsi ! â A-t-elle du moins, reprit Emma, Ă©tĂ© bonne pour vous depuis notre sĂ©paration ? â Oh ! ni bonne⊠ni mauvaise. â Il aurait peut-ĂȘtre mieux valu ne jamais nous quitter. â OuiâŠ, peut-ĂȘtre ! â Tu crois ? dit-elle en se rapprochant. Et elle soupira. â Ă Rodolphe ! si tu savais⊠je tâai bien aimĂ© ! Ce fut alors quâelle prit sa main, et ils restĂšrent quelque temps les doigts entrelacĂ©s, â comme le premier jour, aux Comices ! Par un geste dâorgueil, il se dĂ©battait sous lâattendrissement. Mais, sâaffaissant contre sa poitrine, elle lui dit â Comment voulais-tu que je vĂ©cusse sans toi ? On ne peut pas se dĂ©shabituer du bonheur ! JâĂ©tais dĂ©sespĂ©rĂ©e ! jâai cru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi⊠tu mâas fuie !⊠Car, depuis trois ans, il lâavait soigneusement Ă©vitĂ©e par suite de cette lĂąchetĂ© naturelle qui caractĂ©rise le sexe fort ; et Emma continuait avec des gestes mignons de tĂȘte, plus cĂąline quâune chatte amoureuse â Tu en aimes dâautres, avoue-le. Oh ! je les comprends, va ! je les excuse ; tu les auras sĂ©duites, comme tu mâavais sĂ©duite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce quâil faut pour te faire chĂ©rir. Mais nous recommencerons, nâest-ce pas ? nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suis heureuse !⊠parle donc ! Et elle Ă©tait ravissante Ă voir, avec son regard oĂč tremblait une larme, comme lâeau dâun orage dans un calice bleu. Il lâattira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, oĂč, dans la clartĂ© du crĂ©puscule, miroitait comme une flĂšche dâor un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front ; il finit par la baiser sur les paupiĂšres, tout doucement, du bout de ses lĂšvres. â Mais tu as pleurĂ© ! dit-il. Pourquoi ? Elle Ă©clata en sanglots. Rodolphe crut que câĂ©tait lâexplosion de son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une derniĂšre pudeur, et alors il sâĂ©cria â Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me plaise. Jâai Ă©tĂ© imbĂ©cile et mĂ©chant ! Je tâaime, je tâaimerai toujours !⊠Quâas-tu ? dis-le donc ! Il sâagenouillait. â Eh bien !⊠je suis ruinĂ©e, Rodolphe ! Tu vas me prĂȘter trois mille francs ! â MaisâŠ, maisâŠ, dit-il en se relevant peu Ă peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave. â Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placĂ© toute sa fortune chez un notaire ; il sâest enfui. Nous avons empruntĂ© ; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation nâest pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais, aujourdâhui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ; câest Ă prĂ©sent, Ă lâinstant mĂȘme ; et, comptant sur ton amitiĂ©, je suis venue. â Ah ! pensa Rodolphe, qui devint trĂšs pĂąle tout Ă coup, câest pour cela quâelle est venue ! Enfin il dit dâun air calme â Je ne les ai pas, chĂšre madame. Il ne mentait point. Il les eĂ»t eus quâil les aurait donnĂ©s, sans doute, bien quâil soit gĂ©nĂ©ralement dĂ©sagrĂ©able de faire de si belles actions une demande pĂ©cuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur lâamour, Ă©tant la plus froide et la plus dĂ©racinante. Elle resta dâabord quelques minutes Ă le regarder. â Tu ne les as pas ! Elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois â Tu ne les as pas !⊠Jâaurais dĂ» mâĂ©pargner cette derniĂšre honte. Tu ne mâas jamais aimĂ©e ! tu ne vaux pas mieux que les autres ! Elle se trahissait, elle se perdait. Rodolphe lâinterrompit, affirmant quâil se trouvait gĂȘnĂ© » lui-mĂȘme. â Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considĂ©rablement !⊠Et, arrĂȘtant ses yeux sur une carabine damasquinĂ©e qui brillait dans la panoplie â Mais, lorsquâon est si pauvre, on ne met pas dâargent Ă la crosse de son fusil ! On nâachĂšte pas une pendule avec des incrustations dâĂ©caille ! continuait-elle en montrant lâhorloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil pour ses fouets â elle les touchait ! â ni des breloques pour sa montre ! Oh ! rien ne lui manque ! JusquâĂ un porte-liqueurs dans sa chambre ; car tu tâaimes, tu vis bien, tu as un chĂąteau, des fermes, des bois ; tu chasses Ă courre, tu voyages Ă Paris⊠Eh ! quand ce ne serait que cela, sâĂ©cria-t-elle en prenant sur la cheminĂ©e ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peut faire de lâargent !⊠Oh ! je nâen veux pas ! garde-les ! Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaĂźne dâor se rompit en cognant contre la muraille. â Mais, moi, je tâaurais tout donnĂ©, jâaurais tout vendu, jâaurais travaillĂ© de mes mains, jâaurais mendiĂ© sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour tâentendre dire Merci ! » Et tu restes lĂ tranquillement dans ton fauteuil, comme si dĂ©jĂ tu ne mâavais pas fait assez souffrir ? Sans toi, sais-tu bien, jâaurais pu vivre heureuse ! Qui tây forçait ? Ătait-ce une gageure ? Tu mâaimais cependant, tu le disais⊠Et tout Ă lâheure encore⊠Ah ! il eĂ»t mieux valu me chasser ! Jâai les mains chaudes de tes baisers, et voilĂ la place, sur le tapis, oĂč tu jurais Ă mes genoux une Ă©ternitĂ© dâamour. Tu mây as fait croire tu mâas, pendant deux ans, traĂźnĂ©e dans le rĂȘve le plus magnifique et le plus suave !⊠Hein ! nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh ! ta lettre, ta lettre ! elle mâa dĂ©chirĂ© le cĆur !⊠Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coĂ»terait trois mille francs ! â Je ne les ai pas ! rĂ©pondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent, comme dâun bouclier, les colĂšres rĂ©signĂ©es. Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond lâĂ©crasait ; et elle repassa par la longue allĂ©e, en trĂ©buchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dĂ©pĂȘchait pour lâouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflĂ©e, prĂšs de tomber, elle sâarrĂȘta. Et alors, se dĂ©tournant, elle aperçut encore une fois lâimpassible chĂąteau, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenĂȘtres de la façade. Elle resta perdue de stupeur, et nâayant plus conscience dâelle-mĂȘme que par le battement de ses artĂšres, quâelle croyait entendre sâĂ©chapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds Ă©tait plus mou quâune onde, et les sillons lui parurent dâimmenses vagues brunes, qui dĂ©ferlaient. Tout ce quâil y avait dans sa tĂȘte de rĂ©miniscences, dâidĂ©es, sâĂ©chappait Ă la fois, dâun seul bond, comme les mille piĂšces dâun feu dâartifice. Elle vit son pĂšre, le cabinet de Lheureux, leur chambre lĂ -bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint Ă se ressaisir, dâune maniĂšre confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible Ă©tat, câest-Ă -dire la question dâargent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son Ăąme lâabandonner par ce souvenir, comme les blessĂ©s, en agonisant, sentent lâexistence qui sâen va par leur plaie qui saigne. La nuit tombait, des corneilles volaient. Il lui sembla tout Ă coup que des globules couleur de feu Ă©clataient dans lâair comme des balles fulminantes en sâaplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun dâeux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multipliĂšrent, et ils se rapprochaient, la pĂ©nĂ©traient ; tout disparut. Elle reconnut les lumiĂšres des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard. Alors sa situation, telle quâun abĂźme, se reprĂ©senta. Elle haletait Ă se rompre la poitrine. Puis, dans un transport dâhĂ©roĂŻsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la cĂŽte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, lâallĂ©e, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien. Il nây avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barriĂšre, retenant son haleine, tĂątant les murs, elle sâavança jusquâau seuil de la cuisine, oĂč brĂ»lait une chandelle posĂ©e sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat. â Ah ! ils dĂźnent. Attendons. Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit. â La clef ! celle dâen haut, oĂč sont les⊠â Comment ? Et il la regardait, tout Ă©tonnĂ© par la pĂąleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantĂŽme ; sans comprendre ce quâelle voulait, il pressentait quelque chose de terrible. Mais elle reprit vivement, Ă voix basse, dâune voix douce, dissolvante â Je la veux ! donne-la-moi. Comme la cloison Ă©tait mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle Ă manger. Elle prĂ©tendit avoir besoin de tuer les rats qui lâempĂȘchaient de dormir. â Il faudrait que jâavertisse Monsieur. â Non ! reste ! Puis, dâun air indiffĂ©rent â Eh ! ce nâest pas la peine, je lui dirai tantĂŽt. Allons, Ă©claire-moi ! Elle entra dans le corridor oĂč sâouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef Ă©tiquetĂ©e capharnaĂŒm. â Justin ! cria lâapothicaire, qui sâimpatientait. â Montons ! Et il la suivit. La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisiĂšme tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine dâune poudre blanche, elle se mit Ă manger Ă mĂȘme. â ArrĂȘtez ! sâĂ©cria-t-il en se jetant sur elle. â Tais-toi ! on viendrait⊠Il se dĂ©sespĂ©rait, voulait appeler. â Nâen dis rien, tout retomberait sur ton maĂźtre ! Puis elle sâen retourna subitement apaisĂ©e, et presque dans la sĂ©rĂ©nitĂ© dâun devoir accompli. Quand Charles, bouleversĂ© par la nouvelle de la saisie, Ă©tait rentrĂ© Ă la maison, Emma venait dâen sortir. Il cria, pleura, sâĂ©vanouit, mais elle ne revint pas. OĂč pouvait-elle ĂȘtre ? Il envoya FĂ©licitĂ© chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion dâor, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considĂ©ration anĂ©antie, leur fortune perdue, lâavenir de Berthe brisĂ© ! Par quelle cause ?⊠pas un mot ! Il attendit jusquâĂ six heures du soir. Enfin, nây pouvant plus tenir, et imaginant quâelle Ă©tait partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et sâen revint. Elle Ă©tait rentrĂ©e. â Quây avait-il ?⊠Pourquoi ?⊠Explique-moi !⊠Elle sâassit Ă son secrĂ©taire, et Ă©crivit une lettre quâelle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et lâheure. Puis elle dit dâun ton solennel â Tu la liras demain ; dâici lĂ , je tâen prie, ne mâadresse pas une seule question !⊠Non, pas une ! â Mais⊠â Oh ! laisse-moi ! Et elle se coucha tout du long sur son lit. Une saveur Ăącre quâelle sentait dans sa bouche la rĂ©veilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux. Elle sâĂ©piait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout prĂšs de sa couche, qui respirait. â Ah ! câest bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais mâendormir, et tout sera fini ! Elle but une gorgĂ©e dâeau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goĂ»t dâencre continuait. â Jâai soif !⊠oh ! jâai bien soif ! soupira-t-elle. â Quâas-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre. â Ce nâest rien !⊠Ouvre la fenĂȘtreâŠ, jâĂ©touffe ! Et elle fut prise dâune nausĂ©e si soudaine, quâelle eut Ă peine le temps de saisir son mouchoir sous lâoreiller. â EnlĂšve-le ! dit-elle vivement ; jette-le ! Il la questionna ; elle ne rĂ©pondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre Ă©motion ne la fĂźt vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusquâau cĆur. â Ah ! voilĂ que ça commence ! murmura-t-elle. â Que dis-tu ? Elle roulait sa tĂȘte avec un geste doux plein dâangoisse, et tout en ouvrant continuellement les mĂąchoires, comme si elle eĂ»t portĂ© sur sa langue quelque chose de trĂšs lourd. Ă huit heures, les vomissements reparurent. Charles observa quâil y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attachĂ© aux parois de la porcelaine. â Câest extraordinaire ! câest singulier ! rĂ©pĂ©ta-t-il. Mais elle dit dâune voix forte â Non, tu te trompes ! Alors, dĂ©licatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur lâestomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayĂ©. Puis elle se mit Ă geindre, faiblement dâabord. Un grand frisson lui secouait les Ă©paules, et elle devenait plus pĂąle que le drap oĂč sâenfonçaient ses doigts crispĂ©s. Son pouls inĂ©gal Ă©tait presque insensible maintenant. Des gouttes suintaient sur sa figure bleuĂątre, qui semblait comme figĂ©e dans lâexhalaison dâune vapeur mĂ©tallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour dâelle, et Ă toutes les questions elle ne rĂ©pondait quâen hochant la tĂȘte ; mĂȘme elle sourit deux ou trois fois. Peu Ă peu, ses gĂ©missements furent plus forts. Un hurlement sourd lui Ă©chappa ; elle prĂ©tendit quâelle allait mieux et quâelle se lĂšverait tout Ă lâheure. Mais les convulsions la saisirent ; elle sâĂ©cria â Ah ! câest atroce, mon Dieu ! Il se jeta Ă genoux contre son lit. â Parle ! quâas-tu mangĂ© ? RĂ©ponds, au nom du ciel ! Et il la regardait avec des yeux dâune tendresse comme elle nâen avait jamais vu. â Eh bien, lĂ âŠ, lĂ !⊠dit-elle dâune voix dĂ©faillante. Il bondit au secrĂ©taire, brisa le cachet et lut tout haut Quâon nâaccuse personne⊠Il sâarrĂȘta, se passa la main sur les yeux, et relut encore. â Comment !⊠Au secours ! Ă moi ! Et il ne pouvait que rĂ©pĂ©ter ce mot EmpoisonnĂ©e ! empoisonnĂ©e ! » FĂ©licitĂ© courut chez Homais, qui sâexclama sur la place ; Mme Lefrançois lâentendit au Lion dâor, quelques-uns se levĂšrent pour lâapprendre Ă leurs voisins, et toute la nuit le village fut en Ă©veil. Ăperdu, balbutiant, prĂšs de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, sâarrachait les cheveux, et jamais le pharmacien nâavait cru quâil pĂ»t y avoir de si Ă©pouvantable spectacle. Il revint chez lui pour Ă©crire Ă M. Canivet et au docteur LariviĂšre. Il perdait la tĂȘte ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit Ă NeufchĂątel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, quâil le laissa dans la cĂŽte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevĂ©. Charles voulut feuilleter son dictionnaire de mĂ©decine ; il nây voyait pas, les lignes dansaient. â Du calme ! dit lâapothicaire. Il sâagit seulement dâadministrer quelque puissant antidote. Quel est le poison ? Charles montra la lettre. CâĂ©tait de lâarsenic. â Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire lâanalyse. Car il savait quâil faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ; et lâautre, qui ne comprenait pas, rĂ©pondit â Ah ! faites ! faites ! sauvez-la⊠Puis, revenu prĂšs dâelle, il sâaffaissa par terre sur le tapis, et il restait la tĂȘte appuyĂ©e contre le bord de sa couche, Ă sangloter. â Ne pleure pas ! lui dit-elle. BientĂŽt je ne te tourmenterai plus ! â Pourquoi ? Qui tâa forcĂ©e ? Elle rĂ©pliqua â Il le fallait, mon ami. â NâĂ©tais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? Jâai fait tout ce que jâai pu pourtant ! â OuiâŠ, câest vraiâŠ, tu es bon, toi ! Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son ĂȘtre sâĂ©crouler de dĂ©sespoir Ă lâidĂ©e quâil fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus dâamour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il nâosait, lâurgence dâune rĂ©solution immĂ©diate achevant de le bouleverser. Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haĂŻssait personne, maintenant ; une confusion de crĂ©puscule sâabattait en sa pensĂ©e, et de tous les bruits de la terre Emma nâentendait plus que lâintermittente lamentation de ce pauvre cĆur, douce et indistincte, comme le dernier Ă©cho dâune symphonie qui sâĂ©loigne. â Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude. â Tu nâes pas plus mal, nâest-ce pas ? demanda Charles. â Non ! non ! Lâenfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit, dâoĂč sortaient ses pieds nus, sĂ©rieuse et presque rĂȘvant encore. Elle considĂ©rait avec Ă©tonnement la chambre tout en dĂ©sordre, et clignait des yeux, Ă©blouie par les flambeaux qui brĂ»laient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute les matins du jour de lâan ou de la mi-carĂȘme, quand, ainsi rĂ©veillĂ©e de bonne heure Ă la clartĂ© des bougies, elle venait dans le lit de sa mĂšre pour y recevoir ses Ă©trennes, car elle se mit Ă dire â OĂč est-ce donc, maman ? Et comme tout le monde se taisait â Mais je ne vois pas mon petit soulier ! FĂ©licitĂ© la penchait vers le lit, tandis quâelle regardait toujours du cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. â Est-ce nourrice qui lâaurait pris ? demanda-t-elle. Et, Ă ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultĂšres et de ses calamitĂ©s, Mme Bovary dĂ©tourna sa tĂȘte, comme au dĂ©goĂ»t dâun autre poison plus fort qui lui remontait Ă la bouche. Berthe, cependant, restait posĂ©e sur le lit. â Oh ! comme tu as de grands yeux, maman ! comme tu es pĂąle ! comme tu sues !⊠Sa mĂšre la regardait. â Jâai peur ! dit la petite en se reculant. Emma prit sa main pour la baiser ; elle se dĂ©battait. â Assez ! quâon lâemmĂšne ! sâĂ©cria Charles, qui sanglotait dans lâalcĂŽve. Puis les symptĂŽmes sâarrĂȘtĂšrent un moment ; elle paraissait moins agitĂ©e ; et, Ă chaque parole insignifiante, Ă chaque souffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant. â Ah ! câest vous ! merci ! vous ĂȘtes bon ! Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la⊠Le confrĂšre ne fut nullement de cette opinion, et, nây allant pas, comme il le disait lui-mĂȘme, par quatre chemins, il prescrivit de lâĂ©mĂ©tique, afin de dĂ©gager complĂštement lâestomac. Elle ne tarda pas Ă vomir du sang. Ses lĂšvres se serrĂšrent davantage. Elle avait les membres crispĂ©s, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe prĂšs de se rompre. Puis elle se mettait Ă crier, horriblement. Elle maudissait le poison, lâinvectivait, le suppliait de se hĂąter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant quâelle, sâefforçait de lui faire boire. Il Ă©tait debout, son mouchoir sur les lĂšvres, rĂąlant, pleurant, et suffoquĂ© par des sanglots qui le secouaient jusquâaux talons ; FĂ©licitĂ© courait çà et lĂ dans la chambre ; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait nĂ©anmoins Ă se sentir troublĂ©. â Diable !⊠cependant⊠elle est purgĂ©e, et, du moment que la cause cesse⊠â Lâeffet doit cesser, dit Homais ; câest Ă©vident. â Mais sauvez-la ! exclamait Bovary. Aussi, sans Ă©couter le pharmacien, qui hasardait encore cette hypothĂšse Câest peut-ĂȘtre un paroxysme salutaire », Canivet allait administrer de la thĂ©riaque, lorsquâon entendit le claquement dâun fouet ; toutes les vitres frĂ©mirent, et, une berline de poste quâenlevaient Ă plein poitrail trois chevaux crottĂ©s jusquâaux oreilles, dĂ©busqua dâun bond au coin des halles. CâĂ©tait le docteur LariviĂšre. Lâapparition dâun dieu nâeĂ»t pas causĂ© plus dâĂ©moi. Bovary leva les mains, Canivet sâarrĂȘta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le docteur fĂ»t entrĂ©. Il appartenait Ă la grande Ă©cole chirurgicale sortie du tablier de Bichat, Ă cette gĂ©nĂ©ration, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chĂ©rissant leur art dâun amour fanatique, lâexerçaient avec exaltation et sagacitĂ© ! Tout tremblait dans son hĂŽpital quand il se mettait en colĂšre, et ses Ă©lĂšves le vĂ©nĂ©raient si bien, quâils sâefforçaient, Ă peine Ă©tablis, de lâimiter le plus possible ; de sorte que lâon retrouvait sur eux, par les villes dâalentour, sa longue douillette de mĂ©rinos et son large habit noir, dont les parements dĂ©boutonnĂ©s couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui nâavaient jamais de gants, comme pour ĂȘtre plus promptes Ă plonger dans les misĂšres. DĂ©daigneux des croix, des titres et des acadĂ©mies, hospitalier, libĂ©ral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eĂ»t presque passĂ© pour un saint si la finesse de son esprit ne lâeĂ»t fait craindre comme un dĂ©mon. Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans lâĂąme et dĂ©sarticulait tout mensonge Ă travers les allĂ©gations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majestĂ© dĂ©bonnaire que donnent la conscience dâun grand talent, de la fortune, et quarante ans dâune existence laborieuse et irrĂ©prochable. Il fronça les sourcils dĂšs la porte, en apercevant la face cadavĂ©reuse dâEmma, Ă©tendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en ayant lâair dâĂ©couter Canivet, il se passait lâindex sous les narines et rĂ©pĂ©tait â Câest bien, câest bien. Mais il fit un geste lent des Ă©paules. Bovary lâobserva ils se regardĂšrent ; et cet homme, si habituĂ© pourtant Ă lâaspect des douleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot. Il voulut emmener Canivet dans la piĂšce voisine. Charles le suivit. â Elle est bien mal, nâest-ce pas ? Si lâon posait des sinapismes ? je ne sais quoi ! Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant sauvĂ© ! Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le contemplait dâune maniĂšre effarĂ©e, suppliante, Ă demi pĂąmĂ© contre sa poitrine. â Allons, mon pauvre garçon, du courage ! Il nây a plus rien Ă faire. Et le docteur LariviĂšre se dĂ©tourna. â Vous partez ? â Je vais revenir. Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains. Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, par tempĂ©rament, se sĂ©parer des gens cĂ©lĂšbres. Aussi conjura-t-il M. LariviĂšre de lui faire cet insigne honneur dâaccepter Ă dĂ©jeuner. On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion dâor, tout ce quâil y avait de cĂŽtelettes Ă la boucherie, de la crĂšme chez Tuvache, des Ćufs chez Lestiboudois, et lâapothicaire aidait lui-mĂȘme aux prĂ©paratifs, tandis que Mme Homais disait, en tirant les cordons de sa camisole â Vous ferez excuse, monsieur ; car dans notre malheureux pays, du moment quâon nâest pas prĂ©venu la veille⊠â Les verres Ă patte !!! souffla Homais. â Au moins, si nous Ă©tions Ă la ville, nous aurions la ressource des pieds farcis. â Tais-toi !⊠à table, docteur ! Il jugea bon, aprĂšs les premiers morceaux, de fournir quelques dĂ©tails sur la catastrophe â Nous avons eu dâabord un sentiment de siccitĂ© au pharynx, puis des douleurs intolĂ©rables Ă lâĂ©pigastre, superpurgation, coma. â Comment sâest-elle donc empoisonnĂ©e ? â Je lâignore, docteur, et mĂȘme je ne sais pas trop oĂč elle a pu se procurer cet acide arsĂ©nieux. Justin, qui apportait alors une pile dâassiettes, fut saisi dâun tremblement. â Quâas-tu ? dit le pharmacien. Le jeune homme, Ă cette question, laissa tout tomber par terre, avec un grand fracas. â ImbĂ©cile ! sâĂ©cria Homais, maladroit ! lourdaud ! fichu Ăąne ! Mais, soudain, se maĂźtrisant â Jâai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, jâai dĂ©licatement introduit dans un tube⊠â Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vos doigts dans la gorge. Son confrĂšre se taisait, ayant tout Ă lâheure reçu confidentiellement une forte semonce Ă propos de son Ă©mĂ©tique, de sorte que ce bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied-bot, Ă©tait trĂšs modeste aujourdâhui ; il souriait sans discontinuer, dâune maniĂšre approbative. Homais sâĂ©panouissait dans son orgueil dâamphitryon, et lâaffligeante idĂ©e de Bovary contribuait vaguement Ă son plaisir, par un retour Ă©goĂŻste quâil faisait sur lui-mĂȘme. Puis la prĂ©sence du Docteur le transportait. Il Ă©talait son Ă©rudition, il citait pĂȘle-mĂȘle les cantharides, lâupas, le mancenillier, la vipĂšre. â Et mĂȘme jâai lu que diffĂ©rentes personnes sâĂ©taient trouvĂ©es intoxiquĂ©es, docteur, et comme foudroyĂ©es par des boudins qui avaient subi une trop vĂ©hĂ©mente fumigation ! Du moins, câĂ©tait dans un fort beau rapport, composĂ© par une de nos sommitĂ©s pharmaceutiques, un de nos maĂźtres, lâillustre Cadet de Gassicourt ! Mme Homais rĂ©apparut, portant une de ces vacillantes machines que lâon chauffe avec de lâesprit-de-vin ; car Homais tenait Ă faire son cafĂ© sur la table, lâayant dâailleurs torrĂ©fiĂ© lui-mĂȘme, porphyrisĂ© lui-mĂȘme, mixtionnĂ© lui-mĂȘme. â Saccharum, docteur, dit-il en offrant du sucre. Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux dâavoir lâavis du chirurgien sur leur constitution. Enfin, M. LariviĂšre allait partir, quand Mme Homais lui demanda une consultation pour son mari. Il sâĂ©paississait le sang Ă sâendormir chaque soir aprĂšs le dĂźner. â Oh ! ce nâest pas le sens qui le gĂȘne. Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvrit la porte. Mais la pharmacie regorgeait de monde, et il eut grand-peine Ă pouvoir se dĂ©barrasser du sieur Tuvache, qui redoutait pour son Ă©pouse une fluxion de poitrine, parce quâelle avait coutume de cracher dans les cendres ; puis de M. Binet, qui Ă©prouvait parfois des fringales, et de Mme Caron, qui avait des picotements ; de Lheureux, qui avait des vertiges ; de Lestiboudois, qui avait un rhumatisme ; de Mme Lefrançois, qui avait des aigreurs. Enfin les trois chevaux dĂ©talĂšrent, et lâon trouva gĂ©nĂ©ralement quâil nâavait point montrĂ© de complaisance. Lâattention publique fut distraite par lâapparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles. Homais, comme il le devait Ă ses principes, compara les prĂȘtres Ă des corbeaux quâattire lâodeur des morts ; la vue dâun ecclĂ©siastique lui Ă©tait personnellement dĂ©sagrĂ©able, car la soutane le faisait rĂȘver au linceul, et il exĂ©crait lâune un peu par Ă©pouvante de lâautre. NĂ©anmoins, ne reculant pas devant ce quâil appelait sa mission, il retourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. LariviĂšre, avant de partir, avait engagĂ© fortement Ă cette dĂ©marche ; et mĂȘme, sans les reprĂ©sentations de sa femme, il eĂ»t emmenĂ© avec lui ses deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances, pour que ce fĂ»t une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leur restĂąt plus tard dans la tĂȘte. La chambre, quand ils entrĂšrent, Ă©tait toute pleine dâune solennitĂ© lugubre. Il y avait sur la table Ă ouvrage, recouverte dâune serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat dâargent, prĂšs dâun gros crucifix, entre deux chandeliers qui brĂ»laient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait dĂ©mesurĂ©ment les paupiĂšres ; et ses pauvres mains se traĂźnaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir dĂ©jĂ se recouvrir du suaire. PĂąle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face dâelle, au pied du lit, tandis que le prĂȘtre, appuyĂ© sur un genou, marmottait des paroles basses. Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie Ă voir tout Ă coup lâĂ©tole violette, sans doute retrouvant au milieu dâun apaisement extraordinaire la voluptĂ© perdue de ses premiers Ă©lancements mystiques, avec des visions de bĂ©atitude Ă©ternelle qui commençaient. Le prĂȘtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelquâun qui a soif, et, collant ses lĂšvres sur le corps de lâHomme-Dieu, elle y dĂ©posa de toute sa force expirante le plus grand baiser dâamour quâelle eĂ»t jamais donnĂ©. Ensuite il rĂ©cita le Misereatur et lâIndulgentiam, trempa son pouce droit dans lâhuile et commença les onctions dâabord sur les yeux, qui avaient tant convoitĂ© toutes les somptuositĂ©s terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tiĂšdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui sâĂ©tait ouverte pour le mensonge, qui avait gĂ©mi dâorgueil et criĂ© dans la luxure ; puis sur les mains, qui se dĂ©lectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait Ă lâassouvissance de ses dĂ©sirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. Le curĂ© sâessuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempĂ©s dâhuile, et revint sâasseoir prĂšs de la moribonde pour lui dire quâelle devait Ă prĂ©sent joindre ses souffrances Ă celles de JĂ©sus-Christ et sâabandonner Ă la misĂ©ricorde divine. En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bĂ©nit, symbole des gloires cĂ©lestes dont elle allait tout Ă lâheure ĂȘtre environnĂ©e. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombĂ© Ă terre. Cependant elle nâĂ©tait plus aussi pĂąle, et son visage avait une expression de sĂ©rĂ©nitĂ©, comme si le sacrement lâeĂ»t guĂ©rie. Le prĂȘtre ne manqua point dâen faire lâobservation ; il expliqua mĂȘme Ă Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait lâexistence des personnes lorsquâil le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour oĂč, ainsi prĂšs de mourir, elle avait reçu la communion. â Il ne fallait peut-ĂȘtre pas se dĂ©sespĂ©rer, pensa-t-il. En effet, elle regarda tout autour dâelle, lentement, comme quelquâun qui se rĂ©veille dâun songe ; puis, dâune voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchĂ©e dessus quelque temps, jusquâau moment oĂč de grosses larmes lui dĂ©coulĂšrent des yeux. Alors elle se renversa la tĂȘte en poussant un soupir et retomba sur lâoreiller. Sa poitrine aussitĂŽt se mit Ă haleter rapidement. La langue tout entiĂšre lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pĂąlissaient comme deux globes de lampe qui sâĂ©teignent, Ă la croire dĂ©jĂ morte, sans lâeffrayante accĂ©lĂ©ration de ses cĂŽtes, secouĂ©es par un souffle furieux, comme si lâĂąme eĂ»t fait des bonds pour se dĂ©tacher. FĂ©licitĂ© sâagenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-mĂȘme flĂ©chit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien sâĂ©tait remis en priĂšre, la figure inclinĂ©e contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traĂźnait derriĂšre lui dans lâappartement. Charles Ă©tait de lâautre cĂŽtĂ©, Ă genoux, les bras Ă©tendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant Ă chaque battement de son cĆur, comme au contrecoup dâune ruine qui tombe. Ă mesure que le rĂąle devenait plus fort, lâecclĂ©siastique prĂ©cipitait ses oraisons ; elles se mĂȘlaient aux sanglots Ă©touffĂ©s de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaĂźtre dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. Tout Ă coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frĂŽlement dâun bĂąton ; et une voix sâĂ©leva, une voix rauque, qui chantait Souvent la chaleur dâun beau jour Fait rĂȘver fillette Ă lâamour. Emma se releva comme un cadavre que lâon galvanise, les cheveux dĂ©nouĂ©s, la prunelle fixe, bĂ©ante. Pour amasser diligemment Les Ă©pis que la faux moissonne, Ma Nanette va sâinclinant Vers le sillon qui nous les donne. â LâAveugle sâĂ©cria-t-elle. Et Emma se mit Ă rire, dâun rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©, croyant voir la face hideuse du misĂ©rable, qui se dressait dans les tĂ©nĂšbres Ă©ternelles comme un Ă©pouvantement. Il souffla bien fort ce jour-lĂ Et le jupon court sâenvola ! Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous sâapprochĂšrent. Elle nâexistait plus. IX I l y a toujours aprĂšs la mort de quelquâun comme une stupĂ©faction qui se dĂ©gage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du nĂ©ant et de se rĂ©signer Ă y croire. Mais, quand il sâaperçut pourtant de son immobilitĂ©, Charles se jeta sur elle en criant â Adieu ! adieu ! Homais et Canivet lâentraĂźnĂšrent hors de la chambre. â ModĂ©rez-vous ! â Oui, disait-il en se dĂ©battant, je serai raisonnable, je ne ferai pas de mal. Mais laissez-moi ! je veux la voir ! câest ma femme ! Et il pleurait. â Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours Ă la nature, cela vous soulagera ! Devenu plus faible quâun enfant, Charles se laissa conduire en bas, dans la salle, et M. Homais bientĂŽt sâen retourna chez lui. Il fut sur la place accostĂ© par lâAveugle, qui, sâĂ©tant traĂźnĂ© jusquâĂ Yonville dans lâespoir de la pommade antiphlogistique, demandait Ă chaque passant oĂč demeurait lâapothicaire. â Allons, bon ! comme si je nâavais pas dâautres chiens Ă fouetter ! Ah ! tant pis, reviens plus tard ! Et il entra prĂ©cipitamment dans la pharmacie. Il avait Ă Ă©crire deux lettres, Ă faire une potion calmante pour Bovary, Ă trouver un mensonge qui pĂ»t cacher lâempoisonnement et Ă le rĂ©diger en article pour le Fanal, sans compter les personnes qui lâattendaient, afin dâavoir des informations ; et, quand les Yonvillais eurent tous entendu son histoire dâarsenic quâelle avait pris pour du sucre, en faisant une crĂšme Ă la vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary. Il le trouva seul M. Canivet venait de partir, assis dans le fauteuil, prĂšs de la fenĂȘtre, et contemplant dâun regard idiot les pavĂ©s de la salle. â Il faudrait Ă prĂ©sent, dit le pharmacien, fixer vous-mĂȘme lâheure de la cĂ©rĂ©monie. â Pourquoi ? quelle cĂ©rĂ©monie ? Puis dâune voix balbutiante et effrayĂ©e â Oh ! non, nâest-ce pas ? non, je veux la garder. Homais, par contenance, prit une carafe sur lâĂ©tagĂšre pour arroser les gĂ©raniums. â Ah ! merci, dit Charles, vous ĂȘtes bon ! Et il nâacheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce geste du pharmacien lui rappelait. Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un peu horticulture ; les plantes avaient besoin dâhumiditĂ©. Charles baissa la tĂȘte en signe dâapprobation. â Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir. â Ah ! fit Bovary. Lâapothicaire, Ă bout dâidĂ©es, se mit Ă Ă©carter doucement les petits rideaux du vitrage. â Tiens, voilĂ M. Tuvache qui passe. Charles rĂ©pĂ©ta comme une machine â M. Tuvache qui passe. Homais nâosa lui reparler des dispositions funĂšbres ; ce fut lâecclĂ©siastique qui parvint Ă lây rĂ©soudre. Il sâenferma dans son cabinet, prit une plume, et, aprĂšs avoir sanglotĂ© quelque temps, il Ă©crivit Je veux quâon lâenterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui Ă©talera les cheveux sur les Ă©paules ; trois cercueils, un de chĂȘne, un dâacajou, un de plomb. Quâon ne me dise rien, jâaurai de la force. On lui mettra par-dessus tout une grande piĂšce de velours vert. Je le veux. Faites-le. » Ces messieurs sâĂ©tonnĂšrent beaucoup des idĂ©es romanesques de Bovary, et aussitĂŽt le pharmacien alla lui dire â Ce velours me parait une superfĂ©tation. La dĂ©pense, dâailleurs⊠â Est-ce que cela vous regarde ? sâĂ©cria Charles. Laissez-moi ! vous ne lâaimiez pas ! Allez-vous-en ! LâecclĂ©siastique le prit par-dessous le bras pour lui faire faire un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanitĂ© des choses terrestres. Dieu Ă©tait bien grand, bien bon ; on devait sans murmure se soumettre Ă ses dĂ©crets, mĂȘme le remercier. Charles Ă©clata en blasphĂšmes. â Je lâexĂšcre, votre Dieu ! â Lâesprit de rĂ©volte est encore en vous, soupira lâecclĂ©siastique. Bovary Ă©tait loin. Il marchait Ă grands pas, le long du mur, prĂšs de lâespalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de malĂ©diction ; mais pas une feuille seulement nâen bougea. Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue, finit par grelotter ; il rentra sâasseoir dans la cuisine. Ă six heures, on entendit un bruit de ferraille sur la place câĂ©tait lâHirondelle qui arrivait ; et il resta le front contre les carreaux, Ă voir descendre les uns aprĂšs les autres tous les voyageurs. FĂ©licitĂ© lui Ă©tendit un matelas dans le salon ; il se jeta dessus et sâendormit. Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sans garder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire la veillĂ©e du cadavre, apportant avec lui trois volumes, et un portefeuille afin de prendre des notes. M. Bournisien sây trouvait, et deux grands cierges brĂ»laient au chevet du lit, que lâon avait tirĂ© hors de lâalcĂŽve. Lâapothicaire, Ă qui le silence pesait, ne tarda pas Ă formuler quelques plaintes sur cette infortunĂ©e jeune femme » ; et le prĂȘtre rĂ©pondit quâil ne restait plus maintenant quâĂ prier pour elle. â Cependant, reprit Homais, de deux choses lâune ou elle est morte en Ă©tat de grĂące comme sâexprime lâĂglise, et alors elle nâa nul besoin de nos priĂšres ; ou bien elle est dĂ©cĂ©dĂ©e impĂ©nitente câest, je crois, lâexpression ecclĂ©siastique, et alors⊠Bournisien lâinterrompit, rĂ©pliquant dâun ton bourru quâil nâen fallait pas moins prier. â Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaĂźt tous nos besoins, Ă quoi peut servir la priĂšre ? â Comment ! fit lâecclĂ©siastique, la priĂšre ! Vous nâĂȘtes donc pas chrĂ©tien ? â Pardonnez ! dit Homais. Jâadmire le christianisme. Il a dâabord affranchi les esclaves, introduit dans le monde une morale⊠â Il ne sâagit pas de cela ! Tous les textes⊠â Oh ! oh ! quant aux textes, ouvrez lâhistoire ; on sait quâils ont Ă©tĂ© falsifiĂ©s par les jĂ©suites. Charles entra, et, sâavançant vers le lit, il tira lentement les rideaux. Emma avait la tĂȘte penchĂ©e sur lâĂ©paule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage ; les deux pouces restaient inflĂ©chis dans la paume des mains ; une sorte de poussiĂšre blanche lui parsemait les cils, et ses yeux commençaient Ă disparaĂźtre dans une pĂąleur visqueuse qui ressemblait Ă une toile mince, comme si des araignĂ©es avaient filĂ© dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusquâĂ ses genoux, se relevant ensuite Ă la pointe des orteils ; et il semblait Ă Charles que des masses infinies, quâun poids Ă©norme pesait sur elle. Lâhorloge de lâĂ©glise sonna deux heures. On entendait le gros murmure de la riviĂšre qui coulait dans les tĂ©nĂšbres, au pied de la terrasse. M. Bournisien, de temps Ă autre, se mouchait bruyamment, et Homais faisait grincer sa plume sur le papier. â Allons, mon bon ami, dit-il, retirez-vous, ce spectacle vous dĂ©chire ! Charles une fois parti, le pharmacien et le curĂ© recommencĂšrent leurs discussions. â Lisez Voltaire ! disait lâun ; lisez dâHolbach, lisez lâEncyclopĂ©die ! â Lisez les Lettres de quelques juifs portugais ! disait lâautre ; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat ! Ils sâĂ©chauffaient, ils Ă©taient rouges, ils parlaient Ă la fois sans sâĂ©couter ; Bournisien se scandalisait dâune telle audace ; Homais sâĂ©merveillait dâune telle bĂȘtise ; et ils nâĂ©taient pas loin de sâadresser des injures, quand Charles, tout Ă coup, reparut. Une fascination lâattirait. Il remontait continuellement lâescalier. Il se posait en face dâelle pour la mieux voir, et il se perdait en cette contemplation, qui nâĂ©tait plus douloureuse Ă force dâĂȘtre profonde. Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magnĂ©tisme ; et il se disait quâen le voulant extrĂȘmement, il parviendrait peut-ĂȘtre Ă la ressusciter. Une fois mĂȘme il se pencha vers elle, et il cria tout bas Emma ! Emma ! » Son haleine, fortement poussĂ©e, fit trembler la flamme des cierges contre le mur. Au petit jour, Mme Bovary mĂšre arriva ; Charles en lâembrassant, eut un nouveau dĂ©bordement de pleurs. Elle essaya, comme avait tentĂ© le pharmacien, de lui faire quelques observations sur les dĂ©penses de lâenterrement. Il sâemporta si fort quâelle se tut, et mĂȘme il la chargea de se rendre immĂ©diatement Ă la ville pour acheter ce quâil fallait. Charles resta seul toute lâaprĂšs-midi on avait conduit Berthe chez Mme Homais ; FĂ©licitĂ© se tenait en haut, dans la chambre, avec la mĂšre Lefrançois. Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait les mains sans pouvoir parler, puis lâon sâasseyait auprĂšs des autres, qui faisaient devant la cheminĂ©e un grand demi-cercle. La figure basse et le jarret sur le genou, ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par intervalles un gros soupir ; et chacun sâennuyait dâune façon dĂ©mesurĂ©e ; câĂ©tait pourtant Ă qui ne partirait pas. Homais, quand il revint Ă neuf heures on ne voyait que lui sur la place depuis deux jours, Ă©tait chargĂ© dâune provision de camphre, de benjoin et dâherbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore, pour bannir les miasmes. Ă ce moment, la domestique, Mme Lefrançois et la mĂšre Bovary tournaient autour dâEmma, en achevant de lâhabiller ; et elles abaissĂšrent le long voile raide, qui la recouvrit jusquâĂ ses souliers de satin. FĂ©licitĂ© sanglotait â Ah ! ma pauvre maĂźtresse ! ma pauvre maĂźtresse ! â Regardez-la, disait en soupirant lâaubergiste, comme elle est mignonne encore ! Si lâon ne jurerait pas quâelle va se lever tout Ă lâheure. Puis elles se penchĂšrent, pour lui mettre sa couronne. Il fallut soulever un peu la tĂȘte, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche. â Ah ! mon Dieu ! la robe, prenez garde ! sâĂ©cria Mme Lefrançois. Aidez-nous donc ! disait-elle au pharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard ? â Moi, peur ? rĂ©pliqua-t-il en haussant les Ă©paules. Ah bien, oui ! Jâen ai vu dâautres Ă lâHĂŽtel-Dieu, quand jâĂ©tudiais la pharmacie ! Nous faisions du punch dans lâamphithéùtre aux dissections ! Le nĂ©ant nâĂ©pouvante pas un philosophe ; et mĂȘme, je le dis souvent, jâai lâintention de lĂ©guer mon corps aux hĂŽpitaux, afin de servir plus tard Ă la Science. En arrivant, le curĂ© demanda comment se portait Monsieur ; et, sur la rĂ©ponse de lâapothicaire, il reprit â Le coup, vous comprenez, est encore trop rĂ©cent ! Alors Homais le fĂ©licita de nâĂȘtre pas exposĂ©, comme tout le monde, Ă perdre une compagne chĂ©rie ; dâoĂč sâensuivit une discussion sur le cĂ©libat des prĂȘtres. â Car, disait le pharmacien, il nâest pas naturel quâun homme se passe de femmes ! On a vu des crimes⊠â Mais, sabre de bois ! sâĂ©cria lâecclĂ©siastique, comment voulez-vous quâun individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de la confession ? Homais attaqua la confession. Bournisien la dĂ©fendit ; il sâĂ©tendit sur les restitutions quâelle faisait opĂ©rer. Il cita diffĂ©rentes anecdotes de voleurs devenus honnĂȘtes tout Ă coup. Des militaires, sâĂ©tant approchĂ©s du tribunal de la pĂ©nitence, avaient senti les Ă©cailles leur tomber des yeux. Il y avait Ă Fribourg un ministre⊠Son compagnon dormait. Puis, comme il Ă©touffait un peu dans lâatmosphĂšre trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenĂȘtre, ce qui rĂ©veilla le pharmacien. â Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, cela dissipe. Des aboiements continus se traĂźnaient au loin, quelque part. â Entendez-vous un chien qui hurle ? dit le pharmacien. â On prĂ©tend, quâils sentent les morts, rĂ©pondit lâecclĂ©siastique. Câest comme les abeilles elles sâenvolent de la ruche au dĂ©cĂšs des personnes. Homais ne releva pas ces prĂ©jugĂ©s, car il sâĂ©tait rendormi. M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps Ă remuer tout bas les lĂšvres ; puis, insensiblement, il baissa le menton, lĂącha son gros livre noir et se mit Ă ronfler. Ils Ă©taient en face lâun de lâautre, le ventre en avant, la figure bouffie, lâair renfrognĂ©, aprĂšs tant de dĂ©saccord se rencontrant enfin dans la mĂȘme faiblesse humaine ; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre Ă cĂŽtĂ© dâeux, qui avait lâair de dormir. Charles, en entrant, ne les rĂ©veilla point. CâĂ©tait la derniĂšre fois. Il venait lui faire ses adieux. Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de vapeur bleuĂątre se confondaient au bord de la croisĂ©e avec le brouillard qui entrait. Il y avait quelques Ă©toiles, et la nuit Ă©tait douce. La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du lit. Charles les regardait brĂ»ler, fatiguant ses yeux contre le rayonnement de leur flamme jaune. Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de lune. Emma disparaissait dessous ; et il lui semblait que, sâĂ©pandant au dehors dâelle-mĂȘme, elle se perdait confusĂ©ment dans lâentourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient. Puis, tout Ă coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie dâĂ©pines, ou bien Ă Rouen dans les rues, sur le seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaietĂ© qui dansaient sous les pommiers ; la chambre Ă©tait pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit dâĂ©tincelles. CâĂ©tait la mĂȘme, celle-lĂ ! Il fut longtemps Ă se rappeler ainsi toutes les fĂ©licitĂ©s disparues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. AprĂšs un dĂ©sespoir, il en venait un autre, et toujours, intarissablement, comme les flots dâune marĂ©e qui dĂ©borde. Il eut une curiositĂ© terrible lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri dâhorreur qui rĂ©veilla les deux autres. Ils lâentraĂźnĂšrent en bas, dans la salle. Puis FĂ©licitĂ© vint dire quâil demandait des cheveux. â Coupez-en ! rĂ©pliqua lâapothicaire. Et, comme elle nâosait, il sâavança lui-mĂȘme, les ciseaux Ă la main. Il tremblait si fort, quâil piqua la peau des tempes en plusieurs places. Enfin, se raidissant contre lâĂ©motion, Homais donna deux ou trois grands coups au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette belle chevelure noire. Le pharmacien et le curĂ© se replongĂšrent dans leurs occupations, non sans dormir de temps Ă autre, ce dont ils sâaccusaient rĂ©ciproquement Ă chaque rĂ©veil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la chambre dâeau bĂ©nite et Homais jetait un peu de chlore par terre. FĂ©licitĂ© avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille dâeau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi lâapothicaire, qui nâen pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin â Ma foi, je me sustenterais avec plaisir ! LâecclĂ©siastique ne se fit point prier ; il sortit pour aller dire sa messe, revint ; puis ils mangĂšrent et trinquĂšrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excitĂ©s par cette gaietĂ© vague qui vous prend aprĂšs des sĂ©ances de tristesse ; et, au dernier petit verre, le prĂȘtre dit au pharmacien, tout en lui frappant sur lâĂ©paule â Nous finirons par nous entendre ! Ils rencontrĂšrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui arrivaient. Alors Charles, pendant deux heures, eut Ă subir le supplice du marteau qui rĂ©sonnait sur les planches. Puis on la descendit dans son cercueil de chĂȘne, que lâon emboĂźta dans les deux autres ; mais, comme la biĂšre Ă©tait trop large, il fallut boucher les interstices avec la laine dâun matelas. Enfin, quand les trois couvercles furent rabotĂ©s, clouĂ©s, soudĂ©s, on lâexposa devant la porte ; on ouvrit toute grande la maison, et les gens dâYonville commencĂšrent Ă affluer. Le pĂšre Rouault arriva. Il sâĂ©vanouit sur la place en apercevant le drap noir. X I l nâavait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures aprĂšs lâĂ©vĂ©nement ; et, par Ă©gard pour sa sensibilitĂ©, M. Homais lâavait rĂ©digĂ©e de telle façon quâil Ă©tait impossible de savoir Ă quoi sâen tenir. Le bonhomme tomba dâabord comme frappĂ© dâapoplexie. Ensuite il comprit quâelle nâĂ©tait pas morte. Mais elle pouvait lâĂȘtre⊠Enfin il avait passĂ© sa blouse, pris son chapeau, accrochĂ© un Ă©peron Ă son soulier et Ă©tait parti ventre Ă terre ; et, tout le long de la route, le pĂšre Rouault, haletant, se dĂ©vora dâangoisses. Une fois mĂȘme, il fut obligĂ© de descendre. Il nây voyait plus, il entendait des voix autour de lui, il se sentait devenir fou. Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre ; il tressaillit, Ă©pouvantĂ© de ce prĂ©sage. Alors il promit Ă la sainte Vierge trois chasubles pour lâĂ©glise, et quâil irait pieds nus depuis le cimetiĂšre des Bertaux jusquâĂ la chapelle de Vassonville. Il entra dans Maromme en hĂ©lant les gens de lâauberge, enfonça la porte dâun coup dâĂ©paule, bondit au sac dâavoine, versa dans la mangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, qui faisait feu des quatre fers. Il se disait quâon la sauverait sans doute ; les mĂ©decins dĂ©couvriraient un remĂšde, câĂ©tait sĂ»r. Il se rappela toutes les guĂ©risons miraculeuses quâon lui avait contĂ©es. Puis elle lui apparaissait morte. Elle Ă©tait lĂ , devant lui, Ă©tendue sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride et lâhallucination disparaissait. Ă Quincampoix, pour se donner du cĆur, il but trois cafĂ©s lâun sur lâautre. Il songea quâon sâĂ©tait trompĂ© de nom en Ă©crivant. Il chercha la lettre dans sa poche, lây sentit, mais il nâosa pas lâouvrir. Il en vint Ă supposer que câĂ©tait peut-ĂȘtre une farce, une vengeance de quelquâun, une fantaisie dâhomme en goguette ; et, dâailleurs, si elle Ă©tait morte, on le saurait ? Mais non ! la campagne nâavait rien dâextraordinaire le ciel Ă©tait bleu, les arbres se balançaient ; un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village ; on le vit accourant tout penchĂ© sur son cheval, quâil bĂątonnait Ă grands coups, et dont les sangles dĂ©gouttelaient de sang. Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans les bras de Bovary â Ma fille ! Emma ! mon enfant ! expliquez-moi⊠? Et lâautre rĂ©pondait avec des sanglots â Je ne sais pas, je ne sais pas ! câest une malĂ©diction ! Lâapothicaire les sĂ©para. â Ces horribles dĂ©tails sont inutiles. Jâen instruirai monsieur. Voici le monde qui vient. De la dignitĂ©, fichtre ! de la philosophie ! Le pauvre garçon voulut paraĂźtre fort, et il rĂ©pĂ©ta plusieurs fois â OuiâŠ, du courage ! â Eh bien, sâĂ©cria le bonhomme, jâen aurai, nom dâun tonnerre de Dieu ! Je mâen vas la conduire jusquâau bout. La cloche tintait. Tout Ă©tait prĂȘt. Il fallut se mettre en marche. Et, assis dans une stalle du chĆur, lâun prĂšs de lâautre, ils virent passer devant eux et repasser continuellement les trois chantres qui psalmodiaient. Le serpent soufflait Ă pleine poitrine. M. Bournisien, en grand appareil, chantait dâune voix aiguĂ« ; il saluait le tabernacle, Ă©levait les mains, Ă©tendait les bras. Lestiboudois circulait dans lâĂ©glise avec sa latte de baleine ; prĂšs du lutrin, la biĂšre reposait entre quatre rangs de cierges. Charles avait envie de se lever pour les Ă©teindre. Il tĂąchait cependant de sâexciter Ă la dĂ©votion, de sâĂ©lancer dans lâespoir dâune vie future oĂč il la reverrait. Il imaginait quâelle Ă©tait partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais, quand il pensait quâelle se trouvait lĂ -dessous, et que tout Ă©tait fini, quâon lâemportait dans la terre, il se prenait dâune rage farouche, noire, dĂ©sespĂ©rĂ©e. Parfois il croyait ne plus rien sentir ; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, tout en se reprochant dâĂȘtre un misĂ©rable. On entendit sur les dalles comme le bruit sec dâun bĂąton ferrĂ© qui les frappait Ă temps Ă©gaux. Cela venait du fond, et sâarrĂȘta court dans les bas-cĂŽtĂ©s de lâĂ©glise. Un homme en grosse veste brune sâagenouilla pĂ©niblement. CâĂ©tait Hippolyte, le garçon du Lion dâor. Il avait mis sa jambe neuve. Lâun des chantres vint faire le tour de la nef pour quĂȘter, et les gros sous, les uns aprĂšs les autres, sonnaient dans le plat dâargent. â DĂ©pĂȘchez-vous donc ! Je souffre, moi ! sâĂ©cria Bovary tout en lui jetant avec colĂšre une piĂšce de cinq francs. Lâhomme dâĂ©glise le remercia par une longue rĂ©vĂ©rence. On chantait, on sâagenouillait, on se relevait, cela nâen finissait pas ! Il se rappela quâune fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assistĂ© Ă la messe, et ils sâĂ©taient mis de lâautre cĂŽtĂ©, Ă droite, contre le mur. La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissĂšrent leurs trois bĂątons sous la biĂšre, et lâon sortit de lâĂ©glise. Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout Ă coup, pĂąle, chancelant. On se tenait aux fenĂȘtres pour voir passer le cortĂšge. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait dâun signe ceux qui, dĂ©bouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule. Les six hommes, trois de chaque cĂŽtĂ©, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prĂȘtres, les chantres et les deux enfants de chĆur rĂ©citaient le De profundis ; et leurs voix sâen allaient sur la campagne, montant et sâabaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux dĂ©tours du sentier ; mais la grande croix dâargent se dressait toujours entre les arbres. Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires Ă capuchon rabattu ; elles portaient Ă la main un gros cierge qui brĂ»lait, et Charles se sentait dĂ©faillir Ă cette continuelle rĂ©pĂ©tition de priĂšres et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraĂźche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosĂ©e tremblaient au bord du chemin, sur les haies dâĂ©pines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient lâhorizon le claquement dâune charrette roulant au loin dans les orniĂšres, le cri dâun coq qui se rĂ©pĂ©tait ou la galopade dâun poulain que lâon voyait sâenfuir sous les pommiers. Le ciel pur Ă©tait tachetĂ© de nuages roses ; des lumignons bleuĂątres se rabattaient sur les chaumiĂšres couvertes dâiris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, oĂč, aprĂšs avoir visitĂ© quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle. Le drap noir, semĂ© de larmes blanches, se levait de temps Ă autre en dĂ©couvrant la biĂšre. Les porteurs fatiguĂ©s se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue Ă chaque flot. On arriva. Les hommes continuĂšrent jusquâen bas, Ă une place dans le gazon oĂč la fosse Ă©tait creusĂ©e. On se rangea tout autour ; et, tandis que le prĂȘtre parlait, la terre rouge, rejetĂ©e sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuellement. Puis, quand les quatre cordes furent disposĂ©es, on poussa la biĂšre dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours. Enfin, on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontĂšrent. Alors Bournisien prit la bĂȘche que lui tendait Lestiboudois ; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une large pelletĂ©e ; et le bois du cercueil, heurtĂ© par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble ĂȘtre le retentissement de lâĂ©ternitĂ©. LâecclĂ©siastique passa le goupillon Ă son voisin. CâĂ©tait M. Homais. Il le secoua gravement, puis le tendit Ă Charles, qui sâaffaissa jusquâaux genoux dans la terre, et il en jetait Ă pleines mains tout en criant Adieu ! » Il lui envoyait des baisers ; il se traĂźnait vers la fosse pour sây engloutir avec elle. On lâemmena ; et il ne tarda pas Ă sâapaiser, Ă©prouvant peut-ĂȘtre, comme tous les autres, la vague satisfaction dâen avoir fini. Le pĂšre Rouault, en revenant, se mit tranquillement Ă fumer une pipe ; ce que Homais, dans son for intĂ©rieur, jugea peu convenable. Il remarqua de mĂȘme que M. Binet sâĂ©tait abstenu de paraĂźtre, que Tuvache avait filĂ© » aprĂšs la messe, et que ThĂ©odore, le domestique du notaire, portait un habit bleu, comme si lâon ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque câest lâusage, que diable ! » Et pour communiquer ses observations, il allait dâun groupe Ă lâautre. On y dĂ©plorait la mort dâEmma, et surtout Lheureux, qui nâavait point manquĂ© de venir Ă lâenterrement. â Cette pauvre petite dame ! quelle douleur pour son mari ! Lâapothicaire reprenait â Sans moi, savez-vous bien, il se serait portĂ© sur lui-mĂȘme Ă quelque attentat funeste ! â Une si bonne personne ! Dire pourtant que je lâai encore vue samedi dernier dans ma boutique ! â Je nâai pas eu le loisir, dit Homais, de prĂ©parer quelques paroles que jâaurais jetĂ©es sur sa tombe. En rentrant, Charles se dĂ©shabilla, et le pĂšre Rouault repassa sa blouse bleue. Elle Ă©tait neuve, et, comme il sâĂ©tait, pendant la route, souvent essuyĂ© les yeux avec les manches, elle avait dĂ©teint sur sa figure ; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussiĂšre qui la salissait. Mme Bovary mĂšre Ă©tait avec eux. Ils se taisaient tous les trois. Enfin le bonhomme soupira â Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu Ă Tostes une fois, quand vous veniez de perdre votre premiĂšre dĂ©funte. Je vous consolais dans ce temps-lĂ ! Je trouvais quoi dire ; mais Ă prĂ©sent⊠Puis, avec un long gĂ©missement qui souleva toute sa poitrine â Ah ! câest la fin pour moi, voyez-vous ! Jâai vu partir ma femmeâŠ, mon fils aprĂšsâŠ, et voilĂ ma fille, aujourdâhui ! Il voulut sâen retourner tout de suite aux Bertaux, disant quâil ne pourrait pas dormir dans cette maison-lĂ . Il refusa mĂȘme de voir sa petite-fille. â Non ! Non ! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous lâembrasserez bien ! Adieu !⊠vous ĂȘtes un bon garçon ! Et puis, jamais je nâoublierai ça, dit-il en se frappant la cuisse, nâayez peur ! vous recevrez toujours votre dinde. Mais, quand il fut au haut de la cĂŽte, il se dĂ©tourna, comme autrefois il sâĂ©tait dĂ©tournĂ© sur le chemin de Saint-Victor, en se sĂ©parant dâelle. Les fenĂȘtres du village Ă©taient tout en feu sous les rayons obliques du soleil, qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux ; et il aperçut Ă lâhorizon un enclos de murs oĂč des arbres, çà et lĂ , faisaient des bouquets noirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait. Charles et sa mĂšre restĂšrent le soir, malgrĂ© leur fatigue, fort longtemps Ă causer ensemble. Ils parlĂšrent des jours dâautrefois et de lâavenir. Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son mĂ©nage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingĂ©nieuse et caressante, se rĂ©jouissant intĂ©rieurement Ă ressaisir une affection qui depuis tant dâannĂ©es lui Ă©chappait. Minuit sonna. Le village, comme dâhabitude, Ă©tait silencieux, et Charles, Ă©veillĂ©, pensait toujours Ă elle. Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journĂ©e, dormait tranquillement dans son chĂąteau ; et LĂ©on, lĂ -bas, dormait aussi. Il y en avait un autre qui, Ă cette heure-lĂ , ne dormait pas. Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillĂ©, et sa poitrine, brisĂ©e par les sanglots, haletait dans lâombre, sous la pression dâun regret immense, plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout Ă coup craqua. CâĂ©tait Lestiboudois ; il venait chercher sa bĂȘche quâil avait oubliĂ©e tantĂŽt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors Ă quoi sâen tenir sur le malfaiteur qui lui dĂ©robait ses pommes de terre. XI C harles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui rĂ©pondit quâelle Ă©tait absente, quâelle lui rapporterait des joujoux. Berthe en reparla plusieurs fois ; puis, Ă la longue, elle nây pensa plus. La gaietĂ© de cette enfant navrait Bovary, et il avait Ă subir les intolĂ©rables consolations du pharmacien. Les affaires dâargent bientĂŽt recommencĂšrent, M. Lheureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles sâengagea pour des sommes exorbitantes ; car jamais il ne voulut consentir Ă laisser vendre le moindre des meubles qui lui avaient appartenu. Sa mĂšre en fut exaspĂ©rĂ©e. Il sâindigna plus fort quâelle. Il avait changĂ© tout Ă fait. Elle abandonna la maison. Alors chacun se mit Ă profiter. Mlle Lempereur rĂ©clama six mois de leçons, bien quâEmma nâen eĂ»t jamais pris une seule malgrĂ© cette facture acquittĂ©e quâelle avait fait voir Ă Bovary câĂ©tait une convention entre elles deux ; le loueur de livres rĂ©clama trois ans dâabonnement ; la mĂšre Rolet rĂ©clama le port dâune vingtaine de lettres ; et, comme Charles demandait des explications, elle eut la dĂ©licatesse de rĂ©pondre â Ah ! je ne sais rien ! câĂ©tait pour ses affaires. Ă chaque dette quâil payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait dâautres, continuellement. Il exigea lâarriĂ©rĂ© dâanciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyĂ©es. Alors il fallut faire des excuses. FĂ©licitĂ© portait maintenant les robes de Madame ; non pas toutes, car il en avait gardĂ© quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette, oĂč il sâenfermait ; elle Ă©tait Ă peu prĂšs de sa taille, souvent Charles, en lâapercevant par derriĂšre, Ă©tait saisi dâune illusion, et sâĂ©criait â Oh ! reste ! reste ! Mais, Ă la PentecĂŽte, elle dĂ©campa dâYonville, enlevĂ©e par ThĂ©odore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe. Ce fut vers cette Ă©poque que Mme veuve Dupuis eut lâhonneur de lui faire part du mariage de M. LĂ©on Dupuis, son fils, notaire Ă Yvetot, avec Mlle LĂ©ocadie LebĆuf, de Bondeville. » Charles, parmi les fĂ©licitations quâil lui adressa, Ă©crivit cette phrase Comme ma pauvre femme aurait Ă©tĂ© heureuse ! » Un jour quâerrant sans but dans la maison, il Ă©tait montĂ© jusquâau grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il lâouvrit et il lut Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence. » CâĂ©tait la lettre de Rodolphe, tombĂ©e Ă terre entre des caisses, qui Ă©tait restĂ©e lĂ , et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile et bĂ©ant Ă cette mĂȘme place oĂč jadis, encore plus pĂąle que lui, Emma, dĂ©sespĂ©rĂ©e, avait voulu mourir. Enfin, il dĂ©couvrit un petit R au bas de la seconde page. QuâĂ©tait-ce ? Il se rappela les assiduitĂ©s de Rodolphe, sa disparition soudaine et lâair contraint quâil avait eu en le rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton respectueux de la lettre lâillusionna. â Ils se sont peut-ĂȘtre aimĂ©s platoniquement, se dit-il. Dâailleurs, Charles nâĂ©tait pas de ceux qui descendent au fond des choses ; il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans lâimmensitĂ© de son chagrin. On avait dĂ», pensait-il, lâadorer. Tous les hommes, Ă coup sĂ»r, lâavaient convoitĂ©e. Elle lui en parut plus belle ; et il en conçut un dĂ©sir permanent, furieux, qui enflammait son dĂ©sespoir et qui nâavait pas de limites, parce quâil Ă©tait maintenant irrĂ©alisable. Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prĂ©dilections, ses idĂ©es ; il sâacheta des bottes vernies, il prit lâusage des cravates blanches. Il mettait du cosmĂ©tique Ă ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets Ă ordre. Elle le corrompait par delĂ le tombeau. Il fut obligĂ© de vendre lâargenterie piĂšce Ă piĂšce, ensuite il vendit les meubles du salon. Tous les appartements se dĂ©garnirent ; mais la chambre, sa chambre Ă elle, Ă©tait restĂ©e comme autrefois. AprĂšs son dĂźner, Charles montait lĂ . Il poussait devant le feu la table ronde, et il approchait son fauteuil. Il sâasseyait en face. Une chandelle brĂ»lait dans un des flambeaux dorĂ©s. Berthe, prĂšs de lui, enluminait des estampes. Il souffrait, le pauvre homme, Ă la voir si mal vĂȘtue, avec ses brodequins sans lacet et lâemmanchure de ses blouses dĂ©chirĂ©e jusquâaux hanches, car la femme de mĂ©nage nâen prenait guĂšre de souci. Mais elle Ă©tait si douce, si gentille, et sa petite tĂȘte se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, quâune dĂ©lectation infinie lâenvahissait, plaisir tout mĂȘlĂ© dâamertume comme ces vins mal faits qui sentent la rĂ©sine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventre dĂ©chirĂ© de ses poupĂ©es. Puis, sâil rencontrait des yeux la boĂźte Ă ouvrage, un ruban qui traĂźnait ou mĂȘme une Ă©pingle restĂ©e dans une fente de la table, il se prenait Ă rĂȘver, et il avait lâair si triste, quâelle devenait triste comme lui. Personne Ă prĂ©sent ne venait les voir ; car Justin sâĂ©tait enfui Ă Rouen, oĂč il est devenu garçon Ă©picier, et les enfants de lâapothicaire frĂ©quentaient de moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant pas, vu la diffĂ©rence de leurs conditions sociales, que lâintimitĂ© se prolongeĂąt. LâAveugle, quâil nâavait pu guĂ©rir avec sa pommade, Ă©tait retournĂ© dans la cĂŽte du Bois-Guillaume, oĂč il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, Ă tel point que Homais, lorsquâil allait Ă la ville, se dissimulait derriĂšre les rideaux de lâHirondelle, afin dâĂ©viter sa rencontre. Il lâexĂ©crait ; et, dans lâintĂ©rĂȘt de sa propre rĂ©putation, voulant sâen dĂ©barrasser Ă toute force, il dressa contre lui une batterie cachĂ©e, qui dĂ©celait la profondeur de son intelligence et la scĂ©lĂ©ratesse de sa vanitĂ©. Durant six mois consĂ©cutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrĂ©es de la Picardie auront remarquĂ© sans doute, dans la cĂŽte du Bois-Guillaume, un misĂ©rable atteint dâune horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persĂ©cute et prĂ©lĂšve un vĂ©ritable impĂŽt sur les voyageurs. Sommes-nous encore Ă ces temps monstrueux du moyen Ăąge, oĂč il Ă©tait permis aux vagabonds dâĂ©taler par nos places publiques la lĂšpre et les scrofules quâils avaient rapportĂ©es de la croisade ? » Ou bien MalgrĂ© les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent Ă ĂȘtre infestĂ©s par des bandes de pauvres. On en voit qui circulent isolĂ©ment, et qui, peut-ĂȘtre, ne sont pas les moins dangereux. Ă quoi songent nos Ă©diles ? » Puis Homais inventait des anecdotes Hier, dans la cĂŽte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux⊠» Et suivait le rĂ©cit dâun accident occasionnĂ© par la prĂ©sence de lâAveugle. Il fit si bien, quâon lâincarcĂ©ra. Mais on le relĂącha. Il recommença, et Homais aussi recommença. CâĂ©tait une lutte. Il eut la victoire ; car son ennemi fut condamnĂ© Ă une reclusion perpĂ©tuelle dans un hospice. Ce succĂšs lâenhardit ; et dĂšs lors il nây eut plus dans lâarrondissement un chien Ă©crasĂ©, une grange incendiĂ©e, une femme battue, dont aussitĂŽt il ne fĂźt part au public, toujours guidĂ© par lâamour du progrĂšs et la haine des prĂȘtres. Il Ă©tablissait des comparaisons entre les Ă©coles primaires et les frĂšres ignorantins, au dĂ©triment de ces derniers, rappelait la Saint-BarthĂ©lemy Ă propos dâune allocation de cent francs faite Ă lâĂ©glise, et dĂ©nonçait des abus, lançait des boutades. CâĂ©tait son mot. Homais sapait ; il devenait dangereux. Cependant il Ă©touffait dans les limites Ă©troites du journalisme, et bientĂŽt il lui fallut le livre, lâouvrage ! Alors il composa une Statistique gĂ©nĂ©rale du canton dâYonville, suivie dâobservations climatologiques, et la statistique le poussa vers la philosophie. Il se prĂ©occupa des grandes questions problĂšme social, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint Ă rougir dâĂȘtre un bourgeois. Il affectait le genre artiste, il fumait ! Il sâacheta deux statuettes chic Pompadour, pour dĂ©corer son salon. Il nâabandonnait point la pharmacie ; au contraire ! il se tenait au courant des dĂ©couvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. Câest le premier qui ait fait venir dans la Seine-InfĂ©rieure du cho-ca et de la revalentia. Il sâĂ©prit dâenthousiasme pour les chaĂźnes hydro-Ă©lectriques Pulvermacher ; il en portait une lui-mĂȘme ; et, le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais restait tout Ă©blouie devant la spirale dâor sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrottĂ© quâun Scythe et splendide comme un mage. Il eut de belles idĂ©es Ă propos du tombeau dâEmma. Il proposa dâabord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un temple de Vesta, une maniĂšre de rotonde⊠ou bien un amas de ruines ». Et, dans tous les plans, Homais ne dĂ©mordait point du saule pleureur, quâil considĂ©rait comme le symbole obligĂ© de la tristesse. Charles et lui firent ensemble un voyage Ă Rouen, pour voir des tombeaux, chez un entrepreneur de sĂ©pultures, â accompagnĂ©s dâun artiste peintre, un nommĂ© Vaufrilard, ami de Bridoux, et qui, tout le temps, dĂ©bita des calembours. Enfin, aprĂšs avoir examinĂ© une centaine de dessins, sâĂȘtre commandĂ© un devis et avoir fait un second voyage Ă Rouen, Charles se dĂ©cida pour un mausolĂ©e qui devait porter sur ses deux faces principales un gĂ©nie tenant une torche Ă©teinte ». Quant Ă lâinscription, Homais ne trouvait rien de beau comme Sta viator, et il en restait lĂ ; il se creusait lâimagination ; il rĂ©pĂ©tait continuellement Sta viator⊠Enfin, il dĂ©couvrit amabilem conjugem calcas ! qui fut adoptĂ©. Une chose Ă©trange, câest que Bovary, tout en pensant Ă Emma continuellement, lâoubliait ; et il se dĂ©sespĂ©rait Ă sentir cette image lui Ă©chapper de la mĂ©moire au milieu des efforts quâil faisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant, il la rĂȘvait ; câĂ©tait toujours le mĂȘme rĂȘve il sâapprochait dâelle ; mais, quand il venait Ă lâĂ©treindre, elle tombait en pourriture dans ses bras. On le vit pendant une semaine entrer le soir Ă lâĂ©glise. M. Bournisien lui fit mĂȘme deux ou trois visites, puis lâabandonna. Dâailleurs, le bonhomme tournait Ă lâintolĂ©rance, au fanatisme, disait Homais ; il fulminait contre lâesprit du siĂšcle, et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter lâagonie de Voltaire, lequel mourut en dĂ©vorant ses excrĂ©ments, comme chacun sait. MalgrĂ© lâĂ©pargne oĂč vivait Bovary, il Ă©tait loin de pouvoir amortir ses anciennes dettes. Lheureux refusa de renouveler aucun billet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours Ă sa mĂšre, qui consentit Ă lui laisser prendre une hypothĂšque sur ses biens, mais en lui envoyant force rĂ©criminations contre Emma ; et elle demandait, en retour de son sacrifice, un chĂąle Ă©chappĂ© aux ravages de FĂ©licitĂ©. Charles le lui refusa. Ils se brouillĂšrent. Elle fit les premiĂšres ouvertures de raccommodement, en lui proposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa maison. Charles y consentit. Mais, au moment du dĂ©part, tout courage lâabandonna. Alors, ce fut une rupture dĂ©finitive, complĂšte. Ă mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus Ă©troitement Ă lâamour de son enfant. Elle lâinquiĂ©tait cependant ; car elle toussait quelquefois, et avait des plaques rouges aux pommettes. En face de lui sâĂ©talait, florissante et hilare, la famille du pharmacien, que tout au monde contribuait Ă satisfaire. NapolĂ©on lâaidait au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma dĂ©coupait des rondelles de papier pour couvrir les confitures, et Franklin rĂ©citait tout dâune haleine la table de Pythagore. Il Ă©tait le plus heureux des pĂšres, le plus fortunĂ© des hommes. Erreur ! une ambition sourde le rongeait Homais dĂ©sirait la croix. Les titres ne lui manquaient point 1o SâĂȘtre, lors du cholĂ©ra, signalĂ© par un dĂ©vouement sans bornes ; 2o avoir publiĂ©, et Ă mes frais, diffĂ©rents ouvrages dâutilitĂ© publique, tels que⊠et il rappelait son mĂ©moire intitulĂ© Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; plus, des observations sur le puceron laniger, envoyĂ©es Ă lâAcadĂ©mie ; son volume de statistique, et jusquâĂ sa thĂšse de pharmacien ; sans compter que je suis membre de plusieurs sociĂ©tĂ©s savantes il lâĂ©tait dâune seule. â Enfin, sâĂ©criait-il, en faisant une pirouette, quand ce ne serait que de me signaler aux incendies ! Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrĂštement Ă M. le prĂ©fet de grands services dans les Ă©lections. Il se vendit enfin, il se prostitua. Il adressa mĂȘme au souverain une pĂ©tition oĂč il le suppliait de lui faire justice ; il lâappelait notre bon roi et le comparait Ă Henri IV. Et chaque matin, lâapothicaire se prĂ©cipitait sur le journal pour y dĂ©couvrir sa nomination ; elle ne venait pas. Enfin, nây tenant plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant lâĂ©toile de lâhonneur, avec deux petits tordillons dâherbe qui partaient du sommet pour imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisĂ©s, en mĂ©ditant sur lâineptie du gouvernement et lâingratitude des hommes. Par respect, ou par une sorte de sensualitĂ© qui lui faisait mettre de la lenteur dans ses investigations, Charles nâavait pas encore ouvert le compartiment secret dâun bureau de palissandre dont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il sâassit devant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres de LĂ©on sây trouvaient. Plus de doute, cette fois ! Il dĂ©vora jusquâĂ la derniĂšre, fouilla dans tous les coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derriĂšre les murs, sanglotant, hurlant, Ă©perdu, fou. Il dĂ©couvrit une boĂźte, la dĂ©fonça dâun coup de pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversĂ©s. On sâĂ©tonna de son dĂ©couragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne, refusait mĂȘme dâaller voir ses malades. Alors on prĂ©tendit quâil sâenfermait pour boire. Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du jardin, et apercevait avec Ă©bahissement cet homme Ă barbe longue, couvert dâhabits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant. Le soir, dans lâĂ©tĂ©, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au cimetiĂšre. Ils sâen revenaient Ă la nuit close, quand il nây avait plus dâĂ©clairĂ© sur la place que la lucarne de Binet. Cependant la voluptĂ© de sa douleur Ă©tait incomplĂšte, car il nâavait autour de lui personne qui la partageĂąt ; et il faisait des visites Ă la mĂšre Lefrançois afin de pouvoir parler dâelle. Mais lâaubergiste ne lâĂ©coutait que dâune oreille, ayant comme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin dâĂ©tablir les Favorites du commerce, et Hivert, qui jouissait dâune grande rĂ©putation pour les commissions, exigeait un surcroĂźt dâappointements et menaçait de sâengager Ă la concurrence ». Un jour quâil Ă©tait allĂ© au marchĂ© dâArgueil pour y vendre son cheval, â derniĂšre ressource, â il rencontra Rodolphe. Ils pĂąlirent en sâapercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyĂ© sa carte, balbutia dâabord quelques excuses, puis sâenhardit et mĂȘme poussa lâaplomb il faisait trĂšs chaud, on Ă©tait au mois dâaoĂ»t, jusquâĂ lâinviter Ă prendre une bouteille de biĂšre au cabaret. AccoudĂ© en face de lui, il mĂąchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rĂȘveries devant cette figure quâelle avait aimĂ©e. Il lui semblait revoir quelque chose dâelle. CâĂ©tait un Ă©merveillement. Il aurait voulu ĂȘtre cet homme. Lâautre continuait Ă parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices oĂč pouvait se glisser une allusion. Charles ne lâĂ©coutait pas ; Rodolphe sâen apercevait, et il suivait sur la mobilitĂ© de sa figure le passage des souvenirs. Elle sâempourprait peu Ă peu, les narines battaient vite, les lĂšvres frĂ©missaient ; il y eut mĂȘme un instant oĂč Charles, plein dâune fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte dâeffroi, sâinterrompit. Mais bientĂŽt la mĂȘme lassitude funĂšbre rĂ©apparut sur son visage. â Je ne vous en veux pas, dit-il. Rodolphe Ă©tait restĂ© muet. Et Charles, la tĂȘte dans ses deux mains, reprit dâune voix Ă©teinte et avec lâaccent rĂ©signĂ© des douleurs infinies â Non, je ne vous en veux plus ! Il ajouta mĂȘme un grand mot, le seul quâil ait jamais dit â Câest la faute de la fatalitĂ© ! Rodolphe, qui avait conduit cette fatalitĂ©, le trouva bien dĂ©bonnaire pour un homme dans sa situation, comique mĂȘme, et un peu vil. Le lendemain, Charles alla sâasseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel Ă©tait bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureuses qui gonflaient son cĆur chagrin. Ă sept heures, la petite Berthe, qui ne lâavait pas vu de tout lâaprĂšs-midi, vint le chercher pour dĂźner. Il avait la tĂȘte renversĂ©e contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mĂšche de cheveux noirs. â Papa, viens donc ! dit-elle. Et, croyant quâil voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il Ă©tait mort. Trente-six heures aprĂšs, sur la demande de lâapothicaire, M. Canivet accourut. Il lâouvrit et ne trouva rien. Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent Ă payer le voyage de Mlle Bovary chez sa grand-mĂšre. La bonne femme mourut dans lâannĂ©e mĂȘme ; le pĂšre Rouault Ă©tant paralysĂ©, ce fut une tante qui sâen chargea. Elle est pauvre et lâenvoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton. Depuis la mort de Bovary, trois mĂ©decins se sont succĂ©dĂ© Ă Yonville sans pouvoir y rĂ©ussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brĂšche. Il fait une clientĂšle dâenfer ; lâautoritĂ© le mĂ©nage et lâopinion publique le protĂšge. Il vient de recevoir la croix dâhonneur. FIN NOTE ORIGINE DE MADAME BOVARY. JâĂ©tais envahi par le cancer du lyrisme, vous mâavez opĂ©rĂ© ; il nâĂ©tait que temps, mais jâen ai criĂ© de Flaubert. Une grande affection unissait Gustave Flaubert Ă son ami dâenfance Alfred Le Poittevin, Ă Maxime Du Camp quâil connut Ă Paris alors que tous deux y faisaient leur droit, et Ă partir de 1846, Ă Louis Bouilhet â ancien interne de son pĂšre Ă lâhĂŽpital de Rouen â qui, Ă cette date, abandonna la chirurgie pour se consacrer Ă la littĂ©rature. DĂšs lâĂąge de treize ans, se rĂ©vĂ©lait chez Flaubert une imagination prodigieuse qui, secondĂ©e par des allures indĂ©pendantes, une volontĂ© tenace, un caractĂšre orgueilleux, le destinait Ă la carriĂšre littĂ©raire. Il Ă©tait nĂ© Ă©crivain en pleine Ă©poque romantique. Voir biographie. Jusquâen 1851, il Ă©crit fragments, essais, piĂšces, romans, sans les publier, trouvant sa formule esthĂ©tique imprĂ©cise, son art imparfait voir Ćuvres de jeunesse. Mais il les lit Ă ses amis, et quoique bataillant, il en accepte souvent les opinions et les conseils. Câest ainsi que Le Poittevin, Ă©crivain de grande probitĂ©, Ă©tait le critique le plus inflexible. Scrupuleux, ayant sur lâimpersonnalitĂ© dans lâart des idĂ©es intransigeantes, pessimiste, il pĂ©nĂštre Flaubert de ses thĂ©ories. Maxime Du Camp, esprit pratique, Ă©mettait des opinions. Et Louis Bouilhet, le dernier venu, poĂšte au verbe choisi, le plus tendre et le plus gĂ©nĂ©reusement dĂ©vouĂ© des amis de Flaubert, lisait, soulignait, purait ses manuscrits de sa logique sĂ©vĂšre la recherche de lâexpression, lâharmonie de la phrase, les pĂ©riodes, les personnages, leur caractĂšre et leurs actions, tout Ă©tait surveillĂ© et rien nâĂ©chappait Ă ses susceptibilitĂ©s. Flaubert, confiant faisait toujours appel aux exigences de son esprit subtil. Il lui lisait au fur et Ă mesure de leur Ă©criture les pages de ses manuscrits et quand il prenait lâinitiative dâune correction, il ne la maintenait quâavec lâapprobation de Bouilhet. Câest Bouilhet qui lui Ă©crit au sujet des corrections derniĂšres de Madame Bovary Tu ne peux pas finir comme harmonie sur le mot bonheur, la pĂ©riode serait tronquĂ©e et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes, mieux vaut les laisser, en dĂ©pit de la dĂ©licatesse du sentiment, qualitĂ© infĂ©rieure Ă la beautĂ© du style â ; tu as bien fait dâenlever lâIntroduction Ă la vie dĂ©vote â ; tu as rĂ©tabli les platitudes du mariage, moi jâaime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? â ⊠Si le mot ProgrĂšs de Rouen sonne dur, ou consonne dans les phrases, cherche un mot en al de la longueur de journal le Fanal de Rouen, par exemple. Je te propose cela timidement â moi je mettrais le Progressif, etc. » Câest lui qui obtient, malgrĂ© une rĂ©sistance obstinĂ©e, la suppression de trois pages oĂč est dĂ©crit un jouet offert aux enfants de M. Homais et qui, plus tard, aprĂšs la lecture de lâĂducation sentimentale, soumet Ă Flaubert une liste de 120 corrections et ajoute en regard du mot consommation nâemploie jamais ce mot-lĂ , style de gargotier ». Câest Ă Bouilhet, ancien chirurgien, que Flaubert sâadresse pour les dĂ©tails techniques de lâopĂ©ration du pied bot, et pour ceux de la tentative de guĂ©rison projetĂ©e par Homais sur lâaveugle. Et quand, aprĂšs la mort soudaine de Le Poittevin en 1848, et son diffĂ©rend avec Du Camp â qui avait eu la tĂ©mĂ©ritĂ© de conseiller et de pratiquer des coupures Ă Madame Bovary, pour en rendre la publication possible dans la Revue de Paris, alors menacĂ©e de poursuites â Bouilhet mourut en 1869, Flaubert, profondĂ©ment affligĂ©, dit dans un moment de dĂ©couragement Jâai perdu ma boussole, ma conscience littĂ©raire. » Cependant Flaubert travaillait depuis des annĂ©es Ă la Tentation de saint Antoine. LâidĂ©e en Ă©tait connue de ses amis, mais escomptant lâeffet que produirait son Ćuvre longuement travaillĂ©e, il ne voulut la leur lire que terminĂ©e, en une fois, avant son dĂ©part pour lâOrient. En octobre 1849, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet furent mandĂ©s Ă Croisset pour en entendre la lecture, qui dura plus de trente heures. Ils Ă©mirent immĂ©diatement contre le lyrisme de cette Ćuvre un jugement hostile qui rĂ©volta, attrista Flaubert voir notes de la Tentation. Le lendemain, les trois grands amis déçus discutaient vivement dans le jardin de Croisset[11]. Du moment, dit Du Camp, que tu as une tendance invincible au lyrisme, il faut choisir un sujet oĂč le lyrisme serait si ridicule que tu seras forcĂ© de te surveiller et dây renoncer. Prends un sujet terre Ă terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi Ă le traiter sur un ton naturel », et Louis Bouilhet ajouta Pourquoi nâĂ©crirais-tu pas lâhistoire de Delamare ? » Flaubert redressa la tĂȘte, et avec joie sâĂ©cria Quelle idĂ©e ! » Delamare, ancien Ă©lĂšve du pĂšre de Flaubert, Ă©tait mĂ©decin Ă Ry. Il Ă©pousa en secondes noces une jeune fille sans fortune, Mademoiselle Delphine Couturier, Ă©levĂ©e dans un pensionnat de Rouen. PrĂ©tentieuse, elle dĂ©daigna son mari ; prodigue, dĂ©sordonnĂ©e, elle ruina son mĂ©nage ; le regard provoquant, sensuelle, elle eut des amants. AbandonnĂ©e par ceux-ci, poursuivie par les crĂ©anciers, elle sâempoisonna. Elle laissa une fille Ă laquelle Delamare sâattacha, mais Ă©cĆurĂ© de ce quâil apprenait chaque jour sur la vie de sa femme, Ă©puisĂ© dâefforts, il se tua. Câest de ce drame ordinaire quâest nĂ©e Madame Bovary. Flaubert en crĂ©a les personnages et leur psychologie, les dĂ©veloppements et les Ă©pisodes. Madame Bovary nâa rien de vrai â dit-il â Correspondance, II, câest une histoire totalement inventĂ©e, je nây ai rien mis de mes sentiments, ni de mon existence⊠Lâartiste doit ĂȘtre dans son Ćuvre comme Dieu dans la crĂ©ation, quâon le sente partout, mais quâon ne le voie pas. » Le 29 octobre 1849, Du Camp et Flaubert quittaient Paris pour lâOrient, et en revenaient au mois de mai 1851. Flaubert, obsĂ©dĂ© par le souvenir de la Tentation de saint Antoine, ne pouvait se rĂ©soudre Ă sacrifier une Ćuvre qui Ă©tait le fruit naturel de ses goĂ»ts et pour laquelle il avait dĂ©pensĂ© tant dâefforts. Il avoua Ă Bouilhet son dĂ©sir de connaĂźtre lâopinion de ThĂ©ophile Gautier ; Du Camp lui facilita lâentrevue qui eut lieu chez lui, Ă Paris. Gautier fulminait alors contre les Ă©diteurs, les directeurs de journaux qui le payaient peu, le journalisme lâĂ©cĆurait, aussi abandonna-t-il Ă Flaubert des thĂ©ories violentes et sceptiques qui Ă©murent celui-ci. Tu crois Ă la mission de lâĂ©crivain, au sacerdoce du poĂšte, Ă la divinitĂ© de lâart ; ĂŽ Flaubert, tu es un naĂŻf. LâĂ©crivain vend de la copie comme un marchand de blanc vend des mouchoirs, seulement le calicot se paye plus cher que les syllabes. DĂšs quâun livre est terminĂ©, il faut le publier en le vendant le plus cher possible. Faire des chefs-dâĆuvre, je connais ça, câest la maladie du dĂ©but, comme la rougeole est la maladie de lâenfance[12]. » Flaubert comprit lâironie de cette boutade ; il Ă©crivit Madame Bovary. LâĂCRITURE DE MADAME BOVARY. LES ĂBAUCHES. Il y a en moi, littĂ©rairement parlant, deux bonshommes distincts un qui est Ă©pris de gueulades, de lyrisme, de grands vols dâaigle, de toutes les sonoritĂ©s de la phrase et des sommets de lâidĂ©e ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant quâil Flaubert. De 1 heure de lâaprĂšs-midi Ă une heure avancĂ©e de la nuit, de septembre 1851 Ă avril 1856, Flaubert travaille Ă Madame Bovary. Les crises dâhystĂ©ro-neurasthĂ©nie, qui, depuis sa vingt-troisiĂšme annĂ©e, altĂ©raient sa santĂ©, lui rendaient le travail pĂ©nible mais câest un homme de grand labeur, un Ă©crivain de probitĂ© inattaquable, qui jamais nâeut un instant de dĂ©faillance pour atteindre Ă la perfection de son art. Au fond, je suis lâhomme des brouillards, et câest Ă force de patience et dâĂ©tude que je me suis dĂ©barrassĂ© de toute la graisse blanchĂątre qui noyait mes muscles. » Il trace de nombreux scĂ©narios, puis, sur 1788 feuillets, il Ă©bauche Madame Bovary. Au recto il jette sa premiĂšre pensĂ©e, quâil reprend, modifie au verso, aprĂšs avoir barrĂ© en diagonale le premier cĂŽtĂ©. Câest cette reprise, qui prĂ©cĂšde le manuscrit dĂ©finitif dont la mise au net, recorrigĂ©e, est faite par petits fragments aprĂšs une lecture Ă Bouilhet. JâĂ©cris dâesquisse en esquisse, câest le seul moyen de ne pas perdre tout Ă fait le fil⊠Jâai lu Ă Bouilhet, dimanche, les 27 pages Ă peu prĂšs finies qui sont lâouvrage de deux grands mois ; il nâen a point Ă©tĂ© mĂ©content, câest beaucoup, car je craignais que ce ne fĂ»t exĂ©crable. » Correspondance, 1851. Page dâĂ©bauche de Madame Bovary avant lâĂ©criture du manuscrit dĂ©finitif. Ces 1788 feuillets tĂ©moignent dâun travail surhumain, dâune volontĂ© prodigieuse. La plupart sont rendus illisibles par les surcharges qui abondent en tous sens, couvrent les marges ; il est impossible de suivre la pensĂ©e continue de lâauteur et le perfectionnement de la phrase. Ils sont paginĂ©s 1 Ă 505, car les mĂȘmes passages repris plusieurs fois sur une Ă©tendue de 5, 6 ou 7 feuillets portent la mĂȘme pagination. Câest ainsi que les Comices, lâopĂ©ration du pied bot, les combinaisons usuriĂšres de Lheureux, ont Ă©tĂ© repris jusquâĂ sept fois. Que ma Bovary mâembĂȘte ! je commence Ă mây dĂ©brouiller pourtant un peu. Je nâai jamais de ma vie rien Ă©crit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! cette scĂšne dâauberge va peut-ĂȘtre me demander trois mois, je nâen sais rien, jâai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crĂšverai plutĂŽt que de lâescamoter⊠La phrase en elle-mĂȘme mâest fort pĂ©nible, il me faut faire parler, en style Ă©crit, des gens du dernier commun⊠» Corr., 1852. La Bovary ne va pas raide, en une semaine deux pages ! ! ! il y a de quoi quelquefois se casser la gueule de dĂ©couragement. Ce que sera ce livre, je nâen sais rien, mais je rĂ©ponds quâil sera Ă©crit⊠Dire Ă la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! câest atroce. » Corr., 1853. Ce qui fait que je vais si lentement, câest que rien dans ce livre nâest tirĂ© de moi, jamais ma personnalitĂ© ne mâaura Ă©tĂ© plus inutile⊠Saint Antoine ne mâa pas demandĂ© le quart de tension dâesprit que la Bovary me cause⊠» Corr. Câest que ma Bovary nâavance quâĂ pas de tortue⊠je veux trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientĂŽt un mois. » Corr.. Ce soir je viens dâesquisser toute ma grande scĂšne des comices agricoles, elle sera Ă©norme. â Je suis sĂ»r de ma couleur et de bien des effets, mais pour que tout cela ne soit pas trop long, câest le diable ! » Corr. Il me faut de grands efforts pour mâimaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me rĂ©pugnent profondĂ©ment, mais quand jâĂ©cris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. » Corr. Jâai bien peur que mes comices ne soient trop longs, câest un dur endroit. Jây ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mĂȘlĂ©s aux autres, et par lĂ -dessus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je rĂ©ussis, ce sera bien symphonique. » Corr. Ăa sâachĂšte cher le style ! Je recommence ce que jâai fait lâautre jour ; deux ou trois effets ont Ă©tĂ© jugĂ©s hier par Bouilhet ratĂ©s, et avec raison, il faut que je redĂ©molisse presque toutes mes phrases. » Corr. Je suis navrĂ© dâennui et humiliĂ© dâimpuissance ; le fond de mes comices est Ă refaire, câest-Ă -dire tout mon dialogue dâamour dont je ne suis quâĂ la moitié⊠Ce livre, au point oĂč jâen suis, me tourmente tellement que jâen suis parfois malade physiquement⊠Quelle sacrĂ©e mauvaise idĂ©e jâai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues les affres de lâart ! » Corr. La Bovary remarche. Bouilhet a Ă©tĂ© content dimanche, mais il Ă©tait dans un tel Ă©tat dâesprit et si disposĂ© au tendre, quâil lâa peut-ĂȘtre iugĂ©e trop bien⊠Je ne dois pas ĂȘtre loin cependant, les comices me demanderont bien encore six belles semaines, mais je nâai plus guĂšre que des difficultĂ©s dâexĂ©cution ; puis il faudra rĂ©crire le tout, car câest un peu lĂąchĂ© comme style. Plusieurs passages auront besoin dâĂȘtre Ă©crits et dâautres dĂ©sĂ©crits ; ainsi jâaurai Ă©tĂ© depuis le mois de juillet jusquâĂ la fin de novembre Ă Ă©crire une scĂšne ! » Corr. Page du manuscrit dĂ©finitif de Madame Bovary. Bouilhet a Ă©tĂ© content de mes comices, refaits, raccourcis et dĂ©finitivement arrĂȘtĂ©s, mais ça me paraĂźt un peu sanglĂ©, un peu trop cassĂ© et rude, je nâai plus que cinq Ă sept jours pour que toute cette scĂšne soit finie. » Corr. JâĂ©cris de la Bovary, je suis Ă leur promenade Ă cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrĂ©e. TantĂŽt, Ă 6 heures, au moment oĂč jâĂ©crivais le mot attaque de nerfs, jâĂ©tais si emportĂ©, je gueulais si fort, et sentais si profondĂ©ment ce que ma petite femme Ă©prouvait, que jâai eu peur moi-mĂȘme dâen avoir une, je me suis levĂ© de ma table et jâai ouvert la fenĂȘtre pour me calmer⊠Je me hĂąte un peu pour montrer Ă Bouilhet un ensemble quand il va venir ; ce quâil y a de sĂ»r, câest que ça marche vivement depuis une huitaine⊠mais je redoute le rĂ©veil, les dĂ©sillusions, les pages recopiĂ©es. Nâimporte, bien ou mal, câest une dĂ©licieuse chose que dâĂ©crire, que de nâĂȘtre plus soi, mais de circuler dans toute la crĂ©ation dont on parle. » Corr. Jâai vu Bouilhet,⊠il a Ă©tĂ© content de ma promenade Ă cheval, mais avant ledit passage, jâen ai un de transition qui contient 5 lignes qui mâa demandĂ© trois jours, oĂč il nây a pas un mot de trop, et quâil faut pourtant raturer encore parce que câest trop lent. » Corr. Je viens de recopier au net tout ce que jâai fait depuis le jour de lâan, ou pour mieux dire depuis le milieu de fĂ©vrier jusquâĂ mon retour de Paris jâai tout brĂ»lĂ©, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize pages en 7 semaines. Enfin, elles sont faites, je crois, et aussi parfaites quâil mâest possible. Je nâai plus que deux ou trois rĂ©pĂ©titions du mĂȘme mot Ă enlever et deux coupes trop pareilles Ă casser. VoilĂ enfin quelque chose de fini ; câĂ©tait un surpassage, il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie Ă lâaction sans quâil sâen aperçoive. Je vais entrer maintenant dans la partie dramatique, mouvementĂ©e, encore deux ou trois grands jâapercevrai la fin. Au mois de juillet, dâaoĂ»t, jâespĂšre entamer le dĂ©nouement. Que de mal jâaurai eu, mon Dieu ! que de mal ! que dâĂ©reintements et de dĂ©couragements ! Jâai hier passĂ© toute ma soirĂ©e Ă me livrer Ă une chirurgie furieuse ; jâĂ©tudie la thĂ©orie des pieds bots. Jâai dĂ©vorĂ© en trois heures tout un volume de cette intĂ©ressante littĂ©rature et pris des notes⊠Il y a dans la PoĂ©tique de Ronsard un curieux prĂ©cepte il recommande au poĂšte de sâinstruire dans les arts et mĂ©tiers, forgerons, orfĂšvres, serruriers, etc., pour y puiser les mĂ©taphores ; câest lĂ ce qui nous fait, en effet, une langue riche, variĂ©e ; il faut que les phrases sâagitent dans un livre comme les feuilles dans une forĂȘt, toutes dissemblables en leur ressemblance. » Corr., 1854. Chaque mot est Ă©tudiĂ©, a sa place mesurĂ©e, voulue ; chaque phrase a sa sonoritĂ©, Flaubert se les lit Ă haute voix, en Ă©coute la musique. Le livre sâachĂšve, Flaubert demande un dernier renseignement Ă Bouilhet sur la technique de lâopĂ©ration projetĂ©e par Homais sur lâaveugle. Celui-ci lui rĂ©pond Quant Ă la Bovary, tu ne peux mettre ni un idiot, ni un cul-de-jatte 1o Ă cause de Monnier, Voyage en diligence ; 2o Ă cause de Hugo, les Limaces, etc⊠Il faut un grand gaillard, avec un chancre sous le nez, ou bien un individu avec un moignon nu et sanguinolent. Vois toi-mĂȘme. » En premier chef, lâaffection de ton mendiant Ă©tant Ă coup sĂ»r chronique, il est absurde tout dâabord dâavoir lâidĂ©e de lâen dĂ©barrasser ; donc, câest superbe pour le caractĂšre dâHomais. â Je ne me rappelle pas bien des dĂ©tails de la figure â il avait les yeux sanguinolents, câest-Ă -dire, je crois, les paupiĂšres retournĂ©es, boursouflĂ©es et rouges ? Eh bien, Homais peut avoir lâidĂ©e chirurgicale dâenlever la muqueuse, par une incision oblongue, et de ramener ainsi, de retourner la paupiĂšre dans son sens normal. Je ne me rappelle plus comment est le nez de ton troisiĂšme. Si par hasard il nâavait plus de nez, tu pourrais songer Ă la rinoplastie, au nez factice tirĂ© de la peau du front tu chercherais rinoplastie, et je crois que tu aurais des dĂ©tails. Ce serait une opĂ©ration parallĂšle Ă celle du pied bot, Ă seule fin dâembellir la race humaine. Il peut aussi songer Ă cautĂ©riser fortement ces paupiĂšres rouges. Et dans tous les cas comme toutes ces affections partent dâun vice scrofuleux, il lui conseillera avec bontĂ©, le bon rĂ©gime, le bon vin, la bonne biĂšre, les viandes rĂŽties, tout cela avec volubilitĂ©, comme une leçon quâon rĂ©pĂšte il se souvient des ordonnances quâil reçoit quotidiennement et qui se terminent invariablement par ces mots sâabstenir de farineux, de laitage, et sâexposer de temps Ă autre Ă la fumĂ©e des baies de geniĂšvre. Je crois que ces conseils donnĂ©s par un gros homme Ă ce misĂ©rable crĂšve-la-faim seraient dâun effet poignant. » En 1856, la mise au net de Madame Bovary est terminĂ©e. En souvenir dâun tel effort, probablement satisfait de son Ćuvre, la premiĂšre quâil publiera, Flaubert a voulu fixer dans les derniers feuillets la noble physionomie de son pĂšre. Le docteur Charles LariviĂšre, demandĂ© en consultation auprĂšs dâEmma expirante, est le portrait fidĂšle du docteur Flaubert. Ăbauche du 1er feuillet de Madame Bovary. Autre Ă©bauche du 1er feuillet de Madame Bovary prĂ©cĂ©dant lâĂ©criture du manuscrit dĂ©finitif. SCĂNARIOS. Flaubert a tracĂ© de nombreux scĂ©narios de Madame Bovary ; ils forment 42 feuillets grand in-4o criblĂ©s dâannotations en marge, dâindications de scĂšnes Ă dĂ©crire, de caractĂšres Ă dĂ©velopper, de personnages Ă placer. La plupart sont indĂ©chiffrables. Nous donnons deux de ces scĂ©narios qui nous semblent intĂ©ressants par les diffĂ©rences quâils comportent dans les dĂ©tails. MADAME BOVARY. Commencer par son entrĂ©e au collĂšge avec ses habits de campagne dans la rĂ©crĂ©ation. Charles Bovary officier de santĂ© 33 ans quand commence le livre, veuf dĂ©jĂ dâune femme plus riche que lui Ă©pousĂ©e par spĂ©culation ou plutĂŽt par bĂȘtise et dont il a Ă©tĂ© dupe â son enfance Ă la campagne jusquâĂ 15 ans â vagabondage dans les champs â Ă©poque oĂč lâon brasse â trois ou quatre ans au collĂšge puis carabin Ă grandâpeine â loge sur lâeau de Robec â misĂšre sotte et dont il nâa pas conscience, esprit doux sensible, droit juste obtus, sans imagination â une ou deux grisettes lui font connaĂźtre lâamour â sa mĂšre ambitieuse et tripotiĂšre vient de temps Ă autre chez Charles passer 8, 15 jours avec lui â le pĂšre ivrogne, bravache, puis sa premiĂšre femme. Poser ces antĂ©cĂ©dents dans le cours des dĂ©veloppements postĂ©rieurs, si ce nâest peut-ĂȘtre la main du pĂšre. Mme Bovary Marie signe Maria Marianne ou Marietta fille dâun cultivateur aisĂ©, Ă©levĂ©e au couvent Ă Rouen â souvenir de ses rĂȘves quand elle repasse devant le couvent â nobles amies â toilette, piano â au spectacle aux foires s/ Romain quand son pĂšre bon gars â piĂ©tĂ© du pays de Caux pĂšre Desnoyers y vient. Ceci dĂ©veloppĂ© plus tard. Ă cette Ă©poque elle en est encore au rĂȘve et Ă lâennui. Aime dâabord son mari qui est assez beau garçon â bien fait et bellĂątre â mais sans grand emportement â ses sens ne sont pas encore nĂ©s, elle apporte peu Ă peu dans la maison plus de luxe que le revenu nâen comporte â la vie solitaire pendant que son mari fait ses courses â ses rentrĂ©es le soir, trempĂ© quand elle vient de lire quelque beau roman â de la vie parisienne surtout. Journaux de mode â j1 des demoiselles â un commencement dâamour Ă un bal de chĂąteau sans rĂ©sultat â longue attente dâune passion et dâun Ă©vĂ©nement qui nâarrive pas â lâannĂ©e suivante on ne redonne pas de bal Ă la mĂȘme Ă©poque. Elle finit par prendre le pays en exĂ©cration et force son mari Ă le quitter. Le type du brac, mais plutĂŽt extĂ©rieurement. On va ailleurs câest encore pis â le 1er clerc de notaire dâen face passe tous les jours sous ses fenĂȘtres en allant Ă lâĂ©tude â mais il a une chambre dans la maison en face chez le pharmacien â mĂȘme homme que son mari, mais de nature supĂ©rieure quoique semblable. â Elle rĂ©siste longtemps Ă elle-mĂȘme, puis se donne Ă lui. Calme. Câest tout comme avec son mari â Lassitude de la nature molle de ce premier amant. Un second amant 33 ans, homme dâexpĂ©rience, brun, cassant, spirituel â lâempoigne en blaguant et lui remue vigoureusement le tempĂ©rament â sans soin â apparente gaĂźtĂ©, câest un homme archi-positif, chasseur en habits de velours, rude hĂąlĂ© â Ă©nergique et viveur, se mine peu Ă peu. Positif lassĂ© sensuel â il la dĂ©moralise en lui faisant voir la vie telle quâelle est â Un voyage Ă Paris. RentrĂ©e chez elle â le monde est vide â ça se calme. InanitĂ© de son mari â froissements. Le maĂźtre clerc revient â il est Ă©tabli premier clerc Ă Rouen â elle revient Ă LĂ©opold LĂ©on â mĂ»re de sens â la passion sâĂ©tablit et se rĂ©gularise â elle sây apporte tout entiĂšre. â Voyages Ă Rouen jeudis, lâhĂŽtel dâAngleterre â pluie â flambant â DĂ©sespoir de la sensualitĂ© du confortable non assouvi â le besoin dâun bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral est dĂ©veloppĂ© par lâamour heureux â le dĂ©sintĂ©ressement de la matiĂšre nâest quâau commencement des passions, auquel se vient joindre le besoin poĂ©tique du luxe â vie pĂ©cheresse lecture de romans au point de vue de la sensualitĂ© imaginative dĂ©penses â les mĂ©moires de fournisseurs ! â Vide de cĆur pour son amant Ă mesure que les sens se dĂ©veloppent â vertige. â elle ne peut pourtant aimer son mari. Re⊠avec le capitaine â qui lâenvoie promener â elle tĂąche de revenir Ă son mari â elle lâestime et sâaperçoit de lâabĂźme â derniĂšre⊠avec LĂ©opold LĂ©on â puis seule. Maladie. Sa mort. VeillĂ©e de la mort â aprĂšs-midi pluvieux diligence qui passe sous la fenĂȘtre ouverte â enterrement. Vide solitaire de Charles avec sa petite fille â le soir il sâaperçoit, et de jour en jour, des dettes de sa femme â le maĂźtre clerc se marie. Un jour que Charles se promĂšne dans son jardin il meurt tout Ă coup â sa petite fille aux Ă©coles gratuites. En regard de ce scĂ©nario, sur un feuillet, est Ă©crite la note suivante Le pharmacien confident â toujours en manches de chemise â les confitures â correspondant du FI de Rouen. â LibĂ©ral. Emma dessine sans goĂ»t artistique, elle est peu artiste mais poĂ©tique a pour amie et confidente quelque vieille ouvriĂšre du pays qui lui fait passer ses lettres. De mauvaises aquarelles et des dessins ombrĂ©s â ce qui donne Ă son mari une haute idĂ©e dâelle â en fait de piano, elle ne peut jouer que des contre-danses â elle nâest pas non plus musicienne, mais elle excelle dans la danse et dans toutes les choses de main. Au second pĂ©riode elle affecte un grand soin de mĂ©nage, repasse, coud, tient bien sa maison dâapparence, accapare lâargent des clients â Mettre un chien dans la maison lui fait acheter deux chevaux et conduire Ă lâanglaise rĂȘve un groom. Maison â Appartements sales et vides au rez-de-chaussĂ©e â recoin pour les choses de cheval. Salon, buste dâEsculape en albĂątre sur la pendule â Carreaux â deux ou trois curiositĂ©s naturelles la bibliothĂšque mĂ©dicale ! la maison donne immĂ©diatement sur la rue â un petit jardin derriĂšre, une riviĂšre au bout. Le soir dans la chambre dâEmma â prĂšs de sa lampe et de ses broderies De ses deux amants, la 1re chute est rĂ©sistĂ©e et au bout dâune longue lutte avec elle-mĂȘme surtout â la seconde est une surprise dans le bois â Automne â Emma amazone française monte Ă cheval avec lui. Elle est tout Ă©tonnĂ©e quand elle revient Ă elle. Il faut que la 1re chute comme couleur domine tout le reste de la passion. â quâil y en ait toujours dessus le reflet jalouse de la position dâautrui. AUTRE SCĂNARIO. 1. Charles Bovary entre en cinquiĂšme Ă lâĂtude de 1h â habits de campagne â rĂ©parer Ă rĂ©crĂ©ation de 4 heures â son nom bredouillĂ© Ă la classe â hurra de la classe â la pipe du professeur â Charbovari â bouts de manche fromage de NeufchĂątel â provisions de beurre salĂ© dans son pupitre â usĂ© ses vieux habits les jours de classe â uniforme seulement pr la promenade â bonnet de police â reste trois ans au collĂšge â pas de pensums â rĂ©gulier et tranquille â son pĂšre ancien dentiste de rĂ©giment, chic empire, retirĂ© Ă la campagne, crasse et ivrogne â sa mĂšre bonne femme, maigre, intrigante, tracassiĂšre, mĂ©nagĂšre et vaniteuse â aux vacances il se retrempe dans⊠de la campagne. 2. Carabin, se loge sur lâeau de Robec chez un teinturier â nâapprend rien â deux ou trois grisettes lui font connaĂźtre la passion â nature douce, sensible comme un jeune homme doit ĂȘtre et en ayant les Ă©carts, quelques petites dettes de cafĂ©, ami du maĂźtre de cafĂ© avec qui il cause raison lui aide mĂȘme une fois Ă mettre du vin en bouteille â il ne peut dans le travail fixer son attention et rĂȘve aux champs oĂč il a Ă©tĂ© Ă©levĂ© jusquâĂ 15 ans â sait panser les chevaux les brosser â Ă lâĂ©poque de lâannĂ©e oĂč lâon recommence Ă dissĂ©quer et Ă manger des marrons, rĂȘvait Ă lâodeur des pommes â au pressoir dont la vis crie, au cidre en bouteilles â rĂȘve aux champs â se prĂ©sente une fois et est refusĂ© â est reçu Ă la seconde â va sâĂ©tablir aux TĂŽtes. Sa mĂšre lâemmĂ©nage â puis le marie Ă une vieille femme poitrinaire qui a 15 cents frs de rente et qui meurt au bout de deux ans. 3. Poser la maison de TĂŽtes â Gd cabas tout en rez-de-chaussĂ©e â il se marie Ă 30 ans Ă Melle Emma Lestiboudois-Rouault â il quitte le bonnet de coton et prend le foulard â son pĂšre â type carrĂ© du fermier cauchois â sa mĂšre morte dâun cancer au sein et depuis la mort de la mĂšre la ferme dĂ©cline et le pĂšre Lestiboudois, moitiĂ© par sa faute, moitiĂ© par les hasards, va se ruinant de plus en plus â avait retirĂ© sa fille de pension Ă 16 ans â elle est bien aise de se marier pour ĂȘtre dĂ©barrassĂ©e de la campagne et des paysans â Ă©ducation dâEmma Ă©levĂ©e au couvent dâErnemont avec les filles de gros bonnets, â piano â dessin â broderie â etc⊠â Ă©lĂ©gance native quoique maniĂ©rĂ©e et fausse souvent â pas artiste mais idĂ©ale â dessine mal excelle dans la danse â se laisse marier sans rĂ©pugnance ni plaisir â elle lâĂ©pouse pour ne pas Ă©pouser un paysan il a au moins les mains blanches â aime assez son mari qui physiquement sâest dĂ©veloppĂ© trĂšs tard et peut passer pour joli garçon â ses sens ne sont pas encore nĂ©s quand elle ne peut plus vivre avec son mari â Mme Bovary mĂšre vient de temps Ă autre pour passer huit jours, quinze jours chez son fils â vie solitaire dâEmma â ennui. 4. Elle regarde la gde route oĂč passent les voitures et les chaises de postes allant Ă Dieppe â une levrette quâelle Ă©lĂšve et quâelle appelle Djali se promĂšne avec elle dans les blĂ©s et va mordillonner les coquelicots â son mari ne cause de rien et ne la dĂ©veloppe pas, elle en sent le besoin vague â derriĂšre la maison, jardin de curĂ© avec des choux et des rosiers sur Ă©glantiers â soirs dâhiver, lecture de journaux de mode et de romans â rĂȘves de la vie parisienne â rentrĂ©es de Charles le soir, trempĂ©, repas tard. 5. Un bal dâautomne dans un chĂąteau, dans une vallĂ©e deux riviĂšres, arbustes dans lâescalier â câest un tourbillon qui lui passe sous le nez â elle sâen retourne dans le boc de son mari â silence â froid dâautomne â coucher de soleil rouge au bas dâune cĂŽte, au dĂ©tour de la route â terrain sablonneux les jeunes gens partis en chasse le matin, passent Ă cheval au pas ils sâen reviennent. 6. Envie de luxe et de richesse mĂȘlĂ©e Ă lâamour aprĂšs coup dâun jeune beau quelconque quâelle a vu Ă un bal â et plus ça sâĂ©loigne plus il lui semble que cette passion augmente quoiquâau contraire elle diminue. Mais ce quâelle aimait Ă vrai dire, câest lâentourage et la vie dorĂ©e. Peu Ă peu et sans le vouloir la dĂ©pense augmente, force son mari Ă acheter un second cheval et Ă lâatteler Ă lâanglaise â rĂȘve un groom â dĂ©sespĂ©rĂ©e du domestique en blouse qui fait le gros mĂ©nage le matin et de la bonne avec son bruit de sabots sur les carreaux lavĂ©s â elle attend longtemps dans son cĆur une passion, un Ă©nervement, quelque chose de nouveau qui nâarrive pas â lâannĂ©e suivante Ă la mĂȘme Ă©poque on ne redonne pas de bal. Emma prend la vie quâelle mĂšne en exĂ©cration â elle dĂ©teste la campagne et finit par faire abandonner le pays Ă son mari â on va se fixer Ă Yonville Ă 7 lieues de Rouen â a des vapeurs, des besoins de pleurer, ou elle sâenferme â Charles croit que lâair du pays lui est mauvais et quitte sa clientĂšle. II Yonville lâAbbaye â gros bourg dans une vallĂ©e une petite riviĂšre â des bois Ă qq. distances hĂŽtel du Lion dâor, tenu par une veuve Le François, au lion dâor ». Câest lĂ quâon prend la voiture pour Rouen, lâhirondelle Cauchoise, conduite par Hivert, messager qui fait toutes les commissions sans savoir lire â beaucoup de mĂ©moire admirĂ© par le Pharmacien. Me Emma donne un chic anglais au jardin â petite riviĂšre au fond â au delĂ de la riviĂšre une prairie â la maison de Me Bovary est sur la place â au bout de la place les halles â plus loin lâĂ©glise, une Ă©glise neuve avec un clocher carrĂ© en ardoise â cimetiĂšre neuf, deux ou trois tombes seulement, lâancien est en dehors du pays â en face de la maison celle du pharmacien qui a un jardin plus grand, plus cultivĂ© et plus fleuri que celui de Me Bovary â pour jardinier il a un petit cousin de 14 ans qui est en mĂȘme temps son garçon de boutique et son Ă©lĂšve. Justin aide Charles Ă faire des saignĂ©es, on lâenvoie chercher pour tenir la tĂȘte des gens auxquels on arrache des dents. En face demeure chez le pharmacien le Mtre clerc de Me Guillaumet, Mr LĂ©on Dupuis, nature pareille Ă celle de Charles, mais supĂ©rieur physiquement et moralement surtout comme Ă©ducation. Câest un jeune homme de bonne famille â joue du piano â tous les jours pour aller dĂźner au Lion dâor ou pour aller Ă lâĂ©tude, il passe devant les fenĂȘtres de Mme Bovary, marchant sur le petit trottoir en cailloux qui borde les maisons de la place, la gouttiĂšre Ă trois pieds du sol crache lâeau sur les passants et lave les petits grĂšs â il passe rĂ©guliĂšrement Ă lâheure la plus inoccupĂ©e de la journĂ©e â Mme Bovary est seule dans la salle Ă sa fenĂȘtre câest une habitude pour elle que de voir glisser ce profil â dâabord qq. visites â puis une fois la semaine dĂźner. â puis chaque jour et Ă propos de rien de courtes visites en passant â elle lui brode des pantoufles, une blague en tapisserie â lectures et causeries â jardinage, fleurs en commun â il lui rapporte des plantes grasses de Rouen quand il y va ou il y va exprĂšs â on sâaime sans quâon se le soit avouĂ©, LĂ©on finit par le lui dire â un soir dâhiver au coin du feu â rien de plus quâune langue â Emma a peur â le peu dâaffection quâelle porte Ă son mari lui fait voir combien la pente est glissante â elle se gendarme â se prĂ©vaut dans son cĆur de sa fille. LĂ©on joue avec lâenfant et lâaime beaucoup et se jure de ne pas cĂ©der, câest ce quâelle fait â maintenant quâelle est sĂ»re dâelle, elle sâamuse Ă se regarder aimer â LĂ©on se lasse peu Ă peu, sa passion faiblit â ça tombe parce que ça a durĂ© trop longtemps sans solution â Emma aime bien toujours LĂ©on mais elle sâaperçoit quâelle ne fait plus aucun sacrifice Ă son parti pris, quâelle ne rĂ©siste Ă rien et quâelle ne combat plus, pour que ça nâaille pas au delĂ . NĂ©anmoins elle en veut Ă son mari de lui avoir fait le sacrifice de lâamour dâun homme si supĂ©rieur â et il ne rĂ©sulte de sa chastetĂ© que la haine de son mari, et un Ă©tat dâamour gĂ©nĂ©ral, sans but â lâadultĂšre est en elle dâautant plus fort quâelle ne lâa pas pratiquĂ© â ĂȘtre coquette. Plan graphique de Madame Bovary tracĂ© par Flaubert. âââ RentrĂ©es de Charles la nuit â pieds froids dans le lit â sentiments rĂ©pulsifs de propretĂ© de la part dâEmma â joie de cĆur de Charles en entrant au lit, en se sentant prĂšs de sa bonne petite femme â aspects de nuit de la veilleuse â Emma endormie â Charles Ă©veillĂ© et pensant Ă son bonheur â il est content de sa position et de son travail â lâenfant dans son berceau prĂšs dâeux â ou Emma en insomnie et ruminant en son cĆur le passĂ© et lâavenir. âââ Dans les langueurs dâEmma importance conseillĂ©e de la distraction, de lâexercice, et ce quâon fait pour la distraire. Elle dĂ©pĂ©rit physiquement et est reprise plus fort quâĂ TĂŽtes â se croit Ă cette Ă©poque trĂšs expĂ©rimentĂ©e, ayant usĂ© de tout, et sage selon elle, elle nâa plus rien Ă apprendre dans la vie â action inactive elle sâoccupe beaucoup des mains mais au fond est dĂ©vorĂ©e de rĂȘveries â Ă TĂŽtes câĂ©tait lâoisivetĂ© pure. Rodolphe Boulanger 34 ans â carrĂ© â brun â un luron dans toutes les extensions du terme, homme dâesprit et dâexpĂ©rience, type extĂ©rieur du brac â chasseur hĂąlĂ© en velours vert â maquignon se ruinant petit Ă petit en chevaux et en voyages Ă Paris, entretient des actrices Ă Rouen â aime la table â vient un jour de marchĂ© chez son mari â son geste en voyant Mme Bovary â seconde rencontre Ă un comice agricole qui serait suivi dâun dĂźner â deux ou trois visites â empoigne Emma par la blague et lâesprit â il la fait monter Ă cheval avec lui â dans bois dâautomne â figure dâEmma rouge de vent â son voile accrochĂ© aux buissons â haletante de la course elle descend et est obligĂ©e de sâappuyer contre un tronc de chĂȘne â ⊠â Ătourdissement qui rĂ©sulta du premier adultĂšre â orgueil du bonheur â elle se reporte mieux, jamais elle nâa Ă©tĂ© plus belle, une hutte de sabotiers dans les bois â rendez-vous le matin on trotte dans les prairies pleines de rosĂ©e â le soir pour revenir chez elle, elle prend par le derriĂšre du village et est obligĂ©e de passer entre les arbres de la riviĂšre par une margelle Ă©troite et boueuse au risque de tomber dans lâeau â neige â peur dâĂȘtre gobĂ©e â elle se venge en son cĆur de sa vie prĂ©cĂ©dente, elle jouit â son Ă©tat sentimental lâa portĂ©e aux sens, les sens la poussent au sentiment, ça devient du haut amour â Rodolphe finit par en ĂȘtre assommĂ© et peu Ă peu lâenvoie promener â ChĂąteau de Rodolphe â Gd chĂąteau du pays de Caux â HĂȘtres â Sauts de Loup â appartements vides â Emma y vient deux ou trois fois â DĂ©sespoir morne â elle rĂȘve le suicide â maladie â peur de la mort idĂ©es religieuses ça se calme â elle revient Ă son mari. Voyage Ă Paris â on rencontre par hasard LĂ©on au spectacle â il est maintenant maĂźtre-Ă©lĂšve Ă Rouen â RentrĂ©e Ă Yonville â LĂ©on a trois ans de plus il a gagnĂ© quelque hardiesse, il veut râavoir Mme Bovary quâil a maintenant sous la main et quâil a ratĂ©e autrefois, elle lâexcite plus que jamais â Emma expĂ©rimentĂ©e par une premiĂšre dĂ©ception et ramenĂ©e par vertu Ă son mari rĂ©siste longtemps â elle finit par cĂ©der cependant â un soir dans sa chambre sur ce mĂȘme fauteuil oĂč se donna la premiĂšre et unique langue â ⊠exquis, Ă©mu, fiĂ©vreux â dĂ©lices dâEmma qui trouve enfin son rĂȘve rĂ©alisĂ©, pleure â son mari rentre, indignation de voir son mari sâasseoir sur les mĂȘmes meubles â il attribue le trouble de sa tĂȘte Ă la lecture de romans et les lui dĂ©fend â indignation sourde dâEmma dâĂȘtre obligĂ©e de passer par le jugement de la triste intelligence de son mari â cabinet de lecture Ă Rouen â nĂ©glige son enfant â câest Charles qui est obligĂ© de sâen occuper qui la couche quand sa mĂšre nâest pas lĂ â il concentre toute expansivitĂ© sur elle â tristesse dâĂąme â il tousse de temps Ă autre â Voyages Ă Rouen sous prĂ©texte de leçons de piano ou dâacquisition â hĂŽtel des empereurs sur le port â balcon, petite chambre, lit en acajou Ă©raillĂ© avec des ornements de cuivre, rideaux bleus Ă fleurs blanches â atmosphĂšre chaude et concentrĂ©e de sueur et de table gd feu â avec Rodolphe elle Ă©tait au second plan, elle Ă©tait sa maĂźtresse, ici câest LĂ©on plutĂŽt qui est sa maĂźtresse, elle lâaime, elle, plus quâil ne lâaime, elle est au-dessus de lui moralement â plaisir de lâamour flambant â mĂ©lancolie sur lâavenir de LĂ©on tu te marieras toi, tu auras une femme etc⊠» â ils se font faire leur miniature atroces â Emma au lit â ses poses â quand il Ă©tait pĂąmĂ©, elle le ranimait par des petits baisers multiples sur les yeux â intĂ©rieur de la gondole, dĂ©part dâYonville le matin encore Ă la nuit, elle le levait dĂšs 6 heures du matin pour sâhabituer â dĂ©part de Rouen, noyĂ©e de ⊠et de larmes, de cheveux et de champagne â froids quâelle a en sueur dans la gondole en revenant â Chagrin de Charles de ne pouvoir contenter sa femme qui ne se plaint jamais â il ne sait comment faire â rĂȘve dâavoir en mĂȘme temps un faire valoir, mais ⊠Jamais il ne se doute que LĂ©on soit lâamant de sa femme â il lâaime beaucoup. ââââ AppĂ©tits dĂ©pravĂ©s de Mme Bovary, aime les fruits verts, la corne brĂ»lĂ©e, boit du vinaigre et dĂ©jeune de cornichons â Lâhabitude de ⊠la rend sensuelle â elle jouit de tout, parfums, fleurs, nourriture, vin â elle fait longuement sa toilette â elle frĂ©mit de voluptĂ© en sentant lorsquâelle se peigne ses cheveux tomber sur ses Ă©paules â Elle ne porte plus que de la batiste â le dĂ©sespoir du confortable non assouvi vient Ă©tayer le besoin poĂ©tique du luxe â rage de la dĂ©pense â gĂąchage dĂ©guisĂ© â vie pĂ©cheresse â le besoin du mensonge se dĂ©veloppe en elle â dans sa passion avec Rodolphe elle faisait lit Ă part â maintenant elle refait lit commun â accapare lâargent des clients, fournisseurs. BientĂŽt elle va creusant son amour pour en retirer plus â elle se fouille le cĆur plus avant et se bat les flancs, enfin elle sent par rapport Ă LĂ©on ce que Rodolphe a senti par rapport Ă elle, elle ne lâaime pas, elle lâa usĂ© â elle ne lâaime pas pour lui mais pour elle â elle le mĂ©prise plutĂŽt, câest un couard â peur de se compromettre â peur dâargent â progression de la dĂ©bĂącle financiĂšre â les mĂ©moires pleuvent â perplexitĂ© â derniers expĂ©dients â Elle est humiliĂ©e dâavoir tant aimĂ© LĂ©on et sâaperçoit de toute la fĂ©minitĂ© de cette pauvre nature â elle estime son mari Ă cĂŽtĂ© â dans son isolement, dans son intelligence de tout ce qui lâentoure et dĂ©vorĂ©e dâamour de plus en plus elle pense Ă revenir Ă Rodolphe â coup de massue. Envie de revoir Rodolphe â va chez lui temps de dĂ©gel â re⊠avec Rodolphe â coup de massue â essaie de revenir Ă Charles qui maintenant lui est plus que jamais antipathique chaque malheur qui lui arrive rĂ©agit en rage contre sa vie, contre son mari impossible vertige rĂ©solution ou plutĂŽt coup manquĂ© â alors dâun mouvement de folie, suicide â le calme lui revient quand elle est sĂ»re quâelle va mourir â Entrevue avec LĂ©opold pour se retrouver dans le mĂȘme milieu â suicide â elle va voler de lâarsenic chez le pharmacien. Agonie â dĂ©tails mĂ©dicaux et prĂ©cis Ă 3 heures du matin elle fut prise de vomissements. » Mort. â VeillĂ©e de la morte â aprĂšs-midi pluvieux â diligence qui passe sous la fenĂȘtre ouverte enterrement â Mme Bovary mĂšre vient Ă Rouen acheter ce quâil faut â course funĂšbre â parents venus de loin pour lâoccasion â on se tient compagnie sans rien se dire â chacun sâennuyant en gardant un air triste â gens qui ne veulent pas se coucher â soient inutiles â visages pĂąles le matin le pharmacien tient compagnie Ă Charles pour veiller ronfle tout le temps â convoi â le pĂšre dâEmma en habit noir â la figure bleuie par son mouchoir neuf avec lequel il essuie ses larmes â portĂ©e du corps dans la campagne â Adieux de Charles et du beau-pĂšre â On cache la mort dâEmma Ă la petite fille ta petite maman est partie en voyage » â de temps Ă autre lâenfant demande quand elle reviendra, puis lâoublie â affaires dâEmma conservĂ©es religieusement câest parmi ses pauvres affaires quâil dĂ©couvre des preuves rĂ©itĂ©rĂ©es de son cocuage â tombeau fastueux Ă©levĂ© par son mari â une pierre de marbre avec un gĂ©nie et une grille Ă boule de cuivre â Justin pleure beaucoup â vie dĂ©nudĂ©e de Charles avec sa petite fille â vaniteux dâhabits pour elle â le soir joujoux quâil faut lui mettre â dĂ©couvertes de dettes effrayantes â Mariage de LĂ©on auquel assiste Charles â Mort subite de Charles dans son jardin, sâassoit pour mourir sous la tonnelle, sa petite fille aux Ă©coles gratuites. â LE MANUSCRIT DE MADAME BOVARY. Le manuscrit de Madame Bovary se compose de 487 feuillets de grand format in-8o Ă©crits au recto, paginĂ©s 1 Ă 487, Ă lâexception des feuillets 6 et 7, puis 84, 85, 86, et 200, 201 rĂ©unis en un, en raison des suppressions derniĂšres. Il est, maintenant, renfermĂ© dans une couverture en carton doublĂ©e de percaline grise, sur laquelle est fixĂ©e la feuille oĂč Flaubert a Ă©crit de sa main MADAME BOVARY. Septembre 1851. â Avril 1856. Gustave Flaubert. La page 1 contient la disposition suivante MADAME BOVARY. Ă LOUIS BOUILHET. PREMIĂRE PARTIE. La dĂ©dicace Ă Louis Bouilhet a Ă©tĂ© ajoutĂ©e, probablement Ă lâachĂšvement du roman, en reconnaissance des conseils affectueux dont Bouilhet avait entourĂ© Flaubert. Le feuillet 487 est signĂ© au-dessous de la derniĂšre ligne Gustave Flaubert. La seconde partie commence au feuillet 139, la troisiĂšme au feuillet 308. Le manuscrit ne comporte aucune indication de chapitre. Les pages 6, 7, 8, 9, 10, 11 5, 6, 7, 8 de la prĂ©sente Ă©dition relatives aux parents de Bovary et Ă lâĂ©ducation de Charles son pĂšre⊠» sont criblĂ©es de suppressions. Des membres de phrases entiers disparaissent sous de larges hachures tracĂ©es de telle façon quâil est impossible dâen reconstituer un mot. Les pages 20, 36 Ă 42, 44, 45, 46, 64, 68, 69, 70, 71, 79, 82, 90, 93, 94, 95, correspondant aux pages 11, 12, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 44 Ă 48, 54, 58, 63, 64 de notre Ă©dition, ont Ă©tĂ© lâobjet de reprises et de corrections toutes faites dans un but de simplification. Ă partir de la seconde partie, le manuscrit est Ă peu prĂšs exempt de corrections, il offre lâaspect dâune mise au net parfaite. Page premiĂšre du manuscrit dĂ©finitif de Madame Bovary. LES DERNIĂRES CORRECTIONS. Flaubert fit faire une copie de son manuscrit ; câest cette copie qui fut remise Ă la Revue de Paris oĂč parut le roman. Elle se compose de 490 feuillets grand in-8o, paginĂ©s de 1 Ă 490, Ă©galement renfermĂ©s dans une couverture doublĂ©e de percaline grise sur laquelle est fixĂ©e la feuille oĂč Flaubert a Ă©crit MADAME BOVARY. Gustave Flaubert. Avril 1856. Le titre porte MADAME BOVARY. MĆURS DE PROVINCE. Ă LOUIS BOUILHET. et, dans le haut, cette indication Ă composer en 9, envoyer les Ă©preuves Ă M. Du Camp le plus tĂŽt possible ». Mais au chapitre VIII apparaĂźt cette autre indication Envoyer les Ă©preuves Ă M. Gustave Flaubert, 42, boulevard du Temple. » Câest ce texte que Flaubert lut dans son ensemble Ă Louis Bouilhet. De nouvelles corrections surgissent. Elles comprennent surtout des suppressions de dĂ©tails, elles abrĂšgent des descriptions et des citations et nous trouvons attachĂ©es les unes aux autres, les pages 314, 315 et 316 oĂč Flaubert avait dĂ©crit avec minutie des jouets offerts aux enfants Homais. Cette coupure est une des plus importantes, et Flaubert nây consentit quâaprĂšs une critique des plus vives et des plus pressantes de Bouilhet. Ă la page 12, aprĂšs le second alinĂ©a connut enfin lâamour », une page entiĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ©e, elle dĂ©taillait les excĂšs et les dĂ©sordres de Charles Bovary. Puis pour la premiĂšre fois apparaĂźt en marge lâindication des chapitres ; et câest ici seulement que nous trouvons sous sa forme dĂ©finitive la premiĂšre phrase du roman. En effet, le manuscrit autographe commence ainsi une heure et demie venaient de sonner Ă lâhorloge du collĂšge, quand le proviseur entra dans lâĂ©tude, suivi dâun⊠Voici enfin les derniĂšres corrections indiquĂ©es dans cette lettre de Bouilhet Mon cher vieux, et passons maintenant Ă la Bovary 1o Page 28. â Oui, enlĂšve la phrase, et rĂ©unis les paragraphes â ça vaut mieux. 2o Page 15. â Cuveillier est un crĂ©tin â ton apothĂ©ose doit sâenvoler, Ă sa barbe ! 3o Non â tu ne peux pas finir, comme harmonie sur le mot bonheur â la pĂ©riode serait tronquĂ©e et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes â mieux vaut les laisser â en dĂ©pit de la dĂ©licatesse du sentiment â qualitĂ© infĂ©rieure Ă la beautĂ© du style â les gens de goĂ»t rugissent. 4o Tu as rĂ©tabli les platitudes du mariage, moi jâaime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? tu attaques la sociĂ©tĂ© par une de ses bases â tu reliras avec soin ton Ă©dition corrigĂ©e â prends garde â tu vas rire â mais je dois te dire tout ce qui me passe par la cervelle. 5o Tu as bien fait dâenlever lâIntroduction Ă la vie dĂ©vote. 7o Lâaddition p. 469 est bonne â et peu dangereuse pour le quart dâheure. 8o Pages 174-175. â Câest trĂšs difficile de te conseiller lĂ -dessus â les deux morceaux me plaisent infiniment â je crois que le second est plus indispensable que le premier ; tu pourrais parler de ses souvenirs sans matĂ©rielles dans le premier cas â mais le steppe et non la steppe te mĂšne Ă une transition quâil faudrait retrouver, en supprimant la comparaison. Cependant les flammes sâapaisĂšrent⊠» Je crois quâil vaut mieux laisser tout cela tranquille, mais si tu veux couper, coupe le premier morceau â la comparaison avec le bal â moins belle dâabord â et vraiment plus prĂ©cieuse. L. Bouilhet. MĂȘlĂ©s Ă cette derniĂšre rĂ©vision on trouve des phrases, des alinĂ©a couverts de traits. Ce sont les suppressions proposĂ©es par la Revue de Paris, oĂč Ă©tait attachĂ© Maxime Du Camp. Remis en possession de son texte, Flaubert rĂ©tablit dâabord de ses mains â probablement pour lâimpression du livre â les passages supprimĂ©s ; un peu plus loin, il Ă©crit seulement en marge rĂ©tablir le texte rayĂ© » ou bon », mais sur un exemplaire de lâĂ©dition originale qui nous est communiquĂ© par Madame Franklin Grout, il a relevĂ© tous les passages visĂ©s par la Revue de Paris, et sur le faux titre du 1er volume on lit Cet exemplaire reprĂ©sente mon manuscrit tel quâil est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poĂ«te et rĂ©dacteur propriĂ©taire de la Revue de Paris. 20 avril 1857. Gustave Flaubert. » et sur le dernier feuillet il fallait selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et selon Pichat, supprimer, ou du moins, abrĂ©ger considĂ©rablement, refaire les comices dâun bout Ă lâautre ! » Page de copie du manuscrit de Madame Bovary avec les suppressions indiquĂ©es par la Revue de Paris. Sur le faux titre du tome II exemplaire avec les corrections indiquĂ©es et faites par la Revue de Paris » et sur le dernier feuillet, Ă cĂŽtĂ© du mot FIN de lâavis gĂ©nĂ©ral, Ă la Revue, le pied bot Ă©tait considĂ©rablement trop long ! ! inutile ! ! » Nous indiquons ci-dessous, les passages visĂ©s par la Revue de Paris Page 11, ligne 5, un morceau de veau cuit au four. Page 15, ligne 15, Madame, par pudeur, restait tournĂ©e vers la ruelle et montrait le dos. Page 16, ligne 34, Lâodeur chaude des cataplasmes se mĂȘlait dans sa tĂȘte Ă la verte odeur de la rosĂ©e ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir⊠Page 17, ligne 23, Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand Ă©cart. Page 18, ligne 23, suant sous les couvertures⊠Page 31, ligne 26, Ă son pot Ă eau⊠Page 41, ligne 7, ligne 7, Ă corsage, tout lâalinĂ©a. Page 41, ligne 33, la premiĂšre grossesse de sa femme⊠Page 45, ligne 22, Au lit, jusquâĂ entrâouvert derniĂšre ligne. Page 46, ligne 23, comme ceux jusquâĂ glaçons de la page 47, ligne 5. Page 58, ligne 23, servait jusquâĂ dessert. Page 59, ligne 10, se couchait sur le dos⊠Page 68, ligne 11, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce⊠Page 73, ligne 32, leurs jambes Ă©taient lâune dans lâautre⊠Page 80, ligne 4, jusque sur lâĂ©tiquette de ses pots de pommade. Page 82, ligne 27, un lit montĂ© sur une estrade⊠Page 83, ligne 17, et comme Madame jusquâĂ priĂšre, fin de lâalinĂ©a. Page 86, ligne 11, il coupait jusquâĂ gorgĂ©e. Page 90, ligne 23, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune⊠Page 99, ligne 23, robs dĂ©puratifs⊠Page 99, ligne 25, bandages⊠Page 106, ligne 1, Bravo jusquâĂ religion. Page 124, ligne 12, NapolĂ©on reprĂ©sentait la gloire⊠Page 126, ligne 13, M. Bovary Ă©tait homme Ă ne rien respecter⊠Page 128, ligne 5, couvert de scrofules au visage⊠Page 128, ligne 20, Enfin la derniĂšre jusquâĂ mur. Page 150, ligne 31, et comme lâardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous cĂŽtĂ©s ? Page 195, ligne 32, en Ă©cartant avec soin la boucle du pantalon, dont le drap non dĂ©cati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes. Page 203, ligne 27, et mĂȘme elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Page 264, ligne 23, Tu nâen as pas aimĂ© dâautres, hein ? jusquâĂ protestations. Page 265, ligne 3, et ta concubine ! Page 270, ligne 1, ils sâenroulaient en une masse lourde nĂ©gligemment, et selon les hasards de lâadultĂšre qui les dĂ©nouait tous les jours. Page 298, ligne 32, Elle disait Ă son enfant Ta colique est-elle passĂ©e, mon ange ? » Page 307, ligne 6, la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirĂ©s Ă©pongeaient les fronts rouges⊠Page 307, ligne 11, Un peu plus bas jusquâĂ barriques. Page 314, ligne 11, Il eut grand-peine jusquâĂ fin dâalinĂ©a essoufflĂ©. Page 315, ligne 32, sous le souffle tiĂšde de ses narines qui lui descendait dans la chevelure⊠Page 320, ligne 20, et la femme riche semblait avoir autour dâelle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset. Page 327, ligne 30, sa joue Ă lâĂ©piderme suave rougissait, â pensait-elle, â du dĂ©sir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie dây porter ses lĂšvres. Page 336, ligne 29, fenĂȘtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-mĂȘme ses escarpins, et Ă plusieurs couches. Page 336, ligne 29, et la lourde machine jusquâau chapitre II. Page 344, ligne 27, Il est dĂ©jĂ formĂ© comme un homme⊠Page 345, ligne 17, Ce nâest pas jusquâĂ fin dâalinĂ©a soit fait. Page 348, ligne 5, Tout sâeffaçait jusquâĂ suspendue. Page 353, ligne 4, volets fermĂ©s, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops Ă la glace, quâon leur apportait dĂšs le matin. Page 365, ligne 20, Câest le quartier du théùtre, des estaminets et des filles. Page 366, ligne 4, Le lit jusquâĂ fin dâalinĂ©a mains. Page 368, ligne 24, Elle allait jusquâĂ bal masquĂ©. Page 369, ligne 26, La chair jusquâĂ plaie vive. Page 371, ligne 8, et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans lâĂąme. Page 372, ligne 24, protestant sur la tĂȘte de sa fille quâil ne sâĂ©tait rien passĂ©. Page 387, ligne 8, Ce qui jusquâĂ morceau. Page 387, ligne 29, elles ont plus de tempĂ©rament jusquâĂ câest un goĂ»t dâartiste, dit Homais⊠Page 388, ligne 30, de concupiscence. Page 390, ligne 30, et Emma revenait jusquâĂ fin dâalinĂ©a frisson. Page 391, ligne 20, puis au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă la vue des liqueurs fortes. Page 399, ligne 14, cet homme Ă©tendu qui dormait⊠Page 419, ligne 7, Il tendit sa main jusquâĂ cet homme la gĂȘnait horriblement. Page 428, ligne 26, tu as tout ce quâil faut pour te faire chĂ©rir. Mais nous recommencerons, nâest-ce pas ? Page 428, ligne 33, Il lâattira sur ses genoux jusquâĂ du bout de ses lĂšvres. Page 456, ligne 32, Puis elles jusquâĂ afin de servir plus tard Ă la science. Page 457, ligne 24, â Car, disait jusquâĂ Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, cela dissipeâŠ. Page 460, ligne 11, Alors M. Bournisien jusquâĂ les ouvriers qui arrivaient. Page 473, ligne 12, plaisir tout mĂȘlĂ© dâamertume comme ces vins mal faits qui sentent la rĂ©sine. Page 473, ligne 27, Lâaveugle jusquâĂ rĂ©clusion perpĂ©tuelle dans un hospice. Page 475, ligne 16, Il en vint Ă rougir jusquâĂ le symbole obligĂ© de la tristesse. Page 476, ligne 31, Dâailleurs jusquâĂ fin dâalinĂ©a comme chacun sait. Page 477, ligne 32, les titres ne lui manquaient point jusquâĂ incendies ! . PUBLICATION DE MADAME BOVARYDANS LA REVUE DE PARIS. Madame Bovary fut considĂ©rĂ©e par la Revue de Paris comme une Ćuvre de valeur, mais enfouie sous un tas de choses inutiles ». Maxime Du Camp, sur les conseils de Laurent Pichat, directeur, Ă©crivit Ă Flaubert lâĂ©trange lettre que voici pour le prĂ©parer Ă leur combinaison en vue de la publication du roman dans la Revue. 14 juillet 1856. Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il mâen envoie lâapprĂ©ciation que je tâadresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisquâelle reproduit presque toutes les observations que je tâavais faites avant ton dĂ©part. Jâai remis ton livre Ă Laurent, sans faire autre chose que de le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la mĂȘme scie. Le conseil quâil te donne est bon et je te dirai mĂȘme quâil est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maĂźtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu lâentendras, cela te regarde. Ma pensĂ©e trĂšs intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu dĂ©butes par une Ćuvre embrouillĂ©e Ă laquelle le style ne suffit pas pour donner de lâintĂ©rĂȘt. Sois courageux, ferme les yeux pendant lâopĂ©ration, et fie-tâen, sinon Ă notre talent, du moins Ă notre expĂ©rience acquise de ces sortes de choses et aussi Ă notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il sâagit de le dĂ©gager ; câest un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercĂ©e et habile on nâajoutera pas un mot Ă ta copie ; on ne fera quâĂ©laguer ; ça te coĂ»tera une centaine de francs quâon rĂ©servera sur tes droits, et tu auras publiĂ© une chose vraiment bonne, au lieu dâune Ćuvre incomplĂšte et trop rembourrĂ©e. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, je nâai en vue que ton seul intĂ©rĂȘt. Adieu, cher vieux, rĂ©ponds-moi et sache-moi bien tout Ă toi. Maxime Du Camp. » Flaubert Ă©crivit au dos de cette lettre gigantesque ! et resta inflexible, mais quand parut le numĂ©ro du 1er dĂ©cembre, prĂ©cĂ©dĂ© de cette note La Direction sâest vue dans la nĂ©cessitĂ© de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir Ă la rĂ©daction de la Revue de Paris. Nous en donnons acte Ă lâauteur. â M. D. Flaubert ne put retenir son indignation et ne pardonna pas Ă son ami Du Camp dâavoir Ă©tĂ© le tĂ©moin ou de sâĂȘtre fait lâouvrier dâune telle besogne. Le but de ces coupures Ă©tait Ă©videmment de mĂ©nager les susceptibilitĂ©s des lecteurs de la Revue, qui se rĂ©criaient contre certains passages du roman, considĂ©rĂ©s ailleurs comme un attentat aux mĆurs et au sentiment religieux, et dâĂ©viter Ă celle-ci des poursuites judiciaires possibles. Mais ceci importait peu Ă Flaubert. Il voulut interrompre la publication de son roman, plaider. On discuta fort et longuement ; les meilleurs arguments se brisaient contre une volontĂ© indomptable, une fiertĂ© froissĂ©e. Dâautre part, la Revue de Paris ne pouvait sans se porter de grands prĂ©judices, interrompre la publication du roman et cependant elle voulait Ă tout prix ne pas donner prise aux poursuites dont on la menaçait. On transigea enfin et lâon admit lâinsertion de la note suivante que rĂ©digea Flaubert et qui parut dans le numĂ©ro du 15 dĂ©cembre 1856 Des considĂ©rations que je nâai pas Ă apprĂ©cier ont contraint la Revue de Paris Ă faire une suppression dans le numĂ©ro du 1er dĂ©cembre 1856. Ses scrupules sâĂ©tant renouvelĂ©s Ă lâoccasion du prĂ©sent numĂ©ro, elle a jugĂ© convenable dâenlever encore plusieurs passages. En consĂ©quence, je dĂ©clare dĂ©nier la responsabilitĂ© des lignes qui suivent ; le lecteur est donc priĂ© de nây voir que des fragments et non pas un ensemble. â G. Flaubert. » Madame Bovary parut donc sous cette forme, au milieu de ces incidents, du 1er octobre au 15 dĂ©cembre 1856. LES POURSUITES. Mais Flaubert ayant recueilli tous les passages visĂ©s par la Revue de Paris, les citait volontiers Ă son entourage. La susceptibilitĂ© officielle peu Ă peu sâĂ©veilla ; des influences diffĂ©rentes se rencontrĂšrent, agirent, la Revue de Paris dĂ©plaisait par ses tendances libĂ©rales ; en haut lieu on dĂ©cida les poursuites. Flaubert fut dâabord inquiet ; il voulut Ă©viter le procĂšs et son retentissement, et ce nâest pas sans trouble et sans nervositĂ© quâil Ă©crivait Ă son frĂšre le Dr Achille Flaubert Mardi soir 10 h. â Je crois que mon affaire se trouble et quâelle rĂ©ussira. â Le Dr de la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale a dit devant tĂ©moins Ă Mr Treilhard dâarrĂȘter les poursuites â mais un revirement peut avoir lieu â jâavais contre moi deux ministĂšres, celui de la Justice et celui de lâIntĂ©rieur. On a travaillĂ© â et pas marchĂ© â mais jâai cela pour moi, que je nâai pas fait une visite Ă un magistrat⊠Lâimportant Ă©tait dâĂ©tablir lâopinion publique â câest chose terminĂ©e maintenant et dĂ©sormais, de quelque façon que cela tourne, on comptera avec moi â les dames se sont fortement mĂȘlĂ©es de ton serviteur et frĂšre ou plutĂŽt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragĂ©e et qui a Ă©tĂ© deux fois chez lâImpĂ©ratrice pour faire arrĂȘter les poursuites garde cela pour toi bien entendu. Mais on voulait Ă toute force en finir avec la Revue de Paris â et il Ă©tait trĂšs malin de la supprimer pour dĂ©lit dâimmoralitĂ© et dâirrĂ©ligion⊠» Et quatre jours aprĂšs Je ne tâĂ©crivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais lâaffaire complĂštement terminĂ©e ; le Prince NapolĂ©on lâavait par trois fois affirmĂ© et Ă trois personnes diffĂ©rentes. Me Rouland a Ă©tĂ© lui-mĂȘme parler au MinistĂšre de lâIntĂ©rieur, et Me Ădouard Delessert avait Ă©tĂ© chargĂ© par lâImpĂ©ratrice chez laquelle il dĂźnait mardi de dire Ă sa mĂšre que câĂ©tait une affaire finie. Câest hier matin, que jâai su par le pĂšre SĂ©nard, que jâĂ©tais renvoyĂ© en police correctionnelle⊠Jâen ai fait prĂ©venir immĂ©diatement le Prince, lequel mâa rĂ©pondu que ce nâĂ©tait pas vrai, mais câest lui qui se trompe. VoilĂ tout ce que je sais, câest un tourbillon de mensonges et dâinfamies dans lequel je me perds â il y a lĂ -dessous quelque chose, quelquâun dâinvisible et dâacharnĂ© â je nâai dâabord Ă©tĂ© quâun prĂ©texte et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-mĂȘme nâest quâun prĂ©texte. Peut-ĂȘtre en veut-on Ă quelquâun de mes protecteurs ? ils ont Ă©tĂ© considĂ©rables plus par la qualitĂ© que par la quantitĂ©. ⊠Mais je nâattends aucune justice â je ferai ma prison â je ne demanderai bien entendu aucune grĂące â câest lĂ ce qui me dĂ©shonorerait⊠â et on ne me clorera pas le bec, du tout ! je travaillerai comme par le passĂ©, câest-Ă -dire avec autant de conscience et dâindĂ©pendance. Ah ! je leur fouterai des romans ! et des vrais !⊠Jâattends de minute en minute le papier timbrĂ© qui mâindiquera le jour oĂč je dois aller mâasseoir pour crime dâavoir Ă©crit en français sur le banc des filous et des pĂ©dĂ©rastes⊠» Et un peu plus tard Mon cher Achille â je suis tout Ă©tonnĂ© de ne pas avoir encore reçu de papier timbrĂ© â on est en retard â peut-ĂȘtre hĂ©site-t-on ? je le crois â les gens qui ont parlĂ© pour moi sont furieux et un de mes protecteurs qui est un trĂšs haut personnage entre en rage » Ă ce que lâon mâĂ©crit â il va casser les vitres aux Tuileries â tout cela finira bien, jâen suis sĂ»r, soit quâon arrĂȘte lâaffaire, ou que je passe en justice⊠La police sâest mĂ©prise, elle croyait sâen prendre au premier roman venu et Ă un petit grimaud littĂ©raire, et il se trouve que mon roman passe maintenant â et en partie grĂące Ă la persĂ©cution â pour un chef-dâĆuvre. Quant Ă lâauteur, il a pour dĂ©fenseurs pas mal de ce quâon appelait autrefois de grandes dames â lâImpĂ©ratrice entre autres a parlĂ© pour moi deux fois â lâEmpereur avait dit une premiĂšre fois quâon le laisse tranquille » â et malgrĂ© cela, on est revenu Ă la charge â pourquoi ? ici commence le mystĂšre⊠Quant Ă ne pas comparaĂźtre Ă lâaudience, ce serait une reculade â je ne dirai rien â mais je serai assis Ă cĂŽtĂ© du pĂšre SĂ©nard qui aura besoin de moi et puis je ne puis me dispenser de montrer ma barbe de criminel aux populations⊠JâachĂšterai une botte de paille et des chaĂźnes, et je ferai faire mon portrait assis sur la paille humide des cachots et avec des fers » !!! Tout cela est tellement bĂȘte que je finis par mâen amuser beaucoup. » Le 1er janvier 1857, toujours Ă son frĂšre Achille Mon affaire va ĂȘtre arrĂȘtĂ©e probablement cette nuit, par une dĂ©pĂȘche tĂ©lĂ©graphique venue de la province â cela va tomber sur ces MM. sans quâils sachent dâoĂč â ils sont tous capables de mettre leurs cartes chez moi demain soir. » Et le lendemain Je rentre aprĂšs 21 francs de coupĂ© â je crois que tout va sâarranger⊠je te le rĂ©pĂšte câest du ministĂšre de lâIntĂ©rieur que le coup part â et câest lĂ quâil faut frapper â vite et fort. » Quelques jours aprĂšs Câest jeudi prochain que je passe dĂ©finitivement. Jâai Ă©tĂ© aujourdâhui une grande heure seul avec Lamartine, qui mâa fait des compliments par-dessus les moulins⊠â ce quâil y a de sĂ»r, câest quâil sait mon livre par cĆur⊠jâaurai de lui pour la prĂ©senter au Tribunal une lettre Ă©logieuse. » En effet, un courant perfide sâĂ©tablit et Gustave Flaubert, auteur de Madame Bovary, Laurent Pichat, Pillet, directeur et imprimeur de la Revue de Paris, furent traduits devant la 6e chambre de la police correctionnelle, le 31 janvier 1857, en vertu des articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pĂ©nal. Lâaudience, prĂ©sidĂ©e par Me Dubarle, eut les honneurs dâune foule choisie. Le rĂ©quisitoire, faible dâargumentation, fut prononcĂ© par lâavocat gĂ©nĂ©ral Ernest Pinard. La dĂ©fense, prĂ©sentĂ©e par Me SĂ©nard, fut un triomphe. Les accusĂ©s furent acquittĂ©s et Flaubert est acclamĂ© chef de lâĂ©cole dite rĂ©aliste. Madame Bovary devint populaire ; son succĂšs dure encore. Il est Ă un moment si retentissant que Flaubert en paraĂźt obsĂ©dĂ©, il Ă©crit Je voudrais ĂȘtre assez riche pour racheter tous les exemplaires de ce roman, les jeter au feu et quâon nâen parle plus. » Et plus tard Jâai hĂąte de donner un autre livre qui dĂ©truira celui-ci. » âââââ VARIANTES DâAPRĂS LâĂDITION ORIGINALE. Paris, 1857. Page 3, ligne 22, fallait la garder Ă la main⊠Page 5, ligne 31, ans Ă mĂȘme la⊠Page 6, ligne 3, retira Ă la⊠Page 6, ligne 23, encore plus. Page 6, ligne 30, lâivresse ; Page 7, ligne 11, marmot quoique Ă plaindre fut⊠Page 9, ligne 23, lâĂ©tude, Ă©coutait en classe, et dormant⊠Page 10, ligne 26, ni les matiĂšres mĂ©dicales, tous⊠Page 12, ligne 13, apprit des couplets par cĆur⊠Page 12, ligne 19, pour le fĂȘter de⊠Page 13, ligne 4, Charles dĂ©jĂ Ă©tait⊠Page 17, ligne 31, cinq Ă six⊠Page 18, ligne 12, bouillonnait autour dans⊠Page 21, ligne 13, tombĂ©e par terre⊠Page 24, ligne 19, veuve pouvait-elle effacer par son contact lâimage fixĂ©e sur le cĆur de son mari ! La veuve⊠Page 27, ligne 3, soixante-quinze francs⊠Page 27, ligne 19, seulement dâaller⊠Page 29, ligne 10, tout aise⊠Page 33, ligne 14, Rouault⊠balbutiait⊠Page 36, ligne 11, quatorze Ă seize⊠Page 37, ligne 23, mariĂ©s ensuite⊠Page 38, ligne 14, sâapercevait que lâon⊠Page 38, ligne 29, Ă©paisse Ă lâentour des⊠Page 39, ligne 29, on dit des⊠Page 43, ligne 5, coin, par terre⊠Page 44, ligne 4, cuisine, tousser les malades⊠Page 44, ligne 25, la conjugale,⊠Page 49, ligne 34, boutique obscure dâun⊠Page 50, ligne 14, sentimentale quâartistique, cherchant⊠Page 53, ligne 19, elle, lâun aprĂšs lâautre, dans⊠Page 59, ligne 5, disait lâun aprĂšs lâautre, les⊠Page 61, ligne 5, incapable, dâailleurs, de⊠Page 63, ligne 6, Allons, embrassez maĂźtresse⊠Page 64, ligne 17, trouva sa taille jolie⊠Page 67, ligne 4, Ă voix⊠Page 70, ligne 22, du cul. Page 70, ligne 30, se bouffissaient et⊠Page 71, ligne 16, odeur douce. Page 73, ligne 9, voitures, lâune aprĂšs lâautre, commencĂšrent⊠Page 74, ligne 31, Elle aspirait le⊠Page 80, ligne 14, Ă©toiles. Mais au bout⊠Page 82, ligne 30, poste, chaque⊠Page 86, ligne 15, commençait Ă engraisser⊠Page 86, ligne 23, lui ; mais pour⊠Page 87, ligne 32, rien nâarriverait⊠Page 88, ligne 27, cinq Ă six⊠Page 91, ligne 2, pensĂ©e bondissant avec⊠Page 91, ligne 11, porte criant, les⊠Page 92, ligne 3, sây refrotta plus⊠Page 93, ligne 16, fĂ©brile, puis à ⊠Page 96, ligne 6, blanche sinueuse la⊠Page 98, ligne 34, sape, sont⊠Page 103, ligne 24, encore dĂ©primĂ© davantage lâhabitude⊠Page 104, ligne 8, et il retira⊠Page 108, ligne 5, lâavait dâabord sifflé⊠Page 110, ligne 9, jours en effet que⊠Page 112, ligne 28, Madame Bovary, sâarrĂȘtant de manger, que⊠Page 113, ligne 26, ennuierait lâun aprĂšs lâautre, les⊠Page 116, ligne 6, et alentours. Page 116, ligne 10, assiettes lâune aprĂšs lâautre⊠Page 117, ligne 21, clair de lune⊠Page 120, ligne 22, Cependant le besoin⊠Page 120, ligne 33, dans les corridors⊠Page 121, ligne 9, Cependant le souvenir de cette admonestation sâaffaiblit⊠Page 127, ligne 18, fumier, qui dormait au soleil, ou⊠Page 129, ligne 22, sâen alla donc ; Page 131, ligne 5, tout autour⊠Page 132, ligne 34, roide et anglais⊠Page 133, ligne 4, aux catastrophes dâautrui⊠Page 134, ligne 16, ombre qui passait tout⊠Page 139, ligne 14, lĂ©zarde dans son mur⊠Page 147, ligne 2, passant avant. Page 147, ligne 32, de Notre Dame. Page 153, ligne 1, et quâassise⊠Page 153, ligne 10, tout autour, on⊠Page 154, ligne 6, roides des⊠Page 160, ligne 21, Et Berthe⊠Page 160, ligne 25, servante Ă tue-tĂȘte, et elle⊠Page 163, ligne 24, quâil fut, lui⊠Page 163, ligne 28, Mais cette⊠Page 164, ligne 9, Ă aviser une⊠Page 164, ligne 16, point cependant. Chaque⊠Page 167, ligne 14, Bovary cependant avait⊠Page 171, ligne 17, vague, il Ă©tait nombreux comme une foule, plein de luxe lui-mĂȘme et dâirritation. Mais au souvenir de la vaisselle dâargent et des couteaux de nacre, elle nâavait pas tressailli si fort quâen se rappelant le rire de sa voix et la rangĂ©e de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient Ă la mĂ©moire, plus mĂ©lodieuses et pĂ©nĂ©trantes que le chant des flĂ»tes et que lâaccord des cuivres ; des regards quâelle avait surpris lançaient des feux comme les girandoles de cristal et lâodeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux quâĂ la bouffĂ©e des serres chaudes et quâau parfum des magnolias. Quoiquâil⊠Page 174, ligne 27, comme un linge⊠Page 180, ligne 13, chargeait. Elle leva vers lui des yeux tout pleins dâadmiration â moi Page 181, ligne 8, doute. Il en est fatiguĂ© sans doute. Il⊠Page 187, ligne 22, mailles Ă©paisses de⊠Page 188, ligne 31, lâovale Ă©largie de⊠Page 190, ligne 6, Cependant le pré⊠Page 190, ligne 17, lâun aprĂšs lâautre⊠Page 195, ligne 6, tout autour, le⊠Page 201, ligne 27, Ă©numĂ©rer lâun aprĂšs lâautre les⊠Page 202, ligne 19, NĂ©anmoins son lieutenant⊠Page 205, ligne 11, rassit, et alors Me Derozerays⊠Page 206, ligne 19, soixante-dix⊠Page 208, ligne 21, ratatiner encore dans⊠Page 209, ligne 20, ton paterne. Page 210, ligne 3, Mais la sĂ©ance⊠Page 211, ligne 12, Cependant les piĂšces⊠Page 218, ligne 4, un ; mais elle⊠Page 218, ligne 32, Il avait mis⊠Page 220, ligne 10, Mais Ă cĂŽté⊠Page 228, ligne 27, Et enfin il⊠Page 229, ligne 1, peu, cependant, ces⊠Page 229, ligne 17, obliquement dâun petit⊠Page 229, ligne 18, herbes, au rebord Page 235, ligne 1, Cependant la vue⊠Page 235, ligne 29, fallu sâĂ©changer des⊠Page 236, ligne 31, attachement, mais comme⊠Page 241, ligne 21, fĂ»t habile⊠Page 243, ligne 17, machine oĂč lâon devait enfermer son membre aprĂšs lâopĂ©ration⊠Page 246 ligne 1, Ă sa main⊠Page 247, ligne 21, mĂšre Lefrançois arriva⊠Page 248, ligne 4, semblait prĂȘte Ă se⊠Page 252, ligne 9, imaginerions jamais dâopĂ©rer⊠Page 257, ligne 11, Mais il se⊠Page 262, ligne 28, soixante-dix⊠Page 270, ligne 8, de leur mariage⊠Page 275, ligne 8, dĂ©mesurĂ©es et mĂ©lancoliques⊠Page 276, ligne 28, Mais il Ă©tait⊠Page 278, ligne 11, Alors afin de⊠Page 281, ligne 12, vous aviez Ă©té⊠Page 282, ligne 27, pas de ma⊠Page 286, ligne 23, Ă©tagĂšre, et Charles⊠Page 287, ligne 18, Cependant le pharmacien⊠Page 289, ligne 31, sous le prĂ©texte⊠Page 291, ligne 3, lentement, et mit sa main⊠Page 293, ligne 14, soixante-dix francs⊠Page 295, ligne 7, auvents lâun aprĂšs lâautre⊠Page 295, ligne 23, allĂ©gĂ©e ne pesait plus⊠Page 295, ligne 32, se bombaient mollement⊠Page 296, ligne 14, Ăąme courbaturĂ©e dâorgueil⊠Page 297, ligne 34, et immobile⊠Page 298, ligne 9, pour aviver sa foi, pour⊠Page 300, ligne 33, bocage, car il⊠Page 307, ligne 18, garde ses billets⊠Page 308, ligne 28, lâun aprĂšs lâautre, et⊠Page 309, ligne 8, de sa jeunesse⊠Page 313, ligne 31, regardait, câĂ©tait sĂ»r⊠Page 316, ligne 27, question de la maladie dâEmma bien quâelle interrompĂźt⊠Page 317, ligne 5, trottoir, tous fredonnant⊠Page 321, ligne 2, abord, mais elle⊠Page 323, ligne 27, quâil ne savait oĂč assouvir⊠Page 324, ligne 27, existence dĂ©jĂ lointaine⊠Page 325, ligne 3, et que jâapercevais⊠Page 326, ligne 15, lĂ©gende en bas⊠Page 340, ligne 17, parmi des jarres⊠Page 345, ligne 25, lâattendait, sâavançant les bras ouverts lui dit⊠Page 347, ligne 2, nul, ĂȘtre un pauvre homme enfin, de⊠Page 348, ligne 30, Lheureux, marchand⊠Page 349, ligne 21, couci-couça⊠Page 349, ligne 34, vous savez bien⊠Page 357, ligne 11, il se sentit⊠Page 360, ligne 28, quâil fallait mieux⊠Page 373, ligne 34, air tout naturel⊠Page 376, ligne 14, prĂšs Aumale⊠Page 377, ligne 7, ajoute-t-il câĂ©tait bien⊠Page 378, ligne 25, attendit impatiemment⊠Page 379, ligne 17, que beaucoup plus⊠Page 388, ligne 25, pas de sa⊠Page 390, ligne 29, extraordinaire. Mais cette⊠Page 393, ligne 9, peut se tenir⊠Page 393, ligne 33, souffler un mot⊠Page 399, ligne 2, petite, quâelle ne veut⊠Page 400, ligne 27, tenu Ă sa⊠Page 401, ligne 16, dans cet adultĂšre toutes les platitudes de son mariage⊠Page 405, ligne 28, appuya sa main. Sa jolie⊠Page 409, ligne 14, sur les pages⊠Page 409, ligne 18, tenir tranquille. Page 410, ligne 15, point Ă ce que lâon⊠Page 411, ligne 10, Oh ! tĂąche ! je tâaimerai⊠Page 411, ligne 25, infernale sâirradiait de⊠Page 4,12, ligne 26, chancelante, prĂȘte Ă dĂ©faillir⊠Page 413, ligne 20, sur leur table⊠Page 413, ligne 22, gigantesques chaircuiteries, des⊠Page 414, ligne 29, Mais alors apothicaire⊠Page 414, ligne 33, prĂšs les halles⊠Page 415, ligne 30, qui dĂ©chire lâaffiche⊠Page 418, ligne 1, Lheureux, auxquelles⊠Page 418, ligne 4, bleu ciel⊠Page 419, ligne 31, pourpre lui monta vite au visage⊠Page 423, ligne 15, ; â mais tout⊠Page 423, ligne 16, serpent il se⊠Page 423, ligne 30, ne rĂ©pondit pas⊠Page 425, ligne 23, Mais tout Ă coup⊠Page 426, ligne 12, arriva dans la⊠Page 426, ligne 22, Mais quand elle⊠Page 427, ligne 23, Elle se laissait prendre⊠Page 428, ligne 11, Par un reste dâorgueil, il se dĂ©battait encore sous⊠Page 428, ligne 14, que je vive sans⊠Page 429, ligne 4, bout des lĂšvres ⊠Page 433, ligne 17, lui parut extraordinairement⊠Page 433, ligne 24, Et comme la⊠Page 433, ligne 27, tuer des rats⊠Page 434, ligne 31, partie Ă Rouen⊠Page 435, ligne 5, jour et de lâheure⊠Page 436, ligne 1, moindre agitation ne⊠Page 437, ligne 16, pouvait faire que⊠Page 437, ligne 22, PĂąle, Ă©perdu⊠Page 438, ligne 23, Mais la douceur⊠Page 439, ligne 7, pas ? reprit Charles⊠Page 439, ligne 16, rappelĂšrent sans doute⊠Page 439, ligne 17, ou de mi-carĂȘme⊠Page 440, ligne 3, baiser ; mais elle⊠Page 441, ligne 18, avant quâil ne fĂ»t⊠Page 443, ligne 3, Mais le pharmacien⊠Page 443, ligne 26, Je ne sais trop⊠Page 444, ligne 14, Ă sa joie, par⊠Page 445, ligne 19, Mais lâattention⊠Page 447, ligne 16, Mais Emma trop⊠Page 447, ligne 18, tombĂ© par terre⊠Page 447, ligne 23, observation, et il expliqua⊠Page 448, ligne 18, Ă©tendus vers elle. Page 448, ligne 34, Elle se releva⊠Page 452, ligne 9, reparler de dispositions⊠Page 452, ligne 15, Ă©talera les cheveux⊠Page 453, ligne 15, lâun aprĂšs lâautre tous⊠Page 454, ligne 6, connaissait tous nos⊠Page 455, ligne 30, arriva et Charles⊠Page 455, ligne 34, lâenterrement. Mais il⊠Page 456, ligne 34, Mais il fallut⊠Page 457, ligne 7, peur ? reprit-il⊠Page 457, ligne 16, apothicaire â Le coup⊠Page 457, ligne 31, Alors Homais⊠Page 457, ligne 32, il sâĂ©tendait sur⊠Page 458, ligne 10, Cependant des aboiements⊠Page 458, ligne 15, reprit lâecclĂ©siastique⊠Page 459, ligne 1, et cependant la nuit⊠Page 460, ligne 4, se roidissant contre⊠Page 460, ligne 5, coups tout au hasard⊠Page 460, ligne 20, Et lâecclĂ©siastique ne se fit point prier ; ils mangĂšrent et mĂȘme ils trinquĂšrent⊠Page 460, ligne 24, tristesse. Ils rencontrĂšrent⊠Page 464, ligne 18, baleine, et prĂšs⊠Page 464, ligne 27, terre, alors il⊠Page 465, ligne 5, tous, lâun aprĂšs lâautre⊠Page 465, ligne 8, Bovary tout en⊠Page 467, ligne 3, Lestiboudois et de sa⊠Page 469, ligne 2, Ă©taient toutes en feu⊠Page 469, ligne 22, Mais il y en⊠Page 469, ligne 28, tout Ă coup claqua. Page 470, ligne 8, Mais les affaires⊠Page 471, ligne 5, fini, mais il⊠Page 471, ligne 12, sâenfermait ? Comme elle Ă©tait Ă peu prĂšs de sa taille, souvent lorsquâelle sortait de la chambre, Charles⊠Page 471, ligne 32, tombĂ©e par terre⊠Page 472, ligne 16, Mais on avait⊠Page 476, ligne 9, devis et fait⊠Page 479, ligne 19, il nâavait personne autour de lui qui⊠Page 481, ligne 17, soixante-quinze centimes⊠Page 481, ligne 25, les a de suite⊠ââââââ MADAME BOVARYETLES AUTEURS CONTEMPORAINS. Paris, 13 avril. Vous ĂȘtes un de ces hauts sommets que tous les coups frappent, mais quâaucun nâabat. Mon cĆur est profondĂ©ment avec vous. Victor Hugo. ââââââ Hauteville House, 30 aoĂ»t 1857. Vous avez fait un beau livre, Monsieur, et je suis heureux de vous le dire. Il y a entre vous et moi une sĂ©rie de livres qui mâattache Ă votre succĂšs. Je me rappelle vos charmantes et nobles lettres dâil y a quatre ans, et il me semble que je les revois Ă travers les belles pages que vous me faites lire aujourdâhui. Madame Bovary est une Ćuvre, lâenvoi que vous avez bien voulu mâen faire ne mâest parvenu que tard ; câest ce qui vous explique le retard mĂȘme de cette lettre. Vous ĂȘtes, Monsieur, un des esprits conducteurs de la gĂ©nĂ©ration Ă laquelle vous appartenez, conservez et tenez haut devant elle le flambeau de lâart. Je suis dans les tĂ©nĂšbres, mais jâai lâamour de la lumiĂšre. Câest vous dire que je vous aime. Je vous serre la main. Victor Hugo. âââââ 30 dĂ©cembre 1857. Monsieur,Jâai tĂ©moignĂ© Ă beaucoup de nos amis toute mon admiration pour Madame Bovary ; beaucoup dâauteurs, la plupart, mâont vu dans le pharmacien, puis on mâa fait Ă©crire la piĂšce, et une fois Ă©crite je lâai prĂ©sentĂ©e Ă un directeur qui lâa reçue et je la rĂ©pĂšte, le tout sans votre permission. Je pars dans deux heures pour Reims oĂč je vais donner plusieurs reprĂ©sentations. Veuillez, Monsieur, me faire savoir si votre intention est de faire jouer Madame Bovary, et si vous me jugez capable pour le pharmacien. Votre bien dĂ©vouĂ©, Henry Monnier. âââââ 30 janvier 1857. Mon cher ConfrĂšre,Je ne sais quelle sera lâissue de votre procĂšs ; mais câest une victoire pour vous et une dĂ©faite honteuse pour le procureur impĂ©rial. Je ne dis pas pour le Parquet qui vous soutenait assez ouvertement, car Ă un mouvement de lĂšvres du prĂ©sident pendant que Me SĂ©nard lisait une description trĂšs Ă©tudiĂ©e de votre roman, jâai remarquĂ© et peut-ĂȘtre tout le monde lâa-t-il remarquĂ©, que le prĂ©sident disait charmant. Ceux qui lâauront observĂ© attentivement auront bien compris Ă deux reprises diffĂ©rentes ce mot char-mant trĂšs significatif. Je me rĂ©jouis dans lâintĂ©rĂȘt des lettres de lâissue plus que probable de votre acquittement, et cette poursuite ne pourra quâĂȘtre trĂšs favorable au succĂšs de votre roman que jâattends avec impatience, nâayant lu que la premiĂšre partie dans la Revue. Croyez-moi, mon cher ConfrĂšre, votre tout dĂ©vouĂ© et votre Champfleury. â Jâai dĂ» quitter lâaudience Ă 5 heures, vers la fin de la plaidoirie, et je ne sais ce qui sera arrivĂ©. âââââ Paris, 12 mai 1857. Mon cher Monsieur, je vous dis mon cher Monsieur parce que je viens de lire Madame Bovary. Je nâen connaissais, par la Revue de Paris, que la fin. Je viens de tout lire, et jâai dĂ©jĂ tout relu. Si vous songez Ă fonder une AcadĂ©mie de vos quarante plus chauds admirateurs, je me porte candidat, et pour dix places Ă moi tout seul. Votre livre mâa empoignĂ© et remuĂ© Ă fond. Je vous en remercie comme si vous lâaviez fait pour moi. Ă quand votre second coup de maĂźtre ? Je suis mĂ©content de ma journĂ©e ; il est deux heures, et je ne vous ai encore raccolĂ© que trois lecteurs. Pardonnez-moi, ce nâest pas ma faute, et je tĂącherai de mieux faire ce soir⊠Je ne sais pourquoi je vous Ă©cris tout cela, si ce nâest pour vous dire que lâĂ©vĂ©nement de votre avĂšnement mâenchante et que je vous prie, lorsque vous reviendrez Ă Paris, de mâĂ©crire quatre lignes pour que je sache oĂč prendre deux mains que je veux serrer. Guillaume Guizot. âââââ Vendredi. Mon cher Ami, Sachez, mon cher Ami, que les deux volumes de Madame Bovary sont ici sur mon bureau. Ceci vous prouve que Grenoble est un pays moins perdu quâon ne le suppose gĂ©nĂ©ralement. Il est juste dâajouter que la publication en volumes Ă©tait fort attendue ici. La Revue de Paris y a deux ou trois abonnĂ©s qui la lisent quelquefois. DĂšs les premiĂšres pages de votre roman, on a reconnu la vraie vie de province Ă©tudiĂ©e de prĂšs. On a continuĂ© la lecture on a apprĂ©ciĂ© le talent parce quâon est Ă©clairĂ©, et la passion parce quâon est homme. Bref, les numĂ©ros ont fait le tour de la ville. La population se compose de magistrats en activitĂ© et dâofficiers en retraite. Les magistrats vous ont donnĂ© gain de cause avant ceux de Paris. Mais câest surtout la partie fĂ©minine qui sâest rĂ©galĂ©e. Les dames de Grenoble bovarisent un peu pour leur compte, et elles se sont reconnues, non sans plaisir, dans votre roman. Je tiens ces dĂ©tails dâun de mes amis qui professe la philosophie au lycĂ©e de Grenoble ; grand bovariste dâailleurs, qui a lu votre roman bien avant moi, et qui mâa apportĂ© le premier exemplaire. Je nâen ai fait quâune goulĂ©e, et je suis encore dans ma premiĂšre admiration. Mon cher Ami, vous avez fait vĂ©ritablement un coup de maĂźtre, et les critiques auront de quoi parler sur vous. Jâai cru lire un roman de Balzac mieux Ă©crit, plus passionnĂ©, plus propre, et exempt de ces deux odeurs nausĂ©abondes qui me saisissent quelquefois au milieu des livres du Tourangeau lâodeur dâĂ©gout et lâodeur de sacristie. On ne sent quâune bonne et franche senteurâŠ, comme sous les chĂątaigniers en fleurs. Gardez-moi lâexemplaire que vous mâavez promis nous le parcourrons ensemble un jour aprĂšs dĂ©jeuner, soit chez vous, soit chez moi. Je vous ferai une observation sur Homais, que je trouve un peu poussĂ© Ă la charge, et sur le cocher de Rouen qui mâa paru trop effarouchĂ© et trop intelligent. Mais nous relirons certaines pages du bord de lâeau ou de lâhĂŽtel garni qui sont burinĂ©es sur acier avec la pointe⊠La discussion du pharmacien et du curĂ© dans la chambre mortuaire est superbe. VoilĂ la vraie comĂ©die bravo MoliĂšre. Mon ami le professeur mâa fait voir les passages supprimĂ©s par la Revue, et ils mâont paru mille fois plus innocents que les points par lesquels on les avait remplacĂ©s. Le peuple fĂ©minin de Grenoble se plaint dâavoir Ă©tĂ© volĂ©. Il comptait sur des indĂ©cences. Nâavez-vous rien changĂ© au texte ? Jâaurais voulu que pour corser la situation et pour justifier encore mieux le suicide de Mme Bovary, la pauvre femme eĂ»t Ă©té⊠par le notaire, et quâil lui eĂ»t ensuite offert 500 francs. Remarquez quâon sâempoisonne rarement parce quâon a des dettes. Il y a dâautres moyens de sortir dâaffaires. Mais une jolie femme volĂ©e par un sale grigou de notaire a toujours le droit de manger de lâarsenic. Entre parenthĂšses, vous parlez poison, valgus, et le reste en digne fils de votre pĂšre. » Ă bientĂŽt, mon cher Ami, je vous serre cordialement la main. Edm. About. âââââ Mon vieux,ĂvohĂ© ! jâai lu la Bovary ! tu peux ĂȘtre tranquille â câest fort bien â lâabsence de la dĂ©clamation ne nuit en rien au style ; il nâest pas possible de ne pas avoir un succĂšs avec cela. Câest ma conviction profonde. Je le fais lire le plus que je peux. Adieu, Ă samedi.Samedi.L. Bouilhet. OPINION DE LA PRESSESURMADAME BOVARY. Ă titre de curiositĂ©, nous donnons quelques extraits des principaux articles consacrĂ©s Ă Madame Bovary, lors de sa publication. Le Moniteur universel M. Sainte-Beuve. Voir cet article dans les Causeries du Lundi, t. XIII. Nous en citons cette phrase Madame Bovary est un livre avant tout, un livre composĂ©, mĂ©ditĂ©, oĂč tout se tient, oĂč rien nâest laissĂ© au hasard de la plume et dans lequel lâauteur, ou mieux lâartiste, a fait dâun bout Ă lâautre ce quâil a voulu. » Journal des DĂ©bats, 26 mai 1857 M. Cuvillier-Fleury. Il est difficile de savoir oĂč va le roman français par le temps qui court. Ce qui est certain, câest quâil ne va guĂšre. On Ă©crit beaucoup, et il nâest guĂšre de journal ou de recueil pĂ©riodique qui ne donne son roman au public ; le public lit tous les romans quâon lui donne. Quelquâun me disait un jour, voulant caractĂ©riser ce genre de progrĂšs qui est particulier Ă notre Ă©poque La pyramide sâabaisse, mais elle sâĂ©largit par la base. » Cela est vrai elle sâĂ©largit tellement que tout y rentre. Tout le monde Ă©crit et sait Ă©crire. ⊠Les romanciers qui ont fait tant parler dâeux en France, sous le gouvernement de Juillet, nâĂ©taient pas tous des Ă©crivains supĂ©rieurs. Il fallait pourvoir Ă une immense consommation et satisfaire un appĂ©tit de lecture insatiable. On allait au plus pressĂ©. Presque tous pourtant avaient leur cachet⊠Ils se ressemblaient par la facilitĂ©, non par la monotonie. Ils avaient des procĂ©dĂ©s analogues et des talents divers. Le roman rĂ©gnait alors. Il parlait en maĂźtre. Il traitait avec la sociĂ©tĂ© de puissance Ă puissance, lui infligeait son blĂąme, la menaçait de ses thĂ©ories, ne se refusait pas mĂȘme la perspective dâune rĂ©volution⊠Il a fait beaucoup de mal ; il participait pourtant Ă cette vitalitĂ© des Ă©poques libres oĂč le mal lui-mĂȘme est sans cesse corrigĂ© par la discussion et trouve son remĂšde dans le salutaire mouvement donnĂ© aux esprits. Lâapathie des intelligences est le plus grand auxiliaire de la corruption des Ăąmes. AprĂšs tout il est absurde de croire quâune sociĂ©tĂ© puissante ait pĂ©ri pour sâĂȘtre oubliĂ©e avec LĂ©lia ou sâĂȘtre trop intĂ©ressĂ©e au Chourineur. Quel quâait Ă©tĂ© le succĂšs des romanciers qui ont amusĂ© ou scandalisĂ© le dernier rĂšgne, leur puissance Ă©tait infĂ©rieure Ă leur talent. Ce quâil en reste, câest un souvenir. On ne les relira guĂšre ; mais ils auront vĂ©cu. Les historiens de notre littĂ©rature contemporaine seront obligĂ©s dâen tenir un sĂ©rieux compte. On a peut-ĂȘtre trop parlĂ© des romans dâautrefois. Deux ou trois noms exceptĂ©s, parlera-t-on de ceux dâaujourdâhui ? ⊠Voici pourtant un roman, nĂ© dâhier, quâil nâest pas permis de passer sous silence â dâabord parce quâun des maĂźtres de la critique[13]}} en a parlĂ© avec Ă©loge â ensuite parce que lâhĂ©roĂŻne du livre, Mme Bovary, a eu, comme on le sait, des dĂ©mĂȘlĂ©s avec la justice. Elle en est sortie Ă son honneur. Pourtant cette aventure de police correctionnelle lui donne un air de fruit dĂ©fendu qui ne nuit pas Ă un livre, bon ou mauvais. Je suis sĂ»r que Madame Bovary, quâon se dispute dans les cabinets de lecture, est aujourdâhui le livre prĂ©fĂ©rĂ© de tous les boudoirs et quâil nâest pas une de nos Ă©lĂ©gantes, partant pour sa terre, qui ne lâait dans son bagage de campagne. Curieuse question, disions-nous un jour, celle de savoir ce quâil entre dâhonnĂȘtes suffrages dans le succĂšs dâun mauvais livre, et de femmes distinguĂ©es, jeunes, belles, vertueuses et honorĂ©es dans le cortĂšge littĂ©raire bien entendu dâune fille de marbre quelconque. Jâen dirai autant du livre de M. Gustave Flaubert, sans contester Ă ses intentions et Ă son talent le bĂ©nĂ©fice de la chose jugĂ©e. ⊠Mme Bovary est un esprit dĂ©rĂ©glĂ© et un cĆur sec. Elle nâa que de lâimagination et des sens, des besoins de luxe et des appĂ©tits de plaisir. Elle aime, non ce qui est beau, mais ce qui brille. Elle a horreur du mĂ©diocre dans la vie matĂ©rielle, nâayant elle-mĂȘme dâautre distinction que sa beautĂ©. Ă tous ces traits, vous reconnaissez la fille de marbre ». Mme Bovary est une courtisane Ă lâĂ©tat de bourgeoise, une dame aux camĂ©lias » sombrĂ©e dans un petit chef-lieu de canton, une DanaĂ© de province Ă©touffant dans un village. Tout le roman est lĂ ; et si ce roman a une morale, quoiquâil nâen affecte dâaucune sorte, câest que dâune courtisane, ou nĂ©e pour lâĂȘtre, on ne saurait tirer ni une Ă©pouse, ni une mĂšre, fĂ»t-ce mĂȘme une de ces mĂšres Ă longue Ă©chĂ©ance qui attendent un quart de siĂšcle, comme la Fiammina, pour aimer leurs enfants. ⊠Nous reviendrons sur ce style si Ă©trangement mĂȘlĂ© de vulgaritĂ© et de prĂ©tention, oĂč lâĂąme » fait une si singuliĂšre alliance avec la pommade, ou le rĂ©alisme », visant Ă la simplicitĂ©, tombe dans la maniĂšre. Pour le moment, nous cherchons Ă nous reprĂ©senter au vrai Mme Bovary. Prise Ă son point, dans sa floraison pour ainsi dire, Mme Bovary est bien la courtisane que nous connaissons, mais croisĂ©e de petite bourgeoise, couvrant sous lâombre du toit conjugal tous les instincts et tous les vices des situations exceptionnelles, et faisant Ă©clater Ă chaque instant le cadre Ă©troit oĂč sa destinĂ©e lâenferme ; â sans cĆur, malgrĂ© ses frissons, battant son enfant en sevrage, dure Ă son honnĂȘte mari, idolĂątre dâelle-mĂȘme, passant des journĂ©es Ă se verser des flacons dâeau de Cologne sur les bras et Ă se nettoyer les ongles avec des citrons, aimant les belles Ă©toiles, les meubles somptueux, les recherches dispendieuses en tout genre ; traitant lâargent, si rare quâil soit Ă la maison, non en mĂ©nagĂšre, mais en bourreau, et ne reculant, pour en avoir, devant aucune extrĂ©mitĂ©. ⊠MĆurs de province ! nous dit M. Flaubert. Mme Bovary, pour peu quâon lây pousse, va droit au vol et Ă lâassassinat. Elle finit par le suicide. Elle ne vaut pourtant ni plus ni moins que toutes les femmes de mĂȘme sorte quâil est de mode de mettre aujourdâhui sur la scĂšne, Ă grand renfort de public. Câest la mĂȘme femme que nous avons vue vingt fois. Un publiciste cĂ©lĂšbre disait en 1830 quâil avait fait pendant quinze ans le mĂȘme article. On pourrait dire plus justement que le roman et la comĂ©die nous donnent depuis dix ans la mĂȘme femme. Emma Bovary, câest la Marguerite de la Dame aux CamĂ©lias, la duchesse de la Dame aux Perles, la Suzanne du DemiMonde, toutes les hĂ©roĂŻnes des drames de M. Dumas fils sous un nom nouveau. Il ne manqua Ă Emma Bovary que dâavoir connu Paris. Les hĂ©roĂŻnes du drame parisien sont seulement plus franches quâelle. Elles vivent de leur dĂ©gradation. Emma en meurt, mais sans contrition et sans repentir. Toute cette histoire est-elle vrai ? Pourquoi pas ? Mme Bovary nâest pas plus invraisemblable que la baronne dâAuge, M. Dumas prend sur le vif des mauvaises mĆurs les portraits quâil fait pour le public. Pourquoi M. Flaubert nâaurait-il pas mis autant de vĂ©ritĂ© dans une histoire Ă©crite sur place, suivant toute apparence, les originaux sous les yeux, et sans autre peine que de les copier ? M. Flaubert a braquĂ© son daguerrĂ©otype sur un village de Normandie, et le trop fidĂšle instrument qui a rendu un certain nombre de ressemblances, portraits, paysages et petits tableaux en grisaille dâune vĂ©ritĂ© incontestable, de cette vĂ©ritĂ© terne et blafarde qui semble supprimer, dans les copies du monde physique, la lumiĂšre mĂȘme qui les a produites. ⊠Quoi quâil en soit, M. Flaubert est un peintre exact, il rend dâun trait prĂ©cis et rigoureux des objets quâil rencontre. Sous cet instrument de prĂ©cision quâil manie dâun doigt si exercĂ©, le monde matĂ©riel se reproduit comme il est, ni plus ni moins, mais sans poĂ©sie et sans idĂ©al. La ressemblance vous crĂšve les yeux ; elle ne vise pas au cĆur. Jâen dirai autant de ses personnages. Ce sont des mannequins ressemblants. Le pharmacien philosophe, M. Homais, qui voudrait quâon saignĂąt les prĂȘtres une fois par mois dans lâintĂ©rĂȘt des mĆurs » ; le bon Charles Bovary, aux expansions si rĂ©guliĂšres, » qui nâembrasse sa femme quâĂ de certaines heures, comme le mĂ©thodique pĂšre de Tristram Shandy, et qui, Ă table, nous dit lâauteur, coupait au dessert le bouchon des bouteilles vides, se passait aprĂšs manger la langue sur les dents, et faisait, en avalant sa soupe, un gloussement Ă chaque gorgĂ©es » ; â et tant dâautres originaux non moins fidĂšlement reproduits par lâimpitoyable observation de M. Flaubert, Lheureux, lâusurier brocanteur, le maire Tuvache, lâabbĂ© Bournisien, curĂ© de lâendroit, qui se mouche en mettant un angle de son mouchoir dâindienne entre ses dents » ; M. Binet, percepteur par Ă©tat et tourneur par goĂ»t gilet de drap noir, col de crin, pantalon gris, et en toute saison des bottes bien cirĂ©es qui avaient deux renflements parallĂšles Ă cause de la saillie de ses orteils » ; â puis les amoureux, notre ami LĂ©on dâabord, le clerc de notaire, qui dit Ă Mme Bovary, aprĂšs une longue absence Je mâimaginais quelquefois quâun hasard vous amĂšnerait. Jâai cru vous reconnaĂźtre au coin des rues⊠», puis M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, un country gentleman du voisinage, grand gaillard de tempĂ©rament brutal et dâintelligence perspicace, et qui la premiĂšre fois quâil rencontre Mme Bovary Oh ! je lâaurai, sâĂ©cria-t-il en Ă©crasant dâun coup de bĂąton » voir p. 182. Tel est le procĂ©dĂ© de lâauteur. Il y met du sien le moins quâil peut, ni imagination, ni Ă©motion, ni morale. Pas une rĂ©flexion, nul commentaire ; une suprĂȘme indiffĂ©rence entre le vice et la vertu. Ses hĂ©ros sont ce quâils sont. Câest Ă prendre ou Ă laisser. Cela sâappelle une Ćuvre impersonnelle ; et cet excellent juge qui a le premier donnĂ© lâĂ©veil Ă la critique sĂ©rieuse sur Madame Bovary dit que câest lĂ une grande preuve de force ». Je crois que câest le contraire. La force nâest pas ce qui vient de la machine ou du procĂ©dĂ©. Jâaime que lâĂąme de lâauteur se reflĂšte dans son Ćuvre, que le peintre se rĂ©flĂ©chisse dans sa peinture. Câest ce reflet qui est la vie, et ce quâon appelle lâart » nâest pas autre chose. Câest par lĂ que TĂ©niers, Van Ostade, Callot lui-mĂȘme sont admirables. Il nâest pas nĂ©cessaire dâavoir peint la Descente de Croix ou la Transfiguration pour ĂȘtre un grand artiste ; une scĂšne de cabaret y suffit, mais Ă une condition, câest que lâĆuvre ne sera pas la copie servile et plate, mais lâimitation ingĂ©nieuse et savante du modĂšle quâon se propose. ⊠Ainsi, cette vĂ©ritĂ© mĂȘme toute matĂ©rielle, Ă laquelle prĂ©tend surtout lâĂ©cole de M. Flaubert, elle manque son but en le dĂ©passant. Elle disparaĂźt dans son excĂšs mĂȘme. La vĂ©ritĂ© morale, oĂč est-elle ? Je sais que vous faites un roman et non un sermon ; que vous vous piquez de montrer au vrai la vie humaine, sans vous soucier des consĂ©quences ; que lĂ oĂč vous la voyez grimaçant, vous mettez la grimace, et quâil ne vous plaĂźt pas de la peindre en beau pour lâĂ©dification des duchesses. Soit ! montrez le laid, mais Ă la maniĂšre des grands artistes et des Ă©crivains habiles, sans secrĂšte complaisance, sans exclusion systĂ©matique, et en mĂȘlant au mal cette juste mesure de bien qui en est, par la volontĂ© de Dieu, le contre-poids ou la revanche. Faites, toute proportion gardĂ©e, comme Lesage, comme Fielding, comme lâabbĂ© PrĂ©vost, comme MoliĂšre lui-mĂȘme qui a si bien dit Je veux que lâon soit homme et quâen toute rencontre Le fond de notre cĆur dans nos discours se montre. Dans le roman tel quâon lâĂ©crit aujourdâhui, avec les procĂ©dĂ©s de la reproduction photographique, lâhomme disparaĂźt dans le peintre il ne reste quâune plaque dâacier. La plupart des romanciers du jour participent plus ou moins Ă ces dĂ©fauts de lâĂ©cole rĂ©aliste. Presque tous ils se ressemblent par la nĂ©gligence du style auquel ils croient supplĂ©er par une fatigante exagĂ©ration dâexactitude dans la peinture du monde rĂ©el. Mais M. Gustave Flaubert a le style », nous dit-on. Si lâauteur de Madame Bovary a le style, nous sommes bien prĂȘt de nous entendre. Entre lâart et le rĂ©alisme, comme on appelle aujourdâhui lâabsence ou le mĂ©pris de lâart, toute la difficultĂ© est lĂ une question de plus ou de moins, une affaire de style ; mais cette diffĂ©rence est tout. ⊠Si M. Gustave Flaubert est un jeune homme, comme on le dit, ses dĂ©fauts ne sont pas de ceux qui sont sans remĂšde. Quelques-uns semblent plutĂŽt lâexagĂ©ration dâune qualitĂ©. M. Sainte-Beuve a raison plusieurs pages de son livre annoncent un Ă©crivain vigoureux. Il excelle dans la charge. Son comice agricole est un chef-dâĆuvre du genre, et il y a lĂ une scĂšne de comĂ©die vraiment supĂ©rieure. Au fond, M. Gustave Flaubert est un satirique. Non quâil soit dâhumeur joviale. Son rire est impersonnel » comme sa morale. Mais je crains quâil nây ait sous cette impassibilitĂ© juvĂ©nile bien du dĂ©senchantement et du scepticisme. Au demeurant, voilĂ un livre qui aura fait beaucoup de bruit et qui nâaura guĂšre avancĂ© les affaires du rĂ©alisme au profit de ses adeptes. M. Flaubert a plus de talent que la plupart de ses confrĂšres du roman matĂ©rialiste. Il a le trait, parfois la couleur, en dĂ©pit de son procĂ©dĂ©. Si pourtant il me fallait choisir entre Madame Bovary et les Aventures de Mademoiselle Mariette, entre les mannequins grossiers et lardĂ©s de M. Flaubert et les photographies Ă outrance de M. Champfleury, â je le dis franchement jâaime mieux M. Champfleury⊠Non que je croie Ă lâavenir du rĂ©alisme. Câest un genre Ă©troit et bornĂ©, qui touche au faux par lâexagĂ©ration du vrai. Câest un genre pourtant. ParĂ© des oripeaux du romantisme, câest moins que rien ; une enluminure sur une copie, une couche de couleur sur un trompe-lâĆil. LĂ est lâĂ©cueil de M. Gustave Flaubert. Il faut avoir le courage de son talent et de sa vocation. Lâauteur de Madame Bovary vise au vrai, soit ! quâil sâapplique toujours avec nettetĂ© et prĂ©cision. LâexcĂšs de la couleur nâest pas la mĂȘme chose que sa justesse. Lâaffection du langage sâallie mal Ă la duretĂ© du trait. DrapĂ©s dans cette dĂ©froque du romantisme, les personnages de M. Flaubert, si peu flattĂ©s du cĂŽtĂ© moral, ressemblent parfois Ă ces intrigants des vieilles comĂ©dies quâon voit courant les ruelles, couverts de paillettes et de broderies dâemprunt. Dans Mme Bovary, si elle peut vieillir, il y a tout lâavenir dâune marchande Ă la toilette⊠âââââ ⊠Si la compagnie de M. Baudelaire est mauvaise, celle de M. Flaubert est trĂšs bonne, je ne connais pas de plus beau roman[14] depuis Balzac. Taine, Lettre Ă J. J. Weiss. Correspondance, II, Hachette, Ă©dit. Le Constitutionnel, 10 mai 1857 Paulin Limayrac. â Des causes et des effets dans notre situation littĂ©raire. ⊠Et voici prĂ©cisĂ©ment que jâarrive Ă la phrase de M. de Sainte-Beuve, dans son article de lundi dernier, Ă propos du premier roman dâun jeune auteur Lâouvrage, en tout, porte bien le cachet de lâheure oĂč il a paru. CommencĂ©, dit-on, depuis plusieurs annĂ©es, il vient Ă point en ce moment. Câest bien un livre Ă lire en sortant dâentendre le dialogue net et acĂ©rĂ© dâune comĂ©die dâAlexandre Dumas fils, ou dâapplaudir Les Faux Bonshommes, entre deux articles de Taine. Car, en bien des endroits et sous des formes diverses, je crois reconnaĂźtre des signes littĂ©raires nouveaux science, esprit dâobservation, maturitĂ©, force, un peu de duretĂ©. Ce sont les caractĂšres que semblent affecter les chefs de file des gĂ©nĂ©rations nouvelles. » Mais me suis-je alarmĂ© Ă tort ? Nây aurait-il pas une fine ironie sous ce jugement Ă©trange ? Serait-il bien possible que Madame Bovary, le Demi-Monde et deux articles de M. Taine parussent Ă M. de Sainte-Beuve toute une littĂ©rature armĂ©e de pied en cap et ouvrant la marche aux jeunes gĂ©nĂ©rations ? Câest peu vraisemblable⊠Certes, je ne conteste ni lâesprit ni le talent de MM. Flaubert, Dumas fils et Taine. Il me semble seulement que leur art est de second ordre, et que si les jeunes gĂ©nĂ©rations ne devaient pas avoir dâautres chefs de file, elles ne seraient guĂšre favorisĂ©es du ciel. Nous mĂ©ritons mieux aujourdâhui quâune telle littĂ©rature, et nous lâaurons⊠Le Correspondant, juin 1857 A. de Pontmartin. â Le roman bourgeois et le roman dĂ©mocratique. â MM. Edmond About et Gustave Flaubert. ⊠Il y a vingt ou trente ans, de Cinq-Mars Ă Colomba, le roman français, toutes rĂ©serves faites sur sa moralitĂ© et ses tendances, Ă©tait dans une pĂ©riode de splendeur aujourdâhui, je le vois descendre Ă Germaine, tomber Ă Madame Bovary, et la dĂ©cadence me semble manifeste⊠Câest Ă ce point de vue que je crois pouvoir dire M. About, câest la bourgeoisie, M. Flaubert, câest la dĂ©mocratie dans le roman⊠Rien ne lui a manquĂ©, pas mĂȘme lâapostille dâun acadĂ©micien[15] qui depuis longtemps ne sâoccupe plus que des morts, mais qui, dans les occasions importantes, sort de sa nĂ©cropole afin de constater les grandes naissances littĂ©raires, et, pour les rendre plus authentiques, les enregistre dans le Moniteur⊠Nous croyons pouvoir le dĂ©finir en quelques mots Madame Bovary, câest lâexaltation maladive des sens et de lâimagination dans la dĂ©mocratie mĂ©contente⊠Lâauteur a si bien rĂ©ussi, â et on lâen a louĂ© comme dâun signe de force, â Ă rendre son Ćuvre impersonnelle, quâon ne sait pas, aprĂšs avoir lu, de quel cĂŽtĂ© il penche. Il est aussi dur pour le voltairien de pharmacie⊠Il y a trente ans, un Ă©crivain cĂ©lĂšbre a dĂ©fini le romantisme le libĂ©ralisme en littĂ©rature ». â Nous disons, nous, que le rĂ©alisme nâest et ne peut ĂȘtre que la dĂ©mocratie littĂ©raire, et Madame Bovary nous sert de preuve. La Chronique artistique et littĂ©raire, 3 mai 1857 Dumesnil. ⊠Jâai parlĂ© de moralitĂ© tout Ă lâheure ; ce livre est un des plus immoraux que je connaisse⊠à part la somme dâĂ©tudes quâil reprĂ©sente, ce livre est fait de rĂ©miniscences, Ă la façon de certaines comĂ©dies modernes composĂ©es une scĂšne aprĂšs lâautre, sur des feuilles volantes qui restent pĂȘle-mĂȘle dans un tiroir durant des mois, puis quâon rassemble un jour et quâon rajuste pour en former un ouvrage complet. Câest une suite dâimpressions, de visions, de tableaux dâaprĂšs nature, qui tous ont leur saveur et leur accent, mais qui sentent nĂ©anmoins le remplissage. LâunitĂ© du rĂ©cit nâen est pas altĂ©rĂ©e ; mais ils distraient lâattention par leur exactitude mĂȘme. On comprend que lâauteur de Madame Bovary chĂ©rit ses Souvenirs dâun autre temps, et quâil nâa pas le courage dâen faire le sacrifice. Je nâai rien dit de lâAveugle, qui est une figure de troisiĂšme plan ; ce malheureux rĂ©sume cependant les dĂ©fauts de M. Flaubert. Il est inutile ; son intervention, Ă la fin, tient du mĂ©lodrame, et il est traitĂ© comme un sujet dâamphithéùtre. On sent, en effet, dans la maniĂšre de M. Flaubert, le chirurgien sous le critique ; cela se trahit au soin apportĂ© dans les dĂ©tails et Ă la cruditĂ© sans compensation, de certaines peintures. Madame Bovary nâen reste pas moins une des Ćuvres les plus curieuses et les plus personnelles de ces derniers temps. La Presse, 16 mai 1857 Nestor Roqueplan. Un charmant livre, qui vient dâĂ©chapper Ă un grand danger, occupe tous les esprits câest le roman de M. Flaubert, Madame Bovary. Lâaction est simple, bien menĂ©e par des personnages vrais, que lâauteur nâa pas créés Ă plaisir, sublimes ou vulgaires, mais quâil doit avoir vus et reproduits dans leur effet naturel. La forme de M. Flaubert nous plaĂźt singuliĂšrement. Jamais cette forme, qui recouvre un excellent fond dâironie, de goĂ»t et de cĆur, ne laisse altĂ©rer sa distinction par le contact du positif. Câest au point que nous sommes Ă©tonnĂ©s du succĂšs de Madame Bovary. Avant quâon eut inventĂ© les rĂšgles du beau fixe, chaque Ă©crivain avait la libertĂ© de ses images. Les premiers qui ont dit plus prompt que la foudre ; un front ruisselant de sueur ; des yeux baignĂ©s de larmes ; pĂąle comme la mort ; le cĆur gros de douleur ; rapide comme la pensĂ©e ; un chagrin cuisant ; le faĂźte des grandeurs ; une haine enracinĂ©e ; il gĂšle Ă pierre fendre ; â qui ont dit dâune riviĂšre quâelle serpente dans une vallĂ©e, crĂ©ant Ă la fois une ravissante image et un verbe, tous ceux-lĂ ont commis des hardiesses et trouvĂ© des nouveautĂ©s⊠Le livre de M. Flaubert nous Ă©tant un prĂ©texte de rĂ©criminer contre lâadoration du commun, câest dire combien il semble libre dâallure et franchement lancĂ© dans une route oĂč les barriĂšres de la convention ne lâarrĂȘteront pas⊠Les Chroniqueurs parisiens, 4 juin 1857 Auguste Villemot, de lâIndĂ©pendance belge. Voici un roman qui a fait beaucoup de bruit, dans ces derniers temps, Madame Bovary â Sainte-Beuve, ThĂ©ophile Gautier, Paul de Saint-Victor et beaucoup dâautres lettrĂ©s ont saluĂ© en M. Flaubert un avĂšnement et une rĂ©vĂ©lation. Dans la mesure de mes forces, jâai reçu et constatĂ© la mĂȘme impression. Les autoritĂ©s puissantes derriĂšre lesquelles je pouvais mâabriter ne mâont pas prĂ©servĂ© dâune contradiction passionnĂ©e qui mâest arrivĂ©e de Belgique sous la forme dâune lettre illisible, mais pleine dâoutrages et de mortifications pour mon jugement littĂ©raire. Il est vrai que cette protestation familiĂšre me vient dâun ami qui mâest cher. DĂšs lors je me gĂȘne peu avec son auteur, et, nâayant pas le loisir de lui Ă©crire exactement, je viens vous prier de lui faire savoir, le plus poliment possible, que je le tiens pour un idiot. Cet Ă©tĂ©, sur les bords du Rhin, je lui motiverai fortement mon opinion dĂ©finitive Ă son endroit. Mon ami ayant un fils Ă©levĂ© dans les mĂȘmes principes, je nâhĂ©site pas Ă lâassocier en cette douloureuse apprĂ©ciation de ses instincts littĂ©raires. LâIllustration, 9 mai 1857 E. Texier. Du reste, je nâai point Ă mâoccuper pour le moment du rĂ©alisme, qui sera peut-ĂȘtre mort et enterrĂ© la semaine prochaine, je veux parler dâun Ă©crivain qui a trop de talent, â quoiquâil soit un Ă©lĂšve de Balzac, lâĂ©lĂšve le plus distinguĂ©, il est vrai, â pour ĂȘtre une des brebis de ce maigre troupeau ; jâai nommĂ© lâauteur de Madame Bovary, M. Gustave Flaubert. Madame Bovary a fait beaucoup de tapage Ă ses premiers pas dans le monde. Accueillie Ă bras ouverts par la Revue de Paris, elle eut tout dâabord quelques difficultĂ©s avec son hĂŽtesse, qui voulait Ă ce quâon mâa dit, jeter un simple chĂąle de barĂšge sur les Ă©paules trop dĂ©colletĂ©es de lâamoureuse ; puis, un beau matin, comme elle continuait Ă courir en jupons courts Ă travers les salons et les cabinets de lecture, le procureur impĂ©rial intervint et la conduisit tout droit en police correctionnelle. Lâaimable personne ne sâeffraya pas trop du voisinage des gendarmes ; elle se montra telle quâelle Ă©tait, et les juges, la voyant si leste, si bien portante et si court vĂȘtue, agirent, envers elle, comme les archontes Ă lâĂ©gard dâAspasie. Ils lui dirent dâaller se faire⊠lire, et elle alla chez lâĂ©diteur Michel LĂ©vy. Cette Madame Bovary nâest pas, en effet, une sainte ; fille dâun fermier normand, son pĂšre qui lâa tirĂ©e du couvent, ne sait trop que faire dâune demoiselle qui ne partage pas ses goĂ»ts agricoles. Suit le rĂ©sumĂ© du roman. Tel est le squelette de cette longue histoire, dont je ne comprends pas trĂšs bien la portĂ©e morale et philosophique, mais qui est lâĆuvre dâun vĂ©ritable Ă©crivain. Jâai trop dâestime pour le talent de M. Gustave Flaubert pour ne pas dire franchement ce que je pense de son livre. Si la complaisance est permise, câest seulement Ă lâĂ©gard des Ćuvres mĂ©diocres. M. Gustave Flaubert est un rude jouteur. Il se prĂ©sente dans lâarĂšne Ă la façon du gladiateur, et lâon pourrait croire quâil Ă©prouve un certain plaisir Ă montrer la vigueur de ses muscles et la force de son bras. Il me fait lâeffet de ces alcides qui font faire, Ă lâaide dâun Ă©nergique coup de poing, tout le tour du cadran Ă lâaiguille du dynamomĂštre. Ainsi rien ne lâarrĂȘte, ni les conventions du monde, ni les rĂšgles de la composition, ni mĂȘme les lois de la morale. Sâil a besoin dâune scĂšne, il ne sâembarrasse pas dans les dĂ©tours de la prĂ©paration, il la pose carrĂ©ment et lâenlĂšve ensuite Ă la force du poignet. Ainsi agit-il Ă lâĂ©gard de ses personnages quâil prend ici, quâil laisse lĂ pour les reprendre et les abandonner de nouveau, et toujours au petit bonheur. Il a une façon de voir les sentiments Ă un point de vue physiologique dont la brutalitĂ© vous blesse et ne vous dĂ©plaĂźt pas toujours. Il tient de Balzac par le procĂ©dĂ© littĂ©raire, mais il en diffĂšre essentiellement dans lâanalyse de la passion. Il a hĂ©ritĂ© du maĂźtre le goĂ»t du vagabondage Ă travers les chambres nuptiales, les alcĂŽves, les scĂšnes scabreuses et hardies, il multiplie, comme Balzac, les dĂ©tails nombreux et touffus, mais il sâĂ©gare avec trop de complaisance dans lâinterminable description des objets, il reste trop souvent Ă la porte du genre humain. Tous les personnages de M. Flaubert sont plutĂŽt des tempĂ©raments que des caractĂšres, depuis le lymphatique M. Binet, qui passe sa vie Ă tourner des ronds de serviettes, jusquâĂ lâhystĂ©rique Mme Bovary. Ce sont bien des ĂȘtres vivants, mais ils ne mâintĂ©ressent que mĂ©diocrement parce quâils ne me semblent pas avoir la conscience de leurs actions. Ce qui fait lâhomme si grand au milieu de tous les ĂȘtres de la crĂ©ation, câest sa double nature et le duel perpĂ©tuel qui en rĂ©sulte ; si vous le dĂ©pouiller dâune de ces deux natures, il nâest plus quâune crĂ©ature intermĂ©diaire entre lâhomme créé par Dieu et un automate. M. Flaubert a Ă©tudiĂ© la mĂ©decine, cela se devine tout de suite, pour peu quâon ait lu deux pages de son livre. Peut-ĂȘtre fera-t-il bien dâoublier, dans une certaine mesure, ses Ă©tudes physiologiques, quand il Ă©crira un roman nouveau. La physiologie est une science dont je fais le plus grand cas, mais Ă la condition quâelle ne submerge pas le monde mĂ©taphysique et, dans Madame Bovary, jâavoue que le carabin me cache un peu trop le moraliste. Ce qui manque aussi Ă M. Flaubert, câest la science des contrastes et par consĂ©quent de la composition. Tous ses personnages ont le mĂȘme ton, le mĂȘme habit et la mĂȘme physionomie morale. Parmi les sept ou huit individus qui se dĂ©mĂšnent dans le cadre de son histoire, comment nâa-t-il pas songĂ© Ă en crĂ©er un seul qui fĂ»t vraiment sympathique ? Mme Bovary, nous la connaissons ; Bovary le pĂšre est un sacripant ; le pharmacien Homais, une caricature trĂšs rĂ©ussie ; M. Rodolphe, un viveur vulgaire ; M. LĂ©on, un amoureux de lâancien Gymnase ; quant Ă Charles Bovary, ce mari tranquille, amoureux de sa femme, il mâintĂ©resserait et ses malheurs immĂ©ritĂ©s mâarracheraient des larmes, si lâauteur, par une inexplicable maladresse, nâavait pris plaisir Ă en faire, dĂšs le dĂ©but, une de ces vulgaires effigies dont les traits ne peuvent se fixer dans aucune mĂ©moire. LĂ cependant Ă©tait tout lâintĂ©rĂȘt du drame. Un peu plus dâintelligence dans le cerveau de cet homme, un peu moins de vulgaritĂ© dans ses maniĂšres, et Charles Bovary mourant, foudroyĂ© par la douleur, restait dans le souvenir du lecteur comme le martyr du foyer domestique, comme un ami dont on se souvient toujours. Je me hĂąte dâajouter quâĂ cĂŽtĂ© de grands dĂ©fauts, ce livre a de grandes qualitĂ©s. On ne le lit pas sans de frĂ©quentes rĂ©voltes, mais on va jusquâau bout, captivĂ© par le charme du style, la vigueur de lâexpression, la grĂące des dĂ©tails et la belle orientation de lâĆuvre. Parfois une phrase quâon rencontre vous secoue comme le cahot inattendu dâune diligence, mais câest prĂ©cisĂ©ment ce cahot qui vous tient en Ă©veil. Il arrive souvent que, dans les voitures mieux suspendues que celle de M. Flaubert, et oĂč lâon ne sent ni cahot, ni secousses, on sâendort presque aussitĂŽt aprĂšs le dĂ©part. Câest prĂ©cisĂ©ment ce qui mâest arrivĂ© en descendant de la diligence de M. Flaubert. Jâavais Ă©tĂ© si secouĂ© dans ce vĂ©hicule traĂźnĂ© par des chevaux sauvages, que je me jetai aussitĂŽt dans une berline acadĂ©mique. Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1857 M. Ch. de Mazade. La grande nouveautĂ© est Madame Bovary, Ćuvre de M. Gustave Flaubert, Ă©crivain de Rouen, puisquâil est avĂ©rĂ© que nous avons auiourdâhui une Ă©cole de Rouen, comme nous avons eu une Ă©cole de Marseille. M. Gustave Flaubert est le romancier de cette Ă©cole de Rouen dont le poĂšte est M. Bouilhet, auteur de MelĆnis et de Madame de Montarcy. M. Bouilhet imite M. de Musset dans son poĂšme et lâauteur de Ruy Blas dans son drame ; M. Flaubert imite M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. ThĂ©ophile Gauthier dans quelques autres fragments qui ont Ă©tĂ© rĂ©cemment publiĂ©s. Lâauteur de Madame Bovary appartient, on le voit, Ă une littĂ©rature qui se croit nouvelle et qui nâa rien de nouveau, hĂ©las ! â qui nâest mĂȘme pas jeune, car la jeunesse, en ne sâinspirant que dâelle-mĂȘme, a moins dâexpĂ©rience, moins dâhabiletĂ© technique, et plus de fraĂźcheur dâinspiration. M. Gustave Flaubert imite M. de Balzac, disons-nous ; il imite du moins tous ses procĂ©dĂ©s, ses descriptions minutieuses, ses prĂ©tentions dâanalyse et de dissection, ses nĂ©ologismes Ă©tranges et barbares ; il ne peut parvenir Ă sâassimiler cet art qui a mis parfois un cachet si vigoureux dans les Ă©preuves puissantes ou grossiĂšres de lâauteur du PĂšre Goriot. Quâest-ce donc que cette hĂ©roĂŻne de la Normandie madame Bovary ? Câest encore une femme incomprise de province, qui passe des Ursulines, oĂč elle a fait son Ă©ducation, Ă la ferme de son pĂšre, qui prend un petit verre de curaçao avec son prĂ©tendu, accepte pour mari un pauvre officier de santĂ© veuf, se donne sur son chemin deux ou trois amants, fait une banqueroute de huit mille francs pour satisfaire ses goĂ»ts de luxe, et finit par sâadministrer une forte dose dâarsenic quâelle dĂ©robe chez son ami lâapothicaire Homais, notable de Yonville-lâAbbaye, arrondissement de NeufchĂątel. Les perplexitĂ©s dâun pauvre mĂ©decin vulgaire et obtus, la suffisance de lâapothicaire voltairien, un Ă©tudiant en notariat, un jeune fermier dĂ©grossi homme Ă bonnes fortunes, les petitesses de la vie de province, câest lĂ le monde oĂč lâauteur a placĂ© la figure resplendissante de son hĂ©roĂŻne. Pour une personne dâun tempĂ©rament si idĂ©al, câest vraiment du malheur de ne rencontrer quâun Ă©tudiant en notariat pressĂ© dâacheter une Ă©tude et de se ranger, ou un jeune et robuste fermier gĂątĂ© par ses succĂšs auprĂšs des DanaĂ© du théùtre de Rouen. Pour une femme qui sâest si bien accoutumĂ©e dans la ferme de son pĂšre Ă goĂ»ter toutes les somptuositĂ©s de la vie la plus raffinĂ©e, il est cruel, on nâen peut circonvenir, de rester en route faute de huit mille francs. Lâaventure est peu poĂ©tique ; elle prouve de plus ce quâil y a de danger pour une femme de province Ă faire des dettes et Ă poursuivre un peu trop ardemment lâidĂ©al par la commoditĂ© de lâHirondelle, voiture qui fait le service de Yonville-lâAbbaye Ă Rouen. On finit par lâarsenic, et câest ce qui a fait sans doute que la justice, qui avait Ă©voquĂ© ce roman devant elle, pour certains dĂ©tails un peu libres, a fini par lui donner bien heureusement lâabsolution lĂ©gale pour le renvoyer devant son vrai juge, qui est le bon goĂ»t. Ce nâest pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage oĂč il nây a point de talent ; seulement, dans ce talent, il y a jusquâici plus dâimitation et de recherche que dâoriginalitĂ©. Lâauteur a un certain don dâobservation vigoureuse et Ăącre, mais il saisit les objets pour ainsi dire par lâextĂ©rieur sans pĂ©nĂ©trer jusquâaux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractĂšres, il fait des caricatures ; il croit dĂ©crire des scĂšnes vraies et passionnĂ©es, ces scĂšnes ne sont quâĂ©tranges ou sensuelles. Par une bizarrerie de plus qui ne saurait surprendre, ce roman contient Ă©videmment une idĂ©e, une pensĂ©e sociale, bien que cette pensĂ©e ne soit pas facile Ă dĂ©mĂȘler, et lâauteur, sous forme de compliment, dit Ă lâavocat qui lâa dĂ©fendu, Ă M. SĂ©nard, que par sa magnifique plaidoirie il a donnĂ© Ă lâĆuvre une autoritĂ© imprĂ©vue. Que la parole de M. SĂ©nard a donnĂ© une autoritĂ© imprĂ©vue Ă Madame Bovary, il est inutile de le rechercher ; il resterait Ă savoir si Madame Bovary peut rendre le mĂȘme service Ă M. SĂ©nard. âââââ LA PRESSE ET LA MORT DE FLAUBERT. Lors de la mort de Flaubert, la presse tout entiĂšre rendit hommage au grand Ă©crivain. Nous reproduisons quelques extraits dâarticles pour en indiquer le sentiment. Journal des DĂ©bats, 16 mai 1880 Henri Houssaye. Gustave Flaubert est mort il y a peu de jours Ă 59 ans. Depuis 25 ans, il Ă©tait entrĂ© dans lâimmortalitĂ© de lâĂ©crivain. Gustave Flaubert est un des deux ou trois hommes de ce siĂšcle qui ont Ă©tĂ© consacrĂ©s dĂšs leur dĂ©but. Si Madame Bovary nâa pas eu la vente Ă©norme qui Ă©choit aujourdâhui au premier roman venu, lâauteur a Ă©tĂ© tout de suite non pas seulement connu, mais reconnu, non pas seulement admirĂ©, mais respectĂ© comme un maĂźtre⊠Le Temps, 10 mai 1880. ⊠Il a beaucoup observĂ© et peu Ă©crit, Madame Bovary reste son chef-dâĆuvre malgrĂ© les pages admirables et les inoubliables descriptions de SalammbĂŽ. Le fils du chirurgien normand se rĂ©vĂšle Ă chaque ligne de ce maĂźtre-livre qui faisait appeler par Sainte-Beuve Gustave Flaubert le grand prosateur de lâamphithéùtre littĂ©raire. La France, 10 mai 1880 AndrĂ© Treille. Les lettres viennent de perdre sinon une de leurs illustrations, du moins une de leurs cĂ©lĂ©britĂ©s. LâĂ©crivain qui vient de mourir Ă©tait fils de mĂ©decin et avait lui-mĂȘme fait des Ă©tudes mĂ©dicales. Quoi quâon pense des Ă©crits de Gustave Flaubert, de la valeur de ses procĂ©dĂ©s, de la portĂ©e morale de son Ćuvre, on ne saurait nier quâil a marquĂ© sa place parmi les Ă©crivains de race et quâil a exercĂ© une action rĂ©elle sur la littĂ©rature de ce temps. LâĂvĂ©nement, 11 mai 1880 Charles Monselet. Que celui qui fut lâennemi de Flaubert se lĂšve et se nomme ! Câest par lâĂ©loge de lâhomme que je veux commencer ; lâĂ©loge de lâĂ©crivain viendra aprĂšs. Personne nâeut plus que lui la chaleur du cĆur et la noblesse de lâesprit, le dĂ©vouement Ă lâamitiĂ©, la foi dans tous les beaux sentiments. Le Gaulois, 9 mai 1880 Fourcaud. La littĂ©rature française vient dâĂȘtre frappĂ©e douloureusement en la personne de ce romancier trĂšs haut, de ce prosateur trĂšs mĂąle, de ce rare et merveilleux artiste quâĂ©tait Gustave Flaubert. Cette terrible nouvelle nous arrive brutale comme un coup de foudre et poignante comme un malheur de famille. Nul, parmi les vivants, si ce nâest Victor Hugo, nâa jetĂ© sur son siĂšcle un Ă©clat si grand ; nul surtout nâa sculptĂ© en des mots plus marmorĂ©ens de plus impĂ©rissables images et fait surgir du papier blanc des apparitions plus Ă©blouissantes. âââââ OPINION DE LA CRITIQUE ACTUELLE. Nous plaçons en tĂȘte de ce chapitre un extrait de lâĂ©tude quâĂ©crivit Maupassant pour lâĂ©dition des Ćuvres de Flaubert, publiĂ©es par Quantin. I ⊠Gustave Flaubert fut le contraire dâun enfant phĂ©nomĂšne. Il ne parvint Ă apprendre Ă lire quâavec une extrĂȘme difficultĂ©. Câest Ă peine sâil savait, lorsquâil entra au lycĂ©e, Ă lâĂąge de neuf ans. Sa grande passion, dans son enfance, Ă©tait de se faire dire des histoires. Il les Ă©coutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis il demeurait pendant des heures Ă songer, un doigt dans la bouche, entiĂšrement absorbĂ©, comme endormi. Son esprit cependant travaillait, car il composait dĂ©jĂ des piĂšces, quâil ne pouvait point Ă©crire, mais quâil reprĂ©sentait tout seul, jouant les diffĂ©rents personnages, improvisant de longs dialogues. DĂšs sa premiĂšre enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naĂŻvetĂ© et une horreur de lâaction physique. Toute sa vie, il demeura naĂŻf et sĂ©dentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans sâexaspĂ©rer ; et il dĂ©clarait, avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théùtrale que cela nâĂ©tait point philosophique. On ne peut penser et Ă©crire quâassis », disait-il. Sa naĂŻvetĂ© se continua jusquâĂ ses derniers jours. Cet observateur si pĂ©nĂ©trant et si subtil semblait ne voir la vie avec luciditĂ© que de loin. DĂšs quâil y touchait, dĂšs quâil sâagissait de ses voisins immĂ©diats, on eĂ»t dit quâun voile couvrait ses yeux. Son extrĂȘme droiture native, sa bonne foi inĂ©branlable, la gĂ©nĂ©rositĂ© de toutes ses Ă©motions, de toutes les impulsions de son Ăąme, sont les causes indubitables de cette naĂŻvetĂ© persĂ©vĂ©rante. Il vĂ©cut Ă cĂŽtĂ© du monde et non dedans. Mieux placĂ© pour observer, il nâavait point la sensation nette des contacts. ⊠Lâapparition de Madame Bovary fut une rĂ©volution dans les lettres. Le grand Balzac, mĂ©connu, avait jetĂ© son gĂ©nie en des livres puissants, touffus, dĂ©bordant de vie, dâobservations ou plutĂŽt de rĂ©vĂ©lations sur lâhumanitĂ©. Il devinait, inventait, crĂ©ait un monde entier nĂ© dans son esprit. Peu artiste, au sens dĂ©licat du mot, il Ă©crivait une langue forte, imagĂ©e, un peu confuse et pĂ©nible. EmportĂ© par son inspiration, il semble avoir ignorĂ© lâart si difficile de donner aux idĂ©es de la valeur par les mots, par la sonoritĂ© et la contexture de la phrase. Il a, dans son Ćuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce trĂšs grand homme qui puissent ĂȘtre citĂ©es comme des chefs-dâĆuvre de la langue, ainsi quâon cite du Rabelais, du La BruyĂšre, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc. Gustave Flaubert, au contraire, procĂ©dant par pĂ©nĂ©tration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, prĂ©cise, sobre et sonore, une Ă©tude de vie humaine, profonde, surprenante, complĂšte. Ce nâĂ©tait plus du roman comme lâavaient fait les plus grands, du roman oĂč lâon sent toujours un peu lâimagination et lâauteur, du roman pouvant ĂȘtre classĂ© dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionnĂ© ou dans le genre familier, du roman oĂč se montrent les intentions, les opinions et les maniĂšres de penser de lâĂ©crivain ; câĂ©tait la vie elle-mĂȘme apparue. On eĂ»t dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se dĂ©roulaient avec leurs tristesses et leurs gaietĂ©s, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur Ă mesure que les Ă©voquait une puissance invisible, cachĂ©e on ne sait oĂč. Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apĂŽtre de lâimpersonnalitĂ© dans lâart. Il nâadmettait pas que lâauteur fĂ»t jamais mĂȘme devinĂ©, quâil laissĂąt tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien quâune apparence dâintention. Il devait ĂȘtre le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi de presque divin qui est lâart. Ce nâest pas impersonnel quâon devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible. Sâil attachait une importance considĂ©rable Ă lâobservation et Ă lâanalyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualitĂ©s surtout faisaient les livres impĂ©rissables. Par composition, il entendait ce travail acharnĂ© qui consiste Ă exprimer lâessence seule des actions qui se succĂšdent dans une existence, Ă choisir uniquement les traits caractĂ©ristiques et Ă les grouper, Ă les combiner de telle sorte quâils concourent de la façon la plus parlante Ă lâeffet quâon voulait obtenir, mais non pas Ă un enseignement quelconque. Rien ne lâirritait dâailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur lâart moral ou sur lâart honnĂȘte. Depuis quâexiste lâhumanitĂ©, disait-il, tous les grands Ă©crivains ont protestĂ© par leurs Ćuvres contre ces conseils dâimpuissants. » La morale, lâhonnĂȘtetĂ©, les principes sont des choses indispensables au maintien de lâordre social Ă©tabli ; mais il nây a rien de commun entre lâordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif dâobservation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils nâont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre Ă tendances cesse dâĂȘtre un livre dâartiste. LâĂ©crivain regarde, tĂąche de pĂ©nĂ©trer les Ăąmes et les cĆurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mĂ©canique compliquĂ©e des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempĂ©rament dâhomme et sa conscience dâartiste. Il cesse dâĂȘtre consciencieux et artiste, sâil sâefforce systĂ©matiquement de glorifier lâhumanitĂ©, de la farder, dâattĂ©nuer les passions quâil juge dĂ©shonnĂȘtes au profit des passions quâil juge honnĂȘtes. Tout acte, bon ou mauvais, nâa pour lâĂ©crivain quâune importance comme sujet Ă Ă©crire, sans quâaucune idĂ©e de bien ou de mal y puisse ĂȘtre attachĂ©e. Il vaut plus ou moins comme document littĂ©raire, voilĂ tout. En dehors de la vĂ©ritĂ© observĂ©e avec bonne foi et exprimĂ©e avec talent, il nây a rien quâefforts impuissants de pions. Les grands Ă©crivains ne sont prĂ©occupĂ©s ni de morale ni de chastetĂ©. Exemple Aristophane, ApulĂ©e, LucrĂšce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant dâautres. Si un livre porte un enseignement, ce doit ĂȘtre malgrĂ© son auteur, par la force mĂȘme des choses quâil raconte. Flaubert considĂ©rait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumĂ© Ă lâonctueux sirop des romans Ă©lĂ©gants, ainsi quâaux aventures invraisemblables des romans accidentĂ©s, a classĂ© le nouvel Ă©crivain parmi les rĂ©alistes. Câest lĂ une grossiĂšre erreur et une lourde bĂȘtise. Gustave Flaubert nâĂ©tait pas plus rĂ©aliste parce quâil observait la vie avec soin que M. Cherbuliez nâest idĂ©aliste parce quâil lâobserve mal. Le rĂ©aliste est celui qui ne se prĂ©occupe que du fait brutal sans en comprendre lâimportance relative et sans en noter les rĂ©percussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-mĂȘme ne signifiait rien. Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne sâefforça davantage de comprendre les causes qui amĂšnent les effets. Son procĂ©dĂ© de travail, son procĂ©dĂ© artistique tenait bien plus encore de la pĂ©nĂ©tration que de lâobservation. Au lieu dâĂ©taler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaĂźtre par leurs actes. Les dedans Ă©taient ainsi dĂ©voilĂ©s par les dehors, sans aucune argumentation psychologique. Il imaginait dâabord des types ; et, procĂ©dant par dĂ©duction, il faisait accomplir Ă ces ĂȘtres les actions caractĂ©ristiques quâils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempĂ©raments. La vie, donc quâil Ă©tudiait si minutieusement ne lui servait guĂšre quâĂ titre de renseignement. Jamais il nâĂ©nonce les Ă©vĂ©nements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mĂȘmes viennent parler, tant il attache dâimportance Ă lâapparition visible des hommes et des choses. Câest cette rare qualitĂ© de metteur en scĂšne, dâĂ©vocateur impassible qui lâa fait baptiser rĂ©aliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond dâune Ćuvre que lorsquâil est Ă©talĂ© en des phrases philosophiques. Il sâirritait beaucoup de cette Ă©pithĂšte de rĂ©aliste quâon lui avait collĂ©e au dos et prĂ©tendait nâavoir Ă©crit sa Bovary que par haine de lâĂ©cole de M. Champfleury. MalgrĂ© une grande amitiĂ© pour Ămile Zola, une grande admiration pour son puissant talent quâil qualifiait de gĂ©nial, il ne lui pardonnait pas son naturalisme. Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien nâest plus loin du rĂ©alisme. Le procĂ©dĂ© de lâĂ©crivain rĂ©aliste consiste Ă raconter simplement des faits arrivĂ©s, accomplis par des personnages moyens quâil a connus et observĂ©s. Dans Madame Bovary, chague personnage est un type, câest-Ă -dire le rĂ©sumĂ© dâune sĂ©rie dâĂȘtres appartenant au mĂȘme ordre intellectuel. Le mĂ©decin de campagne, la provinciale rĂȘveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curĂ©, les amants, et mĂȘme toutes les figures accessoires sont des types, douĂ©s dâun relief dâautant plus Ă©nergique quâen eux sont concentrĂ©es des quantitĂ©s dâobservations de mĂȘme nature, dâautant plus vraisemblables quâils reprĂ©sentent lâĂ©chantillon modĂšle de leur classe. Mais Gustave Flaubert avait grandi Ă lâheure de lâĂ©panouissement du romantisme ; il Ă©tait nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait un besoin lyrique qui ne pouvait sâĂ©pandre complĂštement en des livres prĂ©cis comme Madame Bovary. Et câest lĂ un des cĂŽtĂ©s les plus singuliers de ce grand homme ce novateur, ce rĂ©vĂ©lateur, cet obscur a Ă©tĂ© jusquâĂ sa mort sous lâinfluence dominante du romantisme. Câest presque malgrĂ© lui, presque inconsciemment, poussĂ© par la force irrĂ©sistible de son gĂ©nie, par la force crĂ©atrice enfermĂ©e en lui, quâil Ă©crivait ces romans dâune allure si nouvelle, dâune note si personnelle. Par goĂ»t, il prĂ©fĂ©rait les sujets Ă©piques, qui se dĂ©roulent en des espĂšces de chants pareils Ă des tableaux dâopĂ©ra. Dans Madame Bovary, dâailleurs, comme dans lâĂducation sentimentale, sa phrase, contrainte Ă rendre des choses communes, a souvent des Ă©lans, des sonoritĂ©s, des tons au-dessus des sujets quâelle exprime. Elle part, comme fatiguĂ©e dâĂȘtre contenue, dâĂȘtre forcĂ©e Ă cette platitude, et, pour dire la stupiditĂ© dâHomais ou la niaiserie dâEmma, elle se fait pompeuse ou Ă©clatante, comme si elle traduisait des motifs de poĂšme⊠II Gustave Flaubert Ă©tait, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public dâaujourdâhui ne distingue plus guĂšre ce que signifie ce mot quand il sâagit dâun homme de lettres. Le sens de lâart, ce flair si dĂ©licat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable, est essentiellement un don des aristocraties intelligentes, il nâappartient guĂšre aux dĂ©mocraties. De trĂšs grands Ă©crivains nâont pas Ă©tĂ© des artistes. Le public et mĂȘme la plupart des critiques ne font pas de diffĂ©rence entre ceux-lĂ et les autres. Au siĂšcle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffinĂ©, poussait Ă lâextrĂȘme ce sens artiste qui disparaĂźt. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une Ă©pithĂšte ingĂ©nieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un Ă©pisode, lui suffisaient pour juger et classer un Ă©crivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pĂ©nĂ©trait les raisons secrĂštes de lâauteur, lisait lentement sans rien passer, cherchant, aprĂšs avoir compris la phrase, sâil ne restait plus rien Ă pĂ©nĂ©trer. Car les esprits, lentement prĂ©parĂ©s aux sensations littĂ©raires, subissaient lâinfluence secrĂšte de cette puissance mystĂ©rieuse qui met une Ăąme dans les Ćuvres. Quand un homme, quelque douĂ© quâil soit, ne se prĂ©occupe que de la chose racontĂ©e, quand il ne se rend pas compte que le vĂ©ritable pouvoir littĂ©raire nâest pas dans un fait, mais bien dans la maniĂšre de le prĂ©parer, de le prĂ©senter et de lâexprimer, il nâa pas le sens de lâart. La profonde et dĂ©licieuse jouissance qui vous monte au cĆur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce quâelles disent ; elle vient dâune accordance absolue de lâexpression avec lâidĂ©e, dâune sensation dâharmonie, de beautĂ© secrĂšte, Ă©chappant la plupart du temps au jugement des foules. ⊠Les mots ont une Ăąme. La plupart des lecteurs, et mĂȘme des Ă©crivains, ne leur demandent quâun sens. Il faut trouver cette Ăąme qui apparaĂźt au contact dâautres mots, qui Ă©clate et Ă©claire certains livres dâune lumiĂšre inconnue, bien difficile Ă faire jaillir. Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue Ă©crite par certains hommes toute lâĂ©vocation dâun monde poĂ©tique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fĂąche, raisonne, argumente, nie, crie et veut quâon lui montre. Il serait inutile dâessayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais. ⊠Dix paroles Ă©changĂ©es suffisent Ă deux esprits douĂ©s de ce sens mystĂ©rieux de lâart, pour se comprendre comme sâils se servaient dâun langage ignorĂ© des autres. Flaubert fut torturĂ© toute sa vie par la poursuite de cette insaisissable perfection. Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualitĂ©s qui font en mĂȘme temps un penseur et un Ă©crivain. Aussi, quand il dĂ©clarait Il nây a que le style », il ne faut pas croire quâil entendit Il nây a que la sonoritĂ© ou lâharmonie des mots. » On entend gĂ©nĂ©ralement par style » la façon propre Ă chaque Ă©crivain de prĂ©senter sa pensĂ©e. Le style serait donc diffĂ©rent selon lâhomme, Ă©clatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempĂ©raments. Gustave Flaubert estimait que la personnalitĂ© de lâauteur doit disparaĂźtre dans lâoriginalitĂ© du livre et que lâoriginalitĂ© du livre ne doit point provenir de la singularitĂ© du style. Car il nâimaginait pas des styles » comme une sĂ©rie de moules particuliers dont chacun porte la marque dâun Ă©crivain et dans lequel on coule toutes ses idĂ©es ; mais il croyait au style, câest-Ă -dire Ă une maniĂšre unique, absolue, dâexprimer une chose dans toute sa couleur et son intensitĂ©. Pour lui, la forme, câĂ©tait lâĆuvre elle-mĂȘme. De mĂȘme que, chez les ĂȘtres, le sang nourrit la chair et dĂ©termine mĂȘme son contour, son apparence extĂ©rieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, dans lâĆuvre le fond fatalement impose lâexpression unique et juste, la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme. Il ne comprenait point que le fond pĂ»t exister sans la forme, ni la forme sans le fond. Le style devait donc ĂȘtre, pour ainsi dire, impersonnel et nâemprunter ses qualitĂ©s quâĂ la qualitĂ© de la pensĂ©e et Ă la puissance de la vision. ObsĂ©dĂ© par cette croyance absolue quâil nâexiste quâune maniĂšre dâexprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour lâanimer, il se livrait Ă un labeur surhumain pour dĂ©couvrir, Ă chaque phrase, ce mot, cette Ă©pithĂšte et ce verbe. Il croyait ainsi Ă une harmonie mystĂ©rieuse des expressions, et, quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain quâil ne tenait pas le vrai, lâunique. Ăcrire Ă©tait donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de pĂ©rils, de fatigues. Il allait sâasseoir Ă sa table avec la peur et le dĂ©sir de cette besogne aimĂ©e et torturante. Il restait lĂ pendant des heures, immobile, acharnĂ© Ă son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bĂątirait une pyramide avec des billes dâenfant. EnfoncĂ© dans son fauteuil de chĂȘne Ă haut dossier, la tĂȘte rentrĂ©e entre ses fortes Ă©paules, il regardait son papier de son Ćil bleu, dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une lĂ©gĂšre calotte de soie, pareille Ă celle des ecclĂ©siastiques, couvrant le sommet du crĂąne, laissait Ă©chapper de longues mĂšches de cheveux bouclĂ©s par le bout et rĂ©pandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun lâenveloppait tout entier ; et sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragĂ© de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblĂ©es, Ă©piant lâeffet comme un chasseur Ă lâaffĂ»t. Puis il se mettait Ă Ă©crire, lentement, sâarrĂȘtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, sous lâeffort pĂ©nible de sa pensĂ©e, geignant comme un scieur de long. Quelquefois, jetant dans un grand plat dâĂ©tain oriental rempli de plumes dâoie soigneusement taillĂ©es la plume quâil tenait Ă la main, il prenait la feuille de papier, lâĂ©levait Ă la hauteur du regard, et, sâappuyant sur un coude, dĂ©clamait dâune voix mordante et haute. Il Ă©coutait le rythme de sa prose, sâarrĂȘtait comme pour saisir une sonoritĂ© fuyante, combinait les tons, Ă©loignait les assonances, disposait les virgules avec science comme les haltes dâun long chemin. Mille prĂ©occupations lâassiĂ©geaient en mĂȘme temps, lâobsĂ©daient et toujours cette certitude dĂ©sespĂ©rante restait fixe en son esprit Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il nây a quâune expression, quâune tournure et quâune forme pour exprimer ce que je veux dire. » Et, la joue enflĂ©e, le cou congestionnĂ©, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlĂšte qui lutte, il se battait dĂ©sespĂ©rĂ©ment contre lâidĂ©e et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgrĂ© eux, les tenant unis dâune indissoluble façon par la puissance de sa volontĂ©, Ă©treignant la pensĂ©e, la subjuguant peu Ă peu avec une fatigue et des efforts surhumains, et lâencageant, comme une bĂȘte captive, dans une forme solide et prĂ©cise. De ce formidable labeur naissait pour lui un extrĂȘme respect pour la littĂ©rature et pour la phrase. Du moment quâil avait construit une phrase avec tant de peine et de tortures, il nâadmettait pas quâon en put changer un mot. Lorsquâil lut Ă ses amis le conte intitulĂ© Un cĆur simple, on lui fit quelques remarques et quelques critiques sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par confondre son perroquet et le Saint-Esprit. LâidĂ©e paraissait subtile pour un esprit de paysanne. Flaubert Ă©couta, rĂ©flĂ©chit, reconnut que lâobservation Ă©tait juste. Mais une angoisse le saisit Vous avez raison, dit-il, seulement⊠il faudrait changer ma phrase. » Le soir mĂȘme, cependant, il se mit Ă la besogne ; il passa la nuit pour modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour finir, ne changea rien, nâayant pu construire une autre phrase dont lâharmonie lui parĂ»t satisfaisante. Au commencement du mĂȘme conte, le dernier mot dâun alinĂ©a, servant de sujet au suivant, pouvait donner lieu Ă une amphibologie. On lui signala cette distraction ; il la reconnut, sâefforça de modifier le sens, ne parvint pas Ă retrouver la sonoritĂ© quâil voulait, et, dĂ©couragĂ©, sâĂ©cria Tant pis pour le sens ; le rythme avant tout ! » Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des dissertations passionnĂ©es Dans le vers, disait-il, le poĂšte possĂšde des rĂšgles fixes. Il a la mesure, la cĂ©sure, la rime, et une quantitĂ© dâindications pratiques, toute une science de mĂ©tier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans rĂšgles, sans certitude, il faut des qualitĂ©s innĂ©es, et aussi une puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour changer, Ă tout instant, le mouvement, la couleur, le sens du style, suivant les choses quâon veut dire. Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place quâon leur donne, quand on sait attirer tout lâintĂ©rĂȘt dâune page sur une ligne, mettre une idĂ©e en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui lâexpriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posĂ© dâune certaine façon, comme on frapperait avec une arme, quand on sait bouleverser une Ăąme, lâemplir brusquement de joie ou de peur, dâenthousiasme, de chagrin ou de colĂšre, rien quâen faisant passer un adjectif sous lâĆil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supĂ©rieur des artistes, un vrai prosateur. » Il avait pour les grands Ă©crivains français une admiration frĂ©nĂ©tique ; il possĂ©dait par cĆur des chapitres entiers des maĂźtres, et il les dĂ©clamait dâune voix tonnante, grisĂ© par la prose, faisant sonner les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des Ă©pithĂštes le ravissaient il les rĂ©pĂ©tait cent fois, sâĂ©tonnant toujours de leur justesse, et dĂ©clarant Il faut ĂȘtre un homme de gĂ©nie pour trouver des adjectifs pareils. » Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et lâamour de son art et le sentiment de la dignitĂ© littĂ©raire. Une seule passion, lâamour des lettres, a empli sa vie jusquâĂ son dernier jour. Il les aima furieusement, dâune façon absolue, unique. ⊠Gustave Flaubert a aimĂ© les lettres dâune façon si absolue que, dans son Ăąme emplie par cet amour, aucune autre ambition nâa pu trouver place. Jamais il nâeut dâautres prĂ©occupations ni dâautres dĂ©sirs ; il Ă©tait presque impossible quâil parlĂąt dâautre chose. Son esprit, obsĂ©dĂ© par des prĂ©occupations littĂ©raires, y revenait toujours, et il dĂ©clarait inutile tout ce qui intĂ©resse les gens du monde. Il vivait seul presque toute lâannĂ©e, travaillant sans rĂ©pit, sans interruption. Liseur infatigable, ses repos Ă©taient des lectures, et il possĂ©dait une bibliothĂšque entiĂšre des notes prises dans tous les volumes quâil avait fouillĂ©s. Sa mĂ©moire, dâailleurs, Ă©tait merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, lâalinĂ©a oĂč il avait trouvĂ©, cinq ou six ans plus tĂŽt, un petit dĂ©tail dans un ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits. Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriĂ©tĂ© de Croisset, prĂšs Rouen. CâĂ©tait une jolie maison blanche, de style ancien, plantĂ©e tout au bord de la Seine, au milieu dâun jardin magnifique qui sâĂ©tendait par derriĂšre et escaladait, par des chemins rapides, la grande cĂŽte de Canteleu. Des fenĂȘtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout prĂšs, comme sâils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen ou descendaient vers la mer. Il aimait Ă regarder ce mouvement muet des bĂątiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous les pays dont on rĂȘve. Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenĂȘtre sa large poitrine de gĂ©ant et sa tĂȘte de vieux Gaulois. Ă gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans lâespace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillĂ©s ; un peu plus Ă droite, les mille cheminĂ©es des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs festons de fumĂ©e. La pompe Ă feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute pyramide dâĂgypte, regardait de lâautre cĂŽtĂ© de lâeau la flĂšche de la cathĂ©drale, le plus haut clocher du monde. En face sâĂ©tendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchĂ©es ou pĂąturant debout, et lĂ -bas, Ă droite, une forĂȘt sur une grande cĂŽte fermait lâhorizon que parcourait la calme riviĂšre large, pleine dâĂźles plantĂ©es dâarbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de lâimmense vallĂ©e. Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui le long dâune grande allĂ©e de tilleuls, plantĂ©e en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces causeries. Il prĂ©tendait que Pascal Ă©tait venu jadis dans cette maison et quâil avait dĂ» aussi marcher, rĂȘver et parler sous ces arbres. Son cabinet ouvrait trois fenĂȘtres sur le jardin et deux sur la riviĂšre. Il Ă©tait trĂšs vaste, nâayant pour ornement que des livres, quelques portraits dâamis et quelques souvenirs de voyages ; des corps de jeunes caĂŻmans sĂ©chĂ©s, un pied de momie quâun domestique naĂŻf avait cirĂ© comme une botte et demeurĂ© noir, des chapelets dâambre dâOrient, un bouddha dorĂ©, dominant la grande table de travail, et regardant de ses yeux longs, dans son immobilitĂ© divine et sĂ©culaire, un admirable buste de Pradier, reprĂ©sentant la sĆur de Gustave, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, dâun cĂŽtĂ© un immense divan turc couvert de coussins, de lâautre une magnifique peau dâours blanc. Il se mettait Ă la besogne dĂšs neuf ou dix heures du matin ; se levait pour dĂ©jeuner, puis reprenait aussitĂŽt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux dans lâaprĂšs-midi ; mais il veillait jusquâĂ trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, Ă peine Ă©clairĂ© par deux lampes couvertes dâun abat-jour vert. Les mariniers, sur la riviĂšre, se servaient, comme dâun phare, des fenĂȘtres de Monsieur Gustave ». Il sâĂ©tait fait dans le pays une sorte de lĂ©gende autour de lui. On le regardait comme un brave homme, un peu toquĂ©, dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits. Il Ă©tait toujours vĂȘtu, pour travailler, dâun large pantalon, nouĂ© par une cordeliĂšre de soie Ă la ceinture et dâune immense robe de chambre tombant jusquâĂ terre. Ce vĂȘtement, quâil avait adoptĂ© non par pose, mais Ă cause de son ampleur commode, Ă©tait en drap brun lâhiver, et lâĂ©tĂ©, en Ă©toffe lĂ©gĂšre, Ă fond blanc et Ă dessins clairs. Les bourgeois de Rouen, allant dĂ©jeuner Ă la Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils nâavaient pu voir, du pont du bateau Ă vapeur, cet original M. Flaubert, debout dans sa haute fenĂȘtre. Lui aussi prenait plaisir Ă regarder passer ce bateau chargĂ© de monde. Il portait Ă ses yeux une jumelle de théùtre qui traĂźnait toujours au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminĂ©e et contemplait curieusement tous ces visages tournĂ©s vers lui. Leur laideur lâamusait, leur Ă©tonnement le dilatait ; il lisait sur les figures les caractĂšres, le tempĂ©rament, la bĂȘtise de chacun. On a beaucoup parlĂ© de sa haine contre le bourgeois. Il faisait de ce mot bourgeois le synonyme de bĂȘtise et le dĂ©finissait ainsi Jâappelle bourgeois quiconque pense bassement. » Ce nâest donc nullement Ă la classe bourgeoise quâil en voulait, mais Ă une sorte particuliĂšre de bĂȘtise quâon rencontre le plus souvent dans cette classe. Il avait, du reste, pour le bon peuple » un mĂ©pris aussi complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec lâouvrier quâavec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire que de la sottise mondaine Lâignorance, dâoĂč viennent les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les prĂ©jugĂ©s, tout lâarsenal des opinions communes ou Ă©lĂ©gantes, lâexaspĂ©raient. Au lieu de sourire, comme beaucoup dâautres, de lâuniverselle niaiserie, de lâinfĂ©rioritĂ© intellectuelle du plus grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilitĂ© cĂ©rĂ©brale excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalitĂ©s stupides que chacun rĂ©pĂšte chaque jour. Quand il sortait dâun salon oĂč la mĂ©diocritĂ© des propos avait durĂ© tout un soir, il Ă©tait affaissĂ©, accablĂ©, comme si on lâeĂ»t rouĂ© de coups, devenu lui-mĂȘme idiot, affirmait-il, tant il possĂ©dait la facultĂ© de pĂ©nĂ©trer dans la pensĂ©e des autres. Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait Ă un Ă©corchĂ© que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bĂȘtise humaine, assurĂ©ment, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les grands malheurs intimes et secrets. Il la considĂ©rait un peu comme une ennemie personnelle acharnĂ©e Ă le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi quâun chasseur poursuit sa proie, lâatteignant jusquâau fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la dĂ©couvrir, des subtilitĂ©s de limier, et son Ćil rapide tombait dessus, quâelle se cachĂąt dans les colonnes dâun journal ou mĂȘme entre les lignes dâun beau livre Il en arrivait parfois Ă un tel degrĂ© dâexaspĂ©ration, quâil aurait voulu dĂ©truire la race humaine. La misanthropie de ses Ćuvres ne vient pas dâautre chose. La saveur amĂšre qui sâen dĂ©gage nâest que cette constante constatation de la mĂ©diocritĂ©, de la banalitĂ©, de la sottise sous toutes ses formes. Il la note Ă toutes les pages, presque Ă tous les paragraphes, par un mot, par une simple intention, par lâaccent dâune scĂšne ou dâun dialogue. Il emplit le lecteur intelligent dâune mĂ©lancolie dĂ©solĂ©e devant la vie. Le malaise inexpliquĂ© quâont Ă©prouvĂ© beaucoup de gens en ouvrant lâĂducation sentimentale nâĂ©tait que la sensation irraisonnĂ©e de cette Ă©ternelle misĂšre des pensĂ©es montrĂ©es Ă nu dans les crĂąnes. Il disait quelquefois quâil aurait pu appeler ce livre les Fruits secs » pour en faire mieux comprendre lâintention. Chaque homme, en le lisant, se demande avec inquiĂ©tude sâil nâest pas un des tristes personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses personnelles, intimes et navrantes. AprĂšs lâĂ©numĂ©ration de ses lectures effrayantes, il Ă©crivait un jour Et tout cela dans lâunique but de cracher sur mes contemporains le dĂ©goĂ»t quâils mâinspirent ! Je vais enfin dire ma maniĂšre de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, dĂ©terrer mon indignation ! » Ce mĂ©pris idĂ©aliste exaltĂ© pour la bĂȘtise courante et la banalitĂ© commune Ă©tait accompagnĂ© dâune admiration vĂ©hĂ©mente pour les gens supĂ©rieurs, quel que fĂ»t le genre de leur talent ou la nature de leur Ă©rudition. Nâayant jamais aimĂ© que la pensĂ©e, il en respectait toutes les manifestations ; et ses lectures sâĂ©tendaient aux livres qui semblaient ordinairement le plus Ă©trangers Ă lâart littĂ©raire. Il se fĂącha avec un journal ami oĂč on avait maladroitement critiquĂ© M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo lâemplissait dâenthousiasme ; il avait pour amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot ; son salon de Paris Ă©tait des plus curieux. Il recevait le dimanche, depuis une heure jusquâĂ sept, dans un appartement de garçon, trĂšs simple, au cinquiĂšme Ă©tage. Les murs Ă©taient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot dâart. DĂšs quâun coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier Ă©parpillĂ©es et noires dâĂ©criture, un lĂ©ger tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail, sacrĂ©s pour lui comme les objets du culte pour un prĂȘtre. Puis, son domestique sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-mĂȘme. Le premier venu Ă©tait souvent Ivan TourguĂ©neff, quâil embrassait comme un frĂšre. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français dâune affection profonde et rare. Des affinitĂ©s de talent, de philosophie et dâesprit, des similitudes de goĂ»ts, de vie et de rĂȘves, une conformitĂ© de tendances littĂ©raires, dâidĂ©alisme exaltĂ© dâadmiration et dâĂ©rudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants quâils Ă©prouvaient lâun et lâautre, en se revoyant, une joie du cĆur plus encore peut-ĂȘtre quâune joie de lâintelligence. TourguĂ©neff sâenfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, dâune voix douce, un peu faible et hĂ©sitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intĂ©rĂȘt extrĂȘmes. Flaubert lâĂ©coutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large Ćil bleu aux pupilles mouvantes, et il rĂ©pondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne sâĂ©loignait guĂšre des choses et de lâhistoire littĂ©raires. Souvent TourguĂ©neff Ă©tait chargĂ© de livres Ă©trangers et traduisait couramment des poĂšmes de GĆthe, de Pouchkine ou de Swinburne. Dâautres personnes arrivaient peu Ă peu M. Taine, le regard cachĂ© derriere ses lunettes, lâallure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur dâarchives remuĂ©es, toute une vision de vie ancienne aperçue de son Ćil perçant de philosophe. Voici MM. FrĂ©dĂ©ric Baudry, membre de lâInstitut, administrateur de la bibliothĂšque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur dâanatomie comparĂ©e au MusĂ©um dâhistoire naturelle ; Claudius Popelin, le maĂźtre Ă©mailleur ; Philippe Burty, Ă©crivain, collectionneur, critique dâart, esprit subtil et charmant. Puis, câest Alphonse Daudet, qui apporte lâair de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drĂŽles, promĂšne sur tout et sur tous son ironie charmante, mĂ©ridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la sĂ©duction de sa figure et de son geste et la science de ses rĂ©cits, toujours composĂ©s comme des contes Ă©crits. Sa tĂȘte, jolie, trĂšs fine, est couverte dâun flot de cheveux dâĂ©bĂšne qui descendent sur les Ă©paules, se mĂȘlant Ă la barbe frisĂ©e dont il roule souvent les pointes aiguĂ«s. LâĆil, longuement fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de lâencre, vague quelquefois par suite dâune myopie excessive. Sa voie chante un peu ; il a le geste vif, lâallure mobile, tous les signes dâun fils du Midi. Ămile Zola entre Ă son tour, essoufflĂ© par les cinq Ă©tages et toujours suivi de son fidĂšle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche dâun coup dâĆil sur les figures lâĂ©tat des esprits, le ton et lâallure de la causerie. Assis un peu de cĂŽtĂ©, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il Ă©coute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littĂ©raire, une griserie dâartistes emporte les causeurs et les lance en ces thĂ©ories excessives et paradoxales chĂšres aux hommes dâimagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un mais⊠» Ă©touffĂ© dans les grands Ă©clats ; puis, quand la poussĂ©e lyrique de Flaubert sâest calmĂ©e, il reprend la discussion tranquillement, dâune voix calme, avec des mots paisibles. Il est de taille moyenne, un peu gros, dâaspect bonhomme et obstinĂ©. Sa tĂȘte, trĂšs semblable Ă celles quâon retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans ĂȘtre belle, prĂ©sente un grand caractĂšre de puissance et dâintelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front trĂšs dĂ©veloppĂ©, et le nez droit sâarrĂȘte, coupĂ© comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lĂšvre ombragĂ©e dâune moustache noire assez Ă©paisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais Ă©nergique, est couvert de barbe taillĂ©e prĂšs de la peau. Le regard noir, myope, pĂ©nĂ©trant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis quâun pli trĂšs particulier retrousse la lĂšvre supĂ©rieure dâune façon drĂŽle et moqueuse. Dâautres arrivent encore voici lâĂ©diteur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mĂȘlĂ©s Ă ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton lĂ©gĂšrement pointu, nuancĂ© de bleu par une barbe drue soigneusement rasĂ©e. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers dâun rire jeune et sceptique et il Ă©coute et promet tout ce que lui demande chaque Ă©crivain qui sâempare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poĂšte Catulle MendĂšs, avec sa figure de Christ sensuel et sĂ©duisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux lĂ©gers entourent dâun nuage blond une face pĂąle et fine. Causeur incomparable, artiste raffinĂ©, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littĂ©raires, il plaĂźt tout particuliĂšrement Ă Flaubert par le charme de sa parole et la dĂ©licatesse de son esprit. Voici Ămile Bergerat, son beau-frĂšre, qui Ă©pousa la seconde fille de ThĂ©ophile Gautier. Voici JosĂ©-Maria de HĂ©rĂ©dia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poĂštes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, CĂ©ard, dâautres encore, LĂ©on Claudel le styliste difficile et raffinĂ©, Gustave Toudouze. Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille Ă©levĂ©e et mince, dont la figure sĂ©rieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractĂšre de hauteur et de noblesse. Il a de longs cheveux grisĂątres, comme dĂ©colorĂ©s, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille Ă©trangement dilatĂ©e. Il a lâaspect gentilhomme, lâair fin et nerveux des gens de race. Il est on le sent du monde, et du meilleur. Câest Edmond de Goncourt. Il sâavance, tenant Ă la main un paquet de tabac spĂ©cial quâil garde partout avec lui, tandis quâil tend Ă ses amis son autre main restĂ©e libre. Le petit salon dĂ©borde. Des groupes passent dans la salle Ă manger. Câest alors quâil fallait voir Gustave Flaubert. Avec des gestes larges oĂč il paraissait sâenvoler, allant de lâun Ă lâautre dâun seul pas qui traversait lâappartement, sa longue robe de chambre gonflĂ©e derriĂšre lui dans ses brusques Ă©lans comme la voile brune dâune barque de pĂȘche, plein dâexaltations, dâindignations, de flamme vĂ©hĂ©mente, dâĂ©loquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupĂ©fiait souvent par son Ă©rudition prodigieuse que servait une surprenante mĂ©moire, terminait une discussion dâun mot clair et profond, parcourait les siĂšcles dâun bond de sa pensĂ©e pour rapprocher deux faits de mĂȘme ordre, deux hommes de mĂȘme race, deux enseignements de mĂȘme nature, dâoĂč il faisait jaillir une lumiĂšre comme lorsquâon heurte deux pierres pareilles. Puis ses amis partaient lâun aprĂšs lâautre. Il les accompagnait dans lâantichambre, oĂč il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les Ă©paules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola Ă©tait sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapĂ© avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches. Il aimait le monde, bien quâil sâindignĂąt des conversations quâil y entendait ; il avait pour les femmes une amitiĂ© attendrie et paternelle, bien quâil les jugeĂąt sĂ©vĂšrement de loin et quâil rĂ©pĂ©tĂąt souvent la phrase de Proudhon La femme est la dĂ©solation du juste » ; il aimait le grand luxe, lâĂ©lĂ©gance somptueuse, lâapparat, bien quâil vĂ©cĂ»t on ne peut plus simplement. Dans lâintimitĂ©, il Ă©tait gai et bon. Sa gaietĂ© puissante semblait descendre directement de la gaietĂ© de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuĂ©es pendant des annĂ©es. Il riait souvent, dâun rire content, franc, profond ; et ce rire semblait mĂȘme plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspĂ©rations contre lâhumanitĂ©. Il aimait recevoir ses amis, dĂźner avec eux. Quand on allait le voir Ă Croisset, câĂ©tait un bonheur pour lui et il prĂ©parait la rĂ©ception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il Ă©tait grand mangeur, aimait la table fine et les choses dĂ©licates. Cette misanthropie attristĂ©e dont on a tant parlĂ© nâĂ©tait pas innĂ©e chez lui, mais venue peu Ă peu de la constatation permanente de la bĂȘtise, car son Ăąme Ă©tait naturellement joyeuse et son cĆur plein dâĂ©lans gĂ©nĂ©reux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincĂšrement, comme on vit avec le tempĂ©rament français, chez qui la mĂ©lancolie ne rend jamais lâallure dĂ©solĂ©e quâelle a chez certains Allemands et chez certains Anglais. Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, dâune longue et puissante passion ? Il lâeut, cette passion, jusquâĂ sa mort. Il avait donnĂ©, dĂšs sa jeunesse, tout son cĆur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodĂ©rĂ©e, exaltĂ©e, passant des nuits fiĂ©vreuses, comme les amants, frĂ©missant dâardeur, dĂ©faillant de fatigue aprĂšs ces heures dâamour Ă©puisant et violent, et repris, chaque matin, dĂšs le rĂ©veil, par le besoin de la bien-aimĂ©e. Un jour enfin, il tomba, foudroyĂ©, contre le pied de sa table de travail, tuĂ© par elle, la LittĂ©rature, tuĂ© comme tous les grands passionnĂ©s que dĂ©vore toujours leur passion. Guy De Maupassant. ⊠; il est probable quâil ne sâĂ©crit quâune seule prose, si lâon prend ce mot dans le sens lapidaire et dĂ©finitif oĂč lâentendait un Tite-Live ou un Salluste. Cette prose Ă©tait jadis, la prose latine ; aujourdâhui câest la nĂŽtre. InfĂ©rieurs dans la poĂ©sie aux subtils poĂštes anglais, initiĂ©s Ă la musique par les maĂźtres allemands, et aux arts plastiques par nos voisins du Midi, nous sommes les rois absolus de cette forme de la phrase Ă©crite. Et Gustave Flaubert, ce malade de littĂ©rature, aura du moins gagnĂ© Ă sa maladie dâavoir Ă©tĂ©, sa vie durant, un dĂ©positaire de cette royautĂ©, â et un dĂ©positaire qui nâa pas abdiquĂ©. ⊠La plupart des Ă©crivains pĂšchent par un excĂšs de confiance dans lâinfaillibilitĂ© de leur gĂ©nie. Flaubert aura pĂ©chĂ© par un excĂšs de dĂ©fiance envers le sien propre. Noble et fier dĂ©faut aprĂšs tout, car il dĂ©rive du plus magnifique des tourments quâil soit donnĂ© Ă lâhomme dâĂ©prouver le mal de la perfection. Paul Bourget Essais de Psychologie contemporaine, II, Plon, Ă©dit.. ⊠Lâauteur de Madame Bovary vaut mieux que ces Ă©clats dâadmiration banale. Sâil nâest pas de ceux qui laissent un vide en disparaissant » parce quâaprĂšs tout ceux-lĂ seuls vraiment en laissent un, qui sont frappĂ©s en pleine maturitĂ© de lâĂąge, en plein progrĂšs du talent, en pleines promesses dâavenir, il est de ceux du moins qui laissent aprĂšs eux, dans lâhistoire de la littĂ©rature dâun siĂšcle, une trace profondĂ©ment empreinte⊠Avant tout et par-dessus tout, Flaubert fut un artiste artiste par ses qualitĂ©s, artiste par ses dĂ©fauts⊠Car, il serait bien facile de le dĂ©montrer, ce que la plupart de nos romanciers savent le moins, quoi quâils en disent, ne vous y trompez pas câest leur mĂ©tier. Flaubert savait le sien, il le savait admirablement ; et non content de le savoir, il lâa vraiment enrichi, Ă©tendu et perfectionnĂ©. En ce sens â qui est le sens Ă©troit du mot â Flaubert est incontestablement un maĂźtre. Et puisquâon a si souvent rapprochĂ© son nom de celui de Balzac, il est maĂźtre Ă bien plus juste titre que lâauteur de la ComĂ©die humaine⊠Vous ne trouverez pas dans la littĂ©rature contemporaine beaucoup de pages dâune substance plus forte, ou dâun Ă©clat plus solide, ou dâune beautĂ© plus classique. Câest dommage seulement quâon nâen rencontre pas davantage, mĂȘme dans Madame Bovary On voit par quel concours de circonstances, par quel accord de qualitĂ©s, et sous lâempire de quelle inspiration subie » Madame Bovary est devenue ce quâelle est dans lâĆuvre de Flaubert, et ce quâon peut croire quâelle demeurera dans lâhistoire de la littĂ©rature contemporaine, un livre capital. Ferdinand BrunetiĂšre Le Roman naturaliste, Calman LĂ©vy, Ă©dit.. Il travailla comme un bĆuf. Sa patience, son courage, sa bonne foi, sa probitĂ© resteront Ă jamais exemplaires. Câest le plus consciencieux des Ă©crivains. Sa correspondance tĂ©moigne de la sincĂ©ritĂ©, de la continuitĂ© de ses efforts. Il faut admirer, il faut vĂ©nĂ©rer cet homme de beaucoup de foi, qui dĂ©pouilla par un travail obstinĂ© et par le zĂšle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice mĂ©thodique de sa vie entiĂšre. Anatole France La Vie littĂ©raire, II, Calman LĂ©vy, Ă©dit.. ⊠Je lâai dit, la publication de Madame Bovary fut un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. Le sujet du livre pourtant, lâintrigue, Ă©tait des moins romanesques. Mais il faut lire lâĆuvre toute palpitante de vie. Il y a des morceaux cĂ©lĂšbres, des morceaux qui sont devenus classiquesâŠToute lâĆuvre dâailleurs, jusquâaux moindres incidents, a un intĂ©rĂȘt poignant, un intĂ©rĂȘt nouveau, inconnu jusquâĂ ce livre, lâintĂ©rĂȘt du rĂ©el, du drame cĂŽtoyĂ© tous les jours. Cela nous prend aux entrailles avec une puissance invincible⊠Je lâai dit, le succĂšs de Madame Bovary fut foudroyant. Dâune semaine Ă lâautre, Gustave Flaubert fut connu, cĂ©lĂ©brĂ©, acclamĂ©. Il nây a pas dâautre exemple, dans ce siĂšcle, Ă notre Ă©poque oĂč vingt volumes rĂ©pandent Ă peine le nom dâun auteur, dâune rĂ©putation acquise ainsi du premier coup. Et ce nâĂ©tait pas seulement de la popularitĂ©, mais de la gloire. On le mettait au premier rang, Ă la tĂȘte des romanciers contemporains. Depuis vingt ans, il garde au front lâaurĂ©ole de ce triomphe. Ămile Zola Les Romanciers naturalistes, Fasquelle, Ă©dit.. ⊠Mme Bovary, lâimmortelle Mme Bovary, aussi immortelle que lâimmortel Homais, est le plus complet portrait de femme que je connaisse dans toute la littĂ©rature, y compris Shakespeare, y compris Balzac. Pour elle, Flaubert ne sâest pas contentĂ© de nous suggĂ©rer sa biographie ; il a fait sa biographie tout entiĂšre, minutieusement, patiemment, annĂ©e par annĂ©e, quelquefois jour par jour, avec le sentiment et lâintelligence Ă la fois de lâĂ©volution nĂ©cessaire dâun caractĂšre et de tous les changements successifs qui doivent arriver dans son Ă©tat, et du dĂ©nouement qui doit sâensuivre. Câest la vie entiĂšre dâune Ăąme qui se dĂ©roule sous nos yeux, avec la logique immanente qui prĂ©side aux dĂ©marches dâune Ăąme humaine. ⊠La composition du livre est une merveille. Lâauteur a trouvĂ© le moyen de nous faire vivre de la vie dâune petite ville sans que les mille tableaux oĂč il nous la montre empiĂ©tassent jamais sur le personnage principal et en dĂ©tournassent notre attention. Emma occupe toujours le centre du tableau, et nous ne cessons jamais de la voir et de la sentir prĂ©sente, mĂȘme quand on nous entretient de Tuvache ou de Binet. Lâarrangement de la scĂšne du comice agricole est Ă cet Ă©gard un chef-dâĆuvre⊠Flaubert est un des plus grands Ă©crivains de la littĂ©rature française. Il lâĂ©tait dâabord parce quâil Ă©tait douĂ©, et câest la grande raison ; il lâĂ©tait ensuite parce quâil voulait lâĂȘtre, et ce nâest pas une raison nĂ©gligeable. Personne ne semble avoir apportĂ© au travail du style un soin plus ardent et plus acharnĂ©. CâĂ©tait chez lui une obsession et cette obsession Ă©tait une torture. Avec grande raison, il avait horreur du style facile et lâon peut dire quâavec moins de raison peut-ĂȘtre, il avait dĂ©fiance du style naturel. ⊠Depuis la mort de Flaubert, sa renommĂ©e nâa fait que grandir, et elle semble ne devoir jamais ĂȘtre atteinte par le temps. Câest universellement admirĂ©, encore quâil le soit de diverses façons, comme il arrive toujours, et ici pour certaines de ses Ćuvres, et plus loin pour certaines autres, Ă lâexclusion ou au mĂ©pris de celles-lĂ . Ămile Faguet Flaubert, Les grands Ă©crivains français, Hachette, Ă©dit.. PROCĂS.[16] RĂQUISITOIRE. LE MINISTĂRE PUBLIC CONTRE GUSTAVE FLAUBERT. RĂQUISITOIRE DE M. LâAVOCAT IMPĂRIAL M. ERNEST PINARD. Messieurs, en abordant ce dĂ©bat, le ministĂšre public est en prĂ©sence dâune difficultĂ© quâil ne peut pas se dissimuler. Elle nâest pas dans la nature mĂȘme de la prĂ©vention offenses Ă la morale publique et Ă la religion, ce sont lĂ sans doute des expressions un peu vagues, un peu Ă©lastiques, quâil est nĂ©cessaire de prĂ©ciser. Mais enfin quand on parle Ă des esprits droits et pratiques, il est facile de sâentendre Ă cet Ă©gard, de distinguer si telle page dâun livre porte atteinte Ă la religion ou Ă la morale. La difficultĂ© nâest pas dans notre prĂ©vention, elle est plutĂŽt, elle est davantage dans lâĂ©tendue de lâĆuvre que vous avez Ă juger. Il sâagit dâun roman tout entier. Quand on soumet Ă votre apprĂ©ciation un article de journal, on voit tout de suite oĂč le dĂ©lit commence et oĂč il finit ; le ministĂšre public lit lâarticle et le soumet Ă votre apprĂ©ciation. Ici il ne sâagit pas dâun article de journal, mais dâun roman tout entier, qui commence le 1er octobre, finit le 15 dĂ©cembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation ? Quel est le rĂŽle du ministĂšre public ? Lire tout le roman ? Câest impossible. Dâun autre cĂŽtĂ©, ne lire que les textes incriminĂ©s, câest sâexposer Ă un reproche trĂšs fondĂ©. On pourrait nous dire si vous nâexposez pas le procĂšs dans toutes ses parties, si vous passez ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit les passages incriminĂ©s, il est Ă©vident que vous Ă©touffez le dĂ©bat en restreignant le terrain de la discussion. Pour Ă©viter ce double inconvĂ©nient, il nây a quâune marche Ă suivre, et la voici, câest de vous raconter dâabord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, dâincriminer en citant le texte, et enfin de rĂ©pondre aux objections qui pourraient sâĂ©lever contre le systĂšme gĂ©nĂ©ral de la prĂ©vention. Quel est le titre du roman ? Madame Bovary. Câest un titre qui ne dit rien par lui-mĂȘme. Il y en a un second entre parenthĂšses MĆurs de province. Câest encore lĂ un titre qui nâexplique pas la pensĂ©e de lâauteur, mais qui la fait pressentir. Lâauteur nâa pas voulu suivre tel ou tel systĂšme philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux ! ! ! Sans doute câest le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait le plus sĂ©rieux de lâĆuvre, qui illumine les autres peintures, câest Ă©videmment celui de Mme Bovary. Ici je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collĂšge, et il faut le dire, lâenfant annonce dĂ©jĂ ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsquâil arrive au collĂšge et quâon lui demande son nom, il commence par rĂ©pondre Charbovari. Il est si lourd quâil travaille sans avancer. Il nâest jamais le premier, il nâest jamais le dernier non plus de sa classe ; câest le type, sinon de la nullitĂ©, au moins de celui du ridicule au collĂšge. AprĂšs les Ă©tudes du collĂšge, il vint Ă©tudier la mĂ©decine Ă Rouen, dans une chambre au quatriĂšme, donnant sur la Seine[17], que sa mĂšre lui avait louĂ©e chez un teinturier de sa connaissance. Câest lĂ quâil fait ses Ă©tudes mĂ©dicales et quâil arrive petit Ă petit Ă conquĂ©rir, non pas le grade de docteur en mĂ©decine, mais celui dâofficier de santĂ©. Il frĂ©quentait les cabarets, il manquait le cours, mais il nâavait au demeurant dâautre passion que celle de jouer aux dominos. VoilĂ M. Bovary. Il va se marier. Sa mĂšre lui trouve une femme la veuve dâun huissier de Dieppe ; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour lâAmĂ©rique, et Mme Bovary jeune fut tellement frappĂ©e, tellement impressionnĂ©e par ce coup inattendu, quâelle en mourut. VoilĂ le premier mariage, voilĂ la premiĂšre scĂšne. M. Bovary, devenu veuf, songe Ă se remarier. Il interroge ses souvenirs ; il nâa pas besoin dâaller bien loin, il lui vient tout de suite Ă lâesprit la fille dâun fermier du voisinage qui avait singuliĂšrement excitĂ© les soupçons de Mme Bovary, Mlle Emma Rouault. Le fermier Rouault nâavait quâune fille, Ă©levĂ©e aux Ursulines de Rouen. Elle sâoccupait peu de la ferme ; son pĂšre dĂ©sirait la marier. Lâofficier de santĂ© se prĂ©sente, il nâest pas difficile sur la dot, et vous comprenez quâavec de telles dispositions de part et dâautre, les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes ; le plus aveugle des maris ; sa seule prĂ©occupation est de prĂ©venir les dĂ©sirs de sa femme. Ici le rĂŽle de M. Bovary sâefface ; celui de Mme Bovary devient lâĆuvre sĂ©rieuse du livre. Messieurs, Mme Bovary a-t-elle aimĂ© son mari ou cherchĂ© Ă lâaimer ? Non, et dĂšs le commencement il y eut ce quâon peut appeler la scĂšne de lâinitiation. Ă partir de ce moment, un autre horizon sâĂ©tale devant elle, une vie nouvelle lui apparaĂźt. Le propriĂ©taire du chĂąteau de la Vaubyessard avait donnĂ© une grande fĂȘte. On avait invitĂ© lâofficier de santĂ©, on avait invitĂ© sa femme, et lĂ il y eut pour elle comme une initiation Ă toutes les ardeurs de la voluptĂ© ! Elle avait aperçu le duc de LaverdiĂšre, qui avait eu des succĂšs Ă la cour ; elle avait valsĂ© avec un vicomte et Ă©prouvĂ© un trouble inconnu. Ă partir de ce moment, elle avait vĂ©cu dâune vie nouvelle, son mari, tout ce qui lâentourait, lui Ă©tait devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontrĂ© un fil de fer qui lui avait dĂ©chirĂ© le doigt ; câĂ©tait le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de lâarracher Ă lâennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientĂšle, et vint sâinstaller Ă Yonville. Câest ici que vient la scĂšne de la premiĂšre chute. Nous sommes Ă la seconde livraison. Mme Bovary arrive Ă Yonville, et lĂ , la premiĂšre personne quâelle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce nâest pas le notaire de lâendroit, câest lâunique clerc de ce notaire, LĂ©on Dupuis. Câest un tout jeune homme qui fait son droit et va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ© des visites du jeune clerc, mais Bovary est si naĂŻf quâil croit Ă la vertu de sa femme ; LĂ©on, inexpĂ©rimentĂ©, Ă©prouvait le mĂȘme sentiment. Il est parti, lâoccasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage dâYonville un M. Rodolphe Boulanger vous voyez que je raconte. CâĂ©tait un homme de trente-quatre ans, dâun tempĂ©rament brutal ; il avait eu beaucoup de succĂšs auprĂšs des conquĂȘtes faciles ; il avait alors pour maĂźtresse une actrice ; il aperçut Mme Bovary, elle Ă©tait jeune, charmante ; il rĂ©solut dâen faire sa maĂźtresse. La chose Ă©tait facile, il lui suffit de trois occasions. La premiĂšre fois il Ă©tait venu aux Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisiĂšme fois il lui avait fait faire une promenade Ă cheval que le mari avait jugĂ©e nĂ©cessaire Ă la santĂ© de sa femme ; et câest alors, dans une premiĂšre visite de la forĂȘt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au chĂąteau de Rodolphe, surtout dans le jardin de lâofficier de santĂ©. Les amants arrivent jusquâaux limites extrĂȘmes de la voluptĂ© ! Mme Bovary veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe nâose pas dire non, mais il lui Ă©crit une lettre oĂč il cherche Ă lui prouver, par beaucoup de raisons, quâil ne peut pas lâenlever. FoudroyĂ©e Ă la rĂ©ception de cette lettre, Mme Bovary a une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale Ă la suite de laquelle une fiĂšvre typhoĂŻde se dĂ©clare. La fiĂšvre tua lâamour, mais resta la malade. VoilĂ la deuxiĂšme scĂšne. Jâarrive Ă la troisiĂšme. La chute avec Rodolphe avait Ă©tĂ© suivie dâune rĂ©action religieuse, mais elle avait Ă©tĂ© courte ; Mme Bovary va tomber, de nouveau. Le mari avait jugĂ© le spectacle utile Ă la convalescence de sa femme, et il lâavait conduite Ă Rouen. Dans une loge, en face de celle quâoccupaient M. et Mme Bovary, se trouvait LĂ©on Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit Ă Paris, et qui en est revenu singuliĂšrement instruit, singuliĂšrement expĂ©rimentĂ©. Il va voir Mme Bovary ; il lui propose un rendez-vous. Mme Bovary lui indique la cathĂ©drale. LĂ©on lui propose de monter dans un fiacre. Elle rĂ©siste dâabord, mais LĂ©on lui dit que cela se fait ainsi Ă Paris et alors plus dâobstacle. La chute a lieu dans le fiacre ! Les rendez-vous se multiplient pour LĂ©on comme pour Rodolphe, chez lâofficier de santĂ© et puis dans une chambre quâon avait louĂ©e Ă Rouen. Enfin, elle arriva jusquâĂ la fatigue mĂȘme de ce second amour, et câest ici que commence la scĂšne de dĂ©tresse, câest la derniĂšre du roman. Mme Bovary avait prodiguĂ©, jetĂ© les cadeaux Ă la tĂȘte de Rodolphe et de LĂ©on, elle avait menĂ© une vie de luxe, et pour faire face Ă tant de dĂ©penses, elle avait souscrit de nombreux billets Ă ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration gĂ©nĂ©rale pour gĂ©rer le patrimoine commun, elle avait rencontrĂ© un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels nâĂ©tant pas payĂ©s Ă lâĂ©chĂ©ance, Ă©taient renouvelĂ©s sous le nom dâun compĂšre. Puis Ă©taient venus le papier timbrĂ©, les protĂȘts, les jugements, la saisie, et enfin lâaffiche de la vente du mobilier de M. Bovary qui ignorait tout. RĂ©duite aux plus cruelles extrĂ©mitĂ©s, Mme Bovary demande de lâargent Ă tout le monde et nâen obtient de personne. LĂ©on nâen a pas, et il recule Ă©pouvantĂ© Ă lâidĂ©e dâun crime quâon lui suggĂšre pour sâen procurer. Parcourant tous les degrĂ©s de lâhumiliation, Mme Bovary va chez Rodolphe ; elle ne rĂ©ussit pas ; Rodolphe nâa pas francs. Il ne lui reste plus quâune issue. De sâexcuser auprĂšs de son mari ? Non, de sâexpliquer avec lui ? Mais ce mari aurait la gĂ©nĂ©rositĂ© de lui pardonner, et câest lĂ une humiliation quâelle ne peut pas accepter elle sâempoisonne. Viennent alors des scĂšnes douloureuses. Le mari est lĂ , Ă cĂŽtĂ© du corps glacĂ© de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces. Il ordonne quâon lâen enveloppe et quâon enferme sa dĂ©pouille dans un triple cercueil. Un jour il ouvre le secrĂ©taire et il trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de LĂ©on. Vous croyez que lâamour va tomber alors ? Non, non, il sâexcite, au contraire, il sâexalte pour cette femme que dâautres ont possĂ©dĂ©e, en raison de ces souvenirs de voluptĂ© quâelle lui a laissĂ©s ; et dĂšs ce moment il nĂ©glige sa clientĂšle, sa famille, il laisse aller au vent les derniĂšres parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mĂšche de cheveux noirs. VoilĂ le roman ; je lâai racontĂ© tout entier en nâen supprimant aucune scĂšne. On lâappelle Madame Bovary ; vous pouvez lui donner un autre titre, et lâappeler avec justesse Histoire des adultĂšres dâune femme de province. Messieurs, la premiĂšre partie de ma tĂąche est remplie ; jâai racontĂ©, je vais citer, et aprĂšs les citations viendra lâincrimination qui porte sur deux dĂ©lits offense Ă la morale publique, offense Ă la morale religieuse. Lâoffense Ă la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, lâoffense Ă la morale religieuse, dans les images voluptueuses mĂȘlĂ©es aux choses sacrĂ©es. Jâarrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai Ă vous citer quatre scĂšnes, ou plutĂŽt quatre tableaux. La premiĂšre ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe, la seconde, la transition religieuse entre les deux adultĂšres ; la troisiĂšme, ce sera la chute avec LĂ©on, câest le deuxiĂšme adultĂšre, et enfin la quatriĂšme que je veux citer, câest la mort de Mme Bovary. Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son roman est un tableau, et il faut savoir Ă quelle Ă©cole il appartient, quelle est la couleur quâil emploie, et quel est le portrait de son hĂ©roĂŻne. La couleur gĂ©nĂ©rale de lâauteur, permettez-moi de vous le dire, câest la couleur lascive, avant, pendant et aprĂšs les chutes ! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. Ă cet Ăąge oĂč la jeune fille nâest pas formĂ©e, oĂč la femme ne peut pas sentir ces Ă©motions premiĂšres qui lui rĂ©vĂšlent un monde nouveau, elle se confesse. Quand elle allait Ă confesse », cette premiĂšre citation de la premiĂšre livraison est Ă la page 30 du numĂ©ro du 1er octobre[18], quand elle allait Ă confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s afin de rester lĂ plus longtemps, Ă genoux dans lâombre, les mains jointes, le visage Ă la grille sous le chuchotement du prĂȘtre. Les comparaisons de fiancĂ©, dâĂ©poux, dâamant cĂ©leste et de mariage Ă©ternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de lâĂąme des douceurs inattendues. » Est-ce quâil est naturel quâune petite fille invente de petits pĂ©chĂ©s, quand on sait que pour un enfant ce sont les plus petits pĂ©chĂ©s quâon a le plus de peine Ă dire ? Et puis Ă cet Ăąge-lĂ , quand une petite fille nâest pas formĂ©e, la montrer inventant de petits pĂ©chĂ©s dans lâombre, sous le chuchotement du prĂȘtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancĂ©, dâĂ©poux, dâamant cĂ©leste et de mariage Ă©ternel, qui lui faisaient Ă©prouver comme un frisson de voluptĂ©, nâest-ce pas faire ce que jâai appelĂ© une peinture lascive ? Voulez-vous Mme Bovary dans ses moindres actes, Ă lâĂ©tat libre, sans lâamant, sans la faute. Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariĂ©e qui ne laissait rien dĂ©couvrir oĂč lâon put deviner quelque chose, il y a lĂ dĂ©jĂ un tour de phrase plus quâĂ©quivoque, mais voulez-vous savoir comment Ă©tait le mari ? Ce mari du lendemain que lâon eĂ»t pris pour la vierge de la veille » et cette mariĂ©e qui ne laissait rien dĂ©couvrir oĂč lâon pĂ»t deviner quelque chose. » Ce mari p. 29[19] qui se lĂšve et part le cĆur plein des fĂ©licitĂ©s de la nuit, lâesprit tranquille, la chair contente », sâen allant ruminant son bonheur comme ceux qui mĂąchent encore aprĂšs le dĂźner le goĂ»t des truffes quâils digĂšrent ». Je tiens, messieurs, Ă vous prĂ©ciser le cachet de lâĆuvre littĂ©raire de M. Flaubert, et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent dire beaucoup de choses, et ces traits ne lui coĂ»tent rien. Et puis, au chĂąteau de la Vaubyessard, savez-vous ce qui attire les regards de cette jeune femme, ce qui frappe le plus ? CâĂ©tait toujours la mĂȘme chose, câest le duc de LaverdiĂšre, amant, disait-on, de Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun, » et sur lequel les yeux dâEmma revenaient dâeux-mĂȘmes, comme sur quelque chose dâextraordinaire et dâauguste il avait vĂ©cu Ă la cour et couchĂ© dans le lit des reines ! » Ce nâest lĂ quâune parenthĂšse historique, dira-t-on ? Triste et inutile parenthĂšse ! Lâhistoire a pu donner des soupçons mais non donner le droit de les Ă©riger en certitude. Lâhistoire a parlĂ© du collier dans tous les romans, lâhistoire a parlĂ© de mille choses, mais ce ne sont lĂ que des soupçons, et, je le rĂ©pĂšte, je ne sache pas quâelle ait autorisĂ© Ă transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-Antoinette est morte avec la dignitĂ© dâune souveraine et le calme dâune chrĂ©tienne, ce sang versĂ© pourrait effacer des fautes, Ă plus forte raison des soupçons. Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin dâune image frappante pour peindre son hĂ©roĂŻne, et il a pris celle-lĂ pour exprimer tout Ă la fois et les instincts pervers et lâambition de Mme Bovary ! Mme Bovary doit trĂšs bien valser, et la voici valsant Ils commencĂšrent lentement, puis allĂšrent plus vite. Ils tournaient ; tout tournait autour dâeux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprĂšs des portes, la robe dâEmma par le bas sâĂ©riflait au pantalon ; leurs jambes entraient lâune dans lâautre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle sâarrĂȘta. Ils repartirent, et, dâun mouvement plus rapide, le vicomte lâentraĂźnant, disparut avec elle, jusquâau bout de la galerie oĂč, haletante, elle faillit tomber, et un instant, sâappuya la tĂȘte sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit Ă sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. » Je sais bien quâon valse un peu de cette maniĂšre, mais cela nâest pas plus moral ! Prenez Mme Bovary dans les actes les plus simples, câest toujours le mĂȘme coup de pinceau, il est Ă toutes les pages. Aussi Justin, le domestique du pharmacien voisin, a-t-il des Ă©merveillements subits quand il est initiĂ© dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse admiration jusquâĂ la cuisine. Le coude sur la longue planche oĂč elle FĂ©licitĂ©, la femme de chambre repassait, il considĂ©rait avidement toutes ces affaires de femmes Ă©talĂ©es autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons Ă coulisse, vastes de hanches et qui se rĂ©trĂ©cissaient vers le bas. â Ă quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon, en passant la main sur la crinoline ou les agrafes. â Tu nâas donc jamais rien vu ? rĂ©pondait en riant FĂ©licitĂ©. » Aussi le mari se demande-t-il, en prĂ©sence de sa femme sentant frais, si lâodeur vient de la peau ou de la chemise. Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, Ă ne savoir mĂȘme dâoĂč venait cette odeur, ou si ce nâĂ©tait pas la femme qui parfumait la chemise. » Assez de citations de dĂ©tail ! Vous connaissez maintenant la physionomie de Mme Bovary au repos, quand elle ne rencontre personne, quand elle ne pĂšche pas, quand elle est encore complĂštement innocente, quand, au retour dâun rendez-vous, elle nâest pas encore Ă cĂŽtĂ© dâun mari quâelle dĂ©teste ; vous connaissez maintenant la couleur gĂ©nĂ©rale du tableau, la physionomie gĂ©nĂ©rale de Mme Bovary. Lâauteur a mis le plus grand soin, employĂ© tous les prestiges de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayĂ© de la montrer du cĂŽtĂ© de lâintelligence ? Jamais. Du cĂŽtĂ© du cĆur ? Pas davantage. Du cĂŽtĂ© de lâesprit ? Non. Du cĂŽtĂ© de la beautĂ© physique ? Pas mĂȘme. Oh ! je sais bien quâil y a des portraits de Mme Bovary aprĂšs lâadultĂšre des plus Ă©tincelants ; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beautĂ© de Mme Bovary est dâune beautĂ© provocante. Jâarrive maintenant aux quatre citations importantes ; je nâen ferai que quatre ; je tiens Ă restreindre mon cadre. Jâai dit que la premiĂšre serait sur les amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisiĂšme sur les amours de LĂ©on, la quatriĂšme sur la mort. Voyons la premiĂšre. Mme Bovary est prĂšs de la chute, prĂšs de succomber. La mĂ©diocritĂ© domestique la poussait Ă des fantaisies luxueuses, les tendresses matrimoniales en des dĂ©sirs adultĂšres, » ⊠elle se maudit de nâavoir pas aimĂ© LĂ©on, elle eut soif de ses lĂšvres. » Quâest-ce qui a sĂ©duit Rodolphe et lâa prĂ©parĂ© ? Le gonflement de lâĂ©toffe de la robe de Mme Bovary qui sâest crevĂ©e de place en place selon les inflexions du corsage ! Rodolphe a amenĂ© son domestique chez Bovary pour le faire soigner. Le domestique va se trouver mal, Mme Bovary tient la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement quâelle fit en sâinclinant, sa robe sâĂ©vasa autour dâelle sur les carreaux de la salle ; et comme Emma, baissĂ©e, chancelait un peu en Ă©cartant les bras, le gonflement de lâĂ©toffe se crevait de place en place selon les inflexions du corsage. » Aussi voici la rĂ©flexion de Rodolphe Il revoyait Emma dans la salle, habillĂ©e comme il lâavait vue, et il la dĂ©shabillait. » Page 417[20]. Câest le premier jour oĂč ils se parlent. Ils se regardaient, un dĂ©sir suprĂȘme faisait frissonner leurs lĂšvres sĂšches, et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. » Ce sont lĂ les prĂ©liminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-mĂȘme. Quand le costume fut prĂȘt, Charles Ă©crivit Ă M. Boulanger que sa femme Ă©tait Ă sa disposition et quâil comptait sur sa complaisance. Le lendemain Ă midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maĂźtre ; lâun portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim. » Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle nâen avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmĂ©e de sa tournure, lorsquâil apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc⊠DĂšs quâil sentit la terre, le cheval dâEmma prit le galop, Rodolphe galopait Ă cĂŽtĂ© dâelle. » Les voilĂ dans la forĂȘt. Il lâentraĂźna plus loin, autour dâun petit Ă©tang oĂč des lentilles dâeau faisaient une verdure sur les ondes⊠Jâai tort, jâai tort, jâai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre. â Pourquoi ? Emma ! Emma ! â Ă Rodolphe !⊠fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son Ă©paule. Le drap de sa robe sâaccrochait au velours de lâhabit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonfla dâun soupir ; et dĂ©faillante, tout en pleurs, avec un long frĂ©missement et se cachant la figure, elle sâabandonna. » Lorsquâelle se fut relevĂ©e, lorsque aprĂšs avoir secouĂ© les fatigues de la voluptĂ©, elle rentra au foyer domestique, Ă ce foyer oĂč elle devait trouver un mari qui lâadorait, aprĂšs sa premiĂšre faute, aprĂšs ce premier adultĂšre, aprĂšs cette premiĂšre chute, est-ce le remords, le sentiment du remords quâelle Ă©prouva, au regard de ce mari trompĂ© qui lâadorait ? Non ! le front haut, elle rentra en glorifiant lâadultĂšre. En sâapercevant dans la glace, elle sâĂ©tonna de son visage. Jamais elle nâavait eu les yeux si grands, si noirs, ni dâune telle profondeur. Quelque chose de subtil Ă©pandu sur sa personne la transfigurait. Elle se rĂ©pĂ©tait Jâai un amant ! un amant ! se dĂ©lectant Ă cette idĂ©e comme Ă celle dâune autre pubertĂ© qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin possĂ©der ces plaisirs de lâamour, cette fiĂšvre de bonheur dont elle avait dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, oĂč tout serait passion, extase, dĂ©lire⊠» Ainsi, dĂšs cette premiĂšre faute, dĂšs cette premiĂšre chute, elle fait la glorification de lâadultĂšre, elle chante le cantique de lâadultĂšre, sa poĂ©sie, ses voluptĂ©s. VoilĂ , messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-mĂȘme ! Messieurs, tout est pĂąle devant cette glorification de lâadultĂšre, mĂȘme les rendez-vous de nuit, quelques jours aprĂšs. Pour lâavertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignĂ©e de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il nâen finissait pas. Elle se dĂ©vorait dâimpatience ; si ses yeux lâavaient pu, ils lâeussent fait sauter par les fenĂȘtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait Ă lire fort tranquillement, comme si la lecture lâeĂ»t amusĂ©e. Mais Charles qui Ă©tait au lit, lâappelait pour se coucher. â Viens donc, Emma, disait-il, il est temps. â Oui, jây vais ! rĂ©pondait-elle. Cependant, comme les bougies lâĂ©blouissaient, il se tournait vers le mur et sâendormait. Elle sâĂ©chappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, dĂ©shabillĂ©e. Rodolphe avait un grand manteau ; il lâen enveloppait tout entiĂšre, et, passant le bras autour de sa taille, il lâentraĂźnait sans parler jusquâau fond du jardin. CâĂ©tait sous la tonnelle, sur ce mĂȘme banc de bĂątons pourris oĂč autrefois LĂ©on la regardait si amoureusement durant les soirĂ©es dâĂ©tĂ© ! elle ne pensait guĂšre Ă lui, maintenant. Le froid de la nuit les faisait sâĂ©treindre davantage, les soupirs de leurs lĂšvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, quâils entrevoyaient Ă peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur Ăąme avec une sonoritĂ© cristalline et qui sây rĂ©percutaient en vibrations multipliĂ©es. » Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif ? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif ? Ăcoutez encore Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle quâĂ cette Ă©poque ; elle avait cette indĂ©finissable beautĂ© qui rĂ©sulte de la joie, de lâenthousiasme, du succĂšs, et qui nâest que lâharmonie du tempĂ©rament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, lâexpĂ©rience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, lâavaient par gradations, dĂ©veloppĂ©e, et elle sâĂ©panouissait enfin dans la plĂ©nitude de sa nature. Ses paupiĂšres semblaient taillĂ©es tout exprĂšs pour ses longs regards amoureux oĂč la prunelle se perdait, tandis quâun souffle fort Ă©cartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lĂšvres, quâombrageait Ă la lumiĂšre un peu de duvet noir. On eĂ»t dit quâun artiste habile en corruptions avait disposĂ© sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils sâenroulaient en une masse lourde, nĂ©gligemment, et selon les hasards de lâadultĂšre qui les dĂ©nouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pĂ©nĂ©trait se dĂ©gageait mĂȘme des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait dĂ©licieuse et tout irrĂ©sistible. » Jusquâici la beautĂ© de cette femme avait consistĂ© dans sa grĂące, dans sa tournure, dans ses vĂȘtements ; enfin elle vient de vous ĂȘtre montrĂ©e sans voile, et vous pouvez dire si lâadultĂšre ne lâa pas embellie. â EmmĂšne-moi ! sâĂ©cria-t-elle. EnlĂšve-moi !⊠oh ! je tâen supplie ! Et elle se prĂ©cipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui sâexhalait dans un baiser. » VoilĂ un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme sâĂ©largissent ! comme quelque chose de ravissant est Ă©pandu sur elle, depuis sa chute ! sa beautĂ© a-t-elle jamais Ă©tĂ© aussi Ă©clatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute ? Ce que lâauteur nous montre, câest la poĂ©sie de lâadultĂšre, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas dâune immoralitĂ© profonde ! ! ! Jâarrive Ă la seconde situation. La seconde situation est une transition religieuse, Mme Bovary avait Ă©tĂ© trĂšs malade, aux portes du tombeau. Elle revient Ă la vie, sa convalescence est signalĂ©e par une petite transition religieuse. M. Bournisien câĂ©tait le curĂ© venait la voir. Il sâenquĂ©rait de sa santĂ©, lui apportait des nouvelles et lâexhortait Ă la religion dans un petit bavardage cĂąlin, qui ne manquait pas dâagrĂ©ment. La vue seule de sa soutane la rĂ©confortait. » Enfin elle va faire la communion. Je nâaime pas beaucoup Ă rencontrer des choses saintes dans un roman, mais au moins quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultĂšre qui va Ă la communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante ? Non, non, câest toujours la femme passionnĂ©e qui cherche des illusions et qui les cherche dans les choses les plus saintes, les plus augustes. Un jour quâau plus fort de sa maladie elle sâĂ©tait crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et Ă mesure que lâon faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que lâon disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops, et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allĂ©gĂ©e ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre montant vers Dieu, allait sâanĂ©antir dans cet amour, comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. » Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressĂ©es Ă lâamant dans les Ă©panchements de lâadultĂšre ? Sans doute on parlera de la couleur locale, et on sâexcusera en disant quâune femme vaporeuse, romanesque, ne fait, pas mĂȘme en religion, les choses comme tout le monde. Il nây a pas de couleur locale qui excuse ce mĂ©lange ! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle femme, mĂȘme dans dâautres rĂ©gions, mĂȘme sous le ciel dâEspagne ou dâItalie, ne murmure Ă Dieu les caresses adultĂšres quâelle donnait Ă lâamant. Vous apprĂ©cierez ce langage, messieurs, et vous nâexcuserez pas ces paroles de lâadultĂšre introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la divinitĂ© ! VoilĂ la seconde situation, jâarrive Ă la troisiĂšme, câest la sĂ©rie des adultĂšres. AprĂšs la transition religieuse, Mme Bovary est encore prĂȘte Ă tomber. Elle va au spectacle Ă Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor. Emma fit un retour sur elle-mĂȘme. Ah ! si dans la fraĂźcheur de sa beautĂ©, avant les souillures du mariage et les dĂ©sillusions de lâadultĂšre il y en a qui auraient dit les dĂ©sillusions du mariage et les souillures de lâadultĂšre, avant les souillures du mariage et les dĂ©sillusions de lâadultĂšre, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cĆur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptĂ©s et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue dâune fĂ©licitĂ© si haute. » En voyant Lagardy sur la scĂšne, elle eut envie de courir dans ses bras pour se rĂ©fugier en sa force, comme dans lâincarnation de lâamour mĂȘme, et de lui dire, de sâĂ©crier EnlĂšve-moi, emmĂšne-moi, partons ! Ă toi, Ă toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rĂȘves ! » LĂ©on Ă©tait derriĂšre elle. Il se tenait derriĂšre elle, sâappuyant de lâĂ©paule contre la cloison ; et de temps Ă autre elle se sentait frissonner sous le souffle tiĂšde de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. » On vous a parlĂ© tout Ă lâheure des souillures du mariage ; on va vous montrer encore lâadultĂšre dans toute sa poĂ©sie, dans ses ineffables sĂ©ductions. Jâai dit quâon aurait dĂ» au moins modifier les expressions et dire les dĂ©sillusions du mariage et les souillures de lâadultĂšre. Bien souvent quand on sâest mariĂ©, au lieu du bonheur sans nuages quâon sâĂ©tait promis, on rencontre les sacrifices, les amertumes. Le mot dĂ©sillusion peut donc ĂȘtre justifiĂ©, celui de souillure ne saurait lâĂȘtre. LĂ©on et Emma se sont donnĂ© rendez-vous Ă la cathĂ©drale. Ils la visitent, ou ils ne la visitent pas. Ils sortent. Un gamin polissonnait sur le parvis. â Va me chercher un fiacre ! lui crie LĂ©on. Lâenfant partit comme une balle⊠â Ah ! LĂ©on !⊠vraiment !⊠je ne sais⊠si je dois⊠! et elle minaudait. Puis dâun air sĂ©rieux Câest trĂšs inconvenant, savez-vous ? â En quoi ? rĂ©pliqua le clerc, cela se fait Ă Paris. Et cette parole, comme un irrĂ©sistible argument, la dĂ©termina. » Nous savons maintenant, messieurs, que la chute nâa pas lieu dans le fiacre. Par un scrupule qui lâhonore, le rĂ©dacteur de la Revue a supprimĂ© le passage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous laisse pĂ©nĂ©trer dans la chambre oĂč se donnent les rendez-vous. Emma veut partir, car elle avait donnĂ© sa parole quâelle reviendrait le soir mĂȘme. Dâailleurs, Charles lâattendait ; et dĂ©jĂ elle se sentait au cĆur cette lĂąche docilitĂ© qui est pour bien des femmes comme le chĂątiment tout Ă la fois et la rançon de lâadultĂšre⊠» LĂ©on, sur le trottoir, continuait Ă marcher, elle le suivait jusquâĂ lâhĂŽtel ; il montait ; il ouvrait la porte ; entrait. Quelle Ă©treinte ! Puis les paroles aprĂšs les baisers se prĂ©cipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiĂ©tudes pour les lettres ; mais Ă prĂ©sent tout sâoubliait, et ils se regardaient face Ă face, avec des rires de voluptĂ© et des appellations de tendresse. Le lit Ă©tait un grand lit dâacajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet Ă©vasĂ©, â et rien au monde nâĂ©tait beau comme sa tĂȘte brune et sa peau blanche, se dĂ©tachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains. Le tiĂšde appartement, avec son tapis discret, ses ornements folĂątres et sa lumiĂšre tranquille, semblait tout commode pour les intimitĂ©s de la passion. » VoilĂ ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage trĂšs important â comme peinture lascive ! Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaietĂ© malgrĂ© sa splendeur un peu fanĂ©e ! Ils retrouvaient toujours les meubles Ă leur place, et parfois des Ă©pingles Ă cheveux quâelle avait oubliĂ©es, lâautre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils dĂ©jeunaient au coin du feu, sur un petit guĂ©ridon incrustĂ© de palissandre. Emma dĂ©coupait, lui mettait les morceaux dans son assiette en dĂ©bitant toutes sortes de chatteries, et elle riait dâun rire sonore et libertin, quand la mousse du vin de Champagne dĂ©bordait du verre lĂ©ger sur les bagues de ses doigts. Ils Ă©taient si complĂštement perdus dans la possession dâeux-mĂȘmes, quâils se croyaient lĂ dans leur maison particuliĂšre, et devant y vivre jusquâĂ la mort, comme deux Ă©ternels jeunes Ă©poux. Ils disaient notre chambre, nos tapis, nos fauteuils, mĂȘme elle disait mes pantoufles, un cadeau de LĂ©on, une fantaisie quâelle avait eue. CâĂ©taient des pantoufles en satin rose, bordĂ©es de cygne. Quand elle sâasseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en lâair, et la mignarde chaussure, qui nâavait pas de quartier, tenait seulement par les orteils Ă son pied nu. Il savourait pour la premiĂšre fois, et dans lâexercice de lâamour, lâinexprimable dĂ©licatesse des Ă©lĂ©gances fĂ©minines. Jamais il nâavait rencontrĂ© cette grĂące de langage, cette rĂ©serve du vĂȘtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait lâexaltation de son Ăąme et les dentelles de sa jupe. Dâailleurs, nâĂ©tait-ce pas une femme du monde, et une femme mariĂ©e ? une vraie maĂźtresse, enfin ? » VoilĂ , messieurs, une description qui ne laissera rien Ă dĂ©sirer, jâespĂšre, au point de vue de la prĂ©vention ! En voici une autre ou plutĂŽt voici la continuation de la mĂȘme scĂšne Elle avait des paroles qui lâenflammaient avec des baisers qui lui emportaient lâĂąme. OĂč donc avait-elle appris ces caresses presque immatĂ©rielles, Ă force dâĂȘtre profondes et dissimulĂ©es ? » Oh ! je comprends bien, messieurs, le dĂ©goĂ»t que lui inspirait ce mari qui voulait lâembrasser Ă son retour, je comprends Ă merveille que lorsque des rendez-vous de cette espĂšce avaient lieu, elle sentit avec horreur, la nuit, contre sa chair, cet homme Ă©tendu qui dormait ». Ce nâest pas tout, Ă la page 73[21], il est un dernier tableau que je ne veux pas omettre ; elle Ă©tait arrivĂ©e jusquâĂ la fatigue de la voluptĂ©. Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle sâavouait ne rien sentir dâextraordinaire. Mais cette dĂ©ception sâeffaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait Ă lui plus enflammĂ©e, plus haletante, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait dâun seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements ; â et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle sâabattait contre sa poitrine, avec un long frisson. » Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rapport du talent, mais une peinture exĂ©crable au point de vue de la morale. Oui, M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de lâart, mais sans les mĂ©nagements de lâart. Chez lui point de gaze, point de voiles, câest la nature dans toute sa nuditĂ©, dans toute sa cruditĂ© ! Encore une citation de la page 78[22] ; Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de possession qui en centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui quâil Ă©tait fatiguĂ© dâelle. Emma retrouvait dans lâadultĂšre toutes les platitudes du mariage. » Platitudes du mariage, poĂ©sie de lâadultĂšre ! TantĂŽt câest la souillure du mariage, tantĂŽt ce sont ses platitudes, mais câest toujours la poĂ©sie de lâadultĂšre. VoilĂ , messieurs, les situations que M. Flaubert aime Ă peindre, et malheureusement il ne les peint que trop bien. Jâai racontĂ© trois scĂšnes la scĂšne avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute dans la forĂȘt, la glorification de lâadultĂšre, et cette femme dont la beautĂ© devient plus grande avec cette poĂ©sie. Jâai parlĂ© de la transition religieuse, et vous y avez vu la priĂšre emprunter Ă lâadultĂšre son langage. Jâai parlĂ© de la seconde chute, je vous ai dĂ©roulĂ© les scĂšnes qui se passent avec LĂ©on⊠Je vous ai montrĂ© la scĂšne du fiacre â supprimĂ©e â mais je vous ai montrĂ© le tableau de la chambre et du lit. Maintenant que nous croyons nos convictions faites, arrivons Ă la derniĂšre scĂšne Ă celle du supplice. Des coupures nombreuses y ont Ă©tĂ© faites, Ă ce quâil paraĂźt, par la Revue de Paris. Voici en quels termes M. Flaubert sâen plaint Des considĂ©rations que je nâai pas Ă apprĂ©cier ont contraint la Revue de Paris Ă faire une suppression dans le numĂ©ro du 1er dĂ©cembre. Ses scrupules sâĂ©tant renouvelĂ©s Ă lâoccasion du prĂ©sent numĂ©ro, elle a jugĂ© convenable dâenlever encore plusieurs passages. En consĂ©quence, je dĂ©clare dĂ©nier la responsabilitĂ© des lignes qui suivent ; le lecteur est donc priĂ© de nây voir que des fragments et non pas un ensemble. » Passons donc sur ces fragments et arrivons Ă la mort. Elle sâempoisonne. Elle sâempoisonne, pourquoi ? Ah ! câest bien peu de chose la mort, pensa-t-elle, je vais mâendormir et tout sera fini. » Puis, sans un remords, sans un aveu, sans une larme de repentir sur ce suicide qui sâachĂšve et les adultĂšres de la veille, elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, dans sa pensĂ©e de tout Ă lâheure, elle va au nĂ©ant ? Pourquoi, quand il nây a pas une larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime dâincrĂ©dulitĂ©, sur son suicide, sur ses adultĂšres ? AprĂšs cette scĂšne, vient celle de lâextrĂȘme-onction. Ce sont des paroles saintes et sacrĂ©es pour tous. Câest avec ces paroles-lĂ que nous avons endormi nos aĂŻeux, nos pĂšres ou nos proches, et câest avec elles quâun jour nos enfants nous endormiront. Quand on veut les reproduire, il faut le faire exactement ; il ne faut pas du moins les accompagner dâune image voluptueuse sur la vie passĂ©e. Vous le savez, le prĂȘtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles, sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques quidquid per pedes, per aures, per pectus etc., toujours suivies des mots misericordia, pĂ©chĂ© dâun cĂŽtĂ©, misĂ©ricorde de lâautre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles saintes et sacrĂ©es ; si vous ne les reproduisez pas exactement, au moins nây mettez rien de voluptueux. Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie Ă voir tout Ă coup lâĂ©tole violette, sans doute retrouvant au milieu dâun apaisement extraordinaire la voluptĂ© perdue de ses premiers Ă©panchements mystiques, avec des visions de bĂ©atitude Ă©ternelle qui commençaient. Le prĂȘtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelquâun qui a soif, et collant ses lĂšvres sur le corps de lâHomme-Dieu, elle y dĂ©posa de toute sa force expirante le plus grand baiser dâamour quâelle eĂ»t jamais donnĂ©. Ensuite il rĂ©cita le Misereatur et lâIndulgentiam, trempa son pouce droit dans lâhuile et commença les onctions dâabord sur les yeux, qui avaient tant convoitĂ© toutes les somptuositĂ©s terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tiĂšdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche qui sâĂ©tait ouverte pour le mensonge, qui avait gĂ©mi dâorgueil et criĂ© dans la luxure ; puis sur les mains, qui se plaisaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait Ă lâassouvissement de ses dĂ©sirs, et qui maintenant ne marchaient plus. » Maintenant, il y a les priĂšres des agonisants que le prĂȘtre rĂ©cite tout bas, oĂč Ă chaque verset se trouvent les mots Ăme chrĂ©tienne, partez pour une rĂ©gion plus haute. » On les murmure au moment oĂč le dernier souffle du mourant sâĂ©chappe de ses lĂšvres. Le prĂȘtre les rĂ©cite, etc. Ă mesure que le rĂąle devenait plus fort, lâecclĂ©siastique prĂ©cipitait ses oraisons ; elles se mĂȘlaient aux sanglots Ă©touffĂ©s de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaĂźtre dans le sourd murmure des syllabes latines qui tintaient comme un glas lugubre. » Lâauteur a jugĂ© Ă propos dâalterner ces paroles, de leur faire une sorte de rĂ©plique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson dont les paroles profanes sont une sorte de rĂ©ponse aux priĂšres des agonisants. Tout Ă coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frĂŽlement dâun bĂąton, et une voix sâĂ©leva, une voix rauque, qui chantait Souvent la chaleur dâun beau jour Fait rĂȘver fillette Ă lâamour. Il souffla bien fort ce jour-lĂ , Et le jupon court sâenvola. » Câest Ă ce moment que Mme Bovary meurt. Ainsi voilĂ le tableau dâun cĂŽtĂ©, le prĂȘtre qui rĂ©cite la priĂšre des agonisants ; de lâautre, le joueur dâorgue, qui excite chez la mourante un rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©, croyant voir la face hideuse du misĂ©rable qui se dressait dans les tĂ©nĂšbres Ă©ternelles comme un Ă©pouvantement⊠; une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous sâapprochĂšrent. Elle nâexistait plus. » Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose quâil faut respecter par-dessus tout, câest le cadavre que lâĂąme a quittĂ©. Quand le mari est lĂ , Ă genoux, pleurant sa femme, quand il a Ă©tendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrĂȘtĂ©, et câest le moment oĂč M. Flaubert donne le dernier coup de pinceau Le drap se creusait depuis ses seins jusquâĂ ses genoux, se relevant ensuite Ă la pointe des orteils. » VoilĂ la scĂšne de la mort. Je lâai abrĂ©gĂ©e, je lâai groupĂ©e en quelque sorte. Câest Ă vous de juger, et dâapprĂ©cier si câest lĂ le mĂ©lange du sacrĂ© au profane, ou si ce ne serait plutĂŽt le mĂ©lange du sacrĂ© au voluptueux. Jâai racontĂ© le roman, je lâai incriminĂ© ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui quâil rĂ©alise sans les mĂ©nagements de lâart, mais avec toutes les ressources de lâart, câest le genre descriptif, la peinture rĂ©aliste. Voyez jusquâĂ quelle limite il arrive. DerniĂšrement un numĂ©ro de lâArtiste, me tombait sous la main ; il ne sâagit pas dâincriminer lâArtiste, mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission de vous citer les quelques lignes de lâĂ©crit qui nâengagent en rien lâĂ©crit poursuivi contre M. Flaubert, et jây voyais Ă quel degrĂ© M. Flaubert excelle dans la peinture ; il aime Ă peindre les tentations auxquelles a succombĂ© Mme Bovary. Eh bien ! je trouve un modĂšle du genre dans les quelques lignes qui suivent de lâArtiste du mois de janvier, signĂ©es Gustave Flaubert sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu ! câest un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas quâil soit possible de donner plus de vivacitĂ© Ă lâimage, plus de trait Ă la peinture. Apollinaire[23] Ă saint Antoine â Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraĂźchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps sâenfoncer comme dans une onde dans la chair douce des femmes pĂąmĂ©es ? » Eh bien ! câest la mĂȘme couleur, la mĂȘme Ă©nergie de pinceau, la mĂȘme vivacitĂ© dâexpressions ! Il faut se rĂ©sumer. Jâai analysĂ© le livre, jâai racontĂ©, sans oublier une page ; jâai incriminĂ© ensuite, câĂ©tait la seconde partie de ma tĂąche ; jâai prĂ©cisĂ© quelques portraits, jâai montrĂ© Mme Bovary au repos, vis-Ă -vis de son mari, vis-Ă -vis de ceux quâelle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs lascives de ce portrait. Puis jâai analysĂ© quelques grandes scĂšnes la chute avec Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec LĂ©on, la scĂšne de la mort, et dans toutes jâai trouvĂ© le double dĂ©lit dâoffense Ă la morale publique et Ă la religion. Je nâai besoin que de deux scĂšnes lâoutrage Ă la morale, est-ce que vous ne le verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans cette glorification de lâadultĂšre ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce qui se passe avec LĂ©on ? Et puis, lâoutrage Ă la morale religieuse, je le trouve dans le trait sur la confession, page 30[24] de la premiĂšre livraison, numĂ©ro du 1er octobre, dans la transition religieuse, page 548[25] et 550[26] du 15 novembre ; et enfin dans la derniĂšre scĂšne de la mort. Vous avez devant vous, messieurs, trois inculpĂ©s M. Flaubert, lâauteur du livre ; M. Pichat qui lâa accueilli, et M. Pillet qui lâa imprimĂ©. En cette matiĂšre, il nây a pas de dĂ©lit sans publicitĂ©, et tous ceux qui ont concouru Ă la publicitĂ© doivent ĂȘtre Ă©galement atteints. Mais, nous nous hĂątons de le dire, le gĂ©rant de la Revue et lâimprimeur ne sont quâen seconde ligne. Le principal prĂ©venu, câest lâauteur, câest M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rĂ©daction, proteste contre la suppression qui est faite Ă son Ćuvre. AprĂšs lui, vient au second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette suppression quâil a faite, mais de celles quâil aurait dĂ» faire, et enfin vient en derniĂšre ligne lâimprimeur, qui est une sentinelle avancĂ©e contre le scandale. M. Pillet, dâailleurs, est un homme honorable contre lequel je nâai rien Ă dire. Nous ne vous demandons quâune chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs doivent lire ; quand ils nâont pas lu ou fait lire, câest Ă leurs risques et pĂ©rils quâils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines ; ils ont un privilĂšge, ils prĂȘtent serment, ils sont dans une situation spĂ©ciale, ils sont responsables. Encore une fois, ils sont, si vous me permettez lâexpression, comme des sentinelles avancĂ©es ; sâils laissent passer le dĂ©lit, câest comme sâils laissaient passer lâennemi. AttĂ©nuez la peine autant que vous voudrez vis-Ă -vis de Pillet ; soyez mĂȘme indulgents vis-Ă -vis du gĂ©rant de la Revue ; quant Ă Flaubert, le principal coupable, câest Ă lui que vous devez rĂ©server vos sĂ©vĂ©ritĂ©s ! Ma tĂąche est remplie, il faut attendre les objections ou les prĂ©venir. On nous dira comme objection gĂ©nĂ©rale mais aprĂšs tout, le roman est moral au fond, puisque lâadultĂšre est puni ? Ă cette objection, deux rĂ©ponses je suppose lâĆuvre morale, par hypothĂšse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier des dĂ©tails lascifs qui peuvent sây trouver. Et puis je dis lâĆuvre au fond nâest pas morale. Je dis, messieurs, que des dĂ©tails lascifs ne peuvent pas ĂȘtre couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, dĂ©crire toutes les turpitudes dâune femme publique, en la faisant mourir sur un grabat Ă dâhĂŽpital. Il serait permis dâĂ©tudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les rĂšgles du bon sens. Ce serait placer le poison Ă la portĂ©e de tous et le remĂšde Ă la portĂ©e dâun bien petit nombre ; sâil y avait remĂšde. Qui est-ce qui lit le roman de Flaubert ? Sont-ce des hommes qui sâoccupent dâĂ©conomie politique et sociale ? Non ! les pages lĂ©gĂšres de Madame Bovary tombent en des mains plus lĂ©gĂšres, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariĂ©es. Eh bien ! lorsque lâimagination aura Ă©tĂ© sĂ©duite, lorsque cette sĂ©duction sera descendue jusquâau cĆur, lorsque le cĆur aura parlĂ© aux sens, est-ce que vous croyez quâun raisonnement bien froid sera bien fort contre cette sĂ©duction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que lâhomme se drape trop dans sa force et sa vertu, lâhomme porte les instincts dâen bas et les idĂ©es dâen haut, et chez tous la vertu nâest que la consĂ©quence dâun effort, bien souvent pĂ©nible. Les peintures lascives ont gĂ©nĂ©ralement plus dâinfluence que les froids raisonnements. VoilĂ ce que je rĂ©ponds Ă cette thĂ©orie, voilĂ ma premiĂšre rĂ©ponse, mais jâen ai une seconde. Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagĂ© au point de vue philosophique, nâest point moral. Sans doute Mme Bovary meurt empoisonnĂ©e ; elle a beaucoup souffert, câest vrai ; mais elle meurt Ă son heure et Ă son jour ; mais elle meurt, non parce quâelle est adultĂšre, mais parce quâelle lâa voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beautĂ© ; elle meurt aprĂšs avoir eu deux amants, laissant un mari qui lâaime, qui lâadore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de LĂ©on, qui lira les lettres dâune femme deux fois adultĂšre, et qui, aprĂšs cela, lâaimera encore davantage au delĂ du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il nây a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel lâadultĂšre soit stigmatisĂ©, jâai tort. Donc, si dans tout le livre il nây a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tĂȘte, sâil nây a pas une idĂ©e, une ligne en vertu de laquelle lâadultĂšre soit flĂ©tri, câest moi qui ai raison, le livre est immoral ! Serait-ce au nom de lâhonneur conjugal que le livre serait condamnĂ© ? Mais lâhonneur conjugal est reprĂ©sentĂ© par un mari bĂ©at, qui, aprĂšs la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de lâamant les traits de la femme quâil aime liv. du 15 dĂ©cembre, p. 289[27]. Je vous le demande, est-ce au nom de lâhonneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme, quand il nây a pas dans le livre un seul mot oĂč le mari ne sâincline devant lâadultĂšre. Serait-ce au nom de lâopinion publique ? Mais lâopinion publique est personnifiĂ©e dans un ĂȘtre grotesque, dans le pharmacien Homais, entourĂ© de personnages ridicules que cette femme domine. Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment, vous lâavez personnifiĂ© dans le curĂ© Bournisien, prĂȘtre Ă peu prĂšs aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant quâaux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, Ă peu prĂšs matĂ©rialiste. Le condamnerez-vous au nom de la conscience de lâauteur ? Je ne sais pas ce que pense la conscience de lâauteur ; mais, dans son chapitre X, le seul philosophique de lâĆuvre, livr. du 15 dĂ©cembre[28], je lis la phrase suivante Il y a toujours aprĂšs la mort de quelquâun comme une stupĂ©faction qui se dĂ©gage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du nĂ©ant et de se rĂ©signer Ă y croire. » Ce nâest pas un cri dâincrĂ©dulitĂ©, mais câest du moins un cri de scepticisme. Sans doute il est difficile de le comprendre et dây croire, mais enfin pourquoi cette stupĂ©faction qui se manifeste Ă la mort ? Pourquoi ? Parce que cette survenue est quelque chose qui est un mystĂšre, parce quâil est difficile de le comprendre et de le juger, mais il faut sây rĂ©signer. Et moi je dis que si la mort est survenue du nĂ©ant, que si le mari bĂ©at sent croĂźtre son amour en apprenant les adultĂšres de sa femme, que si lâopinion est reprĂ©sentĂ©e par des ĂȘtres grotesques, que si le sentiment religieux est reprĂ©sentĂ© par un prĂȘtre ridicule, une seule personne a raison, rĂšgne, domine Câest Emma Bovary. Messaline a raison contre JuvĂ©nal. VoilĂ la conclusion philosophique du livre, tirĂ©e non par lâauteur, mais par un homme qui rĂ©flĂ©chit et approfondit les choses, par un homme qui a cherchĂ© dans le livre un personnage qui pĂ»t dominer cette femme. Il nây en a pas. Le seul personnage qui y domine, câest Mme Bovary. Il faut donc chercher ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrĂ©tienne qui est le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout sâexplique et sâĂ©claircit. En son nom lâadultĂšre est stigmatisĂ©, condamnĂ©, non pas parce que câest une imprudence qui expose Ă des dĂ©sillusions et Ă des regrets, mais parce que câest un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide, non pas parce que câest une lĂąchetĂ©, il demande quelquefois un certain courage physique, mais parce quâil est le mĂ©pris du devoir dans la vie qui sâachĂšve, et le cri de lâincrĂ©dulitĂ© dans la vie qui commence. Cette morale stigmatise la littĂ©rature rĂ©aliste, non pas parce quâelle peint les passions la haine, la vengeance, lâamour ; le monde ne vit que lĂ -dessus, et lâart doit les peindre ; mais quand elle les peint sans frein, sans mesure. Lâart sans rĂšgle nâest plus lâart ; câest comme une femme qui quitterait tout vĂȘtement. Imposer Ă lâart lâunique rĂšgle de la dĂ©cence publique, ce nâest pas lâasservir, mais lâhonorer. On ne grandit quâavec une rĂšgle. VoilĂ messieurs, les principes que nous professons, voilĂ une doctrine que nous dĂ©fendons avec conscience. PLAIDOIRIEDU DĂFENSEURMe SĂNARD. Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusĂ© devant vous dâavoir fait un mauvais livre, dâavoir, dans ce livre, outragĂ© la morale publique et la religion. M. Gustave Flaubert est auprĂšs de moi, il affirme devant vous que la pensĂ©e de son livre, depuis la premiĂšre ligne jusquâĂ derniĂšre, est une pensĂ©e morale, religieuse, et que si elle nâĂ©tait pas dĂ©naturĂ©e nous avons vu pendant quelques instants ce que peut un grand talent pour dĂ©naturer une pensĂ©e, elle serait et elle le redeviendra tout Ă lâheure pour vous ce quâelle a Ă©tĂ© dĂ©jĂ pour les lecteurs du livre, une pensĂ©e Ă©minemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots lâexcitation Ă la vertu par lâhorreur du vice. Je vous apporte ici lâaffirmation de M. Gustave Flaubert, et je la mets hardiment en regard du rĂ©quisitoire du ministĂšre public, car cette affirmation est grave ; elle lâest par la personne qui lâa faite, elle lâest par les circonstances qui ont prĂ©sidĂ© Ă lâexĂ©cution du livre que je vais vous faire connaĂźtre. Lâaffirmation est dĂ©jĂ grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi de vous le dire, M. Gustave Flaubert nâĂ©tait pas pour moi un inconnu qui eĂ»t besoin auprĂšs de moi de recommandations, qui eĂ»t des renseignements Ă me donner, je ne dis pas sur sa moralitĂ©, mais sur sa dignitĂ©. Je viens ici, dans cette enceinte, remplir un devoir de conscience, aprĂšs avoir lu le livre, aprĂšs avoir senti sâexhaler Ă cette lecture tout ce quâil y a en moi dâhonnĂȘte et de profondĂ©ment religieux. Mais en mĂȘme temps que je viens remplir un devoir de conscience, je viens remplir un devoir dâamitiĂ©. Je me rappelle, je ne saurais oublier que son pĂšre a Ă©tĂ© pour moi un vieil ami. Son pĂšre, de lâamitiĂ© duquel je me suis longtemps honorĂ©, honorĂ© jusquâau dernier jour, son pĂšre et, permettez-moi de le dire, son illustre pĂšre, a Ă©tĂ© pendant plus de trente annĂ©es chirurgien en chef de lâHĂŽtel-Dieu de Rouen. Il a Ă©tĂ© le prosecteur de Dupuytren ; en donnant Ă la science de grands enseignements, il lâa dotĂ©e de grands noms ; je nâen veux citer quâun seul, Cloquet. Il nâa pas seulement laissĂ© lui-mĂȘme un beau nom dans la science, il y a laissĂ© de grands souvenirs, pour dâimmenses services rendus Ă lâhumanitĂ©. Et en mĂȘme temps que je me souviens de mes liaisons avec lui, je veux vous le dire, son fils, qui est traduit en police correctionnelle pour outrage Ă la morale et Ă la religion, son fils est lâami de mes enfants, comme jâĂ©tais lâami de son pĂšre. Je sais sa pensĂ©e, je sais ses intentions, et lâavocat a ici le droit de se poser comme la caution personnelle de son client. Messieurs, un grand nom et de grands souvenirs obligent. Les enfants de M. Flaubert ne lui ont pas failli. Ils Ă©taient trois, deux fils et une fille, morte Ă vingt et un ans. LâaĂźnĂ© a Ă©tĂ© jugĂ© digne de succĂ©der Ă son pĂšre ; et câest lui qui aujourdâhui remplit dĂ©jĂ depuis plusieurs annĂ©es la mission que son pĂšre a remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici ; il est Ă votre barre. En leur laissant une fortune considĂ©rable et un grand nom, leur pĂšre leur a laissĂ© le besoin dâĂȘtre des hommes dâintelligence et de cĆur, des hommes utiles. Le frĂšre de mon client sâest lancĂ© dans une carriĂšre oĂč les services rendus sont de chaque jour. Celui-ci a dĂ©vouĂ© sa vie Ă lâĂ©tude, aux lettres, et lâouvrage que lâon poursuit en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, messieurs, qui provoque les passions, au dire de M. lâAvocat impĂ©rial, est le rĂ©sultat de longues Ă©tudes, de longues mĂ©ditations⊠Gustave Flaubert est un homme dâun caractĂšre sĂ©rieux, portĂ© par sa nature aux choses graves, aux choses tristes. Ce nâest pas lâhomme que le ministĂšre public, avec quinze ou vingt lignes mordues çà et lĂ , est venu vous prĂ©senter comme un faiseur de tableaux lascifs. Non ; il y a dans sa nature, je le rĂ©pĂšte, tout ce quâon peut imaginer au monde de plus grave, de plus sĂ©rieux, mais en mĂȘme temps de plus triste. Son livre, en rĂ©tablissant seulement une phrase, en mettant Ă cĂŽtĂ© des quelques lignes citĂ©es, les quelques lignes qui prĂ©cĂ©dent et qui suivent, reprendra bientĂŽt devant vous sa vĂ©ritable couleur, en mĂȘme temps quâil fera connaĂźtre les intentions de lâauteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera dans vos souvenirs quâun sentiment dâadmiration profonde pour un talent qui peut tout transformer. Je vous ai dit que M. Gustave Flaubert Ă©tait un homme sĂ©rieux et grave. Ses Ă©tudes, conformes Ă la nature de son esprit, ont Ă©tĂ© sĂ©rieuses et larges. Elles ont embrassĂ© non seulement toutes les branches de la littĂ©rature, mais le droit. M. Flaubert est un homme qui ne sâest pas contentĂ© des observations que pouvait lui fournir le milieu oĂč il a vĂ©cu ; il a interrogĂ© dâautres milieux ; Qui mores multorum vidit et urbes. AprĂšs la mort de son pĂšre et ses Ă©tudes de collĂšge, il a visitĂ© lâItalie, et, de 1848 Ă 1852, parcouru ces contrĂ©es de lâOrient, lâĂgypte, la Palestine, lâAsie Mineure, dans lesquelles, sans doute, lâhomme qui les parcourt en y apportant une grande intelligence peut acquĂ©rir quelque chose dâĂ©levĂ©, de poĂ©tique, ces couleurs, ce prestige de style que le ministĂšre public faisait tout Ă lâheure ressortir, pour Ă©tablir le dĂ©lit quâil nous impute. Ce prestige de style, ces qualitĂ©s littĂ©raires resteront, ressortiront avec Ă©clat de ces dĂ©bats, mais ne pourront en aucune façon laisser prise Ă lâincrimination. De retour depuis 1852, M. Gustave Flaubert a Ă©crit et cherchĂ© Ă produire dans un grand cadre le rĂ©sultat dâĂ©tudes attentives et sĂ©rieuses, le rĂ©sultat de ce quâil avait recueilli dans ses voyages. Quel est le cadre quâil a choisi, le sujet quâil a pris, et comment lâa-t-il traitĂ© ? Mon client est de ceux qui nâappartiennent Ă aucune des Ă©coles dont jâai trouvĂ©, tout Ă lâheure, le nom dans le rĂ©quisitoire. Mon Dieu ! il appartient Ă lâĂ©cole rĂ©aliste, en ce sens quâil sâattache Ă la rĂ©alitĂ© des choses. Il appartiendrait Ă lâĂ©cole psychologique en ce sens que ce nâest pas la matĂ©rialitĂ© des choses qui le pousse, mais le sentiment humain, le dĂ©veloppement des passions dans le milieu oĂč il est placĂ©. Il appartiendrait Ă lâĂ©cole romantique moins peut-ĂȘtre quâĂ toute autre, car si le romantisme apparaĂźt dans son livre, de mĂȘme que si le rĂ©alisme y apparaĂźt, ce nâest pas par quelques expressions ironiques, jetĂ©es çà et lĂ , que le ministĂšre public a prises au sĂ©rieux. Ce que M. Flaubert a voulu surtout, çâa Ă©tĂ© de prendre un sujet dâĂ©tudes dans la vie rĂ©elle, çâa Ă©tĂ© de crĂ©er, de constituer des types vrais dans la classe moyenne, et dâarriver Ă un rĂ©sultat utile. Oui, ce qui a le plus prĂ©occupĂ© mon client dans lâĂ©tude Ă laquelle il sâest livrĂ©, câest prĂ©cisĂ©ment ce but utile, poursuivi en mettant en scĂšne trois ou quatre personnages de la sociĂ©tĂ© actuelle, vivant dans les conditions de la vie rĂ©elle, et prĂ©sentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde. Le ministĂšre public rĂ©sumant son opinion sur Madame Bovary, a dit Le second titre de cet ouvrage est Histoire des adultĂšres dâune femme de province. Je proteste Ă©nergiquement contre ce titre. Il me prouverait Ă lui seul, si je ne lâavais pas senti dâun bout Ă lâautre de votre rĂ©quisitoire, la prĂ©occupation sous lâempire de laquelle vous avez constamment Ă©tĂ©. Non ! le second titre de cet ouvrage nâest pas Histoire des adultĂšres dâune femme de province ; il est, sâil vous faut absolument un second titre histoire de lâĂ©ducation trop souvent donnĂ©e en province ; histoire des pĂ©rils auxquels elle peut conduire, histoire de la dĂ©gradation, de la friponnerie, du suicide considĂ©rĂ©s comme consĂ©quence dâune premiĂšre faute, et dâune faute amenĂ©e elle-mĂȘme par de premiers torts auxquels souvent une jeune femme est entraĂźnĂ©e ; histoire de lâĂ©ducation, histoire dâune vie dĂ©plorable dont trop souvent lâĂ©ducation est la prĂ©face. VoilĂ ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultĂšres dâune femme de province ; vous le reconnaĂźtrez bientĂŽt en parcourant lâouvrage incriminĂ©. Maintenant, le ministĂšre public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout, la couleur lascive. Sâil mâĂ©tait possible de prendre le nombre des lignes du livre que le ministĂšre public a dĂ©coupĂ©es, et de le mettre en parallĂšle avec le nombre des autres lignes quâil a laissĂ©es de cĂŽtĂ©, nous serions dans la proportion totale de un Ă cinq cents, et vous verriez que cette proportion de un Ă cinq cents nâest pas une couleur lascive, nâest nulle part ; elle nâexiste que sous la condition des dĂ©coupures et des commentaires. Maintenant, quâest-ce que Gustave Flaubert a voulu peindre ? Dâabord une Ă©ducation donnĂ©e Ă une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle est nĂ©e, comme il arrive, il faut, bien le dire, trop souvent chez nous ; ensuite le mĂ©lange dâĂ©lĂ©ments disparates qui se produit ainsi dans lâintelligence de la femme, et puis quand vient le mariage, comme le mariage ne se proportionne pas Ă lâĂ©ducation, mais aux conditions dans lesquelles la femme est nĂ©e, lâauteur a expliquĂ© tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite. Que montre-t-il encore ? Il montre une femme allant au vice par la mĂ©salliance, et du vice au dernier degrĂ© de la dĂ©gradation et du malheur. Tout Ă lâheure, quand, par la lecture de diffĂ©rents passages, jâaurai fait connaĂźtre le livre dans son ensemble, je demanderai au tribunal la libertĂ© dâaccepter la question en ces termes Ce livre mis dans les mains dâune jeune femme, pourrait-il avoir pour effet de lâentraĂźner vers des plaisirs faciles, vers lâadultĂšre, ou de lui montrer au contraire le danger, dĂšs les premiers pas, et de la faire frissonner dâhorreur ? La question ainsi posĂ©e, câest votre conscience qui la rĂ©soudra. Je dis ceci, quant Ă prĂ©sent M. Flaubert a voulu peindre la femme qui au lieu de chercher Ă sâarranger dans la condition qui lui est donnĂ©e, avec sa situation, avec sa naissance, au lieu de chercher Ă se faire Ă la vie qui lui appartient, reste prĂ©occupĂ©e de mille aspirations Ă©trangĂšres puisĂ©es dans une Ă©ducation trop Ă©levĂ©e pour elle ; qui, au lieu de sâaccommoder des devoirs de sa position, dâĂȘtre la femme tranquille du mĂ©decin de campagne avec lequel elle passe ses jours, au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, dans son union, le cherche dans dâinterminables rĂȘvasseries, et puis qui, bientĂŽt rencontrant sur sa route un jeune homme qui coquette avec elle, joue avec elle le mĂȘme jeu mon Dieu ! ils sont inexpĂ©rimentĂ©s lâun et lâautre, sâexcite en quelque sorte par degrĂ©s, sâeffraye quand, recourant Ă la religion de ses premiĂšres annĂ©es, elle nây trouve pas une force suffisante ; et nous verrons tout Ă lâheure pourquoi elle ne lây trouve pas. Cependant lâignorance du jeune homme et sa propre ignorance la prĂ©servent dâun premier danger. Mais elle est bientĂŽt rencontrĂ©e par un homme comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit dâelle, pauvre femme dĂ©jĂ dĂ©viĂ©e, et lâentraĂźne. VoilĂ ce qui est capital, ce quâil fallait voir, ce quâest le livre lui-mĂȘme. Le ministĂšre public sâirrite, et je crois quâil sâirrite Ă tort, au point de vue de la conscience et du cĆur humain, de ce que, dans la premiĂšre scĂšne, Mme Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie Ă avoir brisĂ© sa prison, et rentre chez elle en disant Jâai un amant. » Vous croyez que ce nâest pas lĂ le premier cri du cĆur humain ! La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de dĂ©lire, Ă quelques lignes plus loin la dĂ©ception arrive, et, suivant lâexpression de lâauteur, elle semble Ă ses propres yeux humiliĂ©e. Oui, la dĂ©ception, la douleur, le remords lui arrivent Ă lâinstant mĂȘme. Lâhomme auquel elle sâĂ©tait confiĂ©e, livrĂ©e, ne lâavait prise que pour sâen servir un instant comme dâun jouet ; le remords la ronge, la dĂ©chire. Ce qui vous a choquĂ©, çâa Ă©tĂ© dâentendre appeler cela les dĂ©sillusions de lâadultĂšre ; vous auriez mieux aimĂ© les souillures chez un Ă©crivain qui faisait poser cette femme, laquelle nâayant pas compris le mariage, se sentait souillĂ©e par le contact dâun mari ; laquelle, ayant cherchĂ© ailleurs son idĂ©al, avait trouvĂ© les dĂ©sillusions de lâadultĂšre. Ce mot vous a choquĂ© ; au lieu des dĂ©sillusions, vous auriez voulu les souillures de lâadultĂšre. Le tribunal jugera. Quant Ă moi, si jâavais Ă faire poser le mĂȘme personnage, je lui dirais Pauvre femme ! si vous croyez que les baisers de votre mari sont quelque chose de monotone, dâennuyeux, si vous nây trouvez â câest le mot qui a Ă©tĂ© signalĂ© â que les platitudes du mariage, sâil vous semble voir une souillure dans cette union Ă laquelle lâamour nâa pas prĂ©sidĂ©, prenez-y garde, vos rĂȘves sont une illusion, et vous serez un jour, cruellement dĂ©trompĂ©e. Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer ce que nous avons appelĂ© dĂ©sillusion, celui-lĂ dit un mot vrai, mais vague qui nâapprend rien Ă lâintelligence. Jâaime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la dĂ©ception, de la dĂ©sillusion, qui lui dit LĂ oĂč vous croyez trouver lâamour, vous ne trouverez que le libertinage ; lĂ oĂč vous croyez trouver le bonheur, vous ne trouverez que des amertumes. Un mari qui va tranquillement Ă ses affaires, qui vous embrasse, qui met son bonnet de coton et mange la soupe avec vous, est un mari prosaĂŻque qui vous rĂ©volte ; vous aspirez Ă un homme qui vous aime, qui vous idolĂątre, pauvre enfant ! cet homme sera un libertin, qui vous aura prise une minute pour jouer avec vous. Lâillusion se sera produite la premiĂšre fois, peut-ĂȘtre la seconde ; vous serez rentrĂ©e chez vous enjouĂ©e, en chantant la chanson de lâadultĂšre Jâai un amant ! » la troisiĂšme fois vous nâaurez pas besoin dâarriver jusquâĂ lui, la dĂ©sillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rĂȘvĂ©, aura perdu tout son prestige ; vous aurez retrouvĂ© dans lâamour toutes les platitudes du mariage ; et vous les aurez retrouvĂ©es avec le mĂ©pris, le dĂ©dain, le dĂ©goĂ»t et le remords poignant. VoilĂ , messieurs, ce que M. Flaubert a dit, ce quâil a peint, ce qui est Ă chaque ligne de son livre ; voilĂ ce qui distingue son Ćuvre de toutes les Ćuvres du mĂȘme genre. Câest que chez lui les grands travers de la sociĂ©tĂ© figurent Ă chaque page, câest que chez lui lâadultĂšre marche plein de dĂ©goĂ»t et de honte. Il a pris dans les relations habituelles de la vie lâenseignement le plus saisissant qui puisse ĂȘtre donnĂ© Ă une jeune femme. Oh ! mon Dieu, celles de nos jeunes femmes qui ne trouvent pas dans les principes honnĂȘtes, Ă©levĂ©s, dans une religion sĂ©vĂšre de quoi se tenir fermes dans lâaccomplissement de leurs devoirs de mĂšres, qui ne le trouvent pas surtout dans cette rĂ©signation, cette science pratique de la vie qui nous dit quâil faut sâaccommoder de ce que nous avons, mais qui portent leurs rĂȘveries au dehors, ces jeunes femmes les plus honnĂȘtes, les plus pures qui, dans le prosaĂŻsme de leur mĂ©nage, sont quelquefois tourmentĂ©es par ce qui se passe autour dâelles, un livre comme celui-lĂ , soyez-en sĂ»rs, en fait rĂ©flĂ©chir plus dâune. VoilĂ ce que M. Flaubert a fait. Et prenez bien garde Ă une chose M. Flaubert nâest pas un homme qui vous peint un charmant adultĂšre, pour faire arriver ensuite le Deus ex machina, non ; vous avez sautĂ© trop vite de la page que vous avez lue Ă la derniĂšre. LâadultĂšre, chez lui, nâest quâune suite de tourments, de regrets, de remords ; et puis il arrive Ă une expiation finale, Ă©pouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert pĂšche, câest par lâexcĂšs, et je vous dirai tout Ă lâheure de qui est ce mot. Lâexpiation ne se fait pas attendre ; et câest en cela que le livre est Ă©minemment moral et utile, câest quâil ne promet pas Ă la jeune femme quelques-unes de ces belles annĂ©es au bout desquelles elle peut dire aprĂšs cela on peut mourir. Non ! DĂšs le second jour arrivent lâamertume, la dĂ©sillusion. Le dĂ©nouement pour la moralitĂ© se trouve Ă chaque ligne du livre. Ce livre est Ă©crit avec une puissance dâobservation Ă laquelle M. lâAvocat impĂ©rial a rendu justice et câest ici que jâappelle votre attention parce que si lâaccusation nâa pas de cause, il faut quâelle tombe. Ce livre est Ă©crit avec une puissance vraiment remarquable dâobservation dans les moindres dĂ©tails. Un article de lâArtiste, signĂ© Flaubert, a servi encore de prĂ©texte Ă lâaccusation. Que monsieur lâAvocat impĂ©rial veuille remarquer dâabord que cet article est Ă©tranger Ă lâincrimination ; quâil veuille remarquer ensuite que nous le tenons pour trĂšs innocent et trĂšs moral aux yeux du tribunal, Ă une condition, que M. lâAvocat impĂ©rial aura la bontĂ© de le lire en entier, au lieu de le dĂ©chiqueter. Ce qui a saisi dans le livre de M. Flaubert, câest ce que quelques comptes rendus ont appelĂ© une fidĂ©litĂ© toute daguerrienne dans la reproduction du type de toutes les choses, dans la nature intime de la pensĂ©e, du cĆur humain, â et cette reproduction devient plus saisissante encore par la magie du style. Remarquez bien que, sâil nâavait appliquĂ© cette fidĂ©litĂ© quâaux scĂšnes de dĂ©gradation, vous pourriez dire avec raison lâauteur sâest complu Ă peindre la dĂ©gradation avec cette puissance de description qui lui est propre. De la premiĂšre Ă la derniĂšre page de son livre, il sâattache sans aucune espĂšce de rĂ©serve Ă tous les faits de la vie dâEmma, Ă son enfance dans la maison paternelle, Ă son Ă©ducation dans le couvent. Il ne fait grĂące de rien. Mais ceux qui ont lu comme moi du commencement Ă la fin, diront, â chose notable dont vous lui saurez grĂ©, qui non seulement sera lâabsolution pour lui, mais qui aurait dĂ» Ă©carter de lui toute espĂšce de poursuite, â que quand il arrive aux parties difficiles, prĂ©cisĂ©ment Ă la dĂ©gradation, au lieu de faire comme quelques auteurs classiques que le ministĂšre public connaĂźt bien, mais quâil a oubliĂ©s pendant quâil Ă©crivait son rĂ©quisitoire et dont jâai apportĂ© ici les passages, non pas pour vous les lire, mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil jâen citerai quelques lignes tout Ă lâheure, au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques, nos grands maĂźtres, qui, lorsquâils ont rencontrĂ© des scĂšnes de lâunion des sens chez lâhomme et la femme, nâont pas manquĂ© de tout dĂ©crire, M. Flaubert se contente dâun mot. LĂ toute sa puissance descriptive disparaĂźt, parce que sa pensĂ©e est chaste, parce que lĂ oĂč il pourrait Ă©crire Ă sa maniĂšre et avec toute la magie du style, il sent quâil y a des choses qui ne peuvent pas ĂȘtre abordĂ©es, dĂ©crites. Le ministĂšre public trouve quâil a trop dit encore. Quand je lui montrerai des hommes qui, dans de grandes Ćuvres philosophiques, se sont complu Ă la description de ces choses, et quâen regard je placerai lâhomme qui possĂšde la science descriptive Ă un si haut degrĂ© et qui, loin de lâemployer, sâarrĂȘte et sâabstient, jâaurai bien le droit de demander raison Ă lâaccusation qui est produite. Toutefois, messieurs, de mĂȘme quâil se plaĂźt Ă nous dĂ©crire le riant berceau oĂč se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ses petites fleurs roses ou blanches qui viennent de sâĂ©panouir, et ses sentiers embaumĂ©s â de mĂȘme quand elle sera sortie de lĂ , quand elle ira dans dâautres chemins, dans des chemins oĂč elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches mĂȘmes rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas quâil le dĂźt ! Mais ce serait supprimer complĂštement le livre, je vais plus loin, lâĂ©lĂ©ment moral, sous prĂ©texte de le dĂ©fendre, car si la faute ne peut pas ĂȘtre montrĂ©e, si elle ne peut pas ĂȘtre indiquĂ©e, si dans un tableau de la vie rĂ©elle qui a pour but de montrer par la pensĂ©e le pĂ©ril, la chute, lâexpiation, si vous voulez empĂȘcher de peindre tout cela, câest Ă©videmment ĂŽter au livre sa conclusion. Ce livre nâa pas Ă©tĂ© pour mon client lâobjet dâune distraction de quelques heures ; il reprĂ©sente deux ou trois annĂ©es dâĂ©tudes incessantes. Et je vais vous dire maintenant quelque chose de plus M. Flaubert qui, aprĂšs tant dâannĂ©es de travaux, tant dâĂ©tudes, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les auteurs quâil a lus, â vous verrez, mon Dieu ! oĂč il a puisĂ©, car câest quelque chose dâĂ©trange qui se chargera de le justifier, â vous le verrez, lui aux couleurs lascives, tout imprĂ©gnĂ© de Bossuet et de Massillon. Câest dans lâĂ©tude de ces auteurs que nous allons le retrouver tout Ă lâheure, cherchant, non pas Ă les plagier, mais Ă reproduire dans ses descriptions les pensĂ©es, les couleurs employĂ©es par eux. Quand, aprĂšs tout ce travail fait avec tant dâamour, quand son Ćuvre a son but, est-ce que vous croyez que plein de confiance en lui-mĂȘme et malgrĂ© tant dâĂ©tudes et de mĂ©ditations, il a voulu immĂ©diatement se lancer dans la lice ! Il lâaurait fait, sans doute, sâil eĂ»t Ă©tĂ© un inconnu dans le monde, si son nom lui eĂ»t appartenu en toute propriĂ©tĂ©, sâil eĂ»t cru pouvoir en disposer et le livrer comme bon lui semblait ; mais, je le rĂ©pĂšte, il est de ceux chez lesquels noblesse oblige il sâappelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert, il voulait se tracer une voie dans la littĂ©rature, en respectant profondĂ©ment la morale et la religion, â non pas par inquiĂ©tude du parquet, un tel intĂ©rĂȘt ne pourrait se prĂ©senter Ă sa pensĂ©e, â mais par dignitĂ© personnelle, ne voulant pas laisser son nom Ă la tĂȘte dâune publication, si elle ne semblait pas Ă quelques personnes en lesquelles il avait foi, digne dâĂȘtre publiĂ©e. M. Flaubert a lu, par fragments et en totalitĂ© mĂȘme, devant quelques amis haut placĂ©s dans les lettres, les pages quâun jour il devrait livrer Ă lâimpression, et jâaffirme quâaucun dâeux nâa Ă©tĂ© offensĂ© de ce qui excite en ce moment si vivement la sĂ©vĂ©ritĂ© de M. lâAvocat impĂ©rial. Personne mĂȘme nây a songĂ©. On a seulement examinĂ©, Ă©tudiĂ© la valeur littĂ©raire du livre. Quant au but moral il est si Ă©vident, il est Ă©crit Ă chaque ligne en termes si peu Ă©quivoques, quâil nâĂ©tait pas mĂȘme besoin de le mettre en question. RassurĂ© sur la valeur du livre, encouragĂ© dâailleurs par les hommes les plus Ă©minents de la presse, M. Flaubert ne songe plus quâĂ le livrer Ă lâimpression, Ă la publicitĂ©. Je le rĂ©pĂšte, tout le monde a Ă©tĂ© unanime pour rendre hommage au mĂ©rite littĂ©raire, au style et en mĂȘme temps Ă la pensĂ©e excellente qui prĂ©side Ă lâĆuvre depuis la premiĂšre jusquâĂ la derniĂšre ligne. Et quand la poursuite est venue, ce nâest pas lui seulement qui a Ă©tĂ© surpris, profondĂ©ment affligĂ©, mais permettez-moi de vous le dire, câest nous qui ne comprenions pas cette poursuite, câest moi tout le premier, qui avais lu le livre avec un intĂ©rĂȘt trĂšs vif, Ă mesure que la publication en a Ă©tĂ© faite ; ce sont des amis intimes. Mon Dieu ! il y a des nuances qui quelquefois pourraient nous Ă©chapper dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas Ă©chapper Ă des femmes dâune grande intelligence, dâune grande puretĂ©, dâune grande chastetĂ©. Il nây a pas de nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a Ă©tĂ© dit Ă M. Flaubert, ce qui mâa Ă©tĂ© dit Ă moi-mĂȘme par des mĂšres de famille qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur Ă©tonnement aprĂšs avoir reçu de cette lecture une impression si bonne quâelles ont cru devoir en remercier lâauteur, si je vous disais leur Ă©tonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce livre devait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme contraire Ă la morale publique, Ă leur foi religieuse, Ă la foi de toute leur vie, mon Dieu ! mais il y aurait dans la rĂ©union de ces apprĂ©ciations mĂȘmes de quoi me fortifier, si jâavais besoin dâĂȘtre fortifiĂ© au moment de combattre les attaques du ministĂšre public. Pourtant, au milieu de toutes ces apprĂ©ciations de la littĂ©rature contemporaine, il y en a une que je veux vous dire. Il y en a une, qui nâest pas seulement respectĂ©e par nous Ă raison dâun beau et un grand caractĂšre, qui au milieu mĂȘme de lâadversitĂ©, de la souffrance, contre lesquelles il lutte courageusement chaque jour, grand par le souvenir de beaucoup dâactions inutiles Ă rappeler ici, mais grand par des Ćuvres littĂ©raires quâil faut rappeler parce que câest lĂ ce qui fait sa compĂ©tence, grand surtout par la puretĂ© qui existe dans toutes ses Ćuvres, par la chastetĂ© de tous ses Ă©crits Lamartine. Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas quâil existĂąt. Lamartine Ă la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numĂ©ros de la Revue de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvĂ© lĂ des impressions telles, quâelles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire maintenant. Il y a quelques jours, Lamartine est revenu Ă Paris, et le lendemain il sâest informĂ© de la demeure de M. Gustave Flaubert. Il a envoyĂ© Ă la Revue savoir la demeure dâun M. Gustave Flaubert, qui avait publiĂ© dans le recueil des articles sous le titre de Madame Bovary. Il a chargĂ© son secrĂ©taire dâaller faire Ă M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction quâil avait Ă©prouvĂ©e en lisant son Ćuvre, et lui tĂ©moigner le dĂ©sir de voir lâauteur nouveau, se rĂ©vĂ©lant par un essai pareil. Mon client est allĂ© chez Lamartine ; et il a trouvĂ© chez lui, non pas seulement un homme qui lâa encouragĂ©, mais un homme qui lui a dit Vous mâavez donnĂ© la meilleure Ćuvre que jâaie lue depuis vingt ans. » CâĂ©taient en un mot des Ă©loges tels que mon client, dans sa modestie, osait Ă peine me les rĂ©pĂ©ter. Lamartine lui prouvait quâil avait lu les livraisons, et le lui prouvant de la maniĂšre la plus gracieuse, en lui en disant des pages tout entiĂšres. Seulement Lamartine ajoutait En mĂȘme temps que je vous ai lu sans restriction jusquâĂ la derniĂšre page, jâai blĂąmĂ© les derniĂšres. Vous mâavez fait mal, vous mâavez fait littĂ©ralement souffrir ! lâexpiation est hors de proportion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable ! AssurĂ©ment la femme qui souille le lit conjugal doit sâattendre Ă une expiation, mais celle-ci est horrible, câest un supplice comme on nâen a jamais vu. Vous avez Ă©tĂ© trop loin, vous mâavez fait mal aux nerfs ; cette puissance de description qui sâest appliquĂ©e aux derniers instants de la mort mâa laissĂ© une indicible souffrance ! » Et quand Gustave Flaubert lui demandait Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je sois poursuivi pour avoir fait une Ćuvre pareille, devant le tribunal de police correctionnelle, pour offense Ă la morale publique et religieuse ? » Lamartine lui rĂ©pondait â Je crois avoir Ă©tĂ© toute ma vie lâhomme qui, dans ses Ćuvres littĂ©raires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que câĂ©tait que la morale publique et religieuse ; mon cher enfant, il nâest pas possible quâil se trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est dĂ©jĂ trĂšs regrettable quâon se soit ainsi mĂ©pris sur le caractĂšre de votre Ćuvre et quâon ait ordonnĂ© de la poursuivre, mais il nâest pas possible, pour lâhonneur de notre pays et de notre Ă©poque, quâil se trouve un tribunal pour vous condamner. » VoilĂ ce qui se passait hier, entre Lamartine et Flaubert, et jâai le droit de vous dire que cette apprĂ©ciation est de celles qui valent la peine dâĂȘtre pesĂ©es. Ceci bien entendu, voyons comment il se pourrait faire que ma conscience Ă moi me dĂźt que Madame Bovary est un bon livre, une bonne action ? Et je vous demande la permission dâajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes de choses, la facilitĂ© nâest pas dans mes habitudes. Des Ćuvres littĂ©raires, jâen tiens Ă la main qui, quoique Ă©manĂ©es de nos grands Ă©crivains, nâont jamais arrĂȘtĂ© deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil quelques lignes que je ne me suis jamais complu Ă lire, et je vous demanderai la permission de vous dire que, lorsque je suis arrivĂ© Ă la fin de lâĆuvre de M. Flaubert, jâai Ă©tĂ© convaincu quâune coupure faite par la Revue de Paris a Ă©tĂ© cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon apprĂ©ciation Ă lâapprĂ©ciation plus Ă©levĂ©e, plus Ă©clairĂ©e que je viens de rappeler. Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littĂ©rateurs de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus distinguĂ©s, sur lâĆuvre dont il sâagit, et sur lâĂ©merveillement quâils ont Ă©prouvĂ© en lisant cette Ćuvre nouvelle, en mĂȘme temps si morale et si utile ! Maintenant, comment une Ćuvre pareille a-t-elle pu encourir une poursuite ? Voulez-vous me permettre de vous le dire ? La Revue de Paris, dont le comitĂ© de lecture avait lu lâĆuvre en son entier, car le manuscrit lui avait Ă©tĂ© envoyĂ© longtemps avant la publication, nây avait rien trouvĂ© Ă redire. Quand on est arrivĂ© Ă imprimer le cahier du 1er dĂ©cembre 1856, un des directeurs de la Revue sâest effarouchĂ© de la scĂšne dans un fiacre. Il a dit Ceci nâest pas convenable, nous allons le supprimer. » Flaubert sâest offensĂ© de la suppression. Il nâa pas voulu quâelle eĂ»t lieu sans quâune note fĂ»t placĂ©e au bas de la page. Câest lui qui a exigĂ© la note. Câest lui qui, pour son amour-propre dâauteur, ne voulant pas que son Ćuvre fut mutilĂ©e, ni que dâun autre cĂŽtĂ© il y eĂ»t quelque chose qui donnĂąt des inquiĂ©tudes Ă la Revue, a dit Vous supprimerez si bon vous semble, mais vous dĂ©clarerez que vous avez supprimĂ© ; » et alors on convint de la note suivante La direction sâest vue dans la nĂ©cessitĂ© de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir Ă la rĂ©daction de la Revue de Paris ; nous en donnons acte Ă lâauteur. » Voici le passage supprimĂ©, je vais vous le lire. Nous en avons une Ă©preuve, que nous avons eu beaucoup de peine Ă nous procurer. En voici la premiĂšre partie, qui nâa pas une seule correction ; un mot a Ă©tĂ© corrigĂ© sur la seconde OĂč allons-nous ? â OĂč vous voudrez, dit LĂ©on poussant Emma dans la voiture. Les stores sâabaissĂšrent, et la lourde machine se mit en route. Elle descendit la rue du Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai NapolĂ©on, le pont Neuf, et sâarrĂȘta court devant la statue de Pierre Corneille. â Continuez ! fit une voix qui sortait de lâintĂ©rieur. La voiture repartit, et se laissant, dĂšs le carrefour Lafayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer. â Non ! tout droit ! cria la mĂȘme voix. Le fiacre sortit des grilles, et bientĂŽt arrivĂ© sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher sâessuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allĂ©es, au bord de lâeau, prĂšs du gazon. Elle alla le long de la riviĂšre, sur le chemin de halage pavĂ© de cailloux secs, â et, longtemps, du cĂŽtĂ© dâOyssel, au delĂ des Ăźles. Mais, tout Ă coup, elle sâĂ©lança dâun bond Ă travers Quatremares, Sotteville, la grande chaussĂ©e, la rue dâElbĆuf, et fit sa troisiĂšme halte devant le Jardin des Plantes. â Marchez donc ! sâĂ©cria la voix plus furieusement. Et aussitĂŽt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars, et derriĂšre les jardins de lâHĂŽpital oĂč des vieillards en veste noire se promĂšnent au soleil, le long dâune terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le mont Riboudet jusquâĂ la cĂŽte de Deville ! Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit Ă Saint-Paul, Ă Lescure, au mont Gargan, Ă la Rouge-Mare, et place du Gaillarbois ; rue Maladrerie, rue Dinandrie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, Ă la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au CimetiĂšre monumental ! De temps Ă autre, le cocher, sur son siĂšge, jetait aux cabarets des regards dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il ne comprenait pas quelle fureur de locomotion poussait ces individus Ă ne vouloir point sâarrĂȘter. Il essayait quelquefois ; et aussitĂŽt il entendait derriĂšre lui partir des exclamations de colĂšre. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, sâaccrochant par-ci, par-lĂ , ne sâen souciant, dĂ©moralisĂ©, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse. Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux Ă©bahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture Ă stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close quâun tombeau et ballottĂ©e comme un navire. Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment oĂč le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentĂ©es, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des dĂ©chirures de papier, qui se dispersĂšrent au vent, et sâabattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trĂšfles rouges tout en fleurs. Puis, vers six heures, la voiture sâarrĂȘta dans une ruelle du quartier Beauvoisine ; et une femme en descendit qui marchait le voile baissĂ©, sans dĂ©tourner la tĂȘte. En arrivant Ă lâauberge, Mme Bovary fut Ă©tonnĂ©e de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui lâavait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par sâen aller. Rien pourtant ne la forçait Ă partir ; mais elle avait donnĂ© sa parole quâelle reviendrait le soir mĂȘme. Dâailleurs Charles lâattendait ; et dĂ©jĂ elle se sentait au cĆur cette lĂąche docilitĂ© qui est pour bien des femmes comme le chĂątiment tout Ă la fois et la rançon de lâadultĂšre. » M. Flaubert me fait remarquer que le ministĂšre public lui a reprochĂ© cette derniĂšre phrase. M. lâAvocat impĂ©rial. Non, je lâai indiquĂ©e. Me SĂ©nard. Ce qui est certain, câest que sâil y avait un reproche, il tomberait devant ces mots le chĂątiment tout Ă la fois et la rançon de lâadultĂšre ». Au surplus, cela pourrait faire la matiĂšre dâun reproche tout aussi fondĂ© que les autres ; car dans tout ce que vous avez reprochĂ©, il nây a rien qui puisse se soutenir sĂ©rieusement. Or, messieurs, cette espĂšce de course fantastique ayant dĂ©plu Ă la rĂ©daction de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut lĂ un excĂšs de rĂ©serve de la part de la Revue ; et trĂšs certainement ce nâest pas un excĂšs de rĂ©serve qui pouvait donner matiĂšre Ă un procĂšs ; vous allez voir cependant comment elle a donnĂ© matiĂšre au procĂšs. Ce quâon ne voit pas, ce qui est supprimĂ© ainsi paraĂźt une chose fort Ă©trange. On a supposĂ© beaucoup de choses qui nâexistaient pas, comme vous lâavez vu par la lecture du passage primitif. Mon Dieu, savez-vous ce quâon a supposĂ© ? Quâil y avait probablement dans le passage supprimĂ© quelque chose dâanalogue Ă ce que vous aurez la bontĂ© de lire dans un des plus merveilleux romans sortis de la plume dâun honorable membre de lâAcadĂ©mie Française, M. MĂ©rimĂ©e. M. MĂ©rimĂ©e, dans un roman intitulĂ© La double mĂ©prise, raconte une scĂšne qui se passe dans une chaise de poste. Ce nâest pas la localitĂ© de la voiture qui a de lâimportance, câest, comme ici, dans le dĂ©tail de ce qui se fait dans son intĂ©rieur. Je ne veux pas abuser de lâaudience, je ferai passer le livre au ministĂšre public et au tribunal. Si nous avions Ă©crit la moitiĂ© ou le quart de ce quâa Ă©crit M. MĂ©rimĂ©e, jâĂ©prouverais quelque embarras dans la tĂąche qui mâest donnĂ©e, ou plutĂŽt je la modifierais. Au lieu de dire ce que jâai dit, ce que jâaffirme, que Flaubert a Ă©crit un bon livre, un livre honnĂȘte, utile, moral, je dirais la littĂ©rature a ses droits ; M. MĂ©rimĂ©e a fait une Ćuvre littĂ©raire trĂšs remarquable, et il ne faut pas se montrer si difficile sur les dĂ©tails quand lâensemble est irrĂ©prochable. Je mâen tiendrais lĂ , jâabsoudrais et vous absoudriez. Eh ! mon Dieu ! ce nâest pas par omission quâun auteur peut pĂ©cher en pareille matiĂšre. Et dâailleurs, vous aurez le dĂ©tail de ce qui se passa dans le fiacre. Mais comme mon client, lui, sâĂ©tait contentĂ© de faire une course, et que lâintĂ©rieur ne sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ© que par une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des dĂ©chirures de papier qui se dispersĂšrent au vent et sâabattirent plus loin comme des papillons blancs sur un champ de trĂšfles rouges tout en fleurs ; » comme mon client sâĂ©tait contentĂ© de cela, personne nâen savait rien et tout le monde supposait, â par la suppression mĂȘme, quâil avait dit au moins autant que le membre de lâAcadĂ©mie Française. Vous avez vu quâil nâen Ă©tait rien. Eh bien, cette malheureuse suppression, câest le procĂšs ! câest-Ă -dire que dans les bureaux qui sont chargĂ©s, avec infiniment de raison, de surveiller tous les Ă©crits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure, on sâest tenu en Ă©veil. Je suis obligĂ© de lâavouer, et messieurs de la Revue de Paris me permettront de dire cela, ils ont donnĂ© le coup de ciseaux deux mots trop loin, il fallait le donner avant que lâon montĂąt dans le fiacre ; couper aprĂšs ce nâĂ©tait plus la peine. La coupure a Ă©tĂ© trĂšs malheureuse ; mais si vous avez commis cette petite faute, messieurs de la Revue assurĂ©ment vous lâexpiez bien aujourdâhui. On a dit dans les bureaux prenons garde Ă ce qui va suivre, quand le numĂ©ro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux ne sont pas obligĂ©s de tout lire ; et quand ils ont vu quâon avait Ă©crit quâune femme avait retirĂ© tous ses vĂȘtements, ils se sont effarouchĂ©s sans aller plus loin. Il est vrai quâĂ la diffĂ©rence de nos grands maĂźtres, M. Flaubert ne sâest pas donnĂ© la peine de dĂ©crire lâalbĂątre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il nâa pas dit comme un poĂšte que nous aimons Je vis de ses beaux flancs lâalbĂątre ardent et pur, Lis, chĂȘne, corail, roses, veines dâazur, Telle enfin quâautrefois tu me lâavais montrĂ©e, De sa nuditĂ© seule embellie et parĂ©e, Quand nos nuits sâenvolaient, quand le mol oreiller La vit sous tes baisers dormir et sâĂ©veiller. Il nâa rien dit de semblable Ă ce quâa dit AndrĂ© ChĂ©nier. Mais il a dit Elle sâabandonna⊠Ses vĂȘtements tombĂšrent. » Elle sâabandonna ! Eh quoi ! toute description est donc interdite ? Mais quand on incrimine, on devrait tout lire, et M. lâAvocat impĂ©rial nâa pas tout lu. Le passage quâil incrimine ne sâarrĂȘte pas oĂč il sâest arrĂȘtĂ© ; il y a le correctif que voici Cependant il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans lâĂ©treinte de ces bras quelque chose dâextrĂȘme, de vague et de lugubre qui semblait Ă LĂ©on se glisser entre eux subtilement, comme pour les sĂ©parer. » Dans les bureaux on nâa pas lu cela. M. lâAvocat impĂ©rial tout Ă lâheure nây prenait pas garde. Il nâa vu que ceci Puis elle faisait dâun seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements, » et il sâest Ă©criĂ© outrage Ă la morale publique ! Vraiment il est par trop facile dâaccuser avec un pareil systĂšme. Dieu garde les auteurs de dictionnaires de tomber sous la main de M. lâAvocat impĂ©rial ! Quel est celui qui Ă©chapperait Ă une condamnation si, au moyen de dĂ©coupures, non de phrases, mais de mots, on sâavisait de faire une liste de tous les mots qui pourraient offenser la morale ou la religion ? La premiĂšre pensĂ©e de mon client, qui a malheureusement rencontrĂ© de la rĂ©sistance, avait Ă©tĂ© celle-ci Il nây a quâune seule chose Ă faire imprimer immĂ©diatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, lâĆuvre telle quâelle est sortie de mes mains, en rĂ©tablissant la scĂšne du fiacre. » JâĂ©tais tout Ă fait de son avis, câĂ©tait la meilleure dĂ©fense de mon client que lâimpression complĂšte de lâouvrage avec lâindication de quelques points, sur lesquels nous aurions plus spĂ©cialement priĂ© le tribunal de porter son attention. Jâavais donnĂ© moi-mĂȘme le titre de cette publication MĂ©moire de M. Gustave Flaubert contre la prĂ©vention dâoutrage Ă la morale religieuse dirigĂ©e contre lui. Jâavais Ă©crit de ma main Tribunal de police correctionnelle, sixiĂšme chambre, avec lâindication du prĂ©sident et du ministĂšre public. Il y avait une prĂ©face dans laquelle on lisait On mâaccuse avec des phrases prises çà et lĂ dans mon livre, je ne puis me dĂ©fendre quâavec mon livre. » Demander Ă des juges la lecture dâun roman tout entier, câest leur demander beaucoup, mais nous sommes devant des juges qui aiment la vĂ©ritĂ©, qui la veulent, qui pour la connaĂźtre ne reculeront devant aucune fatigue ; nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la veulent Ă©nergiquement et qui liront, sans aucune espĂšce dâhĂ©sitation, tout ce que nous les supplierons de lire. Jâavais dit Ă M. Flaubert Envoyez tout de suite cela Ă lâimpression, et mettez au bas mon nom Ă cĂŽtĂ© du vĂŽtre SĂ©nard, avocat » On avait commencĂ© lâimpression ; la dĂ©claration Ă©tait faite pour 100 exemplaires que nous voulions faire tirer ; lâimpression marchait avec une rapiditĂ© extrĂȘme, on y passait les jours et les nuits, lorsque nous est venue la dĂ©fense de continuer lâimpression, non pas dâun livre, mais dâun mĂ©moire dans lequel lâĆuvre incriminĂ©e se trouvait avec des notes explicatives ! On a rĂ©clamĂ© au parquet de M. le Procureur impĂ©rial, â qui nous a dit que la dĂ©fense Ă©tait absolue, quâelle ne pouvait pas ĂȘtre levĂ©e. Eh bien, soit ! nous nâaurons pas publiĂ© le livre avec nos notes et nos observations ; mais si votre premiĂšre lecture, messieurs, vous avait laissĂ© un doute, je vous le demande en grĂące, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez la vĂ©ritĂ© ; vous ne pouvez pas ĂȘtre de ceux qui, quand on leur porte deux lignes de lâĂ©criture dâun homme, sont assurĂ©s de le faire pendre Ă quelque condition que ce soit. Vous ne voulez pas quâun homme soit jugĂ© sur des dĂ©coupures, plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela ; vous ne voulez pas nous priver des ressources ordinaires de la dĂ©fense. Eh bien, vous avez le livre, et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez vous-mĂȘmes les divisions, les observations, les rapprochements, parce que vous voulez la vĂ©ritĂ© et quâil faut que ce soit la vĂ©ritĂ© qui serve de base Ă votre jugement, et la vĂ©ritĂ© sortira de lâexamen sĂ©rieux du livre. Cependant je ne puis pas mâen tenir lĂ . Le ministĂšre public attaque le livre, il faut que je prenne le livre mĂȘme pour le dĂ©fendre, que je complĂšte les citations quâil en a faites, et que, sur chaque passage incriminĂ©, je montre le nĂ©ant de lâincrimination ; ce sera toute ma dĂ©fense. Je nâessayerai pas assurĂ©ment dâopposer aux apprĂ©ciations Ă©levĂ©es, animĂ©es, pathĂ©tiques, dont le ministĂšre public a entourĂ© tout ce quâil a dit, par des apprĂ©ciations du mĂȘme genre ; la dĂ©fense nâaurait pas le droit de prendre de telles allures ; elle se contentera de citer les textes tels quâils sont. Et dâabord, je dĂ©clare que rien nâest plus faux que ce quâon a dit tout Ă lâheure de la couleur lascive. La couleur lascive. OĂč donc avez-vous pris cela ? Mon client a dĂ©peint dans Madame Bovary quelle femme ? Eh ! mon Dieu ! câest triste Ă dire, mais cela est vrai, une jeune fille, nĂ©e comme elles le sont presque toutes, honnĂȘte ; câest du moins le plus grand nombre, mais bien fragiles quand lâĂ©ducation, au lieu de les fortifier, les a amollies ou jetĂ©es dans une mauvaise voie. Il a pris une jeune fille ; est-ce une nature perverse ? Non, câest une nature impressionnable, accessible Ă lâexaltation. M. lâAvocat impĂ©rial a dit Cette jeune fille, on la prĂ©sente constamment comme lascive. Mais non ! on la reprĂ©sente nĂ©e Ă la campagne, nĂ©e Ă la ferme, oĂč elle sâoccupe de tous les travaux de son pĂšre, et oĂč aucune espĂšce de lascivitĂ© nâavait pu passer dans son esprit ou dans son cĆur. On la reprĂ©sente ensuite, au lieu de suivre la destinĂ©e qui lui appartenait tout naturellement, dâĂȘtre Ă©levĂ©e pour la ferme dans laquelle elle devait vivre ou dans un milieu analogue, on la reprĂ©sente sous lâautoritĂ© imprĂ©voyante dâun pĂšre qui sâimagine de faire Ă©lever au couvent cette fille nĂ©e Ă la ferme, qui devait Ă©pouser un fermier, un homme de la campagne. La voilĂ conduite dans un couvent hors de sa sphĂšre. Il nây a rien qui ne soit grave dans la parole du ministĂšre public, il ne faut donc rien laisser sans rĂ©ponse. Ah ! vous avez parlĂ© de ses petits pĂ©chĂ©s en citant quelques lignes de la premiĂšre livraison, vous avez dit Quand elle allait Ă confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s, afin de rester lĂ plus longtemps, Ă genoux dans lâombre⊠sous le chuchotement du prĂȘtre. » Vous vous ĂȘtes dĂ©jĂ gravement trompĂ© sur lâapprĂ©ciation de mon client. Il nâa pas fait la faute que vous lui reprochez, lâerreur est tout entiĂšre de votre cĂŽtĂ©, dâabord sur lâĂąge de la jeune fille. Comme elle nâest entrĂ©e au couvent quâĂ treize ans, il est Ă©vident quâelle en avait quatorze lorsquâelle allait Ă confesse. Ce nâĂ©tait donc pas un enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire, vous vous ĂȘtes trompĂ© lĂ -dessus matĂ©riellement. Mais je nâen suis pas sur lâinvraisemblance dâun enfant de dix ans qui aime Ă rester au confessionnal sous le chuchotement du prĂȘtre ». Ce que je veux, câest que vous lisiez les lignes qui prĂ©cĂšdent, ce qui nâest pas facile, jâen conviens. Et voilĂ lâinconvĂ©nient pour nous de nâavoir pas un mĂ©moire ; avec un mĂ©moire nous nâaurions pas Ă chercher dans six volumes ! Jâappelais votre attention sur ce passage, pour restituer Ă Madame Bovary son vĂ©ritable caractĂšre. Voulez-vous me permettre de vous dire ce qui me paraĂźt bien grave, ce que M. Flaubert a compris et quâil a mis en relief ? Il y a une espĂšce de religion qui est celle quâon parle gĂ©nĂ©ralement aux jeunes filles et qui est la plus mauvaise de toutes. On peut, Ă cet Ă©gard, diffĂ©rer dans les apprĂ©ciations. Quant Ă moi, je dĂ©clare nettement ceci, que je ne connais rien de beau, dâutile, de nĂ©cessaire pour soutenir, non pas seulement les femmes dans le chemin de la vie, mais les hommes eux-mĂȘmes qui ont quelquefois de bien pĂ©nibles Ă©preuves Ă traverser, que je ne connais rien de plus utile et de plus nĂ©cessaire que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave, et permettez-moi dâajouter, sĂ©vĂšre. Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les abstractions du panthĂ©isme, non, mais un ĂȘtre suprĂȘme avec lequel ils sont en rapport, vers lequel ils sâĂ©lĂšvent pour le prier, et qui en mĂȘme temps les grandit et les fortifie. Cette pensĂ©e-lĂ , voyez-vous, qui est ma pensĂ©e, qui est la vĂŽtre, câest la force dans les mauvais jours, la force dans ce quâon appelle dans le monde, le refuge, ou mieux encore, la force des faibles. Câest cette pensĂ©e-lĂ qui donne Ă la femme cette consistance qui la fait se rĂ©signer sur les mille petites choses de la vie, qui la fait rapporter Ă Dieu ce quâelle peut souffrir, et lui demander la grĂące Ă remplir son devoir. Cette religion-lĂ , messieurs, câest le christianisme, câest la religion qui Ă©tablit les rapports entre Dieu et lâhomme. Le christianisme, en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance intermĂ©diaire, nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile. Que la mĂšre de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les priĂšres de la femme, je ne vois rien encore lĂ qui altĂšre ni la puretĂ©, ni la saintetĂ© religieuse, ni le sentiment lui-mĂȘme. Mais voici oĂč commence lâaltĂ©ration. Pour accommoder la religion Ă toutes les natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses chĂ©tives, misĂ©rables, mesquines. La pompe des cĂ©rĂ©monies, au lieu dâĂȘtre cette grande pompe qui nous saisit lâĂąme, cette pompe dĂ©gĂ©nĂšre en petit commerce de reliques, de mĂ©dailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. Ă quoi, messieurs, se prend lâesprit des enfants curieux, ardents, tendres, lâesprit des jeunes filles surtout ? Ă toutes ces images, affaiblies, attĂ©nuĂ©es, misĂ©rables de lâesprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites dĂ©votions de tendresse, dâamour, et au lieu dâavouer dans leur Ăąme le sentiment de Dieu, le sentiment du devoir, elles sâabandonnent Ă des rĂȘvasseries, Ă de petites pratiques, Ă de petites dĂ©votions. Et puis vient la poĂ©sie, et puis viennent, il faut bien le dire, mille pensĂ©es de charitĂ©, de tendresse, dâamour mystique, mille formes qui trompent les jeunes filles, sensualisent la religion. Ces pauvres enfants naturellement crĂ©dules et faibles se prennent Ă tout cela, Ă la poĂ©sie, Ă la rĂȘvasserie, au lieu de sâattacher Ă quelque chose de raisonnable et de sĂ©vĂšre. DâoĂč il arrive que vous avez beaucoup de femmes dĂ©votes qui ne sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin ou elles devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espĂšce de sensualitĂ©s qui les Ă©garent. Ah ! vous mâavez accusĂ© dâavoir, dans le tableau de la sociĂ©tĂ© moderne, confondu lâĂ©lĂ©ment religieux avec le sensualisme ! Accusez donc la sociĂ©tĂ© au milieu de laquelle nous sommes, mais nâaccusez pas lâhomme qui comme Bossuet sâĂ©crie RĂ©veillez-vous et prenez garde au pĂ©ril ! Mais venir dire aux pĂšres de famille Prenez garde, ce ne sont pas lĂ de bonnes habitudes Ă donner Ă vos filles, il y a dans tous ces mĂ©langes de mysticisme quelque chose qui sensualise la religion ; venir dire cela, câest dire la vĂ©ritĂ©. Câest pour cela que vous accusez Flaubert, câest pour cela que jâexalte sa conduite. Oui, il a bien fait dâavertir, ainsi, les familles des dangers de lâexaltation chez les jeunes personnes qui sâen prennent aux petites pratiques, au lieu de sâattacher Ă une religion forte et sĂ©vĂšre qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez voir dâoĂč vient il invention des petits pĂ©chĂ©s sous le chuchotement du prĂȘtre ». Lisons la page 30[29]. Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rĂȘvĂ© la maisonnette de bambous, le nĂšgre Domingo, le chien FidĂšle, mais surtout lâamitiĂ© douce de quelque bon petit frĂšre, il va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid dâoiseau. » Est-ce lascif cela, messieurs ? Continuons. M. lâAvocat impĂ©rial. Je nâai pas dit que ce passage fĂ»t lascif. M° SĂ©nard. Je vous en demande bien pardon, câest prĂ©cisĂ©ment dans ce passage que vous avez relevĂ© une phrase lascive, et vous nâavez pu la trouver lascive quâen lâisolant de ce qui prĂ©cĂ©dait et de ce qui suivait Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordĂ©es dâazur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade, le sacrĂ©-cĆur percĂ© de flĂšches aiguĂ«s, ou le pauvre JĂ©sus qui tombe en marchant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tĂȘte quelque vĆu Ă accomplir. » Nâoubliez pas cela ; quand on invente de petits pĂ©chĂ©s Ă confesse et quâon cherche dans sa tĂȘte quelque vĆu Ă accomplir, ce que vous trouverez Ă la ligne qui prĂ©cĂšde, Ă©videmment on a eu les idĂ©es un peu faussĂ©es, quelque part. Et je vous demande maintenant si jâai Ă discuter votre passage ! mais je continue Le soir, avant la priĂšre, on faisait dans lâĂ©tude une lecture religieuse. CâĂ©tait, pendant la semaine, quelque rĂ©sumĂ© dâhistoire sainte ou les confĂ©rences de lâabbĂ© Frayssinous, et, le dimanche, des passages du GĂ©nie du Christianisme, par rĂ©crĂ©ation. Comme elle Ă©couta, les premiĂšres fois, la lamentation sonore des mĂ©lancolies romantiques se rĂ©pĂ©tant Ă tous les Ă©chos de la terre et de lâĂ©ternitĂ© ! Si son enfance se fĂ»t Ă©coulĂ©e dans lâarriĂšre-boutique obscure dâun quartier marchand, elle se serait peut-ĂȘtre alors ouverte aux envahissements lyriques de la nature, qui, dâordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des Ă©crivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bĂȘlement des troupeaux, les laitages, les charrues. HabituĂ©e aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentĂ©s. Elle nâaimait la mer quâĂ cause de ses tempĂȘtes, et la verdure seulement lorsquâelle Ă©tait clairsemĂ©e parmi les ruines. Il fallait quâelle pĂ»t retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas Ă la consommation immĂ©diate de son cĆur, Ă©tant de tempĂ©rament plus sentimental quâartistique, cherchant des Ă©motions et non des paysages. » Vous allez voir avec quelles dĂ©licates prĂ©cautions lâauteur introduit cette vieille sainte fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans le couvent un Ă©lĂ©ment nouveau, lâintroduction du roman apportĂ© par une Ă©trangĂšre. Nâoubliez jamais ceci quand il sâagira dâapprĂ©cier la morale religieuse. Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler Ă la lingerie. ProtĂ©gĂ©e par lâarchevĂȘchĂ© comme appartenant Ă une ancienne famille de gentilshommes ruinĂ©e sous la rĂ©volution, elle mangeait au rĂ©fectoire Ă la table des bonnes sĆurs, et faisait avec elles, aprĂšs le repas, un petit bout de causette avant de remonter Ă son ouvrage. Souvent les pensionnaires sâĂ©chappaient de lâĂ©tude pour lâaller voir. Elle savait par cĆur des chansons galantes du siĂšcle passĂ©, quâelle chantait Ă demi-voix tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville des commissions, et prĂȘtait aux grandes, en cachette, quelque roman quâelle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-mĂȘme avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne. » Ceci nâest pas seulement merveilleux littĂ©rairement parlant ; lâabsolution ne peut pas ĂȘtre refusĂ©e Ă lâhomme qui Ă©crit ces admirables passages, pour signaler Ă tous les pĂ©rils dâune Ă©ducation de ce genre, pour indiquer Ă la jeune femme les Ă©cueils de la vie dans laquelle elle va sâengager. Continuons Ce nâĂ©taient quâamours, amants, amantes, dames persĂ©cutĂ©es sâĂ©vanouissant dans des pavillons solitaires, postillons quâon tue Ă tous les relais, chevaux quâon crĂšve Ă toutes les pages, forĂȘts sombres, troubles du cĆur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne lâest pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, Ă quinze ans, Emma se graissa donc les mains Ă cette poussiĂšre des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle sâĂ©prit de choses historiques, rĂȘva bahuts, salles de gardes et mĂ©nestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces chĂątelaines au long corsage qui, sous le trĂšfle des ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main Ă regarder venir du fond de la campagne un cavalier Ă plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-lĂ , le culte de Marie Stuart, et des vĂ©nĂ©rations enthousiastes Ă lâendroit des femmes illustres ou infortunĂ©es. Jeanne dâArc, HĂ©loĂŻse, AgnĂšs Sorel, la belle FerronniĂšre et ClĂ©mence Isaure, pour elle se dĂ©tachaient comme des comĂštes sur lâimmensitĂ© tĂ©nĂ©breuse de lâhistoire, oĂč saillissaient encore çà et lĂ , mais plus perdus dans lâombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chĂȘne, Bayard mourant, quelques fĂ©rocitĂ©s de Louis XI, un peu de Saint-BarthĂ©lemy, le panache du BĂ©arnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes oĂč Louis XIV Ă©tait vantĂ©. Ă la classe de musique, dans les romances quâelle chantait, il nâĂ©tait question que de petits anges aux ailes dâor, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, Ă travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, lâattirante fantasmagorie des rĂ©alitĂ©s sentimentales. » Comment, vous ne vous ĂȘtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne, rentrĂ©e Ă la ferme, ayant trouvĂ© Ă Ă©pouser un mĂ©decin de village, est invitĂ©e Ă une soirĂ©e dâun chĂąteau, sur laquelle vous avez cherchĂ© Ă appeler lâattention du tribunal pour montrer quelque chose de lascif dans une valse quâelle vient de danser ! Vous ne vous ĂȘtes pas souvenu de cette Ă©ducation, quand cette pauvre femme enlisĂ©e par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener Ă ce chĂąteau, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes Ă la cour !⊠M. lâAvocat impĂ©rial a eu de beaux mouvements, Ă propos de la reine Antoinette ! Il nây a pas un de nous, assurĂ©ment, qui ne se soit associĂ© par la pensĂ©e Ă votre pensĂ©e. Comme vous, nous avons frĂ©mi au nom de cette victime des rĂ©volutions ; mais ce nâest pas de Marie-Antoinette quâil sâagit ici, câest du chĂąteau de la Vaubyessard. Il y avait lĂ un vieux duc qui avait eu â disait-on â des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme, voyant se rĂ©aliser tous les rĂȘves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportĂ©e au milieu de ce monde, vous vous Ă©tonnez de lâenivrement quâelle a ressenti ; vous lâaccusez dâavoir Ă©tĂ© lascive ! Mais accusez donc la valse elle-mĂȘme, cette danse de nos grands bals modernes oĂč, dit un auteur qui lâa dĂ©crite, la femme sâappuie la tĂȘte sur lâĂ©paule du cavalier, dont la jambe lâembarrasse ». Vous trouvez que dans la description de Flaubert Mme Bovary est lascive. Mais il nây a pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui ayant assistĂ© Ă un bal, ayant vu cette sorte de valse, nâait eu en sa pensĂ©e le dĂ©sir que sa femme ou sa fille sâabstĂźnt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la chastetĂ© qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer Ă ce plaisir que la mode a consacrĂ©, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chastetĂ©, et quoiquâon y compte, il nâest pas impossible dâexprimer les impressions que M. Flaubert a exprimĂ©es au nom des mĆurs et de la chastetĂ©. La voilĂ au chĂąteau de la Vaubyessard, la voilĂ qui regarde ce vieux duc, qui Ă©tudie tout avec transport, et vous vous Ă©criez Quels dĂ©tails ! Quâest-ce Ă dire ? les dĂ©tails sont partout, quand on ne cite quâun passage. Mme Bovary remarqua que plusieurs dames nâavaient pas mis leurs gants dans leurs verres. Cependant au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbĂ© sur son assiette remplie, et la serviette nouĂ©e dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux Ă©caillĂ©s et portait une petite queue enroulĂ©e dâun ruban noir. CâĂ©tait le beau-pĂšre du marquis, le vieux duc de LaverdiĂšre, lâancien favori du comte dâArtois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil chez le marquis de Conflans, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, lâamant de la reine Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun. » DĂ©fendez la reine, dĂ©fendez-la surtout devant lâĂ©chafaud, dites que par son titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se contentera de dire, quâil avait Ă©tĂ©, disait-on, lâamant de la reine. Est-ce que câest sĂ©rieusement que vous nous reprocherez dâavoir insultĂ© Ă la mĂ©moire de cette femme infortunĂ©e ? Il avait menĂ© une vie bruyante de dĂ©bauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevĂ©es, avait dĂ©vorĂ© sa fortune et effrayĂ© toute sa famille. Un domestique derriĂšre sa chaise lui nommait tout haut dans lâoreille les plats quâil dĂ©signait du doigt en bĂ©gayant. Et sans cesse les yeux dâEmma revenaient dâeux-mĂȘmes sur ce vieil homme Ă lĂšvres pendantes, comme sur quelque chose dâextraordinaire et dâauguste. Il avait vĂ©cu Ă la Cour et couchĂ© dans le lit des reines ! On versa du vin de Champagne Ă la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid Ă sa bouche. Elle nâavait jamais vu de grenades ni mangĂ© dâananas. » Vous voyez que ces descriptions sont charmantes, incontestablement, mais quâil nâest pas possible dây prendre çà et lĂ une ligne pour crĂ©er une espĂšce de couleur contre laquelle ma conscience proteste. Ce nâest pas la couleur lascive, câest la couleur du livre ; câest lâĂ©lĂ©ment littĂ©raire, et en mĂȘme temps lâĂ©lĂ©ment moral. La voilĂ , cette jeune fille dont vous avez fait lâĂ©ducation, la voilĂ devenue femme. M. lâAvocat impĂ©rial a dit Essaye-t-elle mĂȘme dâaimer son mari ? Vous nâavez pas lu le livre ; si vous lâaviez lu vous nâauriez pas fait cette objection. La voilĂ , messieurs, cette pauvre femme, elle rĂȘvassera dâabord. Ă la page 34[30] vous verrez ses rĂȘvasseries. Et il y a plus, il y a quelque chose dont M. lâavocat impĂ©rial nâa pas parlĂ©, et quâil faut que je vous dise, ce sont ses impressions quand sa mĂšre mourut ; vous verrez si câest lascif, cela ! Ayez la bontĂ© de prendre la page 33[31] et de me suivre Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et dans une lettre quâelle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle demandait quâon lâensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intĂ©rieurement satisfaite de se sentir arrivĂ©e, du premier coup, Ă ce rare idĂ©al des existences pĂąles ou ne parviennent jamais les cĆurs mĂ©diocres. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de lâĂternel discourant dans les vallons. Elle sâen ennuya, nâen voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cĆur que de rides sur son front. » Je veux rĂ©pondre aux reproches de M. lâAvocat impĂ©rial, quâelle ne fait aucun effort pour aimer son mari. M. LâAvocat impĂ©rial. Je ne lui ai pas reprochĂ© cela, jâai dit quâelle nâavait pas rĂ©ussi. Me SĂ©nard. Si jâai mal compris, si vous nâavez pas fait de reproche, câest la meilleure rĂ©ponse qui puisse ĂȘtre faite. Je croyais vous lâavoir entendu faire ; mettons que je me sois trompĂ©. Au surplus, voici ce que je lis Ă la fin de la page 36[32] Cependant, dâaprĂšs des thĂ©ories quâelle croyait bonnes, elle voulut se donner de lâamour. Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce quâelle savait par cĆur de rimes passionnĂ©es, et lui chantait en soupirant des adagios mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme quâauparavant, et Charles nâen paraissait ni plus amoureux ni plus remuĂ©. Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cĆur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable dâailleurs de comprendre ce quâelle nâĂ©prouvait pas, comme de croire Ă tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles nâavait plus rien dâexorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il lâembrassait Ă de certaines heures. CâĂ©tait une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu dâavance, aprĂšs la monotonie du dĂźner. » Ă la page 37[33] nous trouverons une foule de choses semblables. Maintenant, voici le pĂ©ril qui va commencer. Vous savez comment elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e ; câest ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant. Il nây a pas un homme lâayant lu, qui ne dise, ce livre Ă la main, que M. Flaubert nâest pas seulement un grand artiste, mais un homme de cĆur, pour avoir dans les six premiĂšres pages dĂ©versĂ© toute lâhorreur et le mĂ©pris sur la femme, et tout lâintĂ©rĂȘt sur le mari. Il est encore un grand artiste, comme on lâa dit, parce quâil nâa pas transformĂ© le mari, parce quâil lâa laissĂ© jusquâĂ la fin ce quâil Ă©tait, un bon homme, vulgaire, mĂ©diocre, remplissant les devoirs de sa profession, aimant bien sa femme, mais dĂ©pourvu dâĂ©ducation, manquant dâĂ©lĂ©vation dans la pensĂ©e. Il est de mĂȘme au lit de mort de sa femme. Et pourtant il nây a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus dâintĂ©rĂȘt. Pourquoi ? Parce quâil a gardĂ© jusquâĂ la fin la simplicitĂ©, la droiture du cĆur ; parce que jusquâĂ la fin il a rempli son devoir, dont sa femme sâĂ©tait Ă©cartĂ©e. Sa mort est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le cadavre de la femme, lâauteur a montrĂ© les taches que lui ont laissĂ©es les vomissements du poison ; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va ĂȘtre ensevelie, il a voulu en faire un objet de dĂ©goĂ»t ; mais il y a un homme qui est sublime, câest le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime, dont la mort est admirable, câest le mari, qui, aprĂšs avoir vu successivement se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester dâillusions au cĆur, embrasse par la pensĂ©e sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en prie, dans vos souvenirs, lâauteur a Ă©tĂ© au delĂ â Lamartine le lui a dit â de ce qui Ă©tait permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et lâexpiation plus terrible. Lâauteur a su concentrer tout lâintĂ©rĂȘt sur lâhomme qui nâavait pas dĂ©viĂ© de la ligne du devoir, qui est restĂ© avec son caractĂšre mĂ©diocre, sans doute, lâauteur ne pouvait pas changer son caractĂšre, mais avec toute la gĂ©nĂ©rositĂ© de son cĆur, et il a accumulĂ© toutes les horreurs sur la mort de sa femme qui lâa trompĂ©, ruinĂ©, qui sâest livrĂ©e aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et enfin est arrivĂ©e au suicide. Nous verrons si elle est naturelle la mort de cette femme qui, si elle nâavait pas trouvĂ© le poison pour en finir, aurait Ă©tĂ© brisĂ©e par lâexcĂšs mĂȘme du malheur qui lâĂ©treignait. VoilĂ ce quâa fait lâauteur. Son livre ne serait pas lu, sâil eĂ»t fait autrement, si pour montrer oĂč peut conduire une Ă©ducation aussi pĂ©rilleuse que celle de Mme Bovary, il nâavait pas prodiguĂ© les images charmantes et les tableaux Ă©nergiques quâon lui reproche. M. Flaubert fait constamment ressortir la supĂ©rioritĂ© du mari sur la femme, et quelle supĂ©rioritĂ©, sâil vous plaĂźt ? celle du devoir rempli, tandis quâEmma sâen Ă©carte ! Et puis la voilĂ placĂ©e sur la pente de la mauvaise Ă©ducation, la voilĂ partie aprĂšs la scĂšne du bal avec un jeune enfant, LĂ©on, inexpĂ©rimentĂ© comme elle. Elle coquettera avec lui, mais elle nâosera pas aller plus loin ; rien ne se fera. Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme. AprĂšs lâavoir regardĂ©e un instant, il se dit Elle est bien, cette femme ! et elle sera Ă lui, car elle est lĂ©gĂšre et sans expĂ©rience. Quant Ă la chute, vous relirez les pages 42, 43 et 44[34]. Je nâai quâun mot Ă vous dire sur cette scĂšne, il nây a pas de dĂ©tails, pas de description, aucune image qui nous peigne le trouble des sens ; un seul mot nous indique la chute ; elle sâabandonna ». Je vous prierai, encore, dâavoir la bontĂ© de relire les dĂ©tails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir Ă©tĂ© dĂ©crite dans un mauvais livre. M. Flaubert a substituĂ© Rodolphe Ă Lovelace, et Emma Ă Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages ; et vous apprĂ©cierez. Mais je rencontre ici lâindignation de M. lâAvocat impĂ©rial. Il est choquĂ© de ce que le remords ne suit pas de prĂšs la chute, de ce quâau lieu dâen exprimer les amertumes, elle se dit avec satisfaction Jâai un amant. » Mais lâauteur ne serait pas dans le vrai si, au moment oĂč la coupe est encore aux lĂšvres, il faisait sentir toute lâamertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui Ă©crirait comme lâentend M. lâAvocat impĂ©rial pourrait ĂȘtre moral, mais il dirait ce qui nâest pas dans la nature. Non, ce nâest quâau moment oĂč elle est dans lâillusion qui lâenivre, que la femme peut ĂȘtre avertie par cet enivrement mĂȘme de la faute quâelle a commise. Elle nâen rapporte que lâivresse ; elle rentre chez elle, heureuse, Ă©tincelante, elle chante en son cĆur Enfin jâai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ? Vous avez lu les pages 424 et 425[35]. Ă deux pages de lĂ , sâil vous plaĂźt, Ă la page 428[36], le sentiment du dĂ©goĂ»t de lâamant ne se manifeste pas encore, mais elle est dĂ©jĂ sous lâimpression de la crainte, de lâinquiĂ©tude. Elle examine, elle regarde, elle ne voudrait jamais abandonner Rodolphe Quelque chose de plus fort quâelle la poussait vers lui, si bien quâun jour, la voyant survenir Ă lâimproviste, il fronça le visage comme quelquâun de contrariĂ©. â Quâas-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi ! Et enfin il dĂ©clara dâun air sĂ©rieux que ses visites devenaient imprudentes et quâelle se compromettait. Peu Ă peu, cependant, ces craintes de Rodolphe la gagnĂšrent. Lâamour lâavait enivrĂ©e dâabord, et elle nâavait songĂ© Ă rien au delĂ . Mais Ă prĂ©sent quâil Ă©tait indispensable Ă sa vie, elle craignait dâen perdre quelque chose, ou mĂȘme quâil ne fĂ»t troublĂ©. Quand elle sâen revenait de chez lui, elle jetait tout Ă lâentour des regards inquiets, Ă©piait chaque forme qui passait Ă lâhorizon, et chaque lucarne du village dâoĂč lâon pouvait lâapercevoir. Elle Ă©coutait les pas, les cris, le bruit des charrues, et elle sâarrĂȘtait plus blĂȘme et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tĂȘte. » Vous voyez bien quâelle ne sây mĂ©prend pas ; elle sent bien quâil y a quelque chose qui nâest pas ce quâelle avait rĂȘvĂ©. Prenons les pages 433 et 434[37] et vous en serez encore plus convaincus. Lorsque la nuit Ă©tait pluvieuse, ils sâallaient rĂ©fugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et lâĂ©curie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, quâelle avait cachĂ© derriĂšre les livres. Rodolphe sâinstallait lĂ comme chez lui. Cependant, la vue de la bibliothĂšque et du bureau, de tout lâappartement enfin, excitait sa gaietĂ©, et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantitĂ© de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eĂ»t dĂ©sirĂ© le voir plus sĂ©rieux et mĂȘme plus dramatique Ă lâoccasion comme cette fois oĂč elle crut entendre dans lâallĂ©e un bruit de pas qui sâapprochait. â On vient ! dit-elle. Il souffla la lumiĂšre. â As-tu tes pistolets ? â Pourquoi ? â Mais⊠pour te dĂ©fendre, reprit Emma. â Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon ! Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait je lâĂ©craserais dâune chiquenaude. Elle fut Ă©bahie de sa bravoure, bien quâelle y sentit une sorte dâindĂ©licatesse et de grossiĂšretĂ© naĂŻve, qui la scandalisa. Rodolphe rĂ©flĂ©chit beaucoup Ă cette histoire de pistolets. Si elle avait parlĂ© sĂ©rieusement, cela Ă©tait fort ridicule pensait-il, odieux mĂȘme, car il nâavait, lui, aucune raison de haĂŻr ce bon Charles, nâĂ©tant pas ce qui sâappelle dĂ©vorĂ© de jalousie ; â et Ă ce propos Emma lui avait fait un grand serment, quâil ne trouvait pas, non plus, du meilleur goĂ»t. Dâailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu sâĂ©changer des miniatures, on sâĂ©tait coupĂ© des poignĂ©es de cheveux, et elle demandait Ă prĂ©sent une bague, un vĂ©ritable anneau de mariage, en signe dâalliance Ă©ternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir, ou des voix de la nature ; puis elle lâentretenait de sa mĂšre Ă elle, et de sa mĂšre Ă lui. » Elle lâennuyait enfin. Puis, page 453[38] Il Rodolphe nâavait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces vĂ©hĂ©mentes caresses qui la rendaient folle ; â si bien que leur grand amour, oĂč elle vivait plongĂ©e, parut se diminuer sous elle comme lâeau dâun fleuve qui sâabsorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle nây voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indiffĂ©rence. Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cĂ©dĂ©, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chĂ©rir davantage. Lâhumiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptĂ©s tempĂ©raient. Ce nâĂ©tait pas de lâattachement, mais comme une sĂ©duction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur ». Et vous craignez, monsieur lâAvocat impĂ©rial, que les jeunes femmes lisent cela ! Je suis moins effrayĂ©, moins timide que vous. Pour mon compte personnel, je comprends Ă merveille que le pĂšre de famille dise Ă sa fille Jeune femme, si ton cĆur, si ta conscience, si le sentiment religieux, si la voix du devoir ne suffisaient pas pour te faire marcher dans la droite voie, regarde, mon enfant, regarde combien dâennuis, de souffrances, de douleurs et de dĂ©solations attendent la femme qui va chercher le bonheur ailleurs que chez elle ! Ce langage ne vous blesserait pas dans la bouche dâun pĂšre, eh bien ! Flaubert ne dit pas autre chose ; câest la peinture la plus vraie, la plus saisissante de ce que la femme qui a rĂȘvĂ© le bonheur en dehors de sa maison trouve immĂ©diatement. Mais marchons, nous arrivons Ă toutes les aventures de la dĂ©sillusion. Vous mâopposez les caresses de LĂ©on Ă la page 60[39] HĂ©las ! elle va payer bientĂŽt la rançon de lâadultĂšre ; et cette rançon vous la trouverez terrible, Ă quelques pages plus loin de lâouvrage que vous incriminez. Elle a cherchĂ© le bonheur dans lâadultĂšre, la malheureuse ! Et elle y a trouvĂ©, outre le dĂ©goĂ»t et la fatigue que la monotonie du mariage peut donner Ă une femme qui ne marche pas dans la voie du devoir, elle y a trouvĂ© la dĂ©sillusion, le mĂ©pris de lâhomme auquel elle sâĂ©tait livrĂ©e. Est-ce quâil manque quelque chose Ă ce mĂ©pris ? Oh non ! et vous ne le nierez pas, le livre est sous vos yeux Rodolphe, qui sâest rĂ©vĂ©lĂ© si vil, lui donne une derniĂšre preuve dâĂ©goĂŻsme et de lĂąchetĂ©. Elle lui dit EmmĂšne-moi ! EnlĂšve-moi ! JâĂ©touffe, je ne puis plus respirer dans la maison de mon mari, dont jâai fait la honte et le malheur. » Il hĂ©site ; elle insiste ; enfin il promet, et le lendemain elle reçoit de lui une lettre foudroyante, sous laquelle elle tombe, Ă©crasĂ©e, anĂ©antie. Elle tombe malade, elle est mourante. La livraison qui suit vous a montrĂ© dans toutes les convulsions dâune Ăąme qui se dĂ©bat, qui peut-ĂȘtre serait ramenĂ©e au devoir par lâexcĂšs de sa souffrance, mais malheureusement elle rencontre bientĂŽt lâenfant avec lequel elle avait jouĂ© quand elle Ă©tait inexpĂ©rimentĂ©e. VoilĂ le mouvement du roman, et puis vient lâexpiation. Mais M. lâAvocat impĂ©rial mâarrĂȘte et me dit quand il serait vrai que le but de lâouvrage soit bon dâun bout Ă lâautre, est-ce que vous pouviez vous permettre des dĂ©tails obscĂšnes, comme ceux que vous vous ĂȘtes permis ? TrĂšs certainement, je ne pouvais pas me permettre de tels dĂ©tails, mais mâen suis-je permis ? OĂč sont-ils ? Jâarrive ici aux passages les plus incriminĂ©s. Je ne parle plus de lâaventure du fiacre, le tribunal a eu satisfaction Ă cet Ă©gard ; jâarrive aux passages que vous avez signalĂ©s comme contraires Ă la morale publique et qui forment un certain nombre de pages du numĂ©ro du 1er dĂ©cembre ; et pour faire disparaĂźtre tout lâĂ©chafaudage de votre accusation, je nâai quâune chose Ă faire restituer ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit vos citations, substituer, en un mot, le texte complet Ă vos dĂ©coupures. Au bas de la page 72[40]. LĂ©on, aprĂšs avoir Ă©tĂ© mis en rapport avec Homais le pharmacien, vient Ă lâhĂŽtel de Boulogne ; et puis le pharmacien vient le chercher. Mais Emma venait de partir, exaspĂ©rĂ©e ; ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage. Puis, se calmant, elle finit par dĂ©couvrir quâelle lâavait sans doute calomniĂ©. Mais le dĂ©nigrement de ceux que nous aimons toujours nous en dĂ©tache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles ; la dorure en reste aux mains. Ils en vinrent Ă parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă leur amour⊠» Mon Dieu ! Câest pour les lignes que je viens de vous lire que nous sommes traduit devant vous. Ăcoutez maintenant Ils en vinrent Ă parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă leur amour ; et dans les lettres quâEmma lui envoyait, il Ă©tait question de fleurs, de vers, de la lune et des Ă©toiles, ressources naĂŻves dâune passion affaiblie, qui essayait de sâaviver Ă tous les secours extĂ©rieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle sâavouait ne rien sentir dâextraordinaire. Mais cette dĂ©ception sâeffaçait vite, sous un espoir nouveau ; et Emma revenait Ă lui plus enflammĂ©e, plus haletante, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait dâun seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements ; â et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle sâabattait contre sa poitrine, avec un long frisson. » Vous vous ĂȘtes arrĂȘtĂ© lĂ , monsieur lâAvocat impĂ©rial ; permettez-moi de continuer Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans lâĂ©treinte de ces bras, quelque chose dâextrĂȘme, de vague et de lugubre, qui semblait Ă LĂ©on se glisser entre eux, subtilement, comme pour les sĂ©parer. » Vous appelez cela de la couleur lascive, vous dites que cela donnerait le goĂ»t de lâadultĂšre, vous dites que voilĂ des pages qui peuvent exciter, Ă©mouvoir les sens, â des pages lascives ! Mais la mort est dans ces pages. Vous nây pensez pas, monsieur lâAvocat impĂ©rial, vous vous effarouchez de trouver lĂ les mots de corset, de vĂȘtements qui tombent ; et vous vous attachez Ă ces trois ou quatre mots de corset et de vĂȘtements qui tombent ! Voulez-vous que je montre comme quoi un corset peut paraĂźtre dans un livre classique, et trĂšs classique ? Câest ce que je me donnerai le plaisir de faire tout Ă lâheure. Elle se dĂ©shabillait⊠» ah ! monsieur lâAvocat impĂ©rial, que vous avez mal compris ce passage ! elle se dĂ©shabillait brutalement » la malheureuse, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse ; et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle sâabattait contre sa poitrine, avec un long frisson⊠Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides⊠dans lâĂ©treinte de ses bras, quelque chose de vague et de lugubre⊠» Câest ici quâil faut se demander oĂč est la couleur lascive ? et oĂč est la couleur sĂ©vĂšre ? et si les sens de la jeune fille aux mains de laquelle tomberait ce livre, peuvent ĂȘtre Ă©mus, excitĂ©s, â comme Ă la lecture dâun livre classique entre tous les classiques, que je citerai tout Ă lâheure, et qui a Ă©tĂ© rĂ©imprimĂ© mille fois, sans que jamais procureur impĂ©rial ou royal ait songĂ© Ă le poursuivre. Est-ce quâil y a quelque chose dâanalogue dans ce que je viens de vous lire ? Est-ce que ce nâest pas au contraire lâexcitation Ă lâhorreur du vice que ce quelque chose de lugubre qui se glisse entre eux pour les sĂ©parer ? » Continuons, je vous prie. Il nâosait lui faire de questions ; mais, la discernant si expĂ©rimentĂ©e, elle avait dĂ» passer, se disait-il, par toutes les Ă©preuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois lâeffrayait un peu maintenant. Dâailleurs, il se rĂ©voltait contre lâabsorption, chaque jour plus grande, de sa personnalitĂ©. Il en voulait Ă Emma de cette victoire permanente. Il sâefforçait mĂȘme de ne pas la chĂ©rir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă la vue des liqueurs fortes. » Est-ce que câest lascif, cela ? Et puis, prenez le dernier paragraphe Un jour quâils sâĂ©taient quittĂ©s de bonne heure, et quâelle sâen revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle sâassit sur un banc, Ă lâombre des ormes. Quel calme dans ce temps-lĂ ! Comme elle enviait les ineffables sentiments dâamour quâelle tĂąchait, dâaprĂšs des livres, de se figurer ! Les premiers mois de son mariage, ses promenades Ă cheval dans la forĂȘt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux. » Nâoubliez donc pas ceci, monsieur lâAvocat impĂ©rial, quand vous voulez juger la pensĂ©e de lâauteur, quand vous voulez trouver absolument la couleur lascive lĂ oĂč je ne puis trouver quâun excellent livre. Et LĂ©on lui parut soudain dans le mĂȘme Ă©loignement que les autres. Je lâaime pourtant, » se disait-elle ; elle nâĂ©tait pas heureuse, ne lâavait jamais Ă©tĂ©. DâoĂč venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanĂ©e des choses oĂč elle sâappuyait ? » Est-ce lascif, cela ? Mais sâil y avait quelque part un ĂȘtre fort et beau, une nature chaleureuse, pleine Ă la fois dâexaltation et de raffinements, un cĆur de poĂšte sous une forme dâange, lyre aux cordes dâairain sonnant vers le ciel des Ă©pithalames Ă©lĂ©giaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilitĂ© ! Rien dâailleurs ne valait la peine dâune recherche, tout mentait ! Chaque sourire cachait un bĂąillement dâennui, chaque joie une malĂ©diction, tout plaisir son dĂ©goĂ»t, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lĂšvre que lâirrĂ©alisable envie dâune voluptĂ© plus haute. Un rĂąle mĂ©tallique se traĂźna dans les airs, et quatre coups se firent entendre Ă la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait quâelle Ă©tait lĂ , sur ce banc, depuis lâĂ©ternitĂ©. » Il ne faut pas chercher au bout dâun livre quelque chose pour expliquer ce qui est au bout dâun autre. Jâai lu le passage incriminĂ© sans ajouter un mot, pour dĂ©fendre une Ćuvre qui se dĂ©fend par elle-mĂȘme. Continuons la lecture de ce passage incriminĂ©, au point de vue de la morale Madame Ă©tait dans sa chambre. On nây montait pas. Elle restait lĂ tout le long du jour, engourdie, Ă peine vĂȘtue, et de temps Ă autre faisait fumer des pastilles du sĂ©rail, quâelle avait achetĂ©es Ă Rouen, dans la boutique dâun AlgĂ©rien. Pour ne pas avoir la nuit, contre sa chair, cet homme Ă©tendu qui dormait, elle finit, Ă force de grimaces, par le relĂ©guer au second Ă©tage ; et elle lisait jusquâau matin des livres extravagants oĂč il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. » Ceci donne envie de lâadultĂšre, nâest-ce pas ? Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles accourait. â Ah ! va-tâen, disait-elle ; ou dâautres fois, brĂ»lĂ©e plus fort par cette flamme intime que lâadultĂšre avivait, haletante, Ă©mue, toute en dĂ©sir, elle ouvrait la fenĂȘtre, aspirait lâair froid, Ă©parpillait au vent sa chevelure trop lourde et regardait les Ă©toiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait Ă lui, Ă LĂ©on. Elle eĂ»t alors tout donnĂ© pour un seul de ces rendez-vous qui la rassasiaient. CâĂ©tait ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et lorsquâil ne pouvait payer seul la dĂ©pense, elle complĂ©tait le surplus libĂ©ralement ; ce qui arrivait Ă peu prĂšs toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre quâils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hĂŽtel plus modeste, mais elle trouva des objections. » Vous voyez comme tout ceci est simple quand on lit tout, mais avec les dĂ©coupures de M. lâAvocat impĂ©rial, le plus petit mot devient une montagne. M. lâAvocat impĂ©rial. Je nâai citĂ© aucune de ces phrases-lĂ , et puisque vous en voulez citer que je nâai point incriminĂ©es, il ne fallait pas passer Ă pieds joints sur la page 50. Me SĂ©nard. Je ne passe rien, jâinsiste sur les phrases incriminĂ©es dans la citation. Nous sommes citĂ©s pour les pages 77 et 78[41]. M. lâAvocat impĂ©rial. Je parle des citations faites Ă lâaudience, et je croyais que vous mâimputiez dâavoir citĂ© les lignes que vous venez de lire. Me SĂ©nard. Monsieur lâAvocat impĂ©rial, jâai citĂ© tous les passages Ă lâaide desquels vous vouliez constituer un dĂ©lit qui maintenant est brisĂ©. Vous avez dĂ©veloppĂ© Ă lâaudience ce que bon vous semblait, et vous avez eu beau jeu. Heureusement nous avions le livre, le dĂ©fenseur savait le livre ; sâil ne lâavait pas su, sa position eĂ»t Ă©tĂ© bien Ă©trange, permettez-moi de vous le dire. Je suis appelĂ© Ă expliquer sur tels ou tels passages. Si je nâavais possĂ©dĂ© le livre comme je le possĂšde, la dĂ©fense eĂ»t Ă©tĂ© difficile. Maintenant, je vous montre, par une analyse fidĂšle que le roman, loin de devoir ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme lascif, doit ĂȘtre au contraire considĂ©rĂ© comme une Ćuvre Ă©minemment morale. AprĂšs avoir fait cela, je prends les passages qui ont motivĂ© la citation en police correctionnelle ; et aprĂšs avoir fait suivre vos dĂ©coupures de ce qui prĂ©cĂšde et de ce qui suit, lâaccusation est si faible, quâelle vous rĂ©volte elle-mĂȘme, au moment oĂč je les lis ! Ces mĂȘmes passages que vous signaliez comme incriminables, il y a un instant, jâai cependant bien le droit de les citer moi-mĂȘme, pour vous faire voir le nĂ©ant de votre accusation. Je reprends ma citation oĂč jâen suis restĂ©, au bas de la page 78[42] Il LĂ©on sâennuyait maintenant lorsque Emma, tout Ă coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cĆur, comme les gens qui ne peuvent endurer quâune certaine dose de musique, sâassoupissait dâindiffĂ©rence au vacarme dâun amour dont il ne distinguait plus les dĂ©licatesses. Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de la possession qui centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui quâil Ă©tait fatiguĂ© dâelle. Emma retrouvait dans lâadultĂšre toutes les platitudes du mariage. » Platitudes du mariage ! Celui qui a dĂ©coupĂ© ceci a dit Comment, voilĂ un monsieur qui dit que dans le mariage il nây a que des platitudes ! câest une attaque au mariage, câest un outrage Ă la morale ! Convenez, monsieur lâAvocat impĂ©rial, quâavec des dĂ©coupures artistement faites, on peut aller loin en fait dâincrimination. Quâest-ce que lâauteur a appelĂ© les platitudes du mariage ? Cette monotonie quâEmma avait redoutĂ©, quâelle avait voulu fuir, et quâelle retrouvait sans cesse dans lâadultĂšre, ce qui Ă©tait prĂ©cisĂ©ment la dĂ©sillusion. Vous voyez bien que quand, au lieu de dĂ©couper des membres de phrases et des mots, on lit ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit, il ne reste plus rien Ă lâincrimination ; et vous comprenez Ă merveille que mon client, qui sait sa pensĂ©e, dit ĂȘtre un peu rĂ©voltĂ© de la voir ainsi travestie. Continuons. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui quâil Ă©tait fatiguĂ© dâelle. Emma retrouvait dans lâadultĂšre toutes les platitudes du mariage. Mais comment pouvoir sâen dĂ©barrasser ? Puis elle avait beau se sentir humiliĂ©e de la bassesse dâun tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou par corruption ; et chaque jour elle sây acharnait davantage, tarissant toute fĂ©licitĂ© Ă la vouloir trop grande. Elle accusait LĂ©on de ses espoirs déçus, comme sâil lâavait trahie ; et mĂȘme elle souhaitait une catastrophe qui amenĂąt leur sĂ©paration, puisquâelle nâavait pas le courage de sây dĂ©cider. Elle nâen continuait pas moins Ă lui Ă©crire des lettres amoureuses, en vertu de cette idĂ©e quâune femme doit toujours Ă©crire Ă son amant. Mais en Ă©crivant, elle percevait un autre homme, un fantĂŽme, fait de ses plus ardents souvenirs. » Ceci nâest plus incriminĂ© ensuite elle retombait Ă plat, brisĂ©e, car ces Ă©lans dâamour vague la fatiguaient plus que de grandes dĂ©bauches. Elle Ă©prouvait maintenant une courbature incessante et universelle⊠elle recevait du papier timbrĂ© quâelle regardait Ă peine. Elle aurait voulu ne plus vivre ou continuellement dormir. » Jâappelle cela une excitation Ă la vertu, par lâhorreur du vice, ce que lâauteur annonce lui-mĂȘme, et ce que le lecteur le plus distrait ne peut pas ne pas voir, sans un peu de mauvaise volontĂ©. Et maintenant quelque chose de plus pour vous faire apercevoir quelle espĂšce dâhomme vous avez Ă juger. Pour vous montrer non pas quelle espĂšce de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et oĂč il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usĂ© par lui, et dans les passages duquel il sâest inspirĂ© pour dĂ©peindre cette concupiscence, les entraĂźnements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites, qui ne peut pas lây rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus, et ne le rencontre jamais. OĂč Flaubert a pris ces inspirations, messieurs ? Câest dans ce livre que voilĂ ; Ă©coutez Illusion des sens. Quiconque donc sâattache au sensible, il faut quâil erre nĂ©cessairement dâobjets en objets, et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la Concupiscence, câest-Ă -dire lâamour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuitĂ©, et que câest le changement qui le fait revivre. Aussi quâest-ce autre chose que la vie des sens, quâun mouvement alternatif de lâappĂ©tit au dĂ©goĂ»t, et du dĂ©goĂ»t Ă lâappĂ©tit, lâĂąme flottant toujours incertaine entre lâardeur qui se ralentit et lâardeur qui se renouvelle ? Inconstantia, concupiscentia. VoilĂ ce que câest que la vie des sens. Cependant dans ce mouvement perpĂ©tuel, on ne laisse pas de se divertir par lâimage dâune libertĂ© errante. » VoilĂ ce que câest que la vie des sens. Qui a dit cela ? qui a Ă©crit les paroles que vous venez dâentendre, sur ces excitations et ces ardeurs incessantes ? Quel est le livre que M. Flaubert feuillette jour et nuit, et dont il sâest inspirĂ© dans les passages quâincrimine M. lâAvocat impĂ©rial ? Câest Bossuet ! Ce que je viens de vous lire, câest un fragment dâun discours de Bossuet sur les plaisirs illicites. Je vous ferai voir que tous ces passages incriminĂ©s ne sont, non pas des plagiats, â lâhomme qui sâest appropriĂ© une idĂ©e nâest pas un plagiaire, â mais que des imitations de Bossuet. En voulez-vous un autre exemple ? Le voici Sur le pĂ©chĂ©. Et ne me demandez pas, chrĂ©tiens, de quelle sorte se fera ce grand changement de nos plaisirs en supplices ; la chose est prouvĂ©e par les Ăcritures. Câest le VĂ©ritable qui le dit, câest le Tout-Puissant qui le fait. Et, toutefois, si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cĆur, vous comprendrez aisĂ©ment quâelles peuvent devenir un supplice intolĂ©rable. Elles ont toutes en elles-mĂȘmes des peines cruelles, des dĂ©goĂ»ts, des amertumes. Elles ont toutes une infinitĂ© qui se fĂąche de ne pouvoir ĂȘtre assouvie ; ce qui mĂȘle dans elles toutes des emportements, qui dĂ©gĂ©nĂšrent en une espĂšce de fureur non moins pĂ©nible que dĂ©raisonnable. Lâamour, sâil mâest permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses rĂ©solutions irrĂ©solues et lâenfer de ses jalousies. » Et plus loin Eh ! quây a-t-il donc de plus aisĂ© que de faire de nos passions une peine insupportable de nos pĂ©chĂ©s, en leur ĂŽtant, comme il est trĂšs juste, ce peu de douceur par ou elles nous sĂ©duisent, et leur laissant seulement les inquiĂ©tudes cruelles et lâamertume dont elles abondent ? Nos pĂ©chĂ©s contre nous, nos pĂ©chĂ©s sur nous, nos pĂ©chĂ©s au milieu de nous trait perçant contre notre sein, poids insupportable sur notre tĂȘte, poison dĂ©vorant dans nos entrailles. » Tout ce que vous venez dâentendre nâest-il pas lĂ pour vous montrer les amertumes des passions ? Je vous laisse ce livre tout marquĂ©, tout flĂ©tri par le pouce de lâhomme studieux qui y a pris sa pensĂ©e. Et celui qui sâest inspirĂ© Ă une source pareille, celui-lĂ qui a dĂ©crit lâadultĂšre dans les termes que vous venez dâentendre, celui-lĂ est poursuivi pour outrage Ă la morale publique et religieuse ! Quelques lignes encore sur la femme pĂ©cheresse, et vous allez voir comment M. Flaubert, ayant Ă peindre ces ardeurs, a su sâinspirer de son modĂšle Mais punis de notre erreur sans en ĂȘtre dĂ©trompĂ©s, nous cherchons dans le changement un remĂšde de notre mĂ©prise ; nous errons dâobjet en objet ; et sâil en est enfin quelquâun qui nous fixe, ce nâest pas que nous soyons contents de notre choix, câest que nous sommes louĂ©s de notre inconstance. » Tout lui paraĂźt vide, faux, dĂ©goĂ»tant dans les crĂ©atures loin dây retrouver ces premiers charmes, dont son cĆur avait eu tant de peine Ă se dĂ©fendre, elle nâen voit plus que le frivole, le danger, la vanitĂ©. » Je ne parle pas dâun engagement de passion ; quelles frayeurs que le mystĂšre nâĂ©clate ! que de mesures Ă garder du cĂŽtĂ© de la biensĂ©ance et de la gloire ! que dâyeux Ă Ă©viter ! que de surveillants Ă tromper ! que de retours Ă craindre sur la fidĂ©litĂ© de ceux quâon a choisis pour les ministres et les confidents de sa passion ! quels rebuts Ă essuyer de celui, peut-ĂȘtre, Ă qui on a sacrifiĂ© son honneur et sa libertĂ©, et dont on nâoserait se plaindre ! Ă tout cela, ajoutez ces moments cruels oĂč la passion moins vive nous laisse le loisir de retomber sur nous-mĂȘmes, et de sentir toute lâindignitĂ© de notre Ă©tat ; ces moments oĂč le cĆur, nĂ© pour les plaisirs plus solides, se lasse de ses propres idoles, et trouve son supplice dans ses dĂ©goĂ»ts et dans son inconstance. Monde profane ! si câest lĂ cette fĂ©licitĂ© que tu nous vantes tant, favorises-en tes adorateurs ; et punis-les en les rendant ainsi heureux, de la foi quâils ont ajoutĂ©e si lĂ©gĂšrement Ă tes promesses. » Laissez-moi vous dire ceci quand un homme, dans le silence des nuits, a mĂ©ditĂ© sur les causes des entraĂźnements de la femme, quand il les a trouvĂ©es dans lâĂ©ducation et que pour les exprimer, se dĂ©fiant de ses observations personnelles, il a Ă©tĂ© se mĂ»rir aux sources que je viens dâindiquer, quand il ne sâest laissĂ© aller Ă prendre la plume quâaprĂšs sâĂȘtre inspirĂ© des pensĂ©es de Bossuet et de Massillon, permettez-moi de vous demander sâil y a un mot pour vous exprimer ma surprise, ma douleur en voyant traduire cet homme en police correctionnelle â pour quelques passages de son livre, et prĂ©cisĂ©ment pour les idĂ©es et les sentiments les plus vrais et les plus Ă©levĂ©s quâil ait pu rassembler ! VoilĂ ce que je vous prie de ne pas oublier relativement Ă lâinculpation dâoutrage Ă la morale religieuse. Et puis, si vous me le permettez, je mettrai en regard Ă tout ceci, sous vos yeux, ce que jâappelle, moi, des atteintes Ă la morale, câest-Ă -dire la satisfaction des sens sans amertume, sans ces larges gouttes de sueur glacĂ©e, qui tombent du front chez ceux qui sây livrent ; et je ne vous citerai pas des livres licencieux dans lesquels les auteurs ont cherchĂ© Ă exciter les sens, je vous citerai un livre â qui est donnĂ© en prix dans les collĂšges, mais je vous demanderai la permission de ne vous dire le nom de lâauteur quâaprĂšs que je vous en aurai lu un passage. Voici ce passage ; je vous ferai passer le volume ; câest un exemplaire qui a Ă©tĂ© donnĂ© en prix Ă un Ă©lĂšve de collĂšge ; jâaime mieux vous remettre cet exemplaire que celui de M. Flaubert Le lendemain, je fus reconduit dans son appartement. LĂ je sentis tout ce qui peut porter Ă la voluptĂ©. On avait rĂ©pandu dans la chambre les parfums les plus agrĂ©ables. Elle Ă©tait sur un lit qui nâĂ©tait fermĂ© que par des guirlandes de fleurs ; elle y paraissait languissamment couchĂ©e. Elle me tendit la main, et me fit asseoir auprĂšs dâelle. Tout, jusquâau voile qui lui couvrait le visage, avait de la grĂące. Je voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait sur elle me faisait tour Ă tour perdre et trouver des beautĂ©s ravissantes. » Une simple toile, quand elle Ă©tait Ă©tendue sur un cadavre, vous a paru une image lascive ; ici elle est Ă©tendue sur la femme vivante. Elle remarqua que mes yeux Ă©taient occupĂ©s, et quand elle les vit sâenflammer, la toile sembla sâouvrir dâelle-mĂȘme ; je vis tous les trĂ©sors dâune beautĂ© divine. Dans ce moment, elle me serra la main ; mes yeux errĂšrent partout. Il nây a, mâĂ©criai-je, que ma chĂšre Ardasire qui soit aussi belle ; mais jâatteste les dieux que ma fidĂ©lité⊠Elle se jeta Ă mon cou, et me serra dans ses bras. Tout dâun coup, la chambre sâobscurcit, son voile sâouvrit ; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi ; une flamme subite coula dans mes veines et Ă©chauffa tous mes sens. LâidĂ©e dâArdasire sâĂ©loigna de moi. Un reste de souvenir⊠mais il ne me paraissait quâun songe⊠Jâallais⊠Jâallais la prĂ©fĂ©rer Ă elle-mĂȘme. DĂ©jĂ jâavais portĂ© mes mains sur son sein ; elles couraient rapidement partout ; lâamour ne se montrait que par sa fureur ; il se prĂ©cipitait Ă la victoire ; un moment de plus, et Ardasire ne pouvait pas se dĂ©fendre. » Qui a Ă©crit cela ? Ce nâest pas mĂȘme lâauteur de la Nouvelle HĂ©loĂŻse, câest M. le prĂ©sident de Montesquieu ! Ici, pas une amertume, pas un dĂ©goĂ»t, tout est sacrifiĂ© Ă la beautĂ© littĂ©raire, et on donne cela en prix aux Ă©lĂšves de rhĂ©torique, sans doute pour leur servir de modĂšle dans les amplifications, ou les descriptions quâon leur donne Ă faire. Montesquieu dĂ©crit dans les Lettres persanes une scĂšne, qui ne peut pas mĂȘme ĂȘtre lue. Il sâagit dâune femme que cet auteur place entre deux hommes qui se la disputent. Cette femme ainsi placĂ©e entre deux hommes fait des rĂȘves â qui lui paraissent fort agrĂ©ables. En sommes-nous lĂ , monsieur lâAvocat impĂ©rial ! Faudra-t-il encore vous citer Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions et ailleurs ! Non, je dirai seulement au tribunal que si, Ă propos de sa description de la voiture dans la Double mĂ©prise, M. MĂ©rimĂ©e Ă©tait poursuivi, il serait immĂ©diatement acquittĂ©. On ne verrait dans son livre quâune Ćuvre dâart, de grandes beautĂ©s littĂ©raires. On ne le condamnerait pas plus quâon ne condamne les peintres ou les statuaires qui ne se contentent pas de traduire toute la beautĂ© du corps, mais toutes les ardeurs, toutes les passions. Je nâen suis pas lĂ ; je vous demande de reconnaĂźtre que M. Flaubert nâa pas chargĂ© ses images, et quâil nâa fait quâune chose toucher de la main la plus ferme la scĂšne de la dĂ©gradation. Ă chaque ligne de son livre il fait ressortir la dĂ©sillusion, et au lieu de terminer par quelque chose de gracieux, il sâattache Ă nous montrer cette femme arrivant, aprĂšs le mĂ©pris, lâabandon, la ruine de sa maison, Ă la mort la plus Ă©pouvantable. En un mot, je ne puis que rĂ©pĂ©ter ce que jâai dit en commençant la plaidoirie, que M. Flaubert est lâauteur dâun bon livre, dâun livre qui est lâexcitation Ă la vertu par lâhorreur du vice. Jâai maintenant Ă examiner lâoutrage Ă la religion. Lâoutrage Ă la religion commis par M. Flaubert ! Et en quoi, sâil vous plaĂźt ? M. lâAvocat impĂ©rial a cru voir en lui un sceptique. Je puis rĂ©pondre Ă M. lâAvocat impĂ©rial quâil se trompe. Je nâai pas ici de profession de foi Ă faire, je nâai que le livre Ă dĂ©fendre, câest ce qui fait que je me borne Ă ce simple mot. Mais quant au livre, je dĂ©fie M. lâAvocat impĂ©rial dây trouver quoi que ce soit qui ressemble Ă un outrage Ă la religion. Vous avez vu comment la religion a Ă©tĂ© introduite dans lâĂ©ducation dâEmma, et comment cette religion, faussĂ©e de mille maniĂšres, ne pouvait pas retenir Emma sur la pente qui lâentraĂźnait. Voulez-vous savoir en quelle langue M. Flaubert parle de la religion ? Ăcoutez quelques lignes que je prends dans la premiĂšre livraison, p. 231, 232 et 233[43]. Un soir que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout Ă coup sonner lâAngelus. On Ă©tait au commencement dâavril, quand les primevĂšres sont Ă©closes ; un vent tiĂšde se roule sur les plates-bandes labourĂ©es, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fĂȘtes de lâĂ©tĂ©. Par les barreaux de la tonnelle et au delĂ , tout autour, on voyait la riviĂšre dans la prairie, oĂč elle dessinait sur lâherbe des sinuositĂ©s vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours dâune teinte violette, plus pĂąle et transparente quâune gaze subtile arrĂȘtĂ©e sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on nâentendait ni leurs pas, ni leurs mugissements, et la cloche sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique. Ă ce tintement rĂ©pĂ©tĂ©, la pensĂ©e de la jeune femme sâĂ©garait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers qui dĂ©passaient, de lâautel, les vases pleins de fleurs et le tabernacle Ă colonnettes. Elle aurait voulu comme autrefois ĂȘtre encore confondue dans la longue ligne de voiles blancs que marquaient de noir, çà et lĂ , les capuchons raides des bonnes sĆurs inclinĂ©es sur leur prie-Dieu. » VoilĂ la langue dans laquelle le sentiment religieux est exprimĂ© ; et Ă entendre M. lâAvocat impĂ©rial, le scepticisme rĂšgne dâun bout Ă lâautre dans le livre de M. Flaubert. OĂč donc, je vous prie, trouvez-vous lĂ un scepticisme ? M. LâAvocat impĂ©rial. â Je nâai pas dit quâil y en eĂ»t lĂ dedans. Me SĂ©nard. â Sâil nây en a pas lĂ dedans, ou donc y en a-t-il ? Dans vos dĂ©coupures, Ă©videmment. Mais voici lâouvrage tout entier, que le tribunal le juge, et il verra que le sentiment religieux y est si fortement empreint, que lâaccusation de scepticisme est une vraie calomnie. Et maintenant, monsieur lâAvocat impĂ©rial me permettra-t-il de lui dire que ce nâĂ©tait pas la peine dâaccuser lâauteur de scepticisme avec tant de fracas ? Poursuivons Le dimanche Ă la messe, quand elle relevait sa tĂȘte, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuĂątre de lâencens qui montait. Alors un attendrissement la saisit, elle se sentit molle et tout abandonnĂ©e, comme un duvet dâoiseau qui tournoie dans la tempĂȘte, et ce fut sans en avoir conscience quâelle sâachemina vers lâĂ©glise, disposĂ©e Ă nâimporte quelle dĂ©votion, pourvu quâelle y absorbĂąt son Ăąme et que lâexistence entiĂšre y disparĂ»t. » Ceci, messieurs, est le premier appel Ă la religion, pour retenir Emma sur la pente des passions. Elle est tombĂ©e, la pauvre femme, puis repoussĂ©e du pied par lâhomme auquel elle sâest abandonnĂ©e. Elle est presque morte, elle se relĂšve, elle se ranime ; et vous allez voir maintenant ce qui est Ă©crit no du 15 novembre 1856, p. 548[44]. Un jour quâau plus fort de sa maladie elle sâĂ©tait crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et Ă mesure que lâon faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que lâon disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops, et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort pesant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allĂ©gĂ©e ne pensait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu⊠» Vous voyez dans quelle langue M. Flaubert parle des choses religieuses. Il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu, allait sâanĂ©antir dans cet amour, comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. On aspergea dâeau bĂ©nite les draps du lit ; le prĂȘtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en dĂ©faillant dâune joie cĂ©leste quâelle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. » Jâen demande pardon Ă monsieur lâAvocat impĂ©rial, jâen demande pardon au tribunal, jâinterromps ce passage, mais jâai besoin de dire que câest lâauteur qui parle, et de vous faire remarquer dans quels termes il sâexprime sur le mystĂšre de la communion ; jâai besoin, avant de reprendre cette lecture, que le tribunal saisisse la valeur littĂ©raire empruntĂ©e Ă ce tableau, jâai besoin dâinsister sur ces expressions qui appartiennent Ă lâauteur Et ce fut en dĂ©faillant dâune joie cĂ©leste quâelle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. Les rideaux de son alcĂŽve se bombaient mollement autour dâelle en façon de nuĂ©es, et les rayons des deux cierges brĂ»lant sur la commode lui parurent ĂȘtre des gloires Ă©blouissantes. Alors elle laissa retomber sa tĂȘte, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes sĂ©raphiques, et apercevoir en un ciel dâazur, sur un trĂŽne dâor, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le pĂšre, tout Ă©clatant de majestĂ©, et qui dâun signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flammes, pour lâemporter dans leurs bras. » Il continue Cette vision splendide demeura dans sa mĂ©moire comme la chose la plus belle quâil fĂ»t possible de rĂȘver ; si bien quâĂ prĂ©sent elle sâefforçait dâen ressaisir la sensation qui continuait cependant, mais dâune maniĂšre moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son Ăąme, courbaturĂ©e dâorgueil, se reposait enfin dans lâhumilitĂ© chrĂ©tienne ; et, savourant le plaisir dâĂȘtre faible, Emma contemplait en elle-mĂȘme la destruction de sa volontĂ©, qui devait faire aux envahissements de la grĂące une large entrĂ©e. Il existait donc Ă la place du bonheur des fĂ©licitĂ©s plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittences ni fin, et qui sâaccroĂźtrait Ă©ternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un Ă©tat de puretĂ© flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel et oĂč elle aspira dâĂȘtre. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets ; elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchĂąssĂ© dâĂ©meraudes, pour le baiser tous les soirs. » VoilĂ des sentiments religieux ! Et si vous vouliez vous arrĂȘter un instant sur la pensĂ©e principale de lâauteur, je vous demanderais de tourner la page et de lire les trois lignes suivantes du deuxiĂšme alinĂ©a[45] Elle sâirrita contre les prescriptions du culte ; lâarrogance des Ă©crits polĂ©miques lui dĂ©plut par leur acharnement Ă poursuivre des gens quâelle ne connaissait pas, et des contes profanes relevĂ©s de la religion lui parurent Ă©crits dans une telle ignorance du monde, quâils lâĂ©cartĂšrent insensiblement des vĂ©ritĂ©s dont elle attendait la preuve. » VoilĂ le langage de M. Flaubert. Maintenant, sâil vous plaĂźt, arrivons Ă une autre scĂšne, Ă la scĂšne de lâextrĂȘme-onction. Oh ! monsieur lâAvocat impĂ©rial, combien vous vous ĂȘtes trompĂ© quand, vous arrĂȘtant aux premiers mots, vous avez accusĂ© mon client de mĂȘler le sacrĂ© au profane, quand il sâest contentĂ© de traduire ces belles formules de lâextrĂȘme-onction, au moment oĂč le prĂȘtre touche tous les organes de nos sens, au moment oĂč, selon lâexpression du rituel, il dit Per istam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid deliquisti. Vous avez dit il ne faut pas toucher aux choses saintes. De quel droit travestissez-vous ces saintes paroles. Que Dieu, dans sa sainte misĂ©ricorde, vous pardonne toutes les fautes que vous avez commises par la vue, par le goĂ»t, par lâouĂŻe, etc. ? » Tenez, je vais vous lire le passage incriminĂ©, et ce sera toute ma vengeance. Jâose dire ma vengeance, car lâauteur a besoin dâĂȘtre vengĂ©. Oui, il faut que M. Flaubert sorte dâici, non seulement acquittĂ©, mais vengĂ© ! Vous allez voir de quelles lectures il est nourri. Le passage incriminĂ© est Ă la page 271[46] du numĂ©ro du 15 dĂ©cembre, il est ainsi conçu PĂąle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face dâelle, au pied du lit, tandis que le prĂȘtre, appuyĂ© sur un genou, marmottait des paroles basses⊠» Tout ce tableau est magnifique, et la lecture en est irrĂ©sistible ; mais tranquillisez-vous, je ne la prolongerai pas outre mesure. Voici maintenant lâincrimination Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie Ă voir tout Ă coup lâĂ©tole violette, sans doute retrouvant au milieu dâun apaisement extraordinaire la voluptĂ© perdue de ses premiers Ă©lancements mystiques, avec des visions de bĂ©atitude Ă©ternelle qui commençaient. Le prĂȘtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelquâun qui a soif, et collant ses lĂšvres sur le corps de lâHomme-Dieu, elle y dĂ©posa, de toute sa force expirante, le plus grand baiser dâamour quâelle eĂ»t jamais donnĂ©. » LâextrĂȘme-onction nâest pas encore commencĂ©e ; mais on me reproche ce baiser. Je nâirai pas chercher dans sainte ThĂ©rĂšse, que vous connaissez peut-ĂȘtre, mais dont le souvenir est trop Ă©loignĂ©, je nâirai pas mĂȘme chercher dans FĂ©nelon le mysticisme de Mme Guyon, ni des mysticismes plus modernes dans lesquels je trouve bien dâautres raisons. Je ne veux pas demander Ă ces Ă©coles, que vous qualifiez de christianisme sensuel, lâexplication de ce baiser ; câest Ă Bossuet, Ă Bossuet lui-mĂȘme que je veux la demander ObĂ©issez et tĂąchez au reste dâentrer dans les dispositions de JĂ©sus en communiant, qui sont des dispositions dâunion, de jouissance et dâamour tout lâĂvangile le crie. JĂ©sus veut quâon soit avec lui ; il veut jouir, il veut quâon jouisse de lui. Sa sainte chair est le milieu de cette union et de cette chaste jouissance il se donne. » Etc. Je reprends la lecture du passage incriminĂ© Ensuite il rĂ©cita le Misereatur et lâIndulgentiam, trempa son pouce droit dans lâhuile et commença les onctions dâabord sur les yeux, qui avaient tant convoitĂ© les somptuositĂ©s terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tiĂšdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui sâĂ©tait ouverte pour le mensonge, qui avait gĂ©mi dâorgueil et criĂ© dans la luxure ; puis sur les mains, qui se dĂ©lectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait Ă lâassouvissance de ses dĂ©sirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. Le curĂ© sâessuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempĂ©s dâhuile, et revint sâasseoir prĂšs de la moribonde pour lui dire quâĂ prĂ©sent elle devait joindre ses souffrances Ă celles de JĂ©sus-Christ, et sâabandonner Ă la misĂ©ricorde divine. En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bĂ©ni, symbole des gloires cĂ©lestes dont elle allait ĂȘtre tout Ă lâheure environnĂ©e. Mais Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombĂ© par terre. Cependant elle nâĂ©tait plus aussi pĂąle, et son visage avait une expression de sĂ©rĂ©nitĂ©, comme si le sacrement lâeĂ»t guĂ©rie. Le prĂȘtre ne manqua point dâen faire lâobservation ; et il expliqua mĂȘme Ă Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait lâexistence des personnes lorsquâil le jugeait convenable pour leur salut. Et Charles se rappela un jour, oĂč ainsi, prĂšs de mourir, elle avait reçu la communion. Il ne fallait peut-ĂȘtre pas se dĂ©sespĂ©rer, pensait-il. » Maintenant quand une femme meurt, et que le prĂȘtre va lui donner lâextrĂȘme-onction, quand on fait de cela une scĂšne mystique et que nous traduisons avec une fidĂ©litĂ© scrupuleuse les paroles sacramentelles, on dit que nous touchons aux choses saintes. Nous avons portĂ© une main tĂ©mĂ©raire aux choses saintes, parce que au deliquisti per oculos, per os, per aurem, per manus et per pedes, nous avons ajoutĂ© le pĂ©chĂ© que chacun de ces organes avait commis. Nous ne sommes pas les premiers qui ayons marchĂ© dans cette voie. M. Sainte-Beuve, dans un livre que vous connaissez, met aussi une scĂšne dâextrĂȘme-onction, et voici comment il sâexprime Oh ! oui donc, Ă ces yeux dâabord, comme au plus noble et au plus vif des sens ; Ă ces yeux, pour ce quâils ont vu, regardĂ© de tendre, de trop perfide en dâautres yeux, de trop mortel ; pour ce quâils ont lu et relu dâattachant et de trop chĂ©ri ; pour ce quâils ont versĂ© de vaines larmes sur les biens fragiles et sur les crĂ©atures infidĂšles ; pour le sommeil quâils ont tant de fois oubliĂ©, le soir, en y songeant ! Ă lâouĂŻe aussi, pour ce quâelle a entendu et sâest laissĂ© dire de trop doux, de trop flatteur et enivrant ; pour ce son que lâoreille dĂ©robe lentement aux paroles trompeuses ; pour ce quâelle y boit de miel cachĂ© ! Ă cet odorat ensuite, pour les trop subtils et voluptueux parfums des soirs de printemps au fond des bois, pour les fleurs reçues le matin et tous les jours, respirĂ©es avec tant de complaisance ! Aux lĂšvres, pour ce quâelles ont prononcĂ© de trop confus ou de trop avouĂ© ; pour ce quâelles nâont pas rĂ©pliquĂ© en certains moments ou ce quâelles nâont pas rĂ©vĂ©lĂ© Ă certaines personnes, pour ce quâelles ont chantĂ© dans la solitude de trop mĂ©lodieux et de trop plein de larmes ; pour leur murmure inarticulĂ©, pour leur silence ! Au cou au lieu de la poitrine, pour lâardeur du dĂ©sir, selon lâexpression consacrĂ©e propter ardorem libidinis ; oui, pour la douleur des affections, des rivalitĂ©s, pour le trop dâangoisse des humaines tendresses, pour les larmes qui suffoquent un gosier sans voix, pour tout ce qui fait battre un cĆur ou ce qui le ronge ! Aux mains aussi, pour avoir serrĂ© une main qui nâĂ©tait pas saintement liĂ©e ; pour avoir reçu des pleurs trop brĂ»lants ; pour avoir peut-ĂȘtre commencĂ© dâĂ©crire, sans lâachever, quelque rĂ©ponse non permise ! Aux pieds, pour nâavoir pas fui, pour avoir suffi aux longues promenades solitaires, pour ne sâĂȘtre pas lassĂ©s assez tĂŽt au milieu des entretiens qui sans cesse recommençaient ! » Vous nâavez pas poursuivi cela. VoilĂ deux hommes qui, chacun dans leur sphĂšre, ont pris la mĂȘme chose, et ont, Ă chacun des sens, ajoutĂ© le pĂ©chĂ©, la faute. Est-ce que vous auriez voulu leur interdire de traduire la formule du rituel Quidquid deliquisti per oculos, per aurem, etc. ? M. Flaubert a fait ce quâa fait M. Sainte-Beuve, sans pour cela ĂȘtre un plagiaire. Il a usĂ© du droit qui appartient Ă tout Ă©crivain, dâajouter Ă ce quâa dit un autre Ă©crivain, de complĂ©ter un sujet. La derniĂšre scĂšne du roman de Madame Bovary a etĂ© faite comme toute lâĂ©tude de ce type, avec les documents religieux. M. Flaubert a fait la scĂšne de lâextrĂȘme-onction avec un livre que lui avait prĂȘtĂ© un vĂ©nĂ©rable ecclĂ©siastique de ses amis, qui a lu cette scĂšne, qui en a Ă©tĂ© touchĂ© jusquâaux larmes, et qui nâa pas imaginĂ© que la majestĂ© de la religion pĂ»t en ĂȘtre offensĂ©e. Ce livre est intitulĂ© Explication historique, dogmatique, morale, liturgique et canonique du catĂ©chisme, avec la rĂ©ponse aux objections tirĂ©es des sciences contre la religion par M. lâabbĂ© Amboise Guillois, curĂ© de Notre-Dame du PrĂ© au Mans, 6e Ă©dition, etc., ouvrage approuvĂ© par son Ăminence le cardinal Gousset, N. N. S. S. les ĂvĂȘques et ArchevĂȘques du Mans, de Tours, de Bordeaux, de Cologne, etc., tome 3e, imprimĂ© au Mans par Charles Monnoyer, 1851. Or, vous allez voir dans ce livre, comme vous avez vu tout Ă lâheure dans Bossuet, les principes et en quelque sorte le texte des passages quâincrimine lâAvocat impĂ©rial. Ce nâest plus maintenant Sainte-Beuve, un artiste, un fantaisiste littĂ©raire que je cite ; Ă©coutez lâĂglise elle-mĂȘme LâextrĂȘme-onction peut rendre la santĂ© du corps si elle est utile pour la gloire de Dieu⊠» et le prĂȘtre dit que cela arrive souvent. Maintenant voici lâextrĂȘme-onction Le prĂȘtre adresse au malade une courte exhortation, sâil est en Ă©tat de lâentendre, pour le disposer Ă recevoir dignement le sacrement quâil va lui administrer. Le prĂȘtre fait ensuite les onctions sur le malade avec le stylet, ou lâextrĂ©mitĂ© du pouce droit quâil trempe chaque fois dans lâhuile des infirmes. Ces onctions doivent ĂȘtre faites surtout aux cinq parties du corps que la nature a donnĂ©es Ă lâhomme comme les organes des sensations, savoir aux yeux, aux oreilles, aux narines, Ă la bouche et aux mains. Ă mesure que le prĂȘtre fait les onctions nous avons suivi de point en point le Rituel, nous lâavons copiĂ©, il prononce les paroles qui y rĂ©pondent. Aux yeux, sur la paupiĂšre fermĂ©e Par cette onction sainte et par sa pieuse misĂ©ricorde, que Dieu vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par la vue. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les pĂ©chĂ©s quâil a commis par la vue tant de regards indiscrets, tant de curiositĂ©s criminelles, tant de lectures qui ont fait naĂźtre en lui une foule de pensĂ©es contraires Ă la foi et aux mĆurs. » Quâa fait M. Flaubert ? Il a mis dans la bouche du prĂȘtre, en rĂ©unissant les deux parties, ce qui doit ĂȘtre dans sa pensĂ©e et en mĂȘme temps dans la pensĂ©e du malade. Il a copiĂ© purement et simplement. Aux oreilles Par cette onction sainte et par sa pieuse misĂ©ricorde, que Dieu vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis dans le sens de lâouĂŻe. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau toutes les fautes dont il sâest rendu coupable en Ă©coutant avec plaisir des mĂ©disances, des calomnies, des propos dĂ©shonnĂȘtes, des chansons obscĂšnes. Aux narines Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par lâodorat. Dans ce moment, le malade doit dĂ©tester de nouveau tous les pĂ©chĂ©s quâil a commis par lâodorat, toutes les recherches raffinĂ©es et voluptueuses des parfums, toutes les sensualitĂ©s, tout ce quâil a respirĂ© des odeurs de lâiniquitĂ©. Ă la bouche, sur les lĂšvres Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par le sens du goĂ»t et par la parole. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les pĂ©chĂ©s quâil a commis, en profĂ©rant des jurements et des blasphĂšmesâŠ, en faisant des excĂšs dans le boire et dans le manger⊠Sur les mains Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par le sens du toucher. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les larcins, toutes les injustices dont il a pu se rendre coupable, toutes les libertĂ©s plus ou moins criminelles quâil sâest permises⊠Les prĂȘtres reçoivent lâonction des mains en dehors, parce quâils lâont dĂ©jĂ reçue en dedans au moment de leur ordination, et les autres malades en dedans. Sur les pieds Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que Dieu vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par vos dĂ©marches. Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tous les pas quâil a faits dans les voies de lâiniquitĂ©, tant de promenades scandaleuses, tant dâentrevues criminelles⊠Lâonction des pieds se fait sur le dessus ou sous la plante, selon la commoditĂ© du malade, et aussi selon lâusage du diocĂšse oĂč lâon se trouve. La pratique la plus commune semble ĂȘtre de la faire Ă la plante des pieds. Et enfin Ă la poitrine M. Saint-Beuve a copiĂ©, nous ne lâavons pas fait parce quâil sâagissait de la poitrine dâune femme. Propter ardorem libidinis, etc. Ă la poitrine Par cette onction sainte et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par lâardeur des passions. Le malade doit, en ce moment, dĂ©tester de nouveau toutes les mauvaises pensĂ©es, tous les mauvais dĂ©sirs auxquels il sâest abandonnĂ©, tous les sentiments de haine, de vengeance quâil a nourris dans son cĆur. » Et nous pourrions, dâaprĂšs le Rituel, parler dâautre chose encore que de la poitrine, mais Dieu sait quelle sainte colĂšre nous aurions excitĂ©e chez le ministĂšre public, si nous avions parlĂ© des reins Aux reins ad Iumbos Par cette sainte onction, et par sa grande misĂ©ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les pĂ©chĂ©s que vous avez commis par les mouvements dĂ©rĂ©glĂ©s de la chair. » Si nous avions dit cela, de quelle foudre nâauriez-vous pas tentĂ© de nous accabler, monsieur lâAvocat impĂ©rial ! et cependant le Rituel ajoute Le malade doit, dans ce moment, dĂ©tester de nouveau tant de plaisirs illicites, tant de dĂ©lectations charnelles⊠» VoilĂ le Rituel, et vous avez vu lâarticle incriminĂ© ; il nây a pas une raillerie, tout y est sĂ©rieux et Ă©mouvant. Et je vous le rĂ©pĂšte, celui qui a donnĂ© Ă mon client ce livre, et qui a vu mon client en faire lâusage quâil en a fait, lui a serrĂ© la main avec des larmes. Vous voyez donc, monsieur lâAvocat impĂ©rial, combien est tĂ©mĂ©raire, â pour ne pas me servir dâune expression qui pour ĂȘtre exacte serait plus sĂ©vĂšre, â lâaccusation que nous avions touchĂ© aux choses saintes. Vous voyez maintenant nous nâavons pas mĂȘlĂ© le profane au sacrĂ©, quand, Ă chacun des sens, nous avons indiquĂ© le pĂ©chĂ© commis par ce sens, puisque câest le langage de lâĂglise elle-mĂȘme. Insisterai-je maintenant sur les autres dĂ©tails du dĂ©lit dâoutrage Ă la religion ? VoilĂ que le ministĂšre public me dit Ce nâest plus la religion, câest la morale de tous les temps que vous avez outragĂ©e ; vous avez insultĂ© la mort ! » Comment ai-je insultĂ© la mort ? Parce quâau moment oĂč cette femme meurt, il passe dans la rue un homme que, plus dâune fois, elle avait rencontrĂ© demandant lâaumĂŽne prĂšs de la voiture dans laquelle elle revenait des rendez-vous adultĂšres, lâAveugle quâelle avait accoutumĂ© de voir, lâAveugle qui chantait sa chanson pendant que la voiture montait lentement la cĂŽte, Ă qui elle jetait une piĂšce de monnaie, et dont lâaspect la faisait frissonner. Cet homme passe dans la rue ; et au moment oĂč la misĂ©ricorde divine pardonne ou promet le pardon Ă la malheureuse qui expie ainsi par une mort affreuse les fautes de sa vie, la raillerie humaine lui apparaĂźt sous la forme de la chanson qui passe sous sa fenĂȘtre. Mon Dieu ! vous trouvez quâil y a lĂ un outrage ; mais M. Flaubert ne fait que ce quâont fait Shakespeare et Goethe, qui, Ă lâinstant suprĂȘme de la mort, ne manquent pas de faire entendre quelque chant, soit de plainte, soit de raillerie, qui rappelle Ă celui qui sâen va dans lâĂ©ternitĂ© quelque plaisir dont il ne jouira plus, ou quelque faute Ă expier. Lisons En effet, elle regarda tout autour dâelle lentement, comme quelquâun qui se rĂ©veille dâun songe ; puis, dâune voix distincte, elle demanda son miroir ; elle resta penchĂ©e dessus quelque temps jusquâau moment oĂč de grosses larmes lui dĂ©coulĂšrent des yeux. Alors elle se renversa la tĂȘte en poussant un soupir et retomba sur lâoreiller. Sa poitrine aussitĂŽt se mit Ă haleter rapidement. » Je ne puis pas lire, je suis comme Lamartine Lâexpiation va pour moi au delĂ de la vĂ©rité⊠» Je ne croyais pourtant pas faire une mauvaise action, monsieur lâAvocat impĂ©rial, en lisant ces pages Ă mes filles qui sont mariĂ©es, honnĂȘtes filles qui ont reçu de bons exemples, de bonnes leçons, et que jamais, jamais on nâa mises, par une indiscrĂ©tion, hors de la voie la plus Ă©troite, hors des choses qui peuvent et doivent ĂȘtre entendues⊠Il mâest impossible de continuer cette lecture, je mâen tiendrai rigoureusement aux passages incriminĂ©s Les bras Ă©tendus et Ă mesure que le rĂąle devenait plus fort, Charles Ă©tait de lâautre cĂŽtĂ©, cet homme que vous ne voyez jamais et qui est admirable, et Ă mesure que le rĂąle devenait plus fort, lâecclĂ©siastique rĂ©pĂ©tait ses oraisons ; elles se mĂȘlaient aux sanglots Ă©touffĂ©s de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaĂźtre dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. Tout Ă coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frĂŽlement dâun bĂąton ; et une voix sâĂ©leva, une voix rauque qui chantait Souvent la chaleur dâun beau jour Fait rĂȘver fillette Ă lâamour. Elle se releva comme un cadavre que lâon galvanise, les cheveux dĂ©nouĂ©s, la prunelle fixe, bĂ©ante. Pour amasser diligemment Les Ă©pis que la faux moissonne, Manette va sâinclinant Vers le sillon qui nous les donne. â LâAveugle ! sâĂ©cria-t-elle. Et Emma se mit Ă rire, dâun rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©, croyant voir la face hideuse du misĂ©rable qui se dressait dans les tĂ©nĂšbres Ă©ternelles comme un Ă©pouvantement. Il souffla bien fort ce jour-lĂ , Et le jupon court sâenvola ! Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous sâapprochĂšrent. Elle nâexistait plus. » Voyez, messieurs, dans ce moment suprĂȘme le rappel de sa faute, le remords, avec tout ce quâil a de poignant et dâaffreux. Ce nâest pas une fantaisie dâartiste voulant seulement faire un contraste sans utilitĂ©, sans moralitĂ©, câest lâaveugle quâelle entend dans la rue chantant cette affreuse chanson, quâil chantait quand elle revenait toute suante, toute hideuse des rendez-vous de lâadultĂšre ; câest lâaveugle quâelle voyait Ă chacun de ses rendez-vous ; câest cet aveugle qui la poursuivait de son chant, de son importunitĂ©, câest lui qui, au moment oĂč la misĂ©ricorde divine est lĂ , vient personnifier la rage humaine qui la poursuit Ă lâinstant suprĂȘme de la mort ! Et on appelle cela un outrage Ă la morale publique ! Mais je puis dire au contraire que câest lĂ un hommage a la morale publique, quâil nây a rien de plus moral que cela ; je puis dire que dans ce livre le vice de lâĂ©ducation est animĂ©, quâil est pris dans le vrai, dans la chair vivante de notre sociĂ©tĂ©, quâĂ chaque trait lâauteur nous pose cette question As-tu fait ce que tu devais pour lâĂ©ducation de tes filles ? La religion que tu leur as donnĂ©e, est-elle celle qui peut les soutenir dans les orages de la vie, ou nâest-elle quâun amas de superstitions charnelles, qui laissent sans appui quand la tempĂȘte gronde ? Leur as-tu enseignĂ© que la vie nâest pas la rĂ©alisation de rĂȘves chimĂ©riques, que câest quelque chose de prosaĂŻque dont il faut sâaccommoder. Leur as-tu enseignĂ© cela, toi ? As-tu fait ce que tu devais pour leur bonheur ? Leur as-tu dit Pauvres enfants, hors de la route que je vous indique, dans les plaisirs que vous poursuivez, vous nâavez que le dĂ©goĂ»t qui vous attend, lâabandon de la maison, le trouble, le dĂ©sordre, la dilapidation, les convulsions, la saisie⊠» Et vous voyez si quelque chose manque au tableau, lâhuissier est lĂ , lĂ aussi est le juif qui a vendu pour satisfaire les caprices de cette femme, les meubles sont saisis, la vente va avoir lieu ; et le mari ignore tout encore. Il ne reste plus Ă la malheureuse quâĂ mourir ! Mais, dit le ministĂšre public, sa mort est volontaire, cette femme meurt Ă son heure. Est-ce quâelle pouvait vivre ? Est-ce quâelle nâĂ©tait pas condamnĂ©e ? Est-ce quâelle nâavait pas Ă©puisĂ© le dernier degrĂ© de la honte et de la bassesse ? Oui, sur nos scĂšnes, on montre les femmes qui ont dĂ©viĂ©, gracieuses, souriantes, heureuses, et je ne veux pas dire ce quâelles ont fait. Questum corpore fecerunt. Je me borne Ă dire ceci. Quand on nous les montre heureuses, charmantes, enveloppĂ©es de mousseline, prĂ©sentant une main gracieuse Ă des comtes, Ă des marquis, Ă des ducs, que souvent elles rĂ©pondent elles-mĂȘmes au nom de marquises ou de duchesses ; voilĂ ce que vous appelez respecter la morale publique. Et celui qui vous prĂ©sente la femme adultĂšre mourant honteusement, celui-lĂ commet un outrage Ă la morale publique ! Tenez, je ne veux pas dire que ce nâest pas votre pensĂ©e que vous avez exprimĂ©e, puisque vous lâavez exprimĂ©e, mais vous avez cĂ©dĂ© Ă une grande prĂ©occupation. Non, ce nâest pas vous, le mari, le pĂšre de famille, lâhomme qui est lĂ , ce nâest pas vous, ce nâest pas possible ; ce nâest pas vous qui, sans la prĂ©occupation du rĂ©quisitoire et dâune idĂ©e prĂ©conçue, seriez venu dire que M. Flaubert est lâauteur dâun mauvais livre ! Oui, abandonnĂ© Ă vos inspirations, votre apprĂ©ciation serait la mĂȘme que la mienne, je ne parle pas du point de vue littĂ©raire, nous ne pouvons pas diffĂ©rer vous et moi Ă cet Ă©gard, mais au point de vue de la morale et du sentiment religieux tel que vous lâentendez, tel que je lâentends. On nous a dit encore que nous avions mis en scĂšne un curĂ© matĂ©rialiste. Nous avons pris le curĂ©, comme nous avons pris le mari. Ce nâest pas un ecclĂ©siastique Ă©minent, câest un ecclĂ©siastique ordinaire, un curĂ© de campagne. Et de mĂȘme que nous nâavons insultĂ© personne, que nous nâavons exprimĂ© aucun sentiment, aucune pensĂ©e qui pĂ»t ĂȘtre injurieuse pour le mari, nous nâavons pas davantage insultĂ© lâecclĂ©siastique qui Ă©tait lĂ . Je nâai quâun mot Ă dire lĂ -dessus. Voulez-vous des livres dans lesquels les ecclĂ©siastiques jouent un rĂŽle dĂ©plorable ? Prenez Gil-Blas, le Chanoine, de Balzac, Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Si vous voulez des prĂȘtres qui soient la honte du clergĂ©, prenez-les ailleurs, vous ne les trouveriez pas dans Madame Bovary. Quâest-ce que jâai montrĂ©, moi ? Un curĂ© de campagne qui est dans ses fonctions de curĂ© de campagne ce quâest M. Bovary, un homme ordinaire. Lâai-je reprĂ©sentĂ© libertin, gourmand, ivrogne ? Je nâai pas dit un mot de cela. Je lâai reprĂ©sentĂ© remplissant son ministĂšre, non pas avec une intelligence Ă©levĂ©e, mais comme sa nature lâappelait Ă le remplir. Jâai mis en contact avec lui et en Ă©tat de discussions presque perpĂ©tuelles un type qui vivra â comme a vĂ©cu la crĂ©ation de M. Prudâhomme â comme vivront quelques autres crĂ©ations de notre temps, tellement Ă©tudiĂ©es et prises sur le vrai, quâil nây a pas possibilitĂ© quâon les oublie câest le pharmacien de campagne, le voltairien, le sceptique, lâincrĂ©dule, lâhomme qui est en querelle perpĂ©tuelle avec le curĂ©. Mais dans ces querelles avec le curĂ©, qui est-ce qui est continuellement battu, bafouĂ©, ridiculisĂ© ? Câest Homais, câest lui Ă qui on a donnĂ© le rĂŽle le plus comique parce quâil est le plus vrai, celui qui peint le mieux notre Ă©poque sceptique, un enragĂ©, ce quâon appelle le prĂȘtrophobe. Permettez-moi encore de vous lire la page 206[47]. Câest la bonne femme de lâauberge qui offre quelque chose Ă son curĂ© â Quây-a-t-il pour votre service, monsieur le curĂ© ? demanda la maĂźtresse dâauberge tout en atteignant sur la cheminĂ©e un des flambeaux de cuivre qui sây trouvaient rangĂ©s en colonnade avec leurs chandelles. Voulez-vous prendre quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ? LâecclĂ©siastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie quâil avait oubliĂ© lâautre jour au couvent dâErnemont, et aprĂšs avoir priĂ© Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytĂšre dans la soirĂ©e, il sortit pour se rendre Ă lâĂ©glise, oĂč lâon sonnait lâAngelus. Quand le pharmacien nâentendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout Ă lâheure. Ce refus dâaccepter un rafraĂźchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prĂȘtres godaillaient tous sans quâon les vĂźt et cherchaient Ă ramener le temps de la dĂźme. LâhĂŽtesse prit la dĂ©fense de son curĂ© â Dâailleurs il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, lâannĂ©e derniĂšre, aidĂ© nos gens Ă rentrer la paille ; il en portait jusquâĂ six bottes Ă la fois, tant il est fort ! â Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles Ă confesse Ă des gaillards dâun tempĂ©rament pareil ! Moi, si jâĂ©tais le gouvernement, je voudrais quâon saignĂąt les prĂȘtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois une large phlĂ©botomie, dans lâintĂ©rĂȘt de la police et des mĆurs ! â Taisez-vous donc, monsieur Homais, vous ĂȘtes un impie, vous nâavez pas de religion ! Le pharmacien rĂ©pondit â Jâai une religion, ma religion, et mĂȘme jâen ai plus quâeux tous avec leurs mĂŽmeries et leurs jongleries. Jâadore Dieu, au contraire ! Je crois en lâĂtre suprĂȘme, Ă un crĂ©ateur quel quâil soit, peu mâimporte, qui nous a placĂ©s ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de pĂšre de famille ; mais je nâai pas besoin dâaller dans une Ă©glise baiser des plats dâargent et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut lâhonorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou mĂȘme en contemplant la voĂ»te Ă©thĂ©rĂ©e, comme les anciens. Mon Dieu, Ă moi, câest le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de BĂ©ranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi je nâadmets pas un bonhomme de Bon Dieu qui se promĂšne dans son parterre la canne Ă la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours â choses absurdes en elles-mĂȘmes et complĂštement opposĂ©es dâailleurs Ă toutes les lois de la physique, ce qui nous dĂ©montre, en passant, que les prĂȘtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, oĂč ils sâefforcent dâengloutir avec eux les populations. Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car dans son effervescence le pharmacien, un moment, sâĂ©tait cru en plein conseil municipal. Mais la maĂźtresse dâauberge ne lâĂ©coutait plus. » Quâest-ce quâil y a lĂ ? Un dialogue, une scĂšne, comme il y en avait chaque fois que Homais avait occasion de parler des prĂȘtres. Maintenant il y a quelque chose de mieux dans le dernier passage, page 271[48] Mais lâattention publique fut distraite par lâapparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles. Homais, comme il le devait, compara les prĂȘtres Ă des corbeaux quâattire lâodeur des morts ; la vue dâun ecclĂ©siastique lui Ă©tait personnellement dĂ©sagrĂ©able, car la soutane le faisait rĂȘver au linceul, et il exĂ©crait lâune un peu par Ă©pouvante de lâautre. » Notre vieil ami, celui qui nous a prĂȘtĂ© le catĂ©chisme, Ă©tait fort heureux de ce passage ; il nous disait Câest dâune vĂ©ritĂ© frappante ; câest bien le portrait du prĂȘtrophobe que la soutane fait rĂȘver au linceul et qui exĂšcre lâune un peu par Ă©pouvante de lâautre ». CâĂ©tait un impie, et il exĂ©crait la soutane, un peu par impiĂ©tĂ© peut-ĂȘtre, mais beaucoup plus parce quâelle le faisait rĂȘver au linceul. Permettez-moi de rĂ©sumer tout ceci. Je dĂ©fends un homme qui, sâil avait rencontrĂ© une critique littĂ©raire sur la forme de son livre, sur quelques expressions, sur trop de dĂ©tails, sur un point ou sur un autre, aurait acceptĂ© cette critique littĂ©raire du meilleur cĆur du monde. Mais se voir accusĂ© dâoutrage Ă la morale et Ă la religion ! M. Flaubert nâen revient pas ; et il proteste ici devant vous avec tout lâĂ©tonnement et toute lâĂ©nergie dont il est capable contre une telle accusation. Vous nâĂȘtes pas de ceux qui condamnent des livres sur quelques lignes, vous ĂȘtes de ceux qui jugent avant tout la pensĂ©e, les moyens de mise en Ćuvre, et qui vous poserez cette question par laquelle jâai commencĂ© ma plaidoirie, et par laquelle je la finis La lecture dâun tel livre donne-t-elle lâamour du vice, inspire-t-elle lâhorreur du vice ? lâexpiation si terrible de la faute ne pousse-t-elle pas, nâexcite-t-elle pas Ă la vertu ? La lecture de ce livre ne peut pas produire sur vous une impression autre que celle quâelle a produite sur nous, Ă savoir que ce livre est excellent dans son ensemble, et que les dĂ©tails en sont irrĂ©prochables. Toute la littĂ©rature classique nous autorisait Ă des peintures et Ă des scĂšnes bien autres que celles que nous nous sommes permises. Nous aurions pu, sous ce rapport, la prendre pour modĂšle, nous ne lâavons pas fait ; nous nous sommes imposĂ© une sobriĂ©tĂ© dont vous nous tiendrez compte. Que sâil Ă©tait possible que par un mot ou par un autre, M. Flaubert eĂ»t dĂ©passĂ© la mesure quâil sâĂ©tait imposĂ©e, je nâaurais pas seulement Ă vous rappeler que câest une premiĂšre Ćuvre, mais jâaurais Ă vous dire quâalors mĂȘme quâil se serait trompĂ©, son erreur serait sans dommage pour la morale publique. Et le faisant venir en police correctionnelle, â lui, que vous connaissez maintenant un peu par son livre, lui que vous aimez dĂ©jĂ un peu, jâen suis sĂ»r, et que vous aimeriez davantage si vous le connaissiez davantage, â il est bien assez, il est dĂ©jĂ trop cruellement puni. Ă vous maintenant de statuer. Vous avez jugĂ© le livre dans son ensemble et dans ses dĂ©tails ; il nâest pas possible que vous hĂ©sitiez ! JUGEMENT[49]. Le tribunal a consacrĂ© une partie de lâaudience de la huitaine derniĂšre aux dĂ©bats dâune poursuite exercĂ©e contre MM. LĂ©on Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gĂ©rant, le second imprimeur du recueil pĂ©riodique la Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prĂ©venus 1o Laurent-Pichat, dâavoir, en 1856, en publiant dans les numĂ©ros des 1er et 15 dĂ©cembre de la Revue de Paris des fragments dâun roman intitulĂ© Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273, commis les dĂ©lits dâoutrage Ă la morale publique et religieuse et aux bonnes mĆurs ; 2o Pillet et Flaubert dâavoir, Pillet en imprimant pour quâils fussent publiĂ©s, Flaubert en Ă©crivant et remettant Ă Laurent-Pichat pour ĂȘtre publiĂ©s, les fragments du roman intitulĂ© Madame Bovary sus-mentionnĂ©s, aidĂ© et assistĂ©, avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont prĂ©parĂ©, facilitĂ© et consommĂ© les dĂ©lits susmentionnĂ©s, et de sâĂȘtre ainsi rendus complices de ces dĂ©lits prĂ©vus par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pĂ©nal. M. Pinard, substitut, a soutenu la prĂ©vention. Le tribunal, aprĂšs avoir entendu la dĂ©fense prĂ©sentĂ©e par Me SĂ©nard pour M. Flaubert, Me Desmarest pour M. Pichat, et Me Faverie pour lâimprimeur, a remis Ă lâaudience de ce jour 7 fĂ©vrier le prononcĂ© du jugement, qui a Ă©tĂ© rendu en ces termes Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpĂ©s dâavoir commis les dĂ©lits dâoutrage Ă la moralitĂ© publique et religieuse et aux bonnes mĆurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil pĂ©riodique intitulĂ© la Revue de Paris, dont il est directeur-gĂ©rant, et dans les numĂ©ros des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 dĂ©cembre 1856, un roman intitulĂ© Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, lâun en fournissant le manuscrit, et lâautre en imprimant ledit roman ; Attendu que les passages particuliĂšrement signalĂ©s du roman dont il sâagit, lequel renferme 300 pages, sont contenus, aux termes de lâordonnance du renvoi devant le tribunal correctionnel dans les pages 73, 77 et 78 no du 1er dĂ©cembre, et 271, 272 et 273 no du 15 dĂ©cembre 1856 ; Attendu que les passages incriminĂ©s, envisagĂ©s abstractivement et isolĂ©ment, prĂ©sentent effectivement, soit des images, soit des tableaux que le bon goĂ»t rĂ©prouve et qui sont de nature Ă porter atteinte Ă de lĂ©gitimes et honorables susceptibilitĂ©s ; Attendu que les mĂȘmes observations peuvent sâappliquer justement Ă dâautres passages non dĂ©finis par lâordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent prĂ©senter lâexposition de thĂ©ories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes mĆurs, aux institutions qui sont la base de la sociĂ©tĂ©, quâau respect dĂ» aux cĂ©rĂ©monies les plus augustes du culte ; Attendu quâĂ ces divers titres lâouvrage dĂ©fĂ©rĂ© au tribunal mĂ©rite un blĂąme sĂ©vĂšre, car la mission de la littĂ©rature doit ĂȘtre dâorner et de rĂ©crĂ©er lâesprit en Ă©levant lâintelligence et en Ă©purant les mĆurs plus encore que dâimprimer le dĂ©goĂ»t du vice en offrant le tableau des dĂ©sordres qui peuvent exister dans la sociĂ©tĂ© ; Attendu que les prĂ©venus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent Ă©nergiquement lâinculpation dirigĂ©e contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but Ă©minemment moral ; que lâauteur a eu principalement en vue dâexposer les dangers qui rĂ©sultent dâune Ă©ducation non appropriĂ©e au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idĂ©e, il a montrĂ© la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une sociĂ©tĂ© pour lesquels elle nâĂ©tait pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort lâaurait placĂ©e, oubliant dâabord ses devoirs de mĂšre, manquant ensuite Ă ses devoirs dâĂ©pouse, introduisant successivement dans sa maison lâadultĂšre et la ruine, et finissant misĂ©rablement par le suicide, aprĂšs avoir passĂ© par tous les degrĂ©s de la dĂ©gradation la plus complĂšte et ĂȘtre descendue jusquâau vol ; Attendu que cette donnĂ©e, morale sans doute dans son principe, aurait dĂ» ĂȘtre complĂ©tĂ©e dans ses dĂ©veloppements par une certaine sĂ©vĂ©ritĂ© de langage et par une rĂ©serve contenue, en ce qui touche particuliĂšrement lâexposition des tableaux et des situations que le plan de lâauteur lui faisait placer sous les yeux du public ; Attendu quâil nâest pas permis, sous prĂ©texte de peinture de caractĂšre ou de couleur locale, de reproduire dans leurs Ă©carts, les faits, dits et gestes des personnages quâun Ă©crivain sâest donnĂ© mission de peindre ; quâun pareil systĂšme, appliquĂ© aux Ćuvres de lâesprit aussi bien quâaux productions des beaux-arts, conduirait Ă un rĂ©alisme qui serait la nĂ©gation du beau et du bon et qui, enfantant des Ćuvres Ă©galement offensantes pour les regards et pour lâesprit, commettrait de continuels outrages Ă la morale publique et aux bonnes mĆurs ; Attendu quâil y a des limites que la littĂ©rature, mĂȘme la plus lĂ©gĂšre, ne doit pas dĂ©passer, et dont Gustave Flaubert et co-inculpĂ©s paraissent ne sâĂȘtre pas suffisamment rendu compte ; Mais attendu que lâouvrage dont Flaubert est lâauteur est une Ćuvre qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© longuement et sĂ©rieusement travaillĂ©e, au point de vue littĂ©raire et de lâĂ©tude des caractĂšres ; que les passages relevĂ©s par lâordonnance de renvoi, quelque rĂ©prĂ©hensibles quâils soient, sont peu nombreux si on les compare Ă lâĂ©tendue de lâouvrage ; que ces passages, soit dans les idĂ©es quâils exposent, soit dans les situations quâils reprĂ©sentent, rentrent dans lâensemble des caractĂšres que lâauteur a voulu peindre, tout en les exagĂ©rant et en les imprĂ©gnant dâun rĂ©alisme vulgaire et souvent choquant ; Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mĆurs, et tout ce qui se rattache Ă la moralitĂ© religieuse ; quâil nâapparaĂźt pas que son livre ait Ă©tĂ©, comme certaines Ćuvres, Ă©crit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, Ă lâesprit de licence et de dĂ©bauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent ĂȘtre entourĂ©es du respect de tous ; Quâil a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les rĂšgles que tout Ă©crivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et dâoublier que la littĂ©rature, comme lâart, pour accomplir le bien quâelle est appelĂ©e Ă produire, ne doit pas seulement ĂȘtre chaste et pure dans sa forme et dans son expression ; Dans ces circonstances, attendu quâil nâest pas suffisamment Ă©tabli que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des dĂ©lits qui leur sont imputĂ©s ; Le tribunal les acquitte de la prĂ©vention portĂ©e contre eux et les renvoie sans dĂ©pens. » â Souvenirs de Mme Caroline Commanville. â Voir aussi RenĂ© Dumesnil, Flaubert, son hĂ©rĂ©ditĂ©, son milieu, sa mĂ©thode. â RenĂ© Descharmes, Gustave Flaubert, sa vie, son caractĂšre, ses idĂ©es avant 1857. â RenĂ© Dumesnil, G. Flaubert. â Ămile Faguet, Gustave Flaubert, par RenĂ© Descharmes. â Ămile Faguet, Flaubert. â M. G. Lanson, Flaubert. â Mme Roger des Genettes, Quelques lettres. â Lettres Ă M. Pol N. â Charles Lapierre, Esquisse sur Flaubert intime. â Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine. â Du Camp, Souvenirs littĂ©raires, 2 vol., Hachette, Ă©diteur. â Du Camp, Souvenirs littĂ©raires, 2 vol., Hachette, Ă©diteur. â {{M.Sainte-Beuve â Madame Bovary â M. Sainte-Beuve â ProcĂšs intentĂ© Ă M. Gustave Flaubert devant le tribunal correctionnel de Paris 6e Chambre sous la prĂ©sidence de M. Dubarle, audiences des 31 janvier et 7 fĂ©vrier 1857. â Sic, voir page 10, ligne 11 â Voir page 49 de la prĂ©sente Ă©dition. â Page 46. â Page 207. â Page 390. â Page 401. â Apollinaire, sic, pour Apollonius de Thyanes ! â Page 49. â Page 295. â Page 300. â Page 479. â Page 450 â Page 48 â Page 56. â Page 53. â Page 60. â Page 61. â Pages 215 Ă 225. â Page 226. â Page 228. â Pages 234 Ă 235. â Page 236. â Page 365. â Pages 388 et 389. â Pages 399 et 400. â Pages 401 et 402. â Page 153 et 154. â Page 295. â Page 297. â Page 446. â Page 105. â Page 445. â Gazette des tribunaux, numĂ©ro du 8 fĂ©vrier 1857.
T. LOBSANG RAMPA LE SAGE DU TIBET Titre original Tibetan Sage Ădition 22/04/2020 Le Sage du Tibet â Initialement publiĂ© en 1980 Le dernier livre du Dr Rampa. Les souvenirs de ses expĂ©riences vĂ©cues avec son guide dans le Temple IntĂ©rieurâ de la Caverne des Anciensâ. Comment le monde a commencĂ© avec le big-bang et ce qu'Ă©tait le big-bang, nous en donnant de plus amples explications. Il nous informe Ă©galement sur le fait que le pĂ©trole provient d'une autre planĂšte â contrairement Ă la croyance populaire selon laquelle il s'agit d'un combustible fossile â et qu'il est la cause de nombreux cancers d'aujourd'hui. Ce sont les derniers mots de Lobsang avant de quitter Ă jamais cette Terre en janvier 1981. Mieux vaut allumer une chandelle que maudire l'obscuritĂ©. Le blason est ceint d'un chapelet tibĂ©tain composĂ© de cent huit grains symbolisant les cent huit livres des Ăcritures TibĂ©taines. En blason personnel, on voit deux chats Siamois rampants debout sur leurs pattes de derriĂšre, le terme rampantâ Ă©tant ici un adjectif propre Ă l'hĂ©raldique, c'est-Ă -dire, aux blasons â NdT Note de la Traductrice tenant une chandelle allumĂ©e. Dans la partie supĂ©rieure de l'Ă©cu, Ă gauche, on voit le Potala ; Ă droite, un moulin Ă priĂšres en train de tourner, comme en tĂ©moigne le petit poids qui se trouve au-dessus de l'objet. Dans la partie infĂ©rieure de l'Ă©cu, Ă gauche, des livres symbolisent les talents d'Ă©crivain et de conteur de l'auteur, tandis qu'Ă droite, dans la mĂȘme partie, une boule de cristal symbolise les sciences Ă©sotĂ©riques. Sous l'Ă©cu, on peut lire la devise de T. Lobsang Rampa I lit a candleâ c'est-Ă -dire J'ai allumĂ© une chandelleâ. DĂ©diĂ© Ă ma trĂšs bonne amie Gertrud Heals Table des matiĂšres Table des matiĂšres Avertissement Chapitre Un Chapitre Deux Chapitre Trois Chapitre Quatre Chapitre Cinq Chapitre Six Chapitre Sept Chapitre Huit Chapitre Neuf Ăpilogue Avertissement Lorsque j'ai Ă©crit dans Le TroisiĂšme Ćilâ, il y a quelques annĂ©es, que j'avais volĂ© en cerf-volant, mes propos ont Ă©tĂ© accueillis par des huĂ©es et des moqueries comme si j'avais commis le plus grand des dĂ©lits. Et aujourd'hui le vol en cerf-volant est pratique courante. On peut voir des cerfs-volants tirĂ©s par des hors-bords s'Ă©lever trĂšs haut dans le ciel, et d'autres bel et bien pilotĂ©sâ par un homme Ă bord. Celui-ci doit, dans un premier temps, se tenir au bord d'une falaise ou sur n'importe quel promontoire assez haut, puis se lancer dans le vide sur son appareil qui, vĂ©ritablement, le porte. Personne aujourd'hui ne daigne reconnaĂźtre que Lobsang Rampa avait dit juste, et pourtant ils ont Ă©tĂ© nombreux Ă se moquer lorsque, pour la premiĂšre fois, j'ai parlĂ© de vol en cerf-volant. Beaucoup de choses qui, il y a seulement quelques annĂ©es, semblaient relever de la science-fictionâ sont devenues des faits quasi quotidiens. Un satellite dans l'espace, et nous pouvons capter Ă Londres les programmes de tĂ©lĂ©vision venant des Ătats-Unis ou du Japon. Et cela, je l'avais prĂ©dit. Nous avons vu aussi un homme, ou plutĂŽt des hommes, marcher sur la Lune. Tous mes livres ont dit vrai et cette confirmation de mes Ă©crits ne va d'ailleurs qu'en s'amplifiant. Le prĂ©sent ouvrage n'est pas un roman. Ce n'est pas non plus un livre de science-fiction. C'est le compte rendu pur et simple de ce qui m'est rĂ©ellement arrivĂ© et je rĂ©pĂšte que l'auteur se fait un devoir de ne prendre aucune libertĂ© quant Ă la vĂ©racitĂ© des faits. Je dis que ce livre est vrai, mais certains peut-ĂȘtre s'obstineront Ă n'y voir que de la science-fiction ou quelque chose de similaire. Chacun est libre, bien sĂ»r, d'en penser ce qu'il veut, libre aussi d'en rire. Mais peut-ĂȘtre qu'une fois le livre fermĂ© un Ă©vĂ©nement se produira qui viendra confirmer mes dires. Je tiens Ă signaler toutefois que je ne rĂ©pondrai Ă aucune question concernant ce livre ; le courrier volumineux que j'ai reçu concernant mes prĂ©cĂ©dents ouvrages, sans que mes correspondants ne pensent Ă joindre un timbre pour la rĂ©ponse, m'a dĂ©cidĂ© Ă prendre pareille mesure. Parfois il m'a coĂ»tĂ© davantage pour rĂ©pondre Ă un lecteur que celui-ci n'a dĂ» payer pour obtenir mon livre. Bref, voici de nouveaux Ă©crits ; je souhaite qu'ils vous plaisent et que vous les jugiez crĂ©dibles ; je me permets d'ajouter, toutefois, que si cela n'est pas le cas, peut-ĂȘtre est-ce parce que vous n'avez pas encore atteint un degrĂ© d'Ă©volution suffisant. Chapitre Un â Lobsang ! LOBSANG !! J'avais l'impression trĂšs vague d'Ă©merger d'un profond sommeil dans lequel m'aurait plongĂ© une immense fatigue. La journĂ©e avait Ă©tĂ© trĂšs rude, mais voilĂ qu'on m'appelait. Ă nouveau la voix fit irruption â Lobsang ! Mais je sentis soudainement un tumulte autour de moi ; j'ouvris les yeux et pensai que la montagne me tombait dessus. C'est alors qu'une main se tendit qui, d'un mouvement sec, me souleva de mon lieu de repos pour me mettre vivement Ă l'Ă©cart. Il Ă©tait temps Ă peine avait-elle accompli ce geste qu'un Ă©norme rocher aux arĂȘtes tranchantes s'Ă©croulait juste derriĂšre moi et dĂ©chirait ma robe. Tant bien que mal je me levai et, encore tout abasourdi, suivis mon compagnon jusque sur une petite corniche au bout de laquelle se trouvait un trĂšs petit ermitage. Autour de nous ce n'Ă©tait que neige et rochers dĂ©gringolant. Soudain nous aperçûmes la silhouette courbĂ©e du vieil ermite qui courait Ă notre rencontre du mieux qu'il pouvait. Mais une Ă©norme masse de rochers se mit alors Ă dĂ©valer la pente, emportant avec elle l'ermite, l'ermitage et la pointe rocheuse qui lui servait de support. Celle-ci avait environ deux cents pieds 61 m de long ; elle n'en fut pas moins balayĂ©e comme une simple feuille morte dans un coup de vent. Mon Guide, le Lama Mingyar Dondup, me tenait fermement par les Ă©paules. Autour de nous c'Ă©tait l'obscuritĂ© totale ; aucune Ă©toile ne scintillait et, venant des maisons de Lhassa, pas la moindre lueur vacillante d'une chandelle. Tout n'Ă©tait que tĂ©nĂšbres. Brusquement surgit devant nous un amas de rocs, de sable, de neige et de glace. La corniche sur laquelle nous nous tenions si prĂ©cairement bascula sur la montagne, et nous nous sentĂźmes glisser, glisser, nous eĂ»mes l'impression de glisser Ă tout jamais sans le moindre recours. Cette glissade prit fin cependant dans une violente secousse. Sans doute avais-je perdu connaissance car, lorsque je retrouvai mes esprits, j'Ă©tais en train de me remĂ©morer les circonstances qui avaient Ă©tĂ© Ă l'origine de ce voyage jusqu'Ă cet ermitage lointain... Au Potala, nous Ă©tions en train de nous divertir avec le tĂ©lescope qu'un gentleman anglais avait offert au DalaĂŻ-Lama en signe d'amitiĂ© lorsque, tout Ă coup, je repĂ©rai Ă flanc de montagne, en un point trĂšs Ă©levĂ©, des drapeaux de priĂšres que l'on agitait ; les mouvements semblaient se faire selon un code, aussi je passai trĂšs vite l'appareil Ă mon Guide, en lui indiquant la direction. Le tĂ©lescope fermement appuyĂ© contre le mur d'enceinte, Ă l'endroit le plus Ă©levĂ© du Potala, mon Guide resta lĂ un bon moment Ă scruter, puis dĂ©clara â L'ermite a besoin d'aide. Il est malade. Il faut avertir l'AbbĂ© et lui dire que nous sommes prĂȘts Ă y aller. Il rangea brusquement le tĂ©lescope et me le tendit pour que je le rapporte dans la piĂšce oĂč le DalaĂŻ-Lama gardait les cadeaux exceptionnels. Je courus avec le prĂ©cieux objet, prenant garde de ne pas trĂ©bucher pour ne pas le laisser tomber. C'Ă©tait le premier tĂ©lescope que je voyais. Je sortis ensuite pour remplir mon sac d'orge, vĂ©rifier mon approvisionnement d'amadou, puis j'attendis le Lama Mingyar Dondup. Il apparut bientĂŽt portant deux baluchons, l'un trĂšs lourd qu'il avait dĂ©jĂ sur ses Ă©paules, et un autre plus lĂ©ger qu'il installa sur les miennes. â Nous irons Ă cheval jusqu'au pied de la montagne, dit-il, puis nous renverrons les chevaux et il nous faudra grimper â grimper. La montĂ©e sera trĂšs dure, aussi ; je l'ai dĂ©jĂ faite. Chacun ayant enfourchĂ© sa monture, nous descendĂźmes les marches jusqu'Ă la Route de l'Anneau qui entoure Lhassa. Ă l'endroit oĂč elle bifurque, je ne pus m'empĂȘcher, comme je le faisais toujours, de jeter un coup d'Ćil furtif vers la gauche Ă la maison oĂč j'Ă©tais nĂ©. Mais ce n'Ă©tait pas le moment de s'attendrir, nous Ă©tions en mission. Les chevaux commencĂšrent Ă peiner, Ă haleter et Ă s'Ă©brouer. L'ascension Ă©tait devenue trop pĂ©nible pour eux, leurs sabots ne faisaient que glisser sur les rochers. â Eh bien, Lobsang, les chevaux doivent s'arrĂȘter lĂ , dit finalement le Lama Mingyar Dondup en poussant un soupir. Ă partir de maintenant nous ne pouvons compter que sur nos pauvres pieds. Nous descendĂźmes donc de cheval et, en les flattant de la main, le Lama dit aux bĂȘtes de rentrer. Elles firent demi-tour et reprirent le sentier par lequel nous Ă©tions venus, ragaillardies, semblait-il, Ă l'idĂ©e de rentrer sans avoir Ă finir cette pĂ©nible montĂ©e. AprĂšs avoir rĂ©organisĂ© nos baluchons et vĂ©rifiĂ© si nos lourds bĂątons Ă©taient en parfait Ă©tat â toute fissure ou dĂ©faut pouvant ĂȘtre fatals â nous passĂąmes Ă l'inspection des autres objets ; nous avions bien notre silex et l'amadou ainsi que nos provisions. Nous pouvions donc partir. Sans mĂȘme un regard en arriĂšre, l'ascension commença. Les roches que difficilement nous escaladions Ă©taient aussi dures et aussi glissantes que du verre. Sans souci pour nos mains et nos tibias que nous Ă©corchions sur la paroi, nous cherchions la moindre fissure oĂč insĂ©rer les doigts et les orteils, et grĂące Ă ces appuis prĂ©caires, lentement, nous progressĂąmes. Nous atteignĂźmes enfin une petite plate-forme sur laquelle nous nous hissĂąmes pour reprendre haleine et retrouver quelque Ă©nergie. Un filet d'eau qui s'Ă©chappait d'une fente rocheuse nous permit de nous dĂ©saltĂ©rer et de faire de la tsampa. Elle ne fut pas trĂšs bonne, car l'eau Ă©tait glacĂ©e et l'espace restreint ne permettait pas de faire du feu. Mais le fait de boire et de manger nous revigora, et nous envisageĂąmes ensuite la possibilitĂ© de continuer notre ascension. La paroi Ă©tait tout Ă fait lisse et il semblait impossible que quelqu'un ait pu jamais l'escalader. Nous l'attaquĂąmes cependant, comme d'autres avant nous l'avaient fait. Nous grimpĂąmes pouce par pouce cm et, petit Ă petit, grandit le point minuscule vers lequel nous tendions. Nous pĂ»mes bientĂŽt distinguer chacun des rochers qui constituaient l'ermitage. Celui-ci Ă©tait perchĂ© Ă l'extrĂȘme pointe d'un Ă©peron rocheux qui surplombait la pente. En poursuivant notre escalade, nous rĂ©ussĂźmes Ă nous glisser dessous, puis, faisant un immense effort nous nous hissĂąmes dessus. Une fois lĂ , nous prĂźmes le temps de souffler ; nous Ă©tions dĂ©jĂ trĂšs haut par rapport Ă la Plaine de Lhassa, l'oxygĂšne commençait Ă nous manquer et il faisait trĂšs froid. Lorsque nous fĂ»mes en Ă©tat de repartir, nous nous frayĂąmes un chemin beaucoup plus facilement jusqu'Ă l'entrĂ©e de l'ermitage. Le vieil ermite Ă©tait sur le seuil. Je jetai un coup d'Ćil Ă l'intĂ©rieur et fus frappĂ© par l'exiguĂŻtĂ© de la piĂšce. De toute Ă©vidence il Ă©tait impossible d'y pĂ©nĂ©trer Ă trois, et je me rĂ©signai Ă rester Ă l'extĂ©rieur. Le Lama Mingyar Dondup me fit un signe d'approbation et je m'Ă©loignai tandis que la porte se refermait derriĂšre lui. La Nature a ses lois qu'il faut respecter en tout et partout, et c'est pour rĂ©pondre Ă l'une de ses exigences qu'il me fallut trĂšs vite chercher un endroit pouvant faire office de lieux d'aisanceâ. Je le trouvai au bord de l'Ă©peron rocheux sous la forme d'une roche plate qui s'avançait dans le vide et qui comportait en son milieu un orifice trĂšs pratique ; il Ă©tait sans doute artificiel, ou peut-ĂȘtre naturel mais Ă©largi par quelqu'un. En m'accroupissant au-dessus j'eus aussitĂŽt l'explication d'un mystĂšre qui m'avait intriguĂ© en montant. Nous Ă©tions passĂ©s prĂšs d'un monticule Ă l'aspect quelque peu singulier qu'ornaient ce qui semblait ĂȘtre des tessons de glace jaunĂątres dont certains avaient une forme allongĂ©e. Je venais de comprendre que cet amoncellement bizarre n'Ă©tait que la preuve que des hommes avaient vĂ©cu dans l'ermitage depuis un certain temps, et c'est avec entrain que j'ajoutai ma propre contribution. Une fois ce besoin satisfait, je me promenai dans les environs et trouvai la roche excessivement glissante. Je suivis nĂ©anmoins le sentier et arrivai Ă ce qui Ă©tait de toute Ă©vidence une roche amovible. Elle formait une saillie et je me demandai, sans plus d'intĂ©rĂȘt, Ă quoi pouvait servir cette saillie de roche dans cette position particuliĂšre. Ătant curieux, j'examinai la roche avec le plus grand soin, mon intĂ©rĂȘt allant grandissant parce qu'elle Ă©tait manifestement artificielle, et pourtant, comment aurait-elle pu ĂȘtre faite de main d'homme ? Elle se trouvait dans une position si bizarre. Je donnai un coup de pied au hasard dans le roc, mais ayant oubliĂ© que j'Ă©tais pieds nus, je dus pendant un moment frotter mon pied endolori. Puis tournant le dos Ă l'avancĂ©e, j'inspectai l'autre bord et me trouvai ainsi du cĂŽtĂ© de la pente par laquelle nous Ă©tions montĂ©s. Que nous ayons pu escalader cette paroi semblait incroyable tant elle Ă©tait vertigineuse. D'en haut, cette surface ressemblait Ă une plaque de marbre poli, et penser qu'il nous faudrait bientĂŽt redescendre par la mĂȘme voie me donnait la nausĂ©e... Je repris brusquement conscience de ma prĂ©sente situation en voulant prendre ma boĂźte d'amadou et mon silex je me trouvais quelque part Ă l'intĂ©rieur d'une montagne, sans le moindre vĂȘtement pour me vĂȘtir, sans le moindre grain d'orge pour me nourrir, sans bol, sans amadou et sans silex. Je dus alors Ă©mettre une quelconque exclamation d'essence non bouddhique, car j'entendis un murmure â Lobsang, Lobsang, est-ce que ça va ? Ah ! Mon Guide, le Lama Mingyar Dondup Ă©tait avec moi. Je me sentis immĂ©diatement rassurĂ©. â Oui je suis ici, rĂ©pondis-je, je pense que j'ai Ă©tĂ© assommĂ© en tombant et je n'ai plus ma robe ni tout ce qu'elle contenait, et je n'ai pas la moindre idĂ©e de l'endroit oĂč nous sommes, pas plus que je ne sais comment en sortir. Il nous faut de la lumiĂšre. Le Lama, dont les jambes Ă©taient coincĂ©es sous un gros rocher, rĂ©pliqua â Je connais parfaitement bien ce passage. Le vieil ermite Ă©tait le gardien des grands secrets du passĂ© et de l'avenir. Ici se trouve l'histoire du monde depuis le moment oĂč il a commencĂ© jusqu'Ă celui oĂč il finira. Il fit une pause, puis ajouta â Si tu passes la main sur la paroi de gauche tu vas bientĂŽt sentir une arĂȘte. En poussant trĂšs fort Ă cet endroit, elle devrait basculer et tu auras ainsi accĂšs Ă une grande cavitĂ© dans laquelle tu trouveras des robes de rechange et une ample provision d'orge. La premiĂšre chose que tu dois faire c'est d'ouvrir le placard et tĂąter pour y trouver de l'amadou, un silex et des chandelles. Tu les trouveras sur la troisiĂšme Ă©tagĂšre en partant du bas. Avec de la lumiĂšre, nous serons en mesure de nous entraider. Tout d'abord, je regardai la paroi de gauche comme me l'avait indiquĂ© le Lama, puis tĂątai le mur du passage, mais ma quĂȘte me semblait vaine tant celui-ci me paraissait lisse comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© fait par des mains humaines. J'allais abandonner quand tout Ă coup je sentis un morceau de roche pointue. En fait, je m'y frappai violemment les jointures et y laissai des lambeaux de peau, mais je poussai et poussai, persuadĂ© que je n'y arriverais jamais. Enfin, mes efforts furent rĂ©compensĂ©s et la roche bascula sur elle-mĂȘme en un grincement effrayant. Oui, il y avait en effet un placard et je pouvais tĂątonner les Ă©tagĂšres. AprĂšs avoir repĂ©rĂ© la troisiĂšme Ă partir du bas, j'y trouvai des lampes Ă beurre et je localisai le silex et l'amadou. L'amadou Ă©tait d'une qualitĂ© exceptionnelle ; il n'Ă©tait pas du tout humide et s'enflamma sur le champ. Je m'empressai d'allumer une chandelle, car je commençais Ă me brĂ»ler les doigts. â Allumes-en deux, Lobsang, une pour toi et une pour moi. Il y en a tout un stock, nous en aurions mĂȘme suffisamment pour tenir une semaine, si nĂ©cessaire. Le Lama se tenant silencieux, je cherchai Ă voir ce qu'il y avait dans ce placard que nous pourrions utiliser, et j'y vis une barre de mĂ©tal qui paraissait en fer et que je pouvais Ă peine soulever. Mais je voulais m'en servir comme levier pour dĂ©gager les jambes de mon compagnon qui Ă©taient prises sous un rocher. M'Ă©clairant d'une bougie, j'allai informer le Lama de mon intention, puis je revins m'occuper de cette barre. C'Ă©tait le seul moyen pensais-je, de libĂ©rer mon Guide et ami de la poigne de ce rocher. Je posai la barre au pied du bloc de pierre et, Ă quatre pattes devant, cherchai un moyen de le soulever. Il y avait une quantitĂ© de roches tout autour, mais je doutais de ma propre force, parvenant dĂ©jĂ Ă peine Ă soulever cette barre, mais je finis par Ă©laborer un plan d'action si je donnais au Lama l'un des bĂątons, peut-ĂȘtre pourrait-il pousser une pierre sous le rocher au moment oĂč je soulĂšverais celui-ci, en admettant que j'y parvienne ! Il approuva mon idĂ©e. â Câest la seule chose que nous pouvons faire, Lobsang, parce que si je ne peux me libĂ©rer de ce rocher, mes os vont y rester. Allons, commençons. Je repĂ©rai donc une grosse pierre de forme assez carrĂ©e d'environ quatre mains d'Ă©paisseur, l'apportai au pied du rocher et l'appuyai contre lui, puis je donnai un solide bĂąton de bois au Lama pour qu'il contribue Ă la manĆuvre. Nous pensions que si j'arrivais Ă soulever un tant soit peu le rocher, il pourrait pousser la pierre carrĂ©e dessous et crĂ©er ainsi assez d'espace pour sortir ses jambes. Je cherchai l'endroit le plus propice pour y insĂ©rer la barre et enfonçai cette derniĂšre par l'extrĂ©mitĂ© qui portait une griffe, aussi profondĂ©ment que possible, entre le sol et la base du bloc. Il me fut ensuite facile de trouver et placer une autre grosse pierre aussi prĂšs que possible de la griffe. â PrĂȘt ? hurlai-je, me stupĂ©fiant presque moi-mĂȘme de ma force, appuyant de tout mon poids sur la barre de fer, mais sans rĂ©sultat. Je n'Ă©tais pas assez lourd. Je me reposai un moment, puis chercher autour de moi la pierre la plus lourde que je pourrais soulever. J'en repĂ©rai une et la traĂźnai jusqu'Ă la barre de fer. Il me fallut ensuite la poser en Ă©quilibre sur celle-ci et Ă nouveau m'appuyer de tout mon poids par-dessus, tout en l'empĂȘchant de tomber. Ă ma grande joie, tout Ă coup, je sentis un tressaillement dans la barre qui bientĂŽt bascula vers le sol. â Tout va bien, Lobsang, s'Ă©cria le Lama Mingyar Dondup. Tu peux relĂącher la barre maintenant ; j'ai pu mettre le bloc de pierre sous le rocher. Nous allons pouvoir retirer mes jambes. Au comble de la joie je retournai de l'autre cĂŽtĂ© du rocher et, oui, les jambes du Lama Ă©taient dĂ©gagĂ©es, mais elles Ă©taient Ă vif et saignaient, et nous avions peur qu'elles soient facturĂ©es. TrĂšs, trĂšs dĂ©licatement, je l'aidai Ă les mouvoir et comme il pouvait les bouger, je me glissai sous le rocher pour atteindre ses pieds encore retenus dessous. Je lui suggĂ©rai alors de se soulever sur les coudes en essayant de reculer tandis que je poussais sur la plante de ses pieds. J'opĂ©rai trĂšs dĂ©licatement et, de toute Ă©vidence, mĂȘme si les blessures paraissaient trĂšs sĂ©rieuses, les os n'Ă©taient pas fracturĂ©s. Le Lama continuait d'essayer de se sortir de dessous le rocher. C'Ă©tait trĂšs difficile et je devais pousser sur ses pieds de toutes mes forces tout en appliquant une lĂ©gĂšre torsion sur ses jambes pour Ă©viter un affleurement de pierre sous le rocher. Je pensai alors que c'Ă©tait sans doute Ă cet affleurement que le Lama devait de n'avoir pas eu les jambes broyĂ©es, mais il n'en continuait pas moins Ă nous donner des problĂšmes. Finalement, avec plus qu'un soupir de soulagement, ses jambes furent dĂ©gagĂ©es et je sortis en rampant de dessous le rocher pour l'aider Ă s'asseoir sur un rebord de roche. Comme deux petites bougies ne nous Ă©clairaient pas suffisamment, je retournai Ă la niche de pierre et revins avec une demi-douzaine de plus et une sorte de panier pour les transporter. Ă la lumiĂšre toutes les bougies nous pĂ»mes examiner trĂšs soigneusement ses jambes elles Ă©taient littĂ©ralement en lambeaux. Des cuisses aux genoux elles Ă©taient complĂštement Ă vif, et des genoux jusqu'aux pieds les chairs pendaient parce qu'elles se trouvaient coupĂ©es en laniĂšres. Le Lama me dit de retourner pour rapporter des chiffons qui Ă©taient dans une boĂźte, et aussi un pot contenant une certaine pĂąte. Il me la dĂ©crivit exactement, et je partis chercher le pot, les chiffons, et quelques autres objets. Le Lama Mingyar Dondup s'Ă©gaya considĂ©rablement en voyant que j'avais rapportĂ© Ă©galement une lotion dĂ©sinfectante. Je nettoyai toute la surface de ses jambes Ă partir des hanches, et sur ses indications, replaçai les chairs meurtries en couvrant les os qui Ă©taient devenus trĂšs, trĂšs apparents, les couvrant avec la chair que je collaiâ en place avec l'onguent que j'avais rapportĂ©. Au bout d'environ une demi-heure, celui-ci Ă©tait presque sec et les jambes semblaient enfermĂ©es dans de fermes moulages. Je dĂ©chirai des chiffons en bandes et les enroulai tout autour de ses jambes pour aider le plĂątreâ Ă tenir en place. Puis j'allai remettre sur les Ă©tagĂšres tous les objets que j'avais empruntĂ©s, sauf les chandelles, huit en tout. Nous en Ă©teignĂźmes six et les transportĂąmes dans nos robes. Ramassant nos deux bĂątons de bois, je les donnai au Lama qui m'en sut grĂ©. Puis je lui dis â Je vais aller de l'autre cĂŽtĂ© du rocher et je devrais ĂȘtre en mesure de voir comment nous allons rĂ©ussir Ă vous sortir d'ici. Il me sourit et me rassura â Je connais parfaitement bien cet endroit, Lobsang, il existe depuis environ un million d'annĂ©es et a Ă©tĂ© créé par les gens qui ont tout d'abord peuplĂ© ce pays qui est le nĂŽtre. Ă condition qu'aucune roche ne se soit effondrĂ©e en obstruant la voie, nous pouvons rester ici une semaine ou deux en toute sĂ©curitĂ©. Il hocha la tĂȘte en direction du monde extĂ©rieur, et ajouta â Je ne pense pas que nous pourrons repartir de ce cĂŽtĂ©, et si nous ne pouvons sortir par l'un des orifices volcaniques, peut-ĂȘtre serons-nous dĂ©couverts dans un millier d'annĂ©es par des explorateurs qui trouveront alors deux intĂ©ressants squelettes sur lesquelles se pencher. J'avançai, avec d'un cĂŽtĂ© le formidable tunnel et de l'autre le rocher, mais le passage Ă©tait tellement Ă©troit que je me demandai comment le Lama allait pouvoir le traverser. Qui veut peutâ, me dis-je, et j'en vins Ă la conclusion que si je m'accroupissais au bas du rocher, le Lama pourrait monter sur mon dos et se trouver ainsi plus haut de sorte que ses hanches et ses jambes arrivent Ă passer le plus gros renflement du rocher. Quand je lui soumis mon idĂ©e, il fut extrĂȘmement rĂ©ticent sachant qu'il Ă©tait beaucoup trop lourd pour moi, mais aprĂšs plusieurs tentatives douloureuses, il arriva Ă la conclusion qu'il n'y avait tout simplement pas d'autre façon. J'empilai alors quelques galets pour me faire un coussin aussi plat que possible, puis je me mis Ă quatre pattes en disant au Lama que j'Ă©tais prĂȘt. Prestement il posa un pied sur ma hanche droite et l'autre sur mon Ă©paule gauche, et d'un rapide mouvement, il passa â il franchit le rocher et se retrouva de l'autre cĂŽtĂ© en terrain dĂ©gagĂ©. Je me redressai et vis qu'il Ă©tait en sueur, tant il avait souffert et avait craint de me faire mal. Nous nous assĂźmes un moment pour reprendre notre souffle et rĂ©cupĂ©rer nos forces. Nous ne pouvions pas prĂ©parer de tsampa puisque nous avions perdu nos bols, de mĂȘme que notre orge, mais je me rappelai en avoir vu dans la niche de pierre et, une fois de plus, j'y retournai. Je fouillai parmi les bols en bois et en choisis deux, rĂ©servant le plus beau pour mon Guide. Je les nettoyai avec du sable fin qui abondait dans ce tunnel. Je plaçai les deux bols cĂŽte Ă cĂŽte sur une Ă©tagĂšre, puis les remplis d'une bonne quantitĂ© d'orge entreposĂ©e dans la niche. Il me fallait encore faire du feu, mais c'Ă©tait un jeu d'enfant puisque ce placard renfermait tout ce dont j'avais besoin amadou, silex et bois de chauffage. Ă l'aide d'un gros morceau de beurre que j'y trouvai tout autant, je pus faire cette bouillie consistante que nous appelons tsampaâ. Revenant auprĂšs de mon Guide, nous nous installĂąmes sans mot dire pour la manger. Peu aprĂšs, nous nous sentĂźmes tous deux beaucoup mieux et capables de continuer. Je vĂ©rifiai nos provisions, maintenant reconstituĂ©es grĂące au dĂ©pĂŽt et, oui, nous avions un bol chacun, de l'amadou et un silex, un sac d'orge chacun, et c'Ă©tait vraiment tout ce que nous possĂ©dions en ce monde, Ă part les deux solides bĂątons de bois. Tout couverts de bleus et de meurtrissures, et aprĂšs une marche qui me parut durer des siĂšcles, nous arrivĂąmes devant une roche en plein milieu du chemin la fin du tunnel, pensai-je. Mais le Lama me dit â Non, non, ce n'est pas la fin ; si tu pousses au bas de cette grande dalle elle basculera en son milieu, et en nous penchant nous pourrons traverser. Je poussai le bas de la dalle et avec un grincement terrifiant elle bascula pour se mettre en position horizontale, puis resta dans cette position. Je la tins par mesure de prudence pendant que le Lama se glissait pĂ©niblement en dessous, puis je fis reprendre Ă la dalle sa position d'origine. La noirceur, une pĂ©nible noirceur que nos deux petites bougies vacillantes faisaient paraĂźtre encore plus noire. â Lobsang, Ă©teins ta bougie, me dit alors le Lama, j'Ă©teins la mienne aussi, et nous verrons la lumiĂšre du jour. La lumiĂšre du jour ! Je pensai qu'il Ă©tait victime d'une hallucination que j'attribuai Ă la fatigue et Ă la douleur. J'Ă©teignis nĂ©anmoins ma chandelle, et pendant un moment je pus sentir l'odeur de la mĂšche fumante qui avait Ă©tĂ© saturĂ©e de beurre rance. â Attendons quelques instants, me dit le Lama, et nous aurons toute la lumiĂšre dont nous avons besoin. Je me sentais parfaitement idiot, debout dans ce qui Ă©tait maintenant une obscuritĂ© totale, sans la moindre lueur venant d'oĂč que ce soit. J'aurais pu l'appeler une obscuritĂ© sonoreâ car elle semblait faite de boum, boum, boum, puis d'une contraction, mais cela sortit de mon esprit en voyant ce qui me parut ĂȘtre un lever de soleil. D'un cĂŽtĂ© de ce qui Ă©tait apparemment une piĂšce apparut une boule lumineuse. Elle Ă©tait rouge et avait l'aspect du mĂ©tal que l'on chauffe jusqu'Ă l'incandescence. Rapidement le rouge passa au jaune, puis au blanc, le blanc-bleutĂ© de la lumiĂšre du jour. BientĂŽt tout se dĂ©voila dans une saisissante rĂ©alitĂ©. Je restai lĂ , pantelant d'Ă©merveillement. La salle, ou quoi que ce fut, Ă©tait trĂšs vaste, si vaste qu'elle aurait pu contenir le Potala tout entier. La lumiĂšre Ă©tait brillante et j'Ă©tais presque hypnotisĂ© par les dĂ©corations sur les murs et par les choses Ă©tranges qui jonchaient le sol sans en gĂȘner le passage. â Un endroit prodigieux, n'est-ce pas, Lobsang ? Il date d'une Ă©poque beaucoup trop lointaine pour que l'esprit de l'Homme puisse la concevoir. C'Ă©tait ici le siĂšge d'une Race spĂ©ciale capable d'effectuer des voyages dans l'espace et quantitĂ© d'autres choses. Des millions d'annĂ©es ont passĂ© et tout est encore intact. Certains d'entre nous ont Ă©tĂ© nommĂ©s Gardiens du Temple IntĂ©rieur ; ceci est le Temple IntĂ©rieur. Je m'approchai pour examiner le mur le plus proche et il parut ĂȘtre couvert d'une quelconque sorte d'Ă©criture, une Ă©criture qui, je le sentis instinctivement, n'appartenait Ă aucune race de la Terre. Le Lama capta mes pensĂ©es par tĂ©lĂ©pathie et rĂ©pondit â Oui, ceci fut construit par la Race des Jardiniers qui ont amenĂ© humains et animaux sur ce monde. Il se tut, et me montra du doigt une boĂźte installĂ©e contre un mur un peu plus loin. â Peux-tu aller jusque-lĂ , me dit-il, et prendre deux bĂątons pourvus d'une piĂšce transversale au sommet ? ObĂ©issant, je me dirigeai vers le placard qu'il m'indiquait. La porte s'ouvrit facilement et je fus absolument fascinĂ© par son contenu. Il semblait rempli de choses Ă usage mĂ©dical. Dans un coin il y avait un certain nombre de ces bĂątons avec une traverse Ă une extrĂ©mitĂ©. J'en pris deux et je compris qu'ils devaient servir Ă soutenir un homme. Je ne savais pas ce qu'Ă©taient des bĂ©quilles Ă cette Ă©poque, mais j'en rapportai deux au Lama qui plaça les traverses sous ses aisselles tandis qu'il appuyait ses mains sur des tiges placĂ©es Ă mi-hauteur. â VoilĂ , Lobsang, me dit-il, ces choses aident les invalides Ă marcher. Maintenant je vais pouvoir aller moi-mĂȘme jusqu'Ă ce placard et me faire un plĂątre plus solide. Il me permettra de marcher plus facilement jusqu'Ă ce que les chairs se cicatrisent. Il se dirigea vers le placard, et comme j'Ă©tais d'un caractĂšre curieux, je le suivis. â Va chercher les bĂątons que nous avions, me dit-il, et nous les mettrons dans ce coin pour les avoir sous la main en cas de besoin. LĂ -dessus il me tourna le dos et se mit Ă fouiller dans le casier. Je me retournai Ă©galement et partis chercher nos bĂątons que je posai dans le coin de ce placard. â Lobsang, Lobsang, serais-tu capable de rapporter nos baluchons et la barre d'acier ici ? Elle n'est pas en fer comme tu le penses, mais en quelque chose de beaucoup plus dur et rĂ©sistant et qui s'appelle de l'acier. Je repartis donc et retournai Ă la dalle par laquelle nous Ă©tions entrĂ©s. Je poussai contre le sommet de la chose et elle bascula en position horizontale et immobile. La lumiĂšre Ă©tait une trĂšs rĂ©elle bĂ©nĂ©diction, car elle Ă©clairait tout le long du tunnel et je pouvais retracer mon chemin passĂ© celui-ci, jusque de l'autre cĂŽtĂ© du gros rocher qui nous avait causĂ© tant d'ennuis. Nos baluchons contenant toutes nos affaires Ă©taient de l'autre cĂŽtĂ©, et c'est avec difficultĂ© que je franchis le rocher et les y retrouvai. Ils me parurent extrĂȘmement lourds, mais sans doute cette impression Ă©tait-elle due au manque de nourriture et Ă l'Ă©tat de faiblesse qui en rĂ©sultait. Je pris d'abord les deux sacs et les apportai juste au bord du passage, puis revins chercher la barre d'acier. Je pouvais Ă peine lever la chose ; elle me faisait haleter et grogner comme un vieillard, ce qui fait que je laissai traĂźner un bout tout en m'accrochant Ă l'autre, et je m'aperçus qu'en marchant Ă reculons et tirant Ă deux mains, j'arrivais Ă la faire bouger. Il me fallut pas mal de temps pour lui faire passer le rocher, mais le reste du chemin se fit assez bien. Il me fallait maintenant pousser les baluchons sous la dalle et dans cette immense piĂšce, puis je me coltinai la barre d'acier en me disant que je n'avais jamais dĂ©placĂ© pareil poids de ma vie. Je la fis passer dans la piĂšce, puis abaissai la dalle qui servait de porte, de sorte que nous avions de nouveau un mur lisse, sans ouverture. Le Lama Mingyar Dondup n'avait pas perdu son temps. Ses deux jambes Ă©taient maintenant enrobĂ©es dans un mĂ©tal brillant, et il semblait de nouveau en parfaite santĂ©. â Lobsang, nous allons nous faire un repas avant de visiter ces lieux, parce que nous serons ici pendant environ une semaine. Pendant que tu ramenais ces choses â il dĂ©signa les baluchons et la barre d'acier â j'ai Ă©tĂ© en communication tĂ©lĂ©pathique avec un ami du Potala qui m'a dit qu'une terrible tempĂȘte faisait rage. Il m'a conseillĂ© de rester oĂč nous Ă©tions le temps qu'elle se calme. Les prophĂštes de la mĂ©tĂ©orologie affirment que la tempĂȘte durera environ une semaine. Je me sentis vraiment dĂ©primĂ© Ă cette nouvelle, parce que j'en avais assez de ce tunnel et mĂȘme cette salle ne soulevait pas beaucoup mon intĂ©rĂȘt. MalgrĂ© sa taille, elle provoquait chez moi une certaine claustrophobie qui peut paraĂźtre impossible, mais qui n'en Ă©tait pas moins rĂ©elle. Je me sentais comme un animal en cage. Toutefois, les affres de la faim Ă©taient plus fortes que toutes mes peurs, et j'observai avec plaisir le Lama prĂ©parer notre repas. Il le faisait mieux que quiconque, pensai-je, et c'Ă©tait si agrĂ©able de s'asseoir devant un repas chaud. Je pris une bouchĂ©e de l'aliment â un nom vraiment poli pour parler de la tsampa â et m'Ă©merveillai de sa saveur. Je la trouvai des plus agrĂ©ables et sentis que mes forces me revenaient et que mon humeur morose se dissipait. Lorsque j'eus avalĂ© ma ration, le Lama me demanda â En as-tu eu assez, Lobsang ? Tu peux en avoir autant que tu veux ; il y a beaucoup de nourriture ici, suffisamment, en fait, pour nourrir une petite lamaserie. Je t'en dirai davantage plus tard mais, pour le moment, en veux-tu d'autre ? â Oh oui ! merci, rĂ©pondis-je, je crois que j'ai encore un peu de place pour un supplĂ©ment de tsampa, et elle est tellement bonne. Jamais je ne l'ai trouvĂ©e aussi dĂ©licieuse. Le Lama eut un petit rire Ă©touffĂ© tandis qu'il allait remplir mon bol. Puis il revint en riant Ă gorge dĂ©ployĂ©e, tenant Ă la main une bouteille. â Regarde, Lobsang, me dit-il, c'est le meilleur cognac qui soit, gardĂ© entiĂšrement Ă des fins mĂ©dicales. Je pense que nous pouvons considĂ©rer notre captivitĂ© ici comme justifiant un peu de cognac pour donner quelque saveur Ă la tsampa. Je pris le bol qu'il me tendait et en apprĂ©ciai l'arĂŽme, mais en mĂȘme temps avec de sĂ©rieux doutes, car on m'avait toujours dit que ces breuvages alcoolisĂ©s Ă©taient l'Ćuvre des DĂ©mons, et maintenant on m'encourageait Ă y goĂ»ter. Peu importe, pensai-je, c'est bon quand on ne se sent pas trop d'aplomb. Je me mis Ă manger et en fis un beau gĂąchis. Nous n'avions que nos doigts, il faut dire, rien qui ressembla Ă un couteau, une fourchette ou une cuillĂšre, pas mĂȘme des baguettes, seulement nos doigts, et aprĂšs les repas nous nous lavions les mains avec du sable fin qui dĂ©collait la tsampa avec une merveilleuse efficacitĂ©, enlevant mĂȘme parfois un peu de peau si on y mettait trop d'Ă©nergie. J'Ă©tais donc en train de vider consciencieusement mon bol, utilisant non seulement mes doigts mais aussi toute la paume de ma main droite, lorsque, d'un seul coup, je tombai Ă la renverse. Je me plais Ă dire que j'Ă©tais bel et bien tombĂ© de fatigueâ, mais le Lama m'assura, comme il le dit plus tard en riant Ă l'AbbĂ©, que j'Ă©tais, en fait, ivre-mort. Ivre ou non, je dormis, dormis et dormis encore, et lorsque je m'Ă©veillai la merveilleuse lumiĂšre dorĂ©e illuminait toujours la piĂšce. Je portai mon regard vers ce qui devait ĂȘtre le plafond, mais il Ă©tait si loin qu'on pouvait Ă peine le distinguer. C'Ă©tait assurĂ©ment une piĂšce immense, comme si toute la fichue montagne Ă©tait creuse. â La lumiĂšre du soleil, Lobsang, la lumiĂšre du soleil et nous l'aurons vingt-quatre heures par jour. La lumiĂšre qu'il donne est absolument sans chaleur, elle est exactement Ă la mĂȘme tempĂ©rature que l'air ambiant. Ne penses-tu pas qu'une lumiĂšre comme celle-ci vaut mieux que des chandelles malodorantes qui fument ? Je regardai une fois de plus autour de moi, n'arrivant toujours pas Ă comprendre comment il pouvait y avoir la lumiĂšre du soleil quand nous Ă©tions ensevelis dans une cavitĂ© rocheuse, et c'est ce que je dis au Lama qui me rĂ©pondit â Oui, j'ai connu cette merveille des merveilles toute ma vie, mais personne ne sait comment cela fonctionne. La lumiĂšre froide est une invention miraculeuse qui a Ă©tĂ© créée ou dĂ©couverte il y a un million d'annĂ©es environ. Des ĂȘtres ont dĂ©veloppĂ© une mĂ©thode de conservation de la lumiĂšre du soleil et l'ont rendue disponible mĂȘme durant les nuits les plus noires. Si l'on n'utilise pas cette technique dans nos citĂ©s et dans nos temples, c'est parce que nous ne savons tout simplement pas comment faire. Nulle part ailleurs je n'ai vu pareil Ă©clairage. â Environ un million d'annĂ©es, vous avez dit ? C'est pratiquement au-delĂ de ma comprĂ©hension. J'imagine que c'est un chiffre tout comme un 1, un 2, un 3, ou autres, suivi par un nombre de zĂ©ros, 6 je crois, mais c'est seulement une supposition et, de toute façon, c'est un chiffre si Ă©norme, que je ne peux comprendre. Cela ne fait aucun sens pour moi. Dix ans, vingt ans, je peux Ă la rigueur en avoir une idĂ©e, mais plus, non ! Comment a-t-on pu construire cette salle ? demandai-je tout en passant les doigts distraitement sur l'une des inscriptions du mur. Je sursautai d'effroi parce qu'un dĂ©clic venait de se faire entendre et qu'un pan de mur commençait Ă s'enfoncer. â Lobsang ! Lobsang ! Tu as fait une dĂ©couverte ! Aucun d'entre nous qui sommes venus ici ne connaissait l'existence de cette seconde salle. Nous regardĂąmes prudemment par l'ouverture de la porte et aussitĂŽt que nos tĂȘtes en passĂšrent l'entrĂ©e, la lumiĂšre s'alluma ; j'observai qu'en quittant l'immense piĂšce oĂč nous Ă©tions, cette derniĂšre progressivement s'obscurcissait. Nous regardions autour de nous, presque effrayĂ©s de bouger, parce que nous ne savions pas quels dangers nous attendaient ou dans quel piĂšge nous pourrions tomber, mais rassemblant finalement notre courage, nous nous dirigeĂąmes vers un grand quelque choseâ qui se trouvait au milieu de la piĂšce. C'Ă©tait une Ă©norme structure. Elle avait dĂ» ĂȘtre brillante dĂ©jĂ , mais sa surface Ă©tait maintenant toute ternie et grisĂątre. Elle Ă©tait de la hauteur de quatre ou cinq hommes, et ressemblait Ă deux plats posĂ©s l'un sur l'autre. Nous en fĂźmes le tour et dĂ©couvrĂźmes Ă l'autre bout une Ă©chelle en mĂ©tal gris qui, Ă partir d'une porte dans la machine, descendait jusqu'au sol. Je m'y prĂ©cipitai, oubliant qu'en tant que jeune homme dans les Ordres SacrĂ©s je devais montrer plus de dĂ©corum, mais je m'Ă©lançai vers l'Ă©chelle et y grimpai prestement sans mĂȘme m'inquiĂ©ter de savoir si elle Ă©tait solidement fixĂ©e. Elle l'Ă©tait. De nouveau, comme ma tĂȘte passait l'embrasure de la porte les lumiĂšres s'allumĂšrent Ă l'intĂ©rieur de la machine. Le Lama Mingyar Dondup, pour ne pas ĂȘtre en reste, grimpa dans la machine. â Ah, Lobsang, c'est l'un des Chars des Dieux. Tu les as dĂ©jĂ vus virevolter, n'est-ce pas ? â Oh oui, MaĂźtre, rĂ©pondis-je, je me disais qu'il y avait des Dieux qui traversaient notre Pays pour s'assurer que tout allait bien, mais, bien sĂ»r, je n'en ai jamais vu un d'aussi prĂšs. Chapitre Deux Nous nous trouvions, semblait-il, dans une sorte de couloir bordĂ© des deux cĂŽtĂ©s de casiers ou de placards, ou quelque chose de similaire. Quoi qu'il en soit, je tirai une poignĂ©e au hasard et un grand tiroir vint Ă moi, coulissant aussi bien que s'il venait tout juste d'ĂȘtre fabriquĂ©. Il renfermait toutes sortes d'instruments Ă©tranges. Le Lama Mingyar Dondup qui regardait par-dessus mon Ă©paule prit quelque chose et s'exclama â Ah ! ce sont sĂ»rement des piĂšces de rechange. Je suis sĂ»r qu'il y a ici de quoi faire fonctionner Ă nouveau la machine. Nous refermĂąmes le tiroir et allĂąmes plus loin. La lumiĂšre nous prĂ©cĂ©dait, diminuant progressivement derriĂšre nous, et nous atteignĂźmes bientĂŽt une trĂšs grande piĂšce. En y pĂ©nĂ©trant elle s'Ă©claira brillamment, et nous restĂąmes tous deux sans voix c'Ă©tait de toute Ă©vidence le poste de commande de la chose, mais ce qui nous surprit Ă©tait le fait qu'il y avait lĂ des hommes. L'un d'eux Ă©tait assis dans ce qui devait ĂȘtre le siĂšge de contrĂŽle, en train de scruter un instrument de mesure sur un tableau en face de lui. Il y avait une quantitĂ© de cadrans, et je supposai qu'il se prĂ©parait au dĂ©collage. â Comment se fait-il, m'Ă©criai-je, que ces hommes soient encore lĂ aprĂšs des millions d'annĂ©es ? Ils ont l'air tellement vivants, seulement profondĂ©ment endormis. Un autre homme Ă©tait assis devant une table sur laquelle Ă©taient Ă©talĂ©es de grandes cartes qu'il consultait la tĂȘte dans ses mains et les coudes appuyĂ©s sur la table. Nous parlions Ă mi-voix. C'Ă©tait stupĂ©fiant, et notre science n'Ă©tait rien de plus que pitoyable comparĂ©e Ă ceci. Le Lama Mingyar Dondup prit un de ces personnages par l'Ă©paule en disant â Je pense que ces hommes sont dans une forme d'animation suspendue. Je pense qu'ils pourraient ĂȘtre ramenĂ©s Ă la vie, mais je ne sais pas comment le faire, je ne sais pas ce qui se passerait si je savais le faire. Comme tu le sais, Lobsang, il y a d'autres grottes dans cette chaĂźne de montagnes et nous en avons visitĂ© une qui contenait d'Ă©tranges engins comme des Ă©chelles qui, apparemment, fonctionnaient mĂ©caniquement. Mais ceci dĂ©passe tout ce que j'ai vu jusqu'ici, et en tant que l'un des Lamas seniors responsables pour maintenir ces lieux intacts, je peux te dire que c'est ici l'endroit le plus merveilleux de tous, et je me demande s'il y a encore d'autres boutons qu'il nous faudrait presser pour ouvrir d'autres piĂšces. Mais examinons d'abord soigneusement celle-ci. Nous avons environ une semaine devant nous, car il me faudra bien tout ce temps avant d'ĂȘtre capable de redescendre dans la vallĂ©e. Nous nous approchĂąmes des autres hommes ; il y en avait sept en tout. On avait l'impression que chacun Ă©tait Ă son poste et qu'ils s'apprĂȘtaient Ă dĂ©coller. Mais le dĂ©collage avait dĂ» ĂȘtre interrompu par une catastrophe subite. On aurait dit qu'un tremblement de terre s'Ă©tait produit qui aurait fait s'effondrer de lourds rochers sur ce qui devait ĂȘtre un toit coulissant. Le Lama s'arrĂȘta et s'approcha d'un autre homme qui avait un livre â un carnet â devant lui. Ăvidemment, il Ă©tait en train d'Ă©crire le compte rendu de ce qui se passait, mais nous ne pouvions comprendre son Ă©criture, nous n'avions aucune base pour Ă©tablir que ces choses Ă©taient des lettres, des idĂ©ogrammes ou bien seulement des symboles techniques. Le Lama dit â Dans toutes nos recherches nous n'avons jamais rien trouvĂ© qui puisse nous aider Ă traduire... attends une minute... ajouta-t-il avec une inhabituelle excitation dans la voix, cette chose lĂ -bas, je me demande si c'est une machine parlante pour les archives. Bien sĂ»r, je ne pense pas qu'elle fonctionnera aprĂšs toutes ces annĂ©es, mais essayons. Nous nous dirigeĂąmes ensemble vers l'appareil en question. Il avait la forme d'une boĂźte et, Ă peu prĂšs Ă mi-hauteur, une ligne en faisait le tour. Ă titre d'essai nous appuyĂąmes sur la surface au-dessus de la ligne, et Ă notre grande joie, la boĂźte s'ouvrit, rĂ©vĂ©lant des rouages Ă l'intĂ©rieur et quelque chose qui semblait servir aux dĂ©placements d'une bande mĂ©tallique entre deux bobines. Le Lama Mingyar Dondup examina les diffĂ©rents boutons fixĂ©s sur le devant de la boĂźte. Tout Ă coup, nous sursautĂąmes d'effroi ; il s'en fallut de peu que nous prenions nos jambes Ă nos cous, car une voix se fit entendre qui venait de la partie supĂ©rieure de la boĂźte, une voix Ă©trange, complĂštement diffĂ©rente des nĂŽtres. Cela ressemblait Ă une quelconque explication donnĂ©e par un Ă©tranger, mais nous ne comprenions pas de quoi il Ă©tait question. Et puis â nouvelle surprise â des bruits sortirent de la boĂźte ; je suppose que ce devait ĂȘtre de la musique, mais pour nous ce n'Ă©tait que des bruits discordants. Mon Guide pressa alors un autre bouton et le bruit s'arrĂȘta. Nous Ă©tions tous les deux plutĂŽt Ă©puisĂ©s par nos dĂ©couvertes et par un excĂšs d'Ă©motions. Nous nous assĂźmes donc sur ce qui Ă©tait apparemment des fauteuils, mais la panique me gagna en sentant que je m'enfonçais dans mon siĂšge comme si j'Ă©tais en fait assis dans l'air. Cet instant de surprise passĂ©, le Lama me dit â Peut-ĂȘtre qu'un peu de tsampa nous ferait du bien ; nous sommes tous deux Ă©puisĂ©s. LĂ -dessus il chercha des yeux l'endroit le plus propice pour y allumer un petit feu pour chauffer la tsampa. C'est alors qu'il remarqua une alcĂŽve Ă l'extĂ©rieur de la salle de contrĂŽle, et en y pĂ©nĂ©trant la lumiĂšre s'alluma. â Je pense que c'est ici qu'ils prĂ©paraient leurs repas, parce que tous ces boutons ne sont pas lĂ comme dĂ©coration, ils doivent servir Ă quelque chose. Il me montra un bouton sur lequel Ă©tait reprĂ©sentĂ©e une main levĂ©e dans la position arrĂȘtâ. Sur un autre Ă©tait dessinĂ©e une flamme ; c'est sur ce dernier qu'il appuya. Au-dessus de cet instrument se trouvaient divers rĂ©cipients mĂ©talliques. Nous en prĂźmes un. Ă ce moment-lĂ nous ressentĂźmes une sensation de chaleur et aprĂšs y avoir passĂ© la main en un va-et-vient, le Lama dit finalement â Et voilĂ , Lobsang, mets ta main ici ; c'est la chaleur pour la cuisson de notre repas. Je mis la main lĂ oĂč il m'indiquait, mais un peu trop prĂšs, et sursautai de surprise. En riant, mon Guide mit la tsampa presque congelĂ©e dans le rĂ©cipient mĂ©tallique, puis posa le tout sur une grille au-dessus de la source de chaleur. Il y ajouta de l'eau, et le mĂ©lange ne tarda pas Ă bouillonner. Il appuya alors sur le bouton marquĂ© du symbole de la main et le rouge incandescent disparut immĂ©diatement. Ayant retirĂ© le rĂ©cipient Ă l'aide d'un objet mĂ©tallique dont l'extrĂ©mitĂ© avait la forme d'une petite Ă©cuelle, il distribua la tsampa dans nos bols. Pendant quelque temps, nous n'entendĂźmes plus que le bruit que nous faisions en mangeant. â J'ai une de ces soifs ! m'Ă©criai-je dĂšs que j'eus avalĂ© la derniĂšre bouchĂ©e. Je boirais volontiers quelque chose. Ă cĂŽtĂ© de la boĂźte qui produisait de la chaleur nous vĂźmes une sorte de grande cuvette et, au-dessus, deux manettes mĂ©talliques. Je tournai l'une d'elles de la seule façon possible, et de l'eau, de l'eau froide, se rĂ©pandit dans la cuve. Je ramenai hĂątivement la manette Ă sa position originale et essayai l'autre qui Ă©tait d'une couleur rougeĂątre. Je la tournai et de l'eau rĂ©ellement chaude en sortit, si chaude que je m'Ă©bouillantai, pas sĂ©rieusement, mais je m'Ă©bouillantai suffisamment pour en bondir. Je remis la manette dans sa position premiĂšre. â MaĂźtre, dis-je, si c'est de l'eau, elle a dĂ» ĂȘtre lĂ pendant l'un de ces millions d'annĂ©es dont vous avez parlĂ©. Comment se fait-il que nous puissions la boire ? Elle devrait ĂȘtre totalement Ă©vaporĂ©e ou avoir une saveur aigre, mais elle a un goĂ»t trĂšs agrĂ©able. Le Lama rĂ©pondit â Eh bien, l'eau peut se conserver pendant des annĂ©es que dis-tu des lacs et des riviĂšres ? Leurs eaux remontent bien au-delĂ de l'histoire, et je suppose que cette eau-ci provient d'un rĂ©servoir hermĂ©tique, ce qui signifie qu'elle a pu conserver un goĂ»t agrĂ©able. Je suppose que ce vaisseau n'Ă©tait venu ici que pour un rĂ©approvisionnement et peut-ĂȘtre pour certaines rĂ©parations parce que, Ă en juger par la pression de l'eau, il doit y en avoir une trĂšs grande quantitĂ© dans un rĂ©servoir. Quoi qu'il en soit, il y a ici de quoi tenir des gens occupĂ©s pendant un mois. â Eh bien, dis-je, si l'eau est restĂ©e fraĂźche, il doit y avoir Ă©galement des aliments qui se sont conservĂ©s frais. Je me levai de mon siĂšge avec difficultĂ© car il semblait vouloir me retenir, mais je mis alors mes mains sur le cĂŽtĂ© du fauteuil â sur le dessus des accoudoirs â et immĂ©diatement je fus non seulement libĂ©rĂ©, mais poussĂ© en position debout. AprĂšs m'ĂȘtre remis du choc causĂ© par cette merveille, je me mis Ă tĂąter les murs de la petite cuisine. Je vis une quantitĂ© d'encoches qui ne semblaient d'aucune utilitĂ©. Je mis le doigt dans l'une d'elles, tirai, et rien ne se passa. J'essayai de tirer de cĂŽtĂ©, mais non, la chose ne bougea pas ; j'en essayai donc une autre, poussai mon doigt directement dans l'encoche, et un panneau glissa de cĂŽtĂ©. Ă l'intĂ©rieur du placard, de l'armoire, ou quel que soit son nom, il y avait un certain nombre de pots qui semblaient n'avoir d'ouverture nulle part. Ils Ă©taient transparents, ce qui permettait de voir ce qu'il y avait Ă l'intĂ©rieur. De toute Ă©vidence c'Ă©tait une sorte de nourriture, mais comment de la nourriture pourrait-elle ĂȘtre conservĂ©e pendant un million d'annĂ©es ou plus ? Je rĂ©flĂ©chis et rĂ©flĂ©chis Ă la question. Il y avait des images d'aliments que je n'avais jamais vus ni entendu parler, et certaines choses Ă©taient enfermĂ©es dans un contenant transparent sans qu'il ne semble pourtant y avoir un moyen d'ouvrir ledit contenant. Je passai de l'un Ă l'autre de ces placards, armoires, ou cabinets, et allai de surprise en surprise. Je savais Ă quoi ressemblaient des feuilles de thĂ©, et ici, dans l'un des cabinets il y avait des contenants Ă travers lesquels je pouvais voir des feuilles de thĂ©. Il y avait d'autres surprises car certains de ces rĂ©cipients transparents contenaient ce qui Ă©tait de toute Ă©vidence des morceaux de viande. Je n'avais jamais mangĂ© de viande de ma vie, et avais grande envie d'y goĂ»ter pour savoir ce qu'il en Ă©tait. Je me fatiguai rapidement de jouer dans la cuisine et allai rejoindre le Lama Mingyar Dondup. Il avait un livre Ă la main, les sourcils froncĂ©s, et se trouvait dans un Ă©tat d'intense concentration. â Oh, MaĂźtre, dis-je, j'ai dĂ©couvert l'endroit oĂč ils stockaient leur nourriture ; ils la gardent dans des boĂźtes transparentes, mais il n'y a aucun moyen de les ouvrir. Il me regarda un instant d'un air absent, puis Ă©clata de rire en disant â Eh oui, eh oui, le matĂ©riel d'emballage actuel est loin d'ĂȘtre comparable Ă celui d'il y a un million d'annĂ©es. J'ai goĂ»tĂ© de la viande de dinosaure et elle Ă©tait aussi fraĂźche que si l'animal venait d'ĂȘtre abattu. Je te rejoins dans un moment et nous allons examiner tes dĂ©couvertes. Je fis le tour de la salle de contrĂŽle, puis m'assis pour rĂ©flĂ©chir. Si ces hommes Ă©taient ĂągĂ©s d'un million d'annĂ©es, pourquoi n'Ă©taient-ils pas tombĂ©s en poussiĂšre ? Il Ă©tait manifestement ridicule de dire que ces hommes avaient un million d'annĂ©es alors qu'ils Ă©taient absolument intacts et semblaient bien vivants, attendant simplement d'ĂȘtre rĂ©veillĂ©s. Je vis que, suspendu aux Ă©paules de chacun, il y avait une sorte de petit sac Ă dos, aussi j'en retirai un de l'un des corps endormisâ et l'ouvris. Ă l'intĂ©rieur il y avait de curieux morceaux de fils mĂ©talliques enroulĂ©s en bobines, et aussi d'autres choses faites de verre. Le tout n'avait aucun sens pour moi. Il y avait Ă©galement un casier tout plein de boutons, et je pressai le premier que je vis. Je criai de peur le corps dont j'avais retirĂ© le sac Ă dos eut un brusque sursaut et tomba en fine, fine poussiĂšre, une poussiĂšre vieille d'un million d'annĂ©es ou plus. Le Lama Mingyar Dondup me rejoignit lĂ oĂč je me tenais, pĂ©trifiĂ© de peur. Il regarda le sac Ă dos, regarda le tas de poussiĂšre, puis dit â Il existe un bon nombre de ces cavernes ; j'en ai visitĂ© quelques-unes et nous avons appris Ă ne jamais appuyer sur un bouton avant de savoir Ă quoi il sert, avant de l'avoir dĂ©duit par hypothĂšse. Ces hommes savaient qu'ils allaient ĂȘtre enterrĂ©s vivants dans un Ă©norme tremblement de terre, alors le mĂ©decin du vaisseau a dĂ» aller vers chaque homme et lui mettre une trousse de survie sur les Ă©paules. Les hommes entrĂšrent alors dans un Ă©tat d'animation suspendue, de sorte qu'ils n'eurent pas la moindre conscience de ce qui se passait pour eux ou autour d'eux ; ils Ă©taient aussi proches que possible de la mort, sans rĂ©ellement ĂȘtre morts. Ils recevaient dĂšs lors une nourriture adĂ©quate pour maintenir le fonctionnement du corps Ă une Ă©chelle infime. Quand tu as touchĂ© ce bouton, qui est rouge Ă ce que je vois, tu as dĂ» interrompre l'approvisionnement de la force de vie de l'homme en animation suspendue. Sans approvisionnement de la force vitale, son Ăąge s'est subitement fait sentir, le rĂ©duisant immĂ©diatement en un tas de poussiĂšre. Nous allĂąmes voir les autres hommes et dĂ©cidĂąmes qu'il n'y avait rien que nous puissions faire pour eux parce que, aprĂšs tout, nous Ă©tions enfermĂ©s dans la montagne tout comme l'Ă©tait le vaisseau, et si ces gens se rĂ©veillaient, seraient-ils un danger pour le monde ? Seraient-ils un danger pour les lamaseries ? Ces hommes, bien sĂ»r, possĂ©daient des connaissances qui les feraient paraĂźtre comme des Dieux Ă nos yeux, et nous eĂ»mes peur d'ĂȘtre mis de nouveau en esclavage, car nous avions une forte mĂ©moire raciale d'avoir dĂ©jĂ Ă©tĂ© faits esclaves. Le Lama Mingyar Dondup et moi nous assĂźmes sur le sol, sans mot dire, chacun absorbĂ© dans ses propres pensĂ©es. Que se passerait-il si nous pressions ce bouton-ci, que se passerait-il si nous pressions ce bouton-lĂ , et quelle sorte d'approvisionnement en Ă©nergie pouvait garder des hommes en vie et bien nourris pendant plus d'un million d'annĂ©es ? Nous frĂ©mĂźmes malgrĂ© nous au mĂȘme moment puis, nous jetant mutuellement un regard, le Lama dit â Tu es un jeune, Lobsang, et moi je suis un vieil homme. J'ai Ă©tĂ© le tĂ©moin de beaucoup de choses et je me demande ce que tu ferais dans un cas comme celui-ci. Ces hommes sont en vie, cela est certain, mais qui peut nous dire que si nous leur redonnons vie ils ne se comporteront pas en barbares ? Peut-ĂȘtre mĂȘme nous tueraient-ils pour venger leur compagnon que nous avons laissĂ© mourir ? Il nous faut rĂ©flĂ©chir Ă cela trĂšs sĂ©rieusement, car nous ne pouvons lire les inscriptions. Il s'interrompit car je venais de me lever en proie Ă une grande excitation. â MaĂźtre, MaĂźtre, m'Ă©criai-je, j'ai vu tout Ă l'heure un livre qui peut peut-ĂȘtre nous aider ; on dirait un dictionnaire de diffĂ©rentes langues. Sans attendre sa rĂ©ponse, je me prĂ©cipitai dans une piĂšce prĂšs de la cuisine et retrouvai le fameux livre qui paraissait tout neuf. Je le pris Ă deux mains, car il Ă©tait lourd, et le rapportai en vitesse au Lama, mon Guide. Le Lama prit le livre et avec une suppression d'excitation mal dissimulĂ©e, il se mit Ă le consulter. Pendant un certain temps, il resta assis lĂ , totalement captivĂ© par sa lecture. Enfin, il s'aperçut que j'Ă©tais dans un Ă©tat d'extrĂȘme agitation, me demandant de quoi il s'agissait et pourquoi il ne m'en disait rien. â Lobsang, Lobsang, je suis dĂ©solĂ©, je te demande pardon dit le Lama, mais ce livre est la Clef de tout, et quelle histoire fascinante ! Je peux le lire car il est Ă©crit dans ce qui semble ĂȘtre notre langue honorifique. La moyenne des gens, bien sĂ»r, ne peut pas lire le TibĂ©tain honorifique, mais je le peux, et ce vaisseau est vieux d'environ deux millions d'annĂ©es. Il fonctionne grĂące Ă l'Ă©nergie obtenue de la lumiĂšre â de toute lumiĂšre, celle des Ă©toiles, celle du soleil, et il capte l'Ă©nergie des sources qui ont dĂ©jĂ utilisĂ© cette Ă©nergie et l'ont transmise. Se rĂ©fĂ©rant toujours au livre, il poursuivit â Ces hommes formaient une bande diabolique, ils Ă©taient les serviteurs des Jardiniers du Monde. Mais c'est toujours la mĂȘme vieille histoire avec les hommes et les femmes, les hommes voulant des femmes tout comme les femmes veulent des hommes ; mais ce navire avait pour Ă©quipage des hommes qui avaient dĂ©sertĂ© le grand vaisseau-mĂšre et ceci, en fait, est ce qu'ils nomment un navire de sauvetage. La nourriture peut ĂȘtre mangĂ©e sans danger et les hommes peuvent ĂȘtre rĂ©animĂ©s, mais peu importe combien de temps ils sont restĂ©s ici, ce sont toujours des renĂ©gats, parce qu'ils cherchaient Ă trouver des femmes beaucoup trop petites pour eux et leurs associations avec ces femmes Ă©taient de vĂ©ritables tortures pour ces derniĂšres. Ils se sont apparemment demandĂ© si leurs sacs Ă dos avec les dispositifs pour maintenir la vie allaient fonctionner ou s'ils allaient automatiquement ĂȘtre dĂ©branchĂ©s Ă partir du vaisseau qu'ils appellent le vaisseau-mĂšre. Je pense que nous devons observer un peu et lire davantage, parce qu'il me paraĂźt clair que si ces hommes Ă©taient autorisĂ©s Ă vivre, avec toutes leurs connaissances ils seraient en mesure de nous faire un mal contre lequel nous ne pourrions jamais lutter, parce que ces gens sont habituĂ©s Ă nous traiter comme du bĂ©tail, comme des choses sur lesquelles effectuer des expĂ©riences gĂ©nĂ©tiques. Ils ont dĂ©jĂ causĂ© du mal par leurs expĂ©riences sexuelles avec nos femmes, mais tu es encore trop jeune pour en savoir plus sur ce sujet. Je me promenai aux alentours. Le Lama Ă©tait Ă©tendu sur le sol pour soulager ses jambes qui lui causaient pas mal de problĂšmes. Je me promenai aux alentours et arrivai dans une piĂšce qui Ă©tait toute verte. Il y avait lĂ une table trĂšs particuliĂšre avec une Ă©norme lumiĂšre au-dessus, et il y avait partout ce qui ressemblait Ă des boĂźtes en verre. â Hmm, pensai-je en moi-mĂȘme, ce doit ĂȘtre ici qu'ils soignent leurs malades ; il vaut mieux aller en parler au Patron. Ainsi je le rejoignis et lui dis que j'avais trouvĂ© une piĂšce trĂšs particuliĂšre, une piĂšce toute verte avec des choses Ă©tranges enfermĂ©es dans ce qui ressemblait Ă du verre mais n'en Ă©tait pas. Lentement, il se mit debout et avec l'aide des deux bĂątons se dirigea vers la piĂšce que j'avais dĂ©couverte. DĂšs que j'y pĂ©nĂ©trai â je montrais le chemin â les lumiĂšres s'allumĂšrent, des lumiĂšres comme la lumiĂšre du jour, et le Lama Mingyar Dondup se tenait lĂ , dans l'embrasure de la porte, une expression d'immense satisfaction sur son visage. â Bravo, Lobsang, bravo ! dit-il. VoilĂ que tu as fait deux dĂ©couvertes. Je suis certain que ces informations seront bien reçues par Sa SaintetĂ© le DalaĂŻ-Lama. Il fit le tour de la piĂšce en examinant diffĂ©rentes choses, en en saisissant certaines, et en scrutant le contenu de â eh bien, je ne sais pas comment les appeler â certaines des choses qui se trouvaient dans les cubes de verre Ă©taient absolument au-delĂ de ma comprĂ©hension. Mais il finit par s'asseoir sur une chaise basse, captivĂ© par un livre qu'il avait pris sur une Ă©tagĂšre. â Comment se fait-il, demandai-je, que vous compreniez une langue que vous dites vieille d'au moins un million d'annĂ©es ? Faisant un effort, il mit le livre de cĂŽtĂ© pour un moment, rĂ©flĂ©chissant Ă ma question. Puis il rĂ©pondit â Eh bien, c'est une assez longue histoire, Lobsang. Cela nous mĂšne Ă travers les mĂ©andres de l'histoire, cela nous mĂšne Ă travers des chemins que mĂȘme certains Lamas ne peuvent suivre. Mais briĂšvement, c'est ceci Ce monde Ă©tait prĂȘt Ă ĂȘtre colonisĂ© et donc nos MaĂźtres â je dois les appeler MaĂźtres parce qu'ils Ă©taient les chefs des Jardiniers de la Terre et d'autres mondes â ordonnĂšrent qu'une certaine espĂšce soit dĂ©veloppĂ©e sur Terre, et cette certaine espĂšce, c'Ă©tait nous. Sur une planĂšte fort Ă©loignĂ©e, en dehors de cet Univers, des prĂ©paratifs furent mis en Ćuvre et l'on construisit un navire spĂ©cial capable de voyager Ă une vitesse absolument incroyable, et nous, embryons humains, y fĂ»mes embarquĂ©s. D'une façon ou d'une autre, les Jardiniers, comme on les appelait, les emmenĂšrent sur ce monde, et puis nous ne savons pas ce qui arriva entre le temps de l'arrivĂ©e des embryons et â les premiĂšres crĂ©atures qui pouvaient ĂȘtre appelĂ©es humaines. Mais pendant leur absence, de nombreux Ă©vĂ©nements eurent lieu dans leur patrie. Le vieux dirigeant, ou Dieuâ, Ă©tait ĂągĂ© et il y avait certaines personnes aux intentions mauvaises qui convoitaient son pouvoir ; elles s'arrangĂšrent pour se dĂ©barrasser de ce Dieu et en placĂšrent un autre â leur propre marionnette â pour rĂ©gner Ă sa place. Ses dĂ©cisions, bien sĂ»r, Ă©tant dictĂ©es par ces renĂ©gats. Le navire revint de la planĂšte Terre et ses occupants trouvĂšrent une situation trĂšs diffĂ©rente, s'aperçurent qu'ils n'Ă©taient pas les bienvenus et que le nouveau dirigeant voulait les tuer pour se dĂ©barrasser d'eux. Mais les Jardiniers qui venaient tout juste de rentrer de la Terre s'emparĂšrent de quelques femmes de leur propre taille et dĂ©collĂšrent Ă nouveau pour l'Univers terrestre il existe beaucoup, beaucoup d'univers diffĂ©rents, tu sais, Lobsang. ArrivĂ©s au monde oĂč ils avaient dĂ©veloppĂ© des humains, ils Ă©tablirent leur propre empire, ils construisirent divers artefacts comme des pyramides grĂące auxquelles ils pouvaient maintenir une surveillance-radio sur tout ce qui s'approchait de la Terre. Les humains leur servaient d'esclaves et les Jardiniers n'avaient qu'Ă savourer leur confort et Ă©mettre des ordres. Les hommes et les femmes â peut-ĂȘtre pourrions-nous les appeler super-hommes et super-femmes â se fatiguĂšrent de leurs propres partenaires et il y eut de nombreuses liaisons qui menĂšrent Ă des querelles et Ă toutes sortes de problĂšmes. C'est alors que, venant de l'espace et non dĂ©tectĂ© par les vigies des pyramides, un vaisseau spatial apparut. C'Ă©tait un immense vaisseau et il s'installa de maniĂšre Ă ce que les gens puissent en sortir et commencer Ă bĂątir des habitations. Les premiers occupants de la Terre furent contrariĂ©s par la prĂ©sence de ces autres hommes et femmes de l'espace et c'est ainsi que, d'une bataille de mots, ils en vinrent Ă un vĂ©ritable combat. La dispute continua longtemps et les inventions les plus diaboliques apparurent. Finalement, les gens du grand vaisseau spatial n'en pouvant supporter davantage, dĂ©pĂȘchĂšrent un nombre de vaisseaux apparemment dĂ©jĂ stockĂ©s en vue d'une telle Ă©ventualitĂ©, et larguĂšrent de terribles bombes partout oĂč vivaient les autres gens de l'espace. Ces bombes Ă©taient une forme trĂšs avancĂ©e de la bombe atomique et lorsqu'elles tombĂšrent, tout fut dĂ©cimĂ© Ă des milles km Ă la ronde. Une Ă©blouissante lumiĂšre pourpre s'Ă©leva alors de la terre et les hommes et les femmes de l'espace qui l'avaient provoquĂ©e regagnĂšrent le vaisseau spatial gĂ©ant et quittĂšrent les lieux. Pendant une centaine d'annĂ©es ou plus, il n'y eut pratiquement aucune forme de vie sur Terre dans les rĂ©gions bombardĂ©es, mais lorsque les effets des radiations commencĂšrent Ă se dissiper, des gens se mirent Ă sortir craintivement, se demandant ce qu'ils allaient dĂ©couvrir. Ils mirent bientĂŽt sur pied une sorte d'agriculture, utilisant des charrues en bois et autres instruments du genre. â Mais MaĂźtre, vous dites que le monde est vieux de plus de cinquante millions d'annĂ©es ; eh bien, il y a tellement de choses que je ne comprends pas du tout. Ces hommes-ci, par exemple, nous ne savons pas quel Ăąge ils ont, nous ne savons pas depuis combien de jours, de semaines, ou de siĂšcles, ils sont ici ; et comment est-il possible que la nourriture se soit conservĂ©e fraĂźche toutes ces annĂ©es ? Pourquoi ces hommes ne sont-ils pas tombĂ©s en poussiĂšre ? Le Lama se mit Ă rire. â Nous sommes un peuple d'ignorants, Lobsang. Il y a eu sur cette Terre des gens autrement plus intelligents ; il y a eu de nombreuses civilisations, tu sais. Si tu prends ce livre, par exemple il me montrait un livre qui se trouvait sur une Ă©tagĂšre, tu y trouveras toutes sortes d'explications sur des pratiques mĂ©dicales et techniques chirurgicales totalement inconnues au Tibet. Et pourtant nous sommes parmi les premiers habitants de cette Terre. â Alors pourquoi notre pays se trouve-t-il Ă si haute altitude ? repris-je. Pourquoi notre existence est-elle si pĂ©nible ? Certains de ces livres illustrĂ©s que vous avez rapportĂ©s de Katmandou montrent toutes sortes de choses, mais nous ignorons tout de ces choses, nous n'avons rien sur roues au Tibet. â Non. Il y a une vieille, trĂšs vieille prĂ©diction, rĂ©pondit le Lama, qui dit que lorsque le Tibet permettra que les roues soient introduites dans le pays, il sera alors conquis par une race trĂšs hostile. Cela s'est vĂ©rifiĂ© et je vais te prouver, jeune homme, que les anciens pouvaient rĂ©ellement prĂ©dire l'avenir car il y a ici des instruments permettant de voir non seulement dans le passĂ©, mais aussi dans le prĂ©sent et le futur. â Mais comment les choses peuvent-elles durer si longtemps ? Si on laisse les choses sans s'en occuper, eh bien, elles se dĂ©tĂ©riorent, elles tombent en morceaux, elles deviennent inutiles tout comme la Roue de PriĂšre que vous me montriez dans cette vieille lamaserie une belle piĂšce d'art corrodĂ©e et impossible Ă dĂ©placer. Comment ces gens pouvaient empĂȘcher les choses de se dĂ©tĂ©riorer, comment pouvaient-ils fournir l'Ă©nergie nĂ©cessaire pour garder les choses en Ă©tat de marche ? Regardez la façon dont les lumiĂšres s'allument dĂšs que nous entrons dans une piĂšce ; nous n'avons rien de pareil. Nous utilisons des lampes Ă beurre nausĂ©abondes ou des lanternes ; pourtant ici nous avons une lumiĂšre comparable Ă celle du jour, et qui ne provient de nulle part. Rappelez-vous que vous m'avez montrĂ© dans un livre des images de machines qui fonctionnaient dans un champ magnĂ©tique et produisaient ce que vous avez appelĂ© Ă©lectricitĂ©â. Nous n'avons pas cela. Pourquoi sommes-nous si arriĂ©rĂ©s ? J'Ă©tais dĂ©concertĂ©. Le Lama garda le silence un certain temps puis me dit â Oui, il te faudra connaĂźtre toutes ces choses ; tu vas devenir le Lama le plus instruit qui se soit jamais vu au Tibet ; tu vas connaĂźtre le passĂ©, le prĂ©sent, et le futur. Dans cette chaĂźne-ci de montagnes il existe un certain nombre de ces cavernes qui, Ă une Ă©poque, Ă©taient toutes reliĂ©es entre elles par des tunnels. Il Ă©tait possible de passer d'une caverne Ă l'autre et d'avoir de la lumiĂšre et de l'air frais en tout temps, quel que soit l'endroit oĂč l'on se trouvait. Mais ce pays, le Tibet, Ă©tait jadis au bord de la mer et les gens vivaient dans les plaines ; celles-ci n'Ă©taient que trĂšs lĂ©gĂšrement vallonnĂ©es. Ces gens de cette Ăpoque rĂ©volue disposaient de sources d'Ă©nergie qui nous sont tout Ă fait inconnues. Mais il se produisit une terrifiante catastrophe, parce qu'au-delĂ de notre terre les savants d'un pays appelĂ© Atlantide dĂ©clenchĂšrent une formidable explosion qui ruina ce monde. â Ruina ce monde ? dis-je. Mais notre pays se porte bien ; comment est-il ruinĂ© ? Comment le monde est-il ruinĂ© ? Le Lama se leva et alla chercher un livre. Il y avait une si grande quantitĂ© de livres ici, et il en choisit un pour me montrer certaines images. â Regarde, dit-il, ce monde Ă©tait jadis couvert de nuages. Le soleil ne se voyait jamais, et l'on ne soupçonnait pas l'existence des Ă©toiles. Ă cette Ă©poque, les gens vivaient des centaines d'annĂ©es ; ils ne mouraient pas aussitĂŽt qu'ils avaient appris quoi que ce soit comme c'est le cas aujourd'hui. Les gens meurent maintenant Ă cause des radiations nĂ©fastes du soleil et parce que notre couverture protectrice de nuages a disparu ; par consĂ©quent, de dangereux rayons sont apparus qui ont saturĂ© le monde, provoquant toutes sortes de maladies, toutes sortes d'aberrations mentales. Le monde fut pris dans une tourmente, le monde se tordit sous l'impact de cette fantastique explosion. L'Atlantide qui se trouvait loin d'ici, de l'autre cĂŽtĂ© du monde, sombra dans l'ocĂ©an, et nous au Tibet â eh bien, notre terre fut projetĂ©e entre vingt-cinq et trente mille pieds 7 600 m / 9 000 m au-dessus du niveau de la mer. Les gens devinrent en moins bonne santĂ© et pendant longtemps, moururent, parce qu'il n'y avait pas assez d'oxygĂšne pour eux Ă cette hauteur, et parce que nous Ă©tions plus prĂšs des cieux, lĂ oĂč les radiations Ă©taient plus fortes. Il s'arrĂȘta un moment et frotta ses jambes qui le faisaient beaucoup souffrir. â Une partie de notre pays resta toutefois au niveau de la mer, reprit-il, et les gens lĂ -bas devinrent de plus en plus diffĂ©rents de nous, ils devinrent presque stupides dans leur mentalitĂ©, ils n'Ă©levĂšrent pas de temples, ils ne vĂ©nĂ©rĂšrent pas les Dieux, et mĂȘme maintenant ils se servent d'embarcations en peaux de bĂȘtes pour attraper des phoques, des poissons, et autres formes de vie. Ils tuent aussi beaucoup de ces immenses crĂ©atures dont la tĂȘte s'orne de cornes Ă©normes et ils en mangent la chair. Quand d'autres races arrivĂšrent, elles donnĂšrent Ă ces gens de l'extrĂȘme-nord le nom d'Esquimaux. Notre partie du Tibet conserva les meilleures gens les prĂȘtres, les sages et les docteurs de grandes renommĂ©es, tandis que celle qui se sĂ©para pour sombrer dans la mer, ou du moins rester Ă son niveau, hĂ©bergea ceux de moindres mentalitĂ©s les travailleurs ordinaires, les gens ordinaires, les bĂ»cherons et les porteurs d'eau. Ils demeurĂšrent presque dans le mĂȘme Ă©tat pendant plus d'un million d'annĂ©es. Ils en sortirent progressivement et se mirent Ă gagner leur vie sur la surface de la Terre. Ils installĂšrent de petites fermes et en une centaine d'annĂ©es environ, les choses prirent une tournure normale. â Mais avant de t'en dire davantage, poursuivit le Lama, je voudrais que tu regardes mes jambes ; elles me font trĂšs mal et j'ai trouvĂ© un ouvrage mĂ©dical ici qui parle de blessures qui ressemblent Ă la mienne. J'arrive Ă en lire assez pour savoir que je souffre d'une infection. Je le regardai, trĂšs Ă©tonnĂ©, me demandant ce que moi, un chela ordinaire, je pouvais faire pour un si grand homme ? Mais je retirai nĂ©anmoins les chiffons enveloppant ses jambes et reculai devant ce que je vis. Les jambes Ă©taient couvertes de pus et la chair paraissait vraiment trĂšs, trĂšs infectĂ©e. En plus, sous les genoux, les jambes Ă©taient trĂšs enflĂ©es. â Maintenant, il te faut suivre exactement mes instructions. Tout d'abord il nous faut quelque chose pour dĂ©sinfecter ces jambes. Heureusement, tout ici est en bon Ă©tat, et sur cette Ă©tagĂšre â m'indiquant l'endroit du doigt â tu vas trouver un flacon avec une inscription sur le verre. Je pense que c'est le troisiĂšme Ă partir de la gauche sur la deuxiĂšme Ă©tagĂšre du bas. Apporte-le et je te dirai si c'est le bon. ObĂ©issant, je me dirigeai vers les Ă©tagĂšres et je fis coulisser une porte qui me sembla ĂȘtre en verre. Maintenant, je ne connaissais pas grand-chose au verre car il y en avait trĂšs, trĂšs peu au Tibet. Nos fenĂȘtres pouvaient ĂȘtre tendues de papier imbibĂ© d'huile pour les rendre translucides et laisser pĂ©nĂ©trer un peu de lumiĂšre dans les piĂšces, mais la plupart des gens n'avaient pas de fenĂȘtres Ă leur demeure parce qu'ils ne pouvaient s'offrir le coĂ»t du transport du verre Ă travers les montagnes, du verre qui devait ĂȘtre achetĂ© en Inde. Je fis donc coulisser la vitrine et examinai les bouteilles. J'en trouvai une qui me sembla ĂȘtre celle que voulait le Lama et la lui apportai. Il la regarda et lut le mode d'emploi. AprĂšs quoi il me dit â Apporte-moi ce grand rĂ©cipient retournĂ© que tu vois lĂ sur le cĂŽtĂ©. D'abord, lave-le bien. N'oublie pas que nous avons une quantitĂ© d'eau illimitĂ©e et donc, lave-le bien, puis mets-y environ trois bols d'eau. Je lavai donc minutieusement le rĂ©cipient qui Ă©tait dĂ©jĂ impeccable, puis y versai ce que je supposai Ă©quivaloir Ă trois bols d'eau, et lui apportai le tout. Ă ma profonde stupĂ©faction, il fit quelque chose Ă la bouteille et l'extrĂ©mitĂ© s'en dĂ©tacha ! â Oh ! vous l'avez cassĂ©e, m'Ă©criai-je. Est-ce que j'essaie d'en trouver une qui soit vide ? â Lobsang, Lobsang, dit le Lama, tu me fais vraiment rire. S'il y a quelque chose dans cette bouteille, c'est qu'il doit y avoir un moyen de l'y mettre puis de l'en retirer. Ceci est tout simplement un bouchon. Je vais l'utiliser Ă l'envers et il va me servir Ă mesurer. Peux-tu voir ? Je regardai le bouchon qu'il tenait Ă l'envers et oui, je pouvais voir qu'il s'agissait d'une sorte d'instrument Ă mesurer parce qu'il y avait des marques de haut en bas. â Il va nous falloir maintenant du tissu, reprit mon guide ; ouvre ce placard, je vais te dire quel paquet prendre. La porte n'Ă©tait pas en verre, elle n'Ă©tait pas en bois, plutĂŽt quelque chose entre les deux, mais je l'ouvris et vis une quantitĂ© de paquets en une rangĂ©e ordonnĂ©e. â Apporte-moi le bleu, dit le Lama, et Ă droite il y a en a un blanc ; apporte-le-moi Ă©galement. Et puis va au robinet te laver les mains, ajouta-t-il aprĂšs m'avoir examinĂ©. PrĂšs du robinet tu verras un bloc de matiĂšre blanche. Mouille-toi les mains, mouille ensuite ce bloc et frotte tes mains avec, en prenant bien soin de nettoyer tes ongles. Je fis tout cela et trouvai trĂšs intĂ©ressant de voir ma peau s'Ă©claircir Ă mesure que je frottais. C'Ă©tait comme voir un Noir pour la premiĂšre fois et dĂ©couvrir les paumes roses de ses mains. Maintenant mes mains Ă©taient presque roses et j'allais les essuyer sur ma robe lorsque le Lama s'exclama â ArrĂȘte ! Il pointa quelque chose qu'il avait sorti du paquet blanc. â Essuie-toi avec ça et ne touche surtout pas Ă ta vieille robe sale aprĂšs l'avoir fait. Il faut que tes mains soient impeccables pour faire ce travail. C'Ă©tait vraiment intĂ©ressant parce qu'il avait Ă©tendu par terre une sorte de tissu et avait posĂ© dessus divers objets une cuvette, quelque chose qui ressemblait Ă une petite pelle et un autre objet qui ne me disait rien du tout car je n'avais encore jamais vu pareille chose, mais c'Ă©tait un tube de verre, semblait-il, avec des marques ; Ă une extrĂ©mitĂ© il semblait y avoir une aiguille en acier, tandis qu'Ă l'autre bout il y avait un bouton. Dans le tube, qui Ă©tait Ă©videmment creux, il y avait un liquide de couleur qui faisait des bulles et scintillait. â Maintenant, Ă©coute-moi attentivement, dit le Lama. Il te faut nettoyer la chair jusqu'Ă l'os. Nous avons ici le fruit d'une science vraiment merveilleuse, trĂšs avancĂ©e, et nous allons en faire pleinement usage. Prends cette seringue, sors-en l'extrĂ©mitĂ© du tube â attends je vais le faire pour toi â maintenant tu enfonces l'aiguille dans ma jambe, lĂ oĂč je mets mon doigt. Cela va insensibiliser ma jambe, parce que sinon je m'Ă©vanouirai probablement d'une douleur intolĂ©rable. Allez, vas-y ! Je pris l'objet qu'il avait appelĂ© une seringue, levai un regard vers lui, et frĂ©mis. â Non, non, je ne peux pas ; j'ai trop peur de vous faire du mal. â Lobsang, tu vas bientĂŽt ĂȘtre un lama-mĂ©decin et parfois tu seras obligĂ© de faire mal aux gens pour les guĂ©rir. Allez, fais ce que je te dis et enfonce l'aiguille complĂštement. Je te dirai si ça fait trop mal. Je repris donc l'instrument et crus que j'allais dĂ©faillir, mais â eh bien â un ordre est un ordre. Je tins la seringue le plus bas possible en l'approchant de la peau et je fermai les yeux tandis que je plantai l'aiguille d'un coup sec. Il n'y eut aucun son de la part du Lama, aussi j'ouvris les yeux et le trouvai en train de me sourire ! â Lobsang, tu as fait du beau travail, je n'ai rien ressenti. Tu seras un excellent lama-mĂ©decin. Je le regardai suspicieusement croyant qu'il se moquait de moi, mais Ă son expression je vis qu'il Ă©tait parfaitement sincĂšre. â Maintenant, poursuivit-il, nous lui avons donnĂ© suffisamment de temps et cette jambe est insensibilisĂ©e ; je ne ressentirai donc pas de douleur. Je veux que tu prennes ces choses â qu'on appelle des pinces, soit dit en passant â et je veux que tu verses un peu de ce liquide dans un bol et nettoies soigneusement ma jambe en partant du haut, vers le bas â non pas en remontant, mais seulement en descendant. Tu peux appuyer fermement et tu vas t'apercevoir que le pus va sortir en amas. Eh bien, lorsqu'il y en aura trop par terre il faudra que tu m'aides Ă me dĂ©placer vers un endroit plus propre. Je pris la chose qu'il avait appelĂ©e une pince et constatai que je pouvais saisir un gros morceau de coton. Je le trempai soigneusement dans le bol et essuyai ses jambes. C'Ă©tait incroyable, absolument incroyable de voir comment le pus et le sang sĂ©chĂ© sortaient des blessures. Je rĂ©ussis Ă bien nettoyer une premiĂšre jambe, l'os Ă©tait propre et la chair Ă©tait propre. â Voici une poudre, dit alors le Lama. Je veux que tu la fasses pĂ©nĂ©trer Ă l'intĂ©rieur des plaies pour qu'elle aille jusqu'Ă l'os. Elle va dĂ©sinfecter et empĂȘcher que ne se reforme du pus. Quand tu auras fait cela, tu devras me panser la jambe avec un bandage de ce paquet bleu. Je continuai donc Ă nettoyer, nettoyer, nettoyer, saupoudrer en faisant pĂ©nĂ©trer cette poudre blanche, puis j'enveloppai la jambe dans une espĂšce de gaine en plastique aprĂšs l'avoir bandĂ©e en prenant garde de ne pas trop serrer. Quand j'eus terminĂ© j'Ă©tais en sueur, mais le Lama semblait aller beaucoup mieux. AprĂšs avoir fait une jambe, je fis l'autre, et le Lama dit alors â Tu ferais bien de me donner un stimulant, Lobsang. Sur cette Ă©tagĂšre tu vas voir une boĂźte d'ampoules. Donne-m'en une. Tu vois ce bout pointu ? Casse-le d'un mouvement brusque et pique-le contre ma peau, n'importe oĂč. C'est ce que je fis, puis aprĂšs avoir nettoyĂ© tout le pus et les saletĂ©s, je m'effondrai, endormi. Chapitre Trois â BontĂ© divine ! Le soleil est tellement chaud ; je ferais mieux de me mettre Ă l'ombre, me dis-je. Puis je m'assis, ouvris les yeux, et regardai autour de moi, complĂštement stupĂ©fait. OĂč Ă©tais-je ? Qu'est-ce qui s'Ă©tait passĂ© ? C'est en apercevant le Lama Mingyar Dondup que tout me revint, moi qui avais cru que cela n'avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© qu'un rĂȘve. Il n'y avait pas de soleil, l'endroit Ă©tait Ă©clairĂ© par quelque chose qui ressemblait Ă la lumiĂšre du soleil passant Ă travers des murs de verre. â Tu as l'air tout Ă fait Ă©tonnĂ©, Lobsang, me dit le Lama. J'espĂšre que tu as bien dormi. â Oui, MaĂźtre, rĂ©pondis-je, mais je suis de plus en plus perplexe ; plus les choses me sont expliquĂ©es et plus je suis dĂ©concertĂ©. Par exemple, cette lumiĂšre qui vient de quelque part n'a pu ĂȘtre emmagasinĂ©e pendant un million d'annĂ©es et briller ensuite aussi vivement que le soleil lui-mĂȘme. â Il y a beaucoup de choses que tu devras apprendre, Lobsang ; tu es un peu jeune encore, mais puisque nous sommes dans ces lieux, je vais t'en dire un peu. Les Jardiniers de la Terre voulaient des endroits secrets afin de pouvoir venir sur Terre Ă l'insu des Terriens, et c'est ainsi que lorsque ceci n'Ă©tait qu'un rocher de faible hauteur en saillie au-dessus du sol, ils percĂšrent la roche vivante au moyen de ce qu'on appellera plus tard des torches atomiques. Elles faisaient fondre la roche, et une grande partie de la surface grise vue Ă l'extĂ©rieur est de la vapeur provenant de la roche fondue. Puis, quand la caverne fut percĂ©e aux dimensions voulues, on la laissa se refroidir et elle se refroidit en laissant une surface aussi lisse que du verre. â AprĂšs avoir fait cette immense caverne dans laquelle pourrait tenir le Potala tout entier, ils firent certaines recherches et creusĂšrent ensuite des tunnels le long de cette chaĂźne montagneuse qui, Ă cette Ă©poque, Ă©tait presque entiĂšrement recouverte de terre. Il Ă©tait possible de parcourir environ deux cent cinquante milles 400 km Ă travers ces tunnels, d'une caverne Ă l'autre. â Puis il y eut cette puissante explosion qui secoua la Terre sur son axe, et certains endroits furent submergĂ©s tandis que d'autres furent soulevĂ©s. Nous avons eu la chance que cette basse colline devienne une chaĂźne de montagnes. J'en ai vu des images et je vais te les montrer. Mais, bien sĂ»r, en raison des mouvements de la Terre l'alignement de certains tunnels se trouva grandement perturbĂ© et il devint impossible de parcourir toute la longueur comme auparavant. Il n'est dĂ©sormais possible de visiter que deux ou trois cavernes avant d'Ă©merger Ă l'extĂ©rieur de la chaĂźne de montagnes, puis marcher un peu pour nous rendre lĂ oĂč nous savons que le tunnel continue. Le temps n'a pas la moindre importance pour nous, comme tu le sais, et je suis donc l'un de ceux qui ont visitĂ© environ une centaine de ces endroits et j'ai vu de trĂšs nombreuses choses Ă©tranges. â Mais, MaĂźtre, interrompis-je, comment ces choses peuvent-elles continuer Ă fonctionner aprĂšs environ un million d'annĂ©es ? Peu importe la chose, mĂȘme une Roue de PriĂšres, elle se dĂ©tĂ©riore avec le temps et l'usage et pourtant, ici, nous nous trouvons dans une lumiĂšre probablement plus claire que celle de l'extĂ©rieur. Je n'y comprends rien du tout. Le Lama soupira et dit â Mangeons d'abord quelque chose, Lobsang ; nous allons devoir passer plusieurs jours ici et un changement d'alimentation serait le bienvenu. Va dans cette petite piĂšce il pointa l'endroit, rapporte quelques-unes de ces boĂźtes sur lesquelles il y a des images, et nous aurons alors une idĂ©e de la façon dont les gens vivaient il y a trĂšs, trĂšs longtemps. Je me levai et sentis ce que je devais faire en tout premier lieu. â Honorable Lama, dis-je, puis-je vous aider Ă satisfaire vos besoins naturels ? â Merci beaucoup, Lobsang, rĂ©pondit-il dans un sourire, c'est dĂ©jĂ fait. Il y a un petit endroit dans le coin lĂ -bas, et dans le plancher tu y trouveras un trou trĂšs commode. Installe-toi au-dessus de ce trou et laisse la Nature suivre son cours ! J'allai dans la direction qu'il m'avait indiquĂ©e, trouvai le trou en question et l'utilisai. Les murs de la piĂšce Ă©taient lisses comme du verre, mais le sol avait une surface matte, si bien que l'on ne pouvait craindre de glisser. Une fois ces besoins satisfaits, je pensai de nouveau Ă la nourriture et me rendis donc dans la piĂšce situĂ©e Ă l'autre bout. Je commençai par me laver soigneusement les mains, parce que c'Ă©tait un tel luxe de tourner une barre de mĂ©tal et de voir jaillir de l'eau. AprĂšs m'ĂȘtre lavĂ© les mains Ă fond je fermai le robinet et sentis alors un courant d'air chaud venant d'un trou dans le mur. C'Ă©tait un trou de forme rectangulaire et il me vint Ă l'idĂ©e que mes mains sĂ©cheraient rapidement si je les mettais dans ce trou rectangulaire ; c'est ce que je fis et pensai que c'Ă©tait lĂ le meilleur nettoyage que j'aie jamais eu. AprĂšs cette eau si agrĂ©able, pendant que je gardais mes mains dans le trou, la chaleur fut subitement coupĂ©e. Je supposai que ceux qui avaient conçu ce systĂšme avaient dĂ» calculer le temps moyen qu'il fallait pour se sĂ©cher les mains. J'allai ensuite au placard, en ouvris les portes, et regardai avec ahurissement la sĂ©rie de contenants. Il y en avait de toutes les sortes avec des images, et ces images Ă©taient si Ă©tranges qu'elles n'avaient aucun sens pour moi. Par exemple, une chose rouge avec de grosses pinces qui ressemblait Ă un monstre fĂ©roce et quelque chose, pensai-je, comme un perce-oreille Insecte inoffensif dont l'abdomen porte une sorte de pince â NdT. Puis il y avait d'autres images qui montraient ce qui avait l'air d'araignĂ©es vĂȘtues d'une armure rouge. Eh bien, je passai outre Ă ces choses et en choisis plutĂŽt certaines qui contenaient de toute Ă©vidence des fruits de quelque sorte. Il y en avait des rouges, des verts et d'autres qui Ă©taient jaunes, et ils semblaient tous appĂ©tissants. J'en pris donc autant que je pouvais en transporter, puis je vis un chariot dans un coin. J'y dĂ©posai tous ces contenants et tirai le tout pour rejoindre le Lama Mingyar Dondup. Il rit de bon cĆur en voyant comment je m'Ă©tais organisĂ©, et demanda â Et comment as-tu aimĂ© cette façon de te laver les mains ? As-tu aimĂ© la mĂ©thode de sĂ©chage ? Imagine, tout cela est ici depuis quelques millions d'annĂ©es et continue de fonctionner, parce que l'atome qui alimente tout cet Ă©quipement est virtuellement indestructible, et lorsque nous partirons tout va en venir Ă un soupir, toute l'Ă©nergie sera stockĂ©e Ă nouveau et attendra la venue d'Ă©ventuels visiteurs. Les lumiĂšres alors se rallumeront â les lumiĂšres, en fait, sont quelque chose qui dĂ©passe ton entendement parce que derriĂšre la surface de verre se trouve une substance chimique qui rĂ©pond Ă une certaine impulsion en produisant de la lumiĂšre froide. Mais voyons ce que tu as apportĂ©. Je lui passai les choses, une par une, et il choisit quatre contenants en disant â Je pense que cela nous suffira pour l'instant, mais nous aurons besoin de quelque chose Ă boire. Dans l'armoire au-dessus du robinet tu trouveras des rĂ©cipients ; remplis-en deux avec de l'eau, et dans le bas de l'armoire tu trouveras un autre rĂ©cipient contenant des pastilles. Rapporte une de ces pastilles et nous aurons de l'eau d'une saveur diffĂ©rente. Je retournai dans la â eh bien â cuisine, et trouvai les contenants tels que dĂ©crits, les remplis d'eau, et les rapportai au Lama. J'y retournai et choisis un tube contenant de drĂŽles de petits comprimĂ©s qui Ă©taient de couleur orange. Je revins auprĂšs du Lama qui fit quelque chose Ă l'extrĂ©mitĂ© du tube d'oĂč sortit une pastille qui tomba directement dans le verre d'eau. Il rĂ©pĂ©ta la performance et une autre pastille se retrouva dans l'autre verre d'eau. Il porta alors l'un des contenants Ă ses lĂšvres et but avec dĂ©lice. Je suivis douteusement son exemple, et fus surpris et ravi de l'agrĂ©able saveur. â Mangeons quelque chose avant de boire un peu plus, dit le Lama. Il prit l'un des contenants ronds et tira sur un petit anneau. Il y eut un sifflement d'air. DĂšs que le sifflement s'arrĂȘta, il tira plus fort sur l'anneau et tout le dessus du contenant se dĂ©tacha. Ă l'intĂ©rieur il y avait des fruits. Il les renifla soigneusement, puis en prit un et le mit dans sa bouche. â Eh oui, ils se sont parfaitement bien conservĂ©s, ils sont absolument frais. Je vais t'en ouvrir une boĂźte ; choisis celle que tu prĂ©fĂšres et donne-la-moi. Je regardai le tout ; il y avait des fruits noirs avec des petits boutons partout, et c'est ceux-lĂ que je choisis. Il tira sur un anneau et de nouveau le sifflement d'air se fit entendre. Il tira plus fort et le dessus au complet se dĂ©tacha. Mais lĂ , il y avait un problĂšme ces choses Ă l'intĂ©rieur Ă©taient petites et elles Ă©taient dans un liquide. Le Lama dit alors â Il va nous falloir ĂȘtre plus civilisĂ©s. Retourne dans la cuisine et dans l'un des tiroirs tu vas trouver des objets de mĂ©tal avec un fond bombĂ© Ă une extrĂ©mitĂ© et qui ont un manche. Apportes-en deux, un pour toi et un pour moi. Ă propos, ils sont en mĂ©tal et de couleur argentĂ©e. Je repartis et revins bientĂŽt avec ces Ă©tranges morceaux de mĂ©tal. â MaĂźtre, il y avait lĂ d'autres objets Ă©tranges, certains avec des pointes au bout et d'autres avec une lame, dis-je. â Ce sont des fourchettes et des couteaux, Lobsang. Nous nous en servirons plus tard. Ce que tu as apportĂ© c'est une cuillĂšre. En en plongeant l'extrĂ©mitĂ© dans la boĂźte tu vas pouvoir recueillir les fruits en mĂȘme temps que le jus et ce sans te salir. Il me montra comment faire en puisant dans son propre contenant, et je suivis son exemple en mettant la chose de mĂ©tal dans la boĂźte pour puiser une petite quantitĂ© de la substance. Je voulais tout d'abord goĂ»ter un peu car je n'avais jamais rien vu de tel auparavant. â Ah ! Cela glissa dans ma gorge et me donna un sentiment de grande satisfaction. Je n'avais pas rĂ©alisĂ© Ă quel point j'avais faim. Je vidai mon contenant rapidement. Le Lama Mingyar Dondup fut encore plus rapide que moi. â Nous ferions mieux d'y aller doucement, Lobsang, car nous n'avons pas pris de nourriture depuis un bon moment. Puis il ajouta â Je ne me sens pas capable d'aller et venir, Lobsang, aussi je te suggĂšre de faire le tour des diffĂ©rents compartiments parce que nous voulons en savoir le plus possible. DĂ©terminĂ©, je sortis de la grande piĂšce et constatai qu'il y avait quantitĂ© d'autres salles. Je pĂ©nĂ©trai dans l'une d'elles, les lumiĂšres s'allumĂšrent et l'endroit sembla plein de machines qui Ă©tincelaient comme si elles avaient Ă©tĂ© installĂ©es le jour mĂȘme. Je m'avançai, presque effrayĂ© de toucher Ă quoi que ce soit, mais je tombai alors tout Ă fait par hasard sur une machine montrant une image. On y voyait des boutons que l'on pressait et c'Ă©tait une image en mouvement qui montrait une sorte de chaise et un homme d'Ă©trange apparence qui en aidait un autre Ă l'apparence plus Ă©trange encore, Ă s'y asseoir. Et alors, l'homme qui aidait se saisit de deux poignĂ©es et je le vis tourner celle de droite la chaise se souleva de plusieurs pouces cm. Ensuite l'image changea et je vis la chaise se promener d'un appareil Ă l'autre... et c'est alors que je m'aperçus qu'elle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment derriĂšre moi. Je me retournai si vite que je butai dessus et tombai face la premiĂšre. Mon nez me donna l'impression d'avoir Ă©tĂ© arrachĂ© et il Ă©tait tout mouillĂ© ; je compris que je m'Ă©tais blessĂ© et qu'il saignait. Je poussai la chaise devant moi et me prĂ©cipitai vers le Lama. â Oh, MaĂźtre, j'ai trĂ©buchĂ© sur cette innommable chaise et j'ai maintenant besoin de quelque chose pour essuyer ma figure en sang. Je me dirigeai vers une boĂźte et dĂ©ballai l'un des rouleaux bleus. Il y avait ce drĂŽle de truc blanc Ă l'intĂ©rieur, comme un tas de coton enveloppĂ© ensemble. AprĂšs l'avoir appliquĂ© sur mes narines pendant plusieurs minutes, le saignement s'arrĂȘta, et je jetai cet amas de coton ensanglantĂ© dans un rĂ©cipient vide qui se trouvait lĂ ; quelque chose me poussa Ă regarder dedans. Je fus stupĂ©fait de constater que le matĂ©riel avait simplement disparu, non pas cachĂ© dans l'obscuritĂ© ou autre chose comme cela, mais tout simplement disparu. J'allai donc Ă l'endroit oĂč j'avais jetĂ© tout le pus et le reste des dĂ©chets, et en utilisant un morceau de mĂ©tal plat avec un manche en bois, je ramassai autant que je pus en une seule fois et versai le tout dans le conteneur Ă ordures, oĂč tout disparut. Je me rendis ensuite au coin que nous avions utilisĂ© pour rĂ©pondre aux besoins de la Nature, ramassai tout ce qu'il y avait lĂ pour le jeter dans le conteneur. Le tout disparut immĂ©diatement et le conteneur demeura brillant et comme neuf. â Lobsang, je pense que le conteneur devrait s'ajuster dans ce trou que nous avons utilisĂ© ; pourrais-tu vĂ©rifier si c'est le cas ? J'y traĂźnai la chose et â oui â elle s'ajustait parfaitement dans ce trou, et c'est ainsi que je la laissai lĂ , prĂȘte pour un usage immĂ©diat ! â MaĂźtre, MaĂźtre, dis-je avec grand enthousiasme, si vous vous asseyez dans cette chaise, je peux vous emmener et vous montrer des choses merveilleuses. Le Lama se leva avec prĂ©caution et je glissai la chaise sous lui. Je tournai alors la poignĂ©e comme je l'avais vu faire sur l'image en mouvement, et la chaise s'Ă©leva d'environ un pied 30 cm dans les airs, exactement Ă la bonne hauteur pour me permettre de tenir les poignĂ©es et diriger la chose. C'est ainsi qu'avec le Lama Mingyar Dondup dans ce que j'appelai un fauteuil roulant mais qui dĂ©pendait de toute Ă©vidence de la lĂ©vitation et non de roues, nous reprĂźmes le chemin de cette salle des machines. â Je pense que c'Ă©tait leur salle de divertissement, Lobsang, dĂ©clara le Lama. Toutes ces choses sont pour jouer Ă des jeux. Jetons un coup d'Ćil Ă cette boĂźte prĂšs de l'entrĂ©e. Je fis donc demi-tour et ramenai la chaise Ă l'entrĂ©e, puis je la poussai tout contre la machine qui m'avait montrĂ© comment ladite chaise fonctionnait. De nouveau je pressai un bouton et vis une image en mouvement. Chose incroyable, elle montrait le Lama Mingyar Dondup s'asseyant dans la chaise et moi le poussant dans cette piĂšce. Puis, aprĂšs nous ĂȘtre dĂ©placĂ©s quelque peu, le Lama dit quelque chose qui nous fit faire demi-tour et revenir Ă cette machine. Nous vĂźmes tout ce qui venait tout juste de se produire. L'image changea alors, montrant diverses machines et donnant des instructions en images de ce qu'elles Ă©taient. Au centre de la piĂšce se trouvait une machine qui, si on appuyait sur un bouton, dĂ©versait sur un plateau quantitĂ© de petits objets multicolores, et c'est lĂ que nous nous dirigeĂąmes. Le Lama appuya sur le bouton indiquĂ©, et avec un cliquetis mĂ©tallique des choses rondes dĂ©gringolĂšrent d'une chute pour tomber dans un petit plateau au-dessous. AprĂšs les avoir examinĂ©es et essayĂ© de les casser, j'avisai sur le cĂŽtĂ© de la machine un plat que surmontait une lame incurvĂ©e. Je mis quelques-unes de ces choses rondes dans le rĂ©cipient et abaissai une poignĂ©e â craintif et tremblant â pour voir ce qui allait se passer. Les choses furent bientĂŽt coupĂ©es en deux et Ă l'intĂ©rieur il semblait y avoir une substance molle. Comme je suis toujours plus ou moins en train de penser Ă la nourriture, je touchai l'intĂ©rieur de l'une d'elles, puis y passai ma langue. Sublime ! Je n'avais jamais rien mangĂ© d'aussi bon. â MaĂźtre, m'Ă©criai-je, il faut que vous goĂ»tiez Ă cela ! Je le ramenai prĂšs de la machine pour qu'il appuyĂąt Ă nouveau sur le bouton et il en sortit une plus grande quantitĂ© de ces choses. J'en pris une, la mis dans ma bouche et j'eus l'impression que c'Ă©tait un caillou. Au bout d'un moment, toutefois, la coquille extĂ©rieure de la chose devint molle et la pression continuelle de ma mĂąchoire pĂ©nĂ©tra la surface ; j'eus alors la plus agrĂ©able des sensations. Chaque couleur avait une saveur diffĂ©rente. Je n'avais pas la moindre idĂ©e de ce que c'Ă©tait, et le Lama vit que je m'y perdais. â J'ai Ă©normĂ©ment voyagĂ©, tu sais, Lobsang, et dans une ville Occidentale j'ai vu une machine semblable qui contenait des bonbons tout comme ceux-ci. Mais dans cette ville Occidentale, il fallait y mettre de l'argent. On mettait une piĂšce de monnaie dans une fente et toute une quantitĂ© de ces boules se dĂ©versaient. Il y avait d'autres machines du genre qui fournissaient diffĂ©rentes choses. Il y en avait une qui m'attira tout particuliĂšrement car elle contenait une substance appelĂ©e chocolat. Je dois avouer que je serais incapable de t'Ă©crire ce mot. Oh ! Oh ! ajouta-t-il, le voici c'est ce qui est Ă©crit ici, avec six autres mots. Je suppose que chacun reprĂ©sente une langue diffĂ©rente. Mais voyons si elle fonctionne. Il s'approcha de la machine et appuya fermement sur un bouton ; il y eut une lĂ©gĂšre secousse et bientĂŽt un battant s'ouvrit en rĂ©vĂ©lant toute une rĂ©serve de bonbons au chocolat et autres friandises. Nous n'avions plus qu'Ă nous servir ! Nous en mangeĂąmes jusqu'Ă nous rendre malades. Je pensais que j'allais en mourir et dus aller dans ce fameux cabinet rejeter ce que je venais d'avaler. Le Lama Mingyar Dondup, abandonnĂ© dans son fauteuil, m'appela ensuite d'urgence pour que je le conduise au mĂȘme endroit, et nous jetterons simplement un voile sur le reste de cette expĂ©rience. AprĂšs avoir rĂ©cupĂ©rĂ© dans une large mesure, nous discutĂąmes de la question et en arrivĂąmes Ă la conclusion que notre gourmandise nous avait incitĂ©s Ă trop manger un aliment Ă©trange, et nous passĂąmes alors dans une autre piĂšce qui avait dĂ» ĂȘtre un atelier de rĂ©paration. Il y avait toutes sortes de machines trĂšs Ă©tranges, et je reconnus un tour Ă bois. Le DalaĂŻ-Lama en avait un dans l'un de ses entrepĂŽts ; il lui avait Ă©tĂ© offert par un pays amical qui dĂ©sirait se montrer plus amical encore. Personne, Ă©videmment, ne savait s'en servir, mais je m'Ă©tais faufilĂ© dans la piĂšce Ă maintes reprises et avais fini par comprendre ce que c'Ă©tait. Il s'agissait d'un tour Ă pĂ©dales. Assis sur un siĂšge en bois, on utilisait ses pieds pour actionner deux pĂ©dales de haut en bas. Celles-ci faisaient tourner une roue et quand on plaçait, disons, une piĂšce de bois entre ce qui Ă©tait marquĂ© poupĂ©eâ et contre-poupĂ©eâ partie fixe et partie mobile â NdT, on pouvait sculpter le bois et faire des tiges absolument droites. Il m'Ă©tait difficile de comprendre Ă quoi ce tour-ci pouvait servir, mais je dĂ©cidai de prendre nos bĂątons pour les lisser, et ce fut beaucoup plus plaisant d'avoir des bĂątons de marche qui avaient acquis un aspect, disons, professionnel. Nous nous approchĂąmes ensuite de quelque chose qui ressemblait Ă un foyer. Il y avait aussi des chalumeaux et toutes sortes d'objets en rapport avec le feu. Comme d'habitude nous fĂźmes divers essais et dĂ©couvrĂźmes que nous pouvions rĂ©unir des piĂšces mĂ©talliques en les faisant fondre. AprĂšs plusieurs tentatives nos rĂ©sultats devinrent trĂšs satisfaisants, mais le Lama finit par dire â Allons jeter un coup d'Ćil ailleurs, Lobsang ; il y a des choses merveilleuses ici, n'est-ce pas ? Je tournai donc de nouveau la manette et la chaise s'Ă©leva d'environ deux pieds 60 cm. Je la poussai hors de la salle des machines et entrai dans une piĂšce juste en face d'un grand espace. Il y avait lĂ un vĂ©ritable mystĂšre. Il y avait un certain nombre de tables, des tables en mĂ©tal, avec d'Ă©normes bols au-dessus. Cela nous Ă©tait incomprĂ©hensible, mais dans une piĂšce attenante, nous dĂ©couvrĂźmes un renfoncement dans le sol et, sur le mur juste au-dessus, des instructions sur la façon d'utiliser la chose. Heureusement, il y avait Ă©galement des images montrant comment faire, aussi nous nous assĂźmes sur le bord du bassin vide et j'enlevai au Lama ses pansements. Je l'aidai ensuite Ă se mettre debout et aussitĂŽt qu'il se trouva au centre du bassin, il commença Ă se remplir d'une solution de vapeur ! â Lobsang, Lobsang, ceci va guĂ©rir mes jambes. Je peux lire certains des mots Ă©crits sur le mur, et si je n'y arrive pas dans une langue, je le peux dans une autre. Il s'agit de quelque chose qui rĂ©gĂ©nĂšre les tissus. â Mais MaĂźtre, dis-je, comment est-ce possible que cela guĂ©risse vos jambes, et comment se fait-il que vous en sachiez autant sur ces langues ? â Oh, c'est trĂšs simple, rĂ©pondit-il, j'ai Ă©tudiĂ© ce genre de choses toute ma vie. J'ai Ă©normĂ©ment voyagĂ© Ă travers le monde et j'ai appris diffĂ©rentes langues. Tu as dĂ» remarquer que j'ai toujours des livres avec moi ; je passe tout mon temps libre Ă les lire afin d'apprendre. Maintenant, cette langue il pointa l'Ă©criture sur le mur est ce qu'on appelle le sumĂ©rien, et c'est elle qui Ă©tait la langue principale de l'une des Atlantides. â Les Atlantides ? demandai-je. N'y avait-il pas un seul endroit appelĂ© Atlantide ? Le Lama eut un bon rire jovial et rĂ©pondit â Non, Non, Lobsang, il n'y a pas un endroit prĂ©cis qui s'appelle l'Atlantide ; c'est un terme gĂ©nĂ©rique pour les nombreuses terres qui ont sombrĂ© dans l'ocĂ©an et dont toute trace a Ă©tĂ© perdue. â Oh ! dis-je, je croyais que c'Ă©tait un pays oĂč l'on Ă©tait arrivĂ© Ă un niveau de civilisation tel que nous autres, Ă cĂŽtĂ©, Ă©tions de vĂ©ritables ignorants, et maintenant vous me dites qu'il n'y avait pas d'Atlantide spĂ©cifique. Il m'interrompit en disant â Il y a une si grande confusion Ă ce sujet et les scientifiques du monde ne vont pas croire la vĂ©ritĂ©. La vĂ©ritĂ© est celle-ci il fut un temps oĂč ce monde n'avait qu'une seule masse de terre. Le reste Ă©tait de l'eau, et finalement, sous l'effet des vibrations terrestres comme celles produites par les tremblements de terre, l'unique masse de terre fut morcelĂ©e en Ăźles, et l'on donna le nom de continents aux trĂšs grandes Ăźles. Elles dĂ©rivĂšrent progressivement de sorte que, dans beaucoup d'entre elles, les gens oubliĂšrent la Vieille Langue, et ils utilisĂšrent leur propre dialecte familial comme langue courante. Jadis, il n'y avait pas de langue parlĂ©e car tout le monde communiquait par tĂ©lĂ©pathie, mais certains individus malveillants prirent avantage du fait de connaĂźtre ce que chacun communiquait aux autres, et c'est ainsi qu'il devint coutumier que les chefs des communautĂ©s Ă©laborent des langues qu'ils utilisaient quand ils ne voulaient pas se servir de la tĂ©lĂ©pathie que n'importe qui pouvait capter. Avec le temps, le langage devint de plus en plus utilisĂ©, et l'art de la tĂ©lĂ©pathie se perdit, sauf pour quelques personnes comme certains d'entre nous au Tibet. Nous pouvons communiquer par la pensĂ©e. J'ai, pour te donner un exemple, Ă©tabli le contact avec un ami du Chakpori pour lui expliquer notre situation exacte, et il m'a rĂ©pondu qu'il valait mieux rester lĂ oĂč nous Ă©tions Ă cause des tempĂȘtes qui faisaient rage et rendraient trĂšs difficile la descente de la montagne. Comme il me le disait, peu importe lĂ oĂč nous sommes du moment que l'on apprend quelque chose, et je crois que nous apprenons Ă©normĂ©ment. Mais, Lobsang, ce produit semble faire des merveilles pour mes jambes. Si tu les regardes, tu vas en fait les voir en train de guĂ©rir. Je regardai, et le spectacle Ă©tait des plus mystĂ©rieux. La chair avait Ă©tĂ© coupĂ©e jusqu'Ă l'os et je pensais que la seule chose Ă faire serait d'amputer ses jambes une fois de retour Ă Chakpori, mais voilĂ que ce merveilleux bain rond Ă©tait en train de guĂ©rir la chair. Pendant que je regardais je pouvais voir se dĂ©velopper une nouvelle chair, unissant les entailles. â Je crois que je vais sortir de ce bain pour le moment, dit soudainement le Lama, parce que mes jambes me dĂ©mangent tellement que je vais devoir me mettre Ă danser si je reste ici, et c'est quelque chose qui te ferait bien rire. Alors je sors et tu n'as pas besoin de m'aider. D'un pied sĂ»r, il sortit du bain et, ce faisant, tout le liquide disparut. Il n'y avait aucun trou pour cela, aucun tuyau d'Ă©coulement ou quoi que ce soit permettant la vidange ; il sembla simplement disparaĂźtre dans les murs et le fond. â Regarde, Lobsang, il y a ici des livres avec des illustrations vraiment fascinantes qui montrent comment effectuer certaines opĂ©rations, qui montrent comment faire fonctionner ces machines Ă l'extĂ©rieur. Nous devons nous mettre au travail pour essayer de comprendre ceci, parce que nous pouvons ĂȘtre en mesure d'en faire profiter le monde si cette science des plus anciennes pouvait ĂȘtre ravivĂ©e. Je regardai certains de ces livres et ils me parurent assez horribles. Des images des parties internes des gens, des images de gens avec les plus affreuses blessures imaginables, des blessures si graves, qu'on ne peut mĂȘme pas les concevoir. Mais je dĂ©cidai que je m'y mettrais sĂ©rieusement et apprendrais le plus possible au sujet du corps humain. Mais pour le moment, ce qui me paraissait urgent c'Ă©tait de me nourrir ! Le cerveau ne peut convenablement fonctionner si le ventre est vide, pensai-je. PensĂ©e que j'exprimai Ă haute voix, d'ailleurs, ce qui fit rire le Lama. â Tout juste ce Ă quoi j'Ă©tais en train de penser. Ce traitement m'a donnĂ© une faim de loup ; allons voir ce qu'il y a dans cette cuisine. Il va nous falloir soit ne manger que des fruits, soit enfreindre une de nos rĂšgles et manger de la viande. Je frĂ©mis et eus un haut-le-cĆur. â Mais MaĂźtre, dis-je, comment peut-on manger la chair d'un animal ? â Mais, juste ciel, Lobsang, ces animaux sont morts depuis des millions d'annĂ©es. Nous ne savons pas depuis combien de temps cet endroit existe, mais nous savons qu'il est en remarquablement bon Ă©tat. Il vaut mieux pour nous manger de la viande et vivre que de jouer les puristes et mourir. â MaĂźtre, comment cet endroit est-il en si bon Ă©tat s'il a un million d'annĂ©es ? Cela me paraĂźt impossible. Tout s'use, mais ce lieu semble avoir Ă©tĂ© dĂ©laissĂ© hier. Je ne comprends tout simplement pas, et je ne comprends pas le sujet de l'Atlantide. â Eh bien, il existe ce que l'on appelle l'animation suspendue. En fait ces gens, les Jardiniers de la Terre, Ă©taient sujets Ă des maladies tout comme nous le sommes, mais elles ne pouvaient pas ĂȘtre traitĂ©es et guĂ©ries avec les matĂ©riaux bruts disponibles sur cette Terre ; ainsi, quand une personne Ă©tait rĂ©ellement malade et au-delĂ de la compĂ©tence des Jardiniers vivant sur cette Terre, les patients Ă©taient enveloppĂ©s dans du plastique aprĂšs avoir reçu le traitement de l'animation suspendue. Dans cet Ă©tat, le patient Ă©tait vivant, mais tout juste. Un battement de cĆur ne pouvait ĂȘtre ressenti, et certainement aucun souffle ne pouvait ĂȘtre dĂ©tectĂ© ; les gens pouvaient ĂȘtre gardĂ©s en vie dans cet Ă©tat jusqu'Ă une pĂ©riode de cinq ans. Un vaisseau venait chaque annĂ©e recueillir ces cas et les emmener pour ĂȘtre traitĂ©s dans des hĂŽpitaux spĂ©ciaux de la Maison des Dieux. Une fois remis, ils Ă©taient comme neufs. â MaĂźtre, et ces autres corps, hommes et femmes, chacun dans un cercueil de pierre ? Je suis certain qu'ils sont morts, mais ils paraissent en vie et en bonne santĂ© ; qu'est-ce qu'ils font ici ? Ă quoi servent-ils ? â Les Jardiniers de la Terre sont des gens trĂšs occupĂ©s. Leurs superviseurs le sont encore plus, et pour connaĂźtre les conditions rĂ©elles chez les Terriens, ils n'avaient qu'Ă prendre l'un de ces corps. Leur propre forme astrale pĂ©nĂ©trait dans l'un de ceux-ci, qui ne sont rĂ©ellement que des enveloppes, tu sais, et activait le corps. C'est ainsi que quelqu'un pouvait ĂȘtre un homme de trente ans, ou quel que soit l'Ăąge, sans l'ennui et les difficultĂ©s de naĂźtre, de passer par l'enfance, de se trouver peut-ĂȘtre un emploi, et mĂȘme de prendre une Ă©pouse, tout cela pouvant conduire Ă un tas de complications. Mais ces corps sont bien entretenus et toujours prĂȘts Ă recevoir une Ăąmeâ qui les activera pour une pĂ©riode donnĂ©e. Ils vont ainsi rĂ©pondre Ă certains stimuli et le corps pourra se mouvoir au grĂ© et sous le contrĂŽle parfait du nouvel occupant provisoire du corps-enveloppe. Ces individus que l'on dit en transmigration sont trĂšs nombreux. Ils sont ici pour assurer une surveillance sur les humains et essayer de prĂ©venir et de rĂ©orienter certaines de leurs violentes tendances. â Je trouve tout cela absolument fascinant et presque incroyable. Et ces corps qui se trouvent au sommet du Potala, ceux qui sont recouverts d'or, sont-ils aussi destinĂ©s au mĂȘme usage ? â Oh, grands dieux, non, dit le Lama. Ceux-lĂ sont des humains de type supĂ©rieur, et quand le corps meurt l'Ă©go passe Ă des sphĂšres supĂ©rieures. Certains vont dans le monde astral oĂč ils attendent, Ă©tudiant certaines personnes qui s'y trouvent, mais je me promets de t'en dire davantage Ă ce sujet et sur celui du royaume de Patra. Pour autant que je le sache il n'y a que nous, les lamas TibĂ©tains, qui sachions quoi que ce soit Ă propos de Patra, mais c'est un sujet trop important pour ĂȘtre bĂąclĂ©. Je suggĂšre que nous regardions un peu aux alentours, car c'est un assez grand ensemble de cavernes. Le Lama alla ensuite reposer des livres sur une Ă©tagĂšre et je lui dis â N'est-il pas dommage de laisser des livres aussi prĂ©cieux sur les tablettes ? Ne serait-il pas prĂ©fĂ©rable de les rapporter au Potala ? Le Lama Mingyar Dondup me jeta un regard particulier et me dit â Je m'Ă©tonne de plus en plus de tout ce que tu sais Ă ton si jeune Ăąge, et le DalaĂŻ-Lama m'a accordĂ© son entiĂšre permission pour te parler de tout ce que je pense que tu devrais savoir. Je me sentis trĂšs flattĂ© par cette dĂ©claration, mais le Lama continua â Tu Ă©tais prĂ©sent lors de l'entretien avec les militaires Britanniques, dont l'un s'appelait Bell, et le DalaĂŻ-Lama fut absolument ravi que tu n'aies rĂ©vĂ©lĂ© Ă personne, pas mĂȘme Ă moi, ce qui a Ă©tĂ© dit, ce qui s'est passĂ©. J'ai dĂ©libĂ©rĂ©ment cherchĂ© Ă savoir, Lobsang, pour tester ta capacitĂ© Ă garder les secrets, et je suis trĂšs heureux de la façon dont tu m'as rĂ©pondu. â Dans quelques annĂ©es, le Tibet sera envahi par les Chinois qui dĂ©pouilleront le Potala de toutes les choses qui en font ce qu'il est. Ils s'empareront des Personnages DorĂ©s et les feront fondre pour en extraire l'or qu'ils contiennent. Les livres sacrĂ©s et les livres de la connaissance seront emportĂ©s Ă PĂ©kin pour y ĂȘtre Ă©tudiĂ©s, parce que les Chinois savent qu'ils peuvent en apprendre beaucoup de nous. Par consĂ©quent, nous avons des endroits pour dissimuler les choses les plus prĂ©cieuses. Tu n'as pu trouver cette caverne que par le plus grand des hasards, et nous allons masquer le flanc de la montagne pour que le plus grand des hasards ne puisse ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©. Tu vois, nous avons des tunnels interconnectĂ©s sur plus de deux cents milles 322 km ; les Chinois ne pourront faire la route avec leurs machines Ă quatre roues, et ils ne pourront certainement pas la faire Ă pied, alors que pour nous ce n'est qu'un voyage de deux jours. â Dans quelques annĂ©es le Tibet sera envahi, mais non conquis. Les plus sages d'entre nous monteront sur les hautes terres du Tibet et vivront dans les souterrains, tout comme les gens qui ont fui auparavant et qui vivent dans la partie creuse de ce monde. Maintenant, ne t'emballe pas parce que nous allons discuter de ces choses. Le DalaĂŻ-Lama dit que nous ne sommes pas pressĂ©s de rentrer. Je dois t'enseigner autant qu'il m'est possible sur autant de choses que possible, et nous aurons beaucoup recours Ă ces livres. Les ramener au Potala servirait simplement Ă les mettre entre les mains des Chinois, et ce serait en vĂ©ritĂ© un triste sort. â Eh bien, je pense qu'il est temps pour nous d'effectuer une recherche systĂ©matique de cette caverne particuliĂšre et de dessiner une carte de l'endroit. â Pas besoin, MaĂźtre, rĂ©pondis-je. Voici une carte dans le menu dĂ©tail. Chapitre Quatre Le lama Mingyar Dondup parut extrĂȘmement heureux et il le fut encore plus lorsque je lui montrai aussi des cartes de plusieurs autres cavernes. J'avais farfouillĂ© sur une Ă©tagĂšre en m'Ă©merveillant qu'il n'y ait pas le moindre grain de poussiĂšre nulle part, et lĂ je trouvai... eh bien, je pourrais appeler cela du papier, car c'Ă©tait en fait d'une consistance semblable au papier, mais incomparablement plus fine. Notre papier Ă©tait quelque chose d'entiĂšrement fabriquĂ© Ă la main Ă partir de papyrus. Je pris donc cette pile de papiers et m'aperçus qu'il s'agissait de cartes et de graphiques. Tout d'abord, il y avait une carte Ă trĂšs petite Ă©chelle montrant une zone d'environ deux cent cinquante milles 400 km, puis le tunnel indiquait certaines coupures dans la ligne pour montrer lĂ oĂč il n'Ă©tait plus possible de passer, lĂ oĂč l'on devait sortir de notre propre tunnel et chercher l'entrĂ©e du suivant. C'Ă©tait parfaitement bien indiquĂ© sur la carte, mais combien de tremblements de terre l'avaient rendu inexacte, c'Ă©tait lĂ le problĂšme. Mais la carte suivante en Ă©tait une de la caverne dans laquelle nous nous trouvions. Elle indiquait toutes les piĂšces et je fus surpris de leur grand nombre ; toutes les armoires et les piĂšces Ă©taient Ă©tiquetĂ©es, mais, bien entendu, je ne pouvais rien dĂ©chiffrer. Mon Guide, toutefois, le pouvait. Nous Ă©tendĂźmes les cartes par terre et les consultĂąmes Ă plat ventre. â Lobsang, dit le Lama, tu as fait des dĂ©couvertes remarquables au cours de ce voyage et elles joueront fortement en ta faveur. J'ai dĂ©jĂ emmenĂ© ici un jeune chela et il a mĂȘme eu peur d'entrer dans la caverne. Tu vois, le vieil ermite qui a trouvĂ© la mort en tombant Ă©tait en fait le Gardien de l'entrĂ©e, et il nous faut maintenant construire un nouvel ermitage dans ce mĂȘme but. â Je pense que nous n'avons guĂšre besoin d'un Gardien, rĂ©pondis-je, parce que tout le tunnel par lequel nous sommes entrĂ©s est apparemment bloquĂ© par le tremblement de terre qui a secouĂ© toute une couche de roches qui ont glissĂ© pour couvrir cette entrĂ©e. Si nous n'avions pas ces cartes, nous pourrions ĂȘtre coincĂ©s ici pour toujours. Le lama approuva de la tĂȘte, l'air grave, puis il se leva et se dirigea vers les rayonnages de livres, regardant les titres les uns aprĂšs les autres. Puis, avec une exclamation de plaisir, il saisit un livre, quelque chose de massif, d'Ă©norme, qui semblait avoir Ă©tĂ© tout juste fabriquĂ©. â Un dictionnaire, Lobsang, des quatre langues en usage. Maintenant nous sommes en bonne voie. Il prit le livre et le dĂ©posa Ă©galement sur le plancher ; la table aurait Ă©tĂ© trop petite pour contenir toutes les cartes. Le Lama se mit Ă parcourir les pages du dictionnaire puis, prenant des notes sur la carte de notre caverne particuliĂšre, il dit â Il y a des siĂšcles et des siĂšcles, une trĂšs haute civilisation, de loin supĂ©rieure Ă ce que le monde a connu depuis lors, existait. Malheureusement, comme il y avait davantage de tremblements de terre et de sĂ©ismes marins, certaines terres sombrĂšrent sous les flots et, d'aprĂšs ce dictionnaire, dans le cas de l'Atlantide, il ne s'agit pas d'un seul continent submergĂ©. Il y en avait un dans la mer qu'ils appellent l'Atlantique, et il y en avait un autre plus bas dans la mĂȘme mer ; c'Ă©tait un endroit oĂč il y avait de nombreux sommets de montagnes et ceux qui Ă©mergent encore des eaux sont maintenant appelĂ©s des Ăźles. Je peux te montrer exactement oĂč cela se trouve sur la carte. Il farfouilla dans les papiers et en sortit bientĂŽt une grande feuille multicolore, puis il m'indiqua les mers et les endroits oĂč s'Ă©tait situĂ© l'Atlantide. â L'Atlantide, continua-t-il, veut dire terre perdueâ ; c'est la vĂ©ritable signification de ce mot. Ce n'est pas un nom comme le Tibetâ ou l'Indeâ, mais un terme gĂ©nĂ©rique pour la terre disparue, la terre qui a sombrĂ© sans laisser de trace. Nous gardĂąmes le silence tandis que nous regardions de nouveau ces cartes. J'Ă©tais soucieux de savoir comment sortir de ce lieu. Le Lama Ă©tait soucieux de trouver certaines salles. Finalement il se redressa en disant â LĂ , Lobsang, c'est lĂ . Dans cette piĂšce il y a de merveilleuses machines qui nous montrent le passĂ© et ce, jusqu'au prĂ©sent, et il y en a une qui montre le futur probable. Vois-tu, avec l'astrologie, par exemple, on peut prĂ©dire ce qui va arriver Ă un pays, mais quand il s'agit d'en prĂ©dire autant pour une personne en particulier, eh bien, il faut un astrologue de gĂ©nie ; tu as eu un tel astrologue pour prĂ©dire ton avenir, et c'est vĂ©ritablement un pĂ©nible avenir. â Explorons certaines des autres piĂšces, tout d'abord, car nous voulons passer beaucoup de temps dans la salle des machines, lĂ oĂč celles-ci peuvent nous montrer ce qui s'est produit depuis la venue en ce monde des premiers hommes. Les gens de ce monde ont de nombreuses croyances Ă©tranges, mais nous connaissons la vĂ©ritĂ© parce que nous avons pu accĂ©der au Registre Akashique et au Registre Akashique des ProbabilitĂ©s, ce qui fait que nous pouvons prĂ©dire avec prĂ©cision ce qui va arriver au Tibet, ce qui va arriver Ă la Chine, et ce qui arrivera Ă l'Inde. Mais pour l'individu â non, le Registre des ProbabilitĂ©s devient un peu trop probabilitĂ©sâ et ne doit pas ĂȘtre pris trop au sĂ©rieux. â MaĂźtre, dis-je, je suis totalement confus parce que tout ce que j'ai appris m'a fait comprendre qu'il y a dissolution le papier doit finir par tomber en poussiĂšre, les corps doivent finir par tomber en poussiĂšre, et la nourriture, aprĂšs un million d'annĂ©es, eh bien, aurait certainement dĂ» tomber en poussiĂšre, et je ne peux tout simplement pas comprendre comment cet endroit pourrait avoir environ un million d'annĂ©es. Tout paraĂźt neuf, frais, et c'est tout Ă fait incomprĂ©hensible. Le Lama me regarda en souriant et rĂ©pondit â Mais il y a un million d'annĂ©es il existait une science beaucoup plus avancĂ©e que celle d'aujourd'hui, et ces gens-lĂ avaient un systĂšme par lequel le temps lui-mĂȘme pouvait ĂȘtre arrĂȘtĂ©. Le temps est une chose purement artificielle, et il n'est utilisĂ© que sur ce monde-ci. Si tu attends quelque chose de trĂšs agrĂ©able, il te semble alors que tu doives attendre interminablement, mais s'il te faut aller voir un supĂ©rieur en vue d'une remontrance, eh bien, tu as l'impression de te retrouver en face de lui en un rien de temps Ă devoir Ă©couter l'opinion qu'il a de toi. Le temps est une chose artificielle qui permet aux gens de se livrer au commerce ou de voir Ă leurs affaires quotidiennes. Ces cavernes sont isolĂ©es du monde, elles ont ce que j'appellerai simplement un Ă©cran autour d'elles, et cet Ă©cran les place dans une dimension diffĂ©rente, la quatriĂšme dimension, lĂ oĂč les choses ne se dĂ©gradent pas. Nous allons prendre un repas avant d'explorer plus avant, et il sera composĂ© d'un dinosaure tuĂ© par des chasseurs il y a deux ou trois millions d'annĂ©es. Tu verras qu'il a trĂšs bon goĂ»t. â Mais MaĂźtre, je pensais qu'il nous Ă©tait interdit de manger de la viande. â Oui, il est interdit aux personnes ordinaires de manger de la viande. Il est considĂ©rĂ© tout Ă fait adĂ©quat de vivre de tsampa, car si on se gave de viande on obstrue son cerveau. Nous mangeons de la viande parce que nous avons besoin de la rĂ©sistance supplĂ©mentaire que seule celle-ci peut donner et, de toute façon, nous n'en avons pas beaucoup ; nous mangeons surtout des lĂ©gumes et des fruits. Mais tu peux ĂȘtre sĂ»r que manger cette viande ne nuira pas Ă ton Ăąme immortelle. LĂ -dessus il se leva et se dirigea vers la cuisine d'oĂč il revint avec un gros contenant enrobĂ© d'une horrible image. Ce devait ĂȘtre, j'imagine, celle d'un dinosaure, et une marque soulignĂ©e en rouge indiquait quelle partie se trouvait dans la boĂźte. AprĂšs quelques manipulations le Lama ouvrit le contenant. Je pus voir que la viande Ă l'intĂ©rieur Ă©tait absolument fraĂźche, que l'animal aurait pu avoir Ă©tĂ© tuĂ© le jour mĂȘme tellement elle Ă©tait fraĂźche. â Nous allons faire cuire ceci car la viande cuite est bien meilleure que la viande crue, et tu regardes bien ce que je fais. Il fit des choses bizarres avec des plats de mĂ©tal, puis aprĂšs avoir versĂ© le contenu de la boĂźte dans l'un de ces plats mĂ©talliques, il le glissa dans ce qui ressemblait Ă un cabinet en mĂ©tal. Il en ferma ensuite la porte et tourna certains boutons qui firent apparaĂźtre de petites lumiĂšres. â Maintenant, dans dix minutes ce sera Ă point, dit-il, car ce n'est pas cuit sur une flamme, mais chauffĂ© de l'intĂ©rieur vers l'extĂ©rieur. Il s'agit d'un systĂšme de rayons que je ne prĂ©tends pas comprendre. Mais il nous faut maintenant trouver des lĂ©gumes appropriĂ©s pour accompagner la viande. â Mais comment avez-vous appris tout cela, MaĂźtre ? demandai-je. â Eh bien, j'ai beaucoup voyagĂ© et recueilli des connaissances du monde Occidental, et je sais comment ils prĂ©parent un repas spĂ©cial le septiĂšme jour de la semaine. Je dois avouer que c'est rĂ©ellement bon, mais il faut des lĂ©gumes et je pense qu'ils sont ici. Il plongea la main au fond d'une armoire et en retira un contenant de forme allongĂ©e. Il le dĂ©posa sur l'Ă©tagĂšre, en Ă©tudia soigneusement l'Ă©tiquette, et dit â Oui, ce sont des lĂ©gumes et nous devons les mettre Ă cuire dans le four pendant cinq minutes. Au mĂȘme moment, une lumiĂšre s'Ă©teignit. â Ah, dit le Lama, c'est un signal ; nous devons ajouter les lĂ©gumes maintenant. Sur ce, il alla au four, ouvrit la porte et versa dans le plat le contenu de la boĂźte de lĂ©gumes, puis la referma rapidement. Il ajusta ensuite certains boutons sur le dessus, et une autre lumiĂšre s'alluma. â Lorsque toutes ces lumiĂšres seront Ă©teintes, notre repas sera parfaitement prĂ©parĂ©. Il nous faut maintenant des assiettes et ces autres instruments redoutables que tu as vus des couteaux pointus et des choses en mĂ©tal avec un petit bol Ă leur extrĂ©mitĂ©, puis ces autres choses qui se terminent par quatre ou cinq pointes et qu'on appelle des fourchettes. Je pense que tu vas apprĂ©cier ce repas. Comme il finissait de parler les petites lumiĂšres clignotĂšrent, diminuĂšrent d'intensitĂ©, pour finalement s'Ă©teindre. â Ăa y est, Lobsang. Nous pouvons maintenant nous asseoir par terre et prendre un bon repas. Il s'approcha de cet endroit chaud qu'il appelait un four et fit glisser la porte avec prĂ©caution. L'odeur Ă©tait fort agrĂ©able et j'observai avec la plus vive anticipation tandis qu'il retirait des assiettes mĂ©talliques des Ă©tagĂšres. Il me servit une gĂ©nĂ©reuse portion de tout, tandis qu'il en mettait un peu moins dans le sien. â Commence, Lobsang, commence. Tu dois conserver tes forces, tu sais. Il y avait des plats avec des lĂ©gumes de diffĂ©rentes couleurs que je n'avais jamais vus auparavant, et puis ce plus grand plat avec un gros morceau de viande de dinosaure. Avec prĂ©caution je pris la viande avec mes doigts, mais le Lama me dit d'utiliser une fourchette pour ce faire, et il me montra comment m'y prendre. Eh bien, je coupai un morceau de viande, l'examinai, le reniflai, et le mis dans ma bouche. Je me prĂ©cipitai aussitĂŽt Ă l'Ă©vier de la cuisine pour me dĂ©barrasser de cette viande dans ma bouche. Le Lama se mit Ă rire aux Ă©clats. â Tu te trompes, Lobsang. Tu crois que je t'ai jouĂ© un tour, mais ce n'est pas du tout le cas. Dans certaines parties de la SibĂ©rie les locaux dĂ©terrent parfois un dinosaure pris dans le pergĂ©lisol sol gelĂ© en permanence â NdT et congelĂ© si solide qu'il met trois ou quatre jours Ă dĂ©congeler. Ils mangent la viande de dinosaure avec le plus grand plaisir. â Eh bien, je leur donne ma part et tout le plaisir sera pour moi. J'ai cru m'ĂȘtre empoisonnĂ© autant manger ma grand-mĂšre que cette saletĂ© ! C'est abominable. Sur ces paroles je me mis Ă gratter mĂ©ticuleusement mon assiette pour qu'il ne reste plus la moindre trace de viande, puis je me hasardai Ă prendre quelques lĂ©gumes. Ă mon grand Ă©tonnement, ils Ă©taient vraiment trĂšs, trĂšs bons. Il faut dire que je n'avais jamais mangĂ© de lĂ©gumes auparavant ; jusque-lĂ je n'avais jamais rien eu d'autre que de la tsampa et de l'eau Ă boire. Je fis donc honneur aux lĂ©gumes jusqu'Ă ce que le Lama mette un frein Ă mon ardeur en disant â Tu ferais mieux de t'arrĂȘter, Lobsang. Tu as pris un trĂšs gros repas, tu sais, et tu n'es pas habituĂ© Ă ces lĂ©gumes. Il se peut que tu ne les supportes pas et qu'ils te fassent l'effet d'une purge. Je vais te donner quelques comprimĂ©s qui calmeront ton estomac dĂ©rangĂ©. J'avalai les fichus comprimĂ©s qui me parurent aussi gros que des cailloux. AprĂšs que je les eus avalĂ©s le Lama me regarda en disant â Oh, tu les as avalĂ©s comme ça ? En gĂ©nĂ©ral on les prend avec une bonne quantitĂ© d'eau. Fais-le maintenant ; remplis ta tasse d'eau et cela fera passer le goĂ»t poudreux. Une fois de plus je me levai et j'allai dans la cuisine, ou plutĂŽt je chancelai vers la cuisine, car n'ayant jamais mangĂ© de lĂ©gumes ou de fruits, je pouvais sentir d'alarmants bouillonnements dans mon ventre, si alarmants en fait, que je dus dĂ©poser ma tasse et me ruer vers cette petite piĂšce qui avait un trou dans le sol. Un peu plus et il Ă©tait trop tard ! J'y arrivai Ă temps nĂ©anmoins. Je revins auprĂšs du Lama et lui dit â Il y a beaucoup de choses qui vraiment me dĂ©concertent et que je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. Par exemple, vous dites que cet endroit peut ĂȘtre vieux de deux millions d'annĂ©es. Comment se fait-il alors que les fruits et les lĂ©gumes soient si savoureux ? â Ăcoute, Lobsang, rĂ©pondit le Lama, tu dois te souvenir que ce monde a des millions d'annĂ©es et qu'il y a eu beaucoup, beaucoup de diffĂ©rents types de gens, ici. Par exemple, il y a environ deux millions d'annĂ©es existait une espĂšce de crĂ©ature sur Terre connue sous le nom d'Homo Habilis. Ils entrĂšrent dans notre Ăšre en inventant les premiers outils de ce cycle particulier. Tu vois, nous sommes des Homo Sapiens et nous descendons de cet autre Homo dont je viens de te parler. â Pour essayer de te faire comprendre un peu mieux, disons que le monde est comme un jardin, et que toutes les constructions du monde sont des plantes. Eh bien, de temps en temps le fermier viendra et il labourera son jardin, ce qui signifie qu'il retournera la terre et bouleversera ainsi toutes les plantes et leurs racines. Celles-ci se trouveront exposĂ©es un moment Ă l'air libre avant d'ĂȘtre renfoncĂ©es encore plus profondĂ©ment par la charrue qui passera de nouveau, de telle sorte qu'Ă la fin il ne sera possible Ă qui que ce soit de dire que telle ou telle plante a dĂ©jĂ poussĂ© dans ce jardin. C'est la mĂȘme chose pour les ĂȘtres humains du monde compare-nous Ă des plantes. Les humains de diffĂ©rents types sont testĂ©s et s'ils ne peuvent pas se dĂ©brouiller Ă la satisfaction des Jardiniers, alors des catastrophes et des dĂ©sastres sont leur lot. Il y a de puissantes explosions et des tremblements de terre, et toute trace d'humanitĂ© est enterrĂ©e, enfouie profondĂ©ment sous le sol, laissant la place Ă une nouvelle race de gens. Et ainsi le cycle continue ; tout comme le fermier laboure sous les plantes, les Jardiniers du Monde provoquent des dĂ©sastres tels que toute trace d'habitations est anĂ©antie. â Il arrive qu'un fermier occupĂ© sur son lopin de terre dĂ©couvre un objet brillant dans le sol lĂ oĂč il est en train de creuser ; il se penche alors, le ramasse en se demandant ce que c'est. Il le mettra peut-ĂȘtre dans le devant de sa robe pour l'emporter Ă la maison et le montrer Ă sa femme et peut-ĂȘtre Ă ses voisins. Il se peut que ce soit un objet qui ait Ă©tĂ© enfoui un million d'annĂ©es auparavant et que maintenant, avec les tremblements de terre, cette piĂšce de mĂ©tal brillant ait refait surface. â Parfois, un os sera dĂ©couvert et le fermier passera peut-ĂȘtre quelques minutes Ă se demander de quelle sorte de crĂ©ature il peut bien provenir ; il y a eu en effet des crĂ©atures trĂšs Ă©tranges sur cette Terre. Il y a eu, par exemple, des femmes Ă la peau pourprĂ©e qui avaient huit seins de chaque cĂŽtĂ©, comme une chienne qui attend des petits. Je suppose qu'il Ă©tait trĂšs utile d'avoir seize seins, mais cette race s'est Ă©teinte car, en rĂ©alitĂ©, ce n'Ă©tait pas pratique. Si une femme avait donnĂ© naissance Ă de nombreux enfants, ses seins devenaient tellement pendants qu'elle pouvait difficilement marcher sans trĂ©bucher, et ainsi cette race s'Ă©teignit. Et puis il y eut une autre race dont les hommes mesuraient environ quatre pieds 1,20 m, aucun d'entre eux de plus haute taille, qui Ă©taient nĂ©s cavaliers â contrairement Ă toi qui peux Ă peine rester assis sur le poney le plus docile que nous ayons â avec des jambes si arquĂ©es qu'ils n'avaient nul besoin d'Ă©triers, de selles, ou autres choses du genre. La constitution naturelle de leur corps semblait avoir Ă©tĂ© spĂ©cialement conçue pour l'Ă©quitation. Malheureusement le cheval n'avait pas encore Ă©tĂ© inventĂ©â Ă cette Ă©poque. â Mais, MaĂźtre, dis-je, je n'arrive pas Ă comprendre comment nous pouvons ĂȘtre dans une montagne, Ă l'intĂ©rieur d'une montagne, et pourtant avoir une lumiĂšre aussi brillante que celle du soleil et beaucoup de chaleur. Cela me dĂ©concerte et je ne peux trouver aucune solution Ă cette Ă©nigme. Le Lama sourit, comme il souriait souvent Ă certaines de mes paroles, puis reprit â Ces roches que nous appelons des montagnes ont des propriĂ©tĂ©s spĂ©ciales elles peuvent absorber la lumiĂšre du soleil, l'absorber et l'absorber encore, et alors, si l'on sait comment s'y prendre, nous pouvons la libĂ©rer et obtenir tout degrĂ© d'Ă©clairage dĂ©sirĂ©. Comme le soleil brille plus ou moins tout le temps au sommet des montagnes, eh bien, nous emmagasinons continuellement sa lumiĂšre pour le moment oĂč celui-ci poursuit son voyage et devient hors de vue. Cela n'a rien de magique, c'est un phĂ©nomĂšne naturel absolument ordinaire tout comme celui des marĂ©es â Oh, j'oubliais que tu n'as jamais vu la mer ; c'est une vaste Ă©tendue d'eau, non potable, car elle provient d'une eau douce qui a coulĂ© tout au long du flanc d'une montagne puis Ă travers les plaines en entraĂźnant avec elle toutes sortes d'impuretĂ©s et d'Ă©lĂ©ments toxiques, et si l'on essayait d'en boire l'eau, on accĂ©lĂ©rerait sa mort. Ainsi nous sommes amenĂ©s Ă utiliser un peu de la lumiĂšre solaire emmagasinĂ©e. Elle tombe sur une sorte de plaque spĂ©ciale, puis un courant d'air froid entre en jeu de l'autre cĂŽtĂ© de cette plaque ; la lumiĂšre se manifeste alors sous forme de chaleur d'un cĂŽtĂ© et de froid de l'autre cĂŽtĂ©. C'est ainsi que des gouttelettes d'eau se forment, nĂ©es de la lumiĂšre du soleil et du froid de la terre. Cette eau, appelĂ©e eau distillĂ©e, est absolument pure et peut donc ĂȘtre recueillie dans des contenants ; nous avons ainsi de l'eau potable fraĂźche en quantitĂ©. â Mais, MaĂźtre, je ne peux tout simplement pas comprendre cette histoire d'avoir des choses vieilles d'un ou deux millions d'annĂ©es. L'eau, par exemple en tournant une chose de mĂ©tal nous avons eu de l'eau froide qui, Ă©videmment, a Ă©tĂ© emmagasinĂ©e dans un rĂ©servoir quelque part il y a environ un million d'annĂ©es. Eh bien, pourquoi ne s'est-elle pas Ă©vaporĂ©e ? Comment peut-elle ĂȘtre encore potable aprĂšs tant d'annĂ©es ? Cela me dĂ©concerte totalement. Je sais que le rĂ©servoir d'eau sur le toit du Potala se tarit rapidement, alors comment ceci peut-il avoir un million d'annĂ©es ? â Lobsang ! Lobsang ! Tu penses que nous avons maintenant de bonnes connaissances scientifiques, tu penses que nous en savons beaucoup sur la mĂ©decine et la science, mais mĂȘme pour le monde extĂ©rieur, nous ne sommes qu'une bande de sauvages sans Ă©ducation. Pourtant, nous comprenons des choses que le reste du monde ne comprend pas, le reste du monde Ă©tant un groupe de personnes matĂ©rialistes. Cette eau peut bien avoir un million, deux ou trois millions d'annĂ©es d'Ăąge, mais jusqu'Ă ce que nous arrivions ici, que nous brisions le scellement qui a remis tout en marche â eh bien, il pouvait ĂȘtre question d'une heure ou deux plus tĂŽt. Tu vois, il existe ce qui s'appelle l'animation suspendue. Nous avons entendu Ă maintes reprises que dans d'autres pays il y a des gens qui sont entrĂ©s dans une transe cataleptique pendant des mois ; une personne en particulier a maintenant dĂ©jĂ franchi la barre d'une annĂ©e et demie, et elle ne s'en porte pas plus mal pour autant, elle n'a pas vieilli, tout simplement â eh bien, elle est en vie. On ne peut pas percevoir de battements de cĆur, on ne peut discerner aucun signe de respiration Ă l'aide d'un miroir, alors qu'est-ce qui la maintient endormie et pourquoi cela ne lui fait-il pas de mal ? Il y a tant de chose Ă redĂ©couvrir, des choses communes Ă l'Ă©poque oĂč les Jardiniers venaient. Simplement Ă titre d'exemple, laisse-moi te montrer la piĂšce â regarde, la voici sur la carte â oĂč les corps Ă©taient maintenus dans un Ă©tat de vie suspendue. Une fois par an, deux lamas venaient dans cette piĂšce examiner les corps ; ils les retiraient l'un aprĂšs l'autre des cercueils de pierre et vĂ©rifiaient s'ils Ă©taient toujours en parfait Ă©tat. Si tout Ă©tait bien, ils faisaient marcher les corps d'un bout Ă l'autre de la piĂšce pour faire de nouveau travailler leurs muscles. Puis, aprĂšs les avoir nourris un peu, commençait la tĂąche de faire entrer le corps astral d'un Jardiner dans l'un de ces corps installĂ© dans un cercueil de pierre. C'est une expĂ©rience des plus particuliĂšres. â Comment, MaĂźtre ? Est-ce vraiment une chose difficile Ă faire ? â Maintenant, regarde-toi, Lobsang d'un cĂŽtĂ© tu me dis que tu ne peux croire pareille chose, et d'un autre cĂŽtĂ© tu essaies d'obtenir le plus d'informations possible. Oui, c'est une sensation atroce. Dans l'astral, tu es libre de prendre la taille qui te convient le mieux tu peux vouloir ĂȘtre trĂšs petit pour une raison quelconque, ou tu peux vouloir ĂȘtre trĂšs grand et de forte carrure pour quelque autre raison. Eh bien, tu choisis le corps dĂ©sirĂ©, tu t'allonges Ă son cĂŽtĂ©, et les lamas vont alors injecter une substance dans le corps apparemment mort et vont te soulever doucement pour te poser Ă plat ventre sur ce corps. Peu Ă peu, sur une pĂ©riode d'environ cinq minutes, tu vas disparaĂźtre, tu vas devenir de plus en plus flou, et puis tout Ă coup la forme dans le cercueil de pierre va donner une secousse, s'asseoir tout droit, et faire une sorte de commentaire comme "Oh, oĂč suis-je ? Comment suis-je arrivĂ© ici ?" Pendant un laps de temps, tu vois, ils ont la mĂ©moire de la derniĂšre personne Ă avoir utilisĂ© ce corps, mais en l'espace de douze heures le corps que tu as pris apparaĂźtra absolument normal et sera capable de toutes les choses que tu pourrais faire si tu Ă©tais sur Terre dans ton propre corps. Nous faisons cela parce que parfois nous ne pouvons pas risquer d'endommager le corps rĂ©el. Ces corps de substitution, eh bien, ce qui leur arrive est sans importance ; ils n'ont besoin que de trouver quelqu'un prĂ©sentant les bonnes conditions, et nous pouvons ensuite mettre le corps dans un cercueil de pierre et laisser la force vitale s'Ă©chapper vers un autre plan d'existence. Les gens n'ont jamais Ă©tĂ© forcĂ© Ă y pĂ©nĂ©trer, tu sais, cela s'est toujours fait en toute connaissance de cause et plein consentement. â Plus tard tu occuperas l'un de ces corps pendant un an moins un jour. Il faut garder cette marge d'un jour parce que ces corps ne peuvent durer au-delĂ de trois cent soixante-cinq jours sans que certaines choses compliquĂ©es leur arrivent. Il est donc prĂ©fĂ©rable que la prise en charge dure une annĂ©e moins un jour. Et ensuite â eh bien, le corps que tu es en train d'occuper reprendra sa place dans le cercueil de pierre, frissonnant du froid qui y rĂšgne, et c'est petit Ă petit que ta forme astrale Ă©mergera du corps de substitution pour entrer dans ton propre corps et reprendre le contrĂŽle de toutes ses fonctions, de toutes ses pensĂ©es, et de toutes ses connaissances. Et sur cela sera maintenant superposĂ© tout le savoir acquis durant les trois cent soixante-quatre derniers jours. â Ce systĂšme a Ă©tĂ© amplement expĂ©rimentĂ© par les peuples de l'Atlantide. Ils avaient un grand nombre de ces corps qui Ă©taient constamment pris en charge par des super-personnes qui dĂ©siraient acquĂ©rir une certaine expĂ©rience. L'ayant vĂ©cue, elles revenaient et reprenaient leur propre corps, laissant le corps de substitution pour la prochaine personne. â Mais, MaĂźtre, je suis sincĂšrement Ă©tonnĂ© par tout cela, parce que si un Jardinier du Monde possĂšde tous ces pouvoirs, pourquoi ne peut-il tout simplement regarder d'est en ouest et du nord au sud pour voir ce qui se passe. Pourquoi tout ce scĂ©nario d'occuper un corps de substitution ? â Lobsang, tu te montres obtus. Nous ne pouvons permettre que le trĂšs haut personnage soit blessĂ©, que son corps soit endommagĂ©, et par consĂ©quent nous lui fournissons un corps de remplacement, et s'il venait Ă perdre un bras ou une jambe, c'est bien dommage, mais cela ne fait pas de mal Ă la haute entitĂ© qui a pris en charge le corps. Je vais te l'expliquer comme ceci Ă l'intĂ©rieur de la tĂȘte d'une personne il y a un cerveau. Or, ce cerveau est aveugle, sourd et muet. Il ne peut rĂ©aliser que des fonctions animales et il n'a aucune connaissance rĂ©elle des sensations. Pour te donner un exemple, disons que la trĂšs haute entitĂ© Untel veuille expĂ©rimenter la sensation de brĂ»lure. Eh bien, dans son propre corps, il ne lui serait pas possible d'abaisser ses vibrations jusqu'Ă celles, grossiĂšres, brutes, nĂ©cessaires Ă une personne pour ressentir la brĂ»lure, et comme dans ce corps de catĂ©gorie infĂ©rieure les brĂ»lures peuvent ĂȘtre ressenties, la super-entitĂ© entre dans le corps de substitution et les conditions nĂ©cessaires sont ainsi obtenues ; peut-ĂȘtre la super-entitĂ© pourra-t-elle apprendre ce qu'il en est grĂące Ă ce corps de remplacement. Le corps peut voir, le cerveau ne le peut pas. Le corps peut entendre, le cerveau ne le peut pas. Le corps peut faire l'expĂ©rience de l'amour, de la haine, et de toutes ces sortes d'Ă©motions, mais la super-entitĂ© ne le peut pas et se voit donc obligĂ©e d'acquĂ©rir la connaissance par intermĂ©diaire. â Ainsi tous ces corps sont tous vivants et prĂȘts Ă ĂȘtre utilisĂ©s par quiconque veut s'en servir ? demandai-je. â Oh non, oh non, loin de lĂ . On ne peut introduire une entitĂ© dans l'un de ces corps Ă des fins mauvaises. La super-entitĂ© doit avoir une bonne raison absolument authentique pour vouloir prendre en charge un corps ; cela ne peut se faire pour satisfaire ses intĂ©rĂȘts sexuels ou monĂ©taires parce que cela ne contribue au progrĂšs de personne dans le monde. Habituellement, il arrive qu'il y ait une certaine tĂąche entreprise par les Jardiniers du Monde, une tĂąche difficile car Ă©tant de super-cerveaux ils ne peuvent ressentir les choses, ils ne peuvent voir les choses, aussi prennent-ils des arrangements pour qu'un nombre appropriĂ© d'entre eux de super-cerveaux prennent en charge un corps et viennent sur Terre en se faisant passer pour des Terriens. Je dis toujours que le plus grand problĂšme est l'odeur terrible de ces corps. Ils sentent la viande chaude en dĂ©composition, et cela peut prendre une demi-journĂ©e avant de pouvoir surmonter la nausĂ©e occasionnĂ©e par une telle prise de contrĂŽle. Ainsi, il n'y a vraiment aucun moyen qui permette Ă une super-entitĂ© qui aurait peut-ĂȘtre mal tournĂ© quelque part de prendre pour cible un corps de substitution. Elle peut observer ce que d'autres font, Ă©videmment, mais rien ne peut se faire qui nuira Ă la super-entitĂ©. â Eh bien, tout cela est une Ă©norme Ă©nigme pour moi, parce que si une super-entitĂ© se fait attendre pendant peut-ĂȘtre une trentaine d'annĂ©es, que se passe-t-il pour la Corde d'Argent ? Il est Ă©vident que la Corde d'Argent n'est pas simplement dĂ©connectĂ©e, autrement je suppose que le corps-en-attente se dĂ©graderait. â Non, non, non, Lobsang, rĂ©pliqua le Lama. Ces corps de substitution ont une forme de Corde d'Argent qui mĂšne Ă une source d'Ă©nergie qui garde la voie ouverte pour l'occupation du corps. Ceci est connu dans la plupart des religions du monde. La Corde d'Argent est connectĂ©e par des moyens mĂ©taphysiques Ă une source centrale, et les personnes qui s'occupent de ces corps peuvent Ă©valuer leur Ă©tat par la Corde d'Argent, elles peuvent augmenter ou diminuer l'alimentation selon l'Ă©tat du corps. Je secouai la tĂȘte, perplexe, puis demandai â Eh bien, comment se fait-il que chez certaines personnes la Corde d'Argent Ă©merge du sommet de la tĂȘte, tandis que chez d'autres elle Ă©merge du nombril ? Est-ce que cela signifie qu'une façon est meilleure que l'autre ? Est-ce que cela signifie que la sortie de la corde par le nombril est pour ceux qui ne sont pas tellement Ă©voluĂ©s ? â Non, non, pas du tout, peu importe d'oĂč Ă©merge la Corde d'Argent. Si tu appartiens Ă un certain type, ta Corde d'Argent peut Ă©merger, disons, de ton gros orteil ; aussi longtemps que le contact se fait, c'est tout ce qui compte. Et aussi longtemps que le contact se fait et est maintenu en bon ordre, le corps vit dans un Ă©tat de ce que nous appelons stase. Cela signifie que tout est immobile. Les organes du corps fonctionnent Ă leur niveau minimal, et tout au long d'une annĂ©e un corps consommera moins d'un bol de tsampa. Tu vois, nous devons faire de cette façon, car autrement nous serions perpĂ©tuellement en train de dĂ©ambuler dans ces tunnels de montagnes afin de nous assurer qu'un corps est correctement soignĂ©, et si nous avions des gens qui venaient ici pour nourrir les corps, cela en fait leur causerait des dommages, parce qu'une personne peut vivre sous des conditions de stase pendant plusieurs millions d'annĂ©es, du moment qu'elle reçoit l'attention nĂ©cessaire. Et cette attention nĂ©cessaire peut ĂȘtre, et est, fournie par la Corde d'Argent. â Alors, est-ce qu'une grande EntitĂ© peut descendre et jeter un coup d'Ćil pour voir quelle sorte de corps elle va occuper ? â Non, rĂ©pondit le Lama. Si l'EntitĂ© qui est sur le point d'occuper un corps le voyait, elle ne voudrait jamais entrer dans quelque chose d'aussi horrible. Tiens â suis-moi ; nous allons dans la Salle des Cercueils. Sur ce, il ramassa ses livres et sa canne et se mit debout sur des jambes plutĂŽt tremblantes. â Je pense que nous devrions d'abord examiner vos jambes, vous savez, car vous paraissez souffrir considĂ©rablement. â Non Lobsang, rĂ©pondit-il, allons d'abord voir les cercueils. AprĂšs je te promets que nous regarderons mes jambes. Nous cheminĂąmes d'un pas assez lent, le Lama consultant rĂ©guliĂšrement sa carte. â Ah ! dit-il enfin. Nous prenons le prochain tournant Ă gauche et le suivant de nouveau Ă gauche, et c'est lĂ que se trouve la porte par laquelle nous devons entrer. Nous continuĂąmes notre chemin Ă pas lourds, tournĂąmes Ă gauche, et prĂźmes le premier tournant Ă gauche encore. Et voilĂ , la porte y Ă©tait, une grande porte qui semblait faite d'or martelĂ©. En nous approchant, une lumiĂšre Ă l'extĂ©rieur de la porte clignota, puis se stabilisa en une lumiĂšre constante, et la porte s'ouvrit. Nous entrĂąmes, et je m'arrĂȘtai un moment en observant la scĂšne plutĂŽt sinistre. C'Ă©tait une salle merveilleusement amĂ©nagĂ©e, avec des poteaux et des barres. â Ceci permet Ă un corps nouvellement Ă©veillĂ© de se tenir, Lobsang, dit le Lama. La plupart du temps, ils sont un peu Ă©tourdis lorsqu'ils se rĂ©veillent, et c'est plutĂŽt embĂȘtant de voir celui qui vient juste de s'Ă©veiller tomber la tĂȘte la premiĂšre et se retrouver tellement dĂ©figurĂ©, qu'il ne peut ĂȘtre utilisĂ© pendant un certain temps. Cela bouleverse tous les arrangements pris, et peut-ĂȘtre nous faut-il trouver un autre corps et une autre entitĂ©, ce qui nous donne un gros surplus de travail. Aucun de nous n'apprĂ©cie cela le moins du monde. Mais approche et regarde ce corps. Ă contrecĆur je m'approchai de l'endroit que le Lama me montrait. Je n'aimais pas voir des cadavres ; cela me faisait me demander pourquoi les humains avaient une durĂ©e de vie si courte, courte en effet lorsqu'on sait qu'un certain arbre a environ quatre mille ans. Je regardai dans le cercueil de pierre et il y avait lĂ un homme nu. Sur son corps il y avait un nombre de... eh bien, cela ressemblait Ă des aiguilles avec des fils conducteurs trĂšs fins, et de temps Ă autre, pendant que je regardais, le corps tressaillait et faisait un petit saut, une vision vraiment des plus inquiĂ©tantes. Pendant que je le regardais, il ouvrit des yeux vides et les referma aussitĂŽt. â Nous devons quitter cette piĂšce maintenant, dit le Lama Mingyar Dondup, parce que cet homme sera occupĂ© trĂšs, trĂšs bientĂŽt, et c'est dĂ©rangeant pour tous s'il y a des intrusions. LĂ -dessus il se dirigea vers la porte et sortit. Je jetai un dernier coup d'Ćil autour de moi et le suivis plutĂŽt Ă contrecĆur parce que les gens dans les cercueils de pierre, hommes et femmes, Ă©taient totalement nus et je me demandai ce que ferait une femme occupant l'un de ces corps. â Je capte tes pensĂ©es, Lobsang, dit le Lama. Pourquoi une femme ne pourrait-elle pas ĂȘtre employĂ©e pour faire certaines choses ? Il faut nĂ©cessairement une femme parce qu'il y a des endroits oĂč les hommes ne peuvent entrer, tout comme il y a certains endroits oĂč les femmes ne sont pas admises. Mais hĂątons-nous car nous ne voulons pas retarder la super-EntitĂ© en attente. Nous pressĂąmes davantage le pas, puis le Lama remarqua â Tu sembles avoir beaucoup de questions Ă poser ; n'hĂ©site pas, parce que tu vas devenir un super-Lama et il te faut apprendre une incroyable quantitĂ© de choses, des choses qui ne sont enseignĂ©es qu'Ă un prĂȘtre sur un million. â Et bien, dis-je, une fois que la super-EntitĂ© s'est introduite dans le corps de l'hĂŽte, que se passe-t-il ensuite ? Est-ce qu'il se prĂ©cipite pour aller prendre un bon repas ? C'est ce que je ferais sĂ»rement Ă sa place ! Le Lama rĂ©pondit en riant â Non, il ne se prĂ©cipite nulle part ; il n'a pas faim parce que le corps de substitution a Ă©tĂ© bien entretenu et bien nourri, prĂȘt pour une occupation immĂ©diate. â Mais je ne vois pas l'intĂ©rĂȘt de tout cela, MaĂźtre. Je veux dire, on penserait qu'une super-EntitĂ© pĂ©nĂ©trerait un corps qui vient juste de naĂźtre au lieu de toutes ces complications avec des cadavres qui sont comme des zombies. â Lobsang, rĂ©flĂ©chis un peu. Un bĂ©bĂ© doit vivre plusieurs annĂ©es afin d'apprendre une chose, il doit aller Ă l'Ă©cole, il doit se soumettre Ă la discipline parentale, et c'est une vĂ©ritable perte de temps. Il perd peut-ĂȘtre trente ou quarante ans, alors que si le corps peut faire tout cela et venir ensuite dans ces cercueils, il a alors en vĂ©ritĂ© beaucoup plus de valeur, il connaĂźt toutes les conditions de vie de sa propre partie du monde, et il n'a pas Ă passer des annĂ©es Ă attendre et Ă apprendre, sans trop savoir Ă quoi tout cela rime. â J'ai dĂ©jĂ vĂ©cu des expĂ©riences, dis-je, et les choses qui me sont arrivĂ©es â eh bien, elles ne semblent pas avoir de sens. Peut-ĂȘtre aurai-je des Ă©claircissements avant de quitter cet endroit. Et, de toute façon, pourquoi les humains ont-ils une durĂ©e de vie si courte ? Quand nous lisons Ă propos des Sages, ceux qui possĂšdent vraiment la sagesse, ils semblent vivre cent, deux cents ou mĂȘme trois cents ans, et ils continuent d'avoir l'air jeune. â Eh bien, Lobsang, aussi bien te le dire maintenant, je suis ĂągĂ© de plus de quatre cents ans et je peux te dire exactement pourquoi les humains ont une vie si terriblement courte "Il y a plusieurs millions d'annĂ©es, quand ce globe en Ă©tait Ă ses dĂ©buts, une planĂšte s'approcha trĂšs prĂšs et faillit entrer en collision avec ce monde qui fut en fait chassĂ© de son orbite Ă cause des impulsions antimagnĂ©tiques de l'autre monde. Mais l'autre planĂšte entra vraiment en collision avec une petite planĂšte qui Ă©clata en morceaux qui sont maintenant connus sous le nom de la ceinture d'astĂ©roĂŻdes. Nous en reparlerons plus en dĂ©tail un peu plus tard. Pour le moment, je te dirai que quand ce monde Ă©tait en formation, il y avait partout d'Ă©normes volcans qui dĂ©versaient des quantitĂ©s de lave et de fumĂ©e. Or, la fumĂ©e s'Ă©levait et formait d'Ă©pais nuages tout autour de la Terre. Ce monde n'Ă©tait pas du tout censĂ© ĂȘtre un monde ensoleillĂ©. Tu vois, la lumiĂšre du soleil est toxique, la lumiĂšre du soleil a des rayons mortels trĂšs nocifs pour un ĂȘtre humain. En fait, les rayons sont nuisibles pour toutes les crĂ©atures. La couverture nuageuse faisait du monde une serre ; elle laissait passer tous les rayons bĂ©nĂ©fiques tandis qu'elle arrĂȘtait les mauvais, et les gens vivaient des centaines d'annĂ©es. Mais lorsque la planĂšte indĂ©sirable frĂŽla la Terre, elle balaya tous les nuages la couvrant, et en l'espace de deux gĂ©nĂ©rations la durĂ©e de vie des gens fut rĂ©duite Ă soixante-dix ans. "Cette mĂȘme planĂšte, lorsqu'elle entra en collision et dĂ©truisit le plus petit monde en formant la ceinture d'astĂ©roĂŻdes, dĂ©versa ses mers dans ce monde-ci. Or, nous avons de l'eau qui forme nos mers, mais cet autre monde avait une diffĂ©rente sorte de mer c'Ă©tait une mer de pĂ©trole, et sans cette collision notre monde n'aurait pas eu de produits pĂ©troliers et cela aurait Ă©tĂ© une trĂšs bonne chose, parce que de nos jours les mĂ©dicaments sont tirĂ©s du pĂ©trole et beaucoup d'entre eux sont vraiment trĂšs nocifs. Mais voilĂ , il faut vivre avec. En ces premiers jours, toutes les mers Ă©taient contaminĂ©es par la substance pĂ©troliĂšre, mais avec le temps ce pĂ©trole coula au fond des mers et au fond des lits marins et s'accumula en grands bassins rocheux, bassins rĂ©sultant des effets volcaniques sous les lits marins. "Avec le temps le pĂ©trole sera tout Ă fait Ă©puisĂ© parce que le type de pĂ©trole disponible actuellement en est un nuisible Ă l'Homme, sa combustion entraĂźnant la formation d'un gaz mortel. Cela provoque de trĂšs nombreuses morts et amĂšne Ă©galement les femmes enceintes Ă donner naissance Ă des enfants malades et mĂȘme, dans certains cas, Ă des monstres. Nous en verrons trĂšs bientĂŽt car il y a d'autres salles que nous allons visiter. Tu pourras voir tout cela dans une scĂšne en trois dimensions. Maintenant, je sais que tu brĂ»les de savoir comment des photographies ont pu ĂȘtre prises il y a un milliard d'annĂ©es. La rĂ©ponse est qu'il existe des civilisations absolument fantastiques dans cet Univers qui, dans ce temps-lĂ , possĂ©daient un Ă©quipement photographique qui pouvait pĂ©nĂ©trer le brouillard le plus Ă©pais ou l'obscuritĂ© la plus complĂšte, et qu'ainsi des photographies furent prises. Puis, aprĂšs un certain temps, les gens de la super-science vinrent sur cette Terre et virent les gens mourir comme des mouches, si l'on peut dire, parce que si des gens ne peuvent vivre que jusqu'Ă l'Ăąge de soixante-dix ans, c'est vraiment trĂšs court et cela ne donne pas Ă quelqu'un la chance d'apprendre autant qu'il le devrait. J'Ă©coutais avec une attention profonde. Je trouvais tout cela absolument captivant et, selon moi, le Lama Mingyar Dondup Ă©tait l'homme le plus intelligent du Tibet. "Nous, ici, sur la surface de la Terre, poursuivit le Lama, ne connaissons que la moitiĂ© du monde car ce monde est creux, tout comme de nombreux autres mondes, tout comme la Lune, et d'autres individus vivent Ă l'intĂ©rieur. Certaines personnes refusent d'admettre que la Terre est creuse, mais je le sais par expĂ©rience personnelle car j'y suis allĂ©. L'une des plus grandes difficultĂ©s est que les savants du monde entier nient l'existence de tout ce que EUX n'ont pas dĂ©couvert. Ils affirment qu'il n'est pas possible que des gens vivent Ă l'intĂ©rieur de la Terre, ils affirment qu'il n'est pas possible qu'une personne vive plusieurs centaines d'annĂ©es, et ils affirment qu'il n'est pas possible que la couverture de nuage, une fois balayĂ©e, ait provoquĂ© le raccourcissement de la durĂ©e de vie. Mais il en est ainsi. Les savants, vois-tu, se rĂ©fĂšrent toujours Ă des livres scolaires qui transmettent des informations qui ont environ cent ans au moment oĂč elles atteignent les salles de classe, et des endroits comme celui-ci â cette caverne oĂč nous sommes maintenant â furent spĂ©cialement mis en place ici par les hommes les plus sages qui aient vĂ©cu. Les Jardiniers de la Terre pouvaient tomber malades, tout comme les humains natifs, et parfois une opĂ©ration Ă©tait nĂ©cessaire, une opĂ©ration qui ne pouvait ĂȘtre effectuĂ©e sur Terre ; aussi, le patient Ă©tait mis en Ă©tat d'animation suspendue et scellĂ© dans une enveloppe de plastique. Les mĂ©decins dans les cavernes envoyaient ensuite des messages Ă©thĂ©riques spĂ©ciaux demandant un navire-hĂŽpital spatial, et celui-ci descendait rapidement et emmenait les conteneurs avec les gens malades, scellĂ©s Ă l'intĂ©rieur. Ils pouvaient alors soit ĂȘtre opĂ©rĂ©s dans l'espace, ou bien ĂȘtre ramenĂ©s dans leur propre monde. "Tu vois, il est facile de voyager Ă une vitesse bien supĂ©rieure Ă celle de la lumiĂšre. Certains disaient âOh, si tu voyages Ă trente milles 50 km Ă l'heure cela te tuera parce que la pression de l'air fera Ă©clater tes poumons.â Puis, quand cela se rĂ©vĂ©la faux, les gens dirent âOh, l'Homme ne voyagera jamais Ă soixante mille 100 km Ă l'heure parce que cela le tuerait.â Ils dĂ©clarĂšrent ensuite que l'on ne pourrait jamais voyager plus rapidement que la vitesse du son, et ils disent maintenant que rien ne pourra jamais dĂ©passer la vitesse de la lumiĂšre. La lumiĂšre a une certaine vitesse, tu sais, Lobsang. Elle est composĂ©e de vibrations qui, Ă©manant de quelque objet, a un impact sur l'Ćil humain, et celui-ci voit l'objet en question. Mais, assurĂ©ment, d'ici quelques annĂ©es les gens voyageront Ă une vitesse plusieurs fois supĂ©rieure Ă celle de la lumiĂšre, comme le font les visiteurs qui viennent ici dans leurs vaisseaux spatiaux. Le vaisseau qui se trouve dans l'autre salle se prĂ©parait tout juste Ă dĂ©coller lorsque la montagne fut secouĂ©e et scella la sortie. Et, bien sĂ»r, aussitĂŽt que cela se produisit la piĂšce fut automatiquement vidĂ©e de tout son air et les gens Ă bord se trouvĂšrent en Ă©tat d'animation suspendue ; mais ils sont dans cet Ă©tat depuis si longtemps que si nous tentions de les ranimer maintenant, ils seraient probablement complĂštement fous. C'est parce que certaines parties extrĂȘmement sensibles de leurs cerveaux se sont trouvĂ©es privĂ©es d'oxygĂšne et que sans oxygĂšne elles meurent, et les individus qui se retrouvent avec un cerveau mort â eh bien, il ne sert Ă rien de les garder en vie, ils ne sont dĂ©sormais plus humains. Mais je parle trop, Lobsang. Allons jeter un coup d'Ćil Ă quelques-unes des autres piĂšces." â MaĂźtre, je voudrais d'abord voir vos jambes parce que nous avons ici les moyens de les guĂ©rir rapidement et je ne vois pas pourquoi vous devriez souffrir quand, grĂące Ă cette super-science, vous pouvez ĂȘtre guĂ©ri trĂšs, trĂšs rapidement. â D'accord, Lobsang, mon mĂ©decin en herbe. Retournons donc Ă la salle de guĂ©rison voir ce qu'on peut faire pour mes jambes. Chapitre Cinq Nous marchĂąmes le long du couloir qui sĂ©parait une piĂšce de l'autre Ă l'extĂ©rieur de la salle principale, et arrivĂąmes bientĂŽt Ă la salle des soins mĂ©dicauxâ. DĂšs que nous en franchĂźmes le seuil, la lumiĂšre apparut aussi intense que la premiĂšre fois. L'endroit semblait intact, et rien n'indiquait que nous y Ă©tions dĂ©jĂ passĂ©s, aucun signe que nos pieds couverts de poussiĂšre aient laissĂ© des traces. Le sol semblait fraĂźchement poli et les piĂšces mĂ©talliques autour du bassin central semblaient tout rĂ©cemment astiquĂ©es. Je remarquai cela au passage et j'eus envie de poser encore plus de questions, mais avant tout â MaĂźtre, dis-je, veuillez mettre vos jambes dans le bassin et je vais retirer vos bandages. Le Lama s'assit sur le bord en cĂ©ramique et laissa pendre ses jambes dans le bassin. J'entrai dans celle-ci et commençai Ă retirer les pansements. Comme j'arrivais prĂšs de la peau, je me sentis mal, trĂšs mal. Les bandages ici Ă©taient jaunes et d'un aspect horrible. â Qu'est-ce qui t'arrive, Lobsang ? Tu as l'air de quelqu'un qui s'est gavĂ© de trop de nourriture Ă©trange. â Oh, MaĂźtre, vos jambes sont en si mauvais Ă©tat ; je pense qu'il faudrait essayer de faire venir des moines pour vous ramener au Chakpori, dis-je. â Lobsang, les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. EnlĂšve tous les bandages, toutes les bandelettes ; fais-le les yeux fermĂ©s si tu veux, ou peut-ĂȘtre vaudrait-il mieux que je le fasse moi-mĂȘme. J'arrivai Ă la fin du bandage et m'aperçus qu'il me serait impossible d'aller plus loin tant il Ă©tait collĂ© en un horrible gĂąchis, gluant, croĂ»tĂ©, qui me fit reculer. Mais le Lama se pencha, attrapa le paquet de bandages et donna un coup sec qui fit venir Ă lui le restant d'oĂč pendaient des choses visqueuses. Sans sourciller, il jeta simplement les bandages sur le sol en disant â Bon, maintenant je vais appuyer sur cette valve et le bassin va se remplir. Je l'avais tout d'abord fermĂ©e parce que, Ă©videmment, je ne voulais pas que tu enlĂšves mon pansement avec de l'eau jusqu'Ă la taille. Tu sors du bassin et je vais ouvrir les vannes. Je m'empressai de sortir et jetai un coup d'Ćil Ă ces horribles jambes. Si nous avions Ă©tĂ© au Chakpori ou ailleurs, je pense que les deux auraient Ă©tĂ© amputĂ©es, et quoi de plus terrible pour le Lama Mingyar Dondup qui a toujours voyagĂ© d'un endroit Ă un autre pour venir en aide Ă quelqu'un. Mais tandis que je regardais, une matiĂšre d'un jaune bilieux et verdĂątre se dĂ©tacha en plaques de ses jambes et flotta Ă la surface. Le Lama se haussa un peu hors de l'eau pour ouvrir davantage l'arrivĂ©e d'eau, ce qui eut pour effet de faire monter le niveau et je vis alors la matiĂšre flottante disparaĂźtre dans ce que je pris pour un conduit d'Ă©vacuation. Il consulta de nouveau le livre et effectua alors certains ajustements Ă une sĂ©rie de â eh bien, je ne peux que leur donner le nom de valves â des valves de diffĂ©rentes couleurs, et je vis l'eau changer de couleur tandis qu'une forte odeur mĂ©dicinale se rĂ©pandait dans l'air. Je regardai de nouveau ses jambes qui Ă©taient maintenant roses, tout comme celles d'un nouveau-nĂ©. Puis il releva sa robe un peu plus pour avancer davantage sur le fond en pente afin que l'eau curative lui arrive Ă mi-cuisse. Il se tint lĂ . Il restait tantĂŽt immobile ou marchait tantĂŽt lentement mais, ce faisant, ses jambes allaient en guĂ©rissant. Elles passĂšrent d'un rose enflammĂ© Ă un rose parfaitement sain et finalement il n'y eut plus de traces des plaques jaunĂątres, plus la moindre trace ; le tout avait complĂštement disparu et je levai la tĂȘte pour jeter un regard aux bandages que j'avais enlevĂ©s. Un frisson passa sur mon cuir chevelu les bandages avaient disparu sans laisser de traces, sans laisser de marques, ils s'Ă©taient tout simplement volatilisĂ©s, et j'en fus tellement abasourdi et stupĂ©fait que je m'assis involontairement en oubliant que j'Ă©tais dans l'eau, une eau mĂ©dicamenteuse en plus. Lorsqu'on prend la position du lotus et que l'on se trouve dans l'eau, mieux vaut fermer la bouche. Je m'attendais Ă un bien plus mauvais goĂ»t et fus surpris du goĂ»t trĂšs agrĂ©able de ce mĂ©dicament. Et trĂšs vite je m'aperçus que la dent qui, jusque-lĂ , m'avait fait souffrir ne me faisait plus mal, et d'un bond je me levai et crachai quelque chose ; c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment cette dent qui gisait maintenant sur le bord du bassin, fendue en deux. â Maudite dent, me dis-je en la regardant, tu peux maintenant te faire tout le mal que tu veux ! Tandis que je la regardais, je vis quelque chose d'absolument Ă©trange. La dent se dĂ©plaça, elle se dĂ©plaça vers le mur le plus proche, et en le touchant elle disparut. Je me tins lĂ debout comme un idiot, dĂ©goulinant de ma tĂȘte rasĂ©e Ă mes pieds nus, cherchant Ă voir quelque chose qui n'Ă©tait plus lĂ . Je me retournai pour demander au Lama Mingyar Dondup s'il l'avait vue ; il se trouvait alors en un certain endroit du sol oĂč le carrelage Ă©tait de couleur diffĂ©rente et oĂč de l'air chaud, de nature curative, sortait du sol ; il fut bientĂŽt sec. â Ă ton tour, Lobsang. Tu ressembles Ă un poisson Ă moitiĂ© noyĂ©. Tu ferais mieux de venir ici te sĂ©cher. Ă vrai dire je me sentais vraiment comme un poisson Ă moitiĂ© noyĂ©, puis je me demandai comment un poisson pouvait ĂȘtre Ă moitiĂ© noyĂ© alors qu'il vivait dans l'eau ; je fis part de cette rĂ©flexion au Lama qui me rĂ©pondit â Oui, c'est parfaitement vrai ; si tu retires un poisson de l'eau, ses branchies commencent immĂ©diatement Ă s'assĂ©cher et si tu le remets dans l'eau il va effectivement se noyer. Nous ne connaissons pas le mĂ©canisme de la chose, mais nous savons que c'est un fait. Mais tu as l'air bien mieux depuis que tu es entrĂ© dans ce bassin de guĂ©rison ; tu paraissais Ă©puisĂ© et tu as maintenant l'air de quelqu'un qui pourrait courir une centaine de milles 160 km. Je le rejoignis ensuite et regardai ses jambes de plus prĂšs. Alors mĂȘme que je regardais, la couleur rose commença Ă disparaĂźtre et elles reprirent bientĂŽt leur couleur naturelle. Il n'y avait pas la moindre trace du fait que, une heure plus tĂŽt, les os aient Ă©tĂ© presque dĂ©pouillĂ©s de leur chair. VoilĂ que ses jambes Ă©taient saines, intactes, et dire que je m'Ă©tais arrĂȘtĂ© Ă penser Ă la façon de les amputer ! â MaĂźtre, dis-je, j'ai tellement de questions Ă vous poser que j'ai presque honte de vous en demander les rĂ©ponses, mais je ne peux pas comprendre comment il se fait que les aliments et les boissons qui sont ici depuis une infinitĂ© d'annĂ©es puissent ĂȘtre encore parfaitement frais et parfaitement potables. MĂȘme dans nos rĂ©frigĂ©rateurs de glace la viande se gĂąte petit Ă petit, et comment se fait-il que cet endroit, aprĂšs des millions d'annĂ©es, puisse ĂȘtre aussi neuf que s'il avait Ă©tĂ© construit hier ? â Nous vivons dans une drĂŽle d'Ă©poque, Lobsang, une Ă©poque oĂč personne ne fait confiance Ă personne. Ă un certain moment, une population de Blancs se refusa absolument Ă croire qu'il puisse exister des Noirs et des Jaunes ; c'Ă©tait simplement trop fantastique pour y croire. De mĂȘme, des gens qui voyageaient dans un autre pays virent des hommes Ă cheval. Or, ils n'avaient jamais vu de chevaux auparavant, ils ne savaient pas que pareille chose existĂąt, aussi s'enfuirent-ils, et de retour dans leur pays ils rapportĂšrent avoir vu un homme-cheval, un centaure. Mais mĂȘme quand il fut connu que les chevaux Ă©taient des animaux qui pouvaient ĂȘtre montĂ©s par des hommes, de nombreuses personnes continuĂšrent Ă ne pas y croire, pensant que le cheval Ă©tait une sorte particuliĂšre d'humain changĂ© en une forme animale. Il y a tant de choses de ce genre. Les gens ne croient pas en quelque chose de nouveau Ă moins de l'avoir vue eux-mĂȘmes de leurs propres yeux, ou touchĂ©e, ou dĂ©montĂ©e de leurs propres mains. Ici, nous rĂ©coltons les fruits d'une trĂšs, trĂšs haute civilisation en vĂ©ritĂ©, non pas celle de l'une des Atlantides car, comme je te l'ai dit, Atlantide n'est que le terme qui dĂ©signe la terre qui disparaĂźt. Non, ces lieux remontent loin, bien au-delĂ de l'Atlantide, et il existait un moyen automatique d'arrĂȘter tout dĂ©veloppement, toute croissance, jusqu'Ă ce qu'un humain se prĂ©sente Ă une certaine distance. Ainsi, si aucun humain ne vient ici de nouveau, cet endroit restera tel qu'il est maintenant, imprenable et sans aucun signe d'altĂ©ration ou de dissolution. Mais si les gens y venaient et utilisaient l'endroit comme nous l'avons fait, aprĂšs qu'un certain nombre de personnes l'aient utilisĂ©, il se dĂ©tĂ©riorerait, vieillirait. Heureusement, nous nous trouvons dans un lieu qui a Ă©tĂ© trĂšs, trĂšs rarement utilisĂ© ; en fait, il n'a Ă©tĂ© utilisĂ© que deux fois depuis sa construction. â MaĂźtre, comment pouvez-vous affirmer que cet endroit n'a Ă©tĂ© utilisĂ© que deux fois ? Le Lama me montra alors un objet qui pendait du plafond. â LĂ , dit-il, si quelqu'un passe au-delĂ , cela s'enregistre, et celui-ci indique le chiffre 3. Le dernier enregistrement est pour toi et moi. Quand nous quitterons, et ce ne sera pas avant trois ou quatre jours, le temps de notre sĂ©jour sera enregistrĂ©, prĂȘt pour les prochains occupants qui Ă leur tour se demanderont qui a bien pu les prĂ©cĂ©der. Mais tu sais, Lobsang, j'essaie de te faire rĂ©aliser que le degrĂ© de civilisation, quand cet endroit a Ă©tĂ© construit, Ă©tait le plus haut qui ait jamais Ă©tĂ© atteint sur ce monde. Tu vois, d'abord et avant tout, ces gens Ă©taient les Gardiens du Monde, les Jardiniers du Monde. Leur civilisation Ă©tait telle, qu'ils pouvaient faire fondre la roche â aussi dure fut-elle â et lui donner l'aspect du verre et la fonte Ă©tait ce que nous appelons une fusion Ă froid, c'est-Ă -dire sans production de chaleur, si bien qu'un endroit pouvait ĂȘtre utilisĂ© immĂ©diatement. â Mais je ne peux vraiment pas comprendre pourquoi ces gens si hautement civilisĂ©s tenaient Ă vivre Ă l'intĂ©rieur des montagnes. Vous m'avez dit que cette chaĂźne de montagnes s'Ă©tend d'un bout Ă l'autre du monde. Pourquoi devaient-ils se cacher ? â La meilleure chose Ă faire est d'aller dans la salle du passĂ©, du prĂ©sent, et du futur. C'est lĂ qu'est emmagasinĂ©e la connaissance de tout ce qui s'est produit dans le monde. L'histoire que tu as apprise en classe n'est pas toujours vĂ©ridique ; elle a Ă©tĂ© modifiĂ©e pour plaire au roi ou au dictateur au pouvoir Ă l'Ă©poque. Certains d'entre eux ont dĂ©sirĂ© que leur rĂšgne soit considĂ©rĂ© comme un Ăge d'Or. Mais en voyant la chose rĂ©elle, la rĂ©alitĂ© du Registre Akashique â eh bien, on ne peut pas se tromper. â Avez-vous dit le Registre Akashique, MaĂźtre ? Je croyais que l'on ne pouvait le voir que lorsque l'on se trouve sur le plan astral. Je ne savais pas que l'on pouvait venir dans les montagnes et voir tout ce qui s'est produit, rĂ©pliquai-je. â Oh mais, tu oublies que les choses peuvent ĂȘtre copiĂ©es. Nous avons atteint un certain niveau de civilisation, nous nous pensons incroyablement intelligents et nous nous demandons si quelqu'un pourra jamais l'ĂȘtre davantage, mais viens avec moi et je vais te montrer la vraie rĂ©alitĂ©. Allez, c'est une bonne marche, mais l'exercice te fera du bien. â MaĂźtre, n'y a-t-il aucun moyen que je puisse employer pour vous Ă©viter de marcher ? N'y a-t-il pas quelque chose comme un traĂźneau ? Ou pourrais-je vous tirer si vous Ă©tiez assis sur une Ă©toffe bien solide ? â Non, non merci, Lobsang, je suis tout Ă fait capable de marcher cette distance et, en fait, l'exercice peut me faire Ă©galement du bien. Mettons-nous en route. Nous nous mĂźmes effectivement en routeâ et j'aurais aimĂ© examiner de plus prĂšs certaines des choses intĂ©ressantes observĂ©es en chemin. J'Ă©tais extrĂȘmement intriguĂ© par les portes, chacune ayant une inscription gravĂ©e sur la porte elle-mĂȘme. â Toutes ces piĂšces, Lobsang, sont consacrĂ©es Ă diffĂ©rentes sciences, des sciences dont on n'a jamais entendu parler en ce monde, parce qu'ici nous sommes comme des aveugles essayant de trouver leur chemin dans une maison qui a de nombreux corridors. Mais je suis quelqu'un douĂ© de la vue puisque je peux lire ces inscriptions et, comme je te l'ai dit, je suis dĂ©jĂ venu dans ces cavernes. Finalement, nous arrivĂąmes Ă un mur apparemment infranchissable. Il y avait une porte sur la gauche, et une porte sur la droite, mais le Lama Mingyar Dondup les ignora et, se tenant plutĂŽt juste face Ă ce mur, il prononça un son trĂšs particulier sur un ton autoritaire. ImmĂ©diatement, sans aucun bruit, le mur se divisa en deux et les deux moitiĂ©s disparurent dans les cĂŽtĂ©s du corridor. Ă l'intĂ©rieur, il n'y avait qu'une faible lumiĂšre, un scintillement comme celui des Ă©toiles. Nous entrĂąmes dans la salle qui paraissait aussi vaste que le monde. Avec un trĂšs lĂ©ger bruissement, les deux moitiĂ©s de la porte se refermĂšrent derriĂšre nous, et cette fois nous Ă©tions de l'autre cĂŽtĂ© du mur apparemment infranchissable. La lumiĂšre s'intensifia quelque peu nous permettant d'entrevoir un grand globe flottant dans l'espace. En fait il n'Ă©tait pas vraiment rond, mais avait plutĂŽt une forme de poire et de ses deux extrĂ©mitĂ©s sortaient des Ă©clairs. â Ces Ă©clairs sont les champs magnĂ©tiques du monde. Tu apprendras tout Ă ce sujet un peu plus tard. Je me tenais lĂ , bouche bĂ©e. Il semblait y avoir de chatoyants rideaux de lumiĂšre en perpĂ©tuel changement autour des pĂŽles ; ils semblaient onduler et couler d'un pĂŽle Ă l'autre, mais avec une forte attĂ©nuation de couleurs au niveau de l'Ă©quateur. Le Lama prononça quelques mots, des mots dans une langue qui m'Ă©tait inconnue. ImmĂ©diatement apparut la faible lumiĂšre d'une aube, comme celle qui accompagne la naissance d'un nouveau jour, et je me sentis comme quelqu'un qui vient tout juste de se rĂ©veiller d'un rĂȘve. Mais ce n'Ă©tait pas un rĂȘve, comme je le dĂ©couvris rapidement. â Nous allons nous asseoir ici, dit mon MaĂźtre, parce que ceci est une console qui permet de faire varier les Ă©poques. Tu n'es plus dans la troisiĂšme dimension maintenant, rappelle-toi ; ici, tu es dans la quatriĂšme dimension, et peu de gens peuvent y survivre. Aussi, si tu te sens bouleversĂ© ou malade de quelque façon, avertis-moi aussitĂŽt pour que je puisse te venir en aide. Je pus vaguement voir la main droite du Lama tendue et prĂȘte Ă tourner un bouton. Il se tourna de nouveau vers moi en disant â Es-tu sĂ»r de te sentir bien, Lobsang ? Pas de nausĂ©e, pas de malaise ? â Non, MaĂźtre, je me sens trĂšs bien ; je suis absolument fascinĂ© et je me demande ce que nous verrons en premier. â Eh bien, tout d'abord nous devons voir la formation de ce monde, et ensuite l'arrivĂ©e des Jardiniers du Monde. Ils viendront tout d'abord repĂ©rer les lieux, et ils repartiront ensuite pour Ă©laborer des plans. Tu les verras revenir plus tard dans un Ă©norme vaisseau spatial, parce que c'est rĂ©ellement ce qu'est la Lune. Soudainement tout devint noir, la noirceur la plus noire que j'aie jamais connue ; mĂȘme par une nuit sans lune il y a toujours eu la faible clartĂ© des Ă©toiles, et mĂȘme dans une piĂšce fermĂ©e sans fenĂȘtre, il y avait encore une impression d'un peu de lumiĂšre. Mais ici il n'y avait rien, rien du tout. Et puis, je faillis tomber de mon siĂšge, je faillis bondir de frayeur Ă une vitesse incroyable, deux faibles points de lumiĂšre se frappĂšrent en se rejoignant, ils entrĂšrent en collision, et alors l'Ă©cran fut rempli de lumiĂšre. Je pus voir des gaz tourbillonnants et des fumĂ©es de diffĂ©rentes couleurs, et ensuite l'Ă©cran tout entier, le globe tout entier remplit tout l'espace. Je pus voir des riviĂšres de feu se dĂ©versant de volcans crachant des flammes. L'air Ă©tait oppressant. J'Ă©tais conscient, mais obscurĂ©ment, d'ĂȘtre en train d'observer quelque chose et en fait de ne pas ĂȘtre lĂ en personne. J'observai donc et je fus de plus en plus fascinĂ© de voir le monde rĂ©trĂ©cir quelque peu et les volcans devenir moins nombreux, tandis que les mers fumaient toujours Ă cause de la lave bouillante qui s'y Ă©tait dĂ©versĂ©e. Il n'y avait rien d'autre que des rochers et de l'eau. Il n'y avait qu'une Ă©tendue de terres, pas trĂšs grande, mais une seule masse solide qui donnait au globe un mouvement incohĂ©rent particulier. Il ne suivait pas un trajet circulaire, mais semblait plutĂŽt suivre celui qu'aurait tracĂ© la main tremblante d'un enfant. Au fur et Ă mesure que je regardais, la masse terrestre prit une forme de plus en plus sphĂ©rique tandis qu'elle se refroidissait. Mais il n'y avait toujours Ă sa surface que des rochers et de l'eau et de violentes tempĂȘtes y faisaient rage. Sous l'effet des vents, les cimes montagneuses basculĂšrent et dĂ©valĂšrent les pentes pour ĂȘtre rĂ©duites en poussiĂšre. Le temps s'Ă©coula et Ă prĂ©sent la terre recouvrait une partie du monde, car elle-mĂȘme Ă©tait faite de la poussiĂšre broyĂ©e des montagnes. Elle se souleva et trembla, et en certains endroits de grands jets de fumĂ©e et de vapeur Ă©mergĂšrent et tandis que j'observais, je vis une section de terre se dĂ©tacher soudainement de la masse continentale principale. Elle s'en dĂ©tacha et pendant quelques secondes elle sembla s'accrocher Ă la masse principale dans le vain espoir d'ĂȘtre rĂ©unie. Je pouvais voir des animaux glisser le long des pentes et tomber dans l'eau bouillante. Puis, la section sĂ©parĂ©e se fendit davantage, se dĂ©tacha complĂštement et disparut sous les vagues. Ătrangement, je constatai que je pouvais voir en mĂȘme temps l'autre cĂŽtĂ© du monde, et je vis, Ă ma grande stupĂ©faction, une terre sortir de la mer. Elle s'Ă©leva comme si une main gĂ©ante l'avait soulevĂ©, elle s'Ă©leva, trembla un peu, puis frĂ©mit en s'immobilisant. Cette terre, bien sĂ»r, n'Ă©tait que roches pas une plante, pas un brin d'herbe, ni rien qui ressembla Ă des arbres. Et tandis que je regardais, une montagne Ă proximitĂ© explosa en flammes, des flammes Ă©clatantes, rouges, jaunes et bleues, puis arriva alors un flux de lave, chauffĂ©e Ă blanc, coulant comme un flot d'eau chaude. Mais aussitĂŽt que la lave toucha l'eau, elle se gĂ©lifia et se solidifia, et bientĂŽt la surface de la roche nue fut couverte par une masse d'un jaune bleuĂątre qui se refroidit rapidement. Quittant l'Ă©cran des yeux je me demandai alors oĂč Ă©tait mon Guide. Il Ă©tait lĂ juste derriĂšre moi et me dit TrĂšs intĂ©ressant, Lobsang, trĂšs intĂ©ressant, pas vrai ? Nous voulons voir beaucoup plus de choses, aussi nous allons sauter la partie oĂč la terre stĂ©rile tremblait et se tordait en se refroidissant dans l'espace. Quand nous reprendrons, nous verrons les premiers types de vĂ©gĂ©tation. Je me calai dans mon fauteuil, absolument stupĂ©fait. Est-ce que tout ceci se passait rĂ©ellement ? Je me faisais l'effet d'un dieu assistant Ă la naissance du monde. J'eus une sensation bizarreâ parce que ce monde en face de moi paraissait plus grand que celui que je connaissais, et je â eh bien, il me semblait possĂ©der de remarquables pouvoirs de vision. Je pus voir les flammes dĂ©vorer le centre du monde et en faire un monde creux, quelque chose comme une balle, et pendant tout le temps que j'observais, des mĂ©tĂ©orites, de la poussiĂšre cosmique, et d'Ă©tranges, Ă©tranges choses tombĂšrent sur la surface de la Terre. Devant moi, Ă portĂ©e de main, pensai-je, tomba une machine. Je ne pouvais en croire mes yeux parce qu'elle s'Ă©ventra et des corps en tombĂšrent, des corps et des appareils, et je pensai en moi-mĂȘme "Dans l'Avenir quelqu'un pourrait dĂ©couvrir cette Ă©pave et se demander ce qui provoqua sa chute, se demander ce que c'Ă©tait." â Tu as raison, Lobsang, me dit alors mon Guide qui avait captĂ© ma pensĂ©e, cela s'est dĂ©jĂ produit. Ă l'Ăpoque actuelle, des mineurs de charbon ont dĂ©couvert des choses vraiment remarquables des artefacts rĂ©vĂ©lant une compĂ©tence inconnue sur cette Terre. Des instruments trĂšs Ă©tranges ont Ă©galement Ă©mergĂ© du charbon et, dans un cas, le squelette complet d'un homme de trĂšs grande taille, de trĂšs haute stature. Toi et moi, Lobsang, sommes les seuls Ă voir ceci, parce qu'avant que la machine ne soit achevĂ©e les Dieux que l'on appelle les Jardiniers du Monde se sont disputĂ©s pour des histoires de femmes et c'est pour cela que nous ne pouvons voir que la formation de ceci, notre Terre. Si la machine avait Ă©tĂ© terminĂ©e, nous aurions pu voir Ă©galement d'autres mondes. Cela n'aurait-il pas Ă©tĂ© une chose merveilleuse ? Les mĂ©tĂ©orites pleuvaient, soulevant des colonnes d'eau en touchant la masse liquide et provoquant de fortes empreintes lorsqu'ils heurtaient la roche ou le sol rudimentaire qui couvrait alors la Terre. Le Lama dĂ©plaça sa main vers un autre bouton â je suppose qu'on devrait en fait parler de commutateurs â et l'action dĂ©fila Ă si grande vitesse que je ne pus voir ce qu'il en Ă©tait, puis le rythme se ralentit et l'on vit Ă nouveau la surface du globe recouverte cette fois d'une vĂ©gĂ©tation luxuriante. Il y avait d'immenses fougĂšres, plus grandes que des arbres, qui se dressaient vers le ciel, un ciel maintenant couvert de nuages pourpres donnant Ă l'air lui-mĂȘme une teinte pourprĂ©e. Il Ă©tait fascinant au dĂ©but de voir une crĂ©ature aspirer, puis expirer ce qui ressemblait Ă une fumĂ©e pourpre. Mais je me lassai bientĂŽt de ce tableau et regardai plus loin. Il y avait des monstres horribles qui d'un pas lent et pesant avançaient Ă travers des marĂ©cages ; rien ne semblait pouvoir les arrĂȘter. Une crĂ©ature gigantesque â je n'ai pas la moindre idĂ©e de son nom â vint Ă l'encontre de tout un groupe d'autres crĂ©atures lĂ©gĂšrement plus petites. Celles-ci ne voulant pas s'Ă©carter, et la plus grosse ne s'arrĂȘtant pas, cette derniĂšre qui portait sur son nez une Ă©norme corne se mit alors Ă foncer dans le groupe, tĂȘte baissĂ©e. Sur le sol dĂ©trempĂ©, maculĂ© de sang et parsemĂ© d'intestins et d'autres choses de mĂȘme nature, arrivĂšrent ensuite d'Ă©tranges crĂ©atures Ă six pattes qui Ă©mergĂšrent de l'eau ; leurs mĂąchoires ressemblaient Ă deux pelles. Ils enfournĂšrent prestement tout ce qu'ils trouvĂšrent et quand ils eurent terminĂ©, ces animaux semblĂšrent encore chercher quelque chose Ă se mettre sous la dent. L'un de leurs compagnons avait butĂ© contre un tronc d'arbre ou quelque chose de ce genre et s'Ă©tait cassĂ© une patte. Avisant cela, ils se prĂ©cipitĂšrent sur lui et le dĂ©vorĂšrent tout vivant, ne laissant que les os pour tĂ©moigner de l'Ă©vĂ©nement. Mais bientĂŽt les os furent recouverts de feuillage qui avait poussĂ©, s'Ă©tait Ă©panoui et s'Ă©tait flĂ©tri, puis Ă©tait tombĂ© au sol. Des millions d'annĂ©es plus tard ceci deviendrait une veine de charbon et les os des animaux seraient dĂ©terrĂ©s en devenant une source d'Ă©tonnement. Le monde tourna plus vite maintenant, parce que les choses progressaient plus rapidement. Le Lama Mingyar Dondup tendit le bras vers un autre interrupteur et de son coude gauche me donna un petit coup dans les cĂŽtes en disant â Lobsang, Lobsang, tu ne dors pas, n'est-ce pas ? Tu dois voir ceci. Reste Ă©veillĂ© et regarde. Il mit en marche je ne sais trop quoi on pourrait dire une image, mais elle Ă©tait tridimensionnelle et on pouvait passer derriĂšre sans effort apparent. Le Lama me donna de nouveau un petit coup de coude dans les cĂŽtes et pointa le ciel pourpre. Il y avait lĂ un miroitement argentĂ©, un long tube d'argent fermĂ© aux deux extrĂ©mitĂ©s qui descendait lentement. Il finit par Ă©merger des nuages pourpres et plana plusieurs pieds m au-dessus du terrain, puis, comme s'il avait soudainement pris une grande dĂ©cision, il se laisse tomber doucement sur la surface du monde. Pendant quelques minutes il resta simplement lĂ , immobile. Il donnait l'impression d'un animal mĂ©fiant qui regardait aux alentours avant de quitter la sĂ©curitĂ© de son abri. Finalement la crĂ©ature sembla satisfaite et une grande section de mĂ©tal tomba de cĂŽtĂ© et frappa le sol avec un claquement mou. Un certain nombre de crĂ©atures Ă©tranges apparurent dans l'ouverture en regardant autour d'elles. Elles avaient environ deux fois la taille d'un homme de grande taille et Ă©taient deux fois plus larges, mais elles semblaient revĂȘtues d'une sorte de vĂȘtement qui les couvrait de la tĂȘte aux pieds. La partie couvrant la tĂȘte Ă©tait tout Ă fait transparente. Nous pouvions voir les visages austĂšres, autocratiques, des gens. Ceux-ci paraissaient penchĂ©s sur une carte et prenaient des notes. Ils dĂ©cidĂšrent finalement que tout allait bien et se mirent ainsi Ă descendre un par un le long de la paroi mĂ©tallique qu'ils avaient jetĂ©e sur le sol, mais dont une extrĂ©mitĂ© Ă©tait restĂ©e attachĂ©e au vaisseau. Ces hommes Ă©taient couverts d'une sorte de gaine ou de vĂȘtement de protection. L'un de ces hommes â je crois qu'il s'agissait d'hommes, car il Ă©tait difficile de le dĂ©terminer Ă travers toute la fumĂ©e et la difficultĂ© de voir Ă travers leurs casques transparents â mais l'un d'eux glissa de la grande piĂšce de mĂ©tal et tomba tĂȘte premiĂšre dans la vase. Presque avant qu'il n'ait touchĂ© la surface, d'abominables crĂ©atures jaillirent de la vĂ©gĂ©tation et l'attaquĂšrent. Ses camarades sortirent prĂ©cipitamment, pour le dĂ©fendre, des armes qu'ils portaient Ă leur ceinture. L'homme fut tirĂ© prestement sur passerelle de mĂ©tal ; l'on put voir que ce qui enveloppait le corps Ă©tait sĂ©rieusement dĂ©chirĂ©, apparemment par des animaux, et qu'il saignait abondamment. Deux des hommes le ramenĂšrent Ă l'intĂ©rieur du vaisseau, ou quelle que soit la chose, et ressortirent plusieurs minutes plus tard en tenant quelque chose dans leurs mains. Debout sur la paroi mĂ©tallique, tous deux appuyĂšrent sur un bouton de l'appareil qu'ils portaient et une flamme sortit d'un bec pointu. Tous les insectes furent carbonisĂ©s et balayĂ©s de la paroi de mĂ©tal qui fut alors relevĂ©e dans le corps du navire. Les hommes qui portaient le lance-flammes se dĂ©placĂšrent prudemment, projetant les flammes sur le sol et brĂ»lant toute une bande de terre d'un cĂŽtĂ© du navire. Ils Ă©teignirent alors leur appareil et s'empressĂšrent de rejoindre les autres hommes qui avaient traversĂ© une forĂȘt de fougĂšres. Ces fougĂšres Ă©taient aussi hautes que de grands arbres et il Ă©tait facile de suivre le passage de ceux-ci parce qu'apparemment ils avaient une sorte de dispositif de coupe qui, oscillant d'un cĂŽtĂ© Ă l'autre, coupait les fougĂšres presque jusqu'au niveau du sol. Je dĂ©cidai qu'il me fallait essayer de voir ce qu'ils faisaient. Je changeai de place et m'assis un peu plus sur la gauche. De lĂ j'avais une meilleure vue puisque je pouvais maintenant voir les hommes venir apparemment vers moi. En tĂȘte du groupe, deux hommes tenaient une machine qui glissait et coupait toutes les fougĂšres sur son chemin. Elle semblait munie d'une lame rotative, et ils eurent tĂŽt fait de passer Ă travers la forĂȘt de fougĂšres et de dĂ©couvrir une clairiĂšre oĂč Ă©taient rassemblĂ©s un certain nombre d'animaux. Les animaux regardĂšrent les hommes et les hommes regardĂšrent les animaux. L'un des hommes voulant tester leur agressivitĂ© pointa vers eux un tube en mĂ©tal et dĂ©clencha une petite saillie mĂ©tallique. Il y eut une formidable explosion et l'animal qui avait Ă©tĂ© visĂ© tomba tout simplement en morceaux, il s'effondra tout simplement. Cela me rappela un moine qui Ă©tait tombĂ© du sommet d'une montagne tout fut totalement dispersĂ©. Quant aux autres animaux, il n'y en eut plus aucun signe ; ils avaient pris la fuite Ă toute vitesse. â Nous ferions mieux de passer Ă autre chose, Lobsang ; nous avons encore beaucoup de choses Ă voir. Nous allons sauter environ mille ans. Le Lama manĆuvra l'un de ces interrupteurs et tout dans le globe se mit Ă tourbillonner, puis revint finalement Ă son rythme naturel de rotation. â Ceci est un moment plus appropriĂ©, Lobsang. Sois trĂšs attentif, parce que nous allons voir comment ces grottes furent fabriquĂ©es. Nous observĂąmes trĂšs attentivement et vĂźmes une rangĂ©e de collines trĂšs basses ; au fur et Ă mesure qu'elles se rapprochaient nous nous aperçûmes qu'il s'agissait de rocs recouverts d'une espĂšce de mousse verdĂątre, sauf tout en haut oĂč il n'y avait que de la roche dĂ©nudĂ©e. Sur un cĂŽtĂ© nous vĂźmes d'Ă©tranges maisons qui semblaient Ă moitiĂ© rondes. Imaginez une balle que l'on aurait coupĂ©e en deux et dont on aurait posĂ© la moitiĂ© Ă plat sur le sol et vous aurez une idĂ©e de ces constructions. Nous y vĂźmes des gens aller et venir. Ils Ă©taient vĂȘtus d'un quelconque tissu qui leur collait au corps et qui ne laissait aucun doute sur leur sexe. Toutefois ils ne portaient pas Ă prĂ©sent leurs casques transparents et, discutant entre eux, il semblait y avoir pas mal de disputes en cours. L'un des hommes Ă©tait apparemment le chef. Il donna brusquement des ordres ; une machine sortit de l'un des abris et se dirigea vers la crĂȘte rocheuse. L'un des hommes prit place Ă l'arriĂšre de l'appareil, sur un siĂšge mĂ©tallique. Alors la machine se mit en marche, dĂ©gageant quelque choseâ Ă partir d'embouts situĂ©s tout le long de l'avant, de l'arriĂšre et des cĂŽtĂ©s, et au fur et Ă mesure que la machine se dĂ©plaçait lentement, la roche fondait et semblait se rĂ©tracter. La machine Ă©mettait amplement de lumiĂšre et nous permettait ainsi de voir qu'elle perçait un tunnel directement dans la roche vivante. Elle continua d'aller de l'avant, puis elle se mit Ă tourner en rond, et au bout de quelques heures elle avait creusĂ© la grande caverne dans laquelle nous avions pĂ©nĂ©trĂ© en premier. C'Ă©tait une immense caverne et nous pĂ»mes voir qu'il s'agissait en fait d'un hangar ou d'un garage pour certaines de leurs machines qui survolaient constamment l'endroit. Tout cela nous laissa tout Ă fait perplexes ; nous ne pensions plus ni Ă boire ni Ă manger et le temps n'avait plus d'importance. Lorsque la grande piĂšce fut terminĂ©e, la machine suivit une trajectoire qui avait Ă©tĂ© apparemment marquĂ©e au sol, et cette trajectoire devint l'un des couloirs. Cela continua et continua, hors de notre vue, mais alors d'autres machines arrivĂšrent pour creuser des piĂšces de diffĂ©rentes tailles dans les couloirs. Elles semblaient simplement faire fondre la roche puis, en reculant, elles laissaient une surface aussi lisse que du verre. Il n'y avait ni poussiĂšre ni saletĂ©, mais simplement cette surface luisante. Au fur et Ă mesure que les machines effectuaient leur travail, des Ă©quipes d'hommes et de femmes entraient dans les piĂšces, transportant des boĂźtes et des boĂźtes et encore plus de boĂźtes, mais celles-ci paraissaient flotter dans l'air. Chose certaine, il ne fallait aucun effort pour les soulever. Mais un superviseur se tenait au milieu de la piĂšce et indiquait oĂč chaque boĂźte devait ĂȘtre dĂ©posĂ©e. Puis, quand la piĂšce eut son lot complet de boĂźtes, les travailleurs commencĂšrent Ă dĂ©baller certaines d'entre elles. Il y avait d'Ă©tranges appareils et toutes sortes d'objets curieux, parmi lesquels je reconnus un microscope. J'en avais vu un modĂšle trĂšs grossier auparavant chez le DalaĂŻ-Lama qui en avait reçu un d'Allemagne, et je connaissais donc le principe de l'appareil. Nous fĂ»mes attirĂ©s par une querelle qui semblait avoir lieu. C'Ă©tait comme si certains des hommes et des femmes Ă©taient opposĂ©s aux autres hommes et femmes. On criait et on gesticulait beaucoup, jusqu'Ă ce que finalement tout un groupe d'hommes et de femmes montent dans certains de ces vĂ©hicules qui voyagent dans les airs. Ils ne firent aucun adieu ou quoi que ce soit du genre, mais montĂšrent simplement Ă bord, fermĂšrent les portes, et les machines s'envolĂšrent. Quelques jours plus tard â jours selon la vitesse du globe que nous observions â un certain nombre de vaisseaux revinrent et planĂšrent au-dessus du camp. Puis le dessous des navires s'ouvrit pour dĂ©verser des choses. Nous observions et pouvions voir les gens s'enfuir dĂ©sespĂ©rĂ©ment de lĂ oĂč tombaient les choses. Puis ils se jetĂšrent Ă terre quand le premier objet frappa le sol et explosa dans un violent flash pourpre Ă©clatant. Nous eĂ»mes du mal Ă voir parce que nous Ă©tions totalement Ă©blouis par l'Ă©clat du flash, mais alors, sortant de la forĂȘt de fougĂšres apparurent de minces faisceaux de lumiĂšre vive dont l'un frappa l'une des machines dans les airs. Celle-ci disparut immĂ©diatement dans une gerbe de flammes. â Tu vois, Lobsang mĂȘme les Jardiniers de la Terre avaient leurs problĂšmes. Leur problĂšme Ă©tait le sexe ; il y avait trop d'hommes et pas assez de femmes, et quand les hommes sont restĂ©s longtemps Ă l'Ă©cart des femmes â eh bien, ils deviennent lascifs et recourent Ă une grande violence. Mais nous n'allons pas nous attarder lĂ -dessus, ce sont seulement des histoires de meurtres et de viols. Au bout d'un certain temps de nombreux vaisseaux repartirent, apparemment vers leur vaisseau mĂšre qui faisait le tour du globe loin dans l'espace. Au bout de quelques jours un certain nombre de grands vaisseaux revinrent et atterrirent. Des hommes lourdement armĂ©s en descendirent et ils commencĂšrent une chasse Ă l'homme Ă travers le feuillage. Ils tirĂšrent Ă vue sans poser de questions, c'est-Ă -dire qu'ils tiraient si la personne Ă©tait un homme. S'il s'agissait d'une femme, ils la capturaient et l'emmenaient Ă l'un des navires. Il fallut faire une pause. Nos entrailles criaient famine et nous avions soif. Nous prĂ©parĂąmes notre tsampa traditionnelle, et aprĂšs avoir bu de l'eau, mangĂ© et effectuĂ© quelques autres besognes, nous revĂźnmes dans la salle oĂč se trouvait le globe qui reprĂ©sentait le monde. Le Lama Mingyar Dondup actionna quelque chose, et nous vĂźmes de nouveau le monde. Il s'y trouvait maintenant des crĂ©atures, des crĂ©atures d'environ quatre pieds 1,20 m de haut et aux jambes trĂšs, trĂšs arquĂ©es. Elles avaient des armes en quelque sorte qui consistaient en un bĂąton Ă l'extrĂ©mitĂ© duquel Ă©tait attachĂ©e une pierre tranchante, qu'elles rendaient encore plus tranchante en la rognant et la rognant jusqu'Ă en obtenir un bord rĂ©ellement affilĂ©. Un certain nombre d'individus Ă©taient occupĂ©s Ă la fabrication de ces armes, tandis que d'autres en construisaient d'autres modĂšles qui consistaient en bandes de cuir du milieu desquelles ils plaçaient de grosses pierres. Deux hommes tiraient sur la laniĂšre de cuir que l'on avait saturĂ© d'eau pour la rendre extensible, et lorsqu'ils la relĂąchaient la pierre placĂ©e en son centre s'Ă©lançait vers l'ennemi. Mais nous Ă©tions davantage intĂ©ressĂ©s Ă voir comment changĂšrent les civilisations, aussi le Lama Mingyar Dondup actionna Ă nouveau les commandes et tout devint obscur dans le globe. Il sembla s'Ă©couler plusieurs minutes avant que la scĂšne ne s'illumine progressivement, comme si l'aube apparaissait lentement, pour faire place bientĂŽt Ă la vĂ©ritable lumiĂšre du jour, et nous vĂźmes une ville imposante toute hĂ©rissĂ©e de flĂšches et de minarets. D'une tour Ă l'autre s'Ă©tendaient des ponts Ă l'aspect fragile. Cela me paraissait incroyable qu'ils puissent se maintenir, encore moins supporter la circulation, mais je m'aperçus alors que toute la circulation Ă©tait aĂ©rienne. Bien sĂ»r, quelques personnes se promenaient sur les ponts et sur les diffĂ©rents niveaux de rues. Soudain un terrible mugissement retentit. Nous ne comprĂźmes pas tout d'abord qu'il venait du monde que nous regardions, mais trĂšs vite nous vĂźmes une multitude de points minuscules arriver sur la ville. Juste avant d'atteindre celle-ci, ces points minuscules dĂ©crivirent des cercles en laissant tomber des choses de leurs parties infĂ©rieures. L'imposante citĂ© s'effondra. Les tours furent arrachĂ©es tandis que les ponts s'Ă©crasĂšrent, donnant l'impression de longueurs de ficelles trop nouĂ©es et emmĂȘlĂ©es pour ĂȘtre d'une quelconque utilitĂ©. Nous vĂźmes des corps tomber des Ă©difices les plus hauts. Nous pensĂąmes qu'il devait s'agir de citoyens Ă©minents Ă©tant donnĂ© leurs vĂȘtements et la qualitĂ© du mobilier qui tombait avec eux. Nous regardions sans mot dire. Nous vĂźmes un autre lot de petits points noirs venir de l'autre direction et ils attaquĂšrent les envahisseurs avec une fĂ©rocitĂ© sans prĂ©cĂ©dent. Ils semblaient ne tenir aucun compte de leur propre vie ; ils tiraient sur l'ennemi et si cela ne rĂ©ussissait pas Ă les abattre, les dĂ©fenseurs plongeaient directement sur ces â eh bien, je ne peux que leur donner le nom de gros bombardiers. Le jour prit fin et la nuit tomba sur la scĂšne, une nuit illuminĂ©e par de gigantesques flamboiements alors que la ville brĂ»lait. Les flammes Ă©clataient partout ; de l'autre cĂŽtĂ© du globe nous pouvions voir des villes en flammes, et quand la lumiĂšre de l'aurore illumina la scĂšne suivie d'un soleil rouge sang, nous ne vĂźmes que des tas d'Ă©paves, des piles de cendres et de mĂ©tal tordu. â Allons un peu plus loin, dĂ©clara le Lama Mingyar Dondup. Nous ne voulons pas voir tout ceci, Lobsang, parce que, mon pauvre ami, tu verras tout cela dans la vie rĂ©elle avant que ton temps en ce monde ne prenne fin. Le globe qui reprĂ©sentait le monde tourna. De la noirceur Ă la lumiĂšre, de la lumiĂšre Ă la noirceur, j'en oublie le nombre de fois qu'il tourna, ou peut-ĂȘtre ne l'ai-je jamais su, mais finalement le Lama tendit la main et le tournoiement du globe ralentit Ă son rythme normal. Nous regardĂąmes attentivement d'un cĂŽtĂ© et de l'autre, et vĂźmes alors des hommes avec des morceaux de bois sous forme d'une charrue. Des chevaux traĂźnaient les charrues Ă travers le sol, et nous vĂźmes un Ă©difice aprĂšs l'autre tout simplement basculer, basculer dans la tranchĂ©e creusĂ©e par la charrue. Jour aprĂšs jour ils continuĂšrent Ă labourer, jusqu'Ă ce qu'il n'y ait plus le moindre signe qu'une civilisation ait dĂ©jĂ existĂ© dans cette rĂ©gion. â Je crois que c'est suffisant pour aujourd'hui, dit alors le Lama Mingyar Dondup. Nos yeux seront trop fatiguĂ©s pour faire quoi que ce soit demain, et nous voulons regarder ceci parce que cela va se produire maintes et maintes fois jusqu'Ă ce que, Ă la fin, les guerriers aient pratiquement exterminĂ© toute vie sur le monde. Allons manger quelque chose et nous retirer pour la nuit. Je le regardai avec surprise. â Nous coucher ? Mais comment savez-vous, MaĂźtre, que c'est dĂ©jĂ la nuit ? Le Lama me montra du doigt un petit carrĂ© qui se trouvait assez Ă©loignĂ© du sol, peut-ĂȘtre aussi haut que trois hommes se tenant debout sur les Ă©paules de l'autre. Il y avait lĂ une main, un pointeur, et sur ce qui semblait ĂȘtre un fond carrelĂ©, il y avait certaines divisions de lumiĂšre et d'obscuritĂ© ; la main pointait maintenant entre la lumiĂšre Ă son plus faible et l'obscuritĂ© Ă son plus sombre. â Et voilĂ , Lobsang, dit le Lama, un nouveau jour est sur le point de commencer. Nous avons tout de mĂȘme beaucoup de temps pour nous reposer. Pour ma part, je retourne Ă la fontaine de jouvence parce que mes jambes me font trĂšs mal. Je pense que j'ai dĂ» m'Ă©corcher sĂ©rieusement les os en me lacĂ©rant la chair. â MaĂźtre, MaĂźtre, dis-je, permettez-moi de vous aider. Je me prĂ©cipitai dans la salle oĂč se trouvait la fontaine et retroussai ma robe. L'eau commença alors Ă monter et je tournai la petite chose que le Lama avait appelĂ©e un robinet, je le tournai de façon Ă ce que l'eau continue Ă couler aprĂšs que je sois sorti ; je tournai ensuite une autre manette-robinet qui, selon ce que le Lama m'avait dit, dispensait une grande quantitĂ© de pĂąte mĂ©dicamenteuse dans l'eau oĂč elle se dissolvait rapidement en tourbillonnant avec l'eau. Le Lama s'assit sur le bord du bassin et mit ses jambes dans l'eau. â Ah ! s'exclama-t-il, cela fait du bien. Cela me soulage beaucoup, Lobsang. BientĂŽt mes jambes seront de nouveau parfaitement normales et tout ceci ne sera plus que quelque chose dont nous discuterons avec Ă©merveillement. Je frottai ses jambes vigoureusement, et de petits morceaux de tissu cicatriciel se dĂ©tachĂšrent jusqu'Ă ce que, finalement, il n'en resta plus aucun et que ses jambes aient repris une apparence normale. â Cela a meilleur aspect, dis-je. Pensez-vous que c'est suffisant pour l'instant ? â Oui, je suis certain que cela suffit. Nous ne voulons pas y passer la moitiĂ© de la nuit, n'est-ce pas ? Nous allons en rester lĂ pour l'instant et aller manger quelque chose. Ce disant, il sortit du bassin et je tournai la grande roue qui servait Ă faire s'Ă©couler l'eau quelque part. Je restai lĂ jusqu'Ă ce que le bassin fut complĂštement vide et tournai alors le robinet Ă fond afin de faire disparaĂźtre des morceaux de tissu cicatriciel. Je fermai ensuite les robinets et partis Ă la recherche du Lama. â Nous en avons assez fait pour aujourd'hui, Lobsang, dit mon Guide. Je te propose un bol d'eau et de tsampa, puis nous irons nous coucher. Nous mangerons mieux demain matin. Nous nous assĂźmes donc par terre dans la position habituelle du lotus, et mangeĂąmes notre tsampa Ă l'aide de cuillĂšres. Nous nous considĂ©rĂąmes extrĂȘmement raffinĂ©s nous ne nous servions pas de nos doigts mais plutĂŽt d'un instrument civilisĂ© qui, d'aprĂšs les images de l'un des livres, s'appelait une cuillĂšre. Mais avant mĂȘme d'avoir terminĂ© mon bol, je tombai Ă la renverse et sombrai dans un profond sommeil, loin des tournoiements du monde. Chapitre Six Je m'assis soudainement dans l'obscuritĂ©, me demandant oĂč j'Ă©tais. Ce faisant, la lumiĂšre apparut progressivement, mais pas comme celle d'une bougie qui donne une lueur un moment et de l'obscuritĂ© le moment suivant ; celle-ci arriva comme Ă l'aube, de telle sorte que les yeux ne subissaient aucune tension. Je pouvais entendre le Lama Mingyar Dondup s'affairant dans la cuisine. Il m'appela en disant â Je prĂ©pare ton petit dĂ©jeuner, Lobsang, parce qu'il te faudra manger ce genre de chose quand tu iras vivre dans la partie Occidentale de ce monde, alors aussi bien t'y habituer maintenant. LĂ -dessus il eut un petit rire joyeux. Je me levai et commençai Ă me diriger vers la cuisine. Puis, non, la Nature doit passer en premier, me dis-je, et je pris donc la direction opposĂ©e afin qu'elle PUISSE passer en premier. Cette tĂąche accomplie en toute sĂ©curitĂ©, je revins Ă la cuisine alors que le Lama Ă©tait en train de mettre quelque chose dans une assiette. C'Ă©tait une sorte de truc brun-rougeĂątre, et il y avait deux Ćufs, frits, je suppose, mais Ă cette Ă©poque je n'avais encore jamais mangĂ© de nourriture frite. Il me fit donc asseoir Ă la table et se tint derriĂšre moi. â Maintenant, Lobsang, ceci est une fourchette. Tu la prends dans ta main gauche et maintiens le morceau de bacon pendant que tu le coupes avec le couteau que tu tiens dans ta main droite. Puis, l'ayant coupĂ© en deux, tu utilises la fourchette pour porter le morceau de bacon Ă ta bouche. â Quelle idĂ©e stupide ! m'exclamai-je en prenant le bacon entre le pouce et l'index, me mĂ©ritant du coup un petit coup sec sur les jointures. â Non, non, non, Lobsang ! Tu iras en Occident pour accomplir une tĂąche spĂ©ciale et il te faudra vivre comme ils vivent ; pour cela, tu dois apprendre comment faire dĂšs maintenant. Prends ce bacon avec ta fourchette et porte-le Ă ta bouche. Quand il est dans ta bouche tu retires ta fourchette. â Je ne peux pas, MaĂźtre, dis-je. â Tu ne peux pas ? Et pourquoi ne peux-tu faire ce que je te dis ? demanda le Lama. â J'avais cette chose dans la bouche quand vous m'avez frappĂ© les doigts et j'ai avalĂ© cette fichue nourriture. â Tu as lĂ l'autre morceau, regarde. Pique avec ta fourchette et porte-le Ă ta bouche. Mets-le bien Ă l'intĂ©rieur de ta bouche et retire la fourchette. Je fis comme il me disait, mais trouvai tout cela bien stupide. Pourquoi quelqu'un aurait-il besoin d'un morceau de mĂ©tal courbĂ© pour mettre des aliments dans sa bouche ? C'Ă©tait la chose la plus absurde que j'aie entendu Ă ce jour, mais ce qui suivit l'Ă©tait encore plus. â Maintenant, tu places la partie bombĂ©e de ta fourchette sous l'un des Ćufs, et avec le couteau tu en coupes Ă peu prĂšs le quart. Tu le mets ensuite dans ta bouche et le manges. â Voulez-vous dire que si je vais en Occident je devrai manger de façon aussi folle ? demandai-je au Lama. â C'est exactement ce que je veux dire, alors aussi bien t'y habituer dĂšs Ă prĂ©sent. Les doigts et les pouces sont trĂšs utiles pour une certaine catĂ©gorie de gens, mais tu es censĂ© ĂȘtre d'une Ă©toffe supĂ©rieure. Pour quelle raison penses-tu que je t'aie amenĂ© ici ? â Mais, MaĂźtre, nous sommes tombĂ©s dans ce fichu endroit par accident ! dis-je. â Non pas, non pas, reprit le Lama. Nous sommes arrivĂ©s ici par accident, certes, mais c'Ă©tait notre destination. Tu vois, le vieil ermite Ă©tait le Gardien de cet endroit. Il en fut le Gardien pendant environ cinquante ans et je t'emmenais ici pour que tu apprennes quelque chose de plus. Mais j'ai l'impression que tu t'es abĂźmĂ© la cervelle en tombant sur ce rocher ! â Je me demande quel Ăąge ont ces Ćufs, ajouta pensivement le Lama. Il dĂ©posa son couteau et sa fourchette, alla au rĂ©cipient oĂč les Ćufs Ă©taient conservĂ©s, et je le vis se mettre Ă compter les zĂ©ros. â Lobsang, ces Ćufs et ce bacon ont environ trois millions d'annĂ©es, et pourtant les Ćufs sont aussi frais que s'ils avaient Ă©tĂ© pondus hier. Je jouai avec l'Ćuf et le reste du bacon. J'Ă©tais dĂ©concertĂ©. J'avais vu des choses se dĂ©tĂ©riorer mĂȘme quand elles Ă©taient conservĂ©es dans la glace, et maintenant on me disait que je mangeais des aliments vieux de trois millions d'annĂ©es. â MaĂźtre, je suis dans une si grande confusion et plus vous m'en dites, plus vous soulevez de questions dans mon esprit. Vous me dites que ces Ćufs ont environ trois millions d'annĂ©es et je suis d'accord avec vous pour dire qu'ils ont l'air d'avoir Ă©tĂ© fraĂźchement pondus, sans aucune trace de dĂ©tĂ©rioration. Mais comment est-ce possible qu'ils aient trois millions d'annĂ©es ? â Lobsang, dit le Lama, il faudrait une explication trĂšs complexe pour rĂ©ellement te satisfaire concernant certaines de ces choses, mais regardons cela d'une maniĂšre qui n'est pas strictement exacte, mais qui devrait te donner une idĂ©e de ce que je veux dire. Maintenant, supposons que tu aies une collection de blocs. Ces blocs, que nous appellerons des cellules, peuvent ĂȘtre assemblĂ©s pour former diffĂ©rentes choses. Si tu jouais comme le font les enfants, tu pourrais construire des maisons avec ces petits cubes, puis tu pourrais les dĂ©faire pour fabriquer quelque chose de complĂštement diffĂ©rent. Eh bien, le bacon, les Ćufs, ou quoi que ce soit d'autres sont composĂ©s de petits blocs, de petites cellules qui ont une vie sans fin parce que la matiĂšre ne peut ĂȘtre dĂ©truite. Si la matiĂšre pouvait ĂȘtre dĂ©truite, l'Univers entier s'arrĂȘterait. Ainsi la Nature fait en sorte que ces blocs spĂ©cifiques prennent une forme qui reprĂ©sente le bacon, et d'autres blocs, les Ćufs. Maintenant, si tu manges le bacon et les Ćufs, tu ne perds rien parce que finalement tout ceci passe Ă travers toi, subit des modifications chimiques en cours de route, pour finir par ĂȘtre rĂ©pandu sur la terre oĂč ils nourriront les plantes en croissance. Et peut-ĂȘtre qu'un cochon ou un mouton viendront manger les plantes et grandiront Ă leur tour. C'est ainsi que tout dĂ©pend de ces blocs, de ces cellules. â Prenons des cellules qui sont ovales ; nous dirons que c'est le type naturel de la cellule. Elles donneront Ă une personne une silhouette bien proportionnĂ©e, mince, et peut-ĂȘtre grande. C'est parce que les cellules, les cellules ovales, sont toutes disposĂ©es dans une seule direction. Mais supposons que nous ayons un homme qui aime manger, qui mange bien au-delĂ de ses besoins, car on ne devrait manger que ce qu'il faut pour satisfaire sa faim immĂ©diate. Mais, de toute façon, cet homme mange pour le plaisir de manger, et ses cellules ovales deviennent rondes, et elles sont rondes parce qu'elles ont Ă©tĂ© remplies par un excĂšs de nourriture sous forme de graisse. Maintenant, bien sĂ»r, une forme ovale a une certaine longueur et si tu l'arrondis sans augmenter sa capacitĂ©, elle sera lĂ©gĂšrement moins longue ; c'est ainsi que notre gros homme est plus petit que ce qu'il aurait Ă©tĂ© s'il avait Ă©tĂ© mince. Je m'assis sur mes talons, rĂ©flĂ©chissant sĂ©rieusement Ă tout cela, et lui dis â Mais Ă quoi servent toutes ces cellules si ce n'est pas pour contenir quelque chose qui donne la vie et qui permettent Ă quelqu'un de faire quelque chose qu'une autre personne ne peut pas faire ? Le Lama rit et reprit â Je te donnais seulement une explication trĂšs grossiĂšre. Il existe diffĂ©rentes sortes de cellules. Une sorte de cellules que tu traites correctement peut faire de toi un gĂ©nie, mais la mĂȘme sorte de cellules que tu maltraites peut faire de toi un dĂ©ment. Je commence Ă me demander de quel cĂŽtĂ© tu penches en ce moment ! Nous avions fini notre petit dĂ©jeuner en transgressant la rĂšgle qui veut que l'on ne parle pas en mangeant par respect pour la nourriture. Mais je suppose que le Lama savait ce qu'il faisait et peut-ĂȘtre avait-il une permission spĂ©ciale pour enfreindre quelques-unes de nos lois. â Poursuivons notre visite. Il y a toutes sortes de choses Ă©tranges Ă voir ici, tu sais, Lobsang, et nous dĂ©sirons voir la montĂ©e et la chute des civilisations. Ici, tu peux voir cela avec exactitude, tel que cela s'est produit. Mais il n'est pas bon de passer tout notre temps Ă regarder dans le globe. On a besoin d'un changement, d'une rĂ©crĂ©ation ; rĂ©crĂ©ation signifie re-crĂ©ation, cela signifie que les cellules qui te permettent de voir ont Ă©tĂ© mises Ă rude Ă©preuve Ă recevoir autant d'images trĂšs semblables, ce qui fait qu'il te faut dĂ©tourner les yeux et regarder quelque chose de diffĂ©rent. Tu as besoin d'un changement et cela s'appelle re-crĂ©ation ou rĂ©crĂ©ation. Viens avec moi dans cette piĂšce. Je me levai Ă contrecĆur et le suivis en traĂźnant les pieds, donnant une impression exagĂ©rĂ©e de lassitude. Mais le Lama Mingyar Dondup connaissait tous ces trucs ; il en avait probablement fait autant avec son Guide. Sur le seuil de la porte je faillis tourner les talons et dĂ©guerpir. Il y avait lĂ quantitĂ© d'hommes et de femmes. Certains d'entre eux Ă©taient nus, et je vis une femme juste en face de moi, la premiĂšre femme nue que je voyais de ma vie, et je fis volte-face aprĂšs avoir formulĂ© des excuses Ă la dame pour avoir violĂ© son intimitĂ©. Mais le Lama Mingyar Dondup me saisit par les Ă©paules, et il riait tellement qu'il pouvait Ă peine parler. â Lobsang, Lobsang ! L'expression de ton visage, si cocasse, compense toutes les misĂšres que nous avons eues au cours de ce voyage. Il s'agit de gens prĂ©servĂ©s, de gens qui ont vĂ©cu auparavant sur diffĂ©rentes planĂštes. Ils furent amenĂ©s ici â vivants â pour servir de spĂ©cimens. Ils sont encore bien vivants, tu sais ! â Mais, MaĂźtre, comment peuvent-ils ĂȘtre toujours vivants aprĂšs un ou deux millions d'annĂ©es ? Pourquoi ne sont-ils pas rĂ©duits en poussiĂšre ? â Eh bien, c'est de nouveau l'animation suspendue. Ils sont dans un cocon invisible qui empĂȘche toute cellule de fonctionner. Mais, tu sais, tu dois entrer et venir examiner ces personnages, hommes et femmes, parce que tu auras beaucoup affaire aux femmes. Tu Ă©tudieras la mĂ©decine Ă Chongqing, et tu auras plus tard de trĂšs nombreuses femmes comme patientes. Il vaut donc mieux les connaĂźtre dĂšs Ă prĂ©sent. Ici, par exemple, tu as une femme qui Ă©tait sur le point de donner naissance Ă un enfant ; nous pourrions la rĂ©animer et faire naĂźtre l'enfant pour contribuer Ă ta formation, car ce que nous faisons est d'une importance primordiale et, s'il est nĂ©cessaire pour nous de sacrifier une, deux ou trois personnes, c'est quelque chose qui en vaut la peine si cela peut sauver ce monde et ses millions d'ĂȘtres. Je regardai de nouveau les gens et me sentis rougir violemment Ă la vue des femmes nues. â MaĂźtre, il y a une femme complĂštement noire lĂ -bas, mais comment est-ce possible ? Comment une femme peut-elle ĂȘtre entiĂšrement noire ? â Eh bien, Lobsang, je dois dire que ton Ă©tonnement me surprend. Il existe des gens de plusieurs couleurs diffĂ©rentes blancs, hĂąlĂ©s, bruns, et noirs, et sur certains mondes il existe des gens bleus et des gens verts. Tout cela dĂ©pend de la sorte de nourriture qu'eux-mĂȘmes, ainsi que leurs parents et leurs grands-parents, avaient l'habitude de manger. Cela dĂ©pend d'une sĂ©crĂ©tion du corps qui provoque la coloration. Mais viens examiner ces gens ! Le Lama se retourna et me quitta, entrant dans une piĂšce intĂ©rieure. Je me retrouvai seul avec ces gens qui n'Ă©taient pas morts mais pas vivants non plus. Timidement, je touchai le bras de la plus belle femme qu'il y avait lĂ , et il n'Ă©tait pas froid mais assez chaud, trĂšs semblable Ă la tempĂ©rature de mon propre corps, bien que celle-ci ait considĂ©rablement augmentĂ© depuis quelques instants ! Une pensĂ©e me vint alors Ă l'esprit. â MaĂźtre, MaĂźtre, j'ai une question urgente Ă vous poser. â Ah, Lobsang, je vois que tu as choisi la plus jolie femme du lot. Bien, laisse-moi admirer ton goĂ»t. VoilĂ une trĂšs belle femme, et nous voulons ce qu'il y a de mieux, parce que certaines vieilles rombiĂšres de musĂ©es sont totalement repoussantes. C'est dire que ceux qui ont planifiĂ© cette collection n'ont choisi que les plus belles. Mais quelle est ta question ? Il s'assit sur un tabouret et je fis de mĂȘme. â Comment se dĂ©veloppent les gens, comment se dĂ©veloppent-ils pour ressembler Ă leurs parents ? Pourquoi n'Ă©mergent-ils pas comme un bĂ©bĂ© et ne se mettent-ils pas Ă ressembler ensuite Ă un cheval ou Ă toute autre crĂ©ature ? â Les gens sont composĂ©s de cellules. DĂšs un trĂšs jeune Ăąge, les cellules contrĂŽlant le corps sont, si je peux dire, imprimĂ©es avec le caractĂšre et l'apparence gĂ©nĂ©rale des parents. Ainsi, ces cellules ont une mĂ©moire absolue de ce Ă quoi elles devraient ressembler, mais en vieillissant chaque cellule oublie un tout petit peu ce que le modĂšle devrait ĂȘtre. Les cellules, dirons-nous, s'Ă©cartentâ de la mĂ©moire cellulaire originale intĂ©grĂ©e. Par exemple, tu peux avoir une femme, comme celle que tu observes, qui peut avoir Ă©tĂ© â eh bien â endormie, de sorte que ses cellules suivent aveuglĂ©ment le modĂšle de la cellule prĂ©cĂ©dente. Je te dis tout cela de la maniĂšre la plus simple possible ; tu en apprendras davantage sur ce sujet au Chakpori et, plus tard, Ă Chongqing. Mais chaque cellule du corps a une mĂ©moire prĂ©cise de ce Ă quoi elle doit ressembler quand elle est en bonne santĂ©. Au fur et Ă mesure que le corps vieillit, la mĂ©moire du modĂšle initial se perd ou perd sa capacitĂ©, pour quelque raison, de suivre le modĂšle prĂ©cis et s'Ă©carte ainsi lĂ©gĂšrement des cellules originales, puis, s'en Ă©tant une fois Ă©cartĂ©, il devient de plus en plus facile d'oublier de plus en plus ce Ă quoi le corps doit ressembler. Nous appelons cela le vieillissement, et quand un corps ne peut plus suivre le modĂšle exact imprimĂ© dans ses cellules, nous disons que les choses se sont dĂ©tĂ©riorĂ©es et le corps est mentalement malade. AprĂšs encore quelques annĂ©es le changement devient de plus en plus marquĂ© et la personne meurt finalement. â Mais qu'en est-il des personnes atteintes du cancer ? Comment en arrivent-elles Ă une pareille condition ? demandai-je. â Nous avons parlĂ© des cellules qui oublient le modĂšle qu'elles doivent suivre, rĂ©pondit mon Guide. Elles oublient le modĂšle qui a dĂ» ĂȘtre imprimĂ© pendant la formation du bĂ©bĂ©, mais nous disons que lorsqu'une personne souffre d'un certain type de cancer, les cellules de mĂ©moire deviennent alors des cellules de mĂ©moire dĂ©formĂ©es qui ordonnent une nouvelle croissance lĂ oĂč il ne devrait y avoir aucune croissance. Le rĂ©sultat de cela en est que nous avons dans un corps humain une grande masse qui interfĂšre avec les autres organes, peut-ĂȘtre en les dĂ©plaçant, peut-ĂȘtre en les dĂ©truisant. Mais il y a diffĂ©rents types de cancer. Un autre type est celui oĂč les cellules qui devraient contrĂŽler la croissance oublient qu'elles doivent produire de nouvelles cellules d'une certaine sorte et l'on a alors une inversion complĂšte. Certains organes du corps dĂ©pĂ©rissent. La cellule est Ă©puisĂ©e, elle a fait sa part de travail, d'entretien du corps, et elle a maintenant besoin d'ĂȘtre remplacĂ©e afin que le corps puisse continuer d'exister. Mais la cellule a perdu le modĂšle, a oubliĂ© le modĂšle de croissance, si tu le prĂ©fĂšres ainsi, et l'ayant oubliĂ©, elle fait une supposition et se met soit Ă dĂ©velopper de nouvelles cellules Ă un rythme effrĂ©nĂ©, ou Ă dĂ©velopper des cellules qui dĂ©vorent les cellules saines en laissant une masse saignante et putride Ă l'intĂ©rieur du corps. Alors le corps meurt bientĂŽt. â Mais, MaĂźtre, demandai-je ensuite, comment le corps peut-il savoir s'il sera masculin ou fĂ©minin ? Qui prend en charge la formation du bĂ©bĂ© avant que le corps ne soit nĂ© ? â Eh bien, cela dĂ©pend des parents. Si c'est une croissance alcaline qui dĂ©bute, on aura l'un des deux sexes ; si on a un type de cellule acide, ce sera le sexe opposĂ© ; on a mĂȘme parfois la naissance de monstres. Les parents peuvent ne pas ĂȘtre rĂ©ellement compatibles et ce que la femme produit n'est ni mĂąle ni femelle ; il peut s'agir des deux, il se peut mĂȘme que le bĂ©bĂ© ait deux tĂȘtes ou encore trois bras. Eh bien, nous savons que les Bouddhistes ne devraient pas prendre la vie, mais que faire, comment laisser un monstre survivre ? Un monstre qui a Ă peine un cerveau rudimentaire â eh bien, si nous laissons de tels monstres grandir et propager leur espĂšce, nous nous retrouverons bientĂŽt avec de plus en plus de monstres, parce qu'il semble que les mauvaises choses se multiplient plus rapidement que les bonnes. â Mais tu verras tout cela en dĂ©tail Ă Chongqing, ajouta mon Guide. Je ne fais que te donner maintenant une explication rudimentaire pour que tu saches Ă quoi t'attendre. Un peu plus tard je vais t'emmener dans une autre piĂšce et te montrerai des monstres qui sont nĂ©s, ainsi que des cellules normales et anormales. Tu verras alors Ă quel point l'organisme humain est une chose merveilleuse. Mais d'abord et avant tout, examine quelques-unes de ces personnes, en particulier les femmes. Voici un livre qui te montre ce Ă quoi ressemblent l'extĂ©rieur et l'intĂ©rieur d'une femme. Pour une personne qui se verra devenir une femme sĂ©duisante, ses cellules de mĂ©moire, c'est-Ă -dire les cellules qui portent la mĂ©moire pour reproduire avec prĂ©cision les cellules du corps exactement comme auparavant, sont alors en bon Ă©tat. Il faut Ă©galement s'assurer que la mĂšre reçoive une quantitĂ© adĂ©quate de nourriture du type appropriĂ© et qu'elle ne subisse aucun choc, etc., etc. Et, bien sĂ»r, il n'est gĂ©nĂ©ralement pas sage d'avoir des rapports sexuels lorsqu'une femme est enceinte d'environ huit mois. Cela peut perturber tout l'Ă©quilibre des choses. â Maintenant, ajouta-t-il, je dois Ă©crire un compte rendu pour dire ce que nous faisions ici, comment nous sommes entrĂ©s, et je dois Ă©mettre une hypothĂšse sur la façon dont nous allons sortir ! â Mais MaĂźtre, dis-je un peu agacĂ©, Ă quoi cela sert-il d'Ă©crire ainsi puisque personne ne vient jamais ici ? â Oh ! mais les gens viennent ici, Lobsang, ils viennent bel et bien ici. Les ignorants appellent leurs vaisseaux OVNI. Ils viennent ici et logent dans les piĂšces au-dessus de celle-ci. Ils viennent simplement pour recevoir des messages et relater ce qu'ils ont dĂ©couvert. Tu vois, ces gens sont les Jardiniers de la Terre. Ils possĂšdent de vastes connaissances mais, quelque part au fil des siĂšcles, ils ont rĂ©gressĂ©. Tout d'abord, ces gens Ă©taient absolument comme des dieux, avec des pouvoirs presque illimitĂ©s. Ils pouvaient tout faire, ils Ă©taient capables d'Ă peu prĂšs tout. Puis, le Jardinier en Chefâ envoya certains d'entre eux sur la Terre qui s'Ă©tait formĂ©e â je t'ai dĂ©jĂ parlĂ© de tout cela auparavant. Ces derniers, voyageant Ă plusieurs fois la vitesse de la lumiĂšre, revinrent par la suite Ă leur base situĂ©e dans un autre Univers. â Comme c'est si souvent le cas sur Terre et, en fait, sur de nombreux autres mondes, il y eut lĂ -bas une rĂ©volution. Certains n'aimaient pas les maniĂšres de ces sages, les Jardiniers de la Terre, qui Ă©taient celles d'emmener avec eux les femmes de leur entourage, tout particuliĂšrement quand la femme Ă©tait l'Ă©pouse d'un autre homme. Il y eut inĂ©vitablement des querelles et les Jardiniers se divisĂšrent en deux factions, ce que j'appellerai le bon parti et les dissidents. Ces derniers pensaient que, compte tenu des longues distances parcourues et de leurs tĂąches difficiles, ils avaient droit Ă une rĂ©crĂ©ation sexuelle. Eh bien, lorsqu'ils ne pouvaient obtenir des femmes de leur propre race, ils venaient sur Terre et prenaient les femmes les plus grandes qu'ils trouvaient. Les choses n'Ă©taient pas agrĂ©ables du tout parce que les hommes Ă©taient physiquement trop grands pour ces femmes, et la faction qui Ă©tait venue sur cette Terre se querella et se sĂ©para en deux camps. L'un alla vivre en Orient, l'autre en Occident, et en se servant de leurs vastes connaissances, ils construisirent des armes nuclĂ©aires sur le principe d'un explosif Ă neutrons et d'une arme au laser. Ils effectuĂšrent alors des raids sur leurs territoires respectifs, toujours avec l'intention de voler, ou plus exactement de kidnapper, les femmes de leurs adversaires. â Les attaques donnĂšrent lieu Ă des contre-attaques, et leurs grands vaisseaux ne cessaient de se croiser Ă trĂšs grande vitesse d'un bout Ă l'autre du monde. Ce qui se passa n'est plus que de l'histoire ancienne la faction la moins importante qui comprenait ceux du bon parti, par dĂ©sespoir lĂącha une bombe au-dessus de l'endroit oĂč vivaient ceux du mauvais parti. De nos jours, les gens associent cette rĂ©gion aux Terres Bibliquesâ. Tout fut dĂ©truit. Le dĂ©sert d'aujourd'hui Ă©tait autrefois une mer scintillante oĂč naviguaient de nombreux navires. Mais lorsque la bombe tomba, le sol s'inclina et toute l'eau se dĂ©versa dans la MĂ©diterranĂ©e jusqu'Ă l'ocĂ©an Atlantique, et il ne resta plus dans la rĂ©gion que l'eau du Nil. Nous pouvons en rĂ©alitĂ© voir tout cela, Lobsang, parce que nous avons ici des machines qui saisissent des scĂšnes du passĂ©. â Des scĂšnes du passĂ©, MaĂźtre ? Voir ce qui s'est passĂ© il y a un million d'annĂ©es ? Cela ne semble pas possible. â Lobsang, tout est vibration ou, si tu prĂ©fĂšres, si tu veux faire plus scientifique, tu diras que toute chose a sa propre frĂ©quence. Ainsi, si nous pouvons trouver la frĂ©quence â et c'est possible â de ces Ă©vĂ©nements, nous pouvons les rechercher, nous pouvons faire vibrer nos instruments Ă une frĂ©quence plus Ă©levĂ©e qui rattrapera rapidement les impulsions qui furent Ă©mises il y a un million d'annĂ©es. Et si nous rĂ©duisons alors la frĂ©quence de nos machines, si nous accordons notre frĂ©quence avec celles Ă©mises Ă l'origine par les sages d'autrefois, nous pouvons voir exactement ce qui s'est produit. Il est trop tĂŽt pour te parler de tout ceci, mais nous voyageons dans la quatriĂšme dimension afin de pouvoir devancer la troisiĂšme dimension, et si nous restons simplement assis tranquillement, nous pouvons en fait voir tout ce qui s'est passĂ©, et nous pouvons trouver bien drĂŽles certaines choses Ă©crites dans les livres d'histoire en comparant ces ouvrages de fiction Ă ce qui s'est rĂ©ellement passĂ©. Les livres d'histoire sont un crime car l'histoire dĂ©forme ce qui s'est passĂ©, ce qui nous mĂšne dans de mauvaises directions. Oh oui, Lobsang, nous avons la machine ici, en fait dans la piĂšce Ă cĂŽtĂ©, et nous pouvons voir ce que les gens ont appelĂ© le DĂ©luge. Nous pouvons voir ce que les gens ont nommĂ© l'Atlantide. Mais, comme je te le disais, le terme Atlantide Ă©tait employĂ© pour des terres qui ont sombrĂ©. Elles ont sombrĂ© dans une certaine mesure dans la rĂ©gion de la Turquie, et un certain continent prĂšs du Japon a sombrĂ© Ă©galement. Viens avec moi, je vais te montrer quelque chose. Le Lama se leva et je le suivis. â Bien sĂ»r, nous avons enregistrĂ© plusieurs de ces scĂšnes parce que c'est un travail ardu de s'accorder aux incidents eux-mĂȘmes. Mais nous nous sommes accordĂ©s de façon trĂšs prĂ©cise, et nous avons un enregistrement absolu de ce qui s'est prĂ©cisĂ©ment passĂ©. Maintenant il tripota quelques petites bobines qui se trouvaient en rangs serrĂ©s contre un mur pour finir par s'arrĂȘter sur une en particulier celle-ci fera l'affaire ; regarde. Il plaça la petite bobine dans une machine, et le grand modĂšle de la Terre â oh, il devait faire vingt-cinq pieds prĂšs de 8 m de diamĂštre â sembla revenir Ă la vie. Ă mon grand Ă©tonnement, il tourna et se dĂ©plaça latĂ©ralement, recula un peu plus loin, et s'arrĂȘta. Je regardai la scĂšne sur ce monde, puis, ce n'Ă©tait plus le fait de regarderâ. J'Ă©tais lĂ . J'avais l'impression d'ĂȘtre bel et bien lĂ . C'Ă©tait une belle contrĂ©e ; l'herbe y Ă©tait la plus verte que j'aie jamais vue, et je me tenais au bord d'une plage de sable argentĂ©. Les gens Ă©taient lĂ Ă se prĂ©lasser, certains portant des maillots de bain trĂšs dĂ©coratifs et trĂšs suggestifs, tandis que d'autres ne portaient rien. Ces derniers paraissaient certainement plus dĂ©cents que ceux qui ne portaient qu'un morceau de tissu qui ne faisait que susciter l'intĂ©rĂȘt sexuel. Je regardai vers le large. La mer scintillait et reflĂ©tait le bleu du ciel. Tout Ă©tait calme. De petits bateaux Ă voiles Ă©taient engagĂ©s dans une compĂ©tition amicale, cherchant Ă savoir lequel Ă©tait le plus rapide, lequel Ă©tait le mieux manĆuvrĂ©. Et alors â alors â tout Ă coup, il y eut un formidable boom, et la terre s'inclina. LĂ oĂč nous Ă©tions la terre s'inclina et la mer se retira jusqu'Ă ce que devant nous tout ce que nous pĂ»mes voir Ă©tait ce qui avait Ă©tĂ© le fond de la mer. Ă peine avions-nous repris notre souffle que nous fĂ»mes affectĂ©s par une sensation des plus particuliĂšres. Nous nous aperçûmes que nous nous Ă©levions rapidement dans les airs, pas seulement nous, mais la terre Ă©galement, et la petite crĂȘte de collines rocheuses montait et montait et montait, et devenait de prodigieuses montagnes, une chaĂźne de montagnes qui s'Ă©tendait Ă perte de vue dans toutes les directions. J'eus l'impression de me tenir tout au bord d'une pointe de terre ferme, et comme je me penchai prudemment et craintivement pour regarder en bas, je sentis mon estomac se retourner la terre s'Ă©tait tellement Ă©levĂ©e, que je pensai que nous Ă©tions montĂ©s jusqu'aux Champs CĂ©lestes. Autour de moi il n'y avait pas Ăąme qui vive ; j'Ă©tais tout seul, effrayĂ©, la mort dans l'Ăąme. Le Tibet s'Ă©tait Ă©levĂ© de trente mille pieds 9 000 m en une trentaine de secondes. Je m'aperçus que je haletais. L'air ici Ă©tait rarĂ©fiĂ©, et chaque respiration me laissait pantelant. Soudainement, une veine d'eau sous trĂšs forte pression, sembla-t-il, Ă©mergea d'une rupture dans la chaĂźne de montagnes. Elle se stabilisa un peu, puis se fraya son propre chemin en descendant de cette haute chaĂźne de montagnes, tout droit Ă travers cette nouvelle terre qui avait Ă©tĂ© le fond de la mer. Et c'est ainsi que naquit le puissant Brahmapoutre qui se jette dans le golfe du Bengale. Mais ce n'Ă©tait pas une eau propre et saine qui atteignit le golfe du Bengale ; c'Ă©tait une eau contaminĂ©e par des cadavres d'humains, d'animaux, par des arbres, etc. Mais l'eau n'Ă©tait pas la chose la plus importante car, Ă ma stupĂ©faction mĂȘlĂ©e d'horreur, je montais, la terre montait, la montagne s'Ă©levait de plus en plus haut, et je montais avec elle. BientĂŽt, je me retrouvai dans une vallĂ©e aride bordĂ©e de montagnes majestueuses, Ă environ trente mille pieds 9 000 m d'altitude. Ce globe, ce simulacre du monde Ă©tait quelque chose d'absolument fantastique, parce qu'on ne faisait pas qu'observer les Ă©vĂ©nements, on les vivait, les vivait rĂ©ellement. En voyant le globe pour la premiĂšre fois je m'Ă©tais dit "Hmm, un truc genre spectacle miteux comme la lanterne magique que certains missionnaires apportent." Mais en regardant dans la chose, j'eus l'impression de tomber des nuages, du ciel, et en bas, en bas, pour venir me poser aussi lĂ©gĂšrement qu'une feuille qui tombe. Et je vĂ©cus alors les vĂ©ritables Ă©vĂ©nements survenus il y a des millions d'annĂ©es. Ceci Ă©tait le produit d'une civilisation puissante, trĂšs, trĂšs au-delĂ de l'habiletĂ© des artisans ou des savants actuels. Je ne saurais trop insister sur le fait que ceci Ă©tait du vĂ©cu. Je constatai que je pouvais marcher. Par exemple, il y avait une ombre noire qui m'intĂ©ressait particuliĂšrement et quand je marchai vers elle, je sentis que j'Ă©tais vraiment EN TRAIN de marcher. Et puis, peut-ĂȘtre pour la premiĂšre fois, des yeux humains contemplĂšrent la petite montagne sur laquelle, des centaines de siĂšcles plus tard, serait construit l'imposant Potala. â Je ne peux vraiment rien comprendre Ă tout ceci, MaĂźtre, dis-je. Vous me mettez Ă l'Ă©preuve au-delĂ de la capacitĂ© de mon cerveau. â Sottises, Lobsang, sottises. Toi et moi avons vĂ©cu ensemble de trĂšs, trĂšs nombreuses vies. Nous avons Ă©tĂ© amis vie aprĂšs vie, et tu vas continuer aprĂšs moi. J'ai dĂ©jĂ vĂ©cu plus de quatre cents ans dans cette vie et je suis la personne, la seule personne dans tout le Tibet Ă comprendre le fonctionnement complet de ces choses. C'est l'une de mes tĂąches. Et mon autre tĂąche il me regarda malicieusement, est celle de te former, de te transmettre mon savoir de sorte que lorsque dans un avenir proche je mourrai avec un poignard dans le dos, tu puisses ĂȘtre en mesure de te souvenir de cet endroit, de te souvenir comment y entrer, comment utiliser tous les appareils, et revivre les Ă©vĂ©nements du passĂ©. Tu seras en mesure de voir lĂ oĂč le monde a mal tournĂ©, et je pense qu'il sera trop tard dans ce cycle particulier d'existence pour y changer grand-chose. Mais peu importe, les gens apprennent Ă la dure parce qu'ils rejettent le moyen facile. Toute cette souffrance n'est pas nĂ©cessaire, tu sais, Lobsang. Tous ces combats entre les Afridi nom d'une tribu pachtoune ; elle est localisĂ©e dans la rĂ©gion de la passe de Khyber entre l'Afghanistan et le Pakistan â NdT et l'ArmĂ©e Britannique Indienne est inutile ; ils se battent continuellement et ils semblent penser que c'est la seule façon de faire les choses. La meilleure façon de faire une chose c'est la persuasion, pas cette tuerie, ces viols, ces assassinats, et ces tortures. Cela fait du tort Ă la victime, mais fait encore plus de tort Ă l'agresseur parce que tout cela retourne au Sur-Moi. Toi et moi, Lobsang, avons un assez bon bilan. Notre Sur-Moi est trĂšs satisfait de nous. â Vous avez dit notre Sur-Moiâ, MaĂźtre ? Est-ce que cela veut dire que nous avons le mĂȘme ? â Eh oui, jeune sage, c'est exactement ce que cela veut dire. Cela signifie que toi et moi serons rĂ©unis vie aprĂšs vie, non seulement sur ce monde, non seulement dans cet Univers, mais partout, en tous lieux, Ă tout moment. Toi, mon pauvre ami, tu vas avoir une vie trĂšs dure cette fois-ci. Tu seras victime de calomnies, de toutes sortes d'attaques mensongĂšres. Et pourtant, si les gens t'Ă©coutaient le Tibet pourrait ĂȘtre sauvĂ©. Au lieu de cela, dans les annĂ©es Ă venir le Tibet sera envahi par les Chinois et dĂ©truit. Il se retourna rapidement, mais j'eus le temps de voir des larmes dans ses yeux. J'allai dans la cuisine boire un verre d'eau. â MaĂźtre, dis-je, j'aimerais que vous m'expliquiez comment il se fait que ces choses ne se gĂątent pas ? â Eh bien, regarde l'eau que tu es en train de boire. Quel Ăąge a cette eau ? Elle peut ĂȘtre aussi vieille que le monde lui-mĂȘme. Elle n'est pas gĂątĂ©e, n'est-ce pas ? Les choses ne se gĂątent que lorsqu'elles sont traitĂ©es de maniĂšre incorrecte. Par exemple, supposons que tu te coupes un doigt et qu'il commence Ă guĂ©rir ; tu te le coupes encore et il recommence Ă guĂ©rir ; tu te le coupes de nouveau et il recommence de nouveau Ă guĂ©rir, mais pas nĂ©cessairement suivant le modĂšle qui Ă©tait le sien avant que tu ne te coupes. Les cellules de rĂ©gĂ©nĂ©ration s'en sont trouvĂ©es confuses elles avaient commencĂ© Ă se dĂ©velopper selon leur modĂšle intĂ©grĂ©, et furent de nouveau coupĂ©es. Encore une fois, elles se sont mises Ă se dĂ©velopper selon leur modĂšle intĂ©grĂ©, et ainsi de suite. Finalement, elles ont oubliĂ© le modĂšle qu'elles auraient dĂ» suivre et se dĂ©veloppĂšrent plutĂŽt en une grosse masse, et c'est ce qu'est le cancer. Le cancer est la croissance incontrĂŽlĂ©e de cellules lĂ oĂč elles ne devraient pas se trouver, et si chacun recevait un enseignement appropriĂ© et avait le plein contrĂŽle de son corps, il n'y aurait pas de cancer. Si l'on s'apercevait que nos cellules se mettent Ă se dĂ©velopper d'une façon que j'appellerai dĂ©sordonnĂ©e, le corps pourrait alors arrĂȘter le processus Ă temps. Nous avons prĂȘchĂ© Ă ce sujet, et avons prĂȘchĂ© dans diffĂ©rents pays, et les gens se sont grandement moquĂ©s de ces natifs qui osaient venir d'un quelconque pays inconnu, des bridĂ©sâ qu'ils nous appelaient, c'est-Ă -dire ce qu'il y a de plus minable dans l'existence. Mais tu sais, nous sommes peut-ĂȘtre des bridĂ©sâ, mais un jour viendra oĂč ce sera un mot honorable, digne de respect. Si seulement les gens nous Ă©coutaient, nous pourrions guĂ©rir le cancer, guĂ©rir la tuberculose. Tu as eu la tuberculose, Lobsang, tu t'en souviens, et avec ta coopĂ©ration, je t'ai guĂ©ri ; si je n'avais pas eu ta coopĂ©ration, je n'aurais pas pu te guĂ©rir. Nous restĂąmes silencieux dans un Ă©tat de communion spirituelle l'un avec l'autre. Notre association en Ă©tait une purement spirituelle, sans aucune connotation charnelle. Bien sĂ»r, il y avait certains lamas qui utilisaient leurs chelas Ă mauvais escient, des lamas qui n'auraient pas dĂ» ĂȘtre lamas mais qui auraient dĂ» ĂȘtre â eh bien, des ouvriers, ou autre chose, parce que les femmes leur manquaient. Nous n'avions pas besoin de femmes, ni non plus d'une quelconque relation homosexuelle. La nĂŽtre, comme je l'ai dit, Ă©tait une relation purement spirituelle, comme le mĂ©lange de deux Ăąmes qui se mĂȘlent pour s'embrasser dans l'esprit, puis se retire de l'esprit de l'autre, se sentant rafraĂźchies et en possession de nouvelles connaissances. Il existe ce sentiment dans le monde d'aujourd'hui que le sexe est la seule chose qui compte, le sexe Ă©goĂŻste, non pas pour perpĂ©tuer la race, mais simplement pour les sensations agrĂ©ables qu'il procure. Le vĂ©ritable sexe est celui que nous avons quand nous quittons ce monde, la communion de deux Ăąmes, et quand nous retournerons Ă notre Sur-Moi, nous ferons l'expĂ©rience du plus grand plaisir, de la plus grande euphorie de toutes. Nous rĂ©aliserons alors que les difficultĂ©s que nous avons endurĂ©es sur cette abominable Terre Ă©taient simplement dans le but de chasser nos impuretĂ©s, de chasser nos mauvaises pensĂ©es, mais Ă mon avis, le monde est trop dur. Il est si dur et les humains ont tellement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© qu'ils ne peuvent plus supporter les difficultĂ©s, ils ne peuvent plus profiter des Ă©preuves, mais deviennent de pire en pire, de plus en plus mauvais, dĂ©chargeant leur rancĆur sur les petits animaux. Tout cela est dĂ©plorable parce que les chats, par exemple, sont connus comme les yeux des Dieux. Les chats peuvent aller partout personne ne prĂȘte attention Ă un chat assis lĂ , les pattes antĂ©rieures repliĂ©es et la queue soigneusement enroulĂ©e autour du corps, les yeux mi-clos â les gens pensent que le chat se repose. Mais non, le chat travaille, il est en train de transmettre tout ce qui se passe. Votre cerveau ne peut rien voir sans vos yeux. Votre cerveau ne peut Ă©mettre un son sans votre voix, et les chats sont une autre extension des sens qui permet aux Jardiniers de la Terre de savoir ce qui se passe. Un jour, nous en serons heureux, un jour nous rĂ©aliserons que les chats nous ont sauvĂ©s de nombreuses erreurs fatales. C'est dommage qu'on ne les traite pas avec plus de bienveillance, n'est-ce pas ? Chapitre Sept "Lobsang ! LOBSANG ! Viens, nous avons du travail Ă faire !" Je me levai tellement vite que je butai contre mes chaussures, ou plutĂŽt mes sandales ; il n'y avait rien de tel que des chaussures au Tibet. Tout le monde portait des sandales ou, pour une longue randonnĂ©e Ă cheval, des bottes qui montaient jusqu'aux genoux. Quoi qu'il en soit, il y avait mes sandales qui valsĂšrent dans la piĂšce, et moi qui partis dans une autre direction. Je rejoignis le Lama qui me dit â Maintenant, il nous faut faire un peu d'histoire, mais de la vraie histoire, pas les Ă©lucubrations qu'ils mettent dans les livres oĂč les choses ont Ă©tĂ© changĂ©es pour ne pas contrarier qui que ce soit occupant une position de pouvoir. Il me conduisit dans la piĂšce que nous en Ă©tions venus Ă appeler la Salle du Mondeâ, et nous nous assĂźmes dans le petit coin que nous appelions la consoleâ. C'Ă©tait vraiment une chose merveilleuse ; ce simulacre du monde semblait plus grand que la piĂšce qui le contenait, chose que tout le monde sait ĂȘtre impossible. Mais le Lama qui devina mes pensĂ©es me dit â Bien entendu, quand nous entrons ici nous nous trouvons sous l'influence de la quatriĂšme dimension, et dans la quatriĂšme dimension nous pouvons avoir un modĂšle plus grand que la piĂšce qui le contient si cette piĂšce est en trois dimensions. Toutefois ne nous inquiĂ©tons pas de cela, mais plutĂŽt de ceci ce que nous voyons dans ce monde ce sont les Ă©vĂ©nements rĂ©els du monde au cours des annĂ©es passĂ©es, quelque chose comme un Ă©cho. Si tu Ă©mets un gros bruit dans une zone d'Ă©cho, il te sera renvoyĂ©. Eh bien, cela te donne une idĂ©e trĂšs succincte de ce dont il s'agit et qui, bien sĂ»r, n'est pas strictement exacte parce que j'essaie de t'expliquer en termes de troisiĂšme dimension ce qui se passe dans les quatriĂšme et cinquiĂšme dimensions. Tu devras donc faire confiance Ă tes sens quant Ă ce que tu vas voir, et ce que tu verras sera parfaitement exact. Nous avons vu la formation du monde, ajouta-t-il en se tournant de nouveau, nous avons vu les toutes premiĂšres crĂ©atures â des hominidĂ©s â Ă ĂȘtre placĂ©s sur ce monde ; passons donc Ă la prochaine Ă©tape. La piĂšce s'assombrit et je me sentis tomber. Instinctivement je m'agrippai au bras du Lama et il mit un bras autour de mes Ă©paules. â Tout va bien, Lobsang, tu ne tombes pas ; c'est simplement que ton cerveau est en train de changer pour s'adapter aux quatre dimensions. La sensation de chute cessa et je me retrouvai dans un monde choquant et effrayant. Il y avait lĂ d'Ă©normes animaux d'une laideur surpassant tout ce que j'avais vu auparavant. De grandes crĂ©atures passaient, battant l'air de leurs ailes avec un bruit affreux pareil Ă du vieux cuir non huilĂ©, des ailes qui pouvaient Ă peine supporter leur corps. Cependant elles volaient et parfois d'une d'elles piquait vers le sol pour ramasser quelque chose que d'autres avaient laissĂ© tomber, mais une fois par terre elle y restait, ses ailes n'Ă©tant pas assez puissantes pour la ramener dans les airs, et elle n'avait pas de pattes pour s'aider. Des bruits indescriptibles vinrent du marais Ă ma gauche, des bruits Ă©pouvantables qui me glacĂšrent de peur. Et alors, tout prĂšs de moi, sortant de la boue, Ă©mergea une tĂȘte minuscule au bout d'un cou dĂ©mesurĂ©. Celui-ci devait faire environ vingt pieds 6 m de long, et il fallut Ă la chose beaucoup d'efforts pour s'extirper complĂštement et venir sur la terre ferme. Le corps Ă©tait rond, avec une queue effilĂ©e pour Ă©quilibrer les contours du cou et de la tĂȘte. Mais tandis que je regardais cette chose, et craignant qu'elle me regarde Ă son tour, j'entendis un horrible fracas et des craquements comme si quelque chose d'Ă©norme chargeait Ă travers la forĂȘt et Ă©crasait les troncs d'arbres comme nous le ferions de brins de paille. J'eus un aperçu de la plus formidable crĂ©ature que j'aie vue de ma vie. â Avançons d'un siĂšcle ou deux et voyons l'arrivĂ©e des premiers humains. J'eus l'impression de m'assoupir ou je ne sais quoi, parce que lorsque je regardai de nouveau le globe â mais non â non, j'Ă©tais SUR le globe, j'Ă©tais DANS le globe, j'en faisais partie. Mais, quoi qu'il en soit, lorsque je regardai de nouveau je vis s'avancer d'affreuses crĂ©atures aux sourcils Ă©pais et le cou enfoncĂ© dans les Ă©paules. Elles marchaient et j'en comptai six, portant chacune en guise d'arme un gros segment d'arbre se terminant par un nĆud pour augmenter sa rĂ©sistance, et la partie qu'ils tenaient Ă©tait plus effilĂ©e. Ces crĂ©atures avançaient et une femme les accompagnait portant un bĂ©bĂ© qu'elle allaitait tout en marchant. Ils avaient beau patauger dans la boue, on n'entendait aucun bruit d'Ă©claboussures ou autres. Tout Ă©tait silencieux. Je les regardai s'Ă©loigner, puis, encore une fois, j'eus l'impression de m'assoupir, car en regardant de nouveau, je vis une ville merveilleuse. Elle Ă©tait faite de pierres brillantes de diffĂ©rentes couleurs, des ponts barraient les rues et des oiseaux mĂ©caniques volaient dans les airs en suivant le tracĂ© des rues avec des passagers Ă bord. Ces choses pouvaient s'arrĂȘter et planer pendant que les gens y montaient ou en descendaient. Puis, tout Ă coup, tout le monde se tourna en regardant vers l'horizon lointain, au-dessus de la chaĂźne de montagnes, alertĂ©es par un mugissement qui venait de lĂ -bas. Et l'on vit apparaĂźtre un essaim d'oiseaux mĂ©caniques qui se mirent Ă encercler la ville et Ă tournoyer au-dessus. Les gens s'enfuirent dans toutes les directions. Certains Ă©taient Ă genoux en train de prier, mais les prĂȘtres, je remarquai, ne s'arrĂȘtĂšrent pas pour prier ils mettaient toute leur Ă©nergie Ă courir. AprĂšs quelques minutes de survol, des portes s'ouvrirent en dessous de ces choses mĂ©caniques, et des boĂźtes en mĂ©tal en tombĂšrent. Les oiseaux mĂ©caniques refermĂšrent leurs portes et repartirent Ă toute vitesse. La ville fut projetĂ©e dans les airs et retomba sous forme de poussiĂšre, et c'est Ă ce moment que l'on entendit le bruit de l'explosion, car la vue est tellement plus rapide que l'ouĂŻe. Nous entendĂźmes les hurlements des gens coincĂ©s sous des poutres ou enterrĂ©s dans les dĂ©combres. De nouveau, il y eut une somnolence ; je ne peux dire autrement â une somnolence â parce que j'Ă©tais inconscient d'une coupure quelconque entre ce que j'avais vu et ce que je voyais maintenant. C'Ă©tait une pĂ©riode plus tardive, et je pouvais voir que l'on construisait une grande ville, une ville d'une beautĂ© incomparable. C'Ă©tait vĂ©ritablement de l'art. Des flĂšches s'Ă©lançaient vers le ciel et des piĂšces de mĂ©tal finement ciselĂ©es reliaient les Ă©difices les uns aux autres. On voyait des gens qui allaient Ă leurs occupations quotidiennes, achetant, vendant, debout aux coins des rues et en pleine discussion. Puis un grondement, un effrayant grondement se fit entendre suivi bientĂŽt de l'arrivĂ©e en masse de ces oiseaux mĂ©caniques en formation au-dessus des tĂȘtes, et tous les gens riaient, applaudissaient, saluaient. Les oiseaux mĂ©caniques continuĂšrent tranquillement leur chemin. Ils traversĂšrent la chaĂźne de montagnes, on entendit un terrible fracas, et ainsi l'on sut que notre cĂŽtĂ©â prenait sa revanche sur l'ennemi pour la destruction qu'il avait causĂ©e. Mais â mais les oiseaux mĂ©caniques revenaient, ou plutĂŽt ne revenaient pas, car ce n'Ă©tait pas les nĂŽtres ; ils Ă©taient diffĂ©rents ; certains Ă©taient de formes diffĂ©rentes, plusieurs Ă©taient de diffĂ©rentes couleurs ; ils arrivĂšrent au-dessus de notre ville et lĂąchĂšrent leurs bombes de nouveau, balayant celle-ci dans une tempĂȘte de feu. Le feu rugissait et faisait rage et tout dans la ville fut brĂ»lĂ© et rasĂ©. Les dĂ©licats entrelacs des ponts virĂšrent au rouge puis au blanc, puis fondirent et du mĂ©tal liquide tomba comme de la pluie. Je me retrouvai bientĂŽt sur une plaine, la seule chose qui restait. Il n'y avait plus d'arbres, les lacs artificiels avaient disparu, transformĂ©s en vapeur. Je me tenais lĂ , regardant autour de moi, et je me demandai quel Ă©tait le sens de tout cela ; pourquoi ces Jardiniers de la Terre se battaient-ils contre d'autres Jardiniers ? Cela dĂ©passait totalement mon entendement. Puis le monde lui-mĂȘme trembla et s'assombrit. Je me retrouvai assis sur une chaise Ă cĂŽtĂ© du Lama Mingyar Dondup. Je n'avais jamais vu personne avec une telle expression de tristesse. â Lobsang, ceci s'est produit sur ce monde depuis des millions d'annĂ©es. Il y a eu des gens de haut niveau de culture, mais pour une raison quelconque, ils se sont affrontĂ©s et se sont bombardĂ©s jusqu'Ă ce qu'il ne reste que quelques humains ; ils se sont cachĂ©s dans des cavernes pour en sortir quelques annĂ©es plus tard et recommencer une nouvelle civilisation. Puis cette civilisation allait disparaĂźtre Ă son tour et ses restes allaient ĂȘtre enfoncĂ©s sous la terre par les paysans qui laboureraient les terres ravagĂ©es par les batailles. Le Lama semblant extrĂȘmement triste, s'assit le menton au creux de ses mains. Puis il dit â Je pourrais te montrer l'histoire du monde dans sa totalitĂ©, mais il faudrait y passer ta vie entiĂšre. Je ne vais donc te montrer que des extraits, comme on dit, et te parlerai du reste. C'est bien triste Ă dire, mais divers types de gens ont Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©s comme habitants de ce monde. Il y eut une race entiĂšrement noire qui arriva aprĂšs un grand chaos. Deux races blanches s'Ă©taient querellĂ©es pour Ă©tablir laquelle Ă©tait la plus puissante et, bien sĂ»r, eurent recours Ă la guerre. C'est toujours la guerre, toujours les mauvaises pensĂ©es des gens. Si seulement les gens croyaient en un Dieu, il n'y aurait rien de tout cela. Toujours est-il que cette race entiĂšrement noire fit un horrible gĂąchis de ce monde, jusqu'au moment oĂč ces gens atteignirent finalement un trĂšs haut niveau de civilisation, beaucoup plus Ă©levĂ© que le nĂŽtre actuellement. Mais alors deux races diffĂ©rentes de gens noirs se querellĂšrent et cherchĂšrent frĂ©nĂ©tiquement Ă fabriquer une arme plus puissante que celle de leur adversaire. Ils finirent par y arriver, et le signal fut en fait donnĂ© de libĂ©rer ces â eh bien â sortes de missiles, ce qui causa un Ă©norme bouleversement sur ce monde. La majoritĂ© des gens fut exterminĂ©e, tout juste comme on annihilerait une colonie de fourmis fĂ©roces. â Il y a toujours des survivants, et nous avons donc maintenant une race blanche, une race noire, et une race jaune. Il y a eu jadis une race verte ; Ă cette Ă©poque les gens vivaient des centaines d'annĂ©es car leurs cellules de mĂ©moireâ Ă©taient capables de reproduire les cellules moribondes avec exactitude. Ce n'est que depuis que les cellules ont perdu leur aptitude Ă se reproduire avec prĂ©cision que nos vies sont si courtes. Dans l'une des guerres il y eut de formidables explosions, et la majeure partie de la couverture nuageuse de la Terre fut emportĂ©e, emportĂ©e dans l'espace, et la lumiĂšre du soleil afflua avec tous ses rayons mortels. Au lieu de vivre sept ou huit cents ans, les gens virent leur durĂ©e de vie rĂ©duite Ă environ soixante-dix ans. â Le soleil n'est pas un bon, un bienfaisant fournisseur de lumiĂšre, etc., etc. Il Ă©met des rayons nocifs pour les gens. Tu peux constater par toi-mĂȘme que les gens trop exposĂ©s aux rayons solaires ont la peau qui s'assombrit. Or, si le soleil Ă©tait bĂ©nĂ©fique la Nature n'aurait pas Ă©prouvĂ© le besoin de mettre un Ă©cran contre la lumiĂšre. Ainsi les rayons, ultra-violets et autres, affectĂšrent les humains en les rendant pires qu'ils ne l'Ă©taient dĂ©jĂ , de sorte que les deux clans de Jardiniers de la Terre devinrent encore plus fĂ©roces. Un cĂŽtĂ© Ă©tait bon et voulait voir la race humaine devenir fĂ©conde et se consacrer au bien, mais les gens exposĂ©s Ă trop de soleil se mirent Ă contracter la tuberculose ou le cancer. Sur toute la surface du monde, les gens furent sujets Ă diverses maladies de la peau de caractĂšre tenace, maladies que l'on ne pouvait pas soigner. AprĂšs tout, ces rayons solaires pouvaient traverser plusieurs pieds de pierre, et il Ă©tait inutile pour les habitants du monde de se rĂ©fugier dans des maisons parce que les rayons pouvaient toujours les atteindre. â De vieux contes disent qu'il y avait Ă cette Ă©poque des gĂ©ants. Oui, c'est vrai. Les gĂ©ants Ă©taient un clan de Jardiniers de la Terre. Ils faisaient deux Ă trois fois la taille d'un homme moyen, ils se dĂ©plaçaient lentement, de façon plutĂŽt lĂ©thargique, et n'aimaient pas travailler. Ils essayĂšrent de retourner Ă leur base d'origine, mais en y allant ils constatĂšrent qu'il y avait eu des problĂšmes lĂ -bas. Un clan de Jardiniers Ă©tait bon, avec un bon leader, mais l'autre clan Ă©tait mauvais. Ces derniers prospĂ©raient par des mĂ©chancetĂ©s de toutes sortes, et restaient sourds aux appels de ceux qui voulaient un monde pacifique avec une vie plus saine. â Ces bons Jardiniers comprenant Ă quel point il Ă©tait inutile de rester Ă leur base d'origine, rĂ©approvisionnĂšrent leurs vaisseaux, chargĂšrent de nouvelles barres de combustible, et reprirent leur vol vers la Terre. â Leurs vaisseaux pouvaient voyager plus vite que la lumiĂšre. Ils allaient si vite qu'aucun humain ne pouvait les contrĂŽler, et ils devaient donc ĂȘtre manipulĂ©s par une sorte d'ordinateur Ă©quipĂ© d'un bouclier spĂ©cial pour tenir les mĂ©tĂ©orites ou les autres obstacles Ă distance ; sans ces boucliers les vaisseaux auraient Ă©tĂ© criblĂ©s de mĂ©tĂ©orites ou de poussiĂšre cosmique, entraĂźnant, bien sĂ»r, une perte d'air et la mort de tout l'Ă©quipage. â Finalement ils revinrent sur Terre et tombĂšrent en pleine guerre. Le mauvais cĂŽtĂ© â le clan malĂ©fique des Jardiniers de la Terre â s'Ă©taient associĂ©s trop librement avec les gens de la Terre, leur rĂ©vĂ©lant plusieurs de leurs secrets. Depuis cette Ă©poque, le monde n'a cessĂ© de se dĂ©tĂ©riorer, et il faudra une nouvelle guerre mondiale au cours de laquelle beaucoup de gens mourront. Beaucoup d'autres se cacheront dans des cavernes ou dans des crevasses de hautes montagnes. Comme leurs Sages leur avaient prĂ©dit tout ce qui allait arriver, ces gens se dirent que ce n'Ă©tait pas la peine de s'appliquer Ă bien vivre puisque, dans quelques courtes annĂ©es, la Terre elle-mĂȘme serait peut-ĂȘtre dĂ©truite. Et nous nous rapprochons maintenant dangereusement de ce moment. J'Ă©coutai tout cela, puis je dis â L'astrologue en chef m'a prĂ©dit une vie horrible, une vie rĂ©ellement de misĂšre. Or, comment cela va-t-il aider le monde ? â Oui, tout ce que l'astrologue en chef a prĂ©dit s'est rĂ©alisĂ©, et il est vrai que tu vas traverser des moments trĂšs, trĂšs difficiles oĂč toutes les mains se lĂšveront contre toi. Mais souviens-toi que tu rĂ©ussiras dans ce que tu feras, et que lorsque tu quitteras ce monde tu ne seras pas coincĂ© dans l'astral, mais que tu iras beaucoup plus haut. Et, bien sĂ»r, tu ne retourneras jamais sur la Terre. Je ne suis pas certain que le moment soit venu de te dire tout ce qui va se passer ici, mais jetons un coup d'Ćil Ă quelques Ă©vĂ©nements du passĂ©. Je pense, toutefois, que nous devrions d'abord prendre un repas parce que ces reprĂ©sentations en trois dimensions fatiguent et on oublie l'heure. Nous fĂ»mes fidĂšles Ă notre nourriture habituelle, la tsampa, et nous bĂ»mes de l'eau froide. â Il va falloir que tu t'habitues Ă diffĂ©rentes nourritures, me dit alors le Lama, parce que dans d'autres parties du monde, les gens ne connaissent pas du tout la tsampa ; ils ont de la nourriture prĂ©cuite, scellĂ©e dans une boĂźte de conserve, et aussi longtemps que le contenant reste intact la nourriture est comestible, peu importe combien de temps elle est gardĂ©e avant d'ĂȘtre mangĂ©e. Mais, bien sĂ»r, ces boĂźtes de conserve doivent ĂȘtre gardĂ©es au froid, ce qui empĂȘche la dĂ©composition. De nos jours en Occident ils utilisent ce qu'ils appellent des glaciĂšres, de trĂšs grosses caisses remplies de glace qui entoure les boĂźtes de conserve de nourriture, et aprĂšs quelques jours les caisses doivent ĂȘtre ouvertes pour voir jusqu'Ă quel point la glace a fondu. Si elle a beaucoup fondu, il faut alors de nouveau remplir toute la caisse de nouvelle glace. On peut toujours dire, toutefois, si la nourriture s'est gĂątĂ©e parce que les boĂźtes de conserve gonflent, montrant qu'il y a la pression d'un gaz, le gaz de la dĂ©composition, Ă l'intĂ©rieur. Il faut alors jeter de telles conserves sous peine de s'empoisonner. â Maintenant nettoyons nos bols, et retournons visionner ce monde dont nous faisons partie. Le Lama se leva et racla les restes de tsampa, puis se dirigeant vers un tas de sable, il en prit une poignĂ©e avec laquelle il nettoya son bol. J'en fis autant tout en me disant que c'Ă©tait une horrible corvĂ©e d'avoir Ă faire le nettoyage de nos bols Ă chaque fois. Je me demandai pourquoi personne n'avait inventĂ© quelque chose pour contenir la nourriture et qui pourrait ĂȘtre jetĂ©e aprĂšs avoir mangĂ©. Je pensai Ă tous les moines et tous les lamas, occupĂ©s avec leur poignĂ©e de sable fin ; toutefois, cette procĂ©dure est beaucoup plus hygiĂ©nique que celle consistant Ă laver un bol en bois, vous savez, car si celui-ci contient quelque chose de liquide, alors, Ă©videmment, elle s'infiltrera dans le bois. Et supposons que vous ayez un beau fruit juteux dans votre bol ; vous mangez le fruit et il reste un peu de jus. Si vous lavez votre bol, vous saturez alors le bois et permettez au jus de pĂ©nĂ©trer. Non, jusqu'Ă ce qu'il y ait un meilleur systĂšme, le sable trĂšs fin est beaucoup, beaucoup mieux que l'eau. â Depuis combien de temps pensez-vous que ce monde existe, MaĂźtre ? Le Lama me sourit tout en disant â Eh bien, tu en as dĂ©jĂ vu une partie, et je pense que nous devrions en voir un peu plus sur le passĂ©, le prĂ©sent et le futur ; qu'en dis-tu ? Nous nous dirigeĂąmes lentement vers ce grand hall oĂč se trouvait le simulacre du monde, attendant que quelqu'un l'utilise. â Tu sais, Lobsang, nous avons tous tendance Ă croire que ce monde est Ă©ternel, et pourtant cet Univers est en fait en train de se dĂ©truire actuellement. Il a Ă©tĂ© bel et bien Ă©tabli que tous les mondes s'Ă©loignent rapidement les uns des autres. Maintenant, la meilleure façon de t'expliquer cela est de te redire que le temps sur ce monde est entiĂšrement artificiel. Le temps rĂ©el est le temps de l'espace. Te souviens-tu de ces allumettes que je t'ai montrĂ©es qui peuvent ĂȘtre frottĂ©es sur une surface rugueuse et dont le bout s'embrase ? Eh bien, si tu Ă©tais un Dieu dans l'espace, la naissance, la vie, et la mort de ce monde ou de tout autre monde ressembleraient au grattement de cette allumette. Tout d'abord il y a la chaleur engendrĂ©e par la friction de la pointe de l'allumette sur quelque chose de dur. Puis, la pointe Ă©clate en flamme, et s'Ă©teint ensuite, ne laissant Ă l'allumette qu'une tĂȘte rouge brĂ»lante qui se refroidit rapidement pour ne devenir qu'une masse noire brĂ»lĂ©e. Il en est ainsi de la Terre, et de toutes les autres planĂštes. Elle nous semble, nous qui vivons sur cette Terre, ĂȘtre Ă©ternelle, mais si tu imagines qu'une personne des plus minuscules soit placĂ©e sur la tĂȘte de l'allumette lorsqu'elle se refroidit, elle croira qu'elle vit sur un monde qui durera Ă tout jamais. Comprends-tu lĂ oĂč je veux en venir ? â Oui, MaĂźtre, je comprends. Un lama qui avait Ă©tudiĂ© dans une grande Ă©cole en Allemagne m'a dĂ©jĂ parlĂ© en ces mĂȘmes termes. Il utilisa pratiquement les mĂȘmes mots que vous, mais il ajouta qu'aprĂšs plusieurs millions d'annĂ©es la tĂȘte de l'allumette, ou le monde, atteindrait environ vingt millions de degrĂ©s Fahrenheit 11 000 000 °C parce qu'il lui faut une certaine tempĂ©rature pour que l'hydrogĂšne qui se trouve dans l'atmosphĂšre puisse ĂȘtre transformĂ© en carbone, en oxygĂšne et en divers autres Ă©lĂ©ments. Il m'a Ă©galement dit qu'avant la fin du monde le globe terrestre gonfle. â Oui, c'est parfaitement vrai. Tu dois te souvenir qu'ils ne savent rien de ces choses dans le monde Occidental, car ils n'ont rien de semblable Ă ce que nous avons ici. Nous avons en fait ici les instruments que les super-scientifiques d'il y a peut-ĂȘtre un milliard d'annĂ©es ont fabriquĂ©s â ont fabriquĂ©s pour durer un milliard d'annĂ©es ou plus. Ces machines sont restĂ©es ici pendant des centaines, des milliers de siĂšcles, jusqu'Ă ce qu'arrive quelqu'un qui sache les faire fonctionner. Je sais comment les faire marcher, Lobsang, et je vais t'apprendre, et tu auras une vie d'Ă©preuves afin de savoir Ă quoi ressemble vraiment le monde. Et grĂące Ă cette formation que tu pourras ramener Ă Patra, tu pourras faciliter la tĂąche Ă d'autres mondes. â MaĂźtre, vous avez mentionnĂ© le mot Patraâ, mais je ne connais aucun monde portant ce nom, dis-je. â Non, je le sais, mais tu vas bientĂŽt le connaĂźtre. Je vais te montrer Patra en ce monde, mais il y a tant de choses Ă voir d'abord, et j'ai toujours trouvĂ© inutile d'avoir un instrument qui produise des rĂ©sultats prĂ©visibles ; mais aussi, si l'opĂ©rateur ne sait pas comment faire fonctionner la machine et comment elle en est arrivĂ©e au rĂ©sultat final, il s'agit vraiment d'un trĂšs mĂ©diocre opĂ©rateur. Aucun instrument ne devrait ĂȘtre utilisĂ© Ă moins que l'opĂ©rateur potentiel ne puisse faire les choses pour lesquelles l'instrument a Ă©tĂ© conçu. Nous atteignĂźmes la piĂšce â on devrait dire une salle, en fait, Ă cause de sa taille â et entrĂąmes. ImmĂ©diatement apparut une faible lueur et nous vĂźmes l'aube faire lentement place Ă la lumiĂšre du jour. C'Ă©tait une aube d'un genre diffĂ©rent de ce que nous voyons aujourd'hui, car maintenant toutes ces magnifiques couleurs que nous voyons au lever et au coucher du soleil ne sont que des reflets de la pollution de l'atmosphĂšre. Ă cette Ă©poque la pollutionâ Ă©tait en fait de la nourriture pour la Terre, de la nourriture pour le sol qui est le produit des Ă©ruptions volcaniques, et ce sont ces volcans qui donnĂšrent aux mers leur teneur en sel. Sans sel on ne pourrait pas vivre. Nous nous assĂźmes derriĂšre la console. â Regardons un peu au hasard, dit le Lama Mingyar Dondup. Nous avons tout notre temps. LĂ -bas ils doivent ĂȘtre contents d'ĂȘtre un moment dĂ©barrassĂ©s de nous, surtout de toi petit chenapan, qui t'amuses Ă lancer des choses sur les crĂąnes rasĂ©s des gens. Alors â au tout dĂ©but les animaux, la premiĂšre forme de vie sur Terre, Ă©taient vraiment d'Ă©tranges crĂ©atures. Par exemple, le brachiosaure de son nom scientifique Brachiosaurus â NdT Ă©tait probablement la plus Ă©trange crĂ©ature qui ait jamais Ă©tĂ© vue sur cette Terre. Il y a eu toutes sortes de choses bizarres. Par exemple, l'ultrasaurus Ă©tait un animal trĂšs particulier. Il devait avoir une pression artĂ©rielle trĂšs Ă©levĂ©e car sa tĂȘte pouvait ĂȘtre Ă plus de soixante pieds 18 m dans les airs ; en plus, cet animal pesait environ quatre-vingts tonnes et avait deux cerveaux celui situĂ© dans la tĂȘte actionnait les mĂąchoires et les pattes de devant, et celui Ă l'arriĂšre, c'est-Ă -dire celui juste derriĂšre le bassin, activait la queue et les pattes arriĂšre. Cela me rappelle toujours une question que l'on m'a posĂ©e "Qu'arrive-t-il lorsque l'une ou plusieurs des pattes d'un mille-pattes perdent la cadence ?" C'est une question Ă laquelle il m'est impossible de rĂ©pondre avec un degrĂ© quelconque de prĂ©cision. Tout ce que je peux dire c'est que la crĂ©ature avait peut-ĂȘtre quelque autre crĂ©ature spĂ©ciale veillant sur elle et voyant Ă ce qu'elle ne se croise pas les pattes en marchant. â Eh bien, Lobsang, que veux-tu voir ? continua le Lama. Nous avons beaucoup de temps et tu peux donc me dire ce qui t'intĂ©resse le plus. Je rĂ©flĂ©chis un moment et rĂ©pondis â Ce lama Japonais que nous avons accueilli nous a racontĂ© un tas de choses curieuses et je ne sais toujours pas si je peux le croire ou non. Il nous a racontĂ© que le monde Ă©tait autrefois trĂšs chaud, qu'il devint tout Ă coup trĂšs froid, et que sa surface se recouvrit de glace. Pouvons-nous voir cela ? â Oui, bien sĂ»r que nous le pouvons. Il n'y a pas la moindre difficultĂ©. Mais, tu sais, cela s'est produit plusieurs fois. Tu vois, le monde a des milliards d'annĂ©es, et aprĂšs un certain nombre de millions d'annĂ©es, il y a une pĂ©riode glaciaire. Par exemple, au PĂŽle Nord actuellement il y a une profondeur de six cents pieds 183 m de glace dans l'eau, et si toute la glace fondait et que les icebergs fondaient Ă©galement, tout le monde sur Terre se noierait parce que tout serait submergĂ© â sauf pour nous au Tibet qui serions trop hauts pour que l'eau nous atteigne. Il se tourna vers la console, consulta toute une colonne de chiffres, et alors la lumiĂšre de la grande salle, ou de la piĂšce, ou comme il vous plaira de l'appeler, s'estompa. Pendant quelques secondes nous fĂ»mes dans l'obscuritĂ©, puis apparut une lueur rougeĂątre, trĂšs particuliĂšre, absolument particuliĂšre et, venant des pĂŽles, le Nord et le Sud, arrivĂšrent des traĂźnĂ©es de lumiĂšre bigarrĂ©es. â C'est l'aurore borĂ©ale, ou l'Aura du monde. Nous pouvons la voir parce que, mĂȘme si nous semblons ĂȘtre sur Terre, nous sommes loin de cette manifestation, et c'est pourquoi nous la voyons. La lumiĂšre devint plus vive, devint Ă©blouissante, si brillante qu'il nous fallut la regarder les yeux pratiquement fermĂ©s. â OĂč est le Tibet ? demandai-je. â Nous sommes debout dessus, Lobsang, nous nous tenons dessus. Et tout ce que tu vois lĂ en bas est de la glace. Je regardai cette glace, me demandant de quoi il s'agissait parce que â eh bien, il y avait de la glace verte, il y en avait de la bleue, et il y en avait qui Ă©tait complĂštement transparente, aussi transparente que l'eau la plus limpide. Je ne pouvais tout simplement pas comprendre. â J'en ai assez vu, dis-je, c'est un spectacle dĂ©primant. Le Lama rit et activa Ă nouveau les commandes de la console ; le monde tourna et vacilla avec la vitesse. Il tournait si vite que tout Ă©tait gris ; il n'y avait ni obscuritĂ© ni luminositĂ©, seulement cette grisaille, puis il ralentit et nous nous trouvĂąmes devant une grande ville, une ville fantastique. C'Ă©tait une ville qui avait Ă©tĂ© construite juste avant l'avĂšnement des SumĂ©riens. Elle avait Ă©tĂ© construite par une race dont il n'existe plus maintenant aucune trace Ă©crite, aucune mention Ă son sujet dans l'histoire et, en fait, il n'y eut que la plus vague allusion aux SumĂ©riens dans les livres d'histoire. Mais ils arrivĂšrent en conquĂ©rants, pillĂšrent, violĂšrent et ravagĂšrent la ville, et l'ayant rĂ©duite Ă un Ă©tat tel qu'il ne resta plus pierre sur pierre, ils partirent et â selon les livres d'histoire â ils disparurent quelque part sans laisser de trace. Bien entendu, sans laisser de traceâ, car ils partirent et quittĂšrent la Terre dans d'immenses vaisseaux spatiaux. Je ne pouvais pas comprendre comment ces gens pouvaient ĂȘtre assez sauvages pour venir et tout simplement dĂ©truire une ville â apparemment par plaisir. Bien sĂ»r ils capturĂšrent beaucoup de femmes et c'Ă©tait peut-ĂȘtre en partie la raison. Il me vint Ă l'esprit que je regardais quelque chose qui pourrait changer toute l'histoire de l'humanitĂ©. â MaĂźtre, dis-je, j'ai vu toutes ces choses, j'ai vu toutes ces merveilleuses, merveilleuses inventions, mais il me semble que trĂšs peu de personnes les connaissent. Or, sĂ»rement que si tout le monde les connaissait viendrait un moment oĂč il y aurait la paix dans le monde entier, car qu'y aurait-il Ă combattre si tout pouvait ĂȘtre connu grĂące Ă ces instruments ou ces machines ? â Non, Lobsang, il n'en est pas ainsi, mon garçon, il n'en est pas ainsi. S'il y avait la moindre chance que les gens soient au courant de ceci, on verrait accourir des hommes d'affaires corrompus avec leurs gardes armĂ©s qui prendraient possession de tout et tueraient tous ceux d'entre nous qui savons, puis ils utiliseraient les instruments pour contrĂŽler le monde. Pense Ă cela. Un capitaliste corrompu devenu le roi du monde, et faisant de tous et chacun son esclave. â Eh bien, je ne peux pas comprendre l'attitude des gens, parce que nous savons que le Tibet sera envahi par les Chinois, nous savons qu'ils emporteront tous nos prĂ©cieux livres pour les Ă©tudier. Qu'est-ce qui les empĂȘchera de conquĂ©rir le monde ? â Lobsang, mon cher ami, te voilĂ simplet, faible d'esprit, ou je ne sais quoi. Tu ne crois pas que nous laisserions un conquĂ©rant s'emparer de ces choses-lĂ , n'est-ce pas ? Pour commencer, nous en avons des copies exactes dans l'ExtrĂȘme-Arctique, lĂ oĂč les hommes peuvent Ă peine se mouvoir Ă cause du froid. Mais Ă l'intĂ©rieur des chaĂźnes de montagnes tout est chaud, paisible et confortable, lĂ oĂč nous pouvons avoir les yeux sur le monde, voir exactement ce qui se passe et, si nĂ©cessaire, prendre des mesures. Mais tout ce matĂ©riel â il indiqua d'un geste autour de lui â tout ceci sera dĂ©truit, explosĂ©, et mĂȘme piĂ©gĂ©. D'abord les Britanniques et les Russes tenteront de conquĂ©rir le Tibet, mais ils Ă©choueront ; ils seront la cause d'une terrible quantitĂ© de morts, mais ils ne rĂ©ussiront pas Ă vaincre. Toutefois, ils auront donnĂ© aux Chinois l'idĂ©e de la façon de s'y prendre pour rĂ©ussir, et ceux-ci viendront et conquerront le Tibet, le conquerront en partie, du moins. Mais malgrĂ© tout, ils ne pourront mettre la main sur aucune de ces machines, sur aucun des livres Saints ou des livres mĂ©dicaux, car nous prĂ©voyons tout ceci depuis des annĂ©es, depuis des siĂšcles, en fait, et de faux ouvrages ont Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s qui seront mis en place dĂšs que les Chinois commenceront l'invasion. La ProphĂ©tie, tu le sais, dit que le Tibet survivra jusqu'Ă ce que des roues entrent dans notre pays, et quand des roues entreront au Tibet, ce sera la fin de notre pays. Mais n'aies aucune crainte, tous nos trĂ©sors, tout notre grand savoir vieux de millions d'annĂ©es, sont cachĂ©s en toute sĂ©curitĂ©. Je connais l'endroit ; j'y suis allĂ©. Et toi, Ă©galement, tu en connaĂźtras l'emplacement parce qu'on va te le montrer. Je serai tuĂ© au cours de ta vie, en fait avant que tu ne quittes le Tibet, et tu seras l'un des rares hommes Ă pouvoir faire fonctionner ces machines et Ă savoir les entretenir. â BontĂ© divine ! mais il faudrait plusieurs vies pour apprendre Ă entretenir ces machines ! m'Ă©criai-je. â Non, tu apprendras qu'elles se rĂ©parent elles-mĂȘmes. Tu n'auras qu'Ă effectuer quelques manipulations et la machine, ou plutĂŽt, les autres machines, vont rĂ©parer celle qui est dĂ©fectueuse. Tu vois, elles n'en ont pas pour tellement longtemps Ă exister, ces machines, car d'ici plusieurs annĂ©es encore, en 1985, les circonstances vont changer et il y aura une troisiĂšme Guerre Mondiale qui durera assez longtemps, et aprĂšs l'an 2000 il y aura de trĂšs nombreux changements, certains pour le meilleur, d'autres pour le pire. Nous sommes en mesure de les voir Ă travers le Rapport Akashique des ProbabilitĂ©s. Or, l'Homme n'est pas sur des rails, tu sais, incapable de s'Ă©carter d'une trajectoire dĂ©finie. L'Homme a la libertĂ© de choix Ă l'intĂ©rieur de certaines limites, celles-ci Ă©tant dĂ©terminĂ©es par le type astrologique de la personne. Mais nous pouvons voir de façon trĂšs prĂ©cise ce qui arrivera Ă un pays, et c'est ce que nous allons faire trĂšs bientĂŽt, car je veux te montrer quelques-unes des merveilles du monde. Nous allons nous rĂ©gler sur diffĂ©rentes situations, Ă diffĂ©rentes Ă©poques. â Mais, MaĂźtre, comment vous est-il possible de vous mettre Ă l'Ă©coute de sons depuis longtemps disparus, de sons, d'images, et de tout le reste ? Quand une chose s'est produite, elle est bel et bien terminĂ©e. â Non pas, Lobsang, non pas. La matiĂšre est indestructible, et les impressions qui Ă©manent de ce que nous disons ou faisons nous quittent et circulent dans l'Univers, circulent encore et encore dans l'Univers. Avec cette grosse machine nous pouvons remonter environ deux milliards d'annĂ©es en arriĂšre. Toutefois, Ă deux milliards d'annĂ©es l'image est un peu floue mais tout de mĂȘme assez claire pour voir ce que c'est. â Eh bien, je ne comprends pas comment on peut extraire des sons et des images du nĂ©ant. â Lobsang, dans quelques annĂ©es il y aura quelque chose appelĂ© le sans filâ la TSF â NdT. On est en train de l'inventer Ă l'heure actuelle, et avec elle on pourra capter ce qu'on appellera des programmes radio, et si le rĂ©cepteur est d'assez bonne qualitĂ© il pourra capter n'importe quel Ă©metteur du monde, et plus tard encore ils auront ces boĂźtes radio qui capteront des images. Tout cela a Ă©tĂ© fait auparavant, et Ă mesure que les civilisations se succĂšdent, les mĂȘmes choses sont parfois rĂ©-inventĂ©es. Il arrive qu'une version amĂ©liorĂ©e en rĂ©sulte, mais dans ce cas-ci, apparemment, la chose appelĂ©e sans fil donne beaucoup de problĂšmes parce que l'information doit ĂȘtre rapportĂ©e du monde astral par les scientifiques qui croient l'inventer. Mais, de toute façon, crois-moi sur parole que nous pouvons continuer et voir ce qui va se passer dans le monde. Malheureusement notre limite supĂ©rieure sera de trois mille ans ; nous ne pouvons aller plus loin, nos images deviennent trop floues, trop confuses, pour que nous puissions les dĂ©chiffrer. Quant Ă toi, beaucoup de souffrances et beaucoup de voyages t'attendent, et tu seras la victime de toutes sortes de gens sans scrupules qui n'aimeront pas ce que tu fais et essaieront de ternir ta rĂ©putation. Sur cette machine, durant les prochains jours Ă venir, tu vas voir de nombreux points saillants de ta vie. Mais voyons d'abord certaines choses prises au hasard. Maintenant, regarde voici les Ă©vĂ©nements importants dans un endroit appelĂ© Ăgypte. Le Lama ajusta divers contrĂŽles et nous vĂźmes l'obscuritĂ©, puis tout au haut de la ligne d'horizon de l'obscuritĂ© se dĂ©tachaient des triangles noirs. Cela n'avait aucun sens pour moi, aussi poussa-t-il graduellement un contrĂŽle et le monde passa petit Ă petit Ă la lumiĂšre du jour. â Regarde, dit-il, voici la construction des Pyramides. Dans les annĂ©es Ă venir les gens vont se demander et se demander comment ces grands blocs de pierre ont pu ĂȘtre dĂ©placĂ©s sans toutes sortes de mĂ©canismes. Elles le furent par lĂ©vitation. â Oui, MaĂźtre, j'ai beaucoup entendu parler de la lĂ©vitation, mais je n'ai pas la moindre idĂ©e de la façon dont cela fonctionne. â Eh bien, tu vois, le monde a une attraction magnĂ©tique. Si tu lances un objet dans les airs, le magnĂ©tisme de la Terre le fera retomber. Si tu tombes d'un arbre, tu vas vers le bas, non vers le haut, parce que le magnĂ©tisme de la Terre est tel qu'il te fait retomber sur la Terre. Mais nous possĂ©dons des dispositifs qui sont anti-magnĂ©tiques Ă la Terre ; nous devons les garder avec grand soin sous bonne garde en tout temps, parce que si une personne non entraĂźnĂ©e mettait la main sur l'une de ces choses, elle pourrait se retrouver dans les airs sans pouvoir revenir sur Terre. La chute, dans ce cas, serait vers le haut. Le contrĂŽle se fait Ă l'aide de deux grilles dont l'une est accordĂ©e au magnĂ©tisme de la Terre, tandis que l'autre est en opposition Ă son magnĂ©tisme. Maintenant, quand les grilles sont dans une certaine position, les plaques vont flotter, sans monter ni descendre. Mais si on pousse un levier qui modifie la relation des grilles l'une par rapport Ă l'autre, dans un sens donnĂ©, le levier renforce alors le magnĂ©tisme de la Terre, et ainsi les plaques, ou la machine, s'affaissent sur la Terre. Mais si l'on veut faire monter, nous poussons le levier dans l'autre sens pour que prenne effet l'anti-magnĂ©tisme et que la Terre repousse au lieu d'attirer, et l'on peut ainsi faire monter dans les airs. C'est le dispositif utilisĂ© par les Dieux quand ils ont créé ce monde tel qu'il est maintenant. Un homme pouvait soulever ces blocs de cent tonnes et les mettre en position sans forcer, puis, lorsque le bloc Ă©tait dans la position prĂ©cise dĂ©sirĂ©e, le courant magnĂ©tique Ă©tait coupĂ© et le bloc se trouvait immobilisĂ© en position par l'attraction de la gravitĂ© terrestre. C'est ainsi que les Pyramides furent construites, c'est ainsi que de nombreuses choses Ă©tranges, inexplicables, furent construites. Par exemple, nous disposons de cartes de la Terre depuis des siĂšcles, et nous sommes les seuls Ă avoir ces cartes parce que nous seuls avons ces dispositifs d'anti-gravitĂ© et ils ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour cartographier le monde avec exactitude. Mais ce n'est plus l'heure de continuer Ă discuter. Je pense qu'il est temps de manger quelque chose, puis nous examinerons mes jambes, et ce sera ensuite le moment d'aller dormir car demain est un nouveau jour, un jour sans prĂ©cĂ©dent. Chapitre Huit â Lobsang ! Allez, c'est l'heure de la leçon. Mon esprit se reporta Ă une autre leçon. C'Ă©tait au Potala. Je m'Ă©tais absentĂ© quelques jours avec le Lama Mingyar Dondup, et de retour au Potala, il me dit â Les leçons de cet aprĂšs-midi sont sur le point de commencer ; tu ferais mieux d'y aller maintenant. Je hochai la tĂȘte quelque peu dĂ©couragĂ© et me rendis Ă la salle de classe. Le Lama-Professeur leva la tĂȘte, puis son visage prenant une expression de rage, il me pointa du doigt en criant â Dehors ! Dehors ! Je ne veux pas de toi dans ma classe. Il n'y avait rien d'autre Ă faire je tournai les talons et sortis. Quelques-uns parmi les autres chelas gloussĂšrent quelque peu, et le Lama-Professeur se jeta sur eux en distribuant des coups de bĂąton Ă la ronde. Je me rendis Ă ce que nous appelions notre terrain de jeu et m'y promenai en traĂźnant les pieds. Le Lama Mingyar Dondup tourna le coin, m'aperçut, et venant Ă moi il me dit â Je te croyais en classe. â J'y suis allĂ©, MaĂźtre, mais le Professeur Ă©tait en colĂšre contre moi ; il m'a ordonnĂ© de sortir et m'a dit qu'il n'y aurait dĂ©sormais plus de place pour moi dans ses cours. â Vraiment ? rĂ©pondit mon Guide. Viens avec moi, nous allons voir ensemble de quoi il est question. Nous marchĂąmes cĂŽte Ă cĂŽte le long du corridor. Le plancher en Ă©tait toujours particuliĂšrement glissant Ă cause du beurre fondu qui se rĂ©pandait chaque fois que nous passions avec nos lampes Ă beurre et qui se solidifiait du fait de la tempĂ©rature trĂšs basse. Le misĂ©rable endroit ressemblait parfois Ă une patinoire. Mais nous marchĂąmes ensemble jusqu'Ă la salle de classe et nous entrĂąmes. Le Lama-Professeur Ă©tait en pleine fureur et frappait les garçons au hasard. En voyant le Lama Mingyar Dondup, il parut secouĂ© et devint vraiment trĂšs pĂąle, puis il retourna Ă son estrade. â Quel est le problĂšme ici ? demanda le Lama Mingyar Dondup. â Aucun problĂšme ici sauf que ce garçon en me pointant du doigt dĂ©range toujours la classe. On ne sait jamais s'il va ĂȘtre prĂ©sent ou absent, et je ne veux pas enseigner Ă un tel garçon. â Ah bon, c'est donc cela ! Ce garçon, Lobsang Rampa, est soumis aux ordres spĂ©ciaux du Grand TreiziĂšme, et vous devez obĂ©ir Ă ces ordres exactement comme je le fais. Suivez-moi, nous allons voir le Grand TreiziĂšme immĂ©diatement. Le Lama Mingyar Dondup se retourna et sortit, suivi du Lama-Professeur qui, sans broncher, tenait toujours son bĂąton Ă la main. â Ăa alors ! s'exclama l'un des garçons, je me demande ce qui va se passer maintenant ; je pensais qu'il Ă©tait devenu fou. Il s'est dĂ©chaĂźnĂ© sur nous tous et tu peux voir les meurtrissures sur nos visages. Que va-t-il arriver maintenant ? Il n'eut pas longtemps Ă attendre parce que le Lama Mingyar Dondup revint trĂšs bientĂŽt, accompagnĂ© d'un Lama assez jeune et Ă l'air studieux. Le Lama Mingyar Dondup nous le prĂ©senta solennellement en disant â Il sera votre Professeur Ă partir de maintenant et je veux voir une grande amĂ©lioration dans votre comportement et dans le travail Ă faire. Il se tourna vers le nouveau Professeur et lui dit â Lobsang Rampa est sous ordres spĂ©ciaux. Il devra parfois s'absenter de cette classe pour plusieurs jours. Vous ferez de votre mieux pour l'aider Ă rattraper son retard. Les deux Lamas se saluĂšrent en s'inclinant gravement, et Mingyar Dondup nous quitta. Je ne m'expliquai pas pourquoi ce souvenir ancien m'Ă©tait brusquement revenu en mĂ©moire, mais â â HĂ©, Lobsang, tu n'as pas entendu un mot de ce que j'ai dit, n'est-ce pas ? â Non, MaĂźtre, j'Ă©tais en train de penser Ă cette Ă©poque oĂč je ne pouvais pas ĂȘtre acceptĂ© en classe, et je me demandais comment un tel Lama pouvait tout aussi bien devenir Professeur. â Oh, eh bien, il y a de bonnes personnes et il y en a de mauvaises, et je suppose que cette fois-lĂ nous sommes tombĂ©s sur une mauvaise personne. Mais peu importe, tout est rĂ©glĂ© maintenant. Nous pouvons dire que je suis dĂ©sormais ton Gardien. Je ne sais pas s'il me faut une laisse ou un collier pour toi, mais je suis ton Gardien et je suis celui qui prend les dĂ©cisions, ce qu'aucun autre Professeur ne peut faire. Il me sourit en mĂȘme temps que j'affichai un trĂšs large sourire. Je pouvais apprendre avec Mingyar Dondup. Il ne s'arrĂȘtait pas au rĂšglement, mais il nous parlait des choses du grand monde extĂ©rieur oĂč il avait tant voyagĂ©. â Eh bien, Lobsang, nous ferions mieux de commencer Ă un niveau trĂšs Ă©lĂ©mentaire, parce que tu devras enseigner aux gens du grand monde extĂ©rieur, et mĂȘme si tu connais probablement toute la premiĂšre partie de ce que je vais te dire, la rĂ©pĂ©tition ne te fera pas de mal du tout. Elle pourra mĂȘme servir Ă t'enfoncer la connaissance d'un pouce cm ou deux de plus. La façon dont il dit cela impliquait un compliment et je rĂ©solus Ă nouveau de lui faire honneur. Si j'ai rĂ©ussi ou Ă©chouĂ©, seul le temps le dira, quand nous serons de retour Ă Patra. â Nous allons imaginer un corps vivant. La personne est Ă©tendue et s'endort ; sa forme astrale sort alors de ce corps et voyage quelque part, et si le dormeur n'est pas une personne trĂšs Ă©voluĂ©e, il se rĂ©veillera en pensant qu'il a rĂȘvĂ©, et rien de plus. Mais dans le cas d'une personne entraĂźnĂ©e, elle paraĂźtra profondĂ©ment endormie, alors que tout ce temps elle fait un voyage astral contrĂŽlĂ© et reste toujours consciente de ce qui se passe prĂšs de son corps physique. Elle sortira de son corps physique et voyagera lĂ oĂč elle le dĂ©sire, lĂ oĂč elle a dĂ©cidĂ© d'aller. On peut voyager partout au monde par le voyage astral, et si l'on s'entraĂźne on peut se souvenir de tout ce qui est arrivĂ© quand on retourne Ă son corps de chair. â Lorsqu'une personne meurt c'est parce que la personne astrale veut se dĂ©barrasser de son corps de chair. Ce dernier est peut-ĂȘtre invalide et ne fonctionne plus correctement, ou peut-ĂȘtre a-t-il appris tout ce qu'il avait besoin d'apprendre dans cette incarnation particuliĂšre, car les gens reviennent sur Terre encore et encore jusqu'Ă ce que leurs leçons soient apprises. Toi et moi sommes diffĂ©rents parce que nous venons d'un niveau au-delĂ de l'astral, nous venons de Patra dont nous reparlerons un peu plus tard. â Lorsque la forme astrale est complĂštement libĂ©rĂ©e du corps physique, que la Corde d'Argent a Ă©tĂ© coupĂ©e et la Coupe d'Or brisĂ©e, l'entitĂ© qui Ă©tait dans ce corps est alors libre d'aller et venir, libre de faire plus ou moins ce qu'elle veut. Puis aprĂšs un certain temps elle se fatigue de â eh bien â simplement errer, et elle consulte une section spĂ©ciale des AutoritĂ©s en place dont la seule tĂąche est de conseiller les gens de l'astral sur ce qui leur conviendrait le mieux devraient-ils rester dans l'astral et en apprendre un peu plus, ou devraient-ils retourner sur Terre dans des circonstances diffĂ©rentes afin d'apprendre Ă la dure. Vois-tu, quand les gens sont au stade du Sur-Moi â oh, c'est encore loin de toi pour le moment, Lobsang â ils ne peuvent pas ressentir la douleur, et ils apprennent plus rapidement par la douleur que par la gentillesse. Par consĂ©quent, il sera peut-ĂȘtre planifiĂ© que cette personne doive retourner sur Terre avec une forte envie de tuer ; elle naĂźtra de parents qui seront les plus susceptibles de lui donner l'occasion de tuer quelqu'un. Maintenant, sa tĂąche sera de lutter contre son dĂ©sir innĂ© d'assassiner, et si elle traverse la vie sans tuer personne, cette vie aura Ă©tĂ© un succĂšs complet. Elle aura appris Ă se contrĂŽler et, dans ce cas, elle sera en mesure d'avoir une pĂ©riode de repos dans l'astral, puis, de nouveau, elle s'adressera au ComitĂ© des Conseillers pour savoir ce qu'ils attendent d'elle la prochaine fois. Elle pourrait se voir dotĂ©e d'une inclination Ă devenir un grand missionnaire, enseignant les mauvaises choses. Eh bien, encore une fois, elle naĂźtra de parents qui peuvent lui donner l'opportunitĂ© d'ĂȘtre un missionnaire, et alors tout dĂ©pendra de sa compĂ©tence dans ce travail, et si elle rĂ©alisait qu'elle enseigne les mauvaises choses, elle pourrait apporter un changement et en retirer beaucoup d'avantages. Elle pourrait, par exemple, rĂ©aliser qu'il ne peut pas y avoir d'immaculĂ©e conception Ă moins que la progĂ©niture ne soit une fille. Sous certaines circonstances les femmes peuvent donner naissance Ă des enfants sans l'aide, nul doute agrĂ©able, d'un homme, mais dans tous les cas l'enfant ainsi nĂ© sera une fille. Si elle grandit, se marie et a un enfant, il sera alors du sexe fĂ©minin, ou un enfant mĂąle de trĂšs faible constitution. Tu n'auras jamais une personne de caractĂšre dominant qui soit nĂ©e sans l'aide d'un homme. â Dans l'astral, les gens peuvent voir leurs erreurs et font peut-ĂȘtre quelque chose pour remĂ©dier au mal qu'ils ont fait Ă d'autres personnes. Savais-tu, Lobsang, que chaque personne sur Terre doit passer par l'ensemble du Zodiaque et Ă©galement par tous les quadrants du Zodiaque, parce que la composition astrologique d'une personne a une trĂšs grande influence sur la façon dont elle progresse et sur sa situation sociale. Par exemple, une personne nĂ©e sous le signe du BĂ©lier pourrait devenir un excellent boucher, mais si ses parents Ă©taient de statut social assez Ă©levĂ©, elle pourrait devenir un excellent chirurgien pas beaucoup de diffĂ©rence entre les deux, tu sais. On m'a affirmĂ© qu'un cochon et un humain ont le mĂȘme goĂ»t ; non pas que j'aie dĂ©jĂ essayĂ© ou que je compte essayer. Je rĂ©flĂ©chis Ă ceci un moment avant de dire â MaĂźtre, est-ce que cela signifie que nous devons vivre sous chaque signe du Zodiaque â Mars, VĂ©nus, et tous les autres â et vivre ensuite sous le mĂȘme signe astrologique du Soleil avec tous ses diffĂ©rents quadrants ? â Eh bien oui, bien sĂ»r que oui. La diffĂ©rence causĂ©e par chaque quadrant est presque incroyable, parce que si nous prenons un signe du Soleil, la premiĂšre partie du quadrant contiendra alors non seulement le signe du Soleil, mais aussi de fortes indications provenant du signe prĂ©cĂ©dent. Alors que dans le centre des quadrants le signe du Soleil sera l'influence prĂ©dominante, en progressant Ă travers un signe donnĂ© et en arrivant Ă la derniĂšre partie du quadrant, les indications seront alors trĂšs fortes en faveur du signe suivant sur le tableau. Je te dis tout cela parce qu'il se peut que tu doives expliquer ce genre de choses aux gens dans l'avenir. Ainsi chaque personne passe Ă travers chaque partie du Zodiaque non pas nĂ©cessairement dans le mĂȘme ordre, mais dans l'ordre qui lui permet de tirer le meilleur parti des choses qui doivent ĂȘtre apprises. â On ne cesse de me rappeler, MaĂźtre, que j'aurai une vie trĂšs difficile, pleine de souffrances, etc., etc. Eh bien, pourquoi doit-il y avoir tant de souffrances ? Le Lama Mingyar Dondup regarda ses pieds pendant un instant, puis reprit â Tu as une trĂšs grande tĂąche Ă accomplir, une noble tĂąche, et tu vas te rendre compte que des gens qui eux-mĂȘmes ne sont pas nobles vont tenter de t'empĂȘcher de rĂ©ussir, qui s'abaisseront Ă toutes sortes de piĂšges pour t'empĂȘcher de parvenir au succĂšs. Tu vois, les gens deviennent envieux si tu fais quelque chose, Ă©cris quelque chose, ou dessines quelque chose qui est assurĂ©ment supĂ©rieur au livre ou au dessin qui Ă©tait le meneur incontestĂ© avant ton effort. Maintenant, je sais que tout cela semble trĂšs dĂ©routant, mais il en est ainsi. Tu seras l'objet de jalousies inouĂŻes et â pauvre Ăąme â tu auras beaucoup de problĂšmes causĂ©s par les femmes, non pas Ă cause de relations sexuelles avec elles, mais parce que, par exemple, la femme de quelqu'un te montrera de l'amitiĂ© et son mari, incomprĂ©hensif, sera fou de jalousie. Et puis, d'autres femmes seront jalouses parce qu'elles t'auront souri et que tu ne leur auras pas rendu leur sourire. Oh, Lobsang, mĂ©fie-toi des femmes ; c'est ce que j'ai fait toute ma vie et je m'en rĂ©jouis. Je tombai dans un sombre silence, rĂ©flĂ©chissant Ă mon terrible destin, et le Lama me dit alors â Rassure-toi, je sais que tu ne connais rien du tout aux femmes, mais bientĂŽt tu auras l'occasion d'examiner l'intĂ©rieur et l'extĂ©rieur de leurs corps, parce que lorsque tu nous quitteras pour aller Ă Chongqing dans quelques annĂ©es, tu verras des cadavres, hommes et femmes, dans des salles de dissection. Au dĂ©but, ton estomac fera pas mal des siennes, mais peu importe, aprĂšs un jour ou deux tu auras dĂ©jĂ pris l'habitude de les voir, et d'aprĂšs le Rapport des ProbabilitĂ©s, tu vas devenir vraiment un excellent docteur, un bon chirurgien, parce que â eh bien, je dois le dire â tu es un peu impitoyable et il faut ĂȘtre impitoyable pour ĂȘtre un bon chirurgien. Donc, quand nous sortirons de cette cellule, cette cage ou cette caverne â appelle-la comme tu veux â tu te rendras dans une autre, lĂ oĂč tu auras un peu de pratique avec des instruments chirurgicaux et oĂč tu pourras apprendre des choses grĂące au langage universel. Et, bien sĂ»r, je suis prĂȘt Ă t'aider de toutes les maniĂšres possibles. â MaĂźtre, vous avez mentionnĂ© Patra plusieurs fois ces derniers jours, mais je n'avais jamais entendu ce mot auparavant et je suis certain que trĂšs peu de gens au Potala ou au Chakpori utilisent ce mot. â Eh bien, il ne sert Ă rien de mentionner une chose qui est trĂšs, trĂšs au-delĂ de la portĂ©e de la personne moyenne. Patra, c'est le Champ CĂ©leste des Champs CĂ©lestes. Tous les gens, quand ils quittent la Terre, vont dans le monde astral. C'est rĂ©ellement un monde, comme tu as dĂ» le constater Ă travers tes voyages astraux. C'est un monde qui ressemble Ă cette Terre Ă bien des Ă©gards, mais qui a de beaucoup plus nombreuses facettes agrĂ©ables, oĂč tu peux te mĂȘler aux gens, tu peux lire, tu peux parler, et tu peux assister Ă des rĂ©unions et apprendre comment les autres se dĂ©brouillent. Pourquoi cette personne-ci Ă©choue-t-elle, et pourquoi cette autre personne rĂ©ussit-elle ? Mais Ă partir de l'astral, les gens retournent sur Terre ou sur une quelconque autre planĂšte afin de mener avec plus de succĂšs, une nouvelle vie. Mais il existe une trĂšs, trĂšs rare planĂšte appelĂ©e Patra. C'est le Paradis des Paradis. Seules les meilleures Ăąmes y vont, seuls ceux qui ont fait le plus grand bien. Par exemple, LĂ©onard de Vinci est lĂ Ă travailler sur des projets qui aideront d'autres Terresâ. Socrate est lĂ . Aristote et de nombreux autres comme lui sont lĂ . Tu n'y trouveras aucun charlatans â ils y sont exclus catĂ©goriquement â et il est dĂ©jĂ prĂ©vu que tu te rendes Ă Patra Ă la fin de cette vie. Tu iras lĂ parce que, au cours de plusieurs vies, tu as eu Ă©preuves aprĂšs Ă©preuves que tu as surmontĂ©es avec succĂšs, et la tĂąche que tu fais maintenant â eh bien, n'importe qui d'autre dirait que c'est une tĂąche impossible, mais tu vas rĂ©ussir et tu resteras Ă Patra pendant un bon bout de temps. Il n'y a lĂ aucune friction, aucune dispute, aucune famine ni cruautĂ©. â Est-ce que les chats sont autorisĂ©s sur Patra, MaĂźtre ? â BontĂ© Divine ! oui, bien sĂ»r qu'ils le sont. Les chats ont une Ăąme tout comme les gens. Il y a un tas d'ignorants qui pensent que cette chose Ă quatre pattes n'est qu'un stupide animal, presque sans sentiments, certainement sans intelligence, et dĂ©finitivement sans Ăąme. Ce n'est pas vrai. Les chats ont une Ăąme, les chats peuvent progresser. Ils peuvent progresser Ă travers le monde de l'Astral et ĂȘtre renseignĂ©s au sujet de Patra. Ă Patra ils peuvent ĂȘtre avec les gens qu'ils ont aimĂ©s sur Terre, ou peut-ĂȘtre sur une autre planĂšte. Oh oui, Lobsang, tu dois dire trĂšs clairement aux gens que les chats sont des personnes, qu'ils sont des individus, qu'ils sont de petites personnes trĂšs Ă©voluĂ©es qui ont Ă©tĂ© mises sur Terre dans un but spĂ©cial. Aussi dois-tu traiter les chats avec grand respect ; mais je sais que tu le fais. â Allons faire un tour parce que mes jambes se raidissent et je pense ĂȘtre prĂȘt pour une bonne marche afin de les dĂ©gourdir. Allons, viens ! Remue tes jambes paresseuses et nous allons voir certaines autres choses que tu n'as encore jamais vues. â MaĂźtre ! J'appelai le Lama Mingyar Dondup qui Ă©tait dĂ©jĂ assez loin devant moi. Il s'arrĂȘta pour me permettre de le rejoindre, et je continuai â MaĂźtre, vous connaissez cet endroit, vous le connaissez trĂšs bien alors que je pensais qu'il s'agissait d'une dĂ©couverte. Vous me faisiez marcher, MaĂźtre ! â Non, je ne te faisais pas marcher, Lobsang, dit-il en riant, et cette entrĂ©e par laquelle nous sommes arrivĂ©es â eh bien, c'Ă©tait une surprise. Je ne m'attendais certainement pas Ă une entrĂ©e lĂ , parce qu'il n'y a rien Ă son sujet sur les cartes, et je me demande plutĂŽt pourquoi il devait y en avoir une Ă cet endroit. Tu seras d'accord avec moi qu'il n'y avait aucun signe de dĂ©formation rocheuse. Je suppose que ce devait ĂȘtre parce que ce vieil ermite Ă©tait en charge de diverses fournitures ici et qu'il aimait avoir cette entrĂ©e toute proche de son ermitage. Mais â non, non, je ne me moquais pas de toi. Il nous faudra voir comment sortir d'ici demain, parce que maintenant mes jambes ont si bien guĂ©ri que je suis capable d'entreprendre la descente de la montagne. â Eh bien, vous aurez piĂštre allure Ă redescendre de la montagne avec vos robes en lambeaux, rĂ©pliquai-je. â Ah, mais j'aurai plutĂŽt belle allure toi et moi apparaĂźtrons demain dans des robes toutes neuves, vieilles d'un million d'annĂ©es environ ! Puis, une pensĂ©e lui venant aprĂšs coup â Et tu te prĂ©senteras comme un moine, non pas comme un chela ou un acolyte. Ă partir de maintenant tu dois rester avec moi, aller oĂč je vais, et apprendre tout ce que je peux t'apprendre. Il se retourna, fit seulement quelques pas, s'inclina devant une porte, et plaça ses mains dans une certaine position. Lentement, je vis un pan de mur glisser sur le cĂŽtĂ© dans un silence total, sans friction d'un roc sur l'autre, un silence si absolu que le phĂ©nomĂšne en Ă©tait encore plus mystĂ©rieux. Le Lama me donna une petite poussĂ©e entre les omoplates en disant â Viens. Ceci est quelque chose que tu dois voir. Il s'agit de Patra. Voici comment Patra se prĂ©sente pour nous. Bien sĂ»r ce globe et il dĂ©signa un grand globe qui remplissait totalement une grande salle est simplement pour que nous puissions voir ce qui se passe Ă Patra Ă tout moment. Il posa sa main sur mon Ă©paule et nous avançùmes de quelques yards m jusqu'Ă un mur Ă©quipĂ© d'instruments et d'un immense Ă©cran â oh, d'environ quatre hommes de hauteur et trois hommes de largeur. â C'est pour toute enquĂȘte particuliĂšre, dĂ©taillĂ©e, dit-il. Les lumiĂšres de la salle baissĂšrent. Pareillement, au mĂȘme rythme, la lumiĂšre du globe qu'il avait appelĂ© Patra s'illumina. C'Ă©tait une sorte de couleur or-rosĂątre, et qui donnait une merveilleuse sensation de chaleur et celle que l'on Ă©tait vraiment le bienvenu. Le Lama appuya de nouveau sur l'un des boutons et la brume dans le globe, ou autour du globe, disparue comme un brouillard de montagne disparaĂźt devant les rayons du soleil. Je scrutai avidement. C'Ă©tait vraiment un monde merveilleux. Il me sembla me tenir sur un mur de pierre contre lequel des vagues battaient doucement. Puis, sur ma droite, je vis arriver un navire. Je savais que c'Ă©tait un navire parce que j'en avais vu des images. Il arriva, jeta l'ancre contre le mur juste devant moi, et une foule de gens en descendirent, ayant tous une mine rĂ©jouie. â Eh bien, c'est une foule Ă l'air heureux, MaĂźtre. Que faisaient-ils donc ? â Oh, c'est Patra. Tu peux avoir ici toutes sortes de loisirs. Ces gens, je suppose, se sont dit qu'il serait agrĂ©able de faire une petite traversĂ©e tranquille vers l'Ăźle. Je pense qu'ils ont pris le thĂ© lĂ -bas et puis qu'ils sont revenus. â Ce niveau est Ă plusieurs plans au-dessus du monde astral. Les gens ne peuvent venir ici que s'ils sont, dirons-nous, des super-personnes. Cela implique souvent de terribles souffrances pour ĂȘtre digne de cet endroit, mais quand quelqu'un arrive ici et voit de quoi il s'agit, voit le calibre des gens, il devient alors Ă©vident que l'endroit vaut toutes les souffrances. â Ici nous pouvons voyager par la pensĂ©e. Nous sommes sur cette planĂšte et nous voulons voir une certaine personne. Eh bien, nous pensons Ă elle, nous pensons fortement Ă elle, et si elle est dĂ©sireuse de nous voir nous sommes subitement soulevĂ©s de terre, montons dans les airs, et voyageons promptement vers notre destination. En y arrivant, nous y trouvons la personne que nous voulions voir, prĂȘte Ă nous accueillir, debout devant sa porte d'entrĂ©e. â Mais, MaĂźtre, quel genre de personnes viennent ici, comment arrivent-elles ici ? Et les considĂ©reriez-vous comme des prisonniers ? Ils ne peuvent vraisemblablement pas quitter cet endroit. â Ce n'est assurĂ©ment, assurĂ©ment pas une prison. C'est un lieu d'avancement et seules les bonnes personnes peuvent venir ici. Celles qui ont fait d'Ă©normes sacrifices, peuvent venir, celles qui ont donnĂ© le meilleur d'elles-mĂȘmes pour aider leurs prochains, hommes et femmes. Normalement, nous devons passer du corps de chair au corps astral. As-tu remarquĂ© qu'ici personne n'a de Corde d'Argent ? Personne n'a le Nimbe d'Or autour de sa tĂȘte ? Ils n'en ont pas besoin ici parce que tout le monde est pareil. Nous avons toutes sortes de bonnes personnes ici. Socrate, Aristote, LĂ©onard de Vinci, et d'autres comme eux. Ici, ils perdent les petits dĂ©fauts qu'ils avaient, parce que pour se maintenir sur Terre ils avaient dĂ» adopter un dĂ©faut. Ils Ă©taient d'une si haute vibration qu'ils ne pouvaient tout simplement pas demeurer sur Terre sans un quelconque dĂ©faut ; c'est ainsi qu'avant que Mendelssohn Felix Mendelssohn â NdT, ou quelqu'un d'autre, puisse descendre sur Terre, il lui fallut un dĂ©faut innĂ© pour cette vie particuliĂšre. Quand ladite personne mourut et arriva au monde astral, le dĂ©faut disparut, et l'entitĂ© disparut Ă©galement. J'ai mentionnĂ© Mendelssohn, le musicien ; il arriva sur le plan astral et quelqu'un de similaire Ă un policier l'attendait pour lui retirer la Corde d'Argent et le Nimbe d'Or, et l'envoyer Ă Patra. Il y rencontra lĂ des amis et des connaissances et ils furent en mesure de discuter de leurs vies passĂ©es et de rĂ©aliser des expĂ©riences qu'ils voulaient faire depuis longtemps. â Comment les gens s'organisent-ils pour la nourriture, ici, MaĂźtre ? Il ne semble pas y avoir de nourriture, de boĂźtes de nourriture, en cet endroit que je suppose ĂȘtre un quai. â Non, tu ne trouveras pas beaucoup de nourriture sur ce monde. Les gens n'en ont pas besoin. Ils prennent toute leur Ă©nergie physique et mentale par un systĂšme d'osmose, c'est-Ă -dire qu'ils absorbent l'Ă©nergie distribuĂ©e par la lumiĂšre de Patra. S'ils veulent manger pour le plaisir, ou boire pour le plaisir, ils sont bien sĂ»r parfaitement capables de le faire, sauf qu'ils ne peuvent s'empiffrer et ne peuvent boire ces boissons alcoolisĂ©es qui pourrissent le cerveau d'une personne. De telles boissons sont trĂšs, trĂšs mauvaises, tu sais, et elles peuvent retarder le dĂ©veloppement d'un individu pendant plusieurs vies. â Maintenant, jetons un bref coup d'Ćil Ă l'endroit. Ici le temps n'existe pas, et il est donc inutile que tu demandes Ă quelqu'un depuis combien de temps il est lĂ , parce qu'il va simplement te regarder sans rien comprendre et penser que tu n'es pas du tout conscient des conditions en vigueur. Les gens ne s'ennuient jamais Ă Patra, ils ne s'en lassent jamais, il y a toujours quelque chose de nouveau Ă faire, des gens nouveaux Ă rencontrer, et on ne peut y trouver un ennemi. â Allons ! montons maintenant dans les airs pour voir d'en haut ce petit village de pĂȘcheurs. â Mais je croyais que les gens n'avaient pas besoin de manger, MaĂźtre ! Alors pourquoi voudraient-ils un village de pĂȘcheurs ? â Eh bien, ils ne capturent pas de poissons au sens ordinaire du terme ; ils le font pour voir comment ils peuvent ĂȘtre amĂ©liorĂ©s pour leur donner de meilleurs sens. Sur Terre, tu sais, les poissons sont vraiment stupides et ils mĂ©ritent d'ĂȘtre capturĂ©s, mais ici on les attrape dans des filets, on les garde en tout temps dans l'eau, et puisqu'ils sont traitĂ©s gentiment, ils n'ont pas de ressentiment. Ils comprennent que l'on essaie de faire du bien Ă toute l'espĂšce. De mĂȘme avec les animaux, aucun d'eux n'a peur de l'homme sur ce monde. Ce sont plutĂŽt des amis. Mais faisons simplement de rapides visites en divers endroits parce qu'il nous faudra bientĂŽt partir d'ici pour retourner au Potala. Soudainement, je me sentis monter dans les airs et je parus perdre la vue. Je fus subitement pris d'un mal de tĂȘte intolĂ©rable et, Ă vrai dire, je crus que j'allais mourir. Le Lama Mingyar Dondup m'agrippa et posa sa main sur mes yeux. â Je suis terriblement dĂ©solĂ©, Lobsang, dit-il, j'ai oubliĂ© que tu n'as pas Ă©tĂ© traitĂ© pour la vision de la quatriĂšme dimension. Il nous faut redescendre Ă la surface pour environ une demi-heure. Sur ce je me sentis couler, puis j'accueillis avec grande joie la sensation de quelque chose de solide sous mes pieds. â C'est le monde de la quatriĂšme dimension et il y a parfois des Ă©manations de la cinquiĂšme dimension. Lorsque l'on emmĂšne une personne Ă Patra il lui faut bien sĂ»r une vision pour quatre dimensions, car sinon la tension est trop forte pour elle. Le Lama me fit allonger sur une banquette et laissa tomber des choses dans mes yeux. AprĂšs plusieurs minutes il me mit des lunettes de protection, des lunettes qui me couvraient complĂštement les yeux. â Oh ! je peux voir maintenant, dis-je. C'est merveilleux ! Auparavant, les choses Ă©taient belles, extraordinairement belles, mais maintenant que je pouvais voir dans la quatriĂšme dimension, elles Ă©taient si glorieuses, qu'elles ne peuvent tout simplement pas ĂȘtre dĂ©crites en termes de trois dimensions ; je m'usai pratiquement la vue Ă regarder autour de moi. Puis nous montĂąmes de nouveau dans les airs et je n'avais tout simplement jamais rien vu d'aussi beau auparavant. Les hommes Ă©taient d'une beautĂ© incomparable, mais les femmes â eh bien, elles Ă©taient si belles que je ressentis des remous quelque peu Ă©tranges Ă l'intĂ©rieur, malgrĂ© que, bien sĂ»r, elles aient toujours Ă©tĂ© des Ă©trangĂšres pour moi car ma mĂšre avait Ă©tĂ© une mĂšre vraiment trĂšs stricte et ma sĆur â eh bien, je l'avais Ă peine vue. Nous Ă©tions tenus fermement Ă part parce qu'il avait Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ© avant ma naissance que j'entrerais Ă la Lamaserie. Mais la beautĂ©, la beautĂ© absolue et la tranquillitĂ© dĂ©fient rĂ©ellement toute description en langage tridimensionnel. C'est comme si un aveugle de naissance essayait de dĂ©crire quelque chose sur Terre. Comment va-t-il dĂ©crire les couleurs ? Il est nĂ© aveugle, alors que sait-il Ă propos des couleurs, sur ce qu'il y a Ă dĂ©crire ? Il peut dire quelque chose au sujet de la forme et du poids d'une chose, mais sa beautĂ© rĂ©elle est totalement au-delĂ de sa comprĂ©hension. Il en va ainsi pour moi maintenant j'ai Ă©tĂ© traitĂ© pour ĂȘtre en mesure de voir dans la troisiĂšme dimension, la quatriĂšme dimension, et la cinquiĂšme, de sorte que quand le temps viendra pour moi de quitter cette Terre, j'irai directement Ă Patra. Ainsi, ces gens qui disent qu'ils ont un cours d'instruction dirigĂ© par le Dr Rampa par l'intermĂ©diaire de la Planche Ouija â eh bien, ce ne sont que des cinglĂ©s. Je vous le rĂ©pĂšte, quand je quitterai ce monde je serai totalement hors de votre portĂ©e. Je serai tellement loin de vous qu'il vous est mĂȘme impossible d'arriver Ă le comprendre ! Il m'est tout Ă fait impossible de vous dĂ©crire Patra. C'est comme d'essayer de parler d'une exposition de tableaux Ă un aveugle de naissance â vous n'arriverez Ă rien. Mais il existe autre chose que des tableaux. Certains des grands hommes du passĂ© Ă©taient ici dans ce monde de Patra et ils travaillaient Ă essayer d'aider d'autres mondes, des mondes Ă deux dimensions, et des mondes Ă trois dimensions. Bon nombre des soi-disant inventions sur Terre ne sont pas les inventions de ceux qui les revendiquent ; la personne, homme ou femme, n'a fait que ramener l'idĂ©e de quelque chose qu'elle a vue dans le monde astral, et elle est revenue sur Terre avec le souvenir de quelque chose qui devait ĂȘtre inventĂ© ; elle a eu une idĂ©e gĂ©nĂ©rale de la façon de faire et â eh bien â elle a construit ce qui devait ĂȘtre construit et l'a fait breveter en son propre nom. Le Lama Mingyar Dondup semblait extraordinairement bien connu Ă Patra. Partout oĂč il se rendait on le saluait et il me prĂ©sentait toujours aux gens comme un vieil ami Ă eux dont ils se souvenaient, tandis que moi je les avais oubliĂ©s Ă cause de l'argile adhĂ©rente de la Terre. â Cela ne fait rien, disaient-ils en riant, tu reviendras bientĂŽt parmi nous et tu te souviendras alors de tout. Le Lama Mingyar Dondup parlait avec un scientifique et ce dernier disait â Bien sĂ»r le gros problĂšme que nous avons maintenant est que les gens de diffĂ©rentes races ont diffĂ©rentes perspectives. Par exemple, sur certains mondes les femmes sont traitĂ©es Ă l'Ă©gal des hommes, mais sur d'autres mondes elles sont traitĂ©es comme des ustensiles de mĂ©nage ou des esclaves, et quand elles arrivent dans un pays qui donne totale libertĂ© aux femmes, elles sont troublĂ©es et complĂštement perdues. Nous travaillons pour essayer de trouver un moyen par lequel hommes et femmes de tous les pays auraient un point de vue commun. Dans le monde astral, les ĂȘtres sont orientĂ©s dans une certaine mesure en ce sens, mais, bien sĂ»r, personne ne peut venir Ă Patra Ă moins qu'il ne se rende pleinement compte des droits de chacun. Il me regarda, sourit, et dit alors â Je vois que tu reconnais dĂ©jĂ les droits de notre Ami le Chat. â Oui, monsieur, rĂ©pondis-je, j'aime les chats. Je pense que quel que soit le lieu, ce sont les plus magnifiques animaux. â Tu as une merveilleuse rĂ©putation avec les animaux, tu sais, et lorsque tu nous reviendras Ă Patra, toute une horde de chats seront lĂ pour t'accueillir. Tu auras un manteau de fourrure vivant. Il sourit parce qu'un gros chat marron et blanc grimpait sur moi pour s'asseoir sur mon Ă©paule, et posait sa patte gauche sur ma tĂȘte pour se stabiliser, exactement comme le ferait un humain. â Eh bien, Bob, dit le Lama Mingyar Dondup, nous sommes obligĂ©s de te dire au revoir pour le moment, mais Lobsang sera bientĂŽt de retour Ă la Maison et tu auras alors amplement l'occasion de grimper sur son Ă©paule. Bob, le chat, acquiesça solennellement, sauta sur une table et se frotta contre moi en ronronnant, ronronnant et ronronnant. â Allons de l'autre cĂŽtĂ© de Patra, dit le Lama Mingyar Dondup. Il y a lĂ le royaume des fleurs et des plantes, et les arbres en particulier attendent de te revoir. Ă peine avait-il fini de parler que nous arrivĂąmes Ă ce merveilleux endroit oĂč il y avait des fleurs et des arbres incroyablement beaux. J'Ă©tais paralysĂ© de peur Ă l'idĂ©e de marcher sur les fleurs. Le Lama me regarda et, comprenant parfaitement ma situation difficile, me dit â Oh, je suis vraiment dĂ©solĂ©, Lobsang, j'aurais dĂ» te prĂ©venir. Ici, au royaume des fleurs, tu dois t'Ă©lever d'environ un pied 30 cm au-dessus du sol. C'est l'une des facultĂ©s de la quatriĂšme dimension. Pense que le sol est plus haut d'un pied 30 cm et de cette maniĂšre, en marchant en pensant que le sol est Ă cette distance, tu marcheras en fait Ă un pied de la surface oĂč poussent ces plantes. Mais nous n'allons pas nous y risquer maintenant. Nous allons plutĂŽt jeter un coup d'Ćil Ă d'autres parties de ce monde. Aux hommes-machines, par exemple. Des machines ayant une Ăąme, des fleurs ayant une Ăąme, des chats ayant une Ăąme. â Je suppose que nous ferions mieux de rentrer, Lobsang, dit-il ensuite, parce que je dois te montrer certaines choses pour te prĂ©parer en partie pour la vie que tu auras Ă vivre. J'aimerais pouvoir voyager avec toi et te venir davantage en aide, mais mon Karma est tel que je serai tuĂ© par les Communistes qui vont me poignarder dans le dos. Mais, c'est sans importance ; retournons Ă notre propre monde. Chapitre Neuf Nous quittĂąmes ce qui se nommait la Salle Ă Quatre Dimensionsâ et traversĂąmes l'immense hall jusqu'Ă celle oĂč Ă©tait indiquĂ© Ce Mondeâ. La distance Ă©tait d'environ un quart de mille 400 m, ce qui fait que nos pieds Ă©taient assez douloureux au moment oĂč nous y arrivĂąmes. Le Lama Mingyar Dondup entra et s'assit sur le banc prĂšs de la console. Je le suivis et m'assis Ă cĂŽtĂ© de lui. Il appuya sur un bouton et la lumiĂšre dans la piĂšce s'Ă©teignit. Ă la place nous pouvions voir notre monde sous un Ă©clairage trĂšs, trĂšs tamisĂ©. Je regardai autour de moi en me demandant ce qui s'Ă©tait passĂ©, oĂč Ă©tait la lumiĂšre ? Je regardai alors le globe terrestre â et tombai aussitĂŽt Ă la renverse, me frappant la tĂȘte sur le dur plancher. J'avais vu, en regardant dans le monde, un horrible dinosaure Ă la gueule grande ouverte qui me regardait droit dans les yeux, et ce, Ă environ six pieds 1 m 83 de moi. Je me relevai, plutĂŽt penaud, honteux de m'ĂȘtre laissĂ© effrayer par une crĂ©ature morte depuis des milliers d'annĂ©es. â Il nous faut parcourir certaines parties de l'histoire, dit le Lama, parce qu'il y a tellement de choses dans les livres d'histoire qui sont absolument incorrectes. Regarde ! Sur le globe je vis une chaĂźne de montagnes, et au pied de l'une d'elles il y avait une multitude de soldats et leurs aides de camp, parmi lesquels de nombreuses femmes. Ă cette Ă©poque, apparemment, les soldats ne pouvaient pas se passer de la consolation procurĂ©e par les corps fĂ©minins, et les femmes les accompagnaient donc Ă la guerre afin de pouvoir les satisfaire aprĂšs une victoire. Et s'il n'y avait pas de victoire, les femmes Ă©taient capturĂ©es par l'ennemi et utilisĂ©es prĂ©cisĂ©ment dans le mĂȘme but que si leur cĂŽtĂ© avait Ă©tĂ© victorieux. Il y avait une scĂšne trĂšs animĂ©e. Des hommes se pressaient autour d'un nombre considĂ©rable d'Ă©lĂ©phants, et un homme se tenait debout sur l'un d'eux en discutant avec la foule Ă ses pieds. â Je vous dis que ces Ă©lĂ©phants ne traverseront pas les montagnes oĂč il y a de la neige. Ils sont habituĂ©s Ă la chaleur et ne peuvent pas survivre au froid. En plus, comment obtiendrons-nous les tonnes et les tonnes de nourriture dont ils auront besoin ? Je suggĂšre que l'on dĂ©charge les Ă©lĂ©phants et fasse porter les charges par des chevaux natifs de la rĂ©gion. C'est la seule façon de traverser. L'agitation se poursuivit. Ils discutaient et gesticulaient comme une bande de vieilles commĂšres, mais l'homme Ă dos d'Ă©lĂ©phant eut gain de cause et l'on dĂ©chargea les bĂȘtes. Puis tous les chevaux des environs furent rĂ©quisitionnĂ©s sans tenir compte des protestations des paysans auxquels ils appartenaient. Bien sĂ»r je ne comprenais pas un mot de ce qu'ils disaient, mais cet instrument particulier que le Lama m'avait placĂ© sur la tĂȘte transmettait tout ce qui Ă©tait dit Ă mon cerveau au lieu de passer par mes oreilles. C'est ainsi que j'Ă©tais en mesure de tout suivre dans les moindres dĂ©tails. Enfin, l'immense cavalcade fut prĂȘte et les femmes furent Ă©galement hissĂ©es sur les chevaux. On ne rĂ©alise gĂ©nĂ©ralement pas que les femmes sont en fait beaucoup plus fortes physiquement que les hommes. Je suppose qu'elles prĂ©tendaient ĂȘtre faibles parce que de cette façon les hommes transportaient les charges et les femmes, elles, chevauchaient des poneys. La cavalcade s'Ă©branla et commença Ă gravir le sentier de la montagne ; Ă mesure qu'elle avançait on pouvait se rendre compte qu'il n'y aurait pas eu le moindre espoir de faire passer les Ă©lĂ©phants par l'Ă©troit sentier rocailleux, et lorsque la neige apparut, les chevaux eux-mĂȘmes ne furent guĂšre disposĂ©s Ă avancer et il fallut les pousser. Le Lama Mingyar Dondup sauta quelques siĂšcles, et quand il arrĂȘta la rotation, nous vĂźmes qu'il y avait une bataille en cours. Nous ne savions pas oĂč cela se passait, mais elle paraissait trĂšs sanglante. Plonger une Ă©pĂ©e dans le corps d'une personne n'Ă©tant pas suffisant, le vainqueur coupait la tĂȘte de la victime et les tĂȘtes Ă©taient toutes jetĂ©es dans une grande pile. Nous observĂąmes un moment tous ces hommes qui s'entretuaient ; ce n'Ă©tait que fanions volants et cris rauques, et sur les bords du champ de bataille les femmes regardaient la scĂšne sous des tentes grossiĂšrement fabriquĂ©es. Sans doute leur Ă©tait-il Ă©gal que la victoire revienne Ă l'un ou l'autre camp puisque, dans tous les cas, leur sort serait le mĂȘme. Comme nous, nĂ©anmoins, elles regardaient, peut-ĂȘtre par simple curiositĂ©. Une pression sur le bouton, et le monde tourna plus vite. Le Lama l'arrĂȘta de temps Ă autre et il me parut tout Ă fait incroyable qu'Ă chaque arrĂȘt il semblait y avoir une guerre en cours. Nous avançùmes jusqu'au temps des Croisades, ce dont le Lama m'avait dĂ©jĂ parlĂ©. Il Ă©tait de bon tonâ Ă l'Ă©poque pour les hommes de haute naissance de partir Ă l'Ă©tranger faire la guerre aux Sarrasins. Les Sarrasins Ă©taient un peuple cultivĂ© et courtois, mais ils Ă©taient parfaitement prĂ©parĂ©s Ă dĂ©fendre leur patrie, et de nombreux titres de noblesse Britannique prirent fin sur le champ de bataille. Nous assistĂąmes Ă la Guerre des Boers qui suivit son cours. Les deux cĂŽtĂ©s Ă©taient absolument convaincus de la lĂ©gitimitĂ© de leur cause, et les Boers semblaient avoir une cible particuliĂšre non pas le cĆur, ni non plus l'estomac, mais plus bas, de sorte que si un homme Ă©tait blessĂ© et parvenait Ă rentrer chez lui, il n'allait certainement ĂȘtre d'aucune utilitĂ© Ă sa femme. Tout ceci me fut expliquĂ© en chuchotant. Puis, tout Ă coup, la bataille prit fin. Les deux cĂŽtĂ©s semblĂšrent aussi bien ĂȘtre les vainqueurs que les vaincus car ils s'entremĂȘlĂšrent et puis, finalement, les envahisseurs â les CroisĂ©s â se placĂšrent d'un cĂŽtĂ© du champ de bataille, tandis que les Sarrasins se plaçaient du cĂŽtĂ© opposĂ© lĂ oĂč ils avaient, eux aussi, des femmes qui les attendaient. Les blessĂ©s et les mourants Ă©taient laissĂ©s lĂ oĂč ils Ă©taient tombĂ©s, car il n'y avait rien d'autre Ă faire. Il n'y avait pas de service mĂ©dical, alors si un homme Ă©tait gravement blessĂ© il demandait souvent Ă ses amis de le sortir de sa misĂšre, et la façon de faire Ă©tait de lui mettre un poignard dans la main et de s'Ă©loigner. Si l'homme voulait vraiment en finir, il n'avait qu'Ă se planter le couteau dans le cĆur. Le monde tournoya, et ce fut alors une guerre fĂ©roce qui semblait engloutir la plupart des pays. Il y avait des gens de toutes les couleurs qui se battaient et utilisaient des armes, de gros canons sur roues, et dans les airs au bout de cordes, il y avait des choses que je sais maintenant qu'on appelait des ballons. Ils Ă©taient trĂšs hauts afin qu'un homme dans un panier attachĂ© au ballon puisse avoir l'Ćil sur les lignes de l'ennemi et soit en mesure de prĂ©voir la meilleure façon d'attaquer, ou savoir s'ils allaient ĂȘtre attaquĂ©s. Nous vĂźmes ensuite de bruyants engins surgissant dans les airs et qui tirĂšrent sur les ballons qui s'abattirent en flammes. Partout ce n'Ă©tait qu'un marĂ©cage de boue et de sang parsemĂ© de dĂ©bris humains. Il y avait des cadavres suspendus aux fils barbelĂ©s, et on entendait de temps en temps un crump, crumpâ, et de grosses masses volaient dans les airs qui, quand elles heurtaient le sol, explosaient avec des rĂ©sultats dĂ©sastreux pour le paysage ainsi que pour l'ennemi. Une pression sur le bouton et l'image changea. La mer s'Ă©talait devant nous et nous pĂ»mes distinguer des points si Ă©loignĂ©s toutefois qu'on n'y voyait vraiment que des points, mais quand le Lama Mingyar Dondup les fit se rapprocher, nous vĂźmes qu'il s'agissait d'Ă©normes navires mĂ©talliques Ă©quipĂ©s de longs tubes de mĂ©tal qui se dĂ©plaçaient d'avant en arriĂšre en crachant de grands missiles. Ces derniers parcouraient vingt milles 32 km ou plus avant de tomber sur un navire ennemi. Nous vĂźmes un navire de guerre qui dĂ» ĂȘtre touchĂ© dans sa section d'armement, parce que le missile atterrit sur le pont et ce fut alors comme si le monde explosait le navire se souleva et Ă©clata en mille morceaux. Des piĂšces mĂ©talliques et des dĂ©bris de chair humaine volaient dans toutes les directions, et avec tout ce sang qui retombait, un brouillard rouge semblait recouvrir la place. Finalement, une sorte d'arrangement sembla entrer en vigueur, les soldats ayant cessĂ© de tirer. De notre point d'observation, nous vĂźmes un homme lever subrepticement son arme et tirer sur son commandant ! Le Lama Mingyar Dondup pressa rapidement quelques boutons et nous fĂ»mes de retour Ă l'Ă©poque de la Guerre de Troie. Je murmurai â MaĂźtre, ne sautons-nous pas d'une date Ă l'autre sans tenir compte de la suite des Ă©vĂ©nements ? â Oh, mais je te montre tout ceci pour une raison particuliĂšre, Lobsang. Regarde. Et il pointa du doigt un soldat troyen qui brandit soudainement sa lance et la planta directement dans le cĆur de son commandant. â Je viens juste de te montrer que la nature humaine ne change pas. Cela continue ainsi encore et encore. Prends un homme il tuera son commandant et, peut-ĂȘtre, dans une autre rĂ©incarnation il fera exactement la mĂȘme chose. J'essaie de t'apprendre certaines choses, Lobsang, et non de t'enseigner l'histoire des livres, parce que ces histoires-lĂ sont trop souvent modifiĂ©es pour convenir aux dirigeants politiques de l'Ă©poque. Assis lĂ sur notre banc, le Lama nous brancha sur de nombreuses scĂšnes diffĂ©rentes. Il pouvait y avoir parfois six cents ans entre elles. Cela nous donnait certainement l'occasion de juger ce que faisaient rĂ©ellement les politiciens. Nous vĂźmes s'Ă©lever des empires par pure traĂźtrise, et nous vĂźmes tomber des empires pareillement par pure traĂźtrise. â Maintenant, Lobsang, dit soudainement le Lama, nous allons ici entrevoir l'avenir. Le globe s'obscurcit, s'Ă©claircit, et s'obscurcit de nouveau, puis apparut un Ă©trange spectacle. Nous vĂźmes un immense paquebot, aussi grand qu'une ville, naviguant comme un roi des mers. Puis brusquement il y eut un crissement dĂ©chirant quand le navire fut ouvert sous la ligne de flottaison par la projection d'un puissant iceberg. Le navire commença Ă couler. Les gens furent pris de panique certains gagnĂšrent les bateaux de sauvetage, d'autres tombĂšrent dans la mer au fur et Ă mesure que le navire s'inclinait, et un orchestre jouait jusqu'Ă ce que le paquebot s'engloutit avec un effrayant gargouillement. D'Ă©normes bulles d'air en sortirent, et d'Ă©normes taches de pĂ©trole. Puis petit Ă petit d'Ă©tranges choses remontĂšrent Ă©galement Ă la surface le sac Ă main d'une femme, le corps d'un enfant. â Ceci, Lobsang, est un autre Ă©vĂ©nement en dehors de son ordre chronologique. Il a eu lieu avant la guerre que tu viens de voir. Mais, peu importe ; tu peux feuilleter un livre d'images et peut-ĂȘtre obtenir autant de connaissances que si tu lisais tout le livre dans le bon ordre. J'essaie de te faire comprendre certaines choses. L'aube se leva. Les premiers rayons du soleil reflĂ©taient des teintes rougeĂątres sur le sommet des icebergs et s'Ă©talaient vers le bas au fur et Ă mesure que le soleil montait. Ce faisant, il perdit sa couleur rouge et redevint la lumiĂšre ordinaire, normale, du jour. La mer Ă©tait jonchĂ©e d'une collection absolument incroyable d'objets. Des chaises brisĂ©es, toutes sortes de paquets et, bien sĂ»r, les inĂ©vitables cadavres, blancs et cireux. Il y avait des hommes, ou ce qui avait Ă©tĂ© des hommes, en tenue de soirĂ©e. Il y avait des femmes, ou ce qui avait Ă©tĂ© des femmes, Ă©galement en robes du soir, mais que l'on pourrait mieux dĂ©crire comme dĂ©shabillĂ©s du soir. Nous regardĂąmes et regardĂąmes, mais aucun navire de secours n'apparut. â Eh bien, Lobsang, dit le Lama, nous allons passer Ă autre chose ; cela ne sert Ă rien de nous attarder ici quand il n'y a rien que nous puissions faire. Il tendit la main vers les commandes et sur le bouton qui Ă©tait au bout d'une petite tige, et le globe tourna plus vite. LumiĂšre â obscuritĂ© â obscuritĂ© â lumiĂšre, et ainsi de suite, puis nous nous arrĂȘtĂąmes. Nous nous trouvĂąmes dans un endroit appelĂ© Angleterre, et mon Guide traduisit certains noms pour moi Piccadilly, la Statue d'Ăros, et toutes sortes de choses comme cela, puis il s'arrĂȘta directement en face d'un vendeur de journaux â bien sĂ»r, nous Ă©tions tout Ă fait invisibles pour l'homme, puisque nous Ă©tions dans une zone de temps diffĂ©rent. Ce que nous Ă©tions en train de voir Ă©tait ce qui ne s'Ă©tait pas encore produit, nous avions un aperçu du futur. Nous Ă©tions au dĂ©but d'un siĂšcle, mais nous regardions quelque chose qui se passait soit en 1939, soit en 1940 ; je ne pouvais pas bien discerner les chiffres, non pas que cela fut important. Mais il y avait de grandes affiches. Le Lama me les lisait Ă haute voix. Il y Ă©tait question de quelqu'un appelĂ© Neville Chamberlain se rendant Ă Berlin avec son parapluie. Puis nous nous glissĂąmes dans ce que le Lama appela un cinĂ©-actualitĂ©s. Sur un Ă©cran nous vĂźmes des hommes au visage sombre portant des casques d'acier et tout un attirail militaire. Ils dĂ©filaient d'une bien curieuse façon. â Le Pas de l'Oieâ, trĂšs pratiquĂ© dans l'armĂ©e allemande, dit le Lama. Puis l'image changea pour montrer, dans une autre partie du monde, des gens affamĂ©s qui tout simplement tombaient morts de faim et de froid. Nous gagnĂąmes la rue, et sautĂąmes quelques jours. Puis le Lama arrĂȘta la rotation du globe pour nous permettre de souffler un peu, car survoler le monde Ă travers diffĂ©rentes Ă©poques Ă©tait vraiment une expĂ©rience Ă©prouvante et Ă©puisante, tout particuliĂšrement pour moi, un garçon qui n'avait jamais quittĂ© son pays, qui n'avait jamais vu de choses avec des roues auparavant. Oui, c'Ă©tait vraiment troublant. Je me tournai vers le Lama Mingyar Dondup et lui dit â MaĂźtre, concernant cette affaire de Patra, je n'ai jamais entendu parler de cet endroit, je n'ai jamais entendu aucun de nos professeurs mentionner Patra. Ils nous enseignent que quand nous quittons cette Terre nous allons dans le monde astral pendant la pĂ©riode de transition, et nous y vivons jusqu'Ă ce que nous soyons assaillis par l'envie de revenir sur Terre dans un corps diffĂ©rent, ou d'aller dans un autre monde dans un corps diffĂ©rent. Mais personne n'a rien dit au sujet de Patra, et je me sens vraiment confus. â Mon cher Lobsang, il y a beaucoup de choses dont tu n'as pas encore entendu parler, mais ça viendra. Patra est un monde. C'en est un de loin supĂ©rieur Ă celui-ci et au monde astral. C'est un monde oĂč vont les gens lorsqu'ils possĂšdent des vertus trĂšs spĂ©ciales, ou quand ils ont fait Ă©normĂ©ment de bien pour les autres. On n'en parle pas parce que ce serait trop dĂ©courageant. Beaucoup sont choisis comme candidats possibles pour Patra et, au dernier moment, la personne rĂ©vĂšle une faiblesse ou une dĂ©viance de pensĂ©e, et elle perd ainsi sa chance d'aller Ă Patra. â Toi et moi, Lobsang, sommes bel et bien assurĂ©s d'y aller dĂšs que nous quitterons ce monde, mais cela ne se terminera pas lĂ car nous vivrons Ă Patra pendant un certain temps, puis nous irons encore plus haut. C'est sur Patra que nous voyons des gens qui ont consacrĂ© leur temps Ă la recherche pour le bien de l'Homme et des Animaux, pas seulement celui de l'Homme, tu sais, mais aussi pour le monde animal. Les animaux ont une Ăąme et ils progressent ou non exactement comme le font les humains. Ces derniers se croient trop souvent les Seigneurs de la CrĂ©ation et pensent qu'un animal n'est lĂ que pour ĂȘtre utilisĂ© par l'Homme. Ils ne peuvent commettre une plus grave erreur. â Eh bien, MaĂźtre, vous m'avez montrĂ© ce qu'Ă©tait la guerre, une guerre qui a durĂ© des annĂ©es. J'aimerais maintenant voir ce qui s'est passĂ©, comment cela s'est terminĂ©e, etc. â TrĂšs bien, dit le Lama, passons alors au moment juste avant la fin de la guerre. Il se retourna, consulta un livre indiquant des dates, rĂ©gla les commandes de la console, et le simulacre de notre monde revint Ă la vie, redevenant tout illuminĂ©. Nous vĂźmes une campagne dĂ©vastĂ©e, avec des rails sur lesquelles roulaient certaines machines qui transportaient des marchandises ou des passagers. En cette occasion particuliĂšre, il y avait ce qui semblait ĂȘtre des boĂźtes trĂšs dĂ©corĂ©es sur roues, avec des cĂŽtĂ©s en verre et des gardes armĂ©es en grand nombre qui patrouillaient tout autour. Nous vĂźmes ensuite des serviteurs sortir des nappes blanches et les Ă©tendre sur les tables, puis enlever les draps qui couvraient divers meubles. Il y eut ensuite un temps mort. J'en profitai pour visiter un certain endroit et vĂ©rifier que ma propre natureâ fonctionnait bien, et quand je revins â oh, deux ou trois minutes plus tard â je vis ce qui me parut un trĂšs grand nombre de personnes que je crus costumĂ©es, mais je m'aperçus alors qu'il s'agissait des chefs des soldats et des chefs des marins qui reprĂ©sentaient apparemment tous les pays en guerre. Un groupe de personnes ne se mĂȘlait pas Ă l'autre groupe de personnes. Ils finirent par ĂȘtre tous installĂ©s, assis Ă des tables dans cette chose en forme de boĂźte qui Ă©tait une sorte de vĂ©hicule. Je les regardai et, bien sĂ»r, je n'avais jamais rien vu de semblable car tous les leaders portaient des mĂ©dailles, des rangĂ©es de mĂ©dailles. Certains avaient des rubans autour du cou d'oĂč pendaient Ă©galement des mĂ©dailles, et je me rendis compte immĂ©diatement que c'Ă©tait de hauts membres d'un gouvernement qui essayait d'impressionner l'autre clan par la quantitĂ© de mĂ©tal sur leur poitrine et le nombre de rubans autour de leur cou. Je me demandais avec un rĂ©el Ă©tonnement comment ils arrivaient Ă s'entendre, vu le cliquetis de toutes ces piĂšces de mĂ©tal sur leurs poitrines. Il y avait beaucoup d'agitation de mains, et les messagers Ă©taient tenus occupĂ©s Ă faire passer des notes d'un homme Ă l'autre, ou mĂȘme Ă une autre partie des vĂ©hicules. Bien sĂ»r, je n'avais jamais vu de train auparavant, et tellement de choses ne signifiaient rien pour moi Ă l'Ă©poque. Finalement, ils prĂ©sentĂšrent un document qui fut passĂ© de personne Ă personne, chacun signant son nom, et il Ă©tait extrĂȘmement intĂ©ressant de voir tous les diffĂ©rents types de signatures, les diffĂ©rents types d'Ă©criture, et il me parut parfaitement Ă©vident qu'en vĂ©ritĂ© un clan ne valait pas mieux que l'autre ! â Ce que tu vois en ce moment Lobsang, me dit le Lama, marquera la fin d'une guerre qui aura durĂ© plusieurs annĂ©es. Ces hommes viennent de proposer et de signer un armistice selon lequel chacun retourne dans son pays pour se consacrer Ă la reconstruction de son Ă©conomie en ruine. Je regardai, et regardai attentivement, car il n'y avait pas de rĂ©jouissance mais des visages sombres, et les regards ne marquaient pas la joie que la bataille ait pris fin ; ils marquaient la haine, une haine mortelle qui me faisait voir que l'un des clans pensait "TrĂšs bien, vous avez gagnĂ© cette manche, nous vous aurons la prochaine fois." Le Lama Mingyar Dondup nous garda Ă la mĂȘme Ă©poque. Nous vĂźmes des soldats, des marins et des aviateurs qui continuaient Ă se battre jusqu'Ă ce que vienne une certaine heure d'un certain jour. Ils Ă©taient toujours en guerre jusqu'Ă ce jour-lĂ et onze heures arrivĂšrent avec, bien sĂ»r, la perte d'un nombre incalculable de vies. Nous vĂźmes un avion avec ses cercles rouge, blanc et bleu effectuant un vol paisible pour retourner Ă sa base. Il Ă©tait onze heures cinq, et sortant des nuages apparut un avion de chasse, une chose Ă l'aspect malĂ©fique, en vĂ©ritĂ©. En rugissant il se plaça directement derriĂšre l'avion rouge, blanc et bleu, et quand le pilote pressa un bouton en face de lui, un flot de quelque chose sortit de l'armement qui mit le feu Ă l'avion rouge, blanc et bleu. Il plongea, en flammes, puis il s'Ă©crasa au sol dans un dernier bangâ un meurtre venait d'ĂȘtre commis. C'Ă©tait un meurtre puisque la guerre Ă©tait finie. Nous vĂźmes de grands navires sur les mers remplis de soldats retournant dans leurs propres pays. Ils Ă©taient absolument chargĂ©s, Ă tel point que certains hommes devaient dormir sur le pont, d'autres dans les canots de sauvetage, mais les navires allaient tous vers un trĂšs grand pays dont je n'arrivais pas Ă comprendre la politique, car dĂšs le dĂ©part ils avaient vendu des armes aux deux cĂŽtĂ©s, et puis, quand ils dĂ©cidĂšrent de se joindre Ă la guerre â eh bien, ils se battaient contre leurs propres armes. Je pensai que c'Ă©tait sĂ»rement le comble de la dĂ©mence. Lorsque les gros navires arrivĂšrent au port, l'endroit tout entier sembla exploser d'une joie dĂ©lirante. Des banderoles de papier volaient dans les airs, les voitures klaxonnaient, les navires mugissaient tout autant, et partout des fanfares jouaient leurs propres morceaux, sans se soucier les unes des autres. Tout cela faisait un vacarme Ă©pouvantable. Plus tard nous vĂźmes ce qui semblait ĂȘtre l'un des chefs des forces victorieuses descendant en voiture une large avenue bordĂ©e d'immenses Ă©difices de chaque cĂŽtĂ©, et de tous les Ă©tages de ces Ă©difices tombaient des confettis de papier, des rubans, et tout ce genre de chose. Plusieurs personnes soufflaient avec force dans un quelconque instrument qui ne pouvait certainement pas ĂȘtre appelĂ© un instrument musical. Il semblait y avoir une grande cĂ©lĂ©bration parce que maintenant beaucoup de profits allaient ĂȘtre tirĂ©s de la vente des armes de l'ex-Gouvernement Ă d'autres pays, de plus petits pays, qui souhaitaient faire la guerre Ă un voisin. C'Ă©tait vraiment un spectacle pitoyable que l'on voyait sur ce monde. Les soldats, les marins, et les aviateurs Ă©taient de retour dans leur pays, victorieux, pensaient-ils, mais maintenant â eh bien, comment allaient-ils gagner leur vie ? Il y avait des millions de gens sans travail. Il n'y avait pas d'argent, et beaucoup d'entre eux devaient faire la queue devant ce qu'on appelait les soupes populairesâ, une fois par jour. Ils recevaient lĂ une infĂąme bouillie dans une boĂźte de conserve qu'ils rapportaient Ă la maison pour partager avec leur famille. La perspective Ă©tait vraiment sombre. Dans un certain pays, les misĂ©reux en haillons ne pouvaient plus continuer. Ils marchaient le long des trottoirs, scrutant l'espace oĂč le trottoir devenait la chaussĂ©e, la rue ; ils cherchaient un croĂ»ton de pain ou n'importe quoi, un mĂ©got de cigarette, vraiment n'importe quoi. Et bientĂŽt on les voyait s'arrĂȘter et s'appuyer contre peut-ĂȘtre l'un de ces poteaux qui portaient des fils, des avis ou des lumiĂšres, puis s'effondrer sur le sol et rouler dans le caniveau â morts, morts de faim, morts de dĂ©sespoir. Au lieu de la tristesse les badauds Ă©prouvaient de la joie un peu plus de gens morts, sĂ»rement qu'il y aurait bientĂŽt assez d'emplois. Mais non, ces soupes populairesâ se multipliaient, et toutes sortes de gens en uniforme ramassaient les morts et les chargeaient dans des fourgonnettes pour qu'ils soient â je suppose â enterrĂ©s ou brĂ»lĂ©s. Nous regardĂąmes diverses scĂšnes rĂ©parties au fil des ans, puis nous vĂźmes qu'un pays se prĂ©parait de nouveau Ă la guerre le pays qui avait perdu la derniĂšre fois. Il y avait de grands prĂ©paratifs, des mouvements de jeunesse, et tout le reste. Ils s'entraĂźnaient au vol en construisant un bon nombre de petits avions, prĂ©tendant qu'il s'agissait de choses rĂ©crĂ©atives. Nous vĂźmes un trĂšs bizarre petit homme avec une petite moustache, aux yeux pĂąles, exorbitĂ©s. Chaque fois qu'il apparaissait et commençait Ă vocifĂ©rer, une foule s'assemblait rapidement. Des Ă©vĂ©nements de ce genre se passaient partout dans le monde, et dans de nombreux cas les pays entraient en guerre. Finalement, il y eut une trĂšs grosse guerre dans laquelle la majoritĂ© du monde se trouva impliquĂ©e. â MaĂźtre, dis-je, je n'arrive pas Ă comprendre comment vous pouvez faire surgir des images de choses qui ne se sont pas encore produites. Le Lama me regarda, puis il regarda la machine qui Ă©tait lĂ , prĂȘte Ă nous montrer encore plus d'images. â Eh bien, Lobsang, il n'y a en fait rien de trĂšs difficile Ă cela, car si tu prends un groupe de personnes tu peux parier tout ce que tu possĂšdes que quand ils feront quelque chose ils s'y prendront tous de la mĂȘme maniĂšre. Si une femme est poursuivie par un homme, elle s'enfuira dans une direction et se cachera. Maintenant, si cela se produit une deuxiĂšme et une troisiĂšme fois, son chemin sera tracĂ©, et tu es tout Ă fait certain alors lorsque tu prĂ©dis qu'il y aura une quatriĂšme fois que la femme s'enfuira Ă sa cachette, et que son tourmenteur sera bientĂŽt capturĂ©. â Mais, MaĂźtre, dis-je, comment est-il possible de produire des images de quelque chose qui ne s'est pas encore produit ? â Malheureusement, Lobsang, tu n'es pas encore assez agĂ© pour ĂȘtre en mesure d'apprĂ©cier une explication, mais briĂšvement, des choses correspondantes se produisent dans la quatriĂšme dimension et nous obtenons ici sur la troisiĂšme dimension ce qui en est plus ou moins un Ă©cho. Certaines personnes ont l'aptitude de voir trĂšs en avance, et savent exactement ce qui se passera. Je suis un de ceux qu'on appelle un clairvoyant trĂšs sensible et un tĂ©lĂ©pathe, mais tu vas me surpasser trĂšs, trĂšs largement, parce que tu as Ă©tĂ© entraĂźnĂ© Ă cet effet presque avant ta naissance. Tu penses que ta famille a Ă©tĂ© dure avec toi. C'est vrai, elle a Ă©tĂ© trĂšs dure, mais c'Ă©tait un ordre des Dieux. Tu as une tĂąche spĂ©ciale Ă accomplir et il te fallait apprendre tout ce qui pourrait t'ĂȘtre utile. Quand tu seras plus grand tu comprendras ce que sont les trajectoires du temps, les diffĂ©rentes dimensions, et tout ce genre de choses. Je te parlais hier du fait de tracer une ligne imaginaire sur la Terre et dĂ©couvrir que tu te trouves dans un jour diffĂ©rent. Il s'agit, bien sĂ»r, d'une affaire entiĂšrement artificielle afin que les nations du monde puissent commercer ; elles ont ainsi ce systĂšme artificiel oĂč le temps est changĂ© artificiellement. â Lobsang, il y a un point que tu n'as apparemment pas remarquĂ©. Les choses que nous voyons maintenant, et discutons maintenant, sont des choses qui ne se produiront pas avant cinquante ans ou plus. â Vous m'avez stupĂ©fiĂ© en disant cela, MaĂźtre, parce que sur le moment tout m'a paru naturel, mais â oui â je peux voir maintenant que nous ne possĂ©dons pas la science nĂ©cessaire pour certaines choses. Il faut donc que ce soit quelque chose dans l'avenir. Le Lama hocha gravement la tĂȘte et dit â Oui, en 1930 ou 1940, ou quelque part entre les deux, la Seconde Guerre Mondiale commencera et elle fera rage presque Ă travers le monde entier. Elle apportera la ruine totale Ă certains pays, et ceux qui gagneront la guerre perdront la paix, ceux qui perdront la guerre gagneront la paix. Je ne peux pas te dire quand la guerre commencera vraiment parce que cela ne sert Ă rien de le savoir et que de toute maniĂšre nous n'y pouvons rien. Mais ce devrait ĂȘtre autour de 1939, ce qui est encore un bon nombre d'annĂ©es Ă venir. â AprĂšs cette guerre â la Seconde Grande Guerre â il y aura de continuelles guĂ©rillas, des grĂšves constantes, et pendant tout ce temps les Syndicats essaieront d'augmenter leur pouvoir et de prendre le contrĂŽle de leur pays. â Je suis dĂ©solĂ© de te dire que vers 1985 quelque Ă©trange Ă©vĂ©nement se produira qui prĂ©parera la scĂšne pour la TroisiĂšme Guerre Mondiale. Cette guerre se fera entre les peuples de toutes les nationalitĂ©s et de toutes les couleurs, et elle donnera naissance Ă la Race HĂąlĂ©e. Il ne fait aucun doute que les viols sont quelque chose de terrible, mais il n'en reste pas moins que si un homme noir viole une femme blanche, nous avons lĂ une autre couleur hĂąlĂ©e, celle de la Race HĂąlĂ©e. Nous devons avoir une couleur uniforme sur cette Terre. C'est l'une des choses vraiment nĂ©cessaires avant qu'il puisse y avoir une paix durable. â Nous ne pouvons pas donner de dates exactes quant au jour, l'heure, la minute et la seconde, comme le croient certains idiots, mais nous pouvons dire qu'autour de l'an 2000 il y aura une intense activitĂ© dans l'Univers, et une intense activitĂ© dans ce monde. AprĂšs une lutte acharnĂ©e, la guerre sera rĂ©solue avec l'aide des gens de l'espace, ces gens qui n'aiment pas ici le Communisme. â Mais il est maintenant l'heure de voir si mes jambes sont assez bonnes pour reprendre la descente de la montagne, parce que nous devons retourner au Potala. Nous examinĂąmes toutes les machines que nous avions utilisĂ©es, nous assurant qu'elles Ă©taient propres et laissĂ©es dans le meilleur Ă©tat possible. Nous veillĂąmes Ă ce que tous les interrupteurs fonctionnent correctement, puis le Lama Mingyar Dondup et moi enfilĂąmes de nouvelles robes, de nouvellesâ robes vieilles d'un million d'annĂ©es ou plus et taillĂ©es dans un merveilleux tissu. On aurait pu nous prendre pour deux vieilles blanchisseuses Ă nous voir remuer les vĂȘtements pour trouver quelque chose qui nous attire particuliĂšrement et qui satisfasse cette dose de vanitĂ© que nous avions encore en nous. Nous fĂ»mes finalement satisfaits. J'Ă©tais vĂȘtu comme un moine, et Mingyar Dondup portait quant Ă lui une robe correspondant Ă un trĂšs haut statut, en vĂ©ritĂ©, mais je savais qu'il avait droit Ă un rang plus Ă©levĂ© encore. Nous trouvĂąmes d'amples tuniques qui allaient par-dessus nos nouveaux habits, et nous les enfilĂąmes afin de protĂ©ger nos vĂȘtements durant la descente. AprĂšs avoir eu Ă manger et Ă boire, nous fĂźmes chacun nos adieux Ă cette petite piĂšce qui avait un trou dans un coin. Puis nous nous mĂźmes en route. â MaĂźtre ! m'Ă©criai-je, comment allons-nous cacher l'entrĂ©e ? â Lobsang, ne doute jamais des Puissances SupĂ©rieures. Il est dĂ©jĂ prĂ©vu que lorsque nous quitterons cet endroit un rideau de pierre massive de plusieurs pieds 1 pied = 30 cm d'Ă©paisseur va glisser et couvrir l'entrĂ©e en la camouflant complĂštement. Il nous faudra ainsi nous donner la main et nous prĂ©cipiter, sortir ensemble le plus vite possible avant que le gros rocher tombe en place et scelle ces secrets pour empĂȘcher les Chinois de les trouver, parce que, comme je te l'ai dit, les Chinois vont envahir notre pays et il n'y aura plus de Tibet. Ă la place, il y aura un Tibet secret avec les plus sages d'entre les Sages vivant dans des cavernes et des tunnels comme celui-ci, et ces hommes enseigneront aux hommes et aux femmes d'une nouvelle gĂ©nĂ©ration qui suivra beaucoup plus tard, et qui apportera la paix Ă cette Terre. Au bout du couloir que nous suivions s'ouvrit brusquement un carrĂ© de lumiĂšre. Nous nous prĂ©cipitĂąmes et dĂ©bouchĂąmes Ă l'air libre. Je regardai avec amour le Potala et le Chakpori, puis je pris conscience du sentier escarpĂ© devant nous et me demandai sĂ©rieusement comment nous allions nous en sortir. Au mĂȘme moment se produisit un formidable vacarme, comme si le monde touchait Ă sa fin. La dalle de pierre Ă©tait tombĂ©e, et nous ne pouvions pas en croire nos yeux. Il n'y avait aucune trace d'ouverture, aucune trace de sentier. C'Ă©tait comme si cette aventure n'Ă©tait jamais arrivĂ©e. Nous nous frayĂąmes donc un chemin au flanc de la montagne. Je regardai mon Guide et pensai Ă la mort qu'il aurait aux mains des traĂźtres Communistes. Et je pensai Ă ma propre mort qui surviendrait dans un pays Ă©tranger. Mais par la suite, le Lama Mingyar Dondup et moi serions rĂ©unis dans le lieu SacrĂ© de Patra. * * * Ăpilogue Et c'est ainsi qu'une autre histoire vraie vient de se terminer. Il ne me reste plus maintenant qu'Ă attendre dans mon lit d'hĂŽpital que ma Corde d'Argent soit coupĂ©e et ma Coupe d'Or brisĂ©e, afin de pouvoir partir pour ma Demeure Spirituelle â Patra. Il y a tant de choses que j'aurais pu faire. J'aurais aimĂ©, par exemple, parler devant la SociĂ©tĂ© des Nations â ou quel que soit le nom qu'on lui donne aujourd'hui â en faveur du Tibet. Mais il y avait trop de jalousie, trop de malveillance, et le DalaĂŻ-Lama Ă©tait dans une position difficile du fait qu'il recevait l'aide de gens et ne pouvait aller Ă l'encontre de leurs dĂ©sirs. J'aurais pu Ă©crire davantage sur le Tibet, mais lĂ encore il y a eu de la jalousie et des articles mensongers, et la presse a toujours cherchĂ© des aspects effrayants et horribles, ou ce qu'ils appellent vicieuxâ, ce Ă quoi ils se livrent eux-mĂȘmes quotidiennement. La transmigration est une rĂ©alitĂ©. C'est un fait rĂ©el de la vie, et en vĂ©ritĂ© une trĂšs grande science d'autrefois. C'est comme un homme qui, voyageant par la voie des airs jusqu'Ă sa destination, trouve une voiture l'attendant au moment oĂč il descend de l'avion, avec la diffĂ©rence que dans ce cas un Grand Esprit prend la relĂšve d'un corps afin d'accomplir une tĂąche qui lui a Ă©tĂ© assignĂ©e. Ces livres, mes livres, sont vrais, absolument vrais, et si vous croyez que ce livre-ci relĂšve de la science-fiction, vous avez tort. Son contenu scientifique aurait pu ĂȘtre fortement accru si les scientifiques avaient manifestĂ© quelque intĂ©rĂȘt, mais de la fiction â il n'y en a pas la moindre trace dans cet ouvrage, pas mĂȘme une libertĂ© artistiqueâ. Me voici, allongĂ© dans mon ancien lit d'hĂŽpital, en attente de la libĂ©ration de la longue nuit d'horreur qu'est la vieâ sur Terre. Mes chats ont Ă©tĂ© un soulagement et une joie, et je les aime plus que je ne peux aimer un humain. Un tout dernier mot. Certains ont dĂ©jĂ commencĂ© Ă essayer de tirer profitâ de ma personne. Certains ont fait courir le bruit que j'Ă©tais mort et qu'Ă©tant de l'Autre CĂŽtĂ©â, je leur avais ordonnĂ© de dĂ©buter un cours par correspondance, que de l'Autre CĂŽtĂ©â je le dirigerais et Ă©tablirais ladite correspondance par l'intermĂ©diaire de la Planche Ouija. Maintenant, la Planche Ouija est une totale supercherie, et pire encore, parce que dans certains cas elle peut permettre Ă des entitĂ©s malfaisantes ou malicieuses de prendre possession de la personne qui l'utilise. Que les Bons Esprits vous protĂšgent. FIN CI-DESSUS Le XIIIe DalaĂŻ-Lama assis, quatriĂšme Ă partir de la gauche, avec sa suite et l'officier britannique Sir Charles Bell, Darjeeling, Inde, 1911. Lorsque les troupes chinoises entrĂšrent dans Lhassa, en 1910, le XIIIe DalaĂŻ-Lama se rĂ©fugia en Inde. VĂ©ritable augure de l'invasion communiste qui eut lieu quarante ans plus tard, le DalaĂŻ-Lama expliqua Ă Sir Charles Je suis venu en Inde pour demander l'aide du gouvernement britannique. S'il n'intervient pas, les Chinois occuperont le Tibet, dĂ©truiront notre religion et notre systĂšme politique et placeront Ă la tĂȘte du pays des officiels chinois. »
Catalogue de Produits Total 20114 produits de environs 773 fabricants et fournisseurs Recommended product from this supplier. Prix FOB de RĂ©fĂ©rence 14 800,00-15 800,00 $US / Jeu Commande Minimum 1 Jeu Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Moyen Ice TempĂ©rature -15 â ~ -20 â Recommended product from this supplier. Commande Minimum 1 PiĂšce Fournisseurs avec des licences commerciales vĂ©rifiĂ©es Fournisseurs examinĂ©s par les services d'inspection Fabrication de glace Coulant Refroidissement Way Refroidi par air Automation Automation UnitĂ© Structure IntĂ©grale Taille de machine Grand Ice TempĂ©rature -5 â ~ -10 â Recommended product from this supplier. 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AmĂ©dĂ©e Guiard ANTONE RAMON 1913-1919 Table des matiĂšres PREMIĂRE PARTIE LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I COMMENT ON CHOISIT UN COLLĂGE CHAPITRE II LA DĂCOUVERTE DâUN NOUVEAU MONDE CHAPITRE III PROMENADE BANALE CHAPITRE IV COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RĂGLEMENT CHAPITRE V UNE VOĂTE QUI MENACE DE SâĂCROULER CHAPITRE VI LE MYSTĂRE DE LA SAINTE-CĂCILE » CHAPITRE VII LA MUSIQUE ADOUCIT LES MĆURS CHAPITRE VIII ANTONE SâENNUIE CHAPITRE IX UNE MORT DâOĂ GERME UNE AMITIĂ CHAPITRE X UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE DâOVIDE CHAPITRE XI EFFETS DE NEIGE CHAPITRE XII DE LâAMITIĂ SPIRITUELLE CHAPITRE XIII UNE ĂLECTION AU COLLĂGE CHAPITRE XIV MIAGRIN PRĂPARE LA RENTRĂE CHAPITRE XV SOUS LE REGARD DâUNE MĂRE CHAPITRE XVI UN ENFANT TRĂS OCCUPĂ CHAPITRE XVII SUITE AU DROIT DES MĂRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS CHAPITRE XVIII DISCUSSION DâUNE QUESTION DĂLICATE DEUXIĂME PARTIE SOUS LE JOUG CHAPITRE I RUPTURE CHAPITRE II LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCĂNE CHAPITRE III LE FAUX BOILEAU CHAPITRE IV COUPS DE FOUDRE CHAPITRE V FIN DE LâENQUĂTE CHAPITRE VI INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTĂ CHAPITRE VII LA LUTTE POUR LA GLOIRE CHAPITRE VIII LEQUEL DES DEUX ? CHAPITRE IX LE MYSTĂRE SâĂPAISSIT CHAPITRE X COMPLICATIONS FAMILIALES CHAPITRE XI ĂCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS CHAPITRE XII EN PERDITION CHAPITRE XIII LE BAS FOND CHAPITRE XIV PĂQUES TRISTES CHAPITRE XV QUIS REVOLVET LAPIDEM ? CHAPITRE XVI LâART DE DĂFORMER LES CONSCIENCES CHAPITRE XVII ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIĂS CHAPITRE XVIII UNE PROMENADE Ă BICYCLETTE CHAPITRE XIX FIN DE PROMENADE CHAPITRE XX LâĂGE INGRAT TROISIĂME PARTIE LA CLOCHE CHAPITRE I CONVALESCENCE CHAPITRE II ANTONE SâĂPANOUIT, GEORGES SâINQUIĂTE CHAPITRE III DANS LES COULISSES CHAPITRE IV RIEN NE SE PERD CHAPITRE V MIAGRIN SE VENGE CHAPITRE VI LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS CHAPITRE VII CĆURS TROUBLĂS CHAPITRE VIII LE SILENCE DE LA CLOCHE CHAPITRE IX UNE DISPARITION CHAPITRE X DANS LA NUIT CHAPITRE XI LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Ă MARC SANGNIER Son Camarade AmĂ©dĂ©e GUIARD. PREMIĂRE PARTIE â LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I â COMMENT ON CHOISIT UN COLLĂGE Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de lâInstitution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil dâoiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sĆurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit Ă trente ans semblaient Ă peu prĂšs de mĂȘme visage, de mĂȘme Ă©lĂ©gance et de mĂȘme caractĂšre. Elles sâinterrompaient sans fin pour se complĂ©ter Antone nâĂ©tait pas travailleur, mais il avait un cĆur dâor ; il Ă©tait Ă©tourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goĂ»t si fin ; pas toujours trĂšs respectueux, mais si spirituel⊠On ferait de lui tout ce quâon voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure quâil les Ă©coutait, le SupĂ©rieur nâavait rien appris sur lâenfant. Il demanda Quel Ăąge a-t-il ? â Treize ans, rĂ©pondit la mĂšre ; jusquâici lâabbĂ© Brillet le faisait travailler chez nous. Un prĂȘtre bien dĂ©vouĂ© ! Malheureusement il nâa plus quâune santĂ© ruinĂ©e. Nous lâavons envoyĂ© se reposer Ă Nice. Il nous avait conseillĂ© de le mettre au CollĂšge Saint-IrĂ©nĂ©e Ă Lyon. Antone serait rentrĂ© tous les soirs chez nous. Mais mon mari nâa pas voulu quâil restĂąt Ă la maison sans son prĂ©cepteur. JâĂ©tais embarrassĂ©e. La tante Nathalie parlait de lâInstitution Sainte-Marie de MĂącon⊠â Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi. â La tante ZĂ©lina, de Saint-Symphorien⊠â Le PĂšre Fourquoy prĂȘche si bien, sâexclama tante Zaza. â Mon mari penchait pour le collĂšge de Belley qui a pour Ă©lĂšve le petit duc de RochebrisĂ©e. Lâautre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une confĂ©rence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend quâil y avait un collĂšge dans cette abbaye princiĂšre, aussitĂŽt jâai dit Ă mes belles-sĆurs âVoilĂ oĂč il faut mettre Antone.â Câest immense, nâest-ce pas ? et splendide ?⊠â Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit Ă la terrasse du BelvĂ©dĂšre. Elles poussĂšrent des cris dâadmiration. Autour dâelles se dĂ©veloppait le plan de lâabbaye deux longs bĂątiments, tournĂ©s lâun vers la rue, lâautre vers les cours, et reliĂ©s par deux corps comme les montants dâune Ă©chelle Ă plat par deux Ă©chelons. Ainsi se formaient trois cours au centre le cloĂźtre avec sa galerie de piliers gothiques, Ă droite et Ă gauche les cours des Pluies avec leurs larges prĂ©aux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselĂ©e de lâĂ©glise de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forĂȘt de Seillon. Devant le perron sâouvraient en Ă©ventail des allĂ©es de marronniers qui sĂ©paraient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusquâau bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delĂ surgissaient presque aussitĂŽt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinĂ©e de Jasseron. On ne pouvait rĂȘver cours plus spacieuses dans un site plus agrĂ©able ; câĂ©tait bien le coin le plus retirĂ© que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et sĂ©parĂ©e de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du MĂąconnais. Il Ă©tait tout naturel que lâĂvĂȘque de Belley y installĂąt un collĂšge et le mĂźt sous le patronage de saint François de Sales, le dĂ©licieux ami de son prĂ©dĂ©cesseur Monseigneur Camus. De lĂ , on passa par lâinfirmerie, dâune propretĂ© monastique. La sĆur Suzanne, une belette mince et futĂ©e, tira un rideau derriĂšre une cloison Ă jour qui sĂ©parait la chambre dâune chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades dâassister de leur lit Ă la messe. Si jamais Antone tombe malade, dĂ©clara Madame Ramon, prĂ©venez-nous aussitĂŽt, que nous lâemmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier Ă tous ses dĂ©sirs ! Tout en traversant les dortoirs, les Ă©tudes et la salle de lecture spirituelle, le SupĂ©rieur leur donnait des dĂ©tails sur lâemploi de la journĂ©e, la valeur des maĂźtres, les succĂšs de la maison aux examens, mais cela les intĂ©ressait mĂ©diocrement. Ă la cuisine, la sĆur Archangel les reçut, une terrible cuiller Ă pot en main. Bedonnante, un large tablier gras dĂ©ployĂ© sur elle, les manches retroussĂ©es, la figure Ă©clatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait dâune voix haute deux pĂąles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui Ă©pluchaient les lĂ©gumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardĂ© de son pays un souci de propretĂ© minutieuse les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait fĂ©rocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropretĂ© du lieu. Ah ! Mesdames, vous pouvez ĂȘtre sĂ»res quâil sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs chĂąteaux nâont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fiĂšrement en Ă©talant un Ă©norme quartier de bĆuf. Madame Ramon sourit et plaignit la brave SĆur. Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois jâen ai eu jusquâĂ trois cent trente⊠» Le SupĂ©rieur coupa court Ă ces souvenirs fĂącheux pour lui et proposa de visiter la chapelle. Ătes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route. â Monsieur le SupĂ©rieur, rĂ©pondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?⊠â Je vous prie, Madame. â Au dortoir, ils nâont donc pas de table-toilette. â Ai-je oubliĂ© de vous montrer nos larges lavabos ? â Comment, cette sĂ©rie de robinets ?⊠Ils se lavent donc tous ensemble ? â Chaque enfant a son robinet. â Est-ce au moins de lâeau chaude ? reprit tante Zaza. â Non, Madame, mais jâespĂšre quâAntone sâhabituera vite aux ablutions dâeau froide. â Câest horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant ! â Et pour se peigner ils nâont ni glace, ni flacon de toilette ? â Chaque Ă©lĂšve peut avoir un miroir dans son petit meuble. â Il est bien petit, en effet. OĂč mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquĂ©e ? Le SupĂ©rieur Ă©tait loin de se douter que câĂ©taient lĂ les grandes prĂ©occupations des visiteuses. Cependant, il ouvrit une porte, sâeffaça pour laisser passer et avertit Ă mi-voix Notre chapelle. » Les trois femmes effarĂ©es se regardĂšrent. Comment ? Votre chapelle ? Vous nâavez donc pas lâĂglise de Brou ? â Non, Mesdames, lâĂglise de Brou est un monument historique oĂč lâon ne dit plus la messe. LâĂtat et la ville lâentretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. » Le dĂ©senchantement le plus profond se peignit sur leur visage. Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptĂ©es. Si jâavais su ! » Le SupĂ©rieur froissĂ© hasarda Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathĂ©drale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-ĂȘtre plus recueillis⊠» Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes lâembrassĂšrent, le serrĂšrent, lâĂ©touffĂšrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob Ă Benjamin. Allons, va, mon pauvre petit, nâoublie pas ta tante Mimi. â Ni ta tante Zaza. â Nous voici Ă la fin dâoctobre, tu nâas plus que deux mois. â Nous viendrons te voir souvent. Ne tâennuie pas trop. » Tout cela Ă©videmment devait donner une grande ardeur pour le travail Ă cet enfant ! Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. » Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put sâempĂȘcher dâajouter Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures mĂȘme pas ! » SecouĂ© par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliĂ©s, lâenfant sâĂ©nervait dans ces longs adieux. Le SupĂ©rieur intervint, et enfin le renvoya. Oui, murmurait-il, en remontant Ă sa chambre, Dieu nous a donnĂ© nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas Ă©lever nos enfants. » CHAPITRE II â LA DĂCOUVERTE DâUN NOUVEAU MONDE La classe de troisiĂšme entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passĂ© derriĂšre le dos pour ressaisir lâautre bras, et enguirlande Ă tour de rĂŽle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite. Comment tâappelles-tu ? lui demande CĂ©zenne, un petit brun dĂ©lurĂ© Ă figure maigre de Bonaparte. â Antone Ramon. â Antone ? câest Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ? â Ou Antony, ajoute un autre. â Ou Antono ? riposte un troisiĂšme. Tono ! Tono ! » Ce surnom risquait de lui rester lorsquâune voix aigre lança En tous cas ce nâest pas Tonum ! â Ah ! lĂ ! lĂ ! Ton homme ! sâĂ©crie CĂ©zenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit. â Mais non, câest Antoinette, remarque un railleur Ă lorgnon, le fameux Lurel. â Câest Ninette ! reprend en riant Ămeril, un garçonnet aux joues roses. â Ninette ! Ninette ! » rĂ©pĂštent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarĂ©e dâune petite fille honteuse au centre dâun cercle de grandes personnes. Il est baptisĂ©. DĂ©sormais il sâappellera Ninette. Voyons, crie lâabbĂ© Russec, le prĂ©fet de division, assez de bavardages, faites-le jouer. â Ă quoi sais-tu jouer ? demande CĂ©zenne, aux Ă©chasses ? â Non. â Aux barres ? Ă la mĂšre Garuche ? Ă la balle ? reprennent les autres. â Non. â Ă rien alors ? Mais de quelle boĂźte sors-tu ?⊠Tu ne sais pas ce que câest que la boĂźte ? Câest le collĂšge ! continue CĂ©zenne. â Je nâai jamais Ă©tĂ© au collĂšge. â Ah ! le veinard ! sâexclame Ămeril. â Chez toi tu nâas donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? » Et de nouveau ce sont des fusĂ©es de rire. OĂč est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin. â Ă Lyon, place Bellecour. » Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse. Vivement, crie-t-il, tous Ă la balle au chasseur. Allez. â Il ne sait pas, MorĂšre. â Il apprendra. Câest moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il Ă Antone, et tĂąche de ne pas te faire toucher. » Heureux dâĂ©chapper Ă lâindiscrĂšte enquĂȘte, lâenfant se sauve. Tu y es ! » sâĂ©crie soudain toute la classe. Tu y es » en jargon dâĂ©colier signifie Tu es touchĂ© ». Balle ? passe-moi-la vite, reprend MorĂšre, et viens prĂšs de moi. » Et aprĂšs en avoir atteint un autre, il ajoute Vois-tu, quand on est visĂ©, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-mĂȘme en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges MorĂšre, est initiĂ© Ă ce noble jeu. Il atteint mĂȘme Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple sâest laissĂ© toucher pour lui faire plaisir. Ă sept heures et demie, au rĂ©fectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassĂ©. OĂč se mettre ? Le prĂ©fet nâavait pas prĂ©vu cette difficultĂ©. Il fit du regard le tour des tables et aperçut Ă une extrĂ©mitĂ© une place vide. Installez-vous lĂ , dit-il, on verra bientĂŽt Ă remanier le placement. » Le coin Ă©tait en effet mal choisi ; il sây trouvait dĂ©jĂ Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour dâĂ©querre sur une estrade, sâallongeait la table des professeurs. Et puis, câĂ©tait provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractĂšres du dĂ©finitif. Nul ne se doutait des consĂ©quences de ce choix. AprĂšs le bĂ©nĂ©dicitĂ©, un Ă©lĂšve juchĂ© dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença dâune voix haute, placide et monotone Histoire de France â par AmĂ©dĂ©e Gabourd â suite â Ă ces mots â il lui rĂ©pondit â la question â me semble importante⊠» Antone, jetĂ© ainsi au milieu du rĂ©cit, Ă©couta dâune oreille distraite, tout en absorbant son potage, les prĂ©liminaires obscurs dâune guerre avec lâEspagne. Il entrevoyait enfin quâil sâagissait de Louis XIV et du duc dâAnjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça Deo Gratias ». Cela voulait dire que les Ă©lĂšves pouvaient causer et le lecteur sâinterrompit aussitĂŽt. Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplĂ©mentaire au nouveau. Je nâai plus faim, dit Antone. â Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. » Sans rĂ©sister, lâenfant se mit Ă dĂ©couper quelques bouchĂ©es de sa cĂŽtelette, mais le changement dâair, de vie, de nourriture mĂȘme, lâavait fatiguĂ©, et il nâavalait quâavec rĂ©pugnance. Ă ce train-lĂ , lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dĂźner. â Sais-tu ce que tu as mangĂ© tout Ă lâheure ? lui demande Lurel. â Du ragoĂ»t de mouton, rĂ©pond le nouveau. â Si tu veux, câest en effet du rat ayant goĂ»t de mouton ; mais le vrai nom câest de la JĂ©zabel ; tu sais le fameux plat dâAthalie des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient⊠Mais mange donc. â Je nâai plus faim, rĂ©pond Antone. â Eh bien ! donne-moi cela, je vais tâaider. » Et le camarade Patraugeat, avant quâAntone nâait dit oui, prend lâassiette et travaille de sa fourchette et de son couteau. Pilou ! Pilou ! souffle Lurel Ă mi-voix. â Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaĂźtre la cĂŽtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles. LâabbĂ© Russec passe derriĂšre lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsquâil est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent Ă rire. Tu nâas pas compris la manĆuvre, dit Patraugeat Ă Antone. Retiens bien ceci Quand on crie Pilou ! ça signifie quâun prof⊠un professeur, quoi ! nâest pas loin, autrement dit quâil pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! câest quâil est sur votre dos. â Il ne connaĂźt pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te prĂ©senter nos dompteurs. Le premier Ă la grande table, de notre cĂŽtĂ©, câest le PĂšre Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, dâun embonpoint remarquable. AprĂšs lui vient Perrotot, le professeur de mathĂ©matiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, câest Coco ; on lâappelle encore RibouldĆil. Tiens, justement il est dans lâexercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore⊠DĂ©cidĂ©ment nous lâintĂ©ressons. Vois-tu, il nâa jamais pu rĂ©soudre ce difficile problĂšme de voir en mĂȘme temps la fenĂȘtre qui est Ă sa droite et la porte qui est Ă sa gauche. Dâailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisĂ©s en houppe câest FramogĂ©, dit Pharamond, toujours en colĂšre, mais on a rarement affaire Ă lui, heureusement. AprĂšs, câest le Tronc ou, si tu prĂ©fĂšres, le patron, le SupĂ©rieur on lâappelle dans lâintimitĂ© PĂ©hĂ©lem, parce quâil est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. Sâil est restĂ© ce soir, câest pour te faire honneur. » Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient Ă toutes ces explications, franchement, ou Ă demi. Seul, Antone Ramon se sentait gĂȘnĂ© ; il chercha en vain Ă lâautre bout de la table le regard de Georges MorĂšre qui se hĂątait de dĂźner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant dâun air dâintelligence. Cette affabilitĂ© empressĂ©e lâĂ©tonna, il nây rĂ©pondit pas. Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathĂ©matiques⊠câest la classe idĂ©ale, on y fait tout ce que lâon veut, tu verras, car le pĂšre RibouldĆil⊠» La sonnette du SupĂ©rieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grĂąces ; aprĂšs la priĂšre Ă la chapelle, les Ă©lĂšves remontĂšrent Ă leur dortoir par division, en silence, sur deux files. Il a lâair un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant prĂšs de Lurel pour regagner son lit. â Bah, rĂ©pondit celui-ci, on le dĂ©gourdira. » Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, sâefforçait de calmer le professeur de troisiĂšme, M. Pujol En troisiĂšme Ă treize ans ! sâĂ©criait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idĂ©e dâarriver trois semaines aprĂšs la rentrĂ©e ! » Le SupĂ©rieur rĂ©pondait sans conviction Que voulez-vous ? câest la peur des examens futurs ! de la limite dâĂąge ! dâautre part on veut mĂ©nager la transition de la famille au CollĂšge. Son prĂ©cepteur le croit capable de suivre votre classe et mâa Ă©crit une lettre trĂšs sensĂ©e. Voici. » Et il lut Antone est un bon enfant, exubĂ©rant, mais trĂšs aimant. Ses parents lâont souvent exaspĂ©rĂ© en comprimant sans raison son besoin dâair et de mouvement, ses tantes le dessĂ©cheraient Ă force de tendresses niaises et de gĂąteries. AppelĂ© Ă jouir dâune grande fortune, câest un enfant perdu si dĂšs maintenant on nâen fait pas un cĆur viril. Il arrive Ă lâadolescence ; malgrĂ© les principes et les habitudes chrĂ©tiennes que je lui ai inculquĂ©s, je redoute lâexemple du dilettantisme et de lâindiffĂ©rence quâil trouve dans sa famille et lâinfluence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi jâai conseillĂ© de le mettre au collĂšge. Câest un enfant de mĆurs pures, je le recommande Ă votre vigilante bienveillance. » Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naĂŻve et ses yeux Ă©tonnĂ©s, jâai bien peur⊠â Peur ! interrompit le SupĂ©rieur mais ils ne sont pas trĂšs mauvais, ces enfants. Et il y en a dâautres dans sa classe Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, MorĂšre ! M. Russec dâailleurs veillera sur lui. Je suis sĂ»r quâAntone Ramon nous fera honneur et nous attirera dâautres Ă©lĂšves de ce monde riche. » M. Pujol ne rĂ©pondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grandâmĂšre, la laitiĂšre Perrette. LâabbĂ© Perrotot, le PĂšre Coco pour les Ă©lĂšves, malgrĂ© ses prĂ©tentions Ă la finesse, Ă©tait la naĂŻvetĂ© mĂȘme. Ses rĂ©flexions et ses lapsus Ă©taient lĂ©gendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il sâĂ©tait Ă©criĂ© Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe Ă©clatait de rire, car câĂ©tait le SupĂ©rieur lui-mĂȘme qui entrait. Il avait dit aux Ă©lĂšves cet aphorisme Les littĂ©rateurs, câest toujours agitĂ©, mais les mathĂ©maticiens, câest toujours serein. » On juge du succĂšs. Une autre fois il se plaignait dâavoir Ă©tĂ© piquĂ© toute une nuit dâĂ©tĂ© par des mousquetaires » ou se vantait dâune belle promenade dans les futailles de la forĂȘt de Seillon ». Ce matin-lĂ , Gaston Lurel Ă©tait au tableau noir pour expliquer un cas dâĂ©galitĂ© des triangles. Comme ce paresseux nâavait mĂȘme pas ouvert son livre, il restait coi. Je vous avais prĂ©venu la derniĂšre fois, que vous nâĂ©coutiez pas et que je vous prendrais. â Jâai Ă©coutĂ©, Monsieur, affirmait Lurel, jâavais mĂȘme pris des notes, mais on me les a volĂ©es, et dans le livre je ne comprends rien. â Eh bien ! allez Ă votre place, je vais reprendre ce thĂ©orĂšme. » Plein dâardeur, M. Perrotot recommençait la dĂ©monstration au tableau ; mais Ă peine Ă son banc, Lurel prenait un roman commencĂ© la veille, MĂ©phistophĂ©line, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tournĂ© Ă la classe, demandait Vous suivez bien ?⊠Vous comprenez ? â Oh ! oui, Monsieur, » rĂ©pondait Lurel sans lever les yeux. Ă votre tour, » dit le bon abbĂ© aprĂšs avoir lancĂ© la phrase sacramentelle Ce quâil fallait dĂ©montrer ! » Lurel leva un visage dĂ©solĂ©, et de sa place dĂ©clara avec dĂ©sespoir Je suis bouchĂ© ce matin, mais je nâai pas saisi la fin. » Tous ses voisins qui lâavaient vu sâabsorber dans sa lecture Ă©clatĂšrent de rire. Voyez-vous, reprit le naĂŻf mathĂ©maticien, câest tellement simple que vos camarades eux-mĂȘmes se moquent de vous. » Les rires redoublĂšrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite dâun malchanceux, avouait Ce nâest pas de ma faute si je suis moins intelligent quâeux. â Eh bien ! je recommence, dĂ©cida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, Aâ Bâ Câ. » DĂ©jĂ Lurel avait baissĂ© les yeux et repris son roman. Les lignes A B, Aâ Bâ Ă©tant Ă©gales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. Leurs deux figures coĂŻncident dans toute leur Ă©tendue, il sâensuit⊠» Les rires dâĂmeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tĂȘte. Il aperçut Lurel qui coupait nĂ©gligemment une page et sâarrĂȘta court. Pilou ! Pilou ! Gare Ă Coco, » souffla Monnot. Mais M. Perrotot cria Apportez ce livre. â Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand Ă©tonnement. Celui-ci ? câest ma gĂ©omĂ©trie. â Non, lâautre ; faut-il que jâaille le chercher ? â Câest mon algĂšbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur Ă©tait sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant dâair froid traversa la salle. PincĂ© ! » murmura Beurard Ă Antone. Son roman Ă la main, Lurel sâavançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colĂšres de M. Perrotot. Comme il tournait la premiĂšre table, nâayant plus que trois pas Ă faire, il sâembarrassa soudain les pieds dans la serviette dâHenriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres dâAntone. La classe nullement dupe se mit Ă rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet quâil accablait de reproches. Inutile dâajouter quâĂ la faveur de ce tumulte, lâĂ©lĂšve rusĂ© avait fait disparaĂźtre MĂ©phistophĂ©line » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se prĂ©cipita irritĂ© sur les livres dâAntone Ramon. Il sâimaginait que Lurel y avait dissimulĂ© le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupĂ©fait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et lâayant passĂ© Ă Monnot, son compĂšre, dĂ©clarait avec indignation Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous nâavez pas confiance en moi. â Câest bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois. Lâattitude des Ă©lĂšves qui se moquaient de leur maĂźtre dĂ©goĂ»ta Antone. Jamais il nâaurait songĂ© Ă abuser ainsi du dĂ©vouement de son prĂ©cepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges MorĂšre nâavait pas cachĂ© son mĂ©pris pour Lurel. Il lui en sut grĂ©. Quelques jours aprĂšs, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bontĂ©, la patience et la candeur de lâabbĂ© Perrotot, et câest Ă lui, pour son malheur, quâil sâadressa. CHAPITRE III â PROMENADE BANALE Trois par trois, les Moyens dĂ©filent sur la route de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. GĂȘnĂ©s dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils nâĂ©prouvent aucune joie Ă cette promenade en colonne qui ressemble plutĂŽt Ă un exercice de gymnastique quâĂ une dĂ©tente aprĂšs la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges MorĂšre. LâabbĂ© Russec a demandĂ© Ă ces deux bons Ă©lĂšves dâencadrer le nouveau pour le soustraire aux manĆuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot. Miagrin est fort en latin, avoue MorĂšre. â Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration. â Jâadore lâhistoire, » sâĂ©crie Ramon. Miagrin dĂ©laisse aussitĂŽt ce chapitre Avant tout, dit-il, il faut ĂȘtre bon camarade. â Que faut-il pour ĂȘtre bon camarade ? demande ingĂ©nument le nouveau. â Dâabord ĂȘtre gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. » Antone comprend lâavertissement pendant les rĂ©crĂ©ations, il va souvent demander ses renseignements au prĂ©fet. Mais il est froissĂ© de cette leçon de Miagrin. Câest encore, poursuit le Mentor, ĂȘtre bon joueur. â Ă propos de jeux, reprend MorĂšre, tu sais quâil y a une Ă©quipe de foot-ball veux-tu en faire partie ? â Comme il est le capitaine de lâĂ©quipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux tâinscrire, tu ne saurais mieux tomber. » Antone sâinforme il faut lâautorisation des parents, un certificat de mĂ©decin, le costume spĂ©cial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre. Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il. â Non, rĂ©plique sĂšchement celui-ci. â Pourquoi ? â Oh ! parce que⊠» Fils dâun fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collĂšge de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimĂ© impitoyablement tout ce qui ne tend pas Ă ce but et Modeste nâoserait demander lâargent dâun costume ni dâune cotisation. De tempĂ©rament calme, il nâen a pas souffert jusquâici. Câest lâĂ©lĂšve modĂšle ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maĂźtres ont une absolue confiance en lui. Si parfait soit-il, on comprend quâil nâexplique pas Ă Ramon les vraies raisons de son abstention. Dâailleurs en quelques minutes Georges a enlevĂ© lâadhĂ©sion dâAntone, soufflant sur ses scrupules de santĂ© et ses peurs de dĂ©butant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, Ă©lĂšve du fameux Tulou, qui lui apprend la flĂ»te et Antone se promet de prendre des leçons. DĂ©cidĂ©ment Georges MorĂšre lâenchante. Ă son tour il les interroge ; il apprend que MorĂšre habite Meximieux. Mais ce nâest pas trĂšs loin de Lyon. â Trente-cinq kilomĂštres. â Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ? â Moi je demeure Ă Pont-de-Veyle. â OĂč est-ce ça ? â Câest un peu plus loin. » En effet câest Ă cinquante kilomĂštres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, câest comme le PĂŽle Nord. BientĂŽt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais Ă©taient des soyeux, câest-Ă -dire des directeurs dâune manufacture de soieries, des gens trĂšs riches, et une passion atroce sâĂ©veille en lui, une passion sans joie, lâenvie. Antone rentre enchantĂ©. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine dĂ©jĂ des parties de bicyclette avec Georges MorĂšre. Il ne se doute pas de lâimpression profonde quâil a faite sur lâesprit et le cĆur dâun autre camarade. CHAPITRE IV â COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RĂGLEMENT Dans le grand parloir aux hautes fenĂȘtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e, au lieu de la glace habituelle. Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles. â Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce nâest pas le doyen du chapitre, il a un camail violet. â Câest vrai, et de la barbe. Ăa doit ĂȘtre un ancien directeur du collĂšge ou un missionnaire. Quelle idĂ©e pour un prĂȘtre de porter la barbe ! â Ăa leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un Ă©vĂȘque encore ! car câest un Ă©vĂȘque, il a la croix pectorale. Comment peut-on ĂȘtre Ă©vĂȘque et porter la barbe ? » conclut-elle trĂšs scandalisĂ©e. Mimi sâest approchĂ©e pour voir de plus prĂšs. Câest saint François de Sales ! viens voir ; câest Ă©crit sur le cadre. â Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, câest tout Ă fait lui, comme il a lâair bien ! â Dis donc, il ne vient pas vite Tonio. â Le pauvre petit ! dire quâil est au milieu de tous ces enfants grossiers. Ăcoute-les crier. » En effet, les appels multipliĂ©s des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu. Je suis sĂ»re, soupire Mimi, quâils le bousculent sans pitiĂ©. Le pauvre petit ! il nâest pas habituĂ© Ă leurs jeux violents, câest une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermĂ©e câest un vrai couvent, comme il doit sây ennuyer ! Je gage quâil pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, CĂ©leste nâa pas de cĆur. â Et puis quelle nourriture a-t-il, lui dâestomac si dĂ©licat ? â Tu vas voir quâil est pĂąle et quâil a maigri. » Soudain la porte sâouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dĂ©peignĂ©s, le costume chiffonnĂ©, mais la figure Ă©panouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes. Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! » Pendant trois minutes, il est embrassĂ© par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure. Le pauvre petit, ne cesse de rĂ©pĂ©ter tante Zaza. â Et maman ? interroge Antone. â Maman va bien, papa aussi ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton dĂ©part le temps nous a semblĂ© long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu tâennuies, nâest-ce pas ? â Non, tante Mimi. â Je suis sĂ»re que tu ne manges rien. Tante Zaza tâa apportĂ© un pĂątĂ© de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu nâas pas un journal, pour ne pas salir ? â Je tâaffirme que je nâai pas faim, sâĂ©crie Antone ; on sort de table. â Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit. â Ah ! non, je ne peux pas, non, non. â Vois-tu, dit Zaza Ă Mimi, ce nâest dĂ©jĂ plus notre petit Tonio il nâaurait pas refusĂ© aussi obstinĂ©ment Ă Sermenaz. » Elle oublie, la malheureuse, que lâabbĂ© Ă©tait perpĂ©tuellement obligĂ© dâintervenir pour quâon ne bourrĂąt pas lâenfant de confiseries, et quâen septembre encore, fatiguĂ© de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon La jeune fille et lâAmour », de Bouguereau, un chou Ă la crĂšme. Pourquoi nâes-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi. â On est en retraite. â Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ? â Tu ne peux pas, le RĂšglement dit que câest pour les Ă©lĂšves seulement. â Oh ! le rĂšglement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le pĂšre qui vous prĂȘche ? â Ce nâest pas un pĂšre, câest lâabbĂ© Roullet. â Alors ce nâest pas la peine, conclut tante Zaza. LâabbĂ© Roullet ? je ne le connais pas. â Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que jâentre dans lâĂ©quipe de Georges MorĂšre ? â Quâest-ce Georges MorĂšre ? â Oh ! un bon type tout Ă fait, et puis, tu sais, trapu. â Bon type ? trapu ? â Oui, câest-Ă -dire trĂšs fort. Il mâapprend le foot-ball. â Fout-bol ! sâĂ©crie tante Mimi scandalisĂ©e. â Tu ne comprends pas, interrompt Antone, câest un mot anglais. â Je le sais bien, riposte la tante trĂšs sĂ©vĂšre, câest mĂȘme un mot trĂšs grossier. » Antone bondit dâimpatience, mais les deux tantes ne cessent de sâexclamer. Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je mâen vais. â Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens. â Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe dâautel. Donne-moi seulement un mot pour lâĂconome. Jâai dĂ©jĂ le certificat du mĂ©decin. â Quel mĂ©decin ? sâĂ©crient ensemble les deux femmes. â Je ne sais pas son nom les Ă©lĂšves lâappellent Thanate, ça vient dâun mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort. â Sâil est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, câest le mĂ©decin dâici, un mĂ©decin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la FacultĂ© de Lyon⊠et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ăa mâamusait beaucoup. â Je ne tâaime plus, » rĂ©pond Antone. Câest le mot magique. Tante Zaza lâappelle aussitĂŽt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude lâune, lâautre sâefforce de le conquĂ©rir. Tu comprends, ils mâappellent Ninette, je ne veux pas ĂȘtre traitĂ© de petite fille. â Ninette ! comme câest gentil ! sâexclame tante Mimi en riant. â Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball⊠Ne tâeffraie pas, ce nâest pas dangereux, câest un jeu de ballon. Câest Georges MorĂšre qui me montre. Tu sais, câest un bon camarade. Il demeure Ă Meximieux. Tu lâinviteras aux vacances, dis ? â Si câest un bon Ă©lĂšve, un garçon distinguĂ©, rĂ©pond tante Mimi pour reprendre lâavantage sur son aĂźnĂ©e, je ne demande pas mieux. » Ă ce moment la cloche sonne. Câest pour la chapelle aprĂšs on va en promenade, dit Antone en se levant. â Mais nous allons demander au SupĂ©rieur que tu restes avec nous. Dâailleurs nous avons des observations Ă lui faire. â Rester, je ne le peux pas, rĂ©pond lâenfant, câest la retraite, et mĂȘme je nâaurais pas dĂ» vous voir aujourdâhui, dâaprĂšs le rĂšglement. â Oh ! le rĂšglement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça nâest pas pour nous. Je lâai vu, ton SupĂ©rieur, et tu comprends que nous nâavons pas acceptĂ© dâĂȘtre venues toutes deux jusquâici pour nous casser le nez sur leur RĂšglement. â Il lâa bien compris, dâailleurs, insiste tante Zaza. â Le rĂšglement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, trĂšs droite et trĂšs fiĂšre. En effet, paraĂźt le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tĂȘte penchĂ©e sur lâĂ©paule. Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il nâa pas trop souffert du changement de rĂ©gime. â Monsieur le SupĂ©rieur, dĂ©clare tante Zaza, puisquâils vont en promenade, vous allez nous le laisser lâaprĂšs-midi. â Impossible, Madame ; câest dĂ©jĂ par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont Ă la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maĂźtres, et Ă quatre heures ils rentreront pour les confessions gĂ©nĂ©rales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant dâachever sa retraite dans le recueillement. Comme vous lâaimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle Ă lâintĂ©rĂȘt de son Ăąme⊠et que vous nâinsisterez pas. » En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune rĂ©plique. Dites adieu Ă vos parents, mon enfant. » Antone, un peu intimidĂ© par cette parole austĂšre, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux Ă mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaĂźt. Câest un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son Ăąge. Il faut quâil devienne un homme. » Les deux demoiselles balbutient de vagues formules dâassentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue sâĂ©crient ensemble en mouchant leurs larmes Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! » CHAPITRE V â UNE VOĂTE QUI MENACE DE SâĂCROULER Il y a quinze jours quâAntone Ramon est au collĂšge ce nâest plus un nouveau. Avec lâadmirable souplesse de lâenfance, il sâest adaptĂ© Ă sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinziĂšme sur vingt-huit, avec des montĂ©es subites en narration française et des chutes profondes en mathĂ©matiques. Il connaĂźt tous ses condisciples, et sait distinguer les bons MorĂšre, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spĂ©cial de ce monde. Il dit Je te le promets » pour Je te lâaffirme » ; Tu piges » pour Tu comprends » ; On potasse » pour On travaille » ; SĂ©cher » pour Rester coi » ; et abrĂšge impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathĂ©matiques, en compote, prof, gym, math et cĂŠtera. Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant mĂȘme en Ă©tude, et plaĂźt Ă tous par la franchise de ses maniĂšres, la sincĂ©ritĂ© de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mĂšre est venue le voir il lui a parlĂ© de Georges MorĂšre et a obtenu la permission dâapprendre la flĂ»te. On lui annonce que son prĂ©cepteur, lâabbĂ© Brillet, sâaffaiblit de plus en plus et quâil nây a guĂšre dâespoir de le sauver. Antone sent que câest un guide et un ami quâil va perdre, et lâon nâa pas besoin de lâexciter beaucoup Ă prier pour cette chĂšre santĂ©. Il ne se doute pas cependant que son arrivĂ©e a bouleversĂ© une Ăąme. Depuis sa promenade avec Antone, une rĂ©volution sâest faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus Ă son pĂšre, Ă son humble origine, sans sâirriter contre MorĂšre, sans jalouser la prĂ©fĂ©rence que lui tĂ©moigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore oĂč les deux camarades se retrouveront ensemble Ă Sermenaz. Il a rĂ©flĂ©chi sur son avenir, comparĂ© son intelligence Ă celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins douĂ©s, moins travailleurs, rĂ©ussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carriĂšres, conquerraient de plus grands honneurs parce quâils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle. Il sâest trouvĂ© pour la premiĂšre fois devant un riche authentique. Tout de suite il a dĂ©sirĂ© devenir son camarade, et ses avances ont Ă©tĂ© naĂŻvement repoussĂ©es. Georges MorĂšre nâa pas recherchĂ© cette amitiĂ© ; sur le dĂ©sir du prĂ©fet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans prĂ©cautions oratoires On ne rĂ©cite pas en acteur â On ne se plaint pas de ses voisins â On ne se dĂ©range pas sans permissions â Finis tes devoirs ou tu seras collé⊠» Il lâa initiĂ© aux jeux, lâa fait entrer comme avant » dans son Ă©quipe et prend maintenant des leçons de flĂ»te avec lui. Miagrin a remarquĂ© sans peine la tendance dâAntone Ă sâappuyer sur Georges, et son admiration naĂŻve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend Ă rĂȘver au lieu dâapprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouĂŻe ! ce jeune homme calme par dĂ©finition a menacĂ© dâune gifle Robert Ămeril, qui lâavait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collĂ©gien. Ce travail obscur nâĂ©chappe pas complĂštement Ă ses maĂźtres. Ă cet Ăąge, heureusement, la figure et les yeux reflĂštent vite les changements intĂ©rieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbĂ©s appellent leurs dirigĂ©s dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car câest Ă lâenfant Ă demander lui-mĂȘme, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, sâinforment de leurs difficultĂ©s, les avertissent de leurs dĂ©fauts et souvent des catastrophes et des histoires ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©es par ces quelques minutes de conversation confiante. Câest le chanoine Raynouard, le SupĂ©rieur mĂȘme, qui sâoccupe de la conscience de Miagrin. Si absorbĂ© soit-il par ses soucis et ses occupations, il rĂ©serve toujours le samedi soir Ă ses enfants. Il est inquiet. Vous nâĂȘtes plus le mĂȘme, lui dit-il. Je nâai aucun reproche Ă vous faire, vous mâentendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piĂ©tĂ© nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin mĂȘme. Voyons, que se passe-t-il ? » Ce dĂ©but affectueux devrait ouvrir toutes grandes les Ă©cluses dâun cĆur bien-nĂ©. Mais Miagrin, froissĂ© de cette enquĂȘte paternelle, ne rĂ©pond pas. Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pĂ©nible et dangereux ; il reprend Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aĂźnĂ©s de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mĂ©content des autres ?⊠Vos derniĂšres notes sont un peu moins brillantes ; peut-ĂȘtre nâavez-vous pas reçu tous les Ă©loges auxquels vous ĂȘtes habitué⊠Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maĂźtres, aigri contre vos camarades qui rĂ©ussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-mĂȘme ? Câest dangereux, mais si naturel ! » Il faut rĂ©pondre. Lâenfant le sait bien. Son silence serait trop rĂ©vĂ©lateur, et il ne veut pas se rĂ©vĂ©ler ; il renferme au contraire Ă double tour son cĆur derriĂšre sa voix. Peut-ĂȘtre, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne sais pas. » Câest tout. Le silence menace encore dâĂ©lever une barriĂšre. Le directeur attendait ses confidences ; sans se dĂ©courager, il poursuit Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualitĂ©s brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cĆur, un secret regret de nâĂȘtre pas mieux favorisĂ©, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche Ă Dieu de vous avoir fait naĂźtre ce quâil vous a fait ? â Oh ! non, Monsieur. » Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubĂ©rance. Il a craint dâĂȘtre devinĂ©, et plutĂŽt que dâavouer son intime misĂšre, qui est une misĂšre humaine et trop humaine, il prĂ©fĂšre mentir et nier brusquement⊠Il prĂ©fĂšre couler sur son navire, plutĂŽt que de reconnaĂźtre la dĂ©chirure et de saisir bien vite la corde quâon lui jette. Le Chanoine craint dâĂȘtre allĂ© trop loin ; il sâaccuse intĂ©rieurement de fausse manĆuvre et prend un air plus rassurĂ©. Allons, tant mieux, ces petites tristesses sâĂ©vanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. LâĂąme Ă©prouve souvent comme une sorte de stĂ©rilitĂ© intĂ©rieure, de refroidissement ; câest une Ă©preuve supportez-la vaillamment et soyez sĂ»r que bientĂŽt la lumiĂšre et la joie reviendront. Peut-ĂȘtre Dieu, par cette Ă©preuve, veut-il vous mĂ©nager de grandes grĂąces, de trĂšs grandes grĂąces. » Miagrin Ă©coute en rageant sourdement. On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les Ă©vitent au moment de la sieste. Appuyez lâoreille contre leur tronc rugueux vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multipliĂ© de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe dâinsectes ailĂ©s au corselet noir et or. Est-ce une ruche dâabeilles ? Non, câest un guĂȘpier. Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments sâĂ©veille dans le cĆur de Miagrin comme de la torpeur dâun long hiver. Le guĂȘpier, on peut le dĂ©truire ; il suffit de murer lâouverture de lâarbre mais comment murer un cĆur ? Tandis que Miagrin redescend Ă lâĂ©tude, ayant bien compris cette grande grĂące dont il ne veut plus, le bon chanoine sâagenouille Seigneur, dit-il, si vous lâappelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette Ă©preuve et montrez-lui votre voie. » CHAPITRE VI â LE MYSTĂRE DE LA SAINTE-CĂCILE » Mon cher enfant, Jâai appris avec le plus vif plaisir votre entrĂ©e Ă lâInstitution Saint-François-de-Sales. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ habituĂ© Ă cette nouvelle vie et jâen remercie Dieu. Rien ne peut ĂȘtre plus utile Ă votre caractĂšre que la soumission Ă une rĂšgle prĂ©cise, inviolable, telle que celle dâun collĂšge ; rien ne peut ĂȘtre meilleur Ă votre Ăąme quâune prĂ©paration Ă la vie au milieu dâenfants de votre Ăąge, sous la surveillance constante de bons maĂźtres et de prĂȘtres dĂ©vouĂ©s. JâespĂšre que vous saurez Ă©viter les Ă©cueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement Ă lâennui, au dĂ©sĆuvrement, et Ă tous les dĂ©fauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisĂ©ment de votre inexpĂ©rience et de votre nature affectueuse. Je vous Ă©cris de la Villa de Nice, oĂč vous mâavez vu les vacances derniĂšres, pour me recommander Ă vos priĂšres. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du cĂŽtĂ© des hommes. Que dĂ©cidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets Ă sa sainte volontĂ©. Mais si prĂšs peut-ĂȘtre du moment oĂč je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner Ă votre ancien prĂ©cepteur de nâavoir pas sans doute apportĂ© toute la douceur et toute la vigilance quâil vous devait. Puisse Dieu supplĂ©er par sa grĂące Ă ses faibles efforts et rĂ©parer ses oublis ! Et vous, nâoubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme Ă©nergique et utile, un parfait chrĂ©tien. Le plus tĂŽt possible, rendez votre caractĂšre viril. BientĂŽt je ne serai plus lĂ pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; dâautres prĂȘtres me remplaceront facilement dans cette tĂąche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus dâaffection dĂ©vouĂ©e. Priez donc pour moi afin que, si Dieu mâappelle, il adoucisse du moins lâhorreur quâinspire Ă notre malheureuse nature lâinstant du passage suprĂȘme. Priez pour moi afin quâil me fasse misĂ©ricorde et que, dans lâautre monde, je puisse, dĂ©livrĂ© de mes fautes, continuer Ă veiller sur vous. Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bĂ©nisse votre bonne volontĂ©. J. BRILLET, prĂȘtre. » Quand lâabbĂ© Russec lui avait remis cette lettre, dĂ©cachetĂ©e selon lâusage, Antone avait lâesprit Ă cent lieues de son prĂ©cepteur. LancĂ© dans le jeu, et tout Ă dâautres soucis, il en fut Ă©mu sur le coup, mais nâen comprit pas lâimportance. Vous ferez bien de lui rĂ©pondre vite », lui conseille lâabbĂ© Russec. Cet avis, rappel Ă la politesse, pense-t-il, le laisse indiffĂ©rent. Câest quâon est Ă quatre jours de la Sainte-CĂ©cile, la premiĂšre sĂ©ance de lâannĂ©e, et tout le collĂšge retentit des derniers prĂ©paratifs de cette fĂȘte. Ă chaque Ă©tude, la porte sâouvre, et la voix profonde de lâabbĂ© ThiĂ©baut convoque les soprani, les tĂ©nors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prĂ©pare un NoĂ«l, les deux frĂšres Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand Ă la fin de lâĂ©tude, les Ă©lĂšves peuvent arguer de nĂ©cessitĂ©s physiologiques pour flĂąner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils Ă©coutent Georges MorĂšre rĂ©pĂ©tant son prĂ©lude de Bach la mĂ©lodie en a Ă©tĂ© vite populaire et CĂ©zenne sâest dĂ©jĂ vu infliger deux heures de consigne pour lâavoir sifflĂ©e entre ses dents Ă la classe dâhistoire. Câest la gloire. Antone est obsĂ©dĂ© de ce chant joyeux. Il se rĂ©jouit de voir Georges MorĂšre si haut cotĂ©, si populaire ! Ah ! sâil Ă©tait assez fort pour lâaccompagner ! La Sainte-CĂ©cile tombe un vendredi. On a dĂ» refouler les Ă©lĂšves sur les derniers bancs pour placer tous les invitĂ©s. Les secondes et les rhĂ©toriciens sâamusent follement Ă voir lâabbĂ© Perrotot cĂ©der avec un empressement gauche sa chaise Ă Madame la colonelle de Saint-EstĂšphe. Deux pianos occupent les deux cĂŽtĂ©s de la scĂšne et au fond, sur des bancs, sont rangĂ©s les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse lâestrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus dâun pupitre. Enfin Monsieur le CurĂ© de Bourg-en-Bresse, le prĂ©sident, fait son entrĂ©e tous les invitĂ©s se lĂšvent ; on lâinstalle Ă grand bruit ; puis dans le silence attentif les frĂšres Gallois attaquent lâouverture du Jeune-Henri » ces airs de chasse ont un succĂšs traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitĂŽt aprĂšs, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre Ă pied Ă lâavant-scĂšne pour le morceau de Bach. On lâapplaudit de nouveau. Georges MorĂšre, sa flĂ»te en mains, se dresse devant la partition. DĂšs que le silence sâest rĂ©tabli, le professeur lui fait signe et Georges porte lâembouchure Ă ses lĂšvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau lâouverture de lâinstrument Ă sa bouche et, sĂ»r de lâavoir sur la lĂšvre infĂ©rieure Ă sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. MalgrĂ© son attention profonde, le public ne perçoit quâune sorte de soupir Ă©touffĂ©, un tûû sourd et vainement prolongĂ©. MorĂšre sâĂ©tonne, rougit, se trouble, fait mille hypothĂšses, tandis que des rires mal contenus commencent Ă jaillir de divers points de lâassemblĂ©e. Enfin il se dĂ©cide Ă examiner sa flĂ»te les diverses parties en sont bien ajustĂ©es, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisiĂšme fois, il remet Ă ses lĂšvres lâantique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la premiĂšre mesure. Cette fois, lâinstrument rend un son aigu comme le coup de sifflet dâune locomotive. Tout le collĂšge part dâun rire homĂ©rique car câest le propre des enfants assemblĂ©s dâĂȘtre sans pitiĂ© pour leurs camarades. CĂ©zenne, Ămeril, Lurel, plient, secouĂ©s de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert Ă©clate ; les intelligents trĂ©pignent, les autres, bĂ©atement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mĂšres murmurent Ah ! le pauvre enfant ! » Câest un dĂ©lire de joie, une Ă©ruption de huĂ©es et de rires, une Ă©mulation de trĂ©pignements et de contorsions. Alors, tremblant de colĂšre, les poings serrĂ©s, la figure rouge, Antone Ramon se lĂšve et seul debout, ose crier Câest stupide ! » On le regarde. Quâest-ce qui le prend, celui-lĂ ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?⊠De quoi se plaint-il ? » Mais il interpelle ses camarades et demande Pourquoi riez-vous ? » LĂ -dessus la tempĂȘte Ă©clate, tous les Ă©lĂ©ments se dĂ©chaĂźnent. Le flĂ»tiste embarrassĂ© de sa flĂ»te sur lâestrade, son ami pleurant Ă lâautre bout de la salle, câest trop drĂŽle. Toute la lĂąchetĂ©, toute la sottise, toute la bĂȘtise qui est le propre de lâhomme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, sâĂ©ploie, dĂ©borde librement, largement. Le SupĂ©rieur sâest levĂ©, il fait signe Ă MorĂšre de rentrer, mais M. Castagnac plus blĂȘme, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillĂ©, ahuri, finit par descendre de la scĂšne et se perd parmi les invitĂ©s. Le chĆur surgit aussitĂŽt et, dâune voix de stentor qui domine les rires peu Ă peu apaisĂ©s, le grand Lemarois, un philosophe, entonne lâair de Faust Le Veau dâor est encor debout. » Le rythme bien scandĂ© et repris par lâorphĂ©on, Ă©teint subitement la fiĂšvre de lâauditoire et lui fait oublier lâincident. BientĂŽt un tĂ©nor vient chanter les Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une dĂ©faite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin lâorphĂ©on se rassemble une derniĂšre fois sous le bras Ă©tendu de lâabbĂ© ThiĂ©baut et interprĂšte le ChĆur des Charbonniers et des Fariniers, dâOffenbach Car les charbonniers sont tout noirs. Tout noirs Et les fariniers sont tout blancs. ChĆur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le CurĂ© remercie les organisateurs, adresse un mot dâĂ©loge aux principaux interprĂštes, et console dâune phrase de condolĂ©ance le malheureux jeune homme. On se lĂšve, les parents sâĂ©coulent tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac sâapproche du SupĂ©rieur, avec la flĂ»te de son Ă©lĂšve, entiĂšrement dĂ©montĂ©e. Cher Monsieur, croyez que je suis dĂ©solé⊠â Monsieur le SupĂ©rieur, voici ce quâon a mis dans la flĂ»te de Georges MorĂšre. » Et il tend au chanoine stupĂ©fait un bouchon de papier. Comment ! on a osé⊠Quelle est cette plaisanterie absurde ? â Ce nâest pas une plaisanterie, Monsieur le SupĂ©rieur, câest une attaque contre moi. â Qui pourrait se permettre ?⊠â Enfin, Monsieur le SupĂ©rieur, voici le fait brutal. Je pense quâune enquĂȘte vous fera connaĂźtre rapidement le coupable. » Pendant quâil parle, il jette Ă Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles. CHAPITRE VII â LA MUSIQUE ADOUCIT LES MĆURS La classe de TroisiĂšme sait maintenant la vraie raison de lâĂ©chec de MorĂšre. On a introduit une boulette de papier dans sa flĂ»te. Les hypothĂšses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour Ă tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui nâaiment pas MorĂšre, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, sâagitent Paul CĂ©zenne et Antone Ramon. Paul CĂ©zenne, Ă©mule des grands policiers Ă la suite de ses lectures, trouve lĂ une belle occasion dâappliquer sa mĂ©thode infaillible. Antone Ramon ne dĂ©colĂšre pas. Les autres sâamusent. Quant Ă Georges MorĂšre, il joue lâindiffĂ©rence Ăa lui est bien Ă©gal il sait bien dâailleurs qui a fait le coup, tout au moins il sâen doute. » Il ne sait rien du tout et est trĂšs vexĂ© mais il est fier, et ne veut pas avoir lâair dâĂȘtre touchĂ©, cela ferait trop plaisir Ă lâauteur de la plaisanterie. Avec de la mie de pain, CĂ©zenne a relevĂ© sur la flĂ»te les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mĂȘlent et sâeffacent lâune lâautre. Ă quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donnĂ© la boulette de papier ; il la dĂ©plie sous les yeux de ses camarades intriguĂ©s qui poussent soudain un immense Ă©clat de rire. La boulette est formĂ©e dâune feuille de brouillon dont lâĂ©criture est bien reconnaissable câest celle de CĂ©zenne lui-mĂȘme. Antone y va plus simplement. Câest quelquâun qui en veut Ă Georges MorĂšre, dit-il. â Non, câest une farce, rĂ©pond CĂ©zenne. â La ferais-tu ? â Moi⊠aprĂšs tout⊠Non, câest vraiment trop mĂ©chant. » Monsieur le SupĂ©rieur fait lui aussi une enquĂȘte qui nâaboutit pas. Les allĂ©es et venues sont trop multipliĂ©es pour quâon puisse arrĂȘter les soupçons sur quelquâun. Il rĂ©unit pendant lâĂ©tude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flĂ©trir publiquement cet acte de lĂąchetĂ© Ă la lecture spirituelle de ce jour. M. FramogĂ© rĂ©pond que câest avouer lâimpuissance de lâautoritĂ© et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que câest effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion sâanime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres Ă©viter une dĂ©convenue. Ă six heures et demie, le Chanoine lĂšve la sĂ©ance et seul dans son cabinet prĂ©pare ses coups dâĂ©loquence Oui, mes enfants, de pareilles vilenies dâĂąme finissent toujours par se trahir Abyssus abyssum invocat lâabĂźme appelle lâabĂźme⊠» Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe ! Monsieur Raynouard se prĂ©cipite et dans le salon dâattente, entre trois fauteuils les pieds en lâair et le guĂ©ridon renversĂ©, aperçoit deux hommes en redingote roulĂ©s, culbutĂ©s, sâinjuriant, luttant, se frappant dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac. Messieurs ! Messieurs, sâĂ©crie-t-il Ă©pouvantĂ©. » Les deux professeurs se relĂšvent soudain. Ah ! Monsieur le SupĂ©rieur, je vous prends Ă tĂ©moin, balbutie M. Blumont. â Jâen appelle Ă votre justice, crie M. Castagnac. â Que signifie ce scandale ? â Câest Monsieur qui a bouchĂ© la flĂ»te de MorĂšre, interrompt le flĂ»tiste blĂȘme. â Si vous aviez des preuves, rĂ©plique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer Ă des voies de fait. » La cloche Ă ce moment annonce la lecture spirituelle. Messieurs, conclut-il, je suis obligĂ© de descendre ; jusquâĂ nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. » Dâordinaire, les lendemains de fĂȘte, le SupĂ©rieur faisait une causerie sur la sĂ©ance et donnait son apprĂ©ciation, Ă la grande joie des artistes ; ce soir-lĂ il rouvrit simplement le solennel registre du rĂšglement et commenta le premier article du chapitre IV Tout Ă©lĂšve qui, un jour de congĂ©, rentre aprĂšs lâheure fixĂ©e, sans motif grave et dĂ»ment constatĂ©, est passible de renvoi. » Quant Ă lâauteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux tĂ©moignages dâĂ©lĂšves Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. ChargĂ©s dâaller prendre les pupitres dans la salle des flĂ»tistes, ils avaient vu Ă leur entrĂ©e M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boĂźte Ă flĂ»te de MorĂšre, dâun air embarrassĂ©. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gĂȘne. Il cherchait le nom de lâĂ©diteur dâun concerto de Bach au dos de la partition de Georges MorĂšre, nâayant pas osĂ© le demander Ă M. Castagnac, dont il connaissait lâantipathie. Il regrettait dâavoir donnĂ© lieu Ă ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son cĂŽtĂ© sa vivacitĂ©, il Ă©tait prĂȘt Ă passer lâĂ©ponge sur lâincident. Tous deux dĂ©siraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire Ă cette explication, mais il ne put sâempĂȘcher de mettre ses Ă©lĂšves au courant de ses soupçons. Antone bondissait de colĂšre Et M. Blumont peut revenir ici aprĂšs un acte pareil ? Ă ta place, disait-il Ă Georges MorĂšre, jâirais me plaindre au SupĂ©rieur et jâĂ©crirais tout ce que je sais Ă mes parents. â Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse. â Bah ! disait MorĂšre, ça nâa pas dâimportance ! aprĂšs tout, quâest-ce que ça me fait ? » Il tenait Ă paraĂźtre insensible, ayant honte dâĂȘtre dĂ©fendu par ce petit Ramon. Il sâirritait mĂȘme dâen recevoir des conseils et le prenait de trĂšs haut. Ce ton dĂ©tachĂ©, cet air de fiertĂ©, Ă©merveillait son jeune condisciple. CHAPITRE VIII â ANTONE SâENNUIE Les Ă©lĂšves sâĂ©taient vite aperçus de lâadmiration dâAntone pour MorĂšre. CâĂ©tait une taquinerie courante de rappeler devant lui lâincident de la flĂ»te Pour une bonne farce, câest une bonne farce », rĂ©pĂ©tait malignement Ămeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et rĂ©pĂ©tait Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! » Une fois mĂȘme le grand Patraugeat, pour le pousser Ă bout, riposta Si tu veux savoir qui a fait le coup, câest moi ! â LĂąche ! » cria Antone, et, sans songer Ă sa petite taille, il se prĂ©cipita sur Patraugeat, les poings fermĂ©s, tandis que tous les autres, sachant Ă quoi sâen tenir sur cette prĂ©tendue culpabilitĂ©, riaient aux Ă©clats de la colĂšre dâAntone. Patraugeat lui-mĂȘme se prit Ă lui rire au nez si effrontĂ©ment quâil en resta tout interdit, comprenant quâon se moquait de lui. Ămeril raconta la mystification Ă MorĂšre, et comme Antone accourait Ă son tour, lâinfortunĂ© flĂ»tiste lui cria Tu mâennuies Ă la fin laisse-nous la paix avec cette histoire-lĂ . » Antone vit quâil lui avait dĂ©plu. Il en fut profondĂ©ment affectĂ© et chercha le moyen de rentrer en grĂące. Le lendemain, Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, les troisiĂšmes allaient jouer aux barres. Il y eut dâabord altercation entre les deux chefs, MorĂšre et Feydart, sur le droit au premier choix. MorĂšre cĂ©da. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour quâil ne fĂ»t pas dans lâautre camp. AprĂšs des tiraillements, la partie commença sans entrain. BientĂŽt dâOrlia, pris par MorĂšre, prĂ©tendit que celui-ci nâavait pas barre sur lui. La dispute recommença dans le feu de la colĂšre, dâOrlia jeta bĂȘtement Ce nâest pas parce que tu joues de la flĂ»te que tu seras le maĂźtre partout. » Ăa nâavait ni rime, ni raison ; les autres se mirent Ă rire. Je ne joue plus », dĂ©clara froidement MorĂšre, et comme Achille offensĂ©, il quitta la partie. Moi non plus, rĂ©pondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine. â Naturellement, conclut CĂ©zenne, quand MorĂšre sâen va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilĂ tout ! » MorĂšre Ă©tait allĂ© aux agrĂšs de gymnastique. Il avait empoignĂ© les anneaux et sâexerçait Ă faire des rĂ©tablissements avec Ă©lan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils. Quâest-ce que tu viens faire ? lui dit-il. â Du moment quâon insulte je ne joue plus. â On tâa insultĂ© ? â Moi non, mais toi. â Ah ! non, est-il assommant ! Mais quâest-ce que ça peut te faire ? â Je ne veux pas quâon se moque⊠â MĂȘle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit MorĂšre irritĂ©, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se prĂ©occuper de Ramon, adossĂ© Ă un mĂąt du portique. Lorsquâil se fut suffisamment balancĂ© aux anneaux, il les lĂącha avec une telle force quâil fit enrouler les cordes autour de la traverse supĂ©rieure. CâĂ©tait dĂ©fendu. Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe lĂ -haut. â Je vais y aller, proposa vivement Ramon. â Toi, tu nâas pas la moelle, » repartit MorĂšre. Mais tandis quâil montait Ă un poteau dâun cĂŽtĂ©, Ramon sâefforçait de le devancer de lâautre. Tout dâabord il se hissa rapidement, ignorant quâil faut savoir mĂ©nager ses forces, mais Ă mi-hauteur, il fut obligĂ© de sâarrĂȘter pour souffler. Quand il reprit lâascension, Georges MorĂšre, dĂ©jĂ arrivĂ©, lui jetait nĂ©gligemment Je te le disais bien que tu nâas pas la force. » IrritĂ© de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mĂąt malgrĂ© sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, extĂ©nuĂ©, il parvint Ă enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes dĂ©roulĂ©es, MorĂšre Ă©tait descendu. Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone. â Mon vieux, tu y mets le temps », dit lâautre en sâĂ©loignant. Et dâun ton ironique Puisque tu y es, restes-y. » Antone nâosa ni rĂ©pondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mĂ©lancolie Georges MorĂšre qui, sur ses Ă©chasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, aprĂšs lâavoir si aimablement accueilli Ă son arrivĂ©e, le rebutait-il ainsi ? Le samedi suivant, MorĂšre fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquiĂšme. Le petit Lyonnais fut trĂšs content de son succĂšs ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir mĂȘme il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait Ă©crit en gros caractĂšres Honneur au plus trapu de la classe. » En Ă©tude, il guetta lâeffet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, dâabord Ă©tonnĂ© de cette inscription triomphale, haussa les Ă©paules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans mĂȘme se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour rĂ©pondre par un sourire. Antone baissa tristement la tĂȘte et se mit Ă rĂȘver, incapable de continuer sa lettre Ă lâabbĂ© Brillet, commencĂ©e depuis quatre jours. Il ne joue plus, malgrĂ© les instances de lâabbĂ© Russec, mais, appuyĂ© Ă un arbre, il Ă©coute vaguement des choses quelconques dĂ©bitĂ©es par des Ă©lĂšves insignifiants Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou dâOrlia. Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous nâa pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous rĂ©ussirez certainement. » Antone Ă©coute et ne rĂ©pond pas. Antone sâennuie. Il bĂącle ses devoirs, apprend Ă peine ses leçons, rĂȘve et, ne sort de sa torpeur quâen sâentendant appeler Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur. DĂ©jĂ tournent autour de lui avec continuitĂ© des Ă©lĂšves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard. Câest un mĂ©ridional loquace et peu sympathique. Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. Tu te languis. » Et il prononce Tu te lannguis. » Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit Je suis de Lambesc en Provence, câest un autre pays que cette mare Ă canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. » Antone sourit Ă peine Ă cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient Ă la charge. Moi aussi, dit-il, je mâennuie ici lâhiver, mais lâĂ©tĂ© je me rattrape je passe de bons moments. OĂč ? Personne ne sâen doute, mĂȘme les plus malins. Ă toi, mais rien quâĂ toi je le dirai. » Antone ne demande mĂȘme pas le sens de ces Ă©nigmes. Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changĂ©, lâair Ă©tait lourd, comme il arrive parfois Ă la fin de lâautomne. SurexcitĂ©, il finit par se lever, sâhabilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloĂźtre. Ă lâangle opposĂ©, la fenĂȘtre de lâinfirmerie brillait doucement, traversĂ©e par la lumiĂšre dâune veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. AppuyĂ© Ă la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchĂ©e qui le mettait tour Ă tour dans la lumiĂšre et dans les tĂ©nĂšbres. Soudain il entend un lĂ©ger craquement il se retourne. TĂ©, ne crains rien, câest moi. » Il reconnaĂźt Trophime Beurard. PĂ©caĂŻre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. » Trophime enfourche la rampe de lâescalier et se laisse glisser lentement. Antone lâimite avec quelque apprĂ©hension. Mais son guide, arrivĂ© le premier, le reçoit et lui dit Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. » Ils longent la galerie qui conduit au rĂ©fectoire, prennent Ă gauche et descendent Ă la cuisine. LĂ Beurard se risque Ă allumer une queue de rat et inspecte lâoffice. Tiens, dit-il, un pot de confiture des maĂźtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, dâailleurs Ă peu prĂšs vide, Ă Antone, qui fait la moue et refuse. Je nâai pas faim. â Câest vrai, dit lâautre, tu nâas jamais faim. Moi, câest le contraire, jâai toujours faim. » Et il se met Ă lĂ©cher le pot. AprĂšs avoir fini son inspection, il sâapproche de la fenĂȘtre. Maintenant, dit-il, attention. » Lentement, sâarrĂȘtant au moindre bruit des charniĂšres, au moindre crissement du bois, il lâouvre. Enfin il peut sortir, suivi dâAntone qui se demande toujours oĂč il lâemmĂšne. Ils sont derriĂšre les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les chĂąssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, lâĂ©pluche tranquillement et la mange avec une voluptĂ© infinie ; puis il dĂ©terre un navet quâil prĂ©pare avec un soin mĂ©ticuleux. Et dire que les profs ne se doutent de rien ! » Cette idĂ©e le remplit dâune fiertĂ© invraisemblable quâAntone a peine Ă comprendre. ArrivĂ© au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassĂ© dans lâangle, grimpe de lĂ sur le mur et Ă cheval sur la crĂȘte aide son compagnon Ă faire la mĂȘme escalade. Ici, dit-il, on est tranquille. » AussitĂŽt il adapte un os de lapin Ă sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces. Quâest-ce que câest ? demande Antone. â Ma pipe, rĂ©pond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. » Et trĂšs amicalement il lui passe le navet. Antone voudrait bien refuser, mais il nâose pas. Il fume. Soudain une toux irrĂ©sistible le force dâouvrir les lĂšvres et rĂ©sonne dans la nuit. Tais-toi donc, imbĂ©cile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. » Lui-mĂȘme sâest couchĂ© et se confond avec le faĂźte du mur. Vivement Antone lâimite enfin la toux sâarrĂȘte. Si câest lâeffet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. » Antone obĂ©it et le regarde fumer en silence. Hein ! ce nâest pas banal. LâĂ©tĂ© dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et jâallais me promener jusquâau chemin de fer. Ă 10 heures 40 part le train dâAmbĂ©rieu, Ă 11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir Ă 11 heures 36 lâexpress dâItalie, Ă 11 heures 58 celui de GenĂšve. Maintes fois je restais jusquâĂ 1 heure 18, pour le train de ChambĂ©ry et je me disais âTrophime, il y en a un Ă 5 heures qui tâemmĂšnerait Ă Lyon en deux heures et de lĂ en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, câest celui-lĂ quâil faudra prendre.â » Et changeant de ton, aprĂšs avoir aspirĂ© longuement deux bouffĂ©es de tabac Tu as une jolie figure, hĂ© ! on a dĂ» te le dire dĂ©jĂ , hĂ© ! â Jâai froid, rĂ©pond Antone, je ne fume pas, je mâen vais dans le jardin. â Ne marche pas trop. AprĂšs nous irons au rĂ©fectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs demain ça sera drĂŽle. » Le petit Lyonnais redescend dans lâallĂ©e du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une Ă©chelle et lâapplique au mur de clĂŽture. Les branches maigres dâun poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il Ă©coute bruire la forĂȘt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet dĂ©chire les airs et un halĂštement sourd et rythmĂ© se perd dans le lointain. Câest un train qui part de Bourg. Peut-ĂȘtre va-t-il Ă Lyon ? Brusquement un dĂ©sir de fuite le prend. Câest si facile, il chevauche le mur qui le sĂ©pare du faubourg Saint-Nicolas. Câest un peu haut peut-ĂȘtre bah ! il tomberait dans un fossĂ© dâherbe. AprĂšs, il nâaurait quâĂ prendre son billet, son porte-monnaie nâest-il pas garni ? Vraiment il sâennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison On se languit dans cette maison. » Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son pĂšre le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le mĂȘme ennui. Il songe Ă son prĂ©cepteur malade, lâabbĂ© Brillet, Ă qui il nâa pas encore rĂ©pondu depuis huit jours. Oh ! il Ă©tait plus heureux avec lui, surtout aux derniĂšres vacances, Ă la villa de lâAvenue Gravier. Câest de lĂ -bas, câest de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi Ă Georges MorĂšre. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle diffĂ©rence entre lui et ce stupide Beurard, lĂ©cheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais MorĂšre le repousse, le bouscule, et câest ce qui lâattriste. DĂ©cidĂ©ment, la vie nâest pas rose. Ă ce moment il sâentend appeler par une petite toux discrĂšte. Hem ! » Câest Trophime Beurard. VoilĂ un quart dâheure que je te cherche ; quâest-ce que tu fais lĂ ? En pleine lumiĂšre sous les fenĂȘtres des professeurs ! Tu nâes pas fou ? Descends vite ! » Antone se dĂ©cide Ă regret. Il Ă©tait si bien lĂ . Il pouvait se croire presque libre dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derriĂšre les nuages, dans cette atmosphĂšre tantĂŽt chaude, tantĂŽt fraĂźche, il se sentait enveloppĂ© comme dâune prĂ©sence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle Ă la rĂ©alitĂ©. Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus jâallais tâenfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tĂȘte. Tu sais, câest bien la derniĂšre fois que je tâemmĂšne. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu nâes pas assez malin, tu te ferais prendre. » Trophime Beurard disparaĂźt. Au bout de cinq minutes, Antone se risque Ă son tour. Au moment dâentrer dans la galerie du premier Ă©tage, il entend la voix de lâabbĂ© Levrou Vous avez mal aux dents ça me paraĂźt bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. » Antone se colle au mur de lâescalier et quand tous les bruits se sont dissipĂ©s, il remonte Ă pas suspendus. Comme il se remettait au lit, lâhorloge du collĂšge sonna deux heures. Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu dâavoir fumĂ© pendant la nuit, fut privĂ© dâun jour de vacances au premier de lâan. CHAPITRE IX â UNE MORT DâOĂ GERME UNE AMITIĂ Les Ă©lĂšves font leurs derniers prĂ©paratifs pour la promenade dominicale. Tandis que CĂ©zenne cherche sa casquette rĂ©guliĂšrement perdue et que Patraugeat essaie de rester Ă lâinfirmerie sous le faux prĂ©texte dâune entorse, MorĂšre aborde Ramon Quâest-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu mâen fais une tĂȘte depuis huit jours. â Je fais la tĂȘte que je peux. â SĂ©rieusement, tu mâen veux ? â Oui. â Pourquoi ? » Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour. Pourquoi ? rĂ©pĂšte MorĂšre. â Parce que je mâennuie, lĂ , je mâennuie Ă mourir. â Ăa, vraiment, ce nâest pas de ma faute. â Si. â Comment, si ? Explique-toi ! » Antone se tait. MorĂšre poursuit Tu mâaccuses et tu ne veux pas mĂȘme me dire de quoi ? â Oui, Ă mon arrivĂ©e, tu tâoccupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant⊠â Maintenant, te voilĂ dĂ©brouillĂ©, tu nâas plus besoin de personne. Est-ce que câest vrai, cela ? Veux-tu quâon tâenvironne de petits soins continuellement, comme⊠comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Quâest-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement. â Moi⊠je ne veux rien, absolument rien⊠â Alors bonsoir ! » Et Georges MorĂšre, agacĂ© de ces rĂ©ponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient. Voyons, ne te dĂ©sole pas, dans quatre semaines, câest les vacances. â Câest long quatre semaines⊠â Je nây peux rien. â Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais ĂȘtre⊠» Antone sâarrĂȘte. Quoi ? Quâest-ce que je pourrais ĂȘtre ? » Antone hĂ©site toujours et finit par dire Non, ça ne se demande pas. â Mais quoi encore ? parle ! â Tu pourrais ĂȘtre mon ami. â Jâen Ă©tais sĂ»r. Eh ! bien, non, mon vieux. Dâabord les amitiĂ©s particuliĂšres, câest interdit. Et puis quel bĂ©nĂ©fice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillĂ© par les camarades, en butte Ă toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra Ă ta famille. RĂ©flĂ©chis un peu et tu verras que jâai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne tâennuieras pas et tu vivras tranquille. â Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. » Et il sâĂ©loigne brusquement. Il tombe aussitĂŽt sur Modeste Miagrin qui le considĂšre avec une extrĂȘme compassion, et le plaint dâavoir quittĂ© sa famille ; mais, sans sâarrĂȘter, il va retrouver dâOrlia et Gendrot quâil Ă©coute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais. Au retour, immobile au milieu de la cour et repliĂ© sur lui-mĂȘme comme un oiseau frileux, il grignotait son goĂ»ter sans appĂ©tit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et quâune lumiĂšre diffuse rendait le crĂ©puscule encore plus morne et plus glacial. Il sâentendit appeler soudain par lâabbĂ© Russec. Antone, vous nâavez pas reçu de nouvelles de votre prĂ©cepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ? â Non, Monsieur. â Vous lâavez encore, cette lettre ? â Oui, Monsieur. â Eh bien, conservez-la prĂ©cieusement, mon enfant, car câest la derniĂšre que vous aurez de lui. â Il va plus mal ? â Il vient de mourir Ă Nice. Monsieur le SupĂ©rieur mâa remis un faire-part quâil a reçu probablement de votre famille. » Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la dĂ©plia. Votre prĂ©cepteur a Ă©tĂ© enterrĂ© hier matin, Ă dix heures, au cimetiĂšre de Nice. » Antone baissait la tĂȘte comme un enfant grondĂ© ; le prĂ©fet poursuivit Il faut relire sa derniĂšre lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne lâoubliez pas. â Oui, Monsieur. » AprĂšs quelques paroles douces quâil crut consolantes, lâabbĂ© Russec le renvoya. Antone alla sâappuyer Ă la barriĂšre et tournant le dos Ă ses camarades, les mains Ă la palissade, il songea avec effroi quâil nâavait pas rĂ©pondu Ă lâabbĂ© Brillet. Que de fois il avait interrompu cette derniĂšre lettre commencĂ©e depuis dix jours ! Et Ă ses regrets se mĂȘlait le remords dâun suprĂȘme devoir nĂ©gligĂ©. BientĂŽt il lui sembla quâil Ă©tait encore plus isolĂ©, plus abandonnĂ© quâavant et quâil allait sâennuyer encore davantage. Peu Ă peu il oubliait son prĂ©cepteur, se plaignait lui-mĂȘme en son for intĂ©rieur, se dĂ©couvrait Ă la fois malheureux et seul. Les Ă©lĂšves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurĂ©ment que le mieux, en cette circonstance, Ă©tait de ne pas troubler sa tristesse. Ă la fin pourtant, Georges MorĂšre, qui avait passĂ© deux fois prĂšs de lui en courant, osa sâapprocher. Quâest-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelquâun ? » Antone fit un signe de tĂȘte affirmatif. Quelquâun de ta famille ? â Non, rĂ©pondit Antone, mon prĂ©cepteur. â Ah ! sâexclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ? â Oui, et il mâaimait beaucoup, lui. » Georges MorĂšre fut tout dĂ©contenancĂ© ; il ne sâattendait pas Ă cette allusion personnelle dans un moment si douloureux. Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. » Antone baissa la tĂȘte, et continua Vois-tu, ce qui me pĂšse le plus, câest quâil mâa Ă©crit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyĂ© un mot dâadieu. » Son camarade Ă©baucha un vague geste qui pouvait signifier Que veux-tu ? il y a de ces fatalitĂ©s ! » Antone alors se laissa aller Ă de plus larges confidences. Il rappelait la bontĂ© de cet abbĂ©, leurs derniĂšres excursions Ă Cannes et dans lâEsterel, ses soins dĂ©licats, son ingĂ©niositĂ© Ă lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? CâĂ©tait vrai, mais ils Ă©taient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais quâest-ce quâils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme lâabbĂ© dans les mille minutes de la vie Ă©coliĂšre. Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thĂšmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientĂŽt peut-ĂȘtre, comme lâabbĂ© ? » Une secrĂšte rĂ©volte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret dĂ©sir de se dĂ©penser, dâagir en hĂąte, de vivre. Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ? â Pour tes parents, hasarda MorĂšre scandalisĂ©. â Ah ! ça ne les intĂ©resse pas follement. â Pour toi, pour ton avenir. » Antone secoua la tĂȘte Mon avenir ! je ferai comme papa. » Puis il tourna vers Georges ses yeux humides. Si tu voulais, comme je serais heureux de tâavoir pour ami. â Tu sais bien que le rĂšglement⊠â Oui, tu me lâas dĂ©jĂ dit. Le rĂšglement tu ne parles que du rĂšglement ! Ils sâen moquent pas mal du rĂšglement, mes parents. Mais non, jâai tort. Je tâaffirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Quâest-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou Ă Lurel, quand je suis avec toi en promenade⊠» Georges MorĂšre ne rĂ©pondait pas, il se mĂ©fiait ; par suite dâune vieille habitude paysanne, ne voyant pas trĂšs clair, il se retranchait derriĂšre la coutume, le code, la loi, le rĂšglement. Mais Antone continuait Câest Ă cause de toi que je nâai pas Ă©crit Ă mon prĂ©cepteur. Tu mâas repoussĂ© si brutalement toute cette semaine que jâĂ©tais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te dĂ©fendrais il y en a qui tâen veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te dĂ©chirent par derriĂšre, qui te trouvent trop fier. Va, ce nâest pas M. Blumont qui a bouchĂ© ta flĂ»te ; ça jâen suis bien sĂ»r, câest un troisiĂšme qui a voulu se venger, et comme câĂ©tait un lĂąche, il lâa fait lĂąchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-lĂ , ça ne sera pas difficile, et alors⊠» Il se reprit et articula lentement Seulement, si tu as peur que je te compromette ?⊠» Et, du bras, il fit un geste las. Georges MorĂšre se redressa ce soupçon de peur offensait sa fiertĂ©. Antone poursuivit naĂŻvement Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on dĂ©fend les amitiĂ©s particuliĂšres ? Lurel et Monnot, Patraugeat, CĂ©zenne ne cherchent quâĂ agacer les professeurs et Ă chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne mâennuie pas, je travaille. Et puis tu serais lĂ , pour mâaider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne mâennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. » Georges MorĂšre Ă©tait de plus en plus troublĂ©. Sous ce flot de paroles vives il dĂ©couvrait une perspicacitĂ© qui lâĂ©tonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes dâĂmeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons Ă©lĂšves. Ce quâon aimait en lui, câĂ©tait son entrain, mais on dĂ©testait sa fiertĂ© et personne, non jamais personne, ne lui avait parlĂ© avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraĂźtre intimidĂ© et cependant il Ă©tait Ă©mu, dĂ©sorientĂ©, bousculĂ© par ce camarade plus jeune et reculait en dĂ©sordre. Quâest-ce que câĂ©tait que ce gamin aux maniĂšres et au langage encore puĂ©rils, qui lui montrait une pareille supĂ©rioritĂ© dâĂąme, un don du cĆur indĂ©finissable, une richesse intĂ©rieure quâil soupçonnait Ă peine ? Il Ă©tait humiliĂ© dâĂȘtre si novice prĂšs de lui, si embarrassĂ© devant tant dâaisance, si contraint aprĂšs tant de confiance, si froid en rĂ©ponse Ă tant de chaleur. Il sâefforçait de prendre un air dĂ©gagĂ©. Il goĂ»tait la dĂ©licate voluptĂ© dâĂȘtre remarquĂ©, admirĂ©, choisi entre tous par une Ăąme fine et intelligente et pourtant se dĂ©fendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans lâinconnu. Enfin il conclut brusquement Tu veux ĂȘtre mon ami, soyons-le ! â Tu veux bien ? â Eh ! bien, oui, lĂ . » Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes Maintenant, lui dit-il, et il souriait Ă travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. » Levant les yeux, MorĂšre rencontra le regard de lâabbĂ© Russec qui les examinait avec Ă©tonnement et derriĂšre lâabbĂ© le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe Ă un groupe de troisiĂšmes. Comme le prĂ©fet de division allait sâapprocher, la cloche sonna et les deux amis se sĂ©parĂšrent. CHAPITRE X â UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE DâOVIDE Georges MorĂšre est chez le PĂšre Levrou. Bien que les prĂȘtres de ce collĂšge ne soient nullement des religieux, les Ă©lĂšves entre eux leur donnent toujours ce nom de PĂšre ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiaritĂ© et un sentiment plus dĂ©licat, une allusion Ă leur dĂ©vouement et une acceptation de leur affection. Le pĂšre Levrou est affligĂ© dâune obĂ©sitĂ© prĂ©coce, dâun visage enluminĂ©, et dâune voix joviale Ă©gayĂ©e encore par dâinlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit Mon petit » Ă tous ses Ă©lĂšves actuels ou anciens et on se souvient de lâavoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de trĂšs haut. Il prise avec persĂ©vĂ©rance, et aime les calembours Ă la folie. MalgrĂ© tout cela Georges MorĂšre lâa choisi comme directeur en raison de sa simplicitĂ©, de sa droiture et de son expĂ©rience. Ce soir il reçoit de lâabbĂ© une semonce plutĂŽt inattendue, sous une forme un peu railleuse. Dites donc, mon petit, il paraĂźt que vous avez fait une conquĂȘte ? » Et comme MorĂšre ouvre de grands yeux Ă©tonnĂ©s Oui, poursuit lâabbĂ©, vous avez hĂ©ritĂ© du cĆur dâAntone Ramon. Vous ĂȘtes dâune Ă©loquence Ă faire pĂąlir DĂ©mosthĂšne et Bossuet⊠En vingt minutes vous avez consolĂ© votre camarade. Câest un record. Attention, mon petit. Quâest-ce que ça veut dire ? â Mais je ne fais rien de mal ! dĂ©clare MorĂšre un peu rouge. â Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites mĂȘme du bien. Depuis cinq jours il est tout Ă fait changĂ© votre ami il sait ses leçons, rubis sur lâongle, sauf en mathĂ©matiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, câest vrai, mais merveilleusement soignĂ©s. Il Ă©coute au rĂ©fectoire quand câest votre tour de lire au point dâen oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe AmĂ©dĂ©e Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a rĂ©citĂ© ? Quâest-ce que câest que cette signature nouvelle Ă la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques oĂč lâon dĂ©couvre un G. et une M. ? » Et lâabbĂ© Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit Ă©videmment corriger ce que son langage a dâun peu goguenard. Georges raconte briĂšvement toute lâaffaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagĂšre les moqueries de ses camarades. Oui, Ninette, interrompt lâabbĂ©. â Alors il a cherchĂ© un appui et comme je lâavais aidĂ© un peu Ă se dĂ©brouiller Ă son arrivĂ©e, il a prĂ©fĂ©rĂ© recourir Ă moi mais câest pour que je le pousse au travail. â EspĂ©rons-le, mon petit. Ăcoutez, je vous parle sĂ©rieusement. Laissez le petit Ramon de cĂŽtĂ©. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais quâon ne vous voie pas toujours ensemble. â Pourquoi ? â Ăa ne vous vaut rien, ni Ă vous, ni Ă lui. â Mais puisque je ne lui fais pas de mal ? â Actuellement peut-ĂȘtre mais il vous en fait ! â Comment ? â Vous nâavez pas Ă©tĂ© troublĂ© par cette rencontre ? Vous ĂȘtes le mĂȘme avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraĂźneur ? Vous nâĂȘtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement quâautrefois les plaisanteries ? Et puis nâĂȘtes-vous pas satisfait de vous ? trĂšs flattĂ© surtout dâavoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă Feydart, Ă Aubert, Ă Miagrin ? Allons plus loin vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du cĂŽtĂ© Ramon ? Plus loin encore Vous ĂȘtes sĂ»r, bien sĂ»r dâĂȘtre dans une bonne voie ? Vous nâavez aucune apprĂ©hension ? â Des apprĂ©hensions, reprit MorĂšre, on peut en avoir Ă propos de tout. Ce que je sais, câest que je nâai nullement lâintention de lui faire du mal, au contraire, et les rĂ©sultats sont absolument comme je le dĂ©sirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir dâavoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par lui, câest clair. Est-ce que câest un pĂ©chĂ© ? â Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. MĂȘme quand nous sommes en Ă©tat de grĂące, mĂȘme quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul Habemus autem thesaurum istum in vasis, â Ă©coutez le dernier mot â fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et mĂ©diter âNous portons ce trĂ©sor dans des vases dâargile.â » Ăa rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas⊠écoutez lâEcclĂ©siastique âQui aime le danger, pĂ©rit dans le danger.â â Mais quel est le danger ? â Le danger est quâau lieu de lâĂ©lever jusquâĂ vous, vous ne descendiez jusquâĂ lui. â Ce nâest pas un mauvais Ă©lĂšve. â SĂ»rement non. Mais câest un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices dâun camarade sentimental, vous irez loin ? â Je ne me laisse pas diriger, je le dirige. â Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maĂźtres se charger de cette direction chacun son mĂ©tier. » LâabbĂ© Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. Câest que Georges ne veut pas admettre quâAntone le domine, il est froissĂ© de cette connaissance si prĂ©cise de leurs rapports et il nâabandonne pas son ami parce quâil a dans lâoreille lâaccent dont lâautre lui a dit Ah ! si tu as peur que je te compromette ». Ă vouloir attĂ©nuer cette amitiĂ© franche, trop expansive mĂȘme, il sâattirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fiertĂ©, et il admire Antone de vivre si franchement quâil ignore mĂȘme ce qui se mĂȘle de respect humain Ă notre sentiment le plus dĂ©licat, la pudeur. LâabbĂ© Levrou nâinsiste pas. Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les Ă©vitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, jâen suis sĂ»r. Seulement je vous prĂ©viens dĂšs aujourdâhui parce que, comme dit Ovide, qui nâest pas un pĂšre de lâĂglise âPrincipiis obsta.â Ce qui veut dire âRĂ©siste au mal Ă son dĂ©but.â » Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique Principiis obsta sero medicina paratur, Cum mala per longas invaluere moras. Le remĂšde vient trop tard quand la maladie, Ă force de dĂ©lais, sâest dĂ©veloppĂ©e. » Ce que ne peut dire lâabbĂ© Levrou câest quâAntone a pris comme directeur lâhomme le moins fait pour le diriger lâabbĂ© Perrotot. Câest un bon prĂȘtre plein dâaffabilitĂ© pour son petit pĂ©nitent, mais incapable de prĂ©voir, ni de prĂ©venir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisiĂšme, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laĂŻque, et tout son dĂ©vouement supplĂ©era-t-il lâhabitude des consciences dâenfant que donne la confession ? CHAPITRE XI â EFFETS DE NEIGE Le 20 dĂ©cembre, un vendredi, au coup de cloche du rĂ©veil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs La neige ! il y a de la neige. » Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientĂŽt la cour ne fut plus quâune vaste mare boueuse la neige Ă©tait devenue grise comme de la cendre et les pieds sây enfonçaient avec dĂ©goĂ»t. Entre la lisiĂšre de Seillon et les derniĂšres maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisiĂšmes demandĂšrent Ă y aller. LâabbĂ© Russec exigea dâabord un peu de marche, si bien quâĂ trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoitĂ©. AussitĂŽt ce furent des cris et des courses de meute subitement lĂąchĂ©e. Les Ă©lĂšves se poursuivirent Ă coups de boules, dâautres commencĂšrent Ă pĂ©trir un pĂątĂ© quâils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert quâils dĂ©couvraient en poussant toujours devant eux. Dâautres, sous lâapparence de jeux, gagnaient la lisiĂšre et sâefforçaient dâĂ©chapper aux regards du prĂ©fet de division mais lâon entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur rĂ©pĂ©tait la dĂ©fense de sortir du champ. BientĂŽt la bataille fut le jeu gĂ©nĂ©ral ; mĂȘme les dĂ©licats, ceux dont les doigts rougissent dâengelures, ceux qui restent immobiles pendant les rĂ©crĂ©ations, les mains dans les poches et le dos courbĂ©, ceux quâexaspĂšrent les brutalitĂ©s, houspillĂ©s, entraĂźnĂ©s, forcĂ©s de rĂ©pondre, ramassĂšrent la belle neige quâils moulaient dans leurs mains et quâils lançaient gauchement aux plus intrĂ©pides. Au milieu de tous se distinguait Georges MorĂšre il Ă©tait soutenu par Ămeril, Beurard, Tahuret, tandis quâun camp fort nombreux, dirigĂ© par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles. Tout dâabord la lutte fut Ă©gale. Parfois un lutteur se sauvait, frappĂ© Ă la tĂȘte, et criant Tu triches. » Il Ă©tait en effet dĂ©fendu dâutiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc Ă©tait trop dur, on accusait lâadversaire dâinfraction Ă cette rĂšgle. La force et lâhabiletĂ© de MorĂšre surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grĂące au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe Ă remonter les pentes, les dĂ©bordait Ă droite et Ă gauche. Aussi Beurard, accablĂ©, avait renoncĂ©, Tahuret et Boucher se dĂ©fendaient mollement, Ămeril se prĂ©tendait fatiguĂ©. AbandonnĂ© de ses soldats, tout en reculant pas Ă pas vers la lisiĂšre, MorĂšre tenait toujours tĂȘte. Câest quâil avait prĂšs de lui un fidĂšle second. Antone sâĂ©tait vite lassĂ© de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionnĂ©, Georges MorĂšre mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappĂ© brusquement Ă la joue, il poussa une injure sans adresse particuliĂšre Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres criĂšrent Il rage ! il rage ! » Ce fut comme un appel. Rager, pour les Ă©lĂšves, câest ne plus jouer, mais se battre pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. AussitĂŽt, en effet, ceux qui sâĂ©taient Ă©cartĂ©s, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassĂšrent des boules et rentrĂšrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille sâacharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec Ă©tonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Ămeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, Ă force de battre en retraite, ils Ă©taient arrivĂ©s tous les deux presque Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicitĂ© des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle quâil avait devant lui Ă©tait tellement proche et serrĂ© quâil nâavait pas besoin de sâappliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dĂ» le troubler dans ce combat câĂ©taient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie mĂ©chante de Lurel et de CĂ©zenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes dâabord, puis rĂ©pĂ©tĂ©es par Ămeril, Monnot et les autres Sur Antone MorĂšre. â Sur Georges Ramon. » Cette mĂȘme clameur revenait, intervertissant Ă dessein les prĂ©noms des deux amis Tiens, Georges Ramon ! â Tiens, Antone MorĂšre ! â Tiens, mon chou ! â Tiens, mon chĂ©ri ! » Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tĂȘte, multipliaient les coups, sâencourageaient, Ă demi aveuglĂ©s par cette avalanche de boules. Soudain Ămeril poussa un cri strident et porta la main Ă sa figure. Tous sâarrĂȘtĂšrent aussitĂŽt et se prĂ©cipitĂšrent vers lui, tandis que lâabbĂ© Russec accourait du vallonnement. Ămeril avait Ă©tĂ© frappĂ© Ă lâĆil, une lĂ©gĂšre ecchymose gonflait sa paupiĂšre bleuie. Tous les autres criaient Câest Ramon qui a ragĂ© ! â Pas vrai ! â Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisiĂšre courait un chemin assez frĂ©quentĂ© en temps ordinaire. Quâinvolontairement, dans la hĂąte nĂ©cessaire, Ramon eĂ»t ramassĂ© un caillou avec la neige, câĂ©tait possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention. LâabbĂ© prit la tĂȘte dâĂmeril Ouvrez lâĆil, lui dit-il. Bah ! ce nâest rien. Nây touchez pas. » Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Ămeril en prĂ©senta un dans un tel Ă©tat, bien que du matin mĂȘme, quâil fallut renoncer Ă sâen servir. Antone offrit spontanĂ©ment le sien. Câest un mouchoir de fillette, dit lâabbĂ©, ayant dĂ©veloppĂ© le minuscule tissu au chiffre brodĂ©, câest trop petit. » Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de Ninette ! Ninette ! » la soulignĂšrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner Ă lâaigre, quand on entendit les Ă©lĂšves dâen bas pousser une grande clameur dâĂ©tonnement. Le ciel sâĂ©tait dĂ©gagĂ© Ă demi vers lâoccident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait Ă lâhorizon derriĂšre lâhippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu Ă peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et sâĂ©tendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. Ă mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminĂ©, et sur lâimmense tapis couleur dâaurore borĂ©ale quelques arbres dĂ©feuillĂ©s projetĂšrent des marbrures violettes, sâallongĂšrent Ă lâinfini en dessins fantastiques. Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait lâorbe dĂ©croĂźtre. Il sâenfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprĂ©e pĂąlit peu Ă peu et, quand lâastre eut disparu, sâĂ©teignit Ă son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forĂȘt se mit Ă bruire avec un crĂ©pitement de branches sĂšches, et, derriĂšre les petits monticules de neige, sâĂ©talĂšrent des triangles dâombre bleue. Allons, en rangs ! » commanda lâabbĂ© en frappant des mains. Trois par trois, dâun pas lourd sur la route sonore, les Ă©lĂšves rentrĂšrent au collĂšge, lâimagination pleine de ces lueurs dâincendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et lâĂ©popĂ©e napolĂ©onienne. CHAPITRE XII â DE LâAMITIĂ SPIRITUELLE Voici la derniĂšre semaine de lâannĂ©e, la semaine des examens trimestriels, de la fĂȘte de NoĂ«l, des prix dâhonneur de classe. LâabbĂ© Perrotot a Ă©tĂ© discrĂštement renseignĂ© sur son pupille spirituel. Ses assiduitĂ©s prĂšs de MorĂšre scandalisent la petite communautĂ© ; Ă©videmment il doit lâavertir ; il lâa compris, et attend son pĂ©nitent de pied ferme la veille de NoĂ«l Ă son confessionnal. Voyons, mon enfant, vous nâavez rien Ă vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? » Antone sâaccuse de colĂšres, de paroles mĂ©chantes, dâenvie mĂȘme et dâexcitation Ă lâindiscipline. Câest tout ? â Câest tout, mon pĂšre. â Voyons, vous nâavez pas dâamitiĂ©s particuliĂšres ? » Dans lâobscuritĂ© Ramon fait un geste de surprise que lâabbĂ© devine, puis il murmure dâune voix Ă©tranglĂ©e et stupĂ©faite Câest donc un pĂ©chĂ© ? » Le pauvre directeur craint dâavoir Ă©tĂ© trop loin, il reprend Mon enfant, Ă©coutez ; il y a trois sortes dâamitiĂ©s les amitiĂ©s spirituelles, les amitiĂ©s naturelles qui sont bonnes et les amitiĂ©s naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi. â Oui, mon pĂšre, rĂ©pond docilement Antone qui ne comprend rien. â Les amitiĂ©s spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiĂ©s des grands saints. Par exemple saint GrĂ©goire de Nazianze et saint Basile Ă©taient liĂ©s dâune amitiĂ© qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dĂšs le collĂšge. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite Ă©taient liĂ©s dâune amitiĂ© semblable dans le dĂ©sert, et cependant, ils se voyaient trĂšs peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois aprĂšs la mort dâAntoine. De mĂȘme saint François dâAssise et sainte Claire. Et je nâai pas besoin de vous dire quâelle est une grĂące de Dieu et non pas un pĂ©chĂ© ; mais elle est rare, trĂšs rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiĂ©s sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le dĂ©mon est si malin que peu Ă peu il peut faire dĂ©vier notre bonne volontĂ© et nous amener au mal. Comprenez-vous ? â Oui, mon pĂšre. Mais celle de saint GrĂ©goire, comment la reconnaĂźt-on ? â Il nây a pas de preuve absolue, mais quand une amitiĂ© vous porte Ă mieux remplir vos devoirs, Ă mieux aimer le bon Dieu, Ă ĂȘtre plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ? â Oui, mon pĂšre. » Antone est rayonnant, il achĂšve sa confession plein de joie et rentre en Ă©tude physiquement plus lĂ©ger et plus souple. Ă huit heures, les Ă©lĂšves montent au dortoir ; Ă onze heures et demie la cloche les rĂ©veille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsquâils entrent, les orphĂ©onistes dĂ©jĂ rĂ©unis Ă la tribune entonnent le joyeux Gloria in excelsis Deo ». Le chĆur de la chapelle est complĂštement transformĂ© câest une immense grotte prĂ©cĂ©dĂ©e de palmiers peints ; le fond, garni dâun transparent, reprĂ©sente les abords de BethlĂ©em avec JĂ©rusalem et son temple aux toits dâor ; Ă droite la crĂšche apparaĂźt entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, Ă gauche sâagenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyĂ© au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, ornĂ© de saxifrages, de fougĂšres et de lierre. La vision est un peu théùtrale, mais la nappe dâautel et les cierges, les ornements du prĂȘtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chĆur, suffisent Ă rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevĂ©s par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de lâorgue et de leurs camarades, par les quelques mots du cĂ©lĂ©brant rappelant ce mystĂšre de pauvretĂ©, de nuditĂ©, par le souffle de foi et dâamour qui les appelle tous Ă la communion ? Quiconque, enfant, nâa pas participĂ© Ă ces fĂȘtes nâa rien senti. Antone retrouve soudain toutes les Ă©motions de sa premiĂšre communion, toute la joie de son premier pĂšlerinage de Lourdes, lâannĂ©e derniĂšre, avec lâabbĂ© Brillet. Quand il se relĂšve aprĂšs la communion pour chanter avec ses condisciples le NoĂ«l populaire Il est nĂ© le divin Enfant », sa voix retrouve, malgrĂ© la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son Ăąme. Sans le savoir, lâabbĂ© Perrotot lui a ouvert Ă deux battants les portes de lâidĂ©al. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grĂące rare, excessivement rare, de lâamitiĂ© spirituelle. Ă genoux, le front sur ses mains, il en a remerciĂ© Dieu dans son cĆur il lâa suppliĂ© naĂŻvement de la garder des embĂ»ches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bĂ©nir, de la lui conserver. Toute la journĂ©e, il chante, il saute, il bondit. MorĂšre Ă©tonnĂ© cherche Ă le ramener au calme ; câest en vain. Il croit que câest lâinfluence des vacances prochaines. Tu es fou aujourdâhui. â Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo. â Mon grand Geo, rĂ©pĂšte MorĂšre en riant. Tu as des noms trop drĂŽles et toi comment tâappellerai-je ? â Tonio, rĂ©pond doucement Antone avec lâaccent italien. â Câest vrai, Tonio est encore plus joli quâAntone, et ça te va bien, Tonio. » CHAPITRE XIII â UNE ĂLECTION AU COLLĂGE Trois jours aprĂšs, les Ă©lĂšves de troisiĂšme sont rĂ©unis en Ă©tude pour dĂ©cerner par leurs votes, selon lâusage, le prix dâhonneur trimestriel. Sont Ă©ligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de tĂ©moignages. Parmi eux ils choisissent, en gĂ©nĂ©ral, un Ă©lĂšve laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein dâentrain et de franchise. Or, depuis la septiĂšme, Georges MorĂšre a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliquĂ©, Boucher plus grave, Feydart plus sĂ©duisant, il est lui lâentraĂźneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlĂšvera cet honneur traditionnel. Il ignore, en effet, les sentiments quâil inspire depuis un mois. La classe est froissĂ©e. Il ne le comprendrait mĂȘme pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? Câest Ă peine sâil lui parle plus que dâhabitude. Et puis Est-ce que ça les regarde ? » Antone, il est vrai, est toujours prĂšs de lui, mais il est loin dâencourager cette lĂ©gĂšre affectation. Son ami Ă©tant arrivĂ© en retard, Georges lui a prĂȘtĂ© ses rĂ©sumĂ©s dâhistoire et de littĂ©rature, mais les a-t-il refusĂ©s Ă Ămeril ? Dans son Ă©quipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les demis », mais ne faut-il pas reconnaĂźtre quâil a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires ? Alors ? Oui, câest plus quâil nâen faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, câest une rue de province. Chacun, Ă travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, dĂ©chire. Dâabord une amitiĂ© particuliĂšre est un vol Ă la communautĂ© ; dĂšs quâun Ă©lĂšve sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitĂŽt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie quâil leur donnait auparavant. La jalousie, la vanitĂ©, la suffisance, la mĂ©disance, le mĂ©pris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misĂšre suprĂȘme, câest que tous ces enfants le font presque innocemment aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin rĂ©el Ă ses camarades. Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont Ă©tonnĂ©s Pourquoi nâest-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de MorĂšre. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, câest-Ă -dire les cancres, les louches, les faibles dâesprit et de cĆur, ont immĂ©diatement poussĂ© des clameurs et criĂ© Au scandale ! » Leur impudence sâest effarouchĂ©e de cette amitiĂ© ils lâont stigmatisĂ©e avec dâhorribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a rĂ©veillĂ© les endormis, enfiĂ©vrĂ© les placides, donnĂ© Ă tous la malâaria. Des conciliabules se sont tenus Tu sais, on ne vote pas pour MorĂšre ? » Le plus difficile a Ă©tĂ© de sâentendre sur le concurrent. Miagrin nâenlĂšve pas la confiance, Louis Aubert nâa pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on sâest dit ce sera trĂšs amusant, car cela ennuiera et MorĂšre et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, câest la joie, surtout quand on ne risque absolument rien. Georges MorĂšre nâa-t-il donc aucun partisan ? Si, dâabord Antone Ramon qui lui fait dâautant plus de tort quâil le prĂŽne davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidĂšles, incapables dâentrer dans cette vilenie, plus incapables encore de rĂ©agir. MĂȘme sâils se remuaient, ils ne seraient pas de force Ă lutter, car ils nâont pas lâenthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excitĂ©s par la curiositĂ©, par lâespoir de dĂ©boulonner » MorĂšre, par des haines sourdes, des rivalitĂ©s inavouĂ©es, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie Contre Antone MorĂšre et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que lâon croit spirituels Sâil faut mourir, MorĂšre. Et un loustic ajoute Sâil faut ramer, Ramon. Un autre a trouvĂ© mieux et de bureau en bureau, pendant une Ă©tude, a voyagĂ© ce papier affiche Potius fĆdari quam mori. » La vieille devise latine PlutĂŽt la mort que le dĂ©shonneur », mais retournĂ©e et ainsi traduite PlutĂŽt Feydart que MorĂšre. » Non, MorĂšre ne sâest aperçu de rien. Seul Antone sâest un peu inquiĂ©tĂ©. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. Dâautres fois, Ă son arrivĂ©e, un condisciple a dĂ©clarĂ© Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! Ă bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. MĂȘme en Ă©tude un billet a circulĂ©, il lâa guettĂ©, mais avant dâarriver Ă lui, le billet a filĂ© sur un autre banc. Dâailleurs, la joie de NoĂ«l et des prochaines vacances a emportĂ© toutes ses craintes et au moment du vote sous la prĂ©sidence de lâabbĂ© Russec, tous deux planent dans la certitude. Enfin on ramasse les bulletins et le dĂ©pouillement commence. Les voix semblent se partager dâabord Ă©galement entre Georges MorĂšre et Louis Boucher ; de-ci, de-lĂ , quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain lâabbĂ© Russec sâarrĂȘte et haussant les Ă©paules dĂ©clare nettement Voici un bulletin que jâannule. Il est inadmissible quâon y inscrive des injures et des cris de ce genre âMort Ă MorĂšre.â » Toute la salle Ă©clate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste dâun comique rappelĂ© Ă la scĂšne. On entend rĂ©pĂ©ter aux quatre coins comme une excitation Ă une bataille de chiens Mort Ă MorĂšre, mort Ă MorĂšre⊠» Le dĂ©pouillement continue les deux concurrents Ă©taient tous les deux Ă 8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de MorĂšre ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rĂ©tabli, lâabbĂ© Russec proclame ainsi les rĂ©sultats Votants 28 Louis Boucher 12 Georges MorĂšre 8 Luce Aubert 4 Arthur Feydart 3 Bulletin nul 1 Louis Boucher triomphe. MorĂšre a pĂąli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner Ă ses ennemis la joie de son Ă©tonnement douloureux, il redresse la tĂȘte ; dans son coin il sâappuie au mur, et, les sourcils relevĂ©s dans une affectation dâindiffĂ©rence, la lĂšvre avancĂ©e en moue mĂ©prisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Ămeril nâosent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de fĂ©licitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tĂȘte enfouie dans ses bras repliĂ©s, pleure de douleur et de rage. Ă sept heures, lâabbĂ© FramogĂ© lit le palmarĂšs devant le collĂšge CLASSE DE TROISIĂME Prix dâHonneur Louis Boucher. Louis Boucher monte gauchement sur lâestrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collĂšge se prend Ă rire. Lui-mĂȘme se laisse entraĂźner Ă la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale ; il nây a que deux tĂȘtes sĂ©rieuses Ă ce moment Georges MorĂšre qui semble rĂȘver Ă des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lĂšvres et sâĂ©crase la poitrine de ses bras croisĂ©s pour ne pas sangloter. Mais le soir, une fois couchĂ©, la flamme du gaz baissĂ©e, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent plein de haine contre Patraugeat, il songe Ă se lever pour aller le souffleter. Puis il sâaccuse lui-mĂȘme Faut-il que jâaie Ă©tĂ© aveugle, bouchĂ© ! je nâai rien vu, rien compris ; pourtant jâavais des soupçons ah ! si jâavais prĂȘtĂ© lâoreille ! Et dire que jâavais promis Ă Geo de le dĂ©fendre, de lâavertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flĂ»te ! » Alors il sâimagine son grand ami dĂ©couragĂ©, nâayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. ExcitĂ© par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pĂ©nombre Ă entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter Ă bas de son lit, lorsquâil entend un hum ! » forcĂ©, poussĂ© par une gorge fort peu enrhumĂ©e ; aussitĂŽt rĂ©pondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend quâil est Ă©piĂ©. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, câest le temps du grand silence. La moindre infraction Ă cette rĂšgle expose le dĂ©linquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramenĂ© sur la figure pour ĂȘtre le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui lâenserrent, il se reprend Ă pleurer. Georges vient de sâendormir, fatiguĂ© de cette journĂ©e dâĂ©motion et de contrainte. Ainsi, on lâa considĂ©rĂ© comme moins bon camarade parce quâil est lâami dâAntone. Il sent douloureusement le froid affreux de lâabandon. On nâa pas Ă©tĂ© cinq ans le chef incontestĂ© dâune classe pour accepter sans frĂ©mir cette brusque dĂ©robade. Il Ă©prouve quelque chose comme lâaltiĂšre douleur dâun gĂ©nĂ©ral lĂąchĂ© par ses troupes, dâun grand homme soudain sifflĂ©. Et cette souffrance sâaugmente des rĂ©percussions quâil prĂ©voit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est lâorgueil, pour ses trois sĆurs, pour M. le curĂ© de Meximieux. Alors la colĂšre le secoue, colĂšre sourde, inavouĂ©e, contre Antone lui-mĂȘme. Quâavait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? quâest-ce quâil lui veut ? Il le rend ridicule Ă le regarder toujours, Ă prendre toujours parti pour lui, mĂȘme quand il ne sait rien. Georges aurait dĂ» le lui dire. Pourquoi ne lâa-t-il pas fait ? Georges nâose se rĂ©pondre. Plusieurs fois, en effet, il a Ă©tĂ© sur le point de prĂ©venir Antone, toujours quelque chose lâa arrĂȘtĂ©. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanĂ©itĂ©, sa confiance, sa simplicitĂ©, un charme qui Ă©mane de toute sa personne vivante et vibrante et qui lâa fait rougir au moment du reproche. Quây a-t-il de commun, en effet, entre cette amitiĂ© sans dĂ©tour, publique, exubĂ©rante et les amitiĂ©s cachĂ©es des collĂ©giens vicieux ? Et blĂąmer la franchise dâallure de son ami, nâest-ce pas rabaisser leur amitiĂ© ? Nâest-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de gĂ©nĂ©rositĂ© ? Non. Avec une Ăąpre joie, dans son amertume, Georges goĂ»te la douceur dâĂȘtre restĂ© lui-mĂȘme, dâavoir tenu tĂȘte Ă toutes les rancunes, Ă toutes les mĂ©chancetĂ©s, dâavoir portĂ© sans dĂ©faillir le poids de cette Ă©preuve. Il se sait bon grĂ© dâavoir donnĂ© Ă Antone cet exemple de fermetĂ© stoĂŻque, de suprĂȘme maĂźtrise. Dans cette petite Ăąme, toutes ses paroles, tous ses actes pĂ©nĂštrent, sâamplifient, magnifiĂ©s par lâadmiration. Georges a la certitude de la conquĂȘte pleine et entiĂšre, et goĂ»te ce bonheur dâautant plus librement quâil lâa payĂ© plus cher, et quâil croit travailler Ă la formation et Ă lâĂ©lĂ©vation de son ami. Il sâest endormi brusquement sur ces idĂ©es consolantes et son rĂȘve lui montre ses sĆurs, Antone, le PĂšre Levrou, dans la petite maison de Meximieux. Quelquâun encore veille dans le dortoir, repassant les derniers Ă©vĂšnements, estimant les rĂ©sultats. Câest Modeste Miagrin. Quâune Ăąme de quinze ans puisse aboutir Ă cette sorte de mĂ©chancetĂ©, ce serait incomprĂ©hensible, si la jalousie nâĂ©tait pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler lâexpĂ©rience de saint Augustin. Jâai vu moi-mĂȘme, dit-il, et constatĂ© de mes yeux la jalousie dâun bĂ©bĂ© il ne parlait pas encore et, dĂ©jĂ blanc de colĂšre, il regardait avec des yeux farouches son frĂšre de lait. » Oui, câest Modeste Miagrin, qui a excitĂ© ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir lâair ; câest lui lâauteur de lâassaut Ă coups de boules de neige, lâorganisateur de la campagne pour le prix dâhonneur. Ă la derniĂšre rĂ©crĂ©ation, il a jetĂ© nĂ©gligemment son opinion Jâai horreur des intrigues et des intrigants moi, je vote pour Boucher, câest un bon type qui nâest mĂȘlĂ© Ă rien. » Et il a enlevĂ© ainsi tous ceux qui, fatiguĂ©s, sâapprĂȘtaient Ă voter pour MorĂšre. Mais il est battu, car il espĂ©rait dĂ©goĂ»ter Georges MorĂšre, et briser ainsi cette amitiĂ©. Or Antone sâattache de plus en plus Ă son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche. Sous terre, les gouttes filtrent en rĂ©seaux fins, se rejoignent, forment des poches dâeau qui dĂ©bordent en rigoles souterraines, rencontrent dâautres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur lâargile, rongent le calcaire, sâaccroissent au cours de leurs pĂ©rĂ©grinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. Câest le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensĂ©es, les mille incidents dâune vie qui paraĂźt si vide et si monotone ont pĂ©nĂ©trĂ© dans ces Ăąmes, sây sont accumulĂ©s suivant leur nature et maintenant le flot sourd, Ă ciel dĂ©couvert, prĂȘt Ă se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiĂ©es dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversĂ© quelques charognes enfouies, si elles ont longĂ© quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les prĂ©serve de la rencontre des mauvais ! Quâil les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent ĂȘtre contaminĂ©es ! CHAPITRE XIV â MIAGRIN PRĂPARE LA RENTRĂE DĂšs lâaube, hourvari ! Câest le dĂ©part ! Ă grandâpeine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets prĂ©parĂ©s, tout donne au rĂ©veil lâair joyeux des voyages longtemps dĂ©sirĂ©s. Ă 6 heures et demie, Georges MorĂšre et les Ă©lĂšves pour la direction dâAmbronay, AmbĂ©rieu, Meximieux prennent le dernier dĂ©jeuner de lâannĂ©e. Au moment de rentrer en Ă©tude pour attendre lâappel de son train, il est accostĂ© par Miagrin, qui lâemmĂšne Ă la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet Ă©chec. Je nâai pas osĂ©, dit-il, mais jâaurais dĂ» te prĂ©venir quâil y a quinze jours le PĂšre Perrotot et le PĂšre FramogĂ© ont parlĂ© de vous deux ici avec le PĂšre Levrou. â Et quâest-ce quâils disaient ? â Ils parlaient Ă mi-voix jâai compris que Perrotot se plaignait de toi âIl abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaĂźt pas la vie de collĂšge.â Le PĂšre Levrou sâest fĂąchĂ© et Ă un moment a dĂ©clarĂ© âJe vous assure que câest ce petit qui a retournĂ© comme un gant ce grand naĂŻf.â FramogĂ© lâa rappelĂ© au silence, mais je lâai entendu rĂ©pĂ©ter de sa voix saccadĂ©e âParfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.â â Qui menace-t-il ? demande MorĂšre. â Je nâen sais rien, rĂ©pond Miagrin, mais si tu continues, il est Ă©vident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone dâailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naĂŻf de ne pas le voir. â Eh bien, si on le renvoie, sâĂ©crie MorĂšre, je me fais renvoyer aussi. â Et si câest toi quâon renvoie, » riposte insidieusement Miagrin. MorĂšre ne rĂ©plique pas. Il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement il lui tend la main Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte. â Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste. â Ne crains rien. â MĂȘme avec Antone⊠Surtout avec Antone. » Georges nâa plus que cinq minutes avant le dĂ©part. DĂšs son entrĂ©e Ă lâĂ©tude oĂč tout le monde cause librement, Antone sâest prĂ©cipitĂ© vers lui, et sâĂ©panche malgrĂ© le voisinage de camarades indiscrets et malveillants. Jâavais peur de ne pas te revoir avant le dĂ©part⊠Faut-il quâils soient mĂ©chants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, jâaurais dĂ» veiller ; bien des choses que jâavais entendues sâexpliquent tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. » Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui rĂ©pĂ©tant le jugement de Miagrin et de lâabbĂ© Levrou. Les Ă©lĂšves pour la ligne dâAmbĂ©rieu. » Câest lâabbĂ© Huchois qui entre, Ă©quipĂ© comme pour un voyage au PĂŽle. Ă lâappel de leur nom, les partants rĂ©pondent PrĂ©sent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui sâĂ©crie Câest assommant, jâaurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. Ă lâannĂ©e prochaine. â Ă bientĂŽt, rĂ©pond Antone, bonne annĂ©e ! » Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend dâassaut lâomnibus. Soudain Antone court Ă la porte. Georges ? Georges ? ton adresse ? â Meximieux. Ăa suffit. Et toi ? â 25, Place Bellecour. â 25 ? Merci. Au revoir ! » Lâomnibus sâĂ©branle aussitĂŽt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de NoĂ«l Et in terra pax hominibus » chante Ă tue-tĂȘte Le cocher criait dĂ©jĂ , paf âEn omnibus.â » Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa mĂ©fiance. Vraiment, lui dit-il, tu nâes pas malin. Tu tâĂ©tonnes de lâĂ©chec de MorĂšre ? La faute Ă qui ? â Ă vous. â Ă toi. Ne fais pas lâinnocent. Câest assommant de voir perpĂ©tuellement dans la cour les deux mĂȘmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont lâair de ne plus seulement connaĂźtre les autres. Si Georges MorĂšre nâa pas eu le prix dâhonneur, tu peux dire âCâest ma faute.â â Ma faute ? â Oui, ta faute. Câest toi qui lâas dĂ©moli. â Si câest permis⊠â Bien mieux, si tu continues Ă tâafficher ainsi, vous vous prĂ©parez un beau trimestre. â Quâest-ce que tu veux dire ? â Tu ne sais pas ce que câest que la vie ici. Tu nâas jamais Ă©tĂ© dans un collĂšge dâinternes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction nâintervient pas. » Perfide, il ajoute Ă mi-voix Si seulement tu Ă©tais comme lui. â Comme lui ? â Bien sĂ»r il voit oĂč ça peut le mener, aussi il ne sâaffiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte lâindiffĂ©rence, il se dissimule toi, tu cours naĂŻvement aprĂšs lui. Fais comme lui. â Alors, câest moi qui lui ai fait perdre son prix dâhonneur ? â LĂ -dessus, pas de doute. » Lâappel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agitĂ© quâune caisse de biscuits rongĂ©e par des rats. Le train fuit Ă travers la triste Dombes, plus triste encore lâhiver avec ses marĂ©cages et ses Ă©tangs glacĂ©s ; Antone sâest mis Ă la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitiĂ© ? Mais Ă partir de Sathonay la joie gĂ©nĂ©rale le gagne. Il approche de Lyon il va revoir son pĂšre et sa mĂšre, il a huit jours de libertĂ©, de vacances. Et quelles Ă©trennes lâattendent ? Les espĂ©rances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure Ă©panouie de plaisir, Ă la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue lâattendre. Tout semble oubliĂ©. CHAPITRE XV â SOUS LE REGARD DâUNE MĂRE M. MorĂšre avait dĂ» passer en Angleterre, Ă la fin de lâannĂ©e. Une importante maison de ciments lui proposait un traitĂ© avantageux et lui-mĂȘme voulait voir de prĂšs lâorganisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dĂšs son arrivĂ©e cette mauvaise nouvelle. Ses sĆurs Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Brigitte, la plus jeune, lâembrassent aussitĂŽt, lâenveloppent de leurs bras et lâassourdissent de leur caquetage. Mais Georges ne trouve pas de rideaux Ă sa fenĂȘtre, comme il lâavait demandĂ© ; câest une dĂ©ception. Est-ce quâon les rĂ©serve pour le premier de lâan ? » demande-t-il Ă Marie-ThĂ©rĂšse la cadette, celle quâil aime le plus. Marie-ThĂ©rĂšse secoue la tĂȘte tristement Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci. â Tant pis. » Et il se prĂ©cipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allĂ©es craque sous les pieds comme du verre pilĂ©, les planches de lĂ©gumes sont recouvertes dâun rĂ©seau de toiles dâaraignĂ©es toutes poudrĂ©es, le givre Ă©tincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres rĂ©signĂ©s au froid, une feuille brune, toute satinĂ©e par le gel, achĂšve de se dĂ©tacher et tombe lourdement. La piĂšce dâeau est prise, sauf en deux ou trois endroits oĂč Marthe a brisĂ© la glace pour donner un peu dâair aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-ThĂ©rĂšse profite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aĂźnĂ©e prĂšs des Ă©pinettes. â Maman nâest pas trĂšs contente de toi⊠â Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie â Il nây en a plus, jâai mangĂ© le dernier avant-hier. â Jâai ?⊠NousâŠ, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre Ă sa petite sĆur. â Tu manges mes lapins ?⊠sâĂ©crie Georges, avec une colĂšre feinte. â Nos lapins, rĂ©pond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sĆur. â Et voilĂ ta punition. » Georges a donnĂ© un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitĂŽt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant. MĂ©chant⊠Tu nâes plus gentil !⊠maman a bien raison⊠â Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Cependant la voix de la maman retentit. Marthe ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Bridgette ? allons. » La troupe sâenvole comme une nichĂ©e dâoiseaux et sâen va prĂ©parer la table. Georges reste seul. Mais, tandis quâil revient vers la maison, sa mĂšre descend vers lui. Georges, dit-elle, viens un peu ! â Quâest-ce quâil y a, maman ? â RĂ©flexion faite, je prĂ©fĂšre te dire tout de suite ce que jâai sur le cĆur. » Georges regarde sa mĂšre et reprend en Ă©cho Sur le cĆur ? â Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe Ă Bourg, mais il me semble que tu as mal commencĂ© ta troisiĂšme. â Pourtant, mes places⊠â Il ne sâagit pas de tes places, il sâagit de tes lettres. LâannĂ©e derniĂšre elles Ă©taient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus frĂ©quentes ; cette annĂ©e, au contraire, plus lâĂ©loignement durait, moins tu nous Ă©crivais. Câest tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de dĂ©cembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu tâouvrais Ă nous, tu nous donnais des dĂ©tails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades maintenant plus rien. Si, tu nous as parlĂ© au mois de novembre dâun nouveau qui habite Lyon et qui tâa invitĂ© pour les grandes vacances, mais depuis, plus un dĂ©tail. â Ăcoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisiĂšme, ça serait ridicule ! â Pourquoi ridicule ? Crois-tu quâĂ mesure que tu grandis je me dĂ©sintĂ©resse de ton travail et de ta conduite ? â Tu as le bulletin, chaque semaine. â Oui, jâai le bulletin, mais toi-mĂȘme tu nous disais lâannĂ©e derniĂšre que les notes ne signifient rien, quâil fallait les raisons de ces notes. â Et tu nây comprenais rien, tu me lâas dit toi-mĂȘme. â Si je ne comprends pas les dĂ©tails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. Câest maintenant que je ne comprends plus. Et puis câest Ă peine si tu as envoyĂ© un mot au 18 dĂ©cembre pour lâanniversaire de Marie-ThĂ©rĂšse. â On Ă©tait en pleine prĂ©paration des compositions trimestrielles. â Câest possible, mais les autres annĂ©es tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton pĂšre a Ă©tĂ© vivement affectĂ© de la briĂšvetĂ© de tes souhaits. â Quâest-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargĂ©s, on est bousculĂ©s, on nâa pas le temps ! » Le ton colĂšre de cette excuse frappe douloureusement Madame MorĂšre qui reprend Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui mâafflige le plus, câest que tu nâen parles pas toi-mĂȘme le premier⊠â Le prix dâhonneur ? interrompt Georges impĂ©tueusement. Dâabord je nâai pas encore eu le temps de te voir. â Comment, de neuf heures Ă onze heures ? â De te voir seule. Je ne voulais pas tâexpliquer cela devant Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Bridgette. â Crois-tu quâelles ne lâont pas remarquĂ©. Câest Brigitte qui mâa dit la premiĂšre âEt le beau livre de Georges oĂč est-il ?â Elles se sont disputĂ©es toutes les trois en allant te chercher Ă la gare pour savoir qui le rapporterait Ă la maison. Quâest-ce quâil y a ? â Il y a quâon a montĂ© une cabale contre moi, voilĂ tout. â Pourquoi ? â Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant Ă le leur demander, sâils lâespĂšrent, ils attendront longtemps. â Et tu ne sais pas pourquoi ? â Je le sais, sans le savoir, je mâen doute, mais ce serait trop long Ă tâexpliquer. â Nous avons le temps. » Georges fronce les sourcils, visiblement gĂȘnĂ© dâune pareille insistance. Voici. Lorsquâest arrivĂ© le nouveau, Antone Ramon, qui nâavait jamais Ă©tĂ© au collĂšge, le PĂšre Russec mâa demandĂ© de le mettre au courant des usages. Comme il est trĂšs jeune, trĂšs libre, ça nâa pas plu Ă tout le monde ; on a voulu lâennuyer, je lâai dĂ©fendu, et pour se venger, ils ont donnĂ© le prix dâhonneur Ă Louis Boucher. â Si câest cela, câest bien simple. Pourquoi tant dâagacement ? Je prĂ©fĂšre que tu aies protĂ©gĂ© un de tes camarades contre de mauvais amis, plutĂŽt que de lâavoir abandonnĂ©, mĂȘme pour le prix dâhonneur ; tu sais bien ce que jâai toujours pensĂ© des prix ? » Enhardi par cette Ă©logieuse tendresse, Georges reprend Si tu savais comme ils sont devenus mĂ©chants ; ainsi lâautre jour on se battait Ă coups de boules de neige, ils se sont mis Ă vingt contre nous deux. â Et Miagrin, Henriet, Boucher ? â Eux ! ils en Ă©taient ou faisaient semblant de ne pas voir. Dâailleurs ils sont jaloux de lui. » Ă ce moment, du perron, Bridgette appela Ă table ! Ă table ! » Et quand Georges passa prĂšs dâelle, elle lui sauta au cou et lâĂ©treignit dans ses petits bras. Quâest-ce que tu veux, Bridgette ? â Demande donc Ă maman quâon fasse des beignets aux pommes ? â Oui, petite gourmande, » rĂ©pondit Madame MorĂšre qui avait entendu. Bridgette disparut, et aussitĂŽt on lâentendit donner lâordre Ă la cuisine Maman a dit quâil fallait faire des beignets aux pommes pour Georges. â Bien ! on en fera six pour Georges, rĂ©pondit Marthe par taquinerie. â Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se dĂ©contenancer. Dans lâaprĂšs-midi, Madame MorĂšre parut toute rassurĂ©e. Ses trois filles Ă©taient elles-mĂȘmes Ă©tonnĂ©es de ce changement dâhumeur. On organisa une promenade pour le lundi Ă Montluel, chez lâoncle Justin. Mais Ă partir du dimanche, Madame MorĂšre retomba dans son silence attristĂ©. Le soir, Georges sâenferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de lâan. Marie-ThĂ©rĂšse insista pour quâil les fĂźt au salon, oĂč elle Ă©crivait les siennes. Elle dĂ©sirait tout simplement se faire aider, car elle Ă©tait au bout de ses idĂ©es et de ses sentiments quand elle avait mis Mon cher oncle », ou Ma chĂšre marraine⊠» Mais son frĂšre, dâordinaire serviable, refusa net et refusa plus Ă©nergiquement encore de la laisser sâinstaller dans sa chambre prĂšs de lui. Rien nâĂ©chappait Ă Madame MorĂšre. Elle finit lâannĂ©e sur de sombres pensĂ©es. CHAPITRE XVI â UN ENFANT TRĂS OCCUPĂ Le 1er janvier 1902, Ă huit heures du matin, Antone entendant son pĂšre marcher et causer dans la chambre de sa mĂšre, frappe Ă la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne annĂ©e. Ă peine est-il entrĂ©, que son papa lâarrĂȘte, sonne, crie, lâinterrompt Attends⊠je suis trĂšs pressĂ©. Cyprienne ? apportez-nous les dĂ©jeuners ici⊠Est-ce que jâai de lâeau chaude, au moins⊠Quâest-ce que tu as fait de mes rasoirs ?⊠Ne rĂ©ponds pas Ă ton pĂšre. Tu nâen sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chĂšre amie. Quâest-ce quâon lui apprend dans son collĂšge ? » Antone reste ahuri, tandis que son pĂšre se badigeonne le menton de savon et continue Mets-toi Ă table⊠Ne renverse pas les tasses⊠Non, mais tu ne te gĂȘnes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installĂ© prĂȘt Ă manger et il ne mâa pas seulement dit bonjour. » Antone sâest levĂ©, il proteste Je veux⊠â Tu veux⊠quâest-ce que tu veux ? interrompt son pĂšre. Dâabord il nây a que moi qui aie le droit de dire âJe veux.â » Antone interloquĂ© se jette dans les bras de sa maman et lâembrasse en lui souhaitant une bonne annĂ©e. Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les mĂ©plats de sa noble figure. â Attends ! attends, Tonio, crie la mĂšre, tu vas le faire couper. â Vas-y tout de mĂȘme, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levĂ©, il tend Ă lâenfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lĂšvres, riant de sentir la mousse pĂ©tiller sur ses lĂšvres et son nez, puis murmure Petit papa, je tâoffre mes meilleurs vĆux. â Câest du rĂ©chauffĂ©, mon garçon, tu les as dĂ©jĂ offerts Ă ta mĂšre. Bah ! je les accepte tout de mĂȘme et je tâoffre les miens. Tu les connais travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. Câest bon va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. » Lâenfant revient bientĂŽt, les bras surchargĂ©s de cartons, quâil pose sur le tapis et dĂ©balle. BientĂŽt il pousse des cris de joie. Câest un phonographe dernier modĂšle, avec toute une collection de chansons et dâairs dâopĂ©ras. AidĂ© de son pĂšre, il monte lâappareil et prend au hasard un disque. AprĂšs un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance Il commençait Ă sâfaire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard⊠Ah ! quelle horreur ! sâĂ©crie Madame Ramon. Qui est-ce qui tâa vendu cela ? câest abominable. » M. Ramon a dĂ©jĂ arrĂȘtĂ© le mouvement. Quâest-ce que tu veux, ma chĂšre, jâĂ©tais pressĂ©, jâai achetĂ© en bloc deux sĂ©ries. Prends dans lâautre sĂ©rie, mon garçon. » Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientĂŽt le pavillon jette ce couplet bizarre En gĂ©nĂ©ral tous les enfants Viennent au monde⊠ArrĂȘte ! arrĂȘte ! crie Ă son tour M. Ramon. Je la connais celle-lĂ ! Quâest-ce que câest que cette brute qui me vend tout le rĂ©pertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de cĂŽtĂ©. On lui reportera sa marchandise Ă cet idiot. Va tâhabiller. » Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans lâescalier. Bonjour, bijou. â Bonjour, chĂ©ri. â Comment vas-tu, mon ange ? â Viens mâembrasser, mon amour. » Câest tante Mimi et tante Zaza. Ta maman est lĂ , trĂ©sor de mon cĆur ? â Est-ce quâon peut entrer, mon chou bien-aimĂ© ? â Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est lĂ , toujours lĂ ! » Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes câest un babil Ă©perdu, un concert de cris dâadmiration Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !⊠» Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants aprĂšs Firmin entre apportant paquets sur paquets. Lâenfant en a sa part une lanterne Ă projections, et un superbe volume Ă la conquĂȘte de lâInde. » Il sây plonge aussitĂŽt, car câest un fĂ©roce mangeur de livres. Mais Ă peine a-t-il commencĂ© quâon frappe Ă la porte. Cyprienne remet le courrier. Des lettres dâaffaires, dit M. Ramon, vous permettez, nâest-ce pas⊠Oui, je vois, câest bien ; des prospectus, â des journaux, â des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier PrĂ©sident. Tiens, une lettre pour Antone⊠DĂ©jĂ ! je te plains, mon garçon. » Antone sâest dressĂ©, abandonnant son volume. Une lettre ? â Oui, Ă©criture inconnue, tu peux la lire, ici ce nâest pas le collĂšge, ça ne passe pas par les yeux du SupĂ©rieur. â Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensĂ©e. â Que veux-tu, ma chĂšre amie, jâai toujours trouvĂ© cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! » Antone a dĂ©cachetĂ© sa lettre ; il en parcourt fĂ©brilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement. Diable ! remarque son pĂšre, railleur, câest compliquĂ© ? â Qui est-ce qui tâĂ©crit ? demande la maman. â Câest Georges MorĂšre, il me souhaite la bonne annĂ©e. â Un ami de classe, explique Madame Ramon Ă ses sĆurs. â De cĆur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est Ă©loquent ce gaillard-lĂ . Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ? â Cinq louis ? rĂ©pĂšte Antone surpris. â Pas saint Louis, roi de France, câest clair. Quâest-ce quâil est ce Georges BarrĂšre, Borel, Morel ? â Le premier de la classe, rĂ©pond Antone tout vibrant. â Câest un mĂ©tier cela, câest entendu. Mais son pĂšre ? â Il est entrepreneur⊠â De quoi ? â Je ne sais pas. » La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline ! Profitant du babil des tantes et de sa mĂšre, qui sâenveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux dâextase, Antone rentre dans sa chambre. Cinq minutes aprĂšs survient son pĂšre, tandis quâil Ă©crit. Tu tâen vas en laissant en panne tout ton matĂ©riel, veux-tu me dĂ©barrasser la chambre de ta mĂšre ? Allons, hop ! » Lâenfant se prĂ©cipite, rapporte toutes ses richesses quâil jette sur son lit, en tas, et se remet Ă Ă©crire. Un instant aprĂšs, tante Mimi frappe discrĂštement. Encore, murmure Antone contrariĂ©. â Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer Ă bonne maman ; elle te donnera des sĂ©ries de vues. Voyons, quâest-ce que tu voudrais ? â Mais je ne veux rien, rĂ©pond le neveu agacĂ©. â Ah ! câest comme cela que tu me remercies. TrĂšs bien. Je mâen vais, » rĂ©plique la tante Mimi sĂ©vĂšre comme une camerera mayor. Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derriĂšre lui Coucou ! Ah ! le voilĂ ! » Il sursaute et furieux se retourne, câest la tante Zaza. Câest idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, lĂ ! Tu mâas fait peur. â DĂ©cidĂ©ment on Ă©lĂšve bien mal les enfants Ă Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitĂŽt raconter ce fĂącheux accueil Ă CĂ©leste. â Je te lâavais bien dit, tu lâas mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les maniĂšres villageoises. » CĂ©leste Ramon accourt aussitĂŽt fort mĂ©contente, suivie de son mari qui rĂ©pĂšte, dâun ton Ă©videmment trĂšs distinguĂ© Mais quâest-ce quâil a ce moucheron ? » Antone, Ă sa table, les sourcils froncĂ©s, est plongĂ© dans son Ă©criture. Quâest-ce que ça signifie, dit sĂ©vĂšrement le pĂšre, voilĂ maintenant que tu es grossier avec tes tantes. â Mais, papa⊠â Il nây a pas de papa. Quâest-ce que tu fais lĂ ? â JâĂ©cris une lettre. â Une lettre, aujourdâhui, et Ă qui, Seigneur ? â Ă Georges MorĂšre. â DĂ©jĂ ! sâexclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chĂšre, nous avons un fils qui rĂ©pond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et mĂȘme les jours de fĂȘte. Sâil ne fait pas son chemin, celui-lĂ , câest Ă dĂ©sespĂ©rer du mĂ©rite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir dâaller demander pardon Ă tes tantes, plus vite que cela. » Antone, maussade, sĂšche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart dâheure aprĂšs, profitant dâune discussion sur les visites de la journĂ©e et de lâarrivĂ©e de lâoncle Brice, il sâesquive de nouveau, mais, mĂ©fiant, gagne la cuisine. Firmin, dit-il, je monte Ă votre chambre, vous avez un encrier ? â Oui, mais votre papa⊠â Sâil mâappelle, vous me ferez signe, nâest-ce pas ? » Firmin le suit, dĂ©barrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu dâeau dans lâencrier dessĂ©chĂ© et installe le fĂ©brile correspondant. Câest Ă votre PĂšre SupĂ©rieur que vous Ă©crivez, dit-il en riant. â Le PĂšre SupĂ©rieur ? » demande Antone. Mais Firmin, Ă la cuisine, raconte dĂ©jĂ lâaffaire dâune maniĂšre romanesque avec des allusions et des mots Ă©quivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles dâAntone, initiĂ© ainsi Ă un langage grossier avant dâen comprendre le sens. La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camĂ©riste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prĂ©texte venu elle remonte Ă sa chambre. Antone toujours absorbĂ© continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses Ă©pingles Ă cheveux, rangeant son linge sale qui traĂźne au pied du lit. Enfin, nây tenant plus, elle demande Câest Ă votre ami que vous Ă©crivez ? â Oui. â Il habite loin dâici ?⊠â Oui⊠non. â Du cĂŽtĂ© de RochetaillĂ©e ? â Non. â Parce que je connais quelquâun de RochetaillĂ©e qui est Ă Bourg il sâappelle Roger Maublanc, il a une sĆur, vous le connaissez ? » Antone sâimpatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser Ă fond son enquĂȘte. Heureusement le mari siffle Madame tâappelle ! â Quâelle est assommante, cette pintade, on nâest jamais cinq minutes tranquille. â Vite ! jâentends le singe beugler ! » Tout en bougonnant, elle sâenfuit, laissant Antone surpris de cette sĂ©vĂšre apprĂ©ciation de sa mĂšre, et incertain du sens Ă donner Ă la phrase de Firmin. Il sâest remis Ă son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersĂ© ses idĂ©es, il se relit indĂ©finiment. Brusquement, Firmin reparaĂźt. Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous rĂ©clame. Il est encore en colĂšre. » Antone se lĂšve vivement, accroche sa chaĂźne au bouton du tiroir et lâencrier se renverse sur sa lettre. Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! » Lâenfant sent la diffĂ©rence de ton. Firmin ne le mĂ©nage plus maintenant ; un peu plus, il lâaurait tutoyĂ©. Il arrive Ă temps, on se met Ă table. Il faut reconnaĂźtre que le menu avec les vins variĂ©s et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-lĂ son pĂšre lĂąche la bride Ă sa fantaisie. Il affirme Ă la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fĂȘter le premier jour de lâannĂ©e il a retenu des artistes de lâOpĂ©ra de passage Ă Lyon. Sur un coup de sonnette il sâĂ©crie Les voici », sort et trois minutes aprĂšs revient en faisant des gestes mystĂ©rieux Chut ! Ils sont lĂ , dans le salon, Ă©coutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! câest le grand air des Huguenots par NotĂ© lui-mĂȘme. Vous savez ? â Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza Ă mi-voix. â Câest cela, vous y ĂȘtes. Taisez-vous. Chut ! » En effet, au mĂȘme moment on entend parler Ă haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance Il commençait Ă sâfaire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard TrĂšs myope et lâair coquecigrue⊠Ah ! sâĂ©crient les deux tantes scandalisĂ©es. â Taisez-vous donc, vous ĂȘtes ridicules, dĂ©clare M. Ramon avec le plus grand sĂ©rieux. â Quâest-ce quâil chante ? demande la vieille cousine. â La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ? â Ah oui ! » et la vieille Vovo toute rĂ©jouie, fait signe aux autres de se taire, prĂȘte lâoreille et finit par entendre hurler Et on la mangerait toute crue Sur lâboulevard ! sur lâboulevard ! Câest abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! » Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, lâair digne et offensĂ©, va imposer silence Ă lâartiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du dĂ©jeuner survient lâoncle Brice, Ă la grande joie dâAntone qui fredonne entre temps lâair trois fois entendu Sur lâboulâvard, sur lâboulâvard ». Câest ainsi que se parfait lâĂ©ducation du collĂšge au sein de la famille. Vers une heure et demie, le maĂźtre de la maison se lĂšve Pour la corvĂ©e, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancĂ©es. Dâabord chez Maman, aprĂšs chez le grand-oncle, aprĂšs chez les Bossarieu. » Puis sâeffaçant, il reprend dâune voix lugubre La famille ! » Toute lâaprĂšs-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine dâAntone malgrĂ© les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatiguĂ©, amaigri, moins bien quâĂ Sermenaz. Antone reste maussade, rĂ©pond Ă peine, sâennuie visiblement et ne songe quâĂ partir. Tante Mimi en fait la remarque avec des airs Ă©plorĂ©s. Et tante Zaza rĂ©pĂšte non moins attristĂ©e Que veux-tu ? câest lâĂąge ingrat ! Et puis moi, je lâai toujours dit Pourquoi le mettre au collĂšge, il aurait Ă©tĂ© bien mieux chez nous Ă Sermenaz ! » Ă six heures, on rentre Ă la maison, se reposer avant le dĂźner chez la grandâmĂšre. Mais Ă six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre. Il est pourtant rentrĂ© avec nous, affirme M. Ramon. Quâil est ennuyeux ce gamin-lĂ ! Antone ? Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas. Tous les domestiques, se doutant quâil se cache quelque part, fouillent la maison des greniers Ă la cave. Ă sept heures on ne lâa pas encore retrouvĂ©. DĂ©jĂ sâĂ©chafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument Ă©crire une lettre. Le collĂšge Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, quâattĂ©nue Ă peine la crainte dâun malheur. Enfin quoi ! il a treize ans, ce nâest plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colĂšre. Ă sept heures et quart on sonne Ă la porte et Antone apparaĂźt. DâoĂč viens-tu, petit misĂ©rable ? â De la poste, papa. â Quâest-ce que tu fais Ă la poste ? Ă cette heure ? sans nous avoir prĂ©venus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? » Un dĂ©luge de reproches, dâexclamations de fureur sâabat sur le petit En voilĂ une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maĂźtres ! » Cependant sa mĂšre le secoue par le bras en lui rĂ©pĂ©tant, sans obtenir de rĂ©ponse Mais que faisais-tu Ă la poste ? » Câest bien simple, perpĂ©tuellement bousculĂ© chez lui, Antone aprĂšs la tournĂ©e de visites, au lieu de rentrer, a profitĂ© de la nuit pour se glisser derriĂšre la voiture, et courir Ă la grande Poste, tout prĂšs de la place Bellecour. LĂ il a pu terminer sa lettre Ă Georges et lâenvoyer ; il nâa oubliĂ© quâune chose le temps. Il croit nâĂȘtre restĂ© quâun quart dâheure, et voilĂ une heure quâil est absent. Le retard lui-mĂȘme fait abrĂ©ger la scĂšne de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis quâil reste silencieux, elles parlent pour lui et lâexcusent Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne lâa pas fait exprĂšs, il a cru bien faire, ce pauvre mignon lĂ , il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. » Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraĂźner chez la grandâmĂšre, comme une victime, aprĂšs avoir Ă©tĂ© peignĂ© et coiffĂ© par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants. Une demi-heure aprĂšs, au milieu du salon de la grandâmĂšre, il nâest plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie. Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit tĂ©lĂ©graphiste pour Antone. Il adore la Poste. » Lâoncle Brice rit de lâaventure et raconte quâenfant il a jouĂ© des tours pendables. Il Ă©tait parti Ă six heures du matin pour la pĂȘche et nâĂ©tait rentrĂ© quâĂ sept heures du soir. On avait dĂ©jĂ tĂ©lĂ©graphiĂ© Ă GenĂšve. La soirĂ©e se termine par des bridges. Ă onze heures, CĂ©leste Ramon, prĂ©textant sa santĂ©, revient avec son mari et son fils Ă la maison. Il est plus de minuit quand elle ramĂšne la conversation sur Antone Zaza a raison, il est bien plus gauche que lâannĂ©e derniĂšre. As-tu remarquĂ© cet air inintelligent quâil prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Quâest-ce que cet ami qui lâa vu il y a trois ou quatre jours et qui Ă©prouve le besoin de lui Ă©crire ? â Ne te mets donc pas martel en tĂȘte, ça nâa pas lâombre dâimportance. â Si câest un mauvais camarade ? Je te trouve bien lĂ©ger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dĂ» lire sa lettre. â Eh bien, va la lui demander et nâen parlons plus. Que dâhistoires pour ce gamin ! â Parfaitement. » Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle sâavance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de lâenfant. Elle frappe doucement, personne ne rĂ©pond ; elle entre. Tout Ă©tonnĂ©e, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras Ă©tendu hors de son lit prĂšs de sa lampe allumĂ©e, malgrĂ© les dĂ©fenses rĂ©itĂ©rĂ©es. Une lettre gĂźt sur la peau de loup, elle la ramasse, Ă©teint la lumiĂšre et revient prĂšs de son mari. Voyons ce morceau de littĂ©rature, dit-il en sâallongeant sur la chaise longue. â Mon cher Tonio, commence CĂ©leste Ramon. â Tiens ! il lâappelle comme nous !⊠Est-ce que câest long ?⊠Oui⊠Alors tu permets que jâallume un cigare. â Dans ma chambre ? Non. â Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de lâan et des âThree Castleâ. Va, je suis tout ouĂŻe. â Mon cher Tonio, Câest avec une grande tristesse au cĆur que je tâai quitté⊠â Câest gentil, ça ! â Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis Ă voix basse. â Non, continue, tu mâintĂ©resses. â Jâaurais voulu te dire tant de choses. Dâabord ne te soucie pas de Patraugeat⊠â Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on sâappeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ? â Je tâen prie. » M. Ramon rĂ©pĂšte Ă mi-voix Patraugeat ! Patraugeat ! » Sa femme continue de lire Ă voix basse, puis sur ses instances continue Mais si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut que tu rĂ©sistes au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement, il faut leur montrer Ă tous que notre amitiĂ© est pure⊠â Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon. â Que notre amitiĂ© est pure et quâelle fait de nous des hommes⊠â Mais câest un prĂ©dicateur cet enfant-lĂ . â Ah ! tu mâennuies, je lis pour moi. â CĂ©leste, je tâen supplie. â Non, tu nâes pas assez sĂ©rieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusĂ© lui dit Je tâen supplie, sâil parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-lĂ ! » Quand elle a fini Tiens, dit-elle, prends. » Le pĂšre jette un coup dâĆil rapide sur les lignes fiĂ©vreuses, sans perdre une bouffĂ©e de tabac. Il nâĂ©crit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sĂ»r que la rĂ©ponse de Tonio est moins bien. On fait en gĂ©nĂ©ral de plus mauvaises rencontres au bahut. â Au bahut ? â Oui, Ă la boĂźte, lycĂ©e ou collĂšge. Allons, bonsoir ! » Il se lĂšve, prend son courrier laissĂ© lĂ depuis le matin Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais câest bien il travaille, notre petit bonhomme. LittĂ©rature grecque 14, RĂ©citation 14, Histoire 13, les mathĂ©matiques 3. Ah !⊠On ne peut pas tout avoir. Observations⊠Oyons les observations âAntone Ramon, aprĂšs une pĂ©riode de flĂ©chissement, nous a donnĂ© satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant quâil nâapporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicitĂ© et de cordialitĂ©. Une amitiĂ© particuliĂšre ne peut que retarder sa formation virile, empĂȘcher la bonne influence de la vie commune et lâexposer Ă des dangers quâil ne soupçonne peut-ĂȘtre pas.â â Quâest-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon. â Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-lĂ , ils ont toujours peur des amitiĂ©s entre enfants. Encore un prĂ©jugĂ© ridicule. OĂč jâĂ©tais, oui, câĂ©tait le chahut organisĂ© et le reste, mais Ă Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant quâil nâaura pour ami que ce Georges MorĂšre, inutile de se frapper. Ă vingt ans, ce sera peut-ĂȘtre autre chose. Alors il faudra ouvrir lâĆil, et le bon. » Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir Ă sa femme et sâendort sur le mol oreiller de ses principes dâĂ©ducation. Au rĂ©veil, Antone est trĂšs Ă©tonnĂ© de se sentir le bras droit tout ankylosĂ©, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe Ă©teinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde Ă terre, se lĂšve, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, dĂ©place le lit, sans aucun rĂ©sultat. AprĂšs une toilette rapide, mĂ©thodiquement, il vide toutes ses poches mĂȘme insuccĂšs. Alors il enlĂšve son Ă©dredon, ses couvertures, son traversin, son drap⊠Soudain entre son pĂšre Tiens, tu fais ton lit maintenant ? â Mais, papa⊠â Câest trĂšs bien, continue, quand tu seras Ă lâarmĂ©e ça te servira. » Antone garde une attitude embarrassĂ©e. Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier lâextinction des feux, et de ne pas nous exposer Ă un incendie. Sans compter que tu nous fais des dĂ©penses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu mâentends ? » Antone regarde son pĂšre avec ahurissement et angoisse. En second lieu, pour un homme dâaffaires, tu me parais un peu nĂ©gligent. Quâest-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de sâendormir⊠Oui, je sais, câest ta lettre dâhier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientĂŽt quatorze ans ; comme dit ton ami, câest le moment de devenir un homme. Ce nâest pas en Ă©crivant des lettres sentimentales et en nous dĂ©sobĂ©issant que tu le deviendras. Il faut songer Ă ton avenir. Je te parle sĂ©rieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon Ă rien. Tu feras ton droit, ta mĂ©decine, quelque chose. Penses-y dĂšs maintenant. Plus tard, quand tu seras mariĂ©, tu quitteras, si tu veux, ça mâest Ă©gal. Le succĂšs, lâargent, les honneurs, lâavenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. VoilĂ ta lettre. » Ainsi parle ce pĂšre dont lâunique ambition est de conserver Ă son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commoditĂ©s. Pour toute rĂ©ponse Antone se jette sur sa poitrine et lâembrasse avec fureur. Le papa Ă©mu de cette dĂ©monstration, toute sentimentale cependant, lui rĂ©pĂšte Câest bien, Tonio, tu mâas compris, tu seras sĂ©rieux ? â Oui, papa. » Antone est sincĂšre. Câest la beautĂ© des belles Ăąmes dâinterprĂ©ter en bien tout ce qui ne rĂ©siste pas absolument Ă leur idĂ©al. Le pĂšre ne songe quâĂ la fortune, au mariage, Ă la situation dans le monde, Ă tout ce qui peut Ă©blouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris quâil doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Tels sont les avantages dâune langue pĂąteuse et vague, sur une langue nette et prĂ©cise chacun y dĂ©couvre, ou y met, ce qui est conforme Ă ses aspirations. CHAPITRE XVII â SUITE AU DROIT DES MĂRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS Madame MorĂšre dĂ©jeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle Ă manger de Meximieux, lorsquâon sonna. Bridgette se prĂ©cipita et revint bientĂŽt avec un paquet de lettres et de journaux. VoilĂ le courrier, dit-elle, est-ce quâil y a une lettre de papa ?⊠» Madame MorĂšre chercha aussitĂŽt. Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin. â Ah ! câest assommant ! » sâĂ©cria Bridgette. Au grand Ă©tonnement de ses sĆurs, Bridgette ne fut pas tancĂ©e sĂ©vĂšrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame MorĂšre regardait une enveloppe gris perle dâun Ă©lĂ©gant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et niĂšces adressant leurs vĆux du nouvel an. Elle la dĂ©cacheta sans hĂ©sitation et se mit Ă la parcourir en silence. Georges, la figure subitement empourprĂ©e, interrompit son dĂ©jeuner et dâun regard dâangoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mĂšre. Lorsquâelle eut terminĂ© sa lecture Vous avez fini de dĂ©jeuner ? dit-elle Ă ses filles. â Oui, maman. â Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite. â Oui, maman. » Toutes trois sortirent de la salle Ă manger, en jetant un coup dâĆil Ă Georges. Toutes trois comprenaient que câĂ©tait Ă cause de lui quâon les renvoyait si vite Ă lâouvrage. Georges, demanda Madame MorĂšre, quâest-ce que câest que cette lettre de Tonio ? » Le fils se leva et vint Ă sa mĂšre. Câest dâAntone Ramon dont je tâai parlĂ©. Il me souhaite la bonne annĂ©e probablement. » Et Georges se mit Ă lire rapidement Ă cĂŽtĂ© de sa mĂšre, tandis quâelle recommençait la premiĂšre page. Il dit quâil te rĂ©pond, reprit Madame MorĂšre. Tu lui as donc Ă©crit le premier ? â Oui, maman. â Tu ne mâas jamais parlĂ© de cette lettre ? » Georges fait un geste Ă©vasif qui peut signifier Sâil faut maintenant te rendre compte de tout ce que jâĂ©cris ! » Et tu crois que câest un bon Ă©lĂšve, une bonne frĂ©quentation pour toi ? â Il est devenu bien meilleur, â tu vois quâil le dit lui-mĂȘme dans sa lettre, â depuis quâil est mon ami. â Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? » Georges allait rĂ©pondre Oui. » Mais sous les yeux pĂ©nĂ©trants de sa mĂšre il se rappela, avec une prĂ©cision accablante, ses colĂšres, ses mĂ©pris, son trouble intime. Nature franche, il rĂ©sista dâinstinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte Trouves-tu que je sois moins bon ? â Oui. â En quoi ? â Georges, avant, tu Ă©tais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmenĂ© cette pauvre Bridgette, et Marie-ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme Ă qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre. â Il faut bien cependant quâelle apprenne Ă faire ses lettres seule ! â Ă table, tu ne dis presque rien tu tâexaspĂšres pour la plus futile contrariĂ©tĂ©. Non, tu nâes plus notre bon Georges dâautrefois. â Tu exagĂšres, maman, toi-mĂȘme tu nous fais une mine sĂ©vĂšre⊠â Je nâexagĂšre pas et je ne suis pas la seule Ă mâen apercevoir. Ă Saint-François⊠â Si tu veux tâappuyer sur lâopinion des Ă©lĂšves⊠dâune cabale infecte⊠à cause du prix dâhonneur ! â Non, je ne mâappuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je lâai depuis trois jours, mais je ne voulais tâen parler quâau dĂ©part. » Madame MorĂšre tira de sa poche un feuillet froissĂ© et Georges put lire Observation Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore Ă de graves reproches, nous inspire des inquiĂ©tudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, sâil continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. » Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le SupĂ©rieur rĂ©pĂ©taient ce quâavait dit lâabbĂ© Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce quâAntone insinuait, tendrement cruel Il Ă©tait un naĂŻf qui se laissait dominer sans sâen apercevoir. » Georges, ergoteur, rĂ©pliqua Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre nâest pas commencĂ© ! quâen peuvent-ils savoir ? De plus, câest faux Ramon est plus jeune que moi, câest un nouveau ; il sâennuyait, il rĂȘvait, il Ă©tait un peu paresseux ; câest moi qui lâai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par consĂ©quent, câest moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! » Madame MorĂšre secouait tristement la tĂȘte. Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ? â Tes derniĂšres lettres Ă nous Ă©taient bien froides, et lui⊠que lui as-tu Ă©crit pour quâil tâenvoie une rĂ©ponse aussi ?⊠» Elle cherchait une expression juste. Maman ! maman ! sâĂ©cria Georges en embrassant sa mĂšre, comment peux-tu avoir de pareilles pensĂ©es ? â Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; oĂč va-t-il chercher des mots pareils ? oĂč a-t-il appris cette maniĂšre ? non, vois-tu, je ne suis quâune pauvre femme, je ne comprends pas grandâchose Ă ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-lĂ est trop troublante ; si ton pĂšre Ă©tait ici, je suis sĂ»re que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-ĂȘtre plus ĂągĂ© que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractĂšre et dâexpĂ©rience que toi. Il faut que jâen aie le cĆur net, conclut-elle en se levant. â OĂč vas-tu ? demanda Georges Ă sa mĂšre qui se recoiffait. â Chez M. le CurĂ©. â Lui montrer ma lettre ? » Ceci lui Ă©chappa dans un tel cri dâangoisse que Madame MorĂšre, qui sâajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges Ă©tait indignĂ©, de cette indignation de la pudeur dĂ©chirĂ©e. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les Ă©taler, les manier, les peser, les discuter. La mĂšre sentit que sa dĂ©marche Ă©tait grave. Je tâen supplie, reprit Georges, dans le silence Ă©tonnĂ© de sa mĂšre, ne la lui montre pas, je ne lâai mĂȘme pas vue. â Mais tu lâas lue avec moi. â Explique ce que tu voudras Ă Monsieur le CurĂ©, mais ne lui montre pas ma lettre, je tâen prie, je tâen supplie, tu nâen as pas le droit. â Jâaurai toujours le droit, repartit Madame MorĂšre avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. » Elle ouvrit la porte de la salle Ă manger et se disposa Ă prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accĂšs de rage lui cria Si tu donnes ma lettre Ă Monsieur le CurĂ©, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Ătait-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Ătait-ce irritation contre les maniĂšres indiscrĂštes de sa mĂšre ? DĂ©jĂ lâannĂ©e de sa premiĂšre communion, comme il lui Ă©crivait des lettres trĂšs pieuses, sa mĂšre Ă©mue et transportĂ©e de joie les avait montrĂ©es Ă ses amies. En lâapprenant, Georges avait envoyĂ© une protestation colĂšre, et avait gardĂ© le silence pendant quinze jours. Ătait-ce rĂ©volte contre la prĂ©tention de ses parents Ă pĂ©nĂ©trer dans ses sentiments intimes et Ă les soumettre Ă lâautoritĂ© ecclĂ©siastique ? Madame MorĂšre fut un peu intimidĂ©e. Je vais demander un conseil, rĂ©pondit-elle, câest tout naturel ; Monsieur le CurĂ© est la bontĂ© mĂȘme, je ne vois pas ce qui peut te troubler. â Je ne veux pas quâon montre mes lettres. â Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne mâempĂȘchera de lui en parler. â Alors donne-la-moi. â Tu nâas pas confiance dans ma parole ? » Georges honteux balbutia Je lâai mal lue, je voudrais la relire. â Nous verrons Ă mon retour. â Ah ! je suis sĂ»r quâil va bavarder lĂ -dessus avec tous les curĂ©s du voisinage. â Dis donc, pour qui le prends-tu ? â Demande-lui sa parole de nâen parler Ă personne. â Ă Monsieur le CurĂ© ? â Si jamais cette affaire revient Ă Saint-François toute dĂ©formĂ©e par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera. â Je verrai, rĂ©pondit Madame MorĂšre Ă©branlĂ©e et craignant en effet de compromettre son enfant. â Tu me le promets ? â Si tu veux. Dâailleurs tu es ridicule, il sera le premier Ă comprendre que la discrĂ©tion sâimpose. » Madame MorĂšre sortit, tandis que Georges remontait Ă sa chambre. Quâest-ce quâil y a ? lui demanda Bridgette dans lâescalier. â Tu mâennuies, » lui rĂ©pondit brusquement Georges, et, fermant la porte derriĂšre lui, il alluma du feu dans sa cheminĂ©e, puis se mit Ă ranger fiĂ©vreusement les tiroirs de ses meubles. CHAPITRE XVIII â DISCUSSION DâUNE QUESTION DĂLICATE Madame MorĂšre expliquait au curĂ© de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout dâabord elle demanda le silence sur cette conversation ; lâabbĂ© Buxereux un peu effarĂ© de cette solennelle introduction promit aussitĂŽt. Au fur et Ă mesure que la mĂšre inquiĂšte Ă©numĂ©rait les faits la froideur de Georges, lâabsence de prix dâhonneur, la cabale dont il se prĂ©tendait victime, la note du bulletin trimestriel, lâenvoi secret de la lettre Ă Antone Ramon, la rĂ©ponse immĂ©diate du camarade, le front de lâabbĂ© se rembrunissait. Vous lâavez cette lettre ? â Oui, monsieur le curĂ©. â Voyons-la. â Monsieur le curĂ©, jâen suis moi-mĂȘme confuse, mais vous connaissez le caractĂšre susceptible de Georges, jâai dĂ» lui promettre de ne la montrer Ă personne. â Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? Mâest-il permis du moins, de connaĂźtre le contenu de cette lettre qui me semble dâune importance capitale ? â Sur ce point je ne suis nullement liĂ©e. Je dois avouer que câest le ton mĂȘme qui mâa bouleversĂ©e. Ce camarade commence par lui dire quâil lâaime beaucoup. â Oui, fit le prĂȘtre en soulevant de sa pincette les bĂ»ches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur. â Il lui affirme quâil a Ă©tĂ© triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a Ă©tĂ© ses plus belles Ă©trennes, bien quâil ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ? â Oui, oui. â AprĂšs je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler quâil arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples. â Oui, pour faire enrager les autres⊠â Ensuite il se plaint dâĂȘtre seul, de sâennuyer et lui demande la permission de lâaimer, mais dans des termes que je ne saurais vous rĂ©pĂ©ter, Monsieur le CurĂ©, tellement ce petit â il paraĂźt quâil a treize ans, â est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que jâen pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mĂ©lange dâamitiĂ©, de promesses de travail, dâabandon Ă ses conseils, de rappels ou dâallusions difficiles pour moi Ă comprendre. Enfin il est prĂȘt Ă braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, Ă cause de lui, auprĂšs de lui, pourvu quâil soit son ami. VoilĂ , Monsieur le CurĂ© ; jâoublie bien des choses, mais je crois que câest Ă peu prĂšs le contenu de sa lettre, du moins le sens gĂ©nĂ©ral. Et maintenant que dois-je faire ? â Connaissez-vous cet enfant ? demanda lâabbĂ© Buxereux, qui avait Ă©coutĂ© les derniĂšres explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile. â Pas du tout il sâappelle Antone Raymond⊠Ramon plutĂŽt, et habite Lyon. â Place Bellecour ? â PrĂ©cisĂ©ment, vous connaissez cette famille ? â Un peu les grands parents Ă©taient de fervents catholiques, mais je crains que le pĂšre ne soit un indiffĂ©rent et un blasĂ©. Un enfant Ă©levĂ© dans cette famille riche et gĂątĂ© par ses parents nâest pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrĂ©dit sur cet Ă©lĂšve que je ne connais pas, mais la plus Ă©lĂ©mentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il rĂ©sulter de cette amitiĂ© si enflammĂ©e, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas trĂšs rare dans les maisons dâĂ©ducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurĂ©ment. Georges a quinze ans, il traverse une crise Ă©videmment grave. Jâai assez dâexpĂ©rience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent Ă pareille Ă©preuve. » Madame MorĂšre se renversa dans un geste dâeffroi. Il faut, reprit lâabbĂ©, que Georges rompe immĂ©diatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges câest un enfant chrĂ©tien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. » Madame MorĂšre secoua tristement la tĂȘte Je nâobtiendrai rien, Monsieur le CurĂ©. Son pĂšre ? peut-ĂȘtre, câest un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; jâai devinĂ© le danger, mais je sens bien aussi quâavec deux ou trois questions il mâembarrassera. » Elle sâarrĂȘta, comme nâosant poursuivre, puis rassemblant tout son courage Si vous, Monsieur le CurĂ©, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autoritĂ©. â Câest mon devoir, Madame. » Et immĂ©diatement il se leva pour accompagner Madame MorĂšre. Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenĂȘtre ; pressentant un malheur, il fut pris du dĂ©sir de sâĂ©chapper par le jardin. Mais lâidĂ©e que ses sĆurs le verraient fuir comme un lĂąche, le retint ; il attendit, stoĂŻque, Ă©couta les pas lourds du vieux curĂ© dans lâescalier et le froissement de la robe de sa mĂšre. On frappa ; il rĂ©pondit Entrez. â Bonjour, Georges, dit le prĂȘtre en pĂ©nĂ©trant dans la chambre. Vous ĂȘtes tous venus me voir hier et me voici aujourdâhui plus tĂŽt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mĂšre Varlot avant midi, si tu le permets, jâaborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. » Madame MorĂšre avait dĂ©jĂ priĂ© Monsieur le CurĂ© de sâasseoir dans le fauteuil prĂšs du feu, tandis que Georges se hĂątait de dĂ©barrasser ses deux chaises des livres, boĂźtes et linge, et sâexcusait de ce dĂ©sordre sur la nĂ©cessitĂ© dâun rangement gĂ©nĂ©ral. Un inventaire de fin dâannĂ©e ! reprit lâabbĂ©. Câest toujours excellent. » Georges sâappuya Ă sa table de travail, sa mĂšre craintive occupait la chaise de lâautre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mĂšre mâa fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dĂ©pĂŽt sacrĂ©. Si jâĂ©tais obligĂ© de mâen ouvrir Ă qui que ce fĂ»t, je nâaurais en vue que votre bien, je tâexpliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma dĂ©marche. Aujourdâhui je nâai besoin dâen rĂ©fĂ©rer Ă personne pour tâavertir, mon cher Georges, que tu es Ă une heure trĂšs grave de ta jeunesse. Cette amitiĂ© dont ta mĂšre mâa parlĂ©, je suis sĂ»r quâelle est trĂšs noble, trĂšs gĂ©nĂ©reuse, trĂšs pure je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraĂźner au bien ; je vais mĂȘme plus loin, en dâautres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un Ă©lĂšve dâun autre tempĂ©rament, jây applaudirais et te fĂ©liciterais de te faire ainsi le tuteur dâun camarade plus jeune, moins bien formĂ© que toi ; et cependant ce matin, immĂ©diatement aprĂšs la confidence de ta mĂšre, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrĂ©tien dans le cĆur, de renoncer dĂšs maintenant Ă cette amitiĂ©. â Y renoncer ? â Oui, y renoncer. â Mais jâai bien le droit dâavoir des camarades ? â Des camarades, oui ; un ami, câest plus dĂ©licat. â Pourquoi, Monsieur le CurĂ© ? â Pourquoi ? Parce que câest une amitiĂ© particuliĂšre. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le rĂšglement de ta maison les interdit formellement. â Pourquoi interdire ce qui est bien ? » CâĂ©tait la mĂȘme objection que naguĂšre il avait faite au pĂšre Levrou sans obtenir de rĂ©ponse satisfaisante. Tu discutes la rĂšgle et câest dĂ©jĂ mal. Qui regulae vivit, Deo vivit Celui qui vit pour la rĂšgle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposĂ© cet article sans raisons graves ? â Quelles sont-elles ces raisons ? â Ne devrais-tu pas tâincliner dâabord en fils soumis devant leur sagesse et leur expĂ©rience ? â Je mâincline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ? â Pourquoi ? Georges, parce quâil y a des devoirs, tu mâentends, que tout enfant bien nĂ©, que tout honnĂȘte homme accepte sans discussion, averti par un sĂ»r instinct quâils sont conformes Ă lâhonneur et Ă la volontĂ© de Dieu. » Georges baissait la tĂȘte en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensĂ©e JâĂ©tais bien sĂ»r que vous refuseriez de me rĂ©pondre. » Le prĂȘtre le pĂ©nĂ©tra et reprit Aujourdâhui, puisque tu es face au danger, mĂȘme devant ta mĂšre, surtout devant ta mĂšre, je puis et je dois tâexpliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas tâabandonner Ă cette amitiĂ© particuliĂšre, parce que⊠qui veut faire lâange fait la bĂȘte. » Georges secoua la tĂȘte, Ă©tourdi du coup. Ce nâest pas moi qui dis cela, câest Pascal, lequel nâest pas un imbĂ©cile, comme tu pourras lâapprendre bientĂŽt. Oui, lâhomme nâa pas une nature angĂ©lique, mais une nature viciĂ©e et Ă chaque Ăąge, il tend par une secrĂšte inclination Ă pervertir sa voie et Ă gĂąter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu quâun enfant laissĂ© Ă lui-mĂȘme ne satisferait pas ce besoin jusquâĂ mettre ses jours en danger ? Car le besoin dĂ©gĂ©nĂšre en sensualitĂ©, qui sâappelle alors gourmandise. Il faut donc veiller Ă sa nourriture, la choisir, la rĂ©gler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons quâil ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ? â Ăvidemment, rĂ©pondit Georges. â Plus tard il sent sâĂ©veiller en lui un besoin de tendresse, dâexpansion ; câest une grande force, câest celle-lĂ que Dieu a mise en lui, liĂ©e Ă un dĂ©sir naturel qui le poussera Ă fonder une famille, Ă se dĂ©vouer Ă ses enfants. Ces forces se dĂ©veloppent parfois prĂ©maturĂ©ment le devoir le plus impĂ©rieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, câest-Ă -dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en Ă©goĂŻste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu nâattends pas dâavoir lâĂąge oĂč la raison, la famille Ă fonder, le devoir, la religion te rĂ©clameront tous ces trĂ©sors, tu les gaspilleras nĂ©cessairement. â Alors, interrompit Georges, je nâai pas le droit dâavoir dâaffection pour qui que ce soit ? â Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour mais il faut que notre amour soit ordonnĂ©. Ne dois-tu pas dâabord rĂ©pondre Ă lâamour de tes parents, de tes sĆurs, de ceux que depuis ta premiĂšre lueur dâintelligence tu vois autour de toi te dĂ©vouer leur pensĂ©e, leur cĆur, leur vie ? Et nâest-ce pas suffisant, jusquâau moment oĂč tu pourras payer cette dette, ou plutĂŽt ne parlons pas de dette, rĂ©pandre Ă ton tour sur ta nouvelle famille cette mĂȘme source dâamour ? â Mais je nâai pas pour cet ami lâaffection que jâai pour mes parents, mes sĆurs, ou que jâaurai pour celle que jâĂ©pouserai. Ă ce compte lâamitiĂ© nâexisterait pas ? â Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, quâelle existe toute diffĂ©rente de ces affections naturelles sans en ĂȘtre une dĂ©viation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ? â Oui. â Câest une amitiĂ© idĂ©ale, une sorte de chevalerie, de fraternitĂ© dâarmes, une noble Ă©mulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ? â Oui. â Pour toi, peut-ĂȘtre ; oui, peut-ĂȘtre, câest-Ă -dire si tu ne tâabuses toi-mĂȘme, car, ne tâirrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincĂ©ritĂ© ; mais lâautre, mais lui⊠» Georges garda le silence. Es-tu sĂ»r, poursuivit lâabbĂ©, quâil ne se mĂȘle Ă son amitiĂ© rien de trouble ? Je ne lâaccuse pas, il ne sâen est peut-ĂȘtre pas aperçu lui-mĂȘme ; mais ce quâon ne voit pas en soi, on le distingue souvent trĂšs nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre â cette lettre que je nâai pas lue â avait lâaccent simple et franc dâune lettre dâamitiĂ©, dâune lettre de camarade quâon estime, quâon prĂ©fĂšre Ă tous les autres, câest entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? » Georges nâessayait plus de rĂ©pondre une clartĂ© montait en lui et, quoique irritĂ©, il ne voulait pas sâen dĂ©tourner, câĂ©tait trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prĂȘtre, impitoyablement, poursuivit Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour ĂȘtre sĂ»r que tu tâavoueras toi-mĂȘme ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, câest rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-mĂȘme, pourrais-tu affirmer que ce camarade nâest pas en train de devenir ton idole ? es-tu sĂ»r en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expĂ©rience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en sâĂ©tant promis de ne jamais le faire, parce quâon sâexpose volontairement Ă la tentation. Et alors on prend en dĂ©goĂ»t le devoir, la famille, lâhonneur et mĂȘme ceux qui vous ont avertis pour vous prĂ©munir, pour vous arrĂȘter. Que de farouches ennemis de lâĂglise et de ses prĂȘtres ont commencĂ© par lĂ ! et câĂ©taient parfois les meilleurs Ă©lĂšves, ceux qui donnaient les plus belles espĂ©rances ! » LâĂ©motion du prĂȘtre avait gagnĂ© Georges. Il sâavouait en effet quâil avait Ă©crit Ă Antone par besoin de se grandir Ă ses yeux, de rĂ©pondre au pĂšre Levrou et Ă Miagrin. Les appels au devoir Ă©taient sincĂšres, mais ils sâĂ©taient ajoutĂ©s Ă des motifs dâorgueil plus profonds, plus puissants. Je nâen suis pas lĂ ? hasarda-t-il. â Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusquâau bout de cette voie et tu me rappelles Ă temps que jâexagĂšre ; mais ce que je nâexagĂšre pas, câest le danger. Te crois-tu vraiment la mĂȘme sĂ»retĂ© de coup dâĆil quâavant pour discerner une bonne action dâune mauvaise ? Crois-tu que ta vie se dĂ©veloppe avec autant de clartĂ© que jadis ? que tu en as la mĂȘme intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas cĂ©der Ă de vaines raisons ? As-tu la mĂȘme force de rĂ©sistance au mal, de conquĂȘte pour le bien ? la mĂȘme soif de cette science sacrĂ©e de la vie que donnent les annĂ©es bien passĂ©es dans le devoir ? As-tu la mĂȘme piĂ©tĂ© que naguĂšre ? En un mot peux-tu te rendre ce tĂ©moignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmentĂ© dans ton cĆur depuis quelques mois ?⊠Alors ? » CâĂ©tait le mĂȘme discours que celui du PĂšre Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce quâil avait entendu naguĂšre Quand vous verrez que jâai raison, vous suivrez mes conseils⊠» CâĂ©tait vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant. JâespĂšre, dit-il, quâon ne mâaccuse pas dâavoir fait du mal Ă mon camarade ? â Non, certainement. â Je nâai donc rien Ă rĂ©parer, rien Ă briser. â AprĂšs-demain, tu rentres Ă Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, Ă©coute-moi, Georges, je te parle avec toute lâaffection de mon Ăąme dâami et toute la clairvoyance de mon expĂ©rience de prĂȘtre je te considĂšre comme irrĂ©mĂ©diablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux rĂ©solutions et si tu ne te rĂ©sous pas tout de suite Ă faire un acte pĂ©nible, mais nĂ©cessaire. â Quelles sont ces rĂ©solutions ? â La premiĂšre ne plus jamais Ă©crire Ă cet ami, sous quelque prĂ©texte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit lĂ -bas Ă Bourg. Tu sais la gravitĂ© des billets dâĂ©lĂšves, elle est justifiĂ©e, crois-moi. â Et lâautre ? demanda Georges. â La seconde, câest de ne plus avoir de conversations particuliĂšres avec lui, jâentends de te trouver avec lui seul Ă seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dĂšs que tu pressens que vous nâallez rester que vous deux, quitte-le ! » Georges Ă©coute en silence, il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nĂ©cessaire ? â Il est bien inutile de tâen parler, si dâabord tu ne veux pas prendre ces deux rĂ©solutions plus de lettres, plus de conversations particuliĂšres. â Câest dur jâessaierai. â Il ne faut pas dire jâessaierai. Essayer ce nâest pas vouloir, puisque ce nâest pas vouloir tout dâabord, quand mĂȘme et jusquâau bout ; il faut dire Je le promets. â Je le promets. » Le prĂȘtre lui prit les mains. Mon cher Georges, tu ne mâĂ©tonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je tâespĂ©rais ; jâen remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles rĂ©solutions. Câest une vie nouvelle quâil faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, câest un sacrifice non Ă moi, non Ă tes parents mĂȘme, mais Ă ce Dieu qui aime les cĆurs gĂ©nĂ©reux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la premiĂšre de cette nature, et de cet ami ? â Oui, fit Georges, les sourcils dĂ©jĂ froncĂ©s. â Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brĂ»le-la, tout de suite, devant ta mĂšre. â Mais je ne lâai pas seulement lue en entier, rĂ©pliqua Georges dans un sanglot. â Ne la lis pas. â Je ne lâai mĂȘme pas. » Et il tournait vers sa mĂšre des yeux de dĂ©sespoir et de supplication, des yeux qui retenaient Ă peine les larmes Ă©closes sous les cils. LâabbĂ© frĂ©mit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame MorĂšre, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout Georges, ne la prends pas ; dis seulement Ă ta mĂšre âMaman, brĂ»le-la.â » Cette fois ce fut Madame MorĂšre dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la duretĂ© du sacrifice, elle Ă©tait serrĂ©e de lâangoisse qui tourmentait son fils. Georges sâapprocha dâelle elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prĂȘtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel dĂ©barrassĂ© de brouillards ; il dorait les vitres de la fenĂȘtre oĂč finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux dâor. Georges ! mon pauvre enfant ! » rĂ©pĂ©tait Madame MorĂšre. Enfin dâune voix basse, dâune voix implorante qui ne commandait pas certes, qui dĂ©fendait plutĂŽt, Georges murmura Puisquâil le faut, brĂ»le. » Madame MorĂšre lâĂ©treignit dans ses bras et tandis quâil lâembrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bĂ»che et jetait une derniĂšre flamme. Tandis quâelle noircissait avec de lĂ©gers crĂ©pitements, Georges pouvait apercevoir une Ă©criture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles sâenvolĂšrent avec les Ă©tincelles. CâĂ©tait la lettre dâAntone. Le curĂ© de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de lâinfortunĂ© et lui dit Mon cher Georges, lâenfant capable Ă quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit. Tout nâest pas terminĂ©. Georges, il est vrai, se sent plus rĂ©solu, plus fort, plus lĂ©ger ; il savoure dĂ©jĂ sa libertĂ© reconquise. Il brisera cette amitiĂ© quâon dit dangereuse et la rĂ©duira, puisquâil le faut, Ă une bonne camaraderie sans mystĂšre ni secret. Cependant il craint pour Antone, il sâapitoie sur lui ; sâil pouvait le mĂ©nager ? comment le ramener tout doucement Ă la vie normale sans quâil sâen aperçoive ? Le lendemain, jour du dĂ©part, il se lĂšve joyeux ; le dĂ©jeuner est gai il raille les cheveux Ă©plorĂ©s de Bridgette, il promet de longues lettres Ă Marie-ThĂ©rĂšse. AprĂšs le dĂ©jeuner toute la famille lâaccompagne Ă la gare en bande. Seule, Madame MorĂšre semble un peu craintive, Georges la rassure Tu verras que ça sâarrangera trĂšs bien, ne tâeffraie pas. â Georges, nâaie pas trop confiance en toi. â Laisse-moi faire jâai un plan trĂšs simple et trĂšs pratique. â Dieu soit bĂ©ni ! mais Ă©cris-nous vite. » Le train entre en gare, on installe Georges. Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu nâas pas embrassĂ© Bridgette ! â Les voyageurs pour AmbĂ©rieu, Bourg, Culoz⊠en voiture. » Coup de sifflet. Au revoir ! Ă PĂąques ! Ă PĂąques ! au 30 mars ! » Le train sâĂ©branle et fuit ; les portiĂšres se confondent, les tĂȘtes penchĂ©es sâĂ©clipsent lâune lâautre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir Au revoir, Georges ! » Ă 3 heures 54 minutes, Antone quitte Ă son tour la Croix Rousse, dĂ»ment embrassĂ©, pleurĂ©, dĂ©moralisĂ© par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvĂ© Ă la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller Ă ce quâil nâait pas froid aux pieds » et il a Ă©tĂ© saluĂ© Ă©galement par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouchĂ© les pauvres tantes en criant au Tonio chĂ©ri Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? » Mon vieux ! ils lâappellent mon vieux, ce chĂ©rubin ! » Maintenant le train file. Antone songe quâil va retrouver Georges Ă la gare. Il est plein de courage, il a bourrĂ© sa valise de livres et entrevoit dĂ©jĂ la gloire dâĂȘtre le second en histoire et en composition française. Bourg ! trente minutes dâarrĂȘt !⊠Les voyageurs pour MĂącon, Bellegarde, GenĂšve changent de train. » Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employĂ©s sâinterpellent ; les Ă©lĂšves se retrouvent. Antone cherche la porte. Georges est arrivĂ© avant lui, Georges certainement doit lâattendre Ă la sortie. » Georges nâest pas lĂ . DEUXIĂME PARTIE â SOUS LE JOUG CHAPITRE I â RUPTURE Dans lâĂ©glise de Brou les grandes verriĂšres font resplendir les Ă©cussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumiĂšre sur le chĆur intime et secret oĂč sâentassent les chefs-dâĆuvre menus et fĂ©minins de lâart gothique mourant. M. Berbiguet, apprenant quâAntone ne connaĂźt pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselĂ©es et ouvragĂ©es. Il sâextasie devant la triple porte paradisiaque du jubĂ©, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordeliĂšres, les blasons, les statues, ne fait grĂące dâaucun dĂ©tail. Ă sa voix chaude et enthousiaste ces Ă©toffes, cette vĂ©gĂ©tation, ces fins objets emprisonnĂ©s, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grĂące, leur vie. Ducs, princesses, bĂ©bĂ©s joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite dâAutriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siĂšcle. Les Ă©lĂšves sâattardent, heureux de reculer le moment pĂ©nible de franchir le seuil du collĂšge, mais Antone sâirrite il Ă©coute Ă peine et sâĂ©tonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise dĂ©senchantĂ©e de celle qui ne peut ĂȘtre reine de France Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi dâĂȘtre suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille dâun saint de vitrail au visage fĂ©minin, qui joint les mains dans une Ă©ternelle priĂšre, tandis quâun dragon visqueux sâaplatit Ă ses pieds quâil lĂšche. Pendant ce temps, dans la cour du collĂšge, Georges MorĂšre est en grande confĂ©rence avec Modeste Miagrin. En arrivant il lâa tout de suite recherchĂ© ; aprĂšs lâavoir remerciĂ© de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le rĂšglement dĂ©fend lâamitiĂ© Ă deux, pourquoi nâessaierait-il pas de lâamitiĂ© Ă trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut ĂȘtre aveugle pour ne pas voir le manĂšge des Beurard, des Lurel, et mĂȘme de certains Ă©lĂšves de la grande division, autour de lui. On ne peut lâabandonner. Il le convie donc Ă cette Ćuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais nâose sâabandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultĂ©s Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais quâil est ombrageux ? â Ne crains rien, rĂ©pond Georges, il mâa Ă©crit pendant les vacances, il se fie absolument Ă moi ; il acceptera tout de moi. â Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, sâil se fĂąche, tu renonceras Ă ta combinaison pour le ressaisir. â Jamais. Si tu veux savoir la raison, jâai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul Ă seul. » Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu nâes pas assez souple, tu nâarriveras pas Ă lui faire accepter cela. â En tous cas, je puis compter sur toi pour mây aider. â SĂ»rement. » Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et dâĂ©chapper aux importunitĂ©s du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhĂ©toricien. Il vide dans son pupitre, en Ă©tude, les livres et les confiseries dont on lâa chargĂ© au dĂ©part marrons glacĂ©s de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux Ă la crĂšme donnĂ©s par la maman pour son premier goĂ»ter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage rĂ©ciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boĂźte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hĂ©site. Enfin il se dĂ©cide pour la boĂźte, essuie les traces de crĂšme, lâenveloppe dâune nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacĂ©s, glisse sous le nĆud une carte, avec ces mots Ă Georges MorĂšre » et renferme dĂ©licatement le prĂ©cieux paquet dans le bureau de son ami. Ă peine arrivĂ© dans la cour, sans se prĂ©occuper des railleries de CĂ©zenne, dâĂmeril et dâOrlia qui lâont tout de suite entourĂ©, il court Ă MorĂšre quâil aperçoit dans lâallĂ©e du fond, causant avec Miagrin. AprĂšs les premiĂšres effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans lâallĂ©e il attaque la grosse question Tu sais, jâai beaucoup pensĂ© Ă toi pendant les vacances, je ne veux plus quâon tâennuie Ă cause de moi, quâon te mette Ă lâindex et quâon te fasse des histoires. â Ăa mâest Ă©gal pourvu que toi⊠â Il ne faut pas que ça te soit Ă©gal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout Ă fait bon type câest aussi lâavis de Miagrin. » Antone regarde le compagnon de MorĂšre dâun air qui signifie nettement De quoi se mĂȘle-t-il celui-lĂ ? » Mais Georges poursuit Voici ce que jâai pensĂ© faire, puisque tu mâas dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a dĂ©fendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu tâen doutes, il tâa rendu dĂ©jĂ pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la rĂšgle âNunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours troisâ. Ă trois nous sommes invulnĂ©rables. Soyons tous les trois amis, comme Ă la premiĂšre promenade, te rappelles-tu ?⊠» Il sâarrĂȘte devant le regard courroucĂ© dâAntone. Miagrin intervient. Vous agirez comme vous voudrez, câest votre affaire ; mais il est Ă©vident quâon ne vous laissera pas tous les deux faire bande Ă part. â Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges. â Parce que, reprend naĂŻvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitiĂ© particuliĂšre. â Quâest-ce que câest quâune amitiĂ© qui nâest pas particuliĂšre ? riposte Antone. â Tu veux quâon nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ? â Câest ça qui mâest Ă©gal. â Tout tâest Ă©gal, sâĂ©crie Georges agacĂ©. Quand tu seras renvoyĂ© et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera Ă©gal ? â Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne lâadmirent pas la maison ; je mâen suis aperçu. â Quand tu es en colĂšre, on ne peut plus raisonner avec toi. â Je ne suis pas en colĂšre, seulement je vois pourquoi tu me dis cela. â Quoi ? Quâest-ce que tu vois ? â Le SupĂ©rieur tâa fait la leçon. â Pas vrai. â LâabbĂ© Russec alors ou le PĂšre Levrou ? â Non plus. â Qui ? â Eh bien ! si tu veux le savoir, câest maman. â Ă cause de ma lettre ? â Oui. â Alors, rĂ©pond lentement et dâune voix tremblante Antone effrayĂ©, tu ne veux plus ĂȘtre mon ami ? â Si, mais Ă condition que tu acceptes Miagrin. â Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette. â Antone, Tonio, je tâen prie, tu mâavais promis⊠â Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien quâavec toi, mais câest fini. â Ne tâemballe pas. Ăcoute, Tonio, je tâen supplie⊠â Non, rĂ©pond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu mâas trompĂ©, tu mâas trahi, câest fini, lĂąche-moi, lĂ , non, je veux mâen aller, non, je mâen vais, câest fini. » Et malgrĂ© MorĂšre qui sâefforce de le retenir, Antone se dĂ©gage et court rejoindre le groupe de Lurel, Ămeril, dâOrlia, Patraugeat, CĂ©zenne. Je te lâavais dit, conclut Miagrin, tu nâes pas assez habile tu vas trop vite et tu tây prends trop brusquement, laisse-moi faire. » La nuit vient vite en janvier ; Ă quatre heures et demie, les Ă©lĂšves se rĂ©fugient dans lâĂ©tude. Mais Ă peine entrĂ© Antone Ramon se prĂ©cipite vers le bureau de MorĂšre et avant que celui-ci nâait pu se rendre compte de son intention, il soulĂšve le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlĂšve un paquet. Que fais-tu lĂ , Tonio ? â Dâabord je te dĂ©fends de mâappeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. » Les Ă©lĂšves, comme une meute accourent, ils ont vu la boĂźte et flairĂ© les friandises. Les yeux allumĂ©s, les mains tendues, ils mendient. Ramon, hein, Ă moi, dit CĂ©zenne, tu seras un bon type. â Ă moi ! crie Ămeril, je ne tâennuierai plus ! â Ă moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te dĂ©fendrai. â Ă moi ! aboie le gros Patraugeat. â Ă moi ! » supplie Trophime Beurard. Et câest quelque chose de rĂ©pugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspĂ©rĂ©es, haletantes de dĂ©sir, jappant, sautant, revenant, se poussant, sâĂ©crasant autour de la boĂźte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, dĂ©chire les papiers. Ne lâĂ©touffez pas, » dit en riant lâabbĂ© Russec qui suit la scĂšne. Mais lâenfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte Ă la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre Ă lâabbĂ© surpris la boĂźte pleine de fruits dĂ©licats. Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. » Et croyant faire de lâesprit il ajoute Vous nâoublierez pas Georges MorĂšre. » Georges MorĂšre reste Ă son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boĂźte se vide, si bien quâAntone, moitiĂ© fĂąchĂ©, moitiĂ© stupĂ©fait, sâĂ©crie Il nâen reste mĂȘme pas un pour moi ! » Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers dâorange glacĂ©s, les cerises sentant lâeau-de-vie, tout sâest engouffrĂ© dans les bouches. Alors Lurel sâapproche de Ramon et tournant le dos Ă lâabbĂ© Russec Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend gĂ©nĂ©reusement la moitiĂ© dâune prune pulpeuse et dorĂ©e, et mange lâautre moitiĂ© en regardant du coin de lâĆil MorĂšre assis Ă son bureau. CHAPITRE II â LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCĂNE Ă peine rentrĂ©, il faut sâoccuper de la sĂ©ance acadĂ©mique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, lâhomme de la colonisation, Michel, un ancien » de la maison, doit venir la prĂ©sider. Les professeurs sâingĂ©nient Ă exciter lâĂ©mulation, Ă lancer les Ă©lĂšves. M. Pujol, Ă lâimitation des P. JĂ©suites, a divisĂ© sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thĂ© suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois Ă©loges » elle a droit Ă une promenade dâune journĂ©e pendant que les autres travaillent. Et cependant la troisiĂšme sâalourdit les propositions les plus allĂ©chantes nâattirent pas ; lâattention vraiment est faible, les devoirs mĂ©diocres, on ne travaille pas. La troisiĂšme est en effet la classe terrible. Ă quatorze ou quinze ans les enfants se transforment pĂ©riode dâincubation, Ă©poque des chrysalides leur ĂȘtre se pelotonne, ils se mĂ©tamorphosent ; les valeurs se dĂ©placent sans quâon puisse savoir mĂȘme pourquoi ; le jeu des affinitĂ©s et des antipathies sâembrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine Ă y comprendre quelque chose. LâabbĂ© Russec sâinquiĂšte aussi on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette frĂ©quentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais. Le fils du fermier a passĂ© des vacances mauvaises. Pour la premiĂšre fois, il a compris la nullitĂ© de son pĂšre ; il nâa mĂȘme pu supporter la bontĂ© inintelligente de sa mĂšre. Cette mesquinerie de vie, de pensĂ©e, dâambition, cette avarice sordide qui ne sait mĂȘme pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction bĂ©ate dâĂȘtre enviĂ© par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colĂšre. M. le SupĂ©rieur dans le bulletin a parlĂ© de sa piĂ©tĂ©, de son intelligence et reconnu enfin les indices dâune prĂ©cieuse vocation. Modeste a Ă©tudiĂ© cet avenir. Oui, peut-ĂȘtre ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliĂ©s des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et lâautoritĂ© de la crosse. Mais non, il ne sera pas prĂȘtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, vouĂ© Ă une vie sans Ă©clat ; dâautres rĂȘves le hantent. Ah ! sâil pouvait conquĂ©rir Ramon, il irait Ă Lyon, sinon Ă Paris ; sâil pouvait par lui pĂ©nĂ©trer dans ce monde fermĂ©, riche, aristocratique et qui lui semble dâautant plus merveilleux quâil le connaĂźt moins ! Il faut quâil gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle il sâinsinue, sâapitoie, sait se retirer Ă temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais sâil a lâinstinct de la conquĂȘte, il nâa pas encore la connaissance des Ăąmes il Ă©choue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus Ă©tudiĂ©es. MorĂšre est profondĂ©ment touchĂ© de cette insistance que rien ne dĂ©courage. Et moi qui me mĂ©fiais de toi ! » lui dit-il avec lâaccent du plus amer repentir. Miagrin sourit Il faut savoir attendre, lui rĂ©pond-il. » Mais il a beau rĂ©pĂ©ter Ă Antone Tu as tort tu te laisses prendre par Lurel, câest un imbĂ©cile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il nâen obtient que des rĂ©ponses dures. Tu mâennuies. MĂȘle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami MorĂšre. Je nâaime pas le clan des cafards. » Gaston Lurel triomphe sans effort en quelques jours, il lâa dĂ©goĂ»tĂ© des cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complĂštement raison. Plusieurs fois il a essayĂ© de revoir Georges seul Ă seul. Ă la leçon de musique il a insistĂ© pour quâil renvoie Miagrin, il a mĂȘme osĂ© lui dire Tu sais, si je fais des bĂȘtises tu pourras dire que câest ta faute. » MorĂšre a refusĂ© avec douleur Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, jâai promis et, moi, je tiens mes promesses. » Et Antone sâennuie. Le soir quand toute lâĂ©tude travaille sous la lumiĂšre des lampes, dans lâatmosphĂšre vite Ă©chauffĂ©e il oublie bientĂŽt thĂšme ou version ; le menton appuyĂ© sur ses poings il rĂȘve⊠Il rĂȘve de vacances au bord de la mer, Ă Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine dâombrelles, barbotant dans les flots salins, pĂȘle-mĂȘle, avec des amis, et, parfois, la chaleur dâun ardent soleil semble pĂ©nĂ©trer tout son corps comme aprĂšs la douche et le roulement de la vague⊠Il rĂȘve la rĂšgle du surveillant le rappelle Ă la rĂ©alitĂ© ! Alors il se rĂ©veille et sâennuie. Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers MĂącon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-dâAin. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but nâintĂ©ressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des Ă©chelles, des soldats qui rentrent Ă la caserne ou quelque fillette Ă la voix criarde qui ramĂšne ses vaches. Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collĂšge et leurs tours les moins Ă©difiants. Monnot est lâeffrontĂ© menteur, il sâen vante. Il nâa quâun principe Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente en flagrant dĂ©lit de vagabondage dans les galeries, il rĂ©pondit hardiment Ă lâabbĂ© ThiĂ©baut Je viens de lâinfirmerie. » LâabbĂ© ThiĂ©baut soupçonneux alla Ă lâinfirmerie oĂč sĆur Suzanne lui dĂ©clara nâavoir pas vu Monnot. Fort de cette dĂ©couverte, il fit mettre un mal » de conduite au flĂąneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprĂšs de lâabbĂ© Russec, de lâabbĂ© ThiĂ©baut, du SupĂ©rieur. DĂ©concertĂ© par une telle fureur, ce dernier revit lui-mĂȘme sĆur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda Ă ĂȘtre confrontĂ© avec la SĆur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, lâabbĂ© Russec et lâabbĂ© ThiĂ©baut et Monnot recommença ses explications CâĂ©tait Ă pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sĆur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. AprĂšs la rĂ©crĂ©ation de dix heures, vous aviez distribuĂ© vos drogues aux Ă©lĂšves, je suis arrivĂ© Ă ce moment-lĂ , je vous ai demandĂ© un peu dâacide phĂ©nique parce que jâavais mal aux dents, vous ĂȘtes entrĂ©e Ă la pharmacie, vous ĂȘtes montĂ©e sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sĆur, je vous en supplie. » Et peu Ă peu, devant son insistance, la sĆur dâabord trĂšs sĂ»re et trĂšs nette, Ă©branlĂ©e, dĂ©racinĂ©e, abasourdie, abrutie, sâest tournĂ©e vers le SupĂ©rieur et lui a dit Il a peut-ĂȘtre raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaĂźtre que jâĂ©tais allĂ© Ă lâinfirmerie oĂč je nâavais pas mis les pieds. » Et il rit aux Ă©clats, tandis que Lurel ajoute Prends-en de la graine. » Une autre fois la conversation est tombĂ©e sur leurs lectures. Antone, qui se pique dâavoir beaucoup lu, Ă©numĂšre complaisamment toutes les richesses de sa bibliothĂšque Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul dâIvoi, magnifiques volumes sur lâArmĂ©e et la Marine, sur lâexpĂ©dition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis dâEdgar Poë⊠Mais Gaston Lurel au lieu dâenvier ce trĂ©sor Ă©clate de rire. Antone en est un peu froissĂ©. Tu as certainement, reprend Lurel, les MĂ©moires dâun Ăne et les Voyages de Gulliver ? â Pourquoi me demandes-tu cela ? â Parce que ta bibliothĂšque est une bibliothĂšque de bĂ©bĂ©. Les petites filles elles-mĂȘmes nâen voudraient pas ! â Pourquoi ? » Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compĂšres. Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot. LâabbĂ© Russec sâĂ©tait rapprochĂ©. Monnot dĂ©tourne la conversation sur les contes dâEdgar PoĂ« et quand lâabbĂ© Russec sâest Ă©loignĂ© Et toi quâest-ce que tu lis ? demande Ă son tour Antone. â Pas mes prix, sĂ»rement, ni mes livres dâĂ©trennes, rĂ©pond Lurel. Ăa vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, câest aussi intĂ©ressant que le cours de ThĂšmes. â Alors quoi ? â Moi je lis les grands auteurs contemporains Septime Birbot[1], Ămile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achĂšte, les cache sous mon matelas. Ă la bonne heure, ça câest intĂ©ressant, et ça vous apprend la vie. Ăa nâest pas du coco, Ă©videmment. â Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilĂ un par exemple qui est dâun raide⊠â Ă propos, Monnot, lâas-tu terminĂ© ? demande Lurel. â Pas encore, je te le rendrai samedi jâen ai bien encore pour deux jours. â DĂ©pĂȘche-toi de le finir, je le passerai Ă Ramon. â Ah ! Ă Ramon ? » Ce ah ! » nâĂ©chappe pas Ă Antone. Que peut ĂȘtre ce livre pour que lâidĂ©e mĂȘme de le lui prĂȘter surprenne Ă ce point Monnot ? Mais Lurel reprend Va donc. Nâaie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne sâavisera de venir voir ce quâil lit en Ă©tude. » Et sâadressant Ă son nouveau disciple Ă©bahi et muet Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe Ă cĂŽtĂ© et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant lâĂ©tude des leçons tu disposes en Ă©chelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier Ă©chelon en dessous tu vois que ce nâest pas malin. Ă travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on tâobserve. Lis cela, câest palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. » Antone ne proteste pas. La chose semble si simple Ă Lurel quâil craint de passer pour une petite fille en faisant mĂȘme une objection. Pourtant il se rappelle cette premiĂšre classe de lâannĂ©e oĂč son condisciple a failli ĂȘtre pris par lâabbĂ© Perrotot. Une crainte sourde monte en lui jamais il nâaura lâassurance impudente, ni lâhabile tour de main de ses nouveaux amis. AprĂšs la promenade, Monnot revoit Lurel seul Ă seul. Non, vraiment, tu veux quâon lui passe ton bouquin ? â Pourquoi pas ? â Ramon est encore si naĂŻf. â Justement on va le dĂ©niaiser ; ce sera amusant. â Tu as tort laisse donc Ramon tranquille. â Pilou ! Pilou ! » LâabbĂ© Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ? CHAPITRE III â LE FAUX BOILEAU Le samedi soir, Georges MorĂšre, de sa place, voit en Ă©tude un singulier manĂšge. Un quart dâheure aprĂšs la rentrĂ©e, Monnot, assurĂ© que le surveillant sâoccupe dâOrlia, insĂšre entre les jambes de Feydart allongĂ©es en pincettes le dangereux roman qui ramenĂ© ainsi au banc suivant passe de main en main et revient Ă son propriĂ©taire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les Ćuvres PoĂ©tiques de Boileau », dĂ©pouille lâinfortunĂ© de sa couverture et de sa reliure dont il revĂȘt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour lâavertir. Puis il lĂšve le bras vers le surveillant qui acquiesce dâun signe, sort de sa place pour gagner le bureau prĂ©sidentiel et chemin faisant, donne, le dos tournĂ©, le livre Ă Leroux en lui soufflant Fais passer Ă Ramon. » Pendant quâil montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui lâempĂȘchait de lire la phrase Ă traduire et quâil lui demandait de multiples explications, sâaccomplissait une Ćuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycĂ©es et collĂšges. Leroux, sans lâouvrir, a passĂ© le livre Ă Tahuret. Celui-ci, ayant regardĂ© le titre, le referme prĂ©cipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant Pour Antone⊠Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les Ă©lĂšves trop sages, le volume arrive Ă Antone qui en levant la couverture lit aussitĂŽt Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un Ă©lĂšve nâa arrĂȘtĂ© le livre hideux, pas un nâa empĂȘchĂ© cette corruption dâatteindre lâĂąme de son camarade, pas un nâa refusĂ© dâĂȘtre le dĂ©goĂ»tant entremetteur. On ne refuse pas cela. Toutefois ces allĂ©es et venues ont fini par exciter la mĂ©fiance du surveillant. Antone craintif se hĂąte de glisser le roman dans son bureau. Dâun coup dâĆil il fait signe Ă Lurel revenu Ă sa place quâil est guettĂ© et se plonge dans son devoir pour dĂ©router les soupçons. Vers la fin de lâĂ©tude, son thĂšme achevĂ©, il disposait encore dâun quart dâheure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, dĂ©ploya son atlas et derriĂšre cet abri improvisĂ© ouvrit le faux Boileau. Le titre lâavait dĂ©jĂ troublĂ©. En le revoyant il se sentit rougir jusquâaux oreilles. Il se rappelait les rĂ©flexions de Monnot Zola câest fort, mais Mendoza câest encore plus raide. » Quâallait-il apprendre, lui Ă qui sa mĂšre refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravitĂ© de son acte. Il nâavait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis Ă Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bĂ©bĂ©. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandĂ© de se hĂąter. Pourtant il lui avait dĂ©fendu de prendre le livre sur lui Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement quâon le verra tout de suite. Il est encore plus en sĂ»retĂ© dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone nâosait pas attendre il savait quâil lui faudrait le soir mĂȘme donner des dĂ©tails et raconter ses impressions Ă son corrupteur. AprĂšs un coup dâĆil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une prĂ©face dâune gravitĂ© hilarante ! Si tu as en toi lâune de ces forces suprĂȘmes, GĂ©nie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinĂ©es, Accepte lâamour ou refuse-le ; il nâimporte, tu es le Mage auquel obĂ©it lâenfer. Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honorĂ© et honorable, pleurĂ© de tous. Mais si tu es lâun de ces ĂȘtres intermĂ©diaires nâayant ni le suprĂȘme gĂ©nie, ni le gros bon sens, un de ces ĂȘtres bizarres, tourmentĂ©s, incertains, qui peuvent sâĂ©lever, qui peuvent tomber, Crains la premiĂšre rencontre, redoute surtout le premier baiser. Sois chaste. Mais la solitude ou lâindiffĂ©rence, câest lâennui ? Crois-tu que la joie existe ? Dâailleurs, choisis ! » Et le terrifiant avertisseur racontait lâhistoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prĂȘtres nâavaient pu conserver la momie mĂȘme dans les bains dâhuile parfumĂ©e et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine StharnabusaĂŻ avait mis ses lĂšvres sur son cou dâadolescent. Cette premiĂšre page apocalyptique Ă©tonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il sâenhardit donc Ă lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait lâappartement de sa mĂšre, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-ĂlysĂ©es. Il finissait par sâinstaller Ă une table de restaurant non loin dâune jeune dame en noir dont lâenfant jouait au cerceau. NâeĂ»t Ă©tĂ© le style prĂ©tentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale mĂ©taphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur dâAntone, ce dĂ©but de chapitre eĂ»t paru aussi honnĂȘte quâun roman de la Vicomtesse de SĂ©gur. Pourtant lâenfant ne sây trompait pas, il sâen dĂ©gageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetiĂšre oĂč lâon jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et lâinsĂ©ra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au rĂ©fectoire Lurel, les yeux brillants et les paupiĂšres souriantes, lui demanda Eh bien ! quâen penses-tu ? » il rĂ©pondit dâun air dĂ©tachĂ© et dĂ©confit Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman ! â OĂč en es-tu donc ? » Et dĂšs quâAntone le lui eut indiquĂ© Mais tu nâas pas fini le premier chapitre. Ăa nâest pas Ă©tonnant. Câest aprĂšs que ça devient intĂ©ressant. â Quand il entre dans la chambre des tĂ©nĂšbres, reprit Monnot avec un petit rire. â Et quand sa sĆur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel. â Le plus raide, câest la veillĂ©e au lit de mort de sa mĂšre. Non, ça vraiment câest trop fort, je trouve quâil exagĂšre. » Lurel protestait sournoisement et Antone Ă©coutait, tout dĂ©contenancĂ© dâĂȘtre obligĂ© de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-mĂȘme. Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traĂźne. » AprĂšs la priĂšre du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone sâentendit murmurer Ă lâoreille. Rends-lui son bouquin ! » Il se retourna, mais câĂ©tait le moment oĂč les Ă©lĂšves franchissaient la porte du dortoir en se dĂ©bandant il nâaperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et rĂ©flĂ©chit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans lâouvrir, mais en affectant de lâavoir parcouru ? Le rendre, il nâosait câĂ©tait sâavouer petite fille », digne de son surnom de Ninette. Lâachever ? rĂ©pugnait Ă son honnĂȘtetĂ©. Laisser croire quâil lâavait parcouru ? câĂ©tait plus scabreux. Il Ă©tait trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres quâil nâavait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il sâendormit sans avoir pris de dĂ©cision. La petite Ă©tude du dimanche matin Ă©tait consacrĂ©e Ă la correspondance familiale et aux leçons de catĂ©chisme. Incapable dâune rĂ©solution Ă©nergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe Ă Lurel quâil avait une lettre Ă Ă©crire. Lurel haussa les Ă©paules. Dix minutes avant le petit dĂ©jeuner il laissa le catĂ©chisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. AprĂšs tout, il en Ă©tait restĂ© Ă une page qui nâavait rien dâextraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve Ă propos dâune Ă©tourderie de la petite fille. Le dĂźner achevĂ©, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant lâavenue des Champs-ĂlysĂ©es par une belle soirĂ©e de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De dĂ©tail en dĂ©tail, de phrase en phrase, il avait glissĂ© Ă une scĂšne immonde Ă demi voilĂ©e, irritante par le mystĂšre dâinfamie quâelle laissait entrevoir sans lâexpliquer. Une curiositĂ© malsaine le poussait Ă sâavancer dans ce labyrinthe dâimpudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de sâarrĂȘter, de ne pas aller plus loin, avançait, page Ă page, espĂ©rant trouver, Ă travers ce style Ă©quivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avouĂ©. La cloche sonna. Certes, parmi les ferments qui dĂ©composĂšrent les Ăąmes Ă la fin du XIXe siĂšcle, Tibulle Mendoza peut se vanter dâavoir Ă©tĂ© lâun des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef dâune Ă©cole poĂ©tique, a jamais jetĂ© un regard sur ces tĂȘtes vives et Ă©tourdies quâil empoisonna de ses dĂ©jections littĂ©raires, tout en parlant dâart, de beautĂ©, de pitiĂ©, de gloire nationale. Sa honte est dâĂȘtre restĂ© toujours, mĂȘme sous ses cheveux blancs, un enfant dĂ©pravĂ©. Inutile de dire quâau repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait quâil nâavait jamais rien lu dâaussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans prĂ©jugĂ©, ses rĂ©pugnances et ses apprĂ©hensions. Il sâen irritait, revenait Ă la charge, exaltait les scĂšnes les plus orduriĂšres, sâĂ©criant VoilĂ qui est vĂ©cu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguĂ« sans quâil sâen aperçût. Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a lâĆil ! â Tu crois que Russec mâa entendu ? demanda Lurel un peu inquiet. â Je ne sais pas. En tous cas, modĂšre ton Ă©loquence, hein ! â Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je nâai rien dit de compromettant. » La petite sonnette du SupĂ©rieur annonça la fin du repas. Georges MorĂšre, câĂ©tait son jour, monta Ă la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. AprĂšs les grĂąces, comme il allait sortir avec les derniers Ă©lĂšves, il fut rappelĂ© par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux Dites donc, Georges MorĂšre, il mâa semblĂ© entendre pour la date âvigesimoâ, câest une mauvaise forme, il faut dire âvicesimoâ ; revoyez votre grammaire et tĂąchez de ne pas me dĂ©shonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention. La galerie sâencombrait de professeurs finissant leur conversation, Ă pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fĂ»t libre pour regagner la cour oĂč dĂ©jĂ retentissaient les cris des Ă©lĂšves, quand M. FramogĂ©, le prĂ©fet des Ă©tudes, dit au supĂ©rieur ⊠Je crois quâune visite immĂ©diate des bureaux sâimpose ! » Georges frĂ©mit. Cette bribe de phrase pour lui nâavait quâun sens trop prĂ©cis. On soupçonnait quelque infraction au rĂšglement. Toutes les fois que lâautoritĂ© croyait que des livres mauvais, des boissons prohibĂ©es, du tabac ou dâautres objets interdits avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison, elle profitait dâune classe ou dâune promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce quâĂ©tait le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas ĂȘtre un inoffensif roman. Pris en flagrant dĂ©lit de pareil recel, son ancien ami serait sĂ»rement renvoyĂ©. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protĂ©ger contre les mauvaises influences, il lâavait froissĂ© et rejetĂ© dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flĂ»te, en rĂ©crĂ©ation, en promenade, il essaya de lâapaiser, de lui expliquer son but ; Antone sâest mis sur la dĂ©fensive, lâa repoussĂ© dâun mot brutal, a mĂȘme renoncĂ© au foot-ball, sous prĂ©texte de trop grande fatigue, en rĂ©alitĂ© pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont Ă©tĂ© aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi MorĂšre ne fait-il pas appel Ă lâabbĂ© Levrou, si lui-mĂȘme ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait rapporter », se mettre du cĂŽtĂ© des MaĂźtres ». Lâorgueil isole MorĂšre lui-mĂȘme, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue. Les explorateurs racontent quâils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinĂ©s Ă ĂȘtre mangĂ©s par leurs vainqueurs. Câest en vain quâils ont interrogĂ© ces victimes, ils nâont pu leur faire avouer leur situation ces nĂšgres acceptaient dâĂȘtre dĂ©vorĂ©s, comme ils auraient dĂ©vorĂ© leurs rivaux, si leur tribu avait Ă©tĂ© victorieuse. Ils se retrouvaient dâaccord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidaritĂ©, pour repousser le blanc » qui vient se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce quâil eĂ»t fallu se fier Ă lui. Ainsi chez les enfants des collĂšges, se dĂ©veloppe parfois cette Ă©trange solidaritĂ© qui fait considĂ©rer tout appel aux maĂźtres comme une trahison envers des condisciples. Pendant les vĂȘpres, Antone songe aux quelques pages malsaines quâil a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable il est au moment oĂč la volontĂ© dĂ©faillante a dĂ©jĂ conscience de sa faute et sâabandonne Ă lâenlisement Il est trop tard, Ă quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusquâau fond de la vase. La faute est faite. » Et puis il a beau savoir que câest mal, il veut apprendre, il lira jusquâau bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il Ă©coutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces Ă©lĂšves quâon sâĂ©tonne de rencontrer dans les plus sĂ©vĂšres collĂšges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaĂźtre, soit quâon sâimagine, par une aberration dâesprit inconcevable, pouvoir guĂ©rir des brebis galeuses en les gardant au milieu dâun troupeau sain. Ă deux heures et demie les Ă©lĂšves se formĂšrent en colonne pour la promenade. LâabbĂ© Russec avait appelĂ© Antone et lui demandait Avec qui ĂȘtes-vous, Ramon ? â Avec Monnot. â Et Lurel, nâest-ce pas ? Câest la troisiĂšme fois ! » Ă ce moment lâabbĂ© FramogĂ©, maigre, le front ridĂ©, les yeux brĂ»lants, mais les lĂšvres serrĂ©es, descendit les marches du perron et vint droit au prĂ©fet des troisiĂšmes. Dâun geste lâabbĂ© Russec avait Ă©loignĂ© Antone. Quelques instants aprĂšs, il appelait Gaston Lurel ? â Monsieur ? rĂ©pondit lâĂ©lĂšve, sortant tout Ă©tonnĂ© de la colonne dĂ©jĂ prĂȘte Ă partir. â Monsieur le PrĂ©fet des Ă©tudes vous demande. â Venez », dit le vieux prĂȘtre dâun ton sec. Lurel remonta les marches derriĂšre lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux Ă©tonnĂ©s et ses hochements de tĂȘte demandaient Quâest-ce quâil y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas⊠» Puis il disparut derriĂšre la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les Ă©lĂšves. Avancez, » commanda lâabbĂ© Russec dâun ton solennel, et la division se mit en marche. Monnot restĂ© seul avec Antone Ă©tait singuliĂšrement troublĂ© de ce brusque enlĂšvement. Câest un des avantages de ces maisons dâInternes fortement organisĂ©es que le moindre fait en dehors des sĂ©ries rĂ©guliĂšres et prĂ©vues met immĂ©diatement les imaginations aux champs. Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce quâon lui veut. â Il a peut-ĂȘtre un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain Ă se rassurer. Cette hypothĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e de rang en rang sembla la solution et bientĂŽt pour les entraĂźneurs de tĂȘte, Lurel venait de perdre sa mĂšre tandis que, pour les derniers de la colonne, il Ă©tait appelĂ© par un oncle Ă toute extrĂ©mitĂ©. Au retour, vers quatre heures et demie, les troisiĂšmes apprirent dâun Ă©lĂšve restĂ© Ă lâinfirmerie quâil avait Ă©tĂ© emmenĂ© par FramogĂ© chez le SupĂ©rieur. Antone, accablĂ© de lourds pressentiments, avait pris la ferme rĂ©solution de ne plus continuer sa lecture, mais Ă la premiĂšre occasion de rendre Ă Lurel son ignoble roman. Ă cinq heures, on rentra en Ă©tude Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois quâun Ă©lĂšve rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les tĂȘtes. Cependant, aprĂšs la priĂšre, Antone Ramon avait soulevĂ© la tablette de son pupitre. DĂ©cidĂ© Ă ne sâoccuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermĂ©s dans son bureau non sans dĂ©sordre. Un coup dâĆil sur ses livres le fit soudain pĂąlir dans la rangĂ©e un vide Ă©tait visible, dâautant plus visible quâun volume, par suite de ce vide, Ă©tait Ă demi renversĂ© sur un voisin trop Ă©loignĂ©. Avant dâavoir vĂ©rifiĂ©, Antone comprit que le livre manquant, câĂ©tait le roman de Lurel. Dâune main tremblante, il les tira tous les uns aprĂšs les autres il ne sâĂ©tait pas trompĂ©, le Boileau â Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiĂ©vreuses finirent par agacer le surveillant qui dâun coup de rĂšgle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit dâavoir confirmĂ© des soupçons, et se mit Ă son devoir ; mais ses idĂ©es sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire Ă sa patrie, sâembrouillaient inextricablement, ses phrases sâempĂątaient, rien ne venait. Son imagination Ă©tait obsĂ©dĂ©e de cette question OĂč est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son Ă©paule la main osseuse du terrible FramogĂ© et dâentendre sa voix sifflante lui dire comme Ă Lurel Venez. » CHAPITRE IV â COUPS DE FOUDRE Brusquement sonna la cloche, maniĂ©e par une main inhabile. Il nâĂ©tait que six heures et demie. Pourquoi abrĂ©ger lâĂ©tude dâune demi-heure ? Les troisiĂšmes se regardĂšrent stupĂ©faits quelques-uns murmurĂšrent presque Ă haute voix Ăa y est, câest pour Lurel ! » Sous lâinfluence de cette idĂ©e, Feydart ouvrit le pupitre de lâabsent. Il Ă©tait complĂštement vide. ImmĂ©diatement ce fut une rumeur dans toute lâĂ©tude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la priĂšre. Le PrĂ©fet de division survint et achemina les deux longues files dâĂ©lĂšves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collĂšge, Ă©lĂšves et professeurs, y fut bientĂŽt rĂ©uni, sauf M. Pujol. On se leva le SupĂ©rieur entrait, la tĂȘte droite, le front sĂ©vĂšre, les paupiĂšres abaissĂ©es, comme sâil refusait de voir un seul enfant. DĂšs quâil se fut installĂ© derriĂšre le tapis vert de sa table, les divisions sâassirent, la houle des tĂȘtes sâimmobilisa et, dans le silence dâattente, dans lâatmosphĂšre glaciale de cette longue salle, il commença dâune voix basse, lente, mais trĂšs perceptible Mes chers enfants, un de vos condisciples a osĂ© introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre dâignominie⊠il nâest plus ici. » Le silence devint lugubre comme un arrĂȘt du cĆur. Ă une heure et demie, nous dĂ©couvrions cette ordure ; Ă deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; Ă quatre heures, il partait ; Ă lâheure oĂč je vous parle, il est rendu Ă sa famille. » Un Ă©lĂšve fit entendre un Oh ! » de stupeur. Le SupĂ©rieur maintenant tonnait Ah ! mes enfants, dans une maison chrĂ©tienne comme la nĂŽtre, jamais nous nâaccepterons des esprits contaminĂ©s, des cĆurs gĂątĂ©s. Avant tout, nous tenons Ă la puretĂ© de vos mĆurs vos professeurs, vos maĂźtres, moi-mĂȘme, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, Ă ce que rien ne puisse ĂȘtre un obstacle Ă la vertu. Mais si, malgrĂ© notre sĂ©vĂ©ritĂ© pour lâadmission des nouveaux, malgrĂ© notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que lâun dâentre vous nâest pas digne de rester, nous nâhĂ©siterons jamais. Quelles que soient ses qualitĂ©s, ses mĂ©rites, je dirai plus, les mĂ©rites, les services de sa famille, cet Ă©lĂšve, nous le renverrons immĂ©diatement. Mgr Dupanloup, ce grand Ă©ducateur, fit renvoyer dâun collĂšge soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exĂ©cution, il sâen applaudit. Eh ! bien, câest une conduite que nous comprenons, car nous sommes prĂȘts Ă lâimiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante Ă©lĂšves dangereux, nous retrancherions, sans dĂ©lai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante Ă©lĂšves⊠» Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misĂ©rable fer amolli par le feu. Il Ă©tait Ă©crasĂ©, anĂ©anti. Le SupĂ©rieur nâallait-il pas le nommer, lâappeler, le flĂ©trir devant tout le collĂšge et le renvoyer Ă son tour ? Car quel Ă©tait ce mystĂšre ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il nâosait relever le front ; Ă quelques bancs de lui, Monnot accablĂ© ne cherchait mĂȘme pas Ă cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et quâattendre dâun cĆur dĂ©pravĂ© ? QuâespĂ©rer dâun esprit obsĂ©dĂ© par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles Ă©tudes ? » Puis le justicier insistait sur ces signes rĂ©vĂ©lateurs, sur ces indices qui trompent, hĂ©las ! si rarement dĂ©goĂ»t, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait dĂ©faillir. Mais ce nâĂ©tait pas encore la fin. Avec lâaccent de lâĂ©tonnement, le SupĂ©rieur, maintenant, donnait les dĂ©tails les plus prĂ©cis Vous lâavez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractĂšre altier, facilement contempteur de la rĂšgle et de ses maĂźtres ; vous avez peut-ĂȘtre admirĂ© cette indĂ©pendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des consĂ©quences, pourvu quâil agisse Ă sa guise. Que ne lâavez-vous vu tout Ă lâheure, lui si fier, si indomptable, se jeter Ă nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous Ă©mouvaient profondĂ©ment et le relevaient Ă nos yeux, car elles nous prouvent quâil y a encore en lui quelque sentiment de lâhonneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine Ă sa mĂšre, de ne pas infliger cette honte Ă sa famille. Trop tard ! Nous nâavons pas le droit dâĂ©couter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer Ă vous, Ă vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces rĂ©flexions, prĂ©voir ces consĂ©quences, au moment oĂč vous introduisiez cette Ćuvre de honte, dont le nom mĂȘme ne souillera pas mes lĂšvres. » Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravitĂ© solennelle des premiĂšres paroles, mais sans cet accent de colĂšre contenue qui avait terrorisĂ© Antone Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes mercredi prochain, ce sera la fĂȘte de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la TrĂšs Sainte Vierge. Comment ces deux fĂȘtes ne vous donneraient-elles pas lâoccasion de rĂ©flĂ©chir, de retremper votre volontĂ©, de purifier vos cĆurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et gĂ©nĂ©reusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infĂąmes, qui dĂ©shonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littĂ©rature assez dâĆuvres nobles et Ă©levĂ©es âSursum cordaâ, En haut les cĆurs ! Et mĂ©ditez cette parole que par trois fois Dieu rĂ©pĂ©ta Ă JosuĂ©, au jour de lâentrĂ©e dans la Terre promise âConfortare et esto robustusâ, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous nâen ĂȘtes pas capables ici ? » Cette fois, câĂ©tait fini le SupĂ©rieur se leva et tout le collĂšge se rendit Ă la chapelle, puis au rĂ©fectoire. LĂ , Monnot et Beurard recouvrĂšrent un peu de sang-froid et essayĂšrent de deviner lâĂ©nigme. Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait jouĂ© RibouldĆil, comment il avait dissimulĂ© un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volĂ© la clef. Monnot lui-mĂȘme ne soupçonnait pas quâil pĂ»t y avoir un rapport entre le livre surpris et celui dâAntone ; il lui rĂ©pĂ©tait Dis donc, câest maintenant quâil faut te mĂ©fier ! Fais disparaĂźtre son bouquin dans les cabinets. » Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisiĂšme et parla quelques instants Ă lâoreille de M. Pujol. Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le SupĂ©rieur vous demande. » Ce simple appel tomba dans le silence subit des Ă©lĂšves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit Ă mi-voix Je suis flambĂ©. » Lâentrevue fut brĂšve. Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? » Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza. Monsieur le SupĂ©rieur, je vous jure que je ne lâai jamais lu. â Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait lĂ -dessus des aveux complets. Nâessayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir Premier Amour ! â Monsieur le SupĂ©rieur, je croyais quâil sâagissait de lâamour dâune mĂšre. » EffrontĂ©ment, Monnot lançait cette explication Ă la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, quâil sâagissait de lâamour dâun fils pour sa mĂšre. Nâest-ce pas le premier amour ? Si habituĂ© que fĂ»t le digne prĂȘtre aux invraisemblables excuses des mauvais Ă©lĂšves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dĂ©rangĂ©. Votre obstination, mon enfant, ne fait quâaggraver votre situation. TĂąchez dâĂȘtre de bonne foi, et, croyez-moi, rĂ©pondez avec sincĂ©ritĂ©. NâĂȘtes-vous pas entrĂ© en Ă©tude, hier, pendant la rĂ©crĂ©ation de midi ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur, ça je peux vous le jurer ! sâexclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vĂ©ritĂ©. â Vous nâavez pas enlevĂ© ce roman du bureau dâun de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ? â Câest une pure calomnie, Monsieur le SupĂ©rieur, câest Lurel qui prĂ©tend cela ; câest un menteur. â Ăcoutez-moi bien et faites attention Ă votre rĂ©ponse. Nâavez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prĂȘt de ce roman Ă un autre condisciple ? » Paul Monnot vit une allusion Ă la scĂšne du rĂ©fectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel lâavait accusĂ© pour sâexcuser lui-mĂȘme, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlĂ© de prĂȘter ses bouquins Ă dâautres, et jamais lui, Monnot, ne sâĂ©tait mĂȘlĂ© des histoires de Lurel avec dâautres camarades. Il sâenfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de sĂ©parer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine lâarrĂȘta du geste Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous ĂȘtes renvoyĂ©. » La figure du menteur se figea dans la plus subite stupĂ©faction. Monsieur lâabbĂ© Russec, reprit le SupĂ©rieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlĂ© en votre faveur. Gaston Lurel lui-mĂȘme en vous accusant dâavoir enlevĂ© ce roman du bureau dâAntone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire Ă une intervention gĂ©nĂ©reuse de votre part pour Ă©viter cette souillure Ă votre jeune camarade, et vous osez vous en dĂ©fendre, malheureux, comme dâune mauvaise action ? » Monnot demeurait abasourdi. Le SupĂ©rieur sonna, et bientĂŽt le complice de Lurel Ă©tait conduit Ă la chambre des rĂ©flexions. CâĂ©tait une cellule Ă©cartĂ©e oĂč lâon gardait les Ă©lĂšves remerciĂ©s jusquâau moment de les rendre Ă leurs parents. CHAPITRE V â FIN DE LâENQUĂTE Cependant une seule Ăąme dans tout le collĂšge se rĂ©jouissait vraiment de cette journĂ©e. CâĂ©tait Georges MorĂšre. CâĂ©tait lui qui, la veille, entendant la menace du prĂ©fet Ă©tait rentrĂ© en Ă©tude, avait pris dans le bureau dâAntone le roman infĂąme et sans hĂ©siter, avec la sainte fĂ©rocitĂ© des cĆurs purs, lâavait rejetĂ© dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirĂ©e, il avait suivi, Ă©mu mais non troublĂ©, les inquiĂ©tudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goĂ»tait la joie la plus noble, la plus virile, celle dâavoir prĂ©servĂ© un camarade dâun grand danger sans mĂȘme quâil sâen doutĂąt. Il finira bien par apprendre que câest moi, pensait-il, alors il reconnaĂźtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitiĂ© dans les conditions que je lui ai proposĂ©es. » Il sâapplaudissait donc dâavoir Ă©tĂ© justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en Ă©tude et bientĂŽt Antone Ramon lâaccompagnait Ă son tour. Les Ă©lĂšves sâinterrogĂšrent surpris, Georges pĂąlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lĂšvres entrâouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples. Bresson frappa Ă la porte du directeur, ouvrit, et se retira aprĂšs avoir fait passer lâenfant hĂ©sitant comme un agneau qui sent lâabattoir. Le SupĂ©rieur [se trouva face Ă un Ă©lĂšve] quâune inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la piĂšce, les mains unies, le front baissĂ©. Ă lâangle de la table il avait aperçu le faux Boileau. Mon enfant, commença le Chanoine, dâune voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyĂ©s pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. » Antone exhala un ah ! » si faible que le SupĂ©rieur ne lâaurait pas entendu sâil ne sâĂ©tait arrĂȘtĂ© sur ce dernier mot en le dĂ©visageant. Le PrĂȘtre reprit sĂ©vĂšrement Vous savez de quel livre je veux parler ? » MalgrĂ© un long silence dâattente, Antone ne rĂ©pondit pas. Vous en connaissez lâexistence, nâest-ce pas ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur, avoua lâenfant dâune voix Ă peine perceptible, et sans lever les yeux. â Lâavez-vous eu entre les mains ? » Baissant de plus en plus la tĂȘte Antone murmura dans un souffle Oui, Monsieur. â Quel jour ? » Dâune voix Ă©teinte, lâaccusĂ© dit Samedi soir, Ă la fin de lâĂ©tude. â Lâavez-vous lu ? » Antone rougit. La question Ă©tait Ă©quivoque. LâidĂ©e qui sâimposa Ă lui fut quâon lui demandait sâil lâavait lu en entier, et trĂšs sincĂšrement il rĂ©pondit Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Vous affirmez que vous ne lâavez pas lu ? » Lâenfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillĂ© par ces regards, humiliĂ© par cette enquĂȘte, terrorisĂ© par le renvoi suspendu sur sa tĂȘte, il murmura avec des larmes dans la gorge Jâai lu⊠les premiĂšres pages⊠seulement⊠» Ses joues sâempourprĂšrent, ses yeux se gonflĂšrent et un sanglot le secoua. La solennitĂ© de lâenquĂȘte, le silence du lieu, et les regards obstinĂ©s du SupĂ©rieur lâoppressaient. Celui-ci, devant ce corps frĂȘle agitĂ© de tremblements convulsifs, craignit dâavoir frappĂ© trop fort. Tout sâexpliquait. Pour lui, Antone Ă©tait sincĂšre, il sâĂ©tait laissĂ© enjĂŽler trop facilement, mais sa fiĂšre nature avait rejetĂ© le poison dĂšs quâelle lâavait senti. CâĂ©tait lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tĂȘte de lâenfant encore Ă©pouvantĂ©, dâun ton grave et affectueux, il prononça Vous ĂȘtes bien Ă©tourdi ! Que de craintes nous a inspirĂ©es votre conduite ! mais je bĂ©nis Dieu de vous avoir gardĂ© la droiture du cĆur, lâhorreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Allez, Dieu vous a sauvĂ© dâun grand danger, rĂ©flĂ©chissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front dâAntone le signe de la croix et le renvoya plus stupĂ©fait quâun naufragĂ© rejetĂ© en pleine tempĂȘte sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en Ă©tude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement il Ă©tait sur le point de monter chez le SupĂ©rieur. Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, dâOrlia et quelques autres tenaient Ramon enfermĂ© dans leur cercle, loin des yeux de lâabbĂ© Russec, au fond de la cour. Oui, tu nâes quâun sale cafard, criait Patraugeat, câest toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot. â Moi ! moi ! protestait Antone. â Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ? â Ce nâest pas vrai. â Ce nâest pas vrai, reprit Patraugeat, ce nâest pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans lâavertir, parce que tu savais quâon allait faire lâinspection ? â Moi, jâai fait cela ? â Oui, tu as fait cela. â Ah ! si câest possible ! â Tu pensais quâon ne saurait rien. Mais Bresson mâa remis un mot de Monnot qui est renvoyĂ© câest net. Comprends-tu maintenant ? » Georges MorĂšre et Modeste Miagrin Ă©taient accourus Lurel ne lâa pas volĂ©, dĂ©clara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-lĂ sont des cochons⊠» Il nâeut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspĂ©rĂ© par ces accusations se retournait contre lui Dâabord toi, mĂȘle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-lĂ sont des cochons, ceux qui lĂąchent leurs amis, comme toi, sont des salauds. â Antone Ramon, mettez-vous aux arrĂȘts. » LâabbĂ© Russec arrivĂ© sur la derniĂšre phrase rĂ©tablissait lâordre par une punition. Et vous autres, continua-t-il, dĂ©pĂȘchez-vous de jouer. » Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait lâallĂ©e dâarbres en hochant la tĂȘte et en roulant les Ă©paules de colĂšre, les mains rageusement enfoncĂ©es dans ses poches. Quel roquet, murmura le prĂ©fet de division, toujours Ă aboyer ! » Tandis quâAntone remĂąchait sa colĂšre et donnait de vigoureux coups de talon Ă un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitiĂ© et cherchait Ă sâapprocher sans se faire remarquer. Mais lâabbĂ© Russec et les Ă©lĂšves avaient trop de raisons de sâoccuper dâeux pour quâil pĂ»t rĂ©ussir. Quand sa colĂšre fut calmĂ©e, Antone rĂ©flĂ©chit des souvenirs remontĂšrent Ă son esprit. Quelquâun avait enlevĂ© le livre de son bureau avant lâinspection du SupĂ©rieur et lâavait remis dans celui de Lurel. CâĂ©tait Ă©vident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit Tu as tort dâaller avec cet imbĂ©cile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » CâĂ©tait lui certainement qui lui avait soufflĂ© Ă lâoreille Rends-lui son bouquin. » CâĂ©tait lui qui avait enlevĂ© le dangereux roman. Comment ne lâavait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait Ă©tĂ© renvoyĂ© comme Lurel et Monnot. DĂšs lors il songea Ă le remercier, Ă lui demander pardon de lâavoir malmenĂ©, Ă sâappuyer sur lui. CaractĂšre ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin dâavoir perpĂ©tuellement un compagnon et un confident. Maintenant il dĂ©testait MorĂšre qui avait insultĂ© ses deux malheureux condisciples et il se fiait Ă Miagrin qui lui avait inspirĂ© tout dâabord une si vive rĂ©pugnance. Ă quatre heures, ce dernier fut tout Ă©tonnĂ© de voir Antone accourir et lui dĂ©clarer Ă brĂ»le pourpoint Tu sais, jâai tout compris, câest toi qui mâas averti, tu mâas Ă©pargnĂ© le renvoi. â Moi ! â Ne fais pas lâignorant ! â Comment peux-tu savoir ?⊠â Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, jâai eu tort dâaller avec Lurel et Monnot veux-tu ĂȘtre mon ami ? â Avec MorĂšre ? â Non, ça jamais ! il mâa trompĂ© ; câest un capon, et un lĂącheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger⊠Mais laissons MorĂšre. Et mĂȘme si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. » Miagrin est un peu gĂȘnĂ© ; il a compris, lui, toute lâaffaire, il devrait dâun mot Ă©clairer Antone. Mais voici que lâamitiĂ© du petit Lyonnais sâoffre Ă lui ; dĂ©jĂ il en pressent toute lâutilitĂ© pour son avenir. Non, il ne lâĂ©clairera pas. MorĂšre sâinforme Eh ! bien, que pense-t-il ? » NĂ©gligemment, Miagrin rĂ©pond Tu vois, Antone est trĂšs montĂ© ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. » Et toujours naĂŻf, Georges MorĂšre accepte de rester Ă lâĂ©cart et remercie Modeste Miagrin du rĂŽle ingrat quâil assume. CHAPITRE VI â INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTĂ Ă partir du mois de janvier les membres de la ConfĂ©rence de Saint-Vincent-de-Paul, câest-Ă -dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La sĂ©rie coĂ»te deux francs. Câest une Ă©poque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusĂ© de lâargent de poche, mĂȘme pour ces actes de charitĂ©. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq sĂ©ries, lui demande tranquillement Quel numĂ©ro as-tu ? » Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » rĂ©pond le gros Patraugeat. Miagrin lĂšve les Ă©paules visiblement gĂȘnĂ© et sâĂ©loigne. Si jâĂ©tais Ă sa place, riposte Antone, tu aurais dĂ©jĂ ma main sur la figure. â Pauvre petit, va dire Ă ta mĂšre quâelle te mouche. Ah ! câest vrai, continue-t-il avec un Ă©tonnement simulĂ©, il ne faut plus toucher Ă Miagrin, câest ton ami ? » Cependant le grand Lemarois insiste auprĂšs dâAntone. Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, sâils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. » Antone a Ă©crit et reçoit une rĂ©ponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardiniĂšre, deux coussins, et un classeur pyrogravĂ© par tante Zaza. Aussi Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, câest Ă qui se prĂ©cipitera sur lui. Pour ta tante, un billet, hein ?⊠Ah ! nâoublie pas ton parrain il te supprimerait les Ă©trennes. » Au dĂ©sir naturel dâĂȘtre le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mĂȘle un sentiment moins Ă©levĂ© et les cajoleries ne vont pas toutes Ă exciter la charitĂ© dâAntone. Miagrin le voit bien ; il ne peut lâempĂȘcher, mais il en souffre dâune souffrance mauvaise. MĂȘme dans ce lointain collĂšge de province, il voit trop le pouvoir de lâargent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par sâinterposer maladroitement un jour quâAntone est serrĂ© de trop prĂšs par Lemarois et Jean Trigaud. Laissez-le donc, il sait bien ce quâil doit faire. » Alors Jean Trigaud, le fils dâun avouĂ© de MĂącon, qui connaĂźt la famille Miagrin riposte Ta bouche, vacher ! » Et aprĂšs vĂȘpres, comme les troisiĂšmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cĂšdre, ornement de leur cour, se massent Ă la barriĂšre en criant Vacher ! vacher ! vacher ! » Ăa, câest pour Miagrin, » explique Patraugeat dâune voix haute. LâinfortunĂ© dissimulĂ© derriĂšre ses deux compagnons a baissĂ© la tĂȘte en rougissant. Antone lâa vu cette honte le gĂȘne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu hĂ©roĂŻques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du pĂšre et la parcimonie de la mĂšre. Pris de pitiĂ©, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets lâautre refuse avec hauteur. Câest vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche dâinstinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et dâune voix coupante Tu ne crois pas, lui dit-il, que jâaccepterais lâaumĂŽne. Si je veux un billet, je suis assez grand pour mâen offrir un. » En effet, huit jours aprĂšs, il montre Ă Antone le mince carrĂ© de papier. 525 tu verras, dit-il, que je ne gagnerai quâun brimborion. » Ce quâAntone ignorera toujours, ce sont les manĆuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet vente Ă Ămeril de quelques timbres-poste Ă©trangers, cession Ă bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications Ă lâĂconome pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient. Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivĂ©. La salle des exercices est transformĂ©e. Sur lâestrade resplendit lâĂ©talage des lots depuis la carabine qui excite la cupiditĂ© mĂȘme des petits huitiĂšmes jusquâĂ lâHistoire du Consulat et de lâEmpire dont rĂȘvent les troisiĂšmes et les rhĂ©toriciens. La liste des objets est arrĂȘtĂ©e on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncĂ© le petit Perrinet tire de lâurne alĂ©atoire un numĂ©ro qui dĂ©termine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune une casquette de cycliste Ă Sa Grandeur Monseigneur lâĂ©vĂȘque de Belley, un lorgnon au clairvoyant prĂ©fet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au SupĂ©rieur ; un costume de gendarme Ă Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirĂ©e dâun rĂ©pertoire immuable couplets militaires sur le volontariat, gardes champĂȘtres illettrĂ©s et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon Ă carreaux disant Aoh yes, milord. » Câest dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier ! De quart dâheure en quart dâheure, Antone gagne un lot vase de Chine, cabaret Ă liqueurs, MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Marbot. Et le collĂšge Ă©clate en protestations Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent lâhonneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumĂ©s, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie. Soudain retentit ce chiffre et ce nom 525 â Modeste Miagrin. Comment ! Miagrin a pris un billet ? sâĂ©crie CĂ©zenne, quâest-ce quâil gagne ? Par ici ? Par ici ? » Trigaud lâa vu de loin il lui jette son lot comme un os Ă un chien et repart. Câest une de ces araignĂ©es japonaises ouate, fil de fer et papier, dont la valeur nâatteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine Ă la loterie car il faut bien mĂ©nager le bĂ©nĂ©fice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa dĂ©convenue et nul ne soupçonne ce qui sâamasse de sourde irritation, de fiel et dâenvie dans ce cĆur bafouĂ© par le sort, mĂȘme en ces petites choses. Lâeau va toujours Ă la riviĂšre il nây a de bonheur que pour les riches. Ă Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grĂące, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous ! Le soir on joue, pour divertir le collĂšge, une comĂ©die de MoliĂšre arrangĂ©e pour jeunes gens. Cette annĂ©e Monsieur Huchois a prĂ©parĂ© LâĂcole des jeunes gens ou la Vocation contrariĂ©e. » Un tuteur, Arnolphe, prĂ©tend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrĂ©taire. Pour obtenir plus sĂ»rement ce rĂ©sultat, il lâĂ©lĂšve jalousement enfermĂ© chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, lâaperçoit et se met en tĂȘte de faire engager Agnelet dans son propre rĂ©giment. Il dĂ©joue toutes les prĂ©cautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grandâpĂšre du pupille survient et approuve cette vocation guerriĂšre. Agnelet sera officier au grand dĂ©sespoir dâArnolphe, obligĂ© de chercher un autre secrĂ©taire. En vain M. Berbiguet avait protestĂ© contre cette ridicule transformation de lâĂcole des Femmes » et montrĂ© tous les dangers de ces conversations dâamour devenues des conversations dâamitiĂ©. Monsieur Huchois sâĂ©tait obstinĂ©. Faut-il dire que les Ă©lĂšves entre eux rĂ©tablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties dâAgnelet avec des rires inquiĂ©tants. Les rĂ©sultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. FramogĂ© commence sa classe de philosophie par ce discours Je vais vous lire une poĂ©sie oubliĂ©e par son auteur dans un paquet de devoirs. Ăcoutez. » Et il dĂ©clame non sans affectation, de sa voix sĂšche et qui semble toujours irritĂ©e Comme la rose est belle Ă lâheure de lâaurore, Comme lâastre est brillant au sein du firmament, Comme la perle est rare au fond de lâOcĂ©an, Comme lâaiglon est fier alors quâil vient dâĂ©clore, Ainsi tu mâapparais, jeune enfant endormi, Plus rare que la perle et plus beau que la rose, Plus noble que lâaiglon qui fiĂšrement se pose, Plus brillant que PhĂ©bus ! sois, ĂŽ sois mon ami ! Toute la classe Ă©clate de rire et demande Lâauteur ! lâauteur ! » Lâauteur, reprend M. FramogĂ©, câest Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huĂźtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales mĂ©taphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, dâapprendre votre cours Ă lâaurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais Ă quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! Câest si grotesque que je ne ferai pas dâenquĂȘte. Restez tranquille, vous mâavez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? » Trigaud resta coi et se vit infliger un zĂ©ro. Mais M. FramogĂ© Ă©tait le seul Ă ignorer dans la classe lâami recherchĂ© par lâapprenti-poĂšte. Or la mĂȘme semaine, sous lâimpulsion de M. Pujol, les troisiĂšmes sâefforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois Ă©loges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour dâĂ©tĂ©. Ils touchaient au but Carthaginois et Romains avaient travaillĂ© et la conduite avait Ă©tĂ© excellente, lorsque le samedi matin on apprit que lâĂ©loge Ă©tait manquĂ© par la faute dâAntone. Il avait encouru un mal » de conduite. Ă midi on lâentoura et il dut sâexpliquer. La veille au soir, revenant de sa leçon de flĂ»te, derriĂšre M. Castagnac et MorĂšre, il avait Ă©tĂ© rejoint Ă pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignĂ©e japonaise sur le cou. Surpris et agacĂ©, il avait ripostĂ© par une gifle. Juste Ă ce moment M. Huchois dĂ©bouchait dans la galerie, et lui avait infligĂ© un mal de conduite, malgrĂ© lâintervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois. Toutes les dĂ©marches auprĂšs de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable Ă©tait Lemarois, que le geste dâAntone Ă©tait un rĂ©flexe nerveux. Je nâadmets pas les brutalitĂ©s, » rĂ©pondait-il. Georges MorĂšre Ă©tait fort troublĂ©. Il prit Miagrin Ă part TĂąche donc de savoir la vĂ©ritĂ©, lui dit-il ; Lemarois nâa tirĂ© son araignĂ©e de sa poche quâaprĂšs la gifle. Il y a quelque chose de louche. » Voyons, insinue le sacriste Ă Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire dâaraignĂ©e aux autres. » Antone est surpris de cette finesse et rĂ©pond Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce nâest pas pour son araignĂ©e que je lâai souffletĂ©. Ce grand imbĂ©cile est venu Ă pas de chat derriĂšre moi et mâa mis ses lĂšvres sur le cou. Sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir je lui ai lancĂ© ma main Ă la volĂ©e, en pleine figure. » Geste simple auquel nâavait pas pensĂ© jadis le roi Ăgyptien Thoutmosis ! Que veux-tu, continue-t-il, quand jâĂ©tais petit et que mes tantes mâembrassaient comme ça, câĂ©tait plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ăa mâagaçait. â Eh ! bien pourquoi ne lâas-tu pas dit Ă M. Pujol ? â Parce que Lemarois mâa soufflĂ© Ne me fais pas renvoyer. â Tu ne vas pas Ă cause de cet idiot attirer sur toi la colĂšre de toute la classe, et faire manquer la promenade. â Tant pis pour la promenade, jâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, exceptĂ© toi, et Lemarois. â Ce nâest pas sĂ»r », rĂ©plique Miagrin. On espĂ©rait que le SupĂ©rieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, lâhomme du rĂ©glement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de tĂȘtes dĂ©sappointĂ©es, le samedi soir, quand Ă la proclamation des notes, rĂ©sonna le mal » de conduite dâAntone. En vain le SupĂ©rieur fĂ©licita la classe de son effort, regretta le fĂącheux accident, escompta le succĂšs Ă la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. CâĂ©tait bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, câest-Ă -dire les plus paresseux. Moi dâabord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mĂȘmes Ă©taient abattus. Le dimanche fut une journĂ©e de rĂ©volution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour sâen prendre Ă Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, MorĂšre et Miagrin protestĂšrent Ăa mâest bien Ă©gal ! » rĂ©pĂ©tait Antone dâun ton colĂšre. Le soir Miagrin le prit Ă part Ăcoute, lui dit-il, MorĂšre savait tout ; peut-ĂȘtre, si tu ne lâavais pas quittĂ©, tâaurait-il tirĂ© dâaffaire. Mais je crains quâil ne tâen veuille de lâavoir abandonnĂ©. » CâĂ©tait le meilleur moyen dâexaspĂ©rer le petit Lyonnais, Miagrin ne lâignorait pas. Du coup en effet Antone sâĂ©cria Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-lĂ ! Il verra celui des deux qui peut se venger de lâautre. Nâaie pas peur, je trouverai une occasion. » Ă grandâpeine Miagrin lâempĂȘcha dâaller injurier son ancien ami. Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive Ă qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. » Lâarrangement de lâhypocrite ne fut pas compliquĂ©. Profitant de la libertĂ© dâaller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement Georges MorĂšre mâa tout racontĂ©. Nous nâallons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te dĂ©clares pas, on te dĂ©clare. » Le philosophe comprit que sa derniĂšre chance de salut Ă©tait lâaveu volontaire, et se rĂ©signa Ă rĂ©vĂ©ler toute lâhistoire au SupĂ©rieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois Ă©tait renvoyĂ© temporairement, jusquâĂ PĂąques. Le mal » de conduite dâAntone Ă©tait effacĂ© et le premier Ă©loge acquis Ă la classe de troisiĂšme. Au dĂ©part pour la promenade, le lendemain, les grands massĂ©s Ă la barriĂšre et furieux recommencĂšrent Ă crier avec Trigaud Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dĂ©visagea avec un sourire de mĂ©pris, il leur avait fait sentir sa force, il sâĂ©tait vengĂ© de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitĂŽt reprise par CĂ©zenne, Ămeril et les troisiĂšmes. Va chez toi ! va chez toi ! » Georges MorĂšre dĂ©goĂ»tĂ© de cette bassesse et de cette rancune baissait la tĂȘte. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquĂ©e et sâen irrita davantage. CHAPITRE VII â LA LUTTE POUR LA GLOIRE Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collĂšge prĂ©pare une grande sĂ©ance acadĂ©mique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une acadĂ©mie florimontane ». Si ses membres ne sâentendent pas toujours sur lâorthographe et se permettent dans lâemploi de la langue française des licences ignorĂ©es des grands Ă©crivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grĂąces un peu vieillottes du TĂ©lĂ©maque, des Harmonies de la Nature, et de lâIntroduction Ă la Vie DĂ©vote. Le sujet de la sĂ©ance sera Dupleix et le GĂ©nie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guĂšre prĂȘter aux exercices scolaires habituels versions et thĂšmes latins, thĂšmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, Ă©tudes littĂ©raires, rĂ©citation de poĂštes classiques. Jules Verne peut-il remplacer HomĂšre, PondichĂ©ry entrer dans un hexamĂštre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste nâest pas arrĂȘtĂ© par de telles difficultĂ©s. LâInde a un passĂ© classique Eschyle en parle, Alexandre lâa conquise. Des poĂštes latins lâont chantĂ©e ; le moyen Ăąge en a fait un pays de lĂ©gende. VoilĂ pour les rhĂ©toriciens. Et maintenant une connaissance Ă©lĂ©mentaire de la langue hindoue permettra aux hellĂ©nistes de traduire Faty Abad, la CitĂ© de la Victoire par Nikopolis ». Les secondes cĂ©lĂ©breront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse BĂ©gum ; une matiĂšre » habilement prĂ©parĂ©e par M. Berbiguet les invite aux distiques latins Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, Ă©pouse de Dupleix, illustre Joanna ! » Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor, Laurus florescat, clara Johanna, tibi. Les quatriĂšmes rĂ©citeront un dialogue Ă la FĂ©nelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront Ă propos de cet exercice la question du DĂ©terminisme ». Plus humblement les troisiĂšmes sâefforceront de traduire en belle prose cicĂ©ronienne une demande de secours de Dupleix Ă Louis XV et rappelleront dans une Ă©lĂ©gante narration un fait de sa vie hĂ©roĂŻque. Dâaccord avec le professeur dâhistoire, Monsieur Pujol fait de cette derniĂšre composition un concours oĂč lâon devra prouver Ă la fois ses connaissances historiques et son habiletĂ© en prose française. Le sujet câest la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de sâentendre et dont la querelle fut la premiĂšre cause de notre ruine aux Indes. DĂ©fense absolue de se servir dâaucun livre. Et aprĂšs avoir rappelĂ© le grand principe Qui ne sait se borner ne sut jamais Ă©crire. » M. Pujol laisse ses Ă©lĂšves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition. Bah, dit CĂ©zenne Ă Ramon, ce nâest pas la peine de nous casser la tĂȘte, MorĂšre sera le premier, sĂ»rement ! Dis donc, Dupleix, câest bien le gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© tuĂ© Ă Rosbach en dĂ©fendant le Canada ? â Non, tu embrouilles tout. â Tant pis. » Et CĂ©zenne se lance Ă corps perdu dans une fantaisie historique qui nâest pas sans humour. Antone sâest irritĂ© Quoi ? ce sera encore Georges MorĂšre qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » Sâil pouvait le dĂ©passer, lâempĂȘcher dâobtenir cette gloire ? Sâil pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Ăcraser cet orgueilleux qui prĂ©tend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusĂ© dâĂȘtre lâami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cĆur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penchĂ© sur son pupitre, Ă©crire, Ă©crire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son dĂ©sir. Lui aussi se met Ă travailler comme jamais il ne lâa fait il se sent dâailleurs assez bien disposĂ© et bien prĂ©parĂ©, car il nây a pas si longtemps quâil a lu son magnifique volume Ă la conquĂȘte de lâInde ». Les dĂ©tails ne reviennent pas toujours Ă sa mĂ©moire il revoit les gravures, Dupleix Ă dos dâĂ©lĂ©phant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrĂ©es triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. MorĂšre lui aussi aspire Ă lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-ĂȘtre Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il sâapplique de toute sa mĂ©moire et de tout son esprit. Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intĂ©rieur est dâun dĂ©sordre tel quâil lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boĂźte. Les livres sans doute mal Ă©quilibrĂ©s sur le banc sâĂ©croulent Ă grand bruit et le surveillant agacĂ© fait signe Ă lâenfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout dâune minute se remet Ă sa narration. Elle sâorganise maintenant dâelle-mĂȘme, car son plan est simple. Il a commencĂ© au moment oĂč Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras Ă ses dĂ©lĂ©guĂ©s. Il a peint la colĂšre du hĂ©ros qui redit ses efforts, son Ćuvre, son but, et sâasseoit pour rĂ©diger sa plainte au Roi. Soudain il hĂ©site. Que fera-t-on Ă Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et aprĂšs ? Il se sera privĂ© dâun habile amiral, dâun administrateur merveilleux⊠Il nâose plus. Mais lâofficier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Pas dâĆuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte. La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait dĂ©velopper trop longuement ses idĂ©es dĂ©jĂ suffisamment exprimĂ©es ; il se hĂąte de conclure en quelques lignes et le rĂ©glementaire lui arrache sa copie tandis quâil Ă©crit les derniers mots. Il est satisfait, tout Ă la joie dâavoir pu finir Ă temps. Un seul point lâinquiĂšte câest lâorthographe. Il nâa pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le rĂ©sultat de la course effrĂ©nĂ©e de sa plume ? De son cĂŽtĂ© Georges MorĂšre nâest pas trop mĂ©content. Il y a bien quelques dĂ©tails, quelques noms propres qui lui ont Ă©chappĂ©, mais quoi ! ce nâest pas un devoir dâhistoire. Au dĂ©but de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir dâavance de la surprise quâil prĂ©pare. La composition est bonne dans lâensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques Ă©lĂšves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach ce quâon a le plus oubliĂ©, câest quâil ne sâagissait pas dâun dĂ©ballage de connaissances historiques, mais dâune narration, dâun devoir composĂ©. Arthur Feydart, votre devoir est un bon rĂ©sumĂ©, mais nâest quâun rĂ©sumĂ©. Georges MorĂšre, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et mĂȘme de clartĂ©. La meilleure copie est celle dâAntone Ramon. » Des applaudissements Ă©clatent, aussitĂŽt rĂ©primĂ©s. Les Carthaginois triomphent et regardent MorĂšre, le gĂ©nĂ©ral des Romains, avec une ironie non dissimulĂ©e. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais aprĂšs avoir levĂ© le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber dâun geste dĂ©couragĂ©. Le professeur critique la copie dâAntone orthographe dĂ©concertante, style Ă©maillĂ© dâimpropriĂ©tĂ©s. Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau Le seul courroux dâAchille, avec art mĂ©nagĂ©, Remplit abondamment une Iliade entiĂšre. » Jâai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois nâest pas coutume, et câest vous qui lirez le devoir, aprĂšs lâavoir sĂ©rieusement retouchĂ©. AprĂšs vous, vient Georges MorĂšre, puis Arthur Feydart⊠» Ă la rĂ©crĂ©ation de quatre heures, câest la joie au camp de Carthage. Des huĂ©es assaillent les Romains, dĂšs quâon a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulĂšvent Antone, le hissent sur leurs Ă©paules et le promĂšnent dans la cour, ameutant les Ă©lĂšves des autres divisions par leurs cris Vive Carthage ! Ă bas Rome ! » Devant marche Guy dâOrlia il porte au bout dâune Ă©chasse un carton sur lequel sâĂ©tale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se dĂ©bat en vain Laissez-moi, laissez-moi », rĂ©pĂšte-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que CĂ©zenne et Ămeril sâaccrochent Ă lui par derriĂšre. LâabbĂ© Russec, accouru, leur intime lâordre de cesser. Alors Ămeril railleur explique Monsieur, câest le triomphe dâAntone. » Et CĂ©zenne qui ne perd jamais une occasion dâĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă Miagrin ajoute au milieu des rires Câest Miagrin ClĂ©opĂątre ! » Avec affectation ils sâempressent autour du hĂ©ros du jour tout chiffonnĂ© par cet enlĂšvement, et rĂ©parent le dĂ©sordre de sa toilette. Cependant Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la cour, les Romains serrĂ©s autour de MorĂšre regardaient. Soudain Pradier sâĂ©crie Bah ! tout cela, câest de la classe ça mâest Ă©gal. Allez ! qui est-ce qui joue Ă saute-mouton ? » Cinq minutes aprĂšs, toute la division sâexerçait Ă ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idĂ©es dâenfants de quatorze ans. CHAPITRE VIII â LEQUEL DES DEUX ? Antone nâest pas aussi joyeux de sa victoire quâil le semblerait. Plusieurs fois il a regardĂ© son rival, sans rencontrer ses yeux, et lâattitude raide de Georges lâa troublĂ©. Il est si facile quand tout vous rĂ©ussit dâoublier les injures reçues et encore plus celles quâon a faites. Nâest-ce pas lâoccasion de retrouver son ancien camarade ? Ă la leçon de flĂ»te, M. Castagnac a remarquĂ© que, contrairement Ă leur habitude, ce soir, câest MorĂšre qui est dâune froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois dâentamer la conversation. Au retour le vainqueur ose demander au vaincu Tu es fĂąchĂ© de ne pas ĂȘtre le premier ? » Georges MorĂšre ne rĂ©pond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, câest visible, cherche Ă lâadoucir. Lui si gĂ©nĂ©reux, pourquoi nâaccepte-t-il pas ces condolĂ©ances dont le ton nâest nullement ironique ? Quelle que soit sa dĂ©ception, il devrait ĂȘtre sensible Ă la dĂ©marche affectueuse de son Ă©mule. Non, il se tait, et marche de son pas Ă©gal, la tĂȘte irritĂ©e, les lĂšvres serrĂ©es, le regard fixe. Tu ne veux pas me rĂ©pondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais. â Câest trop fort, crie MorĂšre, en croisant les bras, faut-il aussi que je tâoffre mes fĂ©licitations ? » Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en Ă©tude dĂ©solĂ© dâavoir Ă©tĂ© si brutalement repoussĂ©. La veille de la sĂ©ance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et lâexercer Ă bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers MorĂšre et dâun ton sarcastique, fait ressortir les diffĂ©rences des deux copies, car il nâest pas fĂąchĂ© dâexciter la jalousie du fameux Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois. Celui-ci Ă©coute les reproches dâassez mauvaise humeur ; Antone continue Alors jâai dit Ă Monsieur de la Bourdonnais âVous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espĂšre ainsi se faire un puissant alliĂ©.â â Vous entendez, Georges MorĂšre, rĂ©pĂšte M. Pujol, â⊠au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.â et non pas cette expression terne et vague âĂ un de ses amisâ ! » Antone sourit et triomphe. Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges MorĂšre lance Ăa nâest pas malin, en copiant ! » Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la premiĂšre syllabe Menteur ! » Tous les Carthaginois du coup se sont levĂ©s et, tournĂ©s vers MorĂšre, malgrĂ© les rappels Ă lâordre du professeur, rĂ©pĂštent les mots ignobles Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! » Mais tournĂ© vers ses camarades ameutĂ©s, Georges insiste. Oui, il a trichĂ©. » Câest une tempĂȘte. Les cris les plus variĂ©s sâentrecroisent Il rage, il est jaloux, câest de la rancune ! » Par bonheur la classe touche Ă sa fin. La cloche Ă©pargne Ă Monsieur Pujol lâennui dâinfliger un certain nombre de pensums pour rĂ©tablir lâordre. Il retient les deux adversaires ; mais câest en vain quâil essaie dâavoir une explication claire. Antone interrompt Ă tout instant Câest une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre dâhistoire tombĂ© Ă terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissĂ©, les dĂ©tails qui fuyaient sa mĂ©moire. Le rĂ©cit est coupĂ© par des protestations, par une histoire de plume cassĂ©e, de livres bousculĂ©s par le voisin, dâappel au surveillant, Ă CĂ©zenne, Ă Beurard, et par des injures Ă MorĂšre qui blĂȘme, maintient son accusation et est prĂȘt Ă mettre sa main au feu comme Mucius ScĂ©vola pour prouver la vĂ©ritĂ© de ce quâil avance. La rĂ©crĂ©ation se passe en ces vains interrogatoires le professeur ennuyĂ© renvoie les deux Ă©lĂšves en Ă©tude et en rĂ©fĂšre au SupĂ©rieur. BientĂŽt Georges MorĂšre est appelĂ© au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol prĂšs du chanoine. Mon enfant, commence le prĂȘtre, lâaccusation que vous portez est trĂšs grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, quâelle vous soit Ă©chappĂ©e dans un moment dâhumeur, de jalousie, Ă la suite dâune espĂ©rance déçue. Mais nâajoutez pas lâobstination Ă cette faute et hĂątez-vous dâavouer. Câest une parole de colĂšre, nâest-ce pas ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur, câest la vĂ©ritĂ© ! â Vous affirmez quâAntone Ramon a enfreint les lois du concours. â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Comment ? » Georges MorĂšre explique quâil a entendu tomber des livres Ă cĂŽtĂ© de Ramon, quâil lâa regardĂ©. Que le surveillant a empĂȘchĂ© Antone de les ramasser Ă ce moment, mais que deux minutes aprĂšs il a vu son camarade baissĂ© derriĂšre son banc, lire dans son manuel grand ouvert Ă terre. Vous lâavez vu ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Lâaccusation est nette, prĂ©cise, circonstanciĂ©e. On ne peut se dĂ©rober Ă une enquĂȘte. M. Pujol en est trĂšs contrariĂ©. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur Ă la classe, Ă moins de le faire lire par Georges MorĂšre comme rĂ©paration du prĂ©judice subi. Mais alors il faut sâattendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire ! Ă lâaccusateur succĂšde lâaccusĂ©. Le chanoine Raynouard demande Ă Ramon si le dĂ©sir de briller, un moment dâĂ©tourderie, peut-ĂȘtre lâidĂ©e de jouer un mauvais tour Ă son camarade, de se venger de petites querelles ne lâont pas poussĂ© Ă cet acte rĂ©prĂ©hensible ? Un aveu prompt et dâune trĂšs grande franchise peut seul en attĂ©nuer la gravitĂ©. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colĂšre proteste, recommence lâhistoire du plumier, reconnaĂźt parfaitement quâil a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures Ă lâadresse de MorĂšre, le fait dâen avoir ouvert un et lu une seule ligne. LâautoritĂ© se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux Ă©nergiques, sans que le surveillant puisse en dĂ©truire une car il ne se rappelle pas quâAntone Ramon se soit baissĂ© pour ramasser ses livres plus longtemps quâil nâĂ©tait nĂ©cessaire. Quant Ă dĂ©cider dâaprĂšs le caractĂšre des enfants et leurs antĂ©cĂ©dents, câest bien difficile. Georges MorĂšre a toujours Ă©tĂ© loyal, mais Antone Ramon a montrĂ© une trĂšs grande franchise dans lâaffaire Lurel, une trĂšs grande dĂ©licatesse dans lâaffaire Lemarois. Et sâil est vraisemblable quâil ait agi par rancune contre MorĂšre, il nâest pas moins vraisemblable que MorĂšre ait exagĂ©rĂ© et interprĂ©tĂ© en mal un accident fĂącheux, par dĂ©pit dâathlĂšte habituĂ© aux victoires et brusquement battu. Le SupĂ©rieur remet la suite de lâenquĂȘte au lendemain dans lâespoir que le coupable finira par avouer la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir lâun aprĂšs lâautre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en prĂ©sence. Vous persistez Ă soutenir que votre camarade Ramon a trichĂ© ? â Monsieur le SupĂ©rieur, je lâai vu. â Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? » Georges MorĂšre baisse la tĂȘte un instant, puis fiĂšrement JâespĂ©rais, rĂ©pond-il, quâil le dirait de lui-mĂȘme. â Moi ? dire quoi ? que jâai trichĂ© ? Câest faux. â Puisque je tâai vu lire dans ton livre ouvert. â Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve quâil invente, câest que de sa place, il ne peut pas voir dans lâallĂ©e de mon banc. » Heureux de trouver un moyen de clore ce dĂ©bat, le chanoine se hĂąte de descendre Ă lâĂ©tude avec les deux enfants. MorĂšre et Ramon restent debout au milieu du passage tandis quâil sâinstalle dans la chaire et commence Mes chers enfants, un de vos camarades accusĂ© dâavoir trichĂ© invoque une impossibilitĂ© matĂ©rielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges MorĂšre et me dire si de lĂ vous pouvez apercevoir le parquet derriĂšre le bureau dâAntone Ramon. » Tous les Ă©lĂšves attendent fiĂ©vreux en se faisant des signes dâintelligence. Sorin penche le buste en avant, en arriĂšre, Ă droite, Ă gauche et dĂ©clare enfin dans le silence gĂ©nĂ©ral Non, Monsieur le SupĂ©rieur. » Un murmure hostile Ă MorĂšre court par toute lâĂ©tude, des sourires ironiques se rĂ©pondent, et mĂȘme les Romains manifestent leur mĂ©pris pour leur chef. Mais celui-ci blĂȘme, hasarde Monsieur le SupĂ©rieur, jâĂ©tais assis sur mon dictionnaire. â Marcel Sorin, reprend le SupĂ©rieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. » Quelques instants aprĂšs, Sorin dĂ©clare Comme cela, oui. » Cette dĂ©position nâexcite aucun murmure approbateur, mais de lâĂ©tonnement et un redoublement dâattention. Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte Ă son cabinet aprĂšs avoir fait signe Ă Antone Ramon de le suivre. Mon enfant, dit-il, vous avez arguĂ© dâune impossibilitĂ© de vous surprendre qui se trouve inexacte ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile dâadmettre que votre camarade ait osĂ© prendre ce rĂŽle de lĂąche calomniateur. Il en est temps encore nâajoutez pas lâobstination Ă votre premiĂšre faute, mais hĂątez-vous de la reconnaĂźtre. » Antone entre en fureur Georges MorĂšre lui en veut ; il enrage de nâavoir pas Ă©tĂ© le premier, il a Ă©tĂ© froissĂ© des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Quâon demande Ă ses voisins, Ă CĂ©zenne, Ă Beurard ! Est-ce quâils lâont accusĂ© eux. Non, il nâa pas trichĂ©, il le promet », il le jure. Le chanoine sâefforce tour Ă tour de lâĂ©pouvanter par la menace du renvoi, de lâapaiser, de lâattendrir, de lâamener Ă sâagenouiller dans un aveu dâenfant prodigue, sâil est coupable. Sa tĂ©nacitĂ©, sa souplesse, son grand art des Ăąmes, se heurtent Ă une dĂ©nĂ©gation brutale et furieuse, Ă une affirmation Ă©plorĂ©e ou indignĂ©e dâinnocence. De guerre lasse il le renvoie. MorĂšre a son tour. Les mĂȘmes tentatives, les mĂȘmes efforts, les mĂȘmes appels, nâaboutissent quâĂ une crise de larmes et de sanglots accompagnĂ©s toujours des mĂȘmes paroles Je lâai vu, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne peux pas dire que je ne lâai pas vu, puisque je lâai vu. » La rentrĂ©e de MorĂšre en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns sâimaginent quâil vient dâavouer sa calomnie, quâil est puni, les autres sâapitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissĂ©e Ă la raideur pleine de colĂšre dâAntone. Monsieur Pujol cherche en vain Ă surprendre un indice rĂ©vĂ©lateur. Quelques instants aprĂšs, le SupĂ©rieur reparaĂźt trĂšs triste, il prend la place du professeur. Mes enfants, il est malheureusement avĂ©rĂ© quâil y a au milieu de vous ou un effrontĂ© menteur, ou un lĂąche calomniateur. Il est pĂ©nible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si lâun dâentre vous peut apporter un tĂ©moignage, une preuve, un indice, câest un devoir de conscience de le faire il ne peut laisser de pareils soupçons accabler Ă tort un de ses camarades. » Aubert lĂšve timidement la main. On lui fait signe de parler. Jâai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette Ă©tude. â Lâavez-vous vu lire ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Vous a-t-il paru rester baissĂ© plus longtemps quâil ne fallait pour ramasser ses livres ? â Je me suis remis aussitĂŽt au travail, je ne sais pas. » Tahuret demande Ă son tour la parole Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derriĂšre le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires Parfaitement, affirme-t-il, je lâai vu. » Mais Antone se lĂšve, rouge, tremblant de rage et tournĂ© vers lui sâĂ©crie Tu mâas vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu nâes quâun sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! » En vain le SupĂ©rieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition dâun geste brusque il la dĂ©chire en quatre en continuant de crier La voilĂ votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous nâĂȘtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. » Enfin le SupĂ©rieur parvient Ă dominer le bruit et dĂ©clare quâen effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de lâhonneur de lire son devoir Ă la sĂ©ance. Puis il fait remarquer Ă Jules Tahuret quâil sâagit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert Ă terre et non dans son bureau. Jâai dit ce que jâai vu, rĂ©pond Tahuret confus, mais je nâai pas dit quâil avait lu dans son bureau. » Monsieur Pujol cherche Ă rompre les chiens en interrogeant CĂ©zenne, le plus proche voisin de Ramon, mais CĂ©zenne nâa rien vu. Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tĂȘte ne tourne et vous nâavez pas vu Ramon ramasser ses livres ? â Ăa devait ĂȘtre juste au moment oĂč je travaillais. » La classe souligne de ses rires lâexpression juste au moment, » et M. Pujol dĂ©clare ironiquement Vous avez bien mal placĂ© votre âmoment de travailâ ». Le SupĂ©rieur se retire. Sâil nâa pas Ă©clairci lâaffaire, il a du moins rĂ©solu pratiquement la difficile question Faut-il laisser lire ou non le devoir dâun enfant sous le coup dâune aussi grave accusation ? » Pendant la rĂ©crĂ©ation, en dĂ©pit de lâabbĂ© Russec, les troisiĂšmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans dâAntone et les tenants de MorĂšre. Le bruit de lâhistoire sâest rĂ©pandu chez les grands. Ils sâimaginent que Ramon est le dĂ©nonciateur et viennent Ă la palissade conspuer la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, câest Antone qui a le plus de sympathies. CHAPITRE IX â LE MYSTĂRE SâĂPAISSIT LâAcadĂ©mie de Saint-François-de-Sales est rangĂ©e sur lâestrade autour dâune table Ă tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, saluĂ© par la fanfare du collĂšge, au milieu dâun groupe dâofficiers de Bourg et de Lyon, de notabilitĂ©s dĂ©partementales et dâecclĂ©siastiques obsĂ©quieux. Le SupĂ©rieur lâamĂšne au fauteuil de la prĂ©sidence, tandis que les applaudissements Ă©clatent nourris, repris, prolongĂ©s et que toutes les tĂȘtes sâefforcent de lâapercevoir, depuis les petits neuviĂšmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusquâaux philosophes qui brĂ»lent dâexplorer comme lui les derniĂšres terres inconnues. Affable, portant la tĂȘte un peu haut, il sourit, sâasseoit, et quand le silence sâest Ă©tabli, Ă©coute lâallocution du PrĂ©sident intimidĂ©, puis la sĂ©rie des devoirs scolaires, avec des approbations discrĂštes, des sourires, des mots dits Ă lâoreille de ses voisins. Ce devrait ĂȘtre maintenant le tour dâAntone. Son nom est imprimĂ© sur les programmes, mais le prĂ©sident de lâAcadĂ©mie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les Ă©lĂšves se sont retournĂ©s vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. AgacĂ©, lâabbĂ© Russec lui dit Ă mi-voix Si vous nâĂȘtes pas content, vous pouvez partir. » Jâaime mieux cela, » rĂ©pond Antone et sans plus attendre, il se lĂšve en hochant la tĂȘte de colĂšre et sort de la salle par la porte du fond. Quelques instants aprĂšs, Bresson lâapercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins. Enfin roulent les derniers applaudissements la foule se rĂ©pand dans le vestibule, les divisions sortent des Ă©tudes et Ă grands cris sâĂ©grĂšnent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donnĂ© une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, Ă la marche ! Il apparaĂźt bientĂŽt en haut du perron entre le SupĂ©rieur et le colonel de Saint-EstĂšphe. De nouvelles salves lâaccueillent et on sent quâil sâenivre de cette popularitĂ©, la plus belle, la plus flatteuse, la plus dĂ©sirable, car que peut-on dĂ©sirer de plus beau humainement que dâexciter lâadmiration de tous ces jeunes cĆurs de dix Ă vingt ans ? Et Ă cette heure il en est lâidole. On commente son discours ; il nâest plus question de lâaffaire Ramon-MorĂšre, mais de voyages au centre de lâAsie, au PĂŽle Nord, en Afrique et de la promenade donnĂ©e. Mais le lendemain rappelle lâattention sur le mystĂšre du concours. Ă la classe, fait inouĂŻ ! Georges MorĂšre ne sait pas ses leçons et le zĂ©ro que lui inflige M. Pujol le laisse indiffĂ©rent. Ă son tour Antone interrogĂ© sâarrĂȘte aux premiers mots. GrondĂ©, il murmure distinctement Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit dĂ©couragĂ©. En vain Monsieur Pujol sâefforce de prendre lâun en flagrant dĂ©lit dâimitation de lâautre. Chez les deux enfants câest le mĂȘme ennui morne, le mĂȘme dĂ©goĂ»t de tout travail, la mĂȘme insensibilitĂ© aux reproches. Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme dâhabitude pour la leçon de flĂ»te, MorĂšre rĂ©pond Je ne veux plus prendre de rĂ©pĂ©titions avec Ramon, » et Ramon plaintivement Je nâai pas le cĆur Ă la musique. » Il faut que le SupĂ©rieur intime lâordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusquâĂ nouvelle dĂ©cision. La situation devient de plus en plus dĂ©licate. En vain lâabbĂ© Levrou a-t-il essayĂ© de consoler MorĂšre et de lâĂ©clairer, son dirigĂ© ne rĂ©pond plus Ă cette affabilitĂ© Câest un peu trop violent, dit-il, quâon me traite de calomniateur quand je dis la vĂ©ritĂ© ça, je ne le supporterai jamais ! â Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On nâa de preuve que votre parole câest regrettable, mais on ne peut, sur un tĂ©moignage unique, punir votre condisciple qui se dĂ©fend comme un beau diable. â On sait bien que jâai toujours dit la vĂ©ritĂ© ! â Câest possible, mais jusquâici lui non plus nâa pas menti. Or âtestis unus, testis nullus.â â Alors vous refusez de me croire ? â Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je nâai aucun argument convaincant. » Cette attitude dâattente exaspĂšre Georges. Il aurait voulu que lâabbĂ© Levrou prĂźt sa dĂ©fense devant tous, allĂąt trouver le SupĂ©rieur, lâobligeĂąt Ă dĂ©clarer publiquement quâil avait raison. Le prĂȘtre, habituĂ© aux consciences dâenfants, bien quâil penchĂąt en sa faveur, se demandait parfois Nâaurait-il pas cĂ©dĂ© Ă une mauvaise pensĂ©e ? » et il attendait. Le samedi lâabbĂ© Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pĂąli, fatiguĂ© ; depuis longtemps dĂ©jĂ il Ă©tait au courant de lâhistoire. Il reprocha Ă son pĂ©nitent de ne lui avoir pas confiĂ© ses ennuis Antone se mit Ă pleurer, dĂ©clara quâil ne voulait plus rester Ă Saint-François-de-Sales, quâil se sauverait. Mais les gendarmes vous ramĂšneront, mon petit ami. Jâen ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramenĂ© Ă sa famille. Vous croyez que câĂ©tait amusant pour ses parents, tout le monde croyait que câĂ©tait un assassin. » Peu frappĂ© de ces consĂ©quences mĂ©lodramatiques, Antone rĂ©pĂ©tait Je ne peux plus rester ici ! â Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. Dâabord on ne peut pas, puisquâil y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de mĂȘme. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le SupĂ©rieur, on vous rendra justice. » Mais le chanoine Raynouard rĂ©pond Ă lâabbĂ© Il nâappartient pas aux directeurs de conscience de se mĂȘler de ces affaires graves. Il est trop naturel quâun prĂȘtre prenne le parti de lâenfant quâil dirige. Le rĂšglement dâailleurs leur prescrit en ces cas lâabstention. » LâabbĂ© Perrotot depuis ne cesse de se plaindre Ă ses collĂšgues et dâannoncer des malheurs. TourmentĂ© de la crainte de voir Antone se sauver, il lâenveloppe de sa confiante protection. CHAPITRE X â COMPLICATIONS FAMILIALES Le vendredi 14 mars, Ă trois heures et demie, trois dames et un monsieur dâune sobre et hautaine Ă©lĂ©gance, se prĂ©sentaient au collĂšge et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hĂąta de les recevoir dans son cabinet, prĂšs du parloir, mais fut assailli aussitĂŽt par une pluie de plaintes, de rĂ©criminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modĂ©rer le langage. Quâest-ce qui se passe ? Quâest-ce que lâon a fait Ă mon pauvre Antone ? Mais câest abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? OĂč est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! » Le bon SupĂ©rieur laissa passer avec rĂ©signation les trois lames, comme Ă la mer, et quand ces fĂ©minines indignations se furent un peu fatiguĂ©es, il supplia toute la famille Ramon, car câĂ©tait elle, de ne pas compliquer Ă plaisir une situation dĂ©jĂ difficile et de ne pas rendre inextricable un Ă©cheveau dĂ©jĂ trop embrouillĂ©. Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, sâĂ©criait tante Zaza. â Mademoiselle, je vous en supplie, nâexagĂ©rez pas lâimportance⊠â Comment, reprit impĂ©tueusement tante Mimi, vous osez dire que ça nâa pas dâimportance ? â Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-mĂȘme nâest pas dâune extrĂȘme gravitĂ©. â Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisĂ©e, mais mon malheureux enfant mâĂ©crit quâil ne dort plus, quâil ne mange plus. â Il a dĂ» maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi. â Je suis sĂ»re quâil a la fiĂšvre, complĂšte tante Zaza. â Il est vrai quâil est trĂšs affectĂ©, concĂšde le SupĂ©rieur. â Voyez, vous lâavouez vous-mĂȘme. » Monsieur Ramon intervient Enfin est-il vrai quâil ne sait plus ses leçons, quâil ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsĂ©dĂ© de lâidĂ©e que ses professeurs le mĂ©prisent ? Oui ou non, lâa-t-on accusĂ© de tricherie devant tous ses camarades ? Lâa-t-on empĂȘchĂ© de lire sa composition devant Montaloir ? â Câest une injustice ! â Câest une infamie ! sâĂ©crient les deux tantes. â Voulez-vous me permettre de vous expliquer ? â Câest inutile, Monsieur le SupĂ©rieur, riposte la mĂšre. Antone nous a Ă©crit nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des dĂ©fauts, il nâest pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maĂźtres, ce nâest pas possible ! câest tout le portrait de mon pĂšre, la franchise, la loyautĂ© mĂȘme. â Câest bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit ! â Si ouvert ! si franc ! si naĂŻf ! ajoute tante Mimi. â Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il Ă©crit Ă notre insu ? Il sait que le rĂšglement le dĂ©fend formellement. â Jâavoue, dit Monsieur Ramon, que cet article mâa toujours paru un peu moyenĂągeux. â En cette circonstance, Monsieur, jâaurais pu, en remettant les choses au point, vous Ă©pargner des inquiĂ©tudes et peut-ĂȘtre une dĂ©marche maladroite. â Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impĂ©tuositĂ©. â Madame, votre venue ne peut quâexaspĂ©rer lâenfant et nous rendre plus difficile cette pĂ©nible enquĂȘte. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourdâhui. â Ne pas voir mon enfant, sâĂ©crie la mĂšre, aprĂšs une pareille lettre ! » Le SupĂ©rieur vit quâil ne gagnerait rien. Nous le remmĂšnerions plutĂŽt », sâĂ©taient Ă©criĂ©es les deux tantes dans un geste tragique. Il parvint Ă obtenir que lâentrevue eĂ»t lieu devant lui. Il lui semblait nĂ©cessaire de blĂąmer lâenfant de son infraction Ă la rĂšgle. Mais sans Ă©couter ses reproches, Antone en entrant sâĂ©tait jetĂ© dans les bras de sa mĂšre, et secouĂ© par une crise de sanglots EmmĂšne-moi, maman, criait-il, emmĂšne-moi, je tâen supplie ! » Il se lamentait avec un tel accent de dĂ©tresse que le SupĂ©rieur en Ă©tait profondĂ©ment remuĂ©. Calme-toi, Antone, rĂ©pĂ©tait le pĂšre, voyons, calme-toi. » Mais la mĂšre Ă©touffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant Oui, mon chĂ©ri, oui mon enfant, je te remmĂšnerai », tandis que les tantes lâembrassaient en Ă©pongeant ses larmes. Ce nâĂ©tait pas Ă©videmment ce quâavait dĂ©sirĂ© le chanoine. Mon enfant, reprit-il dâune voix quâil voulait sĂ©vĂšre, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? » Mais Antone rĂ©pĂ©tait Je veux mâen aller. » Brusquement le SupĂ©rieur prit un parti Jâai Ă parler Ă vos parents, allez Ă lâinfirmerie en attendant. » Lâenfant parti Ă grandâpeine, il continua Je suis tout disposĂ© Ă croire Ă un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprĂ©tĂ© des faits sans importance. Laissez-moi le temps dâĂ©claircir cette affaire. Et soyez assurĂ©s que la vĂ©ritĂ© Ă©tablie, je me hĂąterai de rĂ©parer tout le tort quâAntone a pu subir auprĂšs de ses condisciples. » Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes. Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitĂŽt Georges MorĂšre Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment Ă votre camarade par un mensonge obstinĂ©ment soutenu. Mais, voyons, Ă©tudions les faits de prĂšs Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassĂ©e et pour la remplacer enlĂšve de son bureau quelques livres qui lâempĂȘchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! Câest sur cet instant lĂ que je voudrais des renseignements prĂ©cis. Lâavez-vous vu ouvrir un livre ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Alors le livre Ă©tait ouvert quand vous lâavez aperçu ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Ce livre a donc pu sâouvrir en tombant. Comment savez-vous que câĂ©tait un manuel dâhistoire ? Vous lâavez reconnu de votre place ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Bien. Ce pouvait ĂȘtre un livre quelconque, cours de thĂšmes, littĂ©rature, gĂ©omĂ©trie, que sais-je ? â Il dit cela, le menteur ? â Ne lâinjuriez pas et rĂ©pondez Ă ma question comment savez-vous que câest un livre dâhistoire ? â Comment ? parce quâil est restĂ© penchĂ© sur ce livre Ă le feuilleter et Ă le parcourir ce nâĂ©tait pas pour prĂ©parer des mathĂ©matiques, je suppose. â Vous lâavez vu lire ce livre ouvert Ă terre ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. Je vous jure⊠â Ne jurez pas, mon enfant. â Je vous affirme sur lâhonneur que je lâai vu lire, ce qui sâappelle lire, un livre ouvert Ă terre. » LâingĂ©nieux systĂšme de conciliation du chanoine sâĂ©croulait. Il renvoya MorĂšre Ă lâĂ©tude. Ă sept heures le SupĂ©rieur revit les parents dâAntone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©. Mais les tantes dĂ©clarĂšrent formellement quâelles resteraient Ă Bourg tant quâon nâaurait pas rendu justice Ă leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche. Le dimanche Madame MorĂšre faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au SupĂ©rieur quâelle Ă©tait bouleversĂ©e par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-mĂȘme, elle Ă©tait accourue aussitĂŽt quâelle lâavait pu. Elle ne criait pas, elle nâinjuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravitĂ© maternelle, le SupĂ©rieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, lâimpossibilitĂ© de rĂ©soudre cette difficultĂ©, les deux enfants offrant des garanties Ă©gales. Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cĆur de mĂšre, mais vous ĂȘtes chrĂ©tienne et nous sommes bien obligĂ©s de croire que tout enfant porte en son Ăąme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer quâen toute circonstance le meilleur des enfants rĂ©sistera Ă la tentation ? » Oui, elle croyait aisĂ©ment le SupĂ©rieur. Si elle Ă©tait fiĂšre de son Georges, depuis les derniĂšres vacances sa confiance Ă©tait un peu Ă©branlĂ©e. Georges ne vous a-t-il pas Ă©crit Ă notre insu, continuait le SupĂ©rieur, malgrĂ© le rĂšglement. HĂ©las ! comment ne pas voir quâen ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce nâest pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! » Mais lâexamen de la lettre de Georges prouva quâil avait Ă©crit le mĂȘme jour quâAntone. On ne pouvait dĂ©couvrir celui qui avait imitĂ© lâautre, au cas oĂč ils nâauraient pas Ă©crit spontanĂ©ment chacun de son cĂŽtĂ©. Lâentrevue de Madame MorĂšre et de son fils fut pĂ©nible. Elle commença par se faire raconter toute lâhistoire elle ne comprenait pas comment de lâamitiĂ© la plus Ă©troite pour Antone il avait pu passer Ă lâinimitiĂ© la plus dure. Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout dâun coup il sâest mis Ă me dĂ©tester. Jâai cru dâabord que câĂ©tait une simple fĂącherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, jâai empĂȘchĂ© quâil ne fĂ»t renvoyĂ© pour un mauvais livre que lui avait prĂȘtĂ© Lurel jâai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il mâen a voulu, il mâa reprochĂ© de lâavoir dĂ©barrassĂ© de ces deux voyous. â Et nâas-tu pas voulu te venger ? â Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le SupĂ©rieur, ni M. Levrou, toi non plus ? â Tu tâes mis Ă me cacher tant de choses ! â Ne dis pas cela, maman, nâest-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si jâavais pu le sauver je lâaurais fait, et sâil ne mâavait pas bravĂ© du haut de la chaire, oĂč il lisait son devoir, je nâaurais rien fait. Non, vois-tu, câest malheureux Ă dire, mais Monsieur le curĂ© de Meximieux mâa donnĂ© un mauvais conseil. â Georges, ne critique pas. â Je ne critique pas, mais sâil Ă©tait restĂ© avec moi, Antone Ramon nâaurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui lâont perverti. Jâai beau ĂȘtre en colĂšre contre lui, je me dis Ă certains moments que tout ce qui mâarrive, câest un peu par ma faute. â Non, rĂ©pondit Madame MorĂšre, si tu suis les conseils que tes supĂ©rieurs te donnent, tu ne peux pas dire âCâest par ma faute.â Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ? â Laisse faire, dit alors Georges, rassurĂ© par cette confiance, tout finira bien par sâĂ©claircir. Je tâai Ă©crit dans lâaffolement que me causait lâhostilitĂ© de tout le monde, mais maintenant que je tâai vue, que tu crois Ă ma parole, je nâai plus peur. » Ă ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sĆurs. Ce fut immĂ©diatement un bruit de querelles Tu devrais le lui dire nettement. â Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ? â Ah ! si câĂ©tait moi, il y a beau temps que je lâaurais obligĂ© Ă rĂ©parer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excitĂ©, poussĂ©, houspillĂ©, se sentait un peu ridicule dâĂȘtre si calme au milieu de femmes si Ă©nergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se dĂ©versĂšrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations. Cependant lâenfant avait vu en arrivant, Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du parloir, Georges MorĂšre et sa mĂšre. Le visage pĂąle et triste, lâattitude rĂ©signĂ©e, la simplicitĂ© grave de cette femme contrastait trop vivement avec lâagitation et la surexcitation de sa famille pour quâil nâen fĂ»t pas frappĂ©. Ă ce moment la porte du cabinet directorial sâouvrit. Madame MorĂšre embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant prĂšs dâAntone, mais celui-ci nâosa pas dire Ă ses parents Câest lui ! » Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dĂ©pĂ©rir dans cette maison, grondait tante Mimi. â Si tu avais un peu dâĂ©nergie, tu irais voir le SupĂ©rieur et tu lui mettrais le marchĂ© en mains, ajoutait tante Zaza. â Ou lui, ou lâautre, » concluait Mimi. Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le SupĂ©rieur incapable de protĂ©ger un pauvre innocent. » Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passĂ©es, jamais nous nâaurons le train de 4 heures 30. â DĂ©pĂȘche-toi donc ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! » Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pĂ©nĂ©trait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-mĂȘme la porte de lâentrĂ©e. Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le SupĂ©rieur ; je reprends le train Ă lâinstant. » Un peu Ă©tonnĂ©e, Madame MorĂšre acquiesça dâun signe de tĂȘte, et sans attendre lâinvitation du chanoine Monsieur le SupĂ©rieur, voici ma solution je retire mon enfant, si lâautre nâest pas renvoyĂ©. â Mais Monsieur⊠â Je ne puis le laisser avec son calomniateur. â Monsieur Ramon, fit le SupĂ©rieur en se levant, vous parlez devant la mĂšre de cet enfant. â Qui nâest pas un calomniateur, ajouta Madame MorĂšre dâun accent indignĂ©. â Ah ! Madame, croyez⊠jâignorais⊠je conçois vos sentiments⊠mais vous devez comprendre⊠il est impossible que ces deux enfants ?⊠â Monsieur Ramon, Ă©coutez-moi, interrompit le chanoine la prĂ©cipitation ne peut que tout gĂąter. Quel intĂ©rĂȘt y a-t-il Ă enfler cette histoire, Ă retirer un enfant Ă propos dâun fait mal Ă©clairci, Ă interrompre ses Ă©tudes, et Ă le remettre dans une autre maison oĂč il emportera la tache dâune accusation non lavĂ©e ? Laissez-moi faire. Nous sommes Ă peine Ă quinze jours de PĂąques. Je suis sĂ»r que Madame MorĂšre me concĂ©dera ce temps pour rĂ©soudre ce problĂšme, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. » Madame MorĂšre, dâun geste, avait approuvĂ© le SupĂ©rieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule. Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusquâĂ PĂąques », et aprĂšs sâĂȘtre excusĂ© et avoir saluĂ© trĂšs dignement Madame MorĂšre, il sortit. Eh bien ! câest fait, sâexclamĂšrent les femmes. â Oui, câest fait. Comme maladresse on ne peut mĂȘme mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusquâĂ PĂąques tĂąche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous Ă Nice. » Et aprĂšs de longs embrassements ils disparurent. CHAPITRE XI â ĂCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS Lâhiver sâenfuit ; les bains de lumiĂšre succĂšdent aux averses. Les matinĂ©es sont encore froides et les Ă©lĂšves Ă la premiĂšre rĂ©crĂ©ation Ă©vitent lâombre fraĂźche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allĂ©gresse passe en coup de vent Ă travers toutes les cours. Le SupĂ©rieur a octroyĂ© la promenade demandĂ©e par Montaloir. Pas de classe de mathĂ©matiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et dâOrlia saute par dessus Feydart. Ă une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de CeyzĂ©riat. De lâautre cĂŽtĂ© de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse lâĂ©lĂ©gante silhouette du chĂąteau de Noirefontaine avec ses toits dâardoise lavĂ©s de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs oĂč fleurit dĂ©jĂ la vigne vierge. Vers quatre heures, on sâarrĂȘte un instant dans lâavenue des beaux ormes du chĂąteau de Montplaisant. LâabbĂ© Russec donne la permission de chercher des violettes, mais Ă la condition quâon ne sâĂ©loigne pas au-delĂ du pont. Tandis que les troisiĂšmes se sont Ă©parpillĂ©s, joyeux, il aperçoit prĂšs de la grille du chĂąteau, Miagrin et Ramon en grande conversation il nâaime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. Ă force dâinsistance Miagrin finira peut-ĂȘtre par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le prĂ©fet nâarrive pas Ă se faire une opinion ferme. Le seul fait que prĂ©cisĂ©ment Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas quâil est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami. Oui, il en sait plus que tout le monde, car Ă peine sont-ils adossĂ©s au mur bas de la grille quâAntone lui dĂ©clare Je ne peux plus, tant pis, jâen ai assez, je vais me dĂ©clarer au SupĂ©rieur. â Ce nâĂ©tait pas la peine alors dâattendre si longtemps ! rĂ©pond Miagrin. â Si jâai attendu, tu sais bien que câest Ă cause de toi ! â Accuse-moi, maintenant, ce sera complet ! â Je ne tâaccuse pas. â Presque pas tu me dis que je tâai empĂȘchĂ© de te dĂ©clarer comme si tu nâavais pas toujours Ă©tĂ© libre de faire ce que tu voulais ! â Pourtant câest bien toi qui mâas averti que MorĂšre avait Ă©crit en cachette Ă ses parents, câest bien toi qui mâas dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ? â Pendant que tu y es, rĂ©pond Miagrin, reproche-moi aussi de ne tâavoir pas dĂ©noncĂ© au SupĂ©rieur, alors que jâavais la preuve de ta tricherie. â Quelle preuve ? â Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes dâhistoire dans la premiĂšre page qui nâexistent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins ! â Câest possible, mais ils continuent de mâĂ©pier, et tu mâavais affirmĂ© quâau bout de huit jours lâaffaire serait enterrĂ©e ! â ĂpiĂ©, mais tout le monde lâest. Crois-tu que je ne sois pas Ă©piĂ© non plus ? â Oui, mais toi, tu nâas rien Ă te reprocher. » Miagrin partit dâun tel Ă©clat de rire quâune vieille corneille sâenfuit du grenier de Montplaisant. Ah ! que tu es naĂŻf, mon pauvre Antone. â Je le sais bien, rĂ©pond le petit Lyonnais, Lurel me lâa dĂ©jĂ dit. â En tous cas il ne tâa guĂšre dĂ©gourdi je ne te croyais pas si capon. â Capon, moi ? â Ne te fĂąche pas ! tu nâes pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-mĂȘme, de moins que ton ombre ! â Je nâai pas peur puisque je suis prĂȘt Ă me dĂ©clarer. â Mais vas-y donc ! lâabbĂ© Russec te regarde, il tâattend dis-lui tout ; on te renverra, MorĂšre triomphera et ce sera fini. â Cela vaudra mieux que dâĂȘtre dĂ©couvert. â Par qui ? â Le sais-je ? â En effet si quelquâun savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps quâil aurait parlĂ©. â Tu as beau dire, tout finit par se savoir. » Miagrin poussa un nouvel Ă©clat de rire. Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ? â La preuve ? â Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, quâon est bien obligĂ© de ranger Ă la fin ces histoires-lĂ dans la caisse aux oublis. â Quelle est cette preuve ? â Auras-tu confiance en moi quand je te lâaurai donnĂ©e ? â Oui, dis-la ta preuve ? » Ă ce moment le sifflet de lâabbĂ© retentit avec colĂšre. Tous les Ă©lĂšves accoururent en criant DĂ©jĂ ! dĂ©jĂ ! » Oui, dĂ©jĂ , rĂ©pond lâabbĂ©, quand on vous donne une permission, on est sĂ»r quâil y aura tout de suite des abus. CĂ©zenne, Ămeril, jâavais dĂ©fendu de dĂ©passer le petit pont vous nâavez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercĂ©dĂšrent, lâabbĂ© donna lâordre de partir. Les enfants quittĂšrent lâallĂ©e oĂč les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciĂ©s, ils gravirent un raidillon, passĂšrent devant lâĂ©glise de Montagnat et bientĂŽt prirent la grandâroute de Pont dâAin Ă Bourg. Antone Ă©coutait dâune oreille distraite Ămeril dĂ©verser sa mauvaise humeur Quâest-ce que ça peut lui faire, que je sois dâun cĂŽtĂ© ou de lâautre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait ĂȘtre cette preuve dĂ©cisive que lui avait promise Miagrin. Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des Ăąmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il Ă©tait venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre ĂȘtre lui criait Je nâose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible Ă cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandĂ© Surtout ne dis rien ; » il lâavait retenu, rassurĂ© et poussĂ© ensuite dans le mensonge obstinĂ© ; il le ployait dĂ©sormais sous sa volontĂ©, le dominait sans que le malheureux pĂ»t se dĂ©gager. Câest que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi dâAntone ou sa rĂ©conciliation avec MorĂšre, la fin de cette amitiĂ© Ă peine nouĂ©e, la ruine de ses vastes projets dâavenir. Il sâĂ©tait alors rappelĂ© Claude Bourrassin, le bouvier de son pĂšre, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiaritĂ©, et il essayait de faire peser Ă son tour sur les Ă©paules du petit Lyonnais le mĂȘme joug de honte ; il jouissait de sentir cette frĂȘle crĂ©ature anĂ©antie sous son ascendant, de la tenir brutalement Ă sa merci. Maintenant les Ă©lĂšves dominaient la vallĂ©e de la Reyssouze Ă droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, Ă gauche, câĂ©tait la forĂȘt de Seillon. Soudain une averse tomba la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres Ă travers les fougĂšres brunes du dernier automne. De lâautre cĂŽtĂ© dâun large chemin forestier se dĂ©veloppaient les nefs multipliĂ©es dâune magnifique futaie Miagrin se rĂ©fugia sous un haut sapin, oĂč bientĂŽt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question Eh ! bien, cette preuve ? â Elle est simple. A-t-on dĂ©couvert lâauteur du coup de la flĂ»te ? â Câest Blumont ! â Penses-tu que ce pauvre diable aurait Ă©tĂ© assez bĂȘte pour risquer ses leçons ? â Câest Lemarois ? â Pourquoi pas Luce Aubert ? â Alors qui ? â Tu le reconnais, on ne le sait pas⊠â Ă moins que le SupĂ©rieur ?⊠â Je puis tâaffirmer quâil sâen doute encore moins que toi ! â Pourquoi ? â Parce que câest moi. » La rĂ©vĂ©lation fut si soudaine et si calme quâAntone resta bouche bĂ©e. Miagrin poursuivit victorieusement Par consĂ©quent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire sâĂ©vanouira comme la mienne et MorĂšre en sera pour sa honte. â Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon. â Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de MorĂšre il voulait tâenlever sans en avoir lâair ; et il faut avouer quâil a joliment rĂ©ussi. â Lui, je le dĂ©teste ! â Alors pourquoi garder sa lettre du premier de lâan ? â Parce quâalors câĂ©tait un bon type. â Et quâaujourdâhui tu lâaimes encore. â Moi ! â Si tu le dĂ©testes, donne-moi sa lettre que je la dĂ©chire ; mais non, tu la garderas. â Tiens, la voilĂ . » Antone lâa tirĂ©e de son portefeuille et la tend vivement Ă Miagrin, tant il craint de paraĂźtre encore attachĂ© Ă MorĂšre. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. FroissĂ© de ce sans-gĂȘne Antone murmure Le voici, vite allons-nous en. » Tandis quâils sâenfoncent sous la futaie, il entend derriĂšre lui dĂ©chirer la lettre et comme il se retourne Tiens, lui dit lâautre, voilĂ le sort quâelle mĂ©rite » et il jette la mince poignĂ©e de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone nâa pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitiĂ© de la lettre. Georges MorĂšre avait traversĂ© le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le mĂȘme sentier quâeux, son regard fut retenu par les dĂ©bris minuscules. Il se baissa et reconnut bientĂŽt les morceaux de son Ă©pĂźtre du premier de lâan. Au moment mĂȘme oĂč il venait supplier son condisciple de ne pas sâobstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre dâintercĂ©der auprĂšs du SupĂ©rieur, lâingrat anĂ©antissait le dernier souvenir de leur amitiĂ©. Pour la premiĂšre fois il douta de Miagrin, mais hĂ©las ! au lieu de les rejoindre et de sâĂ©claircir, il sâarrĂȘta dĂ©couragĂ©, abandonnant le faible Antone Ă la puissance du tĂ©nĂ©breux paysan. Quand, au coup de sifflet de lâabbĂ© Russec, il reparut sur la route, la colonne Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. Allons Georges MorĂšre ! fit lâabbĂ©, vous ĂȘtes le dernier ! » Et toute la division feignant dâĂȘtre scandalisĂ©e se tourna vers lui en criant Ah ! MorĂšre, le dernier ! » CHAPITRE XII â EN PERDITION Depuis un quart dâheure M. Castagnac gronde Antone. Ă chaque instant, il le prend en flagrant dĂ©lit dâinattention. Son Ă©lĂšve saute une mesure, oublie les bĂ©mols. Ă la fin il sâarrĂȘte court et comme le professeur agacĂ© lâaccable de reproches devant Georges MorĂšre, il sâexcuse brusquement Je ne sais ce que jâai ce soir, je me sens fatiguĂ©, mal Ă lâaise ! â Pourquoi ne pas le dire tout de suite, rĂ©pond le maestro, vous ĂȘtes malade ? â Il faut ouvrir la fenĂȘtre, » dit Georges ; et il sâempresse dâajouter le geste Ă la parole. Mais Antone dĂ©clare Je crois que le mieux pour moi, câest de rentrer en Ă©tude. â Il serait plus prudent dâaller Ă lâinfirmerie, insinue son compagnon. â Si ça ne va pas mieux, jây monterai », et il sort laissant sa flĂ»te. Voulez-vous quâon vous accompagne, propose le professeur. â Ce nâest pas la peine, rĂ©plique Antone, il nây a quâun Ă©tage Ă descendre. â Ce serait pourtant plus sĂ»r, reprend Georges avec insistance. â Ah ! la paix, je sais ce que jâai Ă faire », riposte en sâen allant le malade de fort mauvaise humeur. Georges et son professeur lâentendirent descendre lâescalier pesamment et peu Ă peu sous les arcades sâassourdit le bruit de ses pas. Antone nâest pas rentrĂ© en Ă©tude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre lâair ? Ă cette heure, la cour dĂ©serte baigne dans la lumiĂšre souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bĂątiment blanc, tout trouĂ© de fenĂȘtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais Ă lâextrĂ©mitĂ©, lĂ oĂč le prĂ©au bas sây relie, lâombre portĂ©e forme un grand triangle noir, une pyramide de tĂ©nĂšbres. Antone plonge ses regards sous le toit dâardoise, considĂšre quelque temps ce coin sombre, puis lentement sâavance le long de la maison. ArrivĂ© Ă mi-chemin il sâarrĂȘte, semble hĂ©siter et reste lĂ comme fixĂ© au sol, en pleine lumiĂšre plus blĂȘme encore que le mur auquel il sâappuie. TroublĂ© de ce dĂ©part, Georges se reprochait de ne lâavoir pas accompagnĂ©. Il finit par avouer ses apprĂ©hensions au professeur et descend avec lui. Un coup dâĆil Ă travers la porte vitrĂ©e de lâĂ©tude le renseigne sur lâabsence dâAntone Il a dĂ» remonter Ă lâinfirmerie, Ă moins quâayant mal au cĆur il ne soit restĂ© dehors. » Tous deux inquiets se prĂ©cipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumiĂšre silencieuse. M. Castagnac appelle Antone Ramon, ĂȘtes-vous lĂ ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans lâangle dâombre du prĂ©au. La lune en montant avait rĂ©trĂ©ci cette porte triangulaire de tĂ©nĂšbres et les deux petites mains se dĂ©tachaient toutes blanches, agrippĂ©es Ă lâun des poteaux. Ils y courent. Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?⊠Mais il va sâĂ©vanouir⊠il faut lâemmener. » Au bruit, les fenĂȘtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; lâabbĂ© Levrou, lâabbĂ© Russec, M. Pujol descendent ; bientĂŽt Antone est entourĂ©, enlevĂ©, portĂ© Ă lâinfirmerie. Il est pĂąle, anĂ©anti. Georges MorĂšre explique Il sâest senti malade, il aura voulu prendre lâair dans la cour. » Cependant la sĆur offre au petit Lyonnais un thĂ© chaud et conclut Ah ! câest un peu de fatigue, de faiblesse⊠il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il nây paraĂźtra plus. » Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thĂ©, se couche, Ă©coute Ă demi abruti et ne rĂ©pond pas. Le PĂšre Levrou lâexamine et avec tant dâinsistance quâil se retourne vers le mur. LâabbĂ© le laisse, mais fait le tour des Ă©tudes et sâinforme des absents. Seul Miagrin Ă©tait sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain. Vous nâavez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il. â Non, Monsieur, » rĂ©pond tranquillement le sacriste. Le lendemain lâabbĂ© Perrotot vient voir Antone. PersuadĂ© que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique Ă la sĆur toute lâaventure. La bonne sĆur Suzanne Ă son tour, le morigĂšne Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir Ă Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font quâaugmenter le dĂ©goĂ»t dâAntone. LâabbĂ© Perrotot sâen aperçoit et de nouveau relance le SupĂ©rieur ; il lui prĂ©dit de nouveaux malheurs et le pousse Ă venir encourager son petit dirigĂ©. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie rĂ©guliĂšre, il le fait mander avec son condisciple Georges MorĂšre. Lâentrevue est courte. Mes enfants, leur dit-il, au moment dâentrer dans la semaine sainte, la grande semaine oĂč tous les chrĂ©tiens font un retour sur eux-mĂȘmes, jâai tenu Ă vous parler Ă tous deux. Je demande Ă Dieu quâil vous Ă©claire et quâil donne Ă celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaĂźtre enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant MorĂšre prĂȘt Ă rĂ©criminer, il le contient dâun geste et les renvoie en leur disant Priez. » Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met Ă descendre lentement, comme accablĂ©, Georges le suit silencieux. Câest lâoccasion pour Antone de se retourner et dâavouer brusquement Ă son ami Eh ! bien, oui, jâai trichĂ©, remontons, je vais me dĂ©clarer. » Câest le moment pour Georges dâarrĂȘter Antone et de lui dire Je tâen supplie, ne tâenfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que lâinstant est critique et câest pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils sâattendent. Si seulement il se retournait ! » pense Georges, Si seulement il mâarrĂȘtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours les voici au bas de la derniĂšre marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hĂ©site un instant encore, puis passe ; Georges passe Ă son tour et referme le battant. Ni lâun, ni lâautre nâa Ă©tĂ© assez fort pour rompre le silence et maintenant quâils ont quittĂ© tous deux la pĂ©nombre de lâescalier, pour la clartĂ© du CloĂźtre, le regret de cette prĂ©cieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaĂźtre une faute dĂ©testĂ©e ? Est-il plus difficile de faire un geste gĂ©nĂ©reux ? CHAPITRE XIII â LE BAS FOND Au matin des Rameaux, aprĂšs avoir reçu les buis bĂ©nits, tous les Ă©lĂšves sortent de la chapelle et se rangent Ă droite et Ă gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du CloĂźtre. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent lâantienne Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamĂšrent le Christ Ă son entrĂ©e triomphale. Dans la lumiĂšre jeune et fraĂźche de ce matin printanier, cette derniĂšre expression de la joie chrĂ©tienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du dĂ©icide. La gelĂ©e blanche achĂšve de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mĂȘle Ă ces antiennes ses appels joyeusement Ă©perdus. La procession attend prĂšs de la chapelle silencieuse et fermĂ©e. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de lâantienne sâest tu. Et voici que derriĂšre la porte monte un autre chant dâabord confus et lointain. Câest un emprisonnĂ© qui appelle dans la nef close. Attentif, le collĂšge Ă©coute au dehors les modulations de la voix bientĂŽt Ă©teinte et reprend en chĆur lâhymne liturgique Gloire, louange, honneur Ă vous, Roi Christ RĂ©dempteur, Vous Ă qui la noble enfance chanta lâhosanna dâamour. » Et la voix de lâenfermĂ© recommence sa plainte assourdie. Ămu soudain de cette cĂ©rĂ©monie, Antone dĂ©tourne la tĂȘte. Il lui semble que la misĂ©rable voix Ă©touffĂ©e par les murs, abandonnĂ©e dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massĂ©e dehors rĂ©pond Ă son appel et lâencourage par un refrain de salut. Sâil comprend mal le sens de lâhymne, il devine une secrĂšte correspondance entre son Ăąme et cette Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans lâisolement et le vide immense de son cĆur, lui aussi il appelle Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime lâeffraie lui-mĂȘme. Le diacre sâest approchĂ©, il a pris la grande croix dâargent et en frappe la porte alors les deux lourds battants sâouvrent et le chĆur entre dans la nef, mais câest pour retrouver lâautel nu, le prĂȘtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion. Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rĂȘveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de lâapprocher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant Ă le relever, Ă lâĂ©clairer sur les dangers de son attitude dĂ©couragĂ©e. Antone ne veut rien entendre, il lui rĂ©pond par des sarcasmes, refuse ses consolations, lâĂ©vite le plus quâil peut. Le soir du Vendredi Saint, lâabbĂ© FramogĂ© prĂȘche sur la Passion. TrĂšs grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sĂšche et impĂ©rative, il Ă©tonne les enfants plus quâil ne les Ă©meut. Il insiste sur la figure de Judas il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits dâun homme Ă la figure rĂ©pugnante et vile, respirant la faussetĂ© et la cupiditĂ©, mais au contraire sous lâaspect dâun jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples câest un des plus dĂ©terminĂ©s aprĂšs la multiplication des pains, il a tentĂ© de faire Ă©lire roi le Christ ; câest le plus habile, câest lui qui tient lâargent de la petite troupe, qui prĂ©pare les relais de leurs incessants voyages ; câest lui le plus intimement mĂȘlĂ© Ă la vie du Christ câest lui qui fait lâaumĂŽne au nom de son MaĂźtre ; câest lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance quâil inspire est telle quâau moment oĂč le Christ dĂ©clare Lâun de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, prĂ©fĂšrent douter dâeux-mĂȘmes et demandent avec angoisse, non pas Seigneur, est-ce lui ? » mais Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire dĂ©clare que des Ăąmes aussi viles peuvent se trouver mĂȘme dans un collĂšge chrĂ©tien, mĂȘme parmi des enfants de douze Ă dix-huit ans. Il insiste sur la simplicitĂ© du dĂ©icide. Le plus grand criminel que la terre ait vu nâa fait quâune action en soi peu sanguinaire, il nâa pas torturĂ© sa victime, il nâa eu ni les raffinements dâun NĂ©ron, ni la brutalitĂ© dâun DioclĂ©tien. Tout son crime consiste Ă avoir dit au Christ MaĂźtre, je vous salue », et Ă lâavoir embrassĂ© suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant lâhumanitĂ© lâa jugĂ© lâĂȘtre le plus abject. Pourquoi ? Parce quâil a trahi le Fils de lâHomme par ce baiser. Toute la Passion, les exĂ©crations de CaĂŻphe, les soufflets des valets, la rage du sanhĂ©drin, Pilate et sa lĂąchetĂ©, HĂ©rode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne dâĂ©pines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusquâau dernier coup de lance au cĆur, est lâĆuvre de ce traĂźtre, car câest la consĂ©quence de cette salutation sacrilĂšge et de cet immonde baiser. Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si lâorateur nâexagĂšre pas lorsquâil parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science tĂ©nĂ©breuse Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le mĂȘme baiser de Judas, point de dĂ©part de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements. Pourtant il y a une petite Ăąme en qui toutes ces paroles douloureusement rĂ©sonnent ; elle se rappelle un soir funĂšbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funĂšbre encore, celui du prĂ©au plein dâombre oĂč elle sentit la nuit tomber sur elle. Erat autem nox. » En vain lâabbĂ© FramogĂ© parle de ces rĂ©veils merveilleux qui Ă©tonnent les incrĂ©dules eux-mĂȘmes. Il semble, dit-il, que ce sĂ©pulcre enferme Ă jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturĂ© du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de PĂąques, lâange du Seigneur descendra et renversera la pierre âEt revolvit lapidem.â Alors le Christ surgira et la pierre renversĂ©e, la pierre du sĂ©pulcre proclamera son triomphe ». Mais ces derniĂšres paroles dâespoir ne pĂ©nĂštrent pas le sombre chaos de pensĂ©es lourdes, de regrets amers, de dĂ©couragement et de craintes dâAntone Ramon, Ă jamais esclave. Le lendemain, Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, il aborde Miagrin Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes PĂąques. â Eh ! bien, fais-les, » rĂ©pond Miagrin. Antone le regarde il y a une telle dĂ©cision dans le ton de sa voix quâil nâarrive pas Ă comprendre, il pressent un abĂźme et nâose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette rĂ©ponse pĂ©nible et hasarde Et toi, tu les fais tes PĂąques ? â Bien entendu. â Alors tu te confesses ? â Naturellement. » Cette aisance, ce calme dĂ©montent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne lâinterroge plus. Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas lâimbĂ©cile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais ĂȘtre assez simple pour me cafarder moi-mĂȘme ? Penses-tu que je te conseille dâaller raconter Ă RibouldĆil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as trichĂ©, que tu as menti au SupĂ©rieur ? Et le reste ? Non, mais on nâest pas idiot Ă ce point-lĂ ! Je croyais tâavoir Ă©clairĂ©. â Mais alorsâŠ, ose dire Antone effarĂ©. â Alors, mon cher, tĂąche de comprendre la vie. Maintenant tu nâes plus un niais. Il faut savoir se dĂ©fendre et ne pas aller soi-mĂȘme Ă lâabattoir. Te vois-tu leur disant âVous nâaviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vĂ©ritĂ© ; câest clair, vous nâavez plus quâĂ me jeter Ă la porte !â â Mais alors ma confession⊠ma communion. â Ta confession. Et ton pĂšre, il se confesse ? â Oh ! papa⊠â Ăvidemment câest un homme. Eh ! bien, sois un homme, et dĂ©fends-toi ! AprĂšs tout tu nâas tuĂ© ni ton pĂšre, ni ta mĂšre, tu nâas volĂ© aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dĂ©noncer pour ĂȘtre, comme lâĂąne de la fable, le pelĂ©, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ? â Tu sais bien quâon ne doit pas donner de noms Ă confesse et que tout reste secret. â Penses-tu que Perrotot ne tâordonnera pas de rĂ©parer le tort fait Ă MorĂšre, de te dĂ©noncer immĂ©diatement, de rompre avec ce camarade anonyme et quâil ne dĂ©couvrira pas de qui tu lui parles ? â Ah ! je prĂ©fĂ©rerais ne pas faire mes pĂąques. â Ne les fais pas. â Câest vite dit ! Mais tout le monde sâen apercevra et ce sera comme si je disais âCâest moi qui ai trichĂ©.â â Ăa câest sĂ»r. Alors dis que tu es malade, va Ă lâinfirmerie. â Avec la sĆur Suzanne, ça ne servira de rien elle tournera toute la soirĂ©e autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier Ă sa petite chapelle. â Que veux-tu ? câest bien malheureux que tu veuilles rester bĂ©bĂ© ! â Moi, je ne mâexplique pas comment tout le monde te prend pour un modĂšle⊠â Parce que je ne suis pas assez riche pour ĂȘtre libre ni assez bĂȘte pour me faire mettre Ă la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collĂšge voilĂ tout. Mais moi⊠Ah ! si tu savais ce que je sais⊠tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes PĂąques comme tout le monde. â Ăa, non, jamais, jamais, je ne peux pas⊠» Antone, acculĂ©, se rĂ©volte, il a trop de gĂ©nĂ©rositĂ© pour ne pas rĂ©pugner dâinstinct Ă toutes ces combinaisons dâesclave sournois et dĂ©pravĂ©. Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ăa nâest pas bien malin. Dâabord fais ton billet de confession Ă Perrotot et quand on te lâapportera, reste en Ă©tude⊠» Et il lâemmĂšne un peu Ă lâĂ©cart pour lui parler Ă voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage dâAntone en mĂȘme temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilitĂ© de rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s lâĂ©tonne. En le quittant il tombe sur Georges MorĂšre qui lâobservait de loin. Est-ce quâon peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. CâĂ©tait la premiĂšre fois depuis lâaffaire de la narration quâil lui adressait la parole en particulier. Que me veux-tu ? rĂ©pond Antone, la figure dĂ©fiante et lâattitude dĂ©jĂ batailleuse. â Tu crois que je te hais, rĂ©pond Georges, non, je te plains. » Antone hĂ©site, puis soudain murmure Ă voix basse Câest ta faute. » Ă ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois nâabandonne jamais son esclave Viens voir, Antone. » Sa voix est brĂšve, impĂ©rieuse. Docile Antone le suit Que vas-tu faire avec MorĂšre ? lui dit-il, tu ne vois pas quâil va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que câest lui qui a raison. » Georges reste surpris de ce brusque enlĂšvement. Ses soupçons se confirment Câest Miagrin qui le soutient. » CHAPITRE XIV â PĂQUES TRISTES Enfin câest le matin de PĂąques. Le gai rĂ©veil dans lâaube claire dâune belle journĂ©e, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la rĂ©surrection aprĂšs les tristesses de la semaine sainte, de la libĂ©ration des travaux scolaires, de lâarrivĂ©e des vacances printaniĂšres. PĂąques, câest la porte triomphale que tous, parents et maĂźtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette premiĂšre heure du jour nâa rien de monastique. Des prĂ©occupations de toilette se mĂȘlent, il faut lâavouer, aux sentiments religieux, et la vision du dĂ©jeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup dâĂ©lĂšves sâhabillent en hĂąte pour descendre Ă la sacristie, revĂȘtir les soutanelles rouges et les aubes dâenfants de chĆur. Miagrin qui est pourtant maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » est le moins fĂ©brile. Soudain on entend un Ă©clat de rire au lavabo oĂč les troisiĂšmes se bousculent. Quâest-ce que câest ? interroge le surveillant Ă qui lâabbĂ© Levrou demandait un enfant pour sa messe. â Ramon a failli sâĂ©trangler, rĂ©pond CĂ©zenne. â Comment cela ? â Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgĂ©. â Vous nâavez pas avalĂ© dâeau au moins. â Si, Monsieur, un peu. â Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-ĂȘtre, nâest-ce pas ? » Antone ne rĂ©pond pas il craint de se dĂ©couvrir en affirmant trop vivement quâil a dĂ» absorber une bonne gorgĂ©e dâeau ; et en mĂȘme temps il a grand peur quâon lui dise Câest insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras Ă©meut lâabbĂ© Levrou. Toujours aussi Ă©tourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalĂ© une gorgĂ©e dâeau, nâest-ce pas ? â Oui, Monsieur lâabbĂ©, je crois⊠â Eh bien ! vous communierez demain matin, Ă ma messe, voilĂ tout. TĂąchez de ne pas trop vous dissiper aujourdâhui. » Et il profite de la circonstance pour lâemmener immĂ©diatement comme servant. Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul Ă son banc, alors que tous ses camarades iront Ă lâautel ; il ne verra pas communier Miagrin lâhypocrite, Miagrin le corrupteur. LâabbĂ© Levrou doit partir de bonne heure pour prĂȘcher Ă AmbĂ©rieu. Aussi dit-il sa messe Ă la chapelle de lâInfirmerie. Il nây a pas de malades, car câest la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, Ă force de soins mĂ©ticuleux, Antone Ă©coute le chant lointain des cantiques et de lâorgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout Ă la gauche de lâautel, triste de se voir isolĂ© comme une brebis contaminĂ©e, il entend lâabbĂ© Levrou lire dâun ton un peu trop dramatique lâĂ©vangile des Saintes Femmes. Et dicebant ad invicem Quis revolvet nobis lapidem⊠Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme lâentrĂ©e du sĂ©pulcre, cette pierre Ă rouler qui tourmente les trois femmes, lâabbĂ© FramogĂ© en parlait avant-hier le souvenir sâen rĂ©veille dans lâesprit dâAntone et lâapplication surtout sâimpose Ă lui. Ah ! sâil avait eu le courage de se confesser, en ce jour de PĂąques, la pierre qui lâĂ©crase aurait roulĂ© loin de lui ! Il voit alors lâabbĂ© qui le regarde et semble attendre. Câest vrai il faut quâil rĂ©ponde Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure nâimporte quoi Et cum spiritu tuo ». LâabbĂ© revient au milieu de lâautel avec un long soupir et un lĂ©ger haussement dâĂ©paules qui signifie clairement Quel Ă©tourdi ! » AprĂšs sa messe, tandis quâil descend au rĂ©fectoire, il demande Ă Antone dâaller lui chercher sa sacoche Ă sa chambre et de bien refermer la porte Ă clef. Ceux qui ont Ă©tĂ© au collĂšge, savent combien les Ă©lĂšves se rĂ©jouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hĂąte, il lui semble quâil a gagnĂ© un peu la confiance de lâabbĂ© Levrou. Vous ne vous ĂȘtes pas trompĂ©, lui crie ce dernier en lâapercevant, ce nâest pas ma malle, ni le seau Ă charbon que vous mâapportez ? Non, allons, un bon point. » LâabbĂ© voudrait bien lui parler de MorĂšre, mais il est trĂšs pressĂ©, et il craint de forcer la note cependant tout en avalant Ă la hĂąte son bol de cafĂ©, il lâinterpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique Dites donc, mon petit, jâespĂšre que ça va finir aujourdâhui, cette histoire avec MorĂšre vous nâĂȘtes pas obligĂ© de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faĂŻence. Vous nâĂȘtes pas un mauvais garçon, lui nâest pas un tigre. Allons, profitez de votre journĂ©e pour rejeter le mauvais pain fermentĂ©, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et lâabbĂ© Levrou est dĂ©jĂ en route, laissant derriĂšre lui Antone effarĂ©. La journĂ©e est toute ensoleillĂ©e. Les marronniers de la cour commencent Ă dĂ©velopper leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims dâabeilles. Au loin le Revermont sâestompe dâune lĂ©gĂšre brume toute pĂ©nĂ©trĂ©e de lumiĂšre et, prĂšs de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis dâoiseaux. Ă neuf heures lâorphĂ©on est Ă la tribune pour la grandâmesse solennelle, avec les flĂ»tes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. LâabbĂ© ThiĂ©baut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la sĂ©quence VictimĆ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpĂšges, monte et descend des gammes chromatiques, saute dâaccord en accord ou Ă©parpille les longues tenues en trilles indĂ©finiment perlĂ©s ; enfin câest la vieille cantate HĂŠc est dies » dâun rythme un peu trop dansant, mais trĂšs populaire en ce traditionnel collĂšge. Toute cette joie ne rĂ©sonne pas dans lâĂąme dâAntone. Il ne sâest pas confessĂ© et il lui faut demain faire ses PĂąques. Ă midi, il assiste Ă la cĂ©rĂ©monie des poulets. Chaque table apporte le sien Ă un professeur qui gravement le dĂ©coupe ; et les Ă©lĂšves comparent malignement lâhabiletĂ© respective des divers couteaux. Puis paraissent les Ăźles flottantes », entremets sucrĂ©s, occasion de disputes et dâĂ©claboussures. Mais Antone ne participe guĂšre Ă cette dĂ©tente des corps, Ă cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carĂȘme il songe quâil lui faut demain faire ses PĂąques. AprĂšs midi, il revient Ă la chapelle pour les vĂȘpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, en musique », Regina cĆli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil Ă travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les tĂȘtes blondes des premiers bancs, rien ne rĂ©veille son attention. Cependant il a un sursaut lorsquâau Magnificat il voit le maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » et le thurifĂ©raire, sâavancer dâun pas Ă©gal, flĂ©chir en mesure les genoux devant lâautel, ensemble incliner leur front devant le cĂ©lĂ©brant pour lâencenser, toujours unanimes saluer le SupĂ©rieur, puis revenir cĂŽte Ă cĂŽte face au collĂšge dans leur dĂ©marche grave et harmonieuse ; il sâirrite, car ces deux frĂšres jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, câest Georges MorĂšre et Modeste Miagrin. Dâun lĂ©ger mouvement de doigts Miagrin balance lâencensoir vers les Ă©lĂšves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derriĂšre les chaĂźnettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans lâencensement prolongĂ© comme une flatterie mystĂ©rieuse et sacrilĂšge. Lâencensoir sâabaisse, dâune lente inflexion du cou les deux lĂ©vites saluent gravement, et sâen retournent Ă lâautel ; et nul nâoserait mettre de diffĂ©rence entre ces deux congrĂ©ganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pĂ©nĂ©trĂ©s du respect de leurs fonctions sacrĂ©es ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dĂ©goĂ»t lui monter aux lĂšvres et qui baisse son front, lourd de cette pensĂ©e il lui faut demain faire ses PĂąques. Les vĂȘpres chantĂ©es, on part pour la promenade, la derniĂšre promenade du trimestre. Quâimporte la route ! tous ces yeux dâenfants ne voient dĂ©jĂ plus le paysage oĂč ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théùtre magique. Pour Marcel Sorin, câest Saint-Ătienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la dĂ©licieuse vallĂ©e du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-AndrĂ© de BagĂ© ; pour Aubert, une ferme isolĂ©e entourĂ©e de trognards et de bouleaux, prĂšs dâun Ă©tang oĂč les nuages viennent se regarder en rĂȘvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossĂ©e Ă la montagne de granit ; pour dâautres, un coin du Valromey oĂč tombe la poussiĂšre blanche dâune haute cascade, ou bien un plateau pelĂ© broutĂ© par des chĂšvres, mais dâoĂč lâon voit le soleil se lever derriĂšre le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, dĂ©cor qui charma les premiers regards, et toi, maison bĂ©nie de leur enfance, oĂč vivent les figures bien-aimĂ©es ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cĆur bondir Ă la pensĂ©e de revoir les gracieuses tours de FourviĂšres et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante il lui faut demain faire ses PĂąques. Maintenant lâhabiletĂ© de Miagrin lui semble puĂ©rile et nulle ; car la vie scolaire est si rĂ©guliĂšre que toute infraction Ă la rĂšgle, toute dĂ©rogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, sâexplique et doit se rĂ©parer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa premiĂšre escapade, cette nuit oĂč Trophime Beurard lâa emmenĂ© dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de lâautre cĂŽtĂ© du mur, et rentrer Ă Lyon dĂšs cette nuit. Mais nâest-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant quâil a lâuniforme, le laissera-t-on passer Ă la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie lâaisance de Monnot Ă se mouvoir dans ces perpĂ©tuelles difficultĂ©s. Vers six heures, le collĂšge rentre en Ă©tude ; les Ă©lĂšves doivent garder le silence, mais peuvent sâoccuper comme ils lâentendent la plupart lisent quelque volume empruntĂ© ou rangent leur bureau. Antone achĂšve dâempaqueter les livres quâil rapporta naguĂšre de Lyon. Il songeait moins Ă lui quâĂ Georges, alors⊠Depuis, que dâĂ©vĂ©nements ! que de changements ! Ah ! si lâabbĂ© Perrotot nâavait pas Ă©tĂ© si confiant ; si son pĂšre, sa mĂšre, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas criĂ© Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-ĂȘtre avouĂ©, et il ne serait pas ce soir emmurĂ© dans le cachot Ă©touffant de ses mensonges. CHAPITRE XV â QUIS REVOLVET LAPIDEM ? Ă la fin de cette journĂ©e de compression et dâangoisse monte en son Ăąme un vague dĂ©sir de sâĂ©vader de cette geĂŽle secrĂšte, de sâarracher de dessous cette lourde masse. TantĂŽt il sâirrite non, il ne fera pas des PĂąques sacrilĂšges il ira trouver le PĂšre Levrou et lui dira nettement, sans explication Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » TantĂŽt il sâeffraie de cette dĂ©marche. Quâen pensera lâabbĂ© ? Ne va-t-il pas mâaccabler de questions ? » Alors il entrevoit la nĂ©cessitĂ© de tout lui avouer, et le voici arrĂȘtĂ©. Le poids Ă soulever est trop lourd. OĂč trouver le courage de reparaĂźtre devant ses camarades, aprĂšs avoir reconnu quâil les a tous trompĂ©s ? Que dire Ă ses partisans, Ă Henriet, Ă CĂ©zenne, Ă Gendrot, Ă Beurard, Ă Ămeril ? Bah ! on le mettra Ă la porte, il nâaura rien Ă leur dire. Câest vrai, mais comment supporter la colĂšre et les reproches de son pĂšre, de sa mĂšre, de ses tantes ? Il Ă©prouve une triste joie dans son abaissement Ă savoir son prĂ©cepteur disparu. Il nâaura pas Ă rougir devant lâabbĂ© Brillet, qui lâa formĂ©, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant dâespĂ©rances, qui est mort en prononçant son nom. Lâheure avance. Tout en rangeant, il flotte de lâhorreur du sacrilĂšge Ă la terreur de lâaveu. Ah ! si on ne lui demandait pas de se dĂ©noncer, de rĂ©parer, peut-ĂȘtre avouerait-il ? Il nâa pas lâair mĂ©chant, le PĂšre Levrou ! Et puis il ne sera pas Ă©tonnĂ©, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout⊠tout ! et sâen irait en vacances, le cĆur allĂ©gĂ©. » Encore une demi-heure, et lâĂ©tude sera finie ce sera trop tard. Non, il nâose pas, et son cĆur se tourmente. Il cherche un moyen terme forcer le PĂšre Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvĂ© ! Comment nây a-t-il pas pensĂ© plus tĂŽt ? il se confessera et lui dĂ©clarera aussitĂŽt aprĂšs, quâil ne veut pas se dĂ©noncer, par consĂ©quent quâil est inutile de lui donner lâabsolution et la communion. La voilĂ la solution ! Il ne lui faut plus quâun prĂ©texte pour sortir. Justement il ne mâa dit ni oĂč, ni quand il dit sa messe. Je vais lâavertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout sâagence au grĂ© de son dĂ©sir, il hĂ©site, il nâa plus quâun quart dâheure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le PĂšre Levrou doit officier au salut, sâil veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lĂšve de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de lâĂ©tude. Le voici au premier Ă©tage, dans la galerie prĂšs de la chambre de lâabbĂ©. Son cĆur bat Ă se rompre. Pourtant sa visite nâa rien dâextraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la premiĂšre porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrĂštement Ă la seconde porte Entrez ! fait une grosse voix chantante. Câest vous, Antone Ramon, quâest-ce que vous avez encore oubliĂ© ? Votre tĂȘte ? Vos oreilles ? â En tout cas, ce nâest pas sa langue ! » riposte lâabbĂ© Russec. LâabbĂ© Russec est lĂ . Quelle dĂ©ception ! Antone espĂ©rait trouver le PĂšre Levrou seul ! La fatalitĂ© sâacharne sur lui. Tant pis, il sombrera ! Je venais vous demander, rĂ©pond-il en balbutiant, Ă quelle heure est votre messe ? â Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? sâĂ©crie lâabbĂ© dâun air railleur, tandis que son confrĂšre rit Ă gorge dĂ©ployĂ©e. â Eh bien, Ă quatre heures et demie, sera-ce assez tĂŽt ? » Et il continue de rire. Lâenfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitĂ©e par un violent remous. Câest peut-ĂȘtre trop tĂŽt, poursuit la voix ironique. Ă six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons Ă la chapelle de lâinfirmerie. Câest entendu. â Merci, Monsieur lâabbĂ©. » Antone intimidĂ© se retire gauchement en se redisant intĂ©rieurement Tant pis ! » DĂ©jĂ il a refermĂ© la porte derriĂšre lui et se retrouve dans le tĂ©nĂ©breux vestibule lorsque la voix de lâabbĂ© Levrou le rappelle Antone ! Antone ! » Il rentre aussitĂŽt et demande dâun ton accablĂ© Monsieur ?⊠â Est-ce que vous avez Ă©tĂ© sage aujourdâhui ? â Oui, Monsieur. â Vous ne dites pas cela dâun ton bien assurĂ©, » reprend le prĂȘtre plutĂŽt par lĂ©gĂšre taquinerie que par sĂ©rieuse enquĂȘte. Mais tandis quâil le regarde, il voit que lâenfant baisse le front et quoiquâil nâaperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme Ă ses paupiĂšres ; dâun regard il fait signe Ă lâabbĂ© Russec qui se retire prĂ©cipitamment sous le prĂ©texte de se prĂ©parer au salut. Une fois seul en face de lâenfant Mon petit, dit lâabbĂ© Levrou, vous avez quelque chose qui vous gĂȘne. » Il lui a pris la main quâil sent trembler dans la sienne et devine plutĂŽt quâil nâentend la voix implorante lui avouer Je ne me suis pas confessĂ©. » Merveille unique Ă remplir dâĂ©tonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, quâil puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchĂ©s sur chacune dâelle, Ă©coutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse sâexercer auprĂšs de lâenfant Ă lâĂąge oĂč justement se forme sa volontĂ©, et quâun prĂȘtre puisse recevoir ce que nâobtiendra jamais ni le pĂšre, ni la mĂšre. Quel levier pour lâĂ©ducation ! Et comment tous ceux qui rĂȘvent de former lâhumanitĂ© selon leur idĂ©al nâen seraient-ils pas jaloux ? LâabbĂ© Levrou tout Ă lâheure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller aprĂšs la fatigue de la journĂ©e, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prĂȘtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothĂšque, et murmure Restez lĂ , je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lĂšve vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes. ⊠à moins que vous ne prĂ©fĂ©riez ?⊠» Lâenfant fait un geste dâassentiment. Et le prĂȘtre sâasseoit sur sa chaise prĂšs du prie-Dieu. Ă ce moment un pas retentit dans la galerie. Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant quâil va demander au prĂ©fet de discipline de le faire remplacer pour le salut. LâabbĂ© Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle. Maintenant le PĂšre Levrou est prĂšs dâAntone agenouillĂ©, il lui prend la tĂȘte dans son bras gauche Eh ! bien, mon enfant. â Mon pĂšre, jâai trichĂ©, murmure Antone. â Voyons pourquoi avez-vous trichĂ© ? » demande affectueusement le prĂȘtre. Antone est un peu Ă©tonnĂ©. Ătait-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? » Antone ne rĂ©pond pas. Je suis certain, reprend lâabbĂ©, que vous nâavez pas obĂ©i Ă ce sentiment de basse vanitĂ©. Voyons, il nây a pas un peu de rancune, de froissement ? » Antone se sent dĂ©couvert, pĂ©nĂ©trĂ© ; en mĂȘme temps il comprend si clairement le dĂ©sir du prĂȘtre de lui faire du bien quâil se laisse aller il avoue, il avoue sa dĂ©ception, sa jalousie furieuse, son amitiĂ© tournĂ©e en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaĂźt quâil a rencontrĂ© de pires condisciples, quâil a cĂ©dĂ© Ă de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait quâil ne doit pas mĂȘler de dĂ©nonciations Ă ses aveux personnels. Mais lâabbĂ© qui sent cette petite Ăąme toute frissonnante, se garde bien de lâinterrompre, il la laisse se vider, Ă©puiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui lâĂ©touffaient, qui la noyaient et lâĂ©coute sans protester. Câest tout, mon pĂšre. » Bien, mon enfant. » Ce Bien » semble bizarre aprĂšs de tels aveux ; Antone a peur, il reprend. Mon pĂšre ?⊠â Vous avez encore quelque chose qui vous gĂȘne, mon enfant ? â Mon pĂšre, ne me donnez pas lâabsolution ! â Pourquoi, mon enfant ? â Parce que je ne peux pas me dĂ©noncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilĂšge en communiant. » LâabbĂ© Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tĂȘte dâAntone dans son bras et penchĂ© sur lui, murmure Vous ĂȘtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous ĂȘtes confessĂ© bien sincĂšrement, nâest-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez Ă©tĂ© trĂšs courageux ? Oui, câest bien, et je remercie Dieu de vous avoir donnĂ© une telle force, une telle grĂące. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ? â Oh ! non. â Eh bien, alors ? â Mais je ne peux pas me dĂ©noncer, jâaime mieux partir demain et ne plus revenir ici. â Au moins seriez-vous dĂ©cidĂ© Ă laisser une lettre dâaveu et de repentir pour le SupĂ©rieur ? â Oh ! pourvu que je ne sois pas lĂ , ça mâest Ă©gal ! â Câest dĂ©jĂ une solution. Pourtant, Ă©coutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. Jâexamine avec vous. Voyons, vous avez fait tort Ă Georges MorĂšre, lui en voulez-vous encore ? » Antone fond en larmes Non, dit-il, je suis trop malheureux. » LâabbĂ© sâarrĂȘte et le laisse pleurer, puis Ăcoutez-moi bien. Je suppose quâil vous dise âJe te pardonne tout le mal que tu mâas fait !â ; accepteriez-vous la rĂ©conciliation ? â Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas. â Mon petit, il le veut, il nâaurait pu faire ses PĂąques ce matin, sâil ne vous avait pardonnĂ© sincĂšrement. Tout serait donc rĂ©glĂ© de ce cĂŽtĂ©. Maintenant, vous avez montrĂ© une longue obstination, inexplicable si vous nâaviez Ă©tĂ© poussĂ© par un mauvais camarade. Ătes-vous dĂ©cidĂ© Ă rompre avec lui ? â Oui, mon pĂšre. â Ă ne plus jamais lâĂ©couter ? â Oui, mon pĂšre. â TrĂšs bien, mon petit Antone. Il ne reste plus quâun point Ă dĂ©cider. » LâabbĂ© se recueillit, il sentait quâil abordait le plus rude de la tĂąche. Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli Ă lâĂ©gard de vos condisciples, de Monsieur le SupĂ©rieur, de vos parents, aussi bien quâĂ lâĂ©gard de Georges MorĂšre et de sa famille ? » Antone se prend Ă sangloter, câest Ă©videmment le poids quâil sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible Ă soulever. Comprenez-vous, continue le prĂȘtre, que vous mĂ©ritez une punition ? â Oui ! murmure lâenfant. â Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliquĂ©. Si vous mâen donnez la permission, â vous mâentendez bien â jâenverrai Georges MorĂšre chez Monsieur le SupĂ©rieur⊠Ăcoutez-moi jusquâau bout il lui dira que vous ĂȘtes prĂȘt Ă avouer votre faute, il intercĂ©dera pour vous, et demandera quâon soit indulgent, et Monsieur le SupĂ©rieur ne vous infligera quâune retenue de vacances. » Antone ne pleurait plus, il Ă©coutait de toute son Ăąme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite. Alors, vous Ă©crirez Ă vos parents une lettre dâexcuses que je porterai moi-mĂȘme. Ne craignez rien, je les disposerai Ă vous recevoir comme lâenfant prodigue. â Mais, Monsieur le SupĂ©rieur ?⊠fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever. â Ăvidemment, il fera part Ă vos camarades de votre aveu et de votre punition. â Ah ! » soupira lâenfant effrayĂ©. LâabbĂ© eut peur il voyait Antone se mordre les lĂšvres et garder le silence ; câĂ©tait lâinstant critique. Bah ! reprit-il, quâest-ce qui va se passer ? Dâabord, vous nây serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sĂ»r que le SupĂ©rieur vous fĂ©licitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage Ă rĂ©parer votre faute. LĂ -dessus, tout le monde sâen ira en vacances et tout sera oubliĂ©. Georges MorĂšre au retour, si je le lui dis, sera le premier Ă vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous rĂ©parez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguĂšre, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arrachĂ© Ă la puissance du dĂ©mon. » Antone est tout stupĂ©fait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicitĂ©, et quel dĂ©vouement ce bon abbĂ© Levrou le dĂ©gage du chaos de ruines qui lâaccablaient. Il accepte, il veut demander pardon Ă Georges MorĂšre. Il est si heureux dâĂȘtre dĂ©livrĂ©, quâil refuse le secours de MorĂšre, et veut aller lui-mĂȘme tout avouer au SupĂ©rieur. Enfin le prĂȘtre se recueille et lorsquâil a prononcĂ© les paroles de lâabsolution Pour pĂ©nitence, lui dit-il, vous rĂ©citerez la belle priĂšre Ă Saint-Michel âSancte Michael Archangele defende nos in praelioâ, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rĂŽdent Ă travers lâunivers pour la perdition des Ăąmes âSatanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundoâŠâ » Le lendemain matin, aussitĂŽt aprĂšs la messe, le SupĂ©rieur entrait dans lâĂ©tude des troisiĂšmes tout Ă©tonnĂ©s Mes chers enfants, leur dit-il, il sâest passĂ© naguĂšre un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en rĂ©vĂ©ler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, aprĂšs avoir trichĂ© en composition, obstinĂ©ment a niĂ© sa faute, accusant Georges MorĂšre de dĂ©nonciation calomnieuse. Hier soir, cĂ©dant bien tard Ă de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre sâavouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sĂ©vĂšres punitions, la supplication de ses maĂźtres mâempĂȘchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privĂ© de deux jours de vacances. » Un murmure dâĂ©tonnement court sur tous les bancs. Le SupĂ©rieur poursuit Si grande que soit sa faute, jâespĂšre que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me lâavouer. Je lâespĂšre aussi, en bons camarades, vous Ă©viterez de divulguer cette pĂ©nible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez lâhorreur du mensonge, vous lui savez grĂ© de son Ă©clatante rĂ©paration et lui rendez votre estime. » Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges MorĂšre Ă©coute, stupĂ©fait ; de lâautre cĂŽtĂ© de lâĂ©tude, Modeste Miagrin dĂ©vore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille rĂ©volution, Ă son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorĂ©navant est engagĂ©e entre lui et Georges MorĂšre ; lâun des deux certainement partira ; sera-t-il obligĂ©, dĂšs ce matin, dâuser de ses derniĂšres armes ? Antone lâa-t-il dĂ©noncĂ© ? Presque aussitĂŽt Georges est appelĂ© par lâabbĂ© Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant Georges, je te demande pardon⊠â Câest bien, mon petit, interrompt lâabbĂ©, donnez-vous une poignĂ©e de main et que tout soit oubliĂ© ! â Oh ! moi jâoublie tout, rĂ©pond Georges MorĂšre, mais câest ma pauvre maman ! â Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prĂȘtre, le pardon doit ĂȘtre plein. Antone a rĂ©parĂ© sa faute, si vous ne voulez pas ĂȘtre amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. » MalgrĂ© sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste dâamitiĂ© ? Moi, dit MorĂšre, je ne demande plus Ă ĂȘtre ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! » Antone froissĂ© de cette indiffĂ©rence et craignant des rĂ©vĂ©lations indiscrĂštes se hĂąte de riposter. Je nâai pas le droit dâoublier les services quâil mâa rendus. â Quels services ? » demande lâabbĂ© Levrou. Ă ce moment Luce Aubert vient prĂ©venir MorĂšre que lâappel pour Meximieux est fait. Antone continue Câest Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, mâa sauvĂ© du renvoi. â Lui, il a osĂ© te raconter cela ? Tu peux lui dire quâil est un rude menteur. â Qui est-ce alors ? demande Antone. â Mais, câest moi. â Voyons, Georges, hĂątez-vous de descendre, interrompt lâabbĂ© Levrou, vous allez manquer votre train. Dites Ă vos parents que je ne puis les voir Ă midi comme câĂ©tait convenu, mais seulement ce soir. â Ah ! si jâavais su, » murmure Antone avec dĂ©sespoir. CHAPITRE XVI â LâART DE DĂFORMER LES CONSCIENCES En descendant Ă la gare de Lyon, lâabbĂ© Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffĂ©es de capotes roses assez extravagantes. Elles se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt vers lui. Et Tonio ? OĂč est Antone ? Quâavez-vous fait dâAntone ? â Il ne vient pas aujourdâhui, Mesdames. â Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !⊠Câest grave ?⊠Pourquoi ne sommes-nous pas prĂ©venues ? Son pĂšre et sa mĂšre sont Ă Nice ! Quâallons-nous devenir, Mimi ?⊠Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un tĂ©lĂ©gramme ? Ăa va en faire un coup Ă CĂ©leste ! Le pauvre petit ! Ă quelle heure le prochain train pour Bourg ? Câest cela, allons Ă Bourg ! » LâabbĂ© eut bien de la peine Ă les empĂȘcher de reprendre le train dâune heure 18, en leur affirmant quâAntone nâavait pas lâombre dâune indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles Ă leur dire, les deux tantes rentrĂšrent avec lui place Bellecour. Mais pourquoi nâest-il pas venu avec les autres ? â Vous connaissez sans doute, mesdames, lâhistoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?⊠â Si nous la connaissons ! Quand je pense quâon a osĂ© mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur lâabbĂ©, si câĂ©tait mon enfant Ă moi, vous mâentendez, il ne serait pas restĂ© dans votre maison une heure de plus, une minute de plus. â Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui nâa jamais menti ! â Eh bien ! Madame, il aura menti une fois. â Comment mentir ! jamais un Ramon nâa menti. Ah ! Monsieur lâabbĂ© ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela Ă mon frĂšre. â Il aurait fait un malheur ! dĂ©clare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ? â Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur lâabbĂ©, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve ! â Ah ! le pauvre enfant, sâĂ©crie tante Mimi, comme il doit souffrir dâĂȘtre soupçonnĂ©, lui si bon, si loyal, si dĂ©licat⊠Oui, la preuve ? â La voici, dit lâabbĂ© nullement Ă©mu de ces dĂ©monstrations, et il prĂ©sente une enveloppe. â Quâest-ce que câest que ça ? â Câest la lettre dâAntone Ă ses parents pour leur demander pardon dâavoir menti car il a tout avouĂ©. » Il croyait les trop crĂ©dules demoiselles confondues et sâattendait Ă un silence douloureux sinon Ă des excuses ; mais immĂ©diatement tante Zaza repart Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit ! â SĂ»rement, sa mĂšre lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il nâa pas voulu venir avant dâavoir obtenu son pardon ! â Il faut lui Ă©crire de venir. Si vous nous lâaviez dit Ă la gare, on aurait tout de suite tĂ©lĂ©graphiĂ© âJe te pardonne, reviens.â â Non, Madame, interrompt lâabbĂ© un peu froissĂ©, il ne serait pas revenu⊠â Pourquoi cela ? â Parce quâil est privĂ© de deux jours de vacances, comme punition. â PrivĂ© de deux jours ! sâexclament les deux tantes dâun seul cri, dâun seul cĆur ! â Oui, Mesdames. â Deux jours pour une peccadille, un rien ! â Un rien, madame, un mensonge ! â Mais il nây a pas de quoi fouetter un chat ! repart impĂ©tueusement tante Zaza. â Sâil avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il nây aurait pas eu assez de jours dans lâannĂ©e ! â Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ? â Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnĂȘtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de trĂšs honnĂȘtes gens. â Son pĂšre, ajoute tante Zaza, Ă son Ăąge en faisait bien dâautres. Jamais on ne lâa puni pour de pareilles niaiseries. â Oh ! Madame, interrompt le prĂȘtre⊠â Et câest aujourdâhui un trĂšs honnĂȘte homme. â Madame⊠â Je ne vous permettrai pas dâen douter, Monsieur lâabbĂ©. â Voulez-vous me⊠â Non, Monsieur lâabbĂ©, je respecte en vous le caractĂšre de prĂȘtre, mais vraiment câest trop fort, chez nous, douter de lâhonorabilitĂ© de mon frĂšre !⊠â Câest loin de ma pensĂ©e, Madame, mais⊠â Ă la bonne heure. â Mais Antone pendant un mois sâest obstiné⊠â Câest parce quâon nâa pas su le prendre, rĂ©plique tante Mimi dâune voix indignĂ©e et victorieuse. Ă nous, il a toujours dit la vĂ©ritĂ©. â Câest chez vous quâil a appris Ă mentir ! lance tante Zaza. â Permettez, Madame, Monsieur le SupĂ©rieur lâa pris⊠â Il lâa intimidĂ© avec ses grands airs. â Son professeur⊠insiste lâabbĂ© Levrou. â Quâest-ce quâil connaĂźt en dehors de son grec et de son latin ? â LâabbĂ© Perrotot, son directeur⊠â Madame de Saint-EstĂšphe le connaĂźt celui-lĂ . Elle a raison, il nâest pas fort. â Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indĂ©finiment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ? â Ce nâest pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le SupĂ©rieur seul⊠â Eh bien ! allons voir le SupĂ©rieur, Ă la fin. â Il est absent, Madame. â Alors quoi ! cet enfant est abandonnĂ© ! â Non, Madame, il sera aux mains de lâabbĂ© Russec aujourdâhui et de lâabbĂ© ThiĂ©baut demain jusquâĂ 5 heures. â Câest inouĂŻ. Eh bien ! nous irons le chercher quand mĂȘme. â Vous ne le verrez pas. â Si on nous le refuse, nous nous adresserons Ă la gendarmerie. â Il faudrait un mot des parents. â Nous lâaurons. En tous cas vous pouvez ĂȘtre sĂ»r quâil ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. » TrĂšs rouges, trĂšs droites, elle congĂ©diĂšrent lâabbĂ©, peu terrifiĂ© de ces grandiloquentes menaces. RestĂ©es seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiositĂ©. Quâest-ce quâil pouvait y avoir lĂ -dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? Tu vas voir quâils vont nous gĂąter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi. Le lendemain, Antone revenait Ă Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son pĂšre trĂšs bon, mais trĂšs emportĂ©, sa mĂšre trĂšs faible, mais trĂšs sensible, et, maintenant quâil approchait de Lyon, se rĂ©veillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il Ă©tait effrayĂ© des rĂ©percussions que sa conduite de collĂ©gien pouvait avoir sur ceux quâil aimait. LâabbĂ© Levrou lâavait aidĂ© Ă faire sa lettre dâexcuses et lâavait devancĂ©, mais il nâavait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme lâenfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant Ă la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha Ă la portiĂšre et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son pĂšre, ni sa mĂšre, nâavaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peinĂ© de cette absence, il se prĂ©parait Ă subir les justes reproches de ses tantes. Tiens ! le voilĂ , Mimi ! Mimi ! le voilĂ ! » Comme deux ibis roses effarouchĂ©s, les deux tantes se prĂ©cipitĂšrent sur Antone avant mĂȘme quâil ne fĂ»t sur le quai. Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il quâils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-ĂȘtre intelligents, mais ils nâont pas de cĆur. Viens vite Ă la maison. » Et elles lâentraĂźnaient aveuglĂ© de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis Tu sais, papa et maman ne sont pas lĂ ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz⊠Ah ! ne nous dĂ©mens pas ! Jâai reçu ton abbĂ© Levrou, un homme sans tact. Il sâen souviendra de notre rĂ©ception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous nâavons pas envoyĂ© ta lettre Ă papa. â Ah ! » fit Antone terrifiĂ© Ă la pensĂ©e quâelle lui serait remise Ă son retour de Nice. Non, non, penses-tu, ton pĂšre qui a une maladie dâestomac, nous nâavons pas voulu lui faire un coup pareil au cĆur ! Nous lâavons dĂ©chirĂ©e, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as Ă©tĂ© malade⊠Tire la langue justement tu as la langue un peu chargĂ©e. Nous avons tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu avais un peu de bronchite et que le mĂ©decin nâavait pas voulu te laisser partir de peur de complications. VoilĂ , tout est arrangĂ©, embrasse-moi ! » Et câest ainsi que se dĂ©noue en famille la crise dâune conscience, Ă cet Ăąge terrible de la quatorziĂšme annĂ©e. Trois jours aprĂšs ses parents revinrent, lĂ©gĂšrement inquiets de sa santĂ©. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguĂ©e. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout Ă la fin ne se dĂ©couvrĂźt. Mais dĂšs que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, oĂč la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naĂŻve simplicitĂ©, les deux tantes la ramenaient Ă des sujets plus sĂ»rs et Antone apprenait Ă leur Ă©cole tous les secrets de la plus fine diplomatie. Cependant, il Ă©tait sĂ©vĂšrement puni. Oui, il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© avoir tout avouĂ© et avoir retrouvĂ©, dans la petite ville de lâavenue Gravier, sa chambre dâenfant oĂč lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, il travaillait prĂšs du bon abbĂ© Brillet il aurait aimĂ© prier sur sa tombe oĂč une grande couronne rappelait les regrets de son Ă©lĂšve affectionnĂ©, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il lâavait oubliĂ© en mĂȘme temps que ses derniers conseils il nâavait pas cherchĂ© Ă devenir un homme Ă©nergique et utile, un caractĂšre viril et chrĂ©tien ! Que devait penser le bon prĂ©cepteur de son Ă©lĂšve autrefois si pieux, si confiant, aujourdâhui enserrĂ© dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il rĂ©solut de tout rĂ©vĂ©ler Ă sa mĂšre, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie. Le jour mĂȘme, il chercha Ă la voir seule pour sâouvrir Ă elle mais on devait faire une promenade Ă Neuville ; dans le tumulte des prĂ©paratifs, lâĂ©tourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serrĂ© dans la victoria entre sa mĂšre et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta Ă ses lĂšvres. Toute heureuse de cette splendide journĂ©e, elle lui tenait la tĂȘte dans ses bras comme sâil avait encore six ans et lâembrassait longuement. Et moi ! et moi ! » sâĂ©criĂšrent coup sur coup les deux tantes. Mais Antone refusa Ă©nergiquement, malgrĂ© leur irritation et elles furent obligĂ©es de dĂ©verser leur tendresse sur le bon KhĂ©m, un petit fox-terrier qui, depuis le dĂ©part dâAntone, Ă©tait leur occupation favorite. Le soir, avant dĂźner, au petit salon, il espĂ©ra retrouver sa maman seule, lâemmener dehors sur le perron, puis dans une allĂ©e du parc, mais elle dĂ©clara que le temps avait fraĂźchi câĂ©tait imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et dâexpansion, toute au souci dâune toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin. Toute la semaine il chercha, mais en vain, lâheure de ses confidences. DĂšs que sâapprochait la joie dâune conversation seul Ă seule, le pĂšre ou une tante survenait subitement, la mĂšre distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite Ă faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait Ă Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de lâemmener, mais elle se mit Ă rire Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus tâavoir toujours dans mes jupes, comme Ă sept ans ! » Malheureuse, craignez plutĂŽt le jour oĂč ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes ! Lâincident de la composition Ă©tait clos comme par un traitĂ© secret ; personne nâen ouvrait la bouche. Antone, rebutĂ©, renonça. Il sâĂ©chappait parfois, mais avec difficultĂ©, pour faire des excursions Ă bicyclette. Son pĂšre, sa mĂšre, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sĂ©vĂšrement ces heures de sortie. Il descendait la cĂŽte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait Ă Georges MorĂšre et Ă sa mĂšre. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle quâil lâavait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses derniĂšres paroles Oh ! moi jâoublierai tout, mais câest ma pauvre maman⊠» Il avait compris que dĂ©sormais, il nâaurait plus lâamitiĂ© de Georges, Ă moins que⊠mais il nâosait suivre sa pensĂ©e ou plutĂŽt son imagination lĂ oĂč elle le conduisait nĂ©cessairement. Et bientĂŽt il rentrait Ă Sermenaz tout attristĂ© par le souvenir de cette amitiĂ© brisĂ©e et qui ne pourrait plus se renouer. CHAPITRE XVII â ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIĂS AprĂšs avoir quittĂ© les demoiselles Ramon, lâabbĂ© Levrou reprenait le train et descendait Ă Meximieux, oĂč il Ă©tait reçu trĂšs cordialement par Georges. Une heure aprĂšs son arrivĂ©e, lâabbĂ© avait dĂ©jĂ conquis toute la famille MorĂšre par sa bonne humeur, ses plaisanteries Ă lâadresse de la petite Bridgette, la simplicitĂ© de ses maniĂšres. Dâailleurs il Ă©tait messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux dâAntone. LâabbĂ© Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps Ă bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges. LâabbĂ© Levrou ne tarissait pas dâĂ©loges. Cependant, disait le curĂ©, il y a un point qui mâinquiĂšte, câest cette raideur, cette duretĂ© de caractĂšre, cette fiertĂ©, sans jactance, mais qui nâen est que plus obstinĂ©e. â Et qui lui a fait bien du mal, ajouta lâabbĂ© Levrou. Certes sâil avait Ă©tĂ© plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eĂ»t Ă©vitĂ© tous ces ennuis et lâeĂ»t gardĂ© de bien mauvaises compagnies. â Câest vrai », rĂ©pondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigĂ©es aux vacances du jour de lâan, et trop bien tenues. Câest vrai mais Ă cet Ăąge ils ne sont pas encore assez formĂ©s eux-mĂȘmes, pour quâon les croie capables de former les autres. Jâai toujours suivi les principes des PĂšres JĂ©suites et de Mgr Dupanloup sur les amitiĂ©s particuliĂšres. Vous savez que ce dernier veut quâon les poursuive impitoyablement, quâon les rende impossibles par tous les moyens, mĂȘme par le ridicule, mĂȘme par le renvoi. â Sans doute, câest une matiĂšre trĂšs dĂ©licate, mais lorsquâon a affaire Ă deux Ăąmes dont lâune est trĂšs forte, trop dure mĂȘme, lâautre trĂšs mallĂ©able, nâest-ce pas exagĂ©rer que dâempĂȘcher toute amitiĂ© ? Or, câest le cas de Georges et Antone. Remarquez que câest ce petit nouveau qui le premier avait donnĂ© toute sa confiance Ă son condisciple plus ancien et quâil admirait naĂŻvement. Câest le plus jeune qui recherchait le plus ĂągĂ©, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui dĂ©clare quâil ne veut plus de confidences, plus de conversations particuliĂšres, plus dâamitiĂ© en un mot. Il lâa froissĂ©, lâautre sâest rejetĂ© sur les pires et mĂȘme a voulu se venger de ses dĂ©dains. CâĂ©tait fatal. JâĂ©tais de votre avis naguĂšre. Aujourdâhui je crois quâon ne peut poser aucune rĂšgle absolue. Certains enfants ont besoin de trĂšs bonne heure dâune Ă©ducation sentimentale, et un bon ami de collĂšge peut ĂȘtre pour eux le salut. Ă mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de tĂ©moigner un peu dâamitiĂ© Ă ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsquâil le verra rentrer des vacances, effarĂ© de lâaccueil quâon lui rĂ©serve. Convenez avec moi que vous vous ĂȘtes trompĂ©. » Le curĂ© hochait la tĂȘte En Ă©ducation je suis pour la prĂ©servation Ă outrance. Georges est un bon enfant. Lâautre mâapparaĂźt au contraire comme trop dĂ©veloppĂ©, trop affinĂ© et capable dâassez mauvaises actions, si jâen crois lâhistoire de son obstinĂ© mensonge. Par consĂ©quent que Georges le tienne Ă distance ; sans malveillance, ni dĂ©dain Ă©videmment. â Et câest ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-Ă -vis dâAntone Ramon, celui-ci croira nĂ©cessairement Ă une rancune persistante. Je pense au contraire quâen le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges Ă prendre de lâascendant sur ses amis, Ă faire de lâapostolat, Ă sâaffermir dans cette pensĂ©e que les bons ne doivent pas ĂȘtre bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres. â On les pousse Ă lâorgueil. Le rayonnement de lâexemple est encore le meilleur apostolat. â Sans doute, mais la nature humaine est trop portĂ©e Ă dĂ©couvrir les petits cĂŽtĂ©s, les travers, les ridicules, pour se laisser entraĂźner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons Ă une Ă©poque oĂč je voudrais voir les bons enfants sâafficher dĂšs leurs premiĂšres annĂ©es comme les champions du bien. â Et si vos champions font des chutes et des scandales ? â Il y en aura toujours. Du moins les dĂ©faillances et les dĂ©fections apparaĂźtraient de bonne heure ce quâelles sont, câest-Ă -dire des oublis ou des lĂąchetĂ©s, et les autres concluraient Ă plus de dĂ©fiance dâeux-mĂȘmes, câest vrai, mais aussi Ă la nĂ©cessitĂ© dâune action plus virile et plus conquĂ©rante⊠» Longtemps les deux prĂȘtres discutĂšrent mais sans se convaincre. Le curĂ© de Meximieux rĂ©pĂ©tait sans cesse Dangereux ! dangereux ! » ; lâabbĂ© Levrou, sans nier le danger, montrait quelle sĂ©rie de gĂ©nĂ©rations de foi anĂ©miĂ©e on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert. Il partit le soir mĂȘme aprĂšs avoir souhaitĂ© de bonnes vacances Ă Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultĂ©s dâun rĂŽle dĂ©licat mais utile auprĂšs dâAntone. CHAPITRE XVIII â UNE PROMENADE Ă BICYCLETTE On Ă©tait au mercredi 9 avril, veille de la rentrĂ©e, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller Ă Montluel Ă bicyclette. Quinze kilomĂštres, sâĂ©criait la tante, jamais ton papa ne voudra. â Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. » FlattĂ©e, la tante mit tout en Ćuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que câĂ©tait le dernier jour, le temps nâĂ©tait pas sĂ»r il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but Ă©tait un peu lointain. Une Ă une, elle leva toutes les difficultĂ©s. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de libertĂ© avant ses classes, la route Ă©tait coupĂ©e de villages et de fermes, sĂ»rs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train sâil Ă©tait fatiguĂ©. Surtout, dit-elle Ă Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais quâon mange Ă sept heures et demie, trĂšs exactement. â Oui, Mimi chĂ©rie. â Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau⊠Veux-tu un peu de brioche ? â Ah ! â Avec un petit flacon de malaga ? â Encore ! Non⊠non. » Et sautant en selle, tant il avait peur dâĂȘtre retardĂ©, Antone sâenfuit Ă toute allure vers Neyron en criant Au revoir ». Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! » Mais enfin libre, lancĂ©, tout Ă la joie du dĂ©part, Antone ne lâĂ©coutait pas, il chantait Ă©perdĂ»ment la romance chĂšre Ă sa famille Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine⊠» Et le vent remportait ces bouffĂ©es de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barriĂšres Ă©taient retirĂ©es, toutes les difficultĂ©s vaincues. Libre ! enfin libre ! AprĂšs avoir gagnĂ© la route de Lillieux â Mas Rillier, il avait brusquement tournĂ© Ă droite et par Petite CĂŽte descendait Ă toute vitesse les lacets rapides vers la grandâroute de Montluel. Ăpanoui dâindĂ©pendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort dâĂ©curie, Ă la fin de lâhiver, et revoit devant lui les grands prĂ©s oĂč il va pouvoir sâĂ©battre en libertĂ©. En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors quâil passait devant lâHĂŽtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflĂ©e derriĂšre lui. ĂtonnĂ© il se retourna et vit KhĂ©m, le malheureux KhĂ©m, qui, tirant la langue, les regards Ă terre, suivait sa roue dâarriĂšre. Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu tâen aller ? » Il sâarrĂȘta, menaça le pauvre fox qui, stupĂ©fait de cette colĂšre, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. Ă la sortie de la grandârue, comme il doublait la vieille Ă©glise et son cimetiĂšre il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiĂ©tante qui se mĂȘlait Ă la sienne. CâĂ©tait KhĂ©m, le bon KhĂ©m qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapĂ© Antone hors du bourg. Sale bĂȘte ! sale animal ! veux-tu⊠veux-tu tâen aller ? » KhĂ©m sâenfuit, mais, Ă trente mĂštres, il sâarrĂȘte et regarde son bon maĂźtre. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres KhĂ©m sâen va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met Ă le poursuivre Ă toute vitesse, en lâagonisant dâinjures et de menaces Sauve-toi ou je te tue ! » KhĂ©m dĂ©tale, dĂ©tale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et Ă fond de train sâĂ©lance vers Montluel pour mettre rapidement une trĂšs grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordĂ©s de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes sâouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgrĂ© les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive Ă la Boisse. Soudain il entend derriĂšre lui une dispute de chiens, une mĂȘlĂ©e de grognements et dâaboiements, et reconnaĂźt Ă ses hurlements de douleur le pauvre KhĂ©m. Il lâaperçoit, en effet, se dĂ©battant derriĂšre lui contre deux Ă©normes danois. Ămu il sâarrĂȘte, jette des pierres aux bĂȘtes assaillantes et dĂ©livre le fox qui, lâoreille saignante, boitant quelque peu, vient se rĂ©fugier prĂšs de lui. Câest bien fait, ça tâapprendra ; tu ne pouvais pas rester Ă Sermenaz ? qui est-ce qui tâa dit de me suivre ? Hein ! câest intelligent de mâavoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomĂštres, fais-en. » Sans plus sâobstiner Ă chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dĂ©passe Boisse. Ă quatre heures, il entre dans Montluel. Il nâest pas en retard, il nâa plus quâĂ revenir. Cependant dĂšs quâil entend sonner les quatre coups au clocher de lâĂ©glise, il presse lâallure. Ă la rue Saint-Ătienne, prĂšs de la place, il croit reconnaĂźtre un air de flĂ»te bien connu jouĂ© par deux artistes, mais le bruit dâun tombereau Ă©touffe la mĂ©lodie. Il se hĂąte, le voici sur la route de Pont dâAin. Il est clair que son but nâest pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges MorĂšre ? Peut-ĂȘtre. HĂ©las ! il connaĂźt sa faiblesse ; demain il rentrera comment se dĂ©fendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas Ă son secours, ne lâaide pas Ă repousser les manĆuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidĂšle KhĂ©m, il avait passĂ© Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derriĂšre et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussiĂšre. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulĂšrent, et une clartĂ© blafarde succĂ©da bientĂŽt Ă la grande lumiĂšre du soleil. Ă quatorze ans on ne doute de rien Antone sâimagina gagner lâorage de vitesse, et le corps presque soulevĂ©, le front sur son guidon, il se reprit Ă filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignĂ©s. Le vent lui Ă©tait favorable et la route descendait dâune façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres lĂ©gendes de malles-postes attaquĂ©es, et il apercevait au loin le clocher de PĂ©rouges, quand de grosses gouttes Ă©claboussĂšrent la route ; en mĂȘme temps au-dessus de lui, comme une armĂ©e en dĂ©route, de lourds nuages noirs, Ă©pouvantĂ©s, se sauvĂšrent, illuminĂ©s parfois dâun brusque Ă©clair ; les platanes rĂ©sistaient au vent, solides comme des athlĂštes. Antone prĂ©cipitait sa course fiĂ©vreuse, et, brusquement, comme une Ă©cluse qui sâouvre, la pluie et la grĂȘle sâabattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il sâobstinait ; lâaverse rebondissait sur la chaussĂ©e, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de sâarrĂȘter, de sâabriter dans la premiĂšre bicoque venue. MalgrĂ© la boue et les flaques dâeau il persĂ©vĂ©rait dans la fuite. Câest quâil venait de voir sur une borne Meximieux, 4 kilomĂštres. Cependant un coup de tonnerre retentit si prĂšs, un tel dĂ©luge sâeffondra sur lui quâil se dĂ©tourna vivement vers la route des Brosses, et sâarrĂȘta Ă la premiĂšre maison. Il frappa et entra plus ruisselant que sâil sortait du RhĂŽne. Trois fillettes pressĂ©es Ă la fenĂȘtre le regardĂšrent stupĂ©faites. LâaĂźnĂ©e avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman Ă©tait Ă PĂ©rouges. Elles lâexaminĂšrent en silence. Maintenant quâĂ lâabri, il entendait les rafales, le crĂ©pitement de la grĂȘle sur les vitres, le gargouillis de lâeau dans les gouttiĂšres, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournĂšrent vers lâinconnu de ses pieds une mare dâeau sâĂ©largissait peu Ă peu dans la chambre et menaçait de sâĂ©tendre jusque sous le lit. LâaĂźnĂ©e se prĂ©cipita sur les torchons et en bonne petite mĂ©nagĂšre se mit Ă Ă©ponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrĂȘter ce dĂ©sastre. Il se rĂ©signait Ă son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, dâabord noir dâencre, puis moins sombre, lâeau descendait en stries serrĂ©es, rĂ©guliĂšres, monotones. Une heure aprĂšs, la chute dâeau Ă©tait aussi abondante. Que faire ? Attendre la premiĂšre accalmie et reprendre au plus tĂŽt le train pour Lyon Ă la station de la Valbonne. De toute maniĂšre il ne serait pas rentrĂ© pour six heures et demie. Immobile Ă la fenĂȘtre, il regardait la forĂȘt de lances de lâorage peu Ă peu, lâeau de ses vĂȘtements le pĂ©nĂ©trait, son linge mouillĂ© se refroidissait, il frissonna. Ă ce moment la petite fille dit Ă mi-voix Il y a un chien qui se plaint Ă la porte. » Antone alors se rappela KhĂ©m, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillĂ©, entra en se secouant et en toussant. Vers cinq heures et demie la pluie sâarrĂȘta. Antone songea Ă lâinquiĂ©tude maternelle, Ă la colĂšre de son pĂšre et malgrĂ© lui tournant le dos Ă Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne. Au bout dâun kilomĂštre il interpella un paysan qui revenait la tĂȘte couverte dâun sac Ă blĂ©. Pourriez-vous me dire Ă quelle heure part un train pour Lyon ? â Pas avant sept heures et demie, » rĂ©pondit lâhomme. Sept heures et demie ! câĂ©tait lâheure Ă laquelle il devait ĂȘtre arrivĂ© ! Il ne pouvait plus espĂ©rer ĂȘtre chez lui avant huit heures et demie. Il rĂ©flĂ©chit, et, sans quâil sâen doutĂąt, se laissa entraĂźner Ă son caprice. Son plan Ă©tait simple il avait le temps dâaller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dĂ©pĂȘche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus dĂ©libĂ©rer, il tourna le dos Ă la Valbonne, fila sur la route lavĂ©e, faisant jaillir des fusĂ©es de boue, Ă©vitant Ă peine les larges flaques dâeau oĂč les arbres renversĂ©s ondulaient comme des hydres. Ă six heures, Ă lâembranchement de PĂ©rouges, une queue dâorage le força de sâabriter encore sous un hangar, mais obstinĂ© comme un enfant gĂątĂ©, rĂ©solu dâaller jusquâau bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premiĂšres lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas. CHAPITRE XIX â FIN DE PROMENADE La maison des MorĂšre sâĂ©levait au-delĂ de la ville, non loin dâune madone, au milieu dâun jardin ; une grille, entre deux acacias, la sĂ©parait de la route. Antone chercha longtemps enfin il remarqua des fers de lance Ă travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevĂšres ; derriĂšre, la coquette maison Ă©levait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchĂątre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartĂ©s du couchant. Il sâarrĂȘta ; câĂ©tait lĂ ; son cĆur battait dâĂ©motion. Maintenant quâil nâavait plus quâĂ sonner, il nâosait. Il se regarda couvert de boue, trempĂ© de la tĂȘte aux pieds, serait-il assez hardi pour se prĂ©senter en cet Ă©tat ? De quel droit venait-il chez Monsieur MorĂšre ? Il aurait dĂ» prĂ©venir au moins son ami. Et il attendait dehors Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait Ă une fenĂȘtre, il lâappellerait et tout sâarrangerait. » PrĂšs de lui KhĂ©m, tout boueux, se secouait avec frĂ©nĂ©sie, toussait, le regardait et bĂąillait Ă grand bruit. Les derniĂšres lueurs blanches sâĂ©teignirent derriĂšre la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais sâĂ©leva, Ă©goutta les arbres de la route et les sureaux du jardin dĂ©jĂ en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se dĂ©cidait pas, arrĂȘtĂ© par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derriĂšre les rideaux, puis apparut au premier Ă©tage. Une fenĂȘtre sâouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientĂŽt toutes les fenĂȘtres furent closes. La maison semblait se dĂ©rober Ă lâindiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vĂȘtements. Une toux obstinĂ©e le piquait Ă la gorge. Mais la maison nâentendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce nâĂ©tait pas la demie ; il nâavait alors que le temps de retourner Ă la station, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tait-il trop tard ? La rage dâĂȘtre venu jusque lĂ pour rien lui donna du courage. TrĂšs lĂ©gĂšrement il tira la sonnette, qui retentit Ă son grand effroi comme un appel aux armes. La porte sâouvrit, une voix de femme demanda du perron Qui est lĂ ? â Moi, rĂ©pondit Antone anĂ©anti. â Qui vous ?⊠â Un camarade de Georges. » Il nâosait dire son nom. Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumiĂšre. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas sâapprochĂšrent sur le gravier. CâĂ©tait Madame MorĂšre. Je vous demande pardon, Ă la nuit on craint toujours les rĂŽdeurs !⊠Mais, vous nâĂȘtes pas seul ? â Si, Madame, je suis venu Ă bicyclette. â Par ce temps affreux ! » Antone appuya sa bicyclette Ă la maison et entra dans le vestibule Ă©clairĂ© oĂč attendaient Bridgette, Marthe et Marie-ThĂ©rĂšse. Toutes les trois en le voyant poussĂšrent un cri de stupĂ©faction et Madame MorĂšre joignit les mains dans un geste dâhorreur. Ă ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon oĂč flambait un grand feu de bois. CâĂ©tait Monsieur MorĂšre. Je suis un peu mouillĂ©, dit Antone tout honteux. â Mais dâoĂč venez-vous ? interrogea le pĂšre Ă©pouvantĂ©. â De Sermenaz, » rĂ©pondit Antone confus et aussitĂŽt il ajouta Georges va bien ? â Il est chez son oncle Ă Montluel. » M. MorĂšre ne comprit pas la dĂ©ception dâAntone. Lâenfant se rappelait maintenant le duo de flĂ»te entendu un instant, câĂ©tait Georges MorĂšre et son oncle ! comment ne lâavait-il pas devinĂ© ? Quelle fatalitĂ© ! Mais mon petit ami, poursuivit M. MorĂšre, vous avez reçu tout lâorage sur la tĂȘte ? â Oh ! pas tout, rĂ©pondit Antone secouĂ© soudain dâune quinte de toux. â Malheureux enfant, reprit la mĂšre, câest risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis Ă la cuisine quâon fasse un grog trĂšs chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi Ă la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. » Ce fut immĂ©diatement le branle-bas. Antone Ă©tait conduit au premier par Madame MorĂšre, tandis que Marie-ThĂ©rĂšse tirait les vĂȘtements de lâarmoire, que Bridgette sâĂ©lançait vers la cuisiniĂšre et que Monsieur MorĂšre chauffait une chemise devant le feu du salon. Mais vous ĂȘtes trempĂ© jusquâaux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! » LĂ -dessus le mari rentra. Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, câest quâil se mette au lit. â Câest cela ! Mettez-vous au lit ! â Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur⊠â Pourquoi ? â Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon. â Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart dâheure quâil est parti, votre train. â Câest que papa mâattend. â Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. AprĂšs cet orage, il se doutera bien quâon vous a retenu. » Mais Antone Ă demi dĂ©shabillĂ©, baisse la tĂȘte et avoue Non, il ne sait rien. » Madame MorĂšre laisse tomber ses bras. Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiĂ©tude ils doivent ĂȘtre. » Antone grelotte⊠et bĂ©gaie Je ne pensais pas arriver si tard. â Voyons, reprend M. MorĂšre, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous dâabord au lit. Nous allons aviser. Hop ! » Lâenfant obĂ©it et bientĂŽt se glisse entre les draps. Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse ! crie Madame MorĂšre du haut de lâescalier, apportez du bois. â Maintenant, conclut le pĂšre, je vais tĂ©lĂ©phoner Ă votre papa. Comment vous appelez-vous donc ? â Antone Ramon. » Antone Ramon. Ă ce nom les deux Ă©poux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux. Quelle est lâadresse de vos parents ? demande M. MorĂšre avec vivacitĂ©. â ChĂąteau de Sermenaz par Miribel. » Marthe est rentrĂ©e dans la chambre avec Marie-ThĂ©rĂšse, tandis que le papa descend rapidement lâescalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule dâeau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-mĂȘme remonte de la cuisine avec le grog, en Ă©quilibre sur un plateau. RelevĂ© sur un coude, Antone boit Ă petits coups, harcelĂ© par la maman qui insiste pour quâil avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsquâil est secouĂ© par une quinte, Madame MorĂšre se hĂąte de le dĂ©barrasser et lui rend la tasse aprĂšs lâaccĂšs. Elle fronce les sourcils et contemple avec une Ă©motion douloureuse cet enfant qui lui semble bien dĂ©licat. Elle songe Ă lâinquiĂ©tude de son pĂšre et de sa mĂšre, et, certes, pardonne Ă Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du SupĂ©rieur. Elle nâose parler, car le petit malade est lui-mĂȘme trĂšs songeur Sans doute, croit-elle, il pense Ă la colĂšre de ses parents et Ă la rĂ©primande trop justement mĂ©ritĂ©e. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front dâAntone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme sâil attendait son dĂ©part. Il demande enfin Est-ce que Georges revient ce soir ? » Madame MorĂšre Ă©tonnĂ©e dâune pareille prĂ©occupation rĂ©pond doucement Non, mon petit ami, demain matin. â Ah ! rĂ©pond Antone trĂšs contrariĂ©, Ă quelle heure ? â Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer Ă la peine que fait Ă vos parents votre escapade. » Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumiĂšre joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule dâeau chaude. Tenez, mettez le moine sous vos pieds. â Ce nâest pas trĂšs catholique, remarque lâenfant en souriant. â Ce lâest encore moins, riposte Madame MorĂšre, de faire une course pareille Ă lâinsu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les Ă©paules, nâayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout Ă lâheure. » Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles. Antone est irritĂ©, il eĂ»t voulu se trouver seul avec Madame MorĂšre, et ne lâa pas Ă©tĂ© un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni rĂątelier dâarmes, ni tĂȘte de cerf, ni loriot empaillĂ©, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrĂ©es, trois rayons surchargĂ©s de livres de prix et de livres de classe et deux gravures Ă la maniĂšre noire, reprĂ©sentant lâune Notre-Dame de FourviĂšres, lâautre le chien du RĂ©giment dont deux soldats bandent la patte blessĂ©e, pendant que leurs camarades continuent de fusiller lâennemi. Tandis quâil contemple ces simples objets, ses idĂ©es se brouillent, les images se succĂšdent dans son esprit malgrĂ© lui, et lentement il glisse au sommeil. Lorsquâil sâĂ©veille en toussant, une pĂąle veilleuse de porcelaine blanche a remplacĂ© la lampe. Il doit ĂȘtre tard. Une forme noire se meut doucement dans la pĂ©nombre une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerĂ©e sirupeuse dâun calmant. Câest vous, Madame ? demande-t-il. â Chut ! rĂ©pond la voix basse, Ă peine distincte, ne parlez pas renfoncez-vous et dormez. » En mĂȘme temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fiĂšvre, sa bouche est sĂšche et sa respiration difficile il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame MorĂšre, il ne la lĂąche pas, et, quand lâaccĂšs est passĂ©, il la porte Ă ses lĂšvres et murmure Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. » Madame MorĂšre troublĂ©e, lâinterrompt. Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! » Mais il insiste Est-ce que vous me pardonnez ? â Oui, mon enfant, je vous pardonne. » Elle sâapproche de lui et le baise au front. Oh ! alors, demandez Ă Georges de rester mon ami. â Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. » Elle est plus touchĂ©e quâelle ne veut lâavouer de cette dĂ©marche dâAntone, de cette confiance en son fils, et de cette naĂŻvetĂ© conservĂ©e mĂȘme aprĂšs des fautes qui semblaient prouver une rouerie prĂ©coce. Tandis quâAntone se rendort, elle songe Ă cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causĂ© tant de troubles depuis le commencement de lâannĂ©e scolaire. FatiguĂ©e, peu Ă peu elle sâassoupit elle-mĂȘme dans le fauteuil prĂšs du lit de Georges, oĂč dort maintenant, dâun sommeil plus tranquille, Antone Ramon. CHAPITRE XX â LâĂGE INGRAT JusquâĂ quatre heures et demie, Ă Sermenaz on fut sans inquiĂ©tude. Seule, tante Mimi Ă©tait ennuyĂ©e de ne plus retrouver KhĂ©m. DĂšs que lâorage gronda les deux tantes sâaffolĂšrent ; Zaza impitoyable accablait sa sĆur de reproches. Mais toutes deux pensaient quâAntone Ă©tait arrivĂ© Ă Montluel. Ă six heures, malgrĂ© lâĂ©claircie, Antone ne revint pas. LâinquiĂ©tude gagnait les parents et M. Ramon dĂ©clarait quâil ne lui permettrait plus jamais de sortir Ă bicyclette. Ă sept heures, avec la nuit les angoisses redoublĂšrent. Lorsquâune voiture entra dans la propriĂ©tĂ©, ce fut une flamme de joie. Le voilĂ ! le voilĂ ! câest lui ! » criĂšrent les deux tantes. Mais, au premier tournant de lâallĂ©e montante elles reconnurent le landau de lâoncle Brice. LâinquiĂ©tude devint de lâĂ©pouvante. On parlait de tĂ©lĂ©graphier Ă la gendarmerie, de lancer Firmin Ă la recherche dâAntone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler lâenfant. Bah ! dit lâoncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! Ă quatorze ans, on est capable de se dĂ©brouiller, on nâest plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brĂ»lĂ©. â Une poularde, sâil te plaĂźt, rectifia M. Ramon. â Une poularde de Bresse ! câest sacrĂ© on nâa pas droit Ă une minute de retard ; Ă table ! » Et il entraĂźna tout le monde au salon. On servit. Mais toutes les oreilles Ă©taient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait dâentrain, malgrĂ© les efforts de lâoncle Brice. Brusquement, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se mit Ă appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut Ă lâappareil, suivi de sa femme et de ses sĆurs. Allo ! Comment ? Meximieux⊠Vous vous trompez, Monsieur⊠Câest Ă M. Ramon que vous parlez ?⊠Lui-mĂȘme⊠Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?⊠CouchĂ© !⊠Il est malade ?⊠Un peu de rhume⊠Ce nâest pas grave ?⊠SĂ»rement ?⊠Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?⊠Il a reçu toute lâaverse !⊠Ah ! le petit misĂ©rable ! comme je suis confus, Monsieur⊠Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gĂȘne⊠Jâen suis honteux⊠Si⊠allo ! si je ne craignais de vous troubler⊠allo ! allo !⊠je partirais immĂ©diatement⊠Ce nâest pas la peine⊠Bien⊠Dites-lui combien je suis irrité⊠Vraiment, il nây a pas lieu dâĂȘtre inquiet ?⊠Merci⊠DĂšs demain, Ă la premiĂšre heure, je serai chez vous⊠Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez⊠allo !⊠allo !⊠Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains dâavoir mal entendu⊠Monsieur MorĂšre, câest bien Monsieur MorĂšre ?⊠Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons⊠et toutes mes excuses⊠Si vous pouviez tĂ©lĂ©phoner demain matin⊠Jâabuse vraiment, mais vous comprenez les inquiĂ©tudes dâun pĂšre⊠Merci bien, Monsieur⊠Merci ! » La mĂšre, lâoncle, les deux tantes, tout le monde Ă©coutait cette moitiĂ© de conversation. Eh ! bien, dit CĂ©leste Ramon, que sâest-il passĂ© ? â Antone est allĂ© non pas Ă Montluel, mais Ă Meximieux. â Ă Meximieux ! â Oui, chez un Monsieur MorĂšre. â Comment ! Ce monsieur MorĂšre dont le fils lâa accusĂ© de tricherie ? â Mais non, tu te trompes, CĂ©leste. Ce nâest pas MorĂšre. â Je tâaffirme que câest MorĂšre. â Câest absurde, câest idiot, câest impossible ! â Jâen suis sĂ»re. â Tu confonds, je tâen prie, ne tâobstine pas. â Si, si, relis la lettre du SupĂ©rieur. » M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre Câest bien MorĂšre⊠et son fils Georges. Si jây comprends quelque chose je veux ĂȘtre pendu. Et ce papa qui nâavait pas lâair de savoir Ă qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tĂȘte dâimbĂ©cile, demain matin !⊠» Mais la mĂšre interrompt Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idĂ©e dâaller chez ces gens-lĂ ? â Monsieur MorĂšre vient de me dire quâAntone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivĂ© mouillĂ©, ce monsieur a craint quâil nâattrapĂąt une bronchite et a jugĂ© plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et dâattendre demain, pour nous le renvoyer. â Il nâest pas malade ? â Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce nâest pas sĂ©rieux⊠VoilĂ ! Pour une Ă©quipĂ©e, câest une Ă©quipĂ©e. Qui diable mâexpliquera cette idĂ©e dâAntone ? â Et KhĂ©m ! demande tante Zaza. â Ah ! KhĂ©m, laissez-nous la paix avec votre KhĂ©m. â Quarante kilomĂštres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox ! â Mais pourquoi sâen est-il allĂ© chez ce MorĂšre ? Vraiment je crois quâen effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crĂ©tins. Ă quoi rime ce voyage ? â Bah ! ton gamin se dĂ©niaise un peu, rĂ©pond lâoncle Brice. Ă son Ăąge nous en faisions bien dâautres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour⊠» Et il raconte pour la centiĂšme fois quâĂ douze ans, il Ă©tait parti sans rien dire pour la pĂȘche Ă six heures du matin et nâĂ©tait rentrĂ© chez lui quâĂ sept heures du soir. Ă peine le dĂźner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnĂ©e. Tu avais bien besoin de le laisser partir Ă bicyclette ! â CâĂ©tait bien utile de dĂ©chirer la lettre Ă son pĂšre ! â Si tu ne lâavais pas poussĂ© Ă cette promenade, la lettre Ă©tait enterrĂ©e. â Si tu nâavais pas dĂ©chirĂ© la lettre lâaffaire sâexpliquerait toute seule. » Survient CĂ©leste Ramon, inquiĂšte de cette longue absence. Quây a-t-il encore ? On me cache quelque chose ? â Ah ! câest bien simple, il vaut mieux tout tâexpliquer. » Et tante Mimi raconte la rĂ©ception de lâabbĂ© Levrou, la suppression de la lettre dâAntone, et lâimpasse oĂč les a mises Zaza, car câest Zaza qui est cause de tout. Mon Dieu ! pourquoi vous mĂȘlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » sâexclame Madame Ramon irritĂ©e. Que je suis malheureuse dâaimer ton enfant ! sâĂ©crie tante Zaza. â Nous sommes bien avancĂ©es ! Quâest-ce que va dire Armand ? » reprend CĂ©leste en se promenant tout agitĂ©e. Au bout dâune heure Armand apparaĂźt. Brice sâen va ! il voudrait bien vous prĂ©senter ses hommages. Vous nâavez pas fait grands frais pour lui ce soir. â Quâil est assommant, celui-lĂ ! » sâĂ©crie CĂ©leste, et elle descend rapidement. Comment ! dĂ©jĂ , vous partez ? â Oui, parce quâArmand prend le train de bonne heure ! â Ah ! quelle corvĂ©e, mon pauvre ami ! rĂ©pond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te fĂ©licite dâĂȘtre cĂ©libataire ! â Merci, mon ami, observe CĂ©leste froissĂ©e. â Bah ! câest lâĂąge ingrat, » rĂ©pond lâoncle Brice avec un Ă©goĂŻsme tranquille et souriant. Oui, mais ça commence de bonne heure, cet Ăąge lĂ , et personne nâa jamais su quand ça finissait. » Enfin lâoncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton Maintenant, dit-il Ă sa femme et Ă ses sĆurs, jâespĂšre que vous allez mâexpliquer ce mystĂšre car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de lâentreprise de mon garnement. » CĂ©leste rĂ©vĂšle toute lâaffaire, interrompue, rectifiĂ©e, complĂ©tĂ©e perpĂ©tuellement par les deux tantes. Alors câest Antone qui avait trichĂ©, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais câest inouĂŻ, câest inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drĂŽle, vous nâĂȘtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu dâaller chez ces gens quâil a embĂȘtĂ©s pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments oĂč je me demande sâil ne devient pas idiot. Il nous prĂ©pare dâheureux jours, ce gaillard-lĂ . Aussi je mâen vais le secouer dâimportance. â Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon. â Il nây a pas dâArmand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. Dâabord je vais y aller demain matin et puisquâil sâest moquĂ© de nous et dâeux il faudra quâil se mette Ă genoux, quâil leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole dâhonneur que je lâenferme dans une maison de correction, je lâenvoie Ă Mettray labourer la terre. â Armand ! â Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand dâune voix saccadĂ©e, tandis que Madame Ramon se jette Ă ses genoux et que les deux sĆurs, Ă cette tragique menace, se serrent Ă©pouvantĂ©es lâune contre lâautre. AprĂšs cette scĂšne, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversĂ© dans son fauteuil, examine la question avec moins de frĂ©nĂ©sie son opinion se rĂ©sume en ces exclamations Quelle sale corvĂ©e ! Quelle tĂȘte vais-je faire devant ce Monsieur ! Si jâenvoyais CĂ©leste ?⊠Mais non, elle ferait encore des sottises. » Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. Ă neuf heures il arrivait enfin Ă Meximieux. Lâair trĂšs digne, il pĂ©nĂ©tra dans le vestibule de Monsieur MorĂšre Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens Ă vous rĂ©vĂ©ler que par suite de la faiblesse de mes sĆurs, je nâai appris quâhier soir la conduite inqualifiable dâAntone Ă votre Ă©gard et Ă lâĂ©gard de votre fils Georges. Jâentends quâil vous demande pardon⊠â Mais câest dĂ©jĂ fait, câest pour cela quâil Ă©tait venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur⊠» Heureux de ce dĂ©but, Monsieur Ramon respire. Vous avez dĂ» le bien gronder, continue M. MorĂšre, pour lâamener Ă une si pĂ©nible dĂ©marche. » Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge mĂȘme, son attitude signifie clairement Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, lâenfant doit marcher droit, ou sans cela⊠» Je regrette, continue Monsieur MorĂšre, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes quâhier soir. â Il est malade ? sâĂ©crie Monsieur Ramon. â Il a de la fiĂšvre, et Madame MorĂšre, qui lâa veillĂ© toute la nuit, lâa trouvĂ© trĂšs agitĂ©. Le mĂ©decin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en prĂ©sence dâune bronchite. » Monsieur Ramon nâĂ©coute plus, il cherche des yeux la chambre oĂč se trouve son fils. Monsieur MorĂšre lây conduit aussitĂŽt en le suppliant de ne pas ĂȘtre sĂ©vĂšre. PrĂ©caution bien inutile. Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ? â Bien, rĂ©pond lâenfant tout Ă©mu de cette douceur inaccoutumĂ©e. â Remercie Monsieur MorĂšre de tâavoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre Ă la porte comme un vagabond. » Les yeux dâAntone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur MorĂšre intervient pour attĂ©nuer les reproches Nous rĂ©glerons cela quand tu seras debout, dit le pĂšre, tire la langue. » La langue est chargĂ©e, le pouls trĂšs vif, le front brĂ»lant. Monsieur Ramon descend aussitĂŽt pour tĂ©lĂ©phoner Ă sa femme et au docteur Bradu, doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon, un ami de la famille Pourvu que nous nâayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant Ă la poste. Ă dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout Ă©tonnĂ© de la figure de ses sĆurs. Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le prĂ©cĂšde dans lâescalier jusquâĂ sa chambre. Il entre et reste stupĂ©fait, tandis que Bridgette Ă©clate de rire. Ah ! bien, celle-lĂ est bonne ! » dĂ©clare-t-il les yeux fixĂ©s sur Antone. AussitĂŽt ses traits se contractent et dâune voix altĂ©rĂ©e Tu nâes pas malade au moins ? » Dans la surprise les premiĂšres paroles, moins que cela mĂȘme, les premiĂšres expressions de physionomie rĂ©vĂšlent le fond de notre cĆur. Antone a senti du coup tout lâintĂ©rĂȘt affectueux de son ami. Il veut rĂ©pondre, mais la grande Marthe est lĂ Le docteur lui a dĂ©fendu de parler, dit-elle ; voilĂ , il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça sâen ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte lâarrivĂ©e dâAntone sous lâorage. Et pourquoi es-tu venu ? â Ăa, rĂ©pond Marie-ThĂ©rĂšse, câest le secret de maman, elle a refusĂ© de nous le dire. Ă toi on le dira peut-ĂȘtre ! â Je peux le demander ? » interroge Georges. Antone fait un signe de tĂȘte affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur MorĂšre suivi de Monsieur Ramon. Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens Ă ce quâAntone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite Ă votre Ă©gard. â Mais il mâa dĂ©jĂ demandĂ© pardon Ă Bourg. â Ăa ne fait rien, jâai jurĂ© Ă sa mĂšre quâil vous demanderait pardon Ă vous et Ă votre pĂšre devant moi. » Antone nâa nulle envie de rĂ©sister, et câest bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce Ă mi-voix Je vous demande pardon dâavoir⊠» Une toux involontaire lâarrĂȘte ; aussitĂŽt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur MorĂšre se prĂ©cipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerĂ©e tout en lui dĂ©fendant de parler. Ă midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sĆurs naturellement. Lâentrevue, grĂące Ă lâautoritĂ© du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer Ă le ramener Ă Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collĂšge avant trois semaines. Dâailleurs tout danger grave Ă©tait Ă©cartĂ© grĂące aux bons soins de Madame MorĂšre et du premier mĂ©decin. La reconnaissance de la famille Ramon sâexprima aussitĂŽt en phrases dĂ©bordantes. Ah ! Madame, câest vous qui lâavez sauvĂ©, comment vous remercier ! JâespĂšre quâaux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux quâAntone rĂ©parĂąt un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles Ă©quipĂ©es. » Antone Ă©coute toutes ces paroles avec dĂ©lices. Devant lui sâouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout rĂ©parĂ© au lieu de tout confondre ses parents sont rĂ©conciliĂ©s avec les parents de MorĂšre. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui lâamitiĂ© dâautrefois ? Câest lĂ son inquiĂ©tude secrĂšte. AprĂšs dĂ©jeuner il le voit revenir pour faire ses derniers prĂ©paratifs de dĂ©part, car câest le jour de la rentrĂ©e. Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je nâai pas trouvĂ© ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de tâavoir revu, car jâai rĂ©flĂ©chi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivĂ©, câest un peu de ma faute. Ne parle pas tous les docteurs te le dĂ©fendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientĂŽt, nâest-ce pas ? » Et sâasseyant prĂšs de lui sur le lit Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais câest un trop sale type. â Jamais, rĂ©pond fermement Antone, les prunelles dilatĂ©es. â Alors nous reprendrons comme avant le premier de lâan. Tant pis pour ceux qui sâoffusqueront. » Une vive Ă©motion empourpre soudain les joues dâAntone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence. Seulement, il faudra prouver quâavec moi, ça va mieux quâavec les autres. Il est peut-ĂȘtre un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras quâon peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute Câest le SupĂ©rieur qui va ĂȘtre Ă©tonnĂ© en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! » Antone se tait, le visage illuminĂ© dâun bon sourire il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cĆur et contemple son ami avec une joie entiĂšre. Enfin, câest lâheure de la sĂ©paration. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui Ă©crire bientĂŽt. Ă peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre. CâĂ©tait donc Ă vous le petit chien blanc quâon a retrouvĂ© ce matin. â KhĂ©m ! rĂ©pond Antone qui avait complĂštement oubliĂ© son compagnon de voyage. â Il ne faudra pas dire que je vous lâai dit, reprend Bridgette, dâun ton important et mystĂ©rieux il a passĂ© la nuit dehors, et on lâa trouvĂ© ce matin mort. » Antone sâassombrit, câest un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de KhĂ©m. TROISIĂME PARTIE â LA CLOCHE CHAPITRE I â CONVALESCENCE Depuis trois semaines Georges attend le retour dâAntone. Sa mĂšre dâabord lui a envoyĂ© des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obĂ©issance, son repentir, sa gentillesse. LâabbĂ© Buxereux sâĂ©tait promis de le gronder, mais devant sa grĂące et sa naĂŻvetĂ©, il a dĂ©sarmĂ©. Puis on lâa ramenĂ© Ă Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. Câest ensuite Antone lui-mĂȘme qui met son ami au courant de sa vie de convalescent une imprudence retarde lâheure de son retour et le docteur Bradu lâa envoyĂ© Ă Nice. Il proteste de son amitiĂ©, aspire Ă le revoir, et lui raconte ses espiĂšgleries avec Bridgette Maman tâaime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme câest loin ! » Et câest une avalanche de cartes postales signĂ©es Ton ami. Georges voudrait lui rĂ©pondre affectueusement ; il nâose ses lettres seront lues en effet par le SupĂ©rieur ; sâil demandait au PĂšre Levrou de les envoyer comme naguĂšre celles quâil adressait Ă sa mĂšre Ă lâĂ©poque de sa premiĂšre communion. Mais non, ce nâest plus la mĂȘme chose. Il est sur la limite indĂ©cise oĂč lâon ne sait si lâon agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre Ă Antone de reproches sur son imprudence, de dĂ©tails scolaires, de conseils de grandâpĂšre. Et voici quâen se relisant il sâaperçoit quâil lâa tutoyĂ©. Que pensera le SupĂ©rieur qui malgrĂ© lâhabitude gĂ©nĂ©rale proteste toujours contre cette familiaritĂ© de mauvaise Ă©ducation ? Il nâa ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres Vous me dites sur ta derniĂšre carte⊠Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelĂ© de remords Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la rĂ©ponse avec inquiĂ©tude. Enfin elle arrive Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu mâas fait. Câest bien toi, ton courage, ton amitiĂ© dĂ©vouĂ©e. » Georges a peur. Ăvidemment, câest de lâironie. Mais non, jusquâau bout, jusquâĂ lâau revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges sâĂ©tonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons. Il nâa pas eu dâexplication avec Miagrin. Ă quoi bon ? Il a percĂ© Ă jour la faussetĂ© de cet Ă©lĂšve modĂšle. Il sait bien quâĂ lâarrivĂ©e dâAntone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il lâattend, dĂ©cidĂ© Ă dĂ©fendre son ami de toutes ses forces. Dâailleurs Miagrin affecte lâindiffĂ©rence la plus complĂšte. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacĂ©, pourtant une crainte terrible hante lâesprit du sacriste. Ah ! sâil pouvait empĂȘcher le retour dâAntone ou faire renvoyer Georges, puisquâil nâa pu rĂ©aliser ses plans et que ses espĂ©rances, il le voit, sont dĂ©sormais brisĂ©es ! Lui aussi pressent la lutte ! Enfin un soir de mai lâĂ©tude des moyens est brusquement agitĂ©e, comme la cime des forĂȘts par le vent. MalgrĂ© les coups de rĂšgle du surveillant, la mĂȘme exclamation se rĂ©pĂšte et se propage de banc en banc Ramon ! câest Ramon ! Ramon ? » Tout heureux et souriant, bronzĂ© comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la dĂ©marche sautillante, Antone est rentrĂ© et, rapide, monte Ă la chaire, ainsi quâun chamois sur un roc. De cette position Ă©levĂ©e, il tourne aussitĂŽt les yeux vers lâangle dâoĂč Georges MorĂšre le contemple ravi. Il lui fait des signes dâintelligence, en Ă©coutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie Ă sa place. Mais hardiment il demande la permission dâaller parler Ă MorĂšre, il affirme que sa mĂšre lui a donnĂ© quelque chose de trĂšs important et de trĂšs pressĂ© Ă lui remettre. Soit ! mais faites vite. » Antone bondit, se dĂ©gage de ses condisciples qui lâarrĂȘtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrĂštement par quelques coups de crayon sur sa table. Tiens, de la part de maman. » Il est retournĂ© Ă sa place en riant, et Ă peine assis, examine la figure de son ami. Georges dĂ©noue mĂ©ticuleusement les ficelles, et dans une boĂźte dĂ©couvre un porte-carte de cuir vert ornĂ© de son chiffre en argent. Sa surprise rĂ©jouit fort Antone. Son regard dit clairement Ta mĂšre est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de lâexaminer avec une impatience fĂ©brile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme prĂ©cipitamment ; il contient la photographie dâAntone. Si quelque Beurard indiscret lâapercevait ! quel dĂ©goĂ»t Ă la pensĂ©e de son sourire railleur et idiot. Le soir au rĂ©fectoire et surtout le lendemain Ă la rĂ©crĂ©ation, Antone est entourĂ© et fĂȘtĂ©. Câest une chose charmante que cet intĂ©rĂȘt des collĂ©giens pour un camarade enfin de retour. Leur babil dâoiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. On nâa plus quâune semaine Ă gagner pour avoir la promenade de classe. â Tu sais quâon joue Britannicus Ă la fĂȘte du SupĂ©rieur. Il y aura, paraĂźt-il, de trĂšs jolis costumes. â MorĂšre a Ă©tĂ© vainqueur Ă la course Ă pieds. » Et des compliments ! Trente kilomĂštres sous la pluie, tu nâas pas peur ! â Et pour aller voir MorĂšre ! dit une voix aigre. â Il nâen valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat. Antone est heureux. Il ne reconnaĂźt plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton ornĂ© dâun blason sculptĂ©, resplendit toute blanche en cette belle matinĂ©e de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagĂ©s dâune fine et lĂ©gĂšre verdure, les marronniers de la cour soutiennent lâopulence de leur royal feuillage oĂč les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumiĂšre frissonnent ses champs de maĂŻs, et sa vieille tour de Jasseron Ă demi Ă©croulĂ©e se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est lĂ . Antone lui raconte les soins que sa mĂšre lui a donnĂ©s et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sĆurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille. Le soir, câest la surprise du mois de Marie. On sâen va en procession Ă la chapelle, on passe Ă cĂŽtĂ© des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au SupĂ©rieur, Vulcain le jardinier sĂ©vĂšre et boiteux rafraĂźchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflĂ©es. On Ă©coute une brĂšve louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme lâavant-veille Ă lâexcellent Perrotot. Il exaltait la bontĂ© de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, a pitiĂ© des plus mauvais prĂȘcheurs ». Ce lapsus avait excitĂ© les rires et les rires dĂ©sarçonnaient le sermonnaire qui, malgrĂ© ses terribles regards Ă droite et Ă gauche, nâavait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court Ă son silence prolongĂ© lâabbĂ© FramogĂ© avait commandĂ© Prenez le cantique Ă la page 35 Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que rĂ©pĂ©taient aussitĂŽt ses voisins Au secours, finis mon discours. » Lâexercice terminĂ©, on restait en rĂ©crĂ©ation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! AprĂšs des journĂ©es si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils sâĂ©grenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupĂ© sâorganisait spontanĂ©ment. Avec des cris dâhirondelles qui rasent la terre et entremĂȘlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns aprĂšs les autres, filaient comme des flĂšches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier Ă prendre le change, se grisaient dâaudace et de mouvement. Ce jeu trop puĂ©ril, qui le jour les eĂ»t rebutĂ©s, alors les soulevait de plaisir. Lâair Ă©tait souple comme un bain tiĂšde, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu Ă peu la lumiĂšre se faisait plus mauve et plus mystĂ©rieuse. Antone sâen donnait Ă cĆur joie, tout entier Ă la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille dĂ©tours de la poursuite, content de retrouver lâĂ©lasticitĂ© de ses membres, heureux de la bonne camaraderie dâĂmeril, de CĂ©zenne, dâAubert, de tous. Il sâĂ©lançait Ă©perdĂ»ment, sâefforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligĂ© de courir aprĂšs Miagrin qui sâĂ©tait glissĂ© entre eux deux. DĂ©jĂ les carreaux de lâĂ©tude sâĂ©clairaient de la lueur des lampes [que] les rĂ©glementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de lâabbĂ© Russec avertissait les plus acharnĂ©s, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, mĂȘme aprĂšs le signal, mĂȘme quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle Ă chaque instant, comme il lui en veut dâinterrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades. Vous courez trop, vous ĂȘtes tout en sueur vos parents vous ont pourtant bien recommandĂ© de faire attention. » Câest lâabbĂ© Russec qui passe sa main dans le col dâAntone et le gronde. Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant Ă lâimmobilitĂ©, quand les autres jouent, quand il nâa pas jouĂ© lui-mĂȘme depuis un mois. On rentre. DerriĂšre eux, dans les cours larges et vides le calme sâĂ©tend comme une nappe ; les lourds feuillages sâassombrissent et dans le crĂ©puscule sâagitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtĂ©es par les Ă©lytres bruissantes des hannetons rĂŽdeurs. CHAPITRE II â ANTONE SâĂPANOUIT, GEORGES SâINQUIĂTE Le lendemain Antone sâest levĂ© avec un point de cĂŽtĂ©. Il a dĂ» voir le docteur Thanate Ă la visite. DĂ©cidĂ©ment il nâest pas tout Ă fait guĂ©ri puisquâon lâoblige Ă garder lâinfirmerie pendant les rĂ©crĂ©ations. AussitĂŽt Miagrin en a profitĂ© pour essayer de le relancer. Mais dĂšs les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifiĂ© Non, câest fini, laisse-moi la paix. â Alors câest le lĂąchage ; tu tâen repentiras. â Assez. â Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis Ă la porte. » Mais Antone sourit et rĂ©pond FlĂ»te. » Miagrin comprend lâallusion ; il riposte Tu nâas aucune preuve en main, rien moi ce nâest pas la mĂȘme chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. » Ă ce moment rentre Charles Cathelin, Ă©lĂšve de seconde qui devait tenir le rĂŽle de Britannicus, et qui est tombĂ© malade ; Monsieur Berbiguet sâinforme de sa santĂ© ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de dĂ©cision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaĂźt. Vous, quâest-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?⊠Andromaque ? bon, rĂ©citez le commencement. » Antone obĂ©it et dâune voix rapide, incolore et mĂ©canique, il dĂ©coupe ainsi les premiers vers Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidĂšle. Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle. Et dĂ©jĂ -son-courroux, semble-sâĂȘtre-adouci. Depuis-quâelle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici. Voyons, dĂ©clare M. Berbiguet, vous avez pourtant lâair intelligent. Quâest-ce que cette rĂ©citation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient aprĂšs six mois de sĂ©paration, et vous croyez quâils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique âOuiâ, dit Oreste, â avec certitude et ravissement, â âpuisque je retrouve un amiâ, â trĂšs lent, cela sâimpose, et un arrĂȘt pour dĂ©tacher avec tendresse les deux derniers mots âsi fidĂšleâ. Sentez-vous quâĂ ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. âMa fortune va prendre une face nouvelleâ, â il le croit et par consĂ©quent, câest un vers plein dâespĂ©rance qui doit sonner joyeusement. âEt dĂ©jĂ son courrouxâ, dâun ton plus sombre ; ce courroux, câest la fatalitĂ© antique, câest lâoracle qui lui a ordonnĂ© de tuer sa mĂšre ! Cependant la confiance lâemporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin âsemble sâĂȘtre adouci, Depuis quâelle a pris soin, comme une mĂšre, de nous rejoindre iciâ. Et il lâembrasse, Ă©videmment. Comprenez-vous un peu ? â Oui, Monsieur. â Eh ! bien, rĂ©pĂ©tez maintenant. » Un peu intimidĂ© et en sâappliquant, Antone reprend les autres vers. Il dĂ©taille lâami si fidĂšle » avec un peu dâexagĂ©ration et module le dernier vers de sa voix la plus caressante. Vous y ĂȘtes, sâĂ©crie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. » Et le voici qui sâasseoit prĂšs dâAntone, ouvre son Racine, le commente. Lâenfant charmĂ© dĂ©couvre tout un trĂ©sor de beautĂ©s quâil ne soupçonnait pas. Il faut quâil apprenne quatre scĂšnes en dix jours. Cela ne lâeffraie pas. Il est si heureux dâavoir Ă©tĂ© distinguĂ©, choisi, initiĂ© par M. Berbiguet. Il brĂ»le de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les Ă©lĂšves et leurs parents ! Tout de suite, il Ă©crit Ă sa mĂšre. DĂšs le lendemain il peut rĂ©citer les deux premiĂšres scĂšnes sans dĂ©faillance de mĂ©moire. De temps en temps, M. Berbiguet rĂ©unit les acteurs dans sa chambre ; quand la rĂ©pĂ©tition a bien marchĂ©, pour les rĂ©compenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-mĂȘme, renversĂ© dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la LĂ©gende des SiĂšcles, des PoĂšmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins. Et voici la FĂȘte-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu rĂ©compenser la conduite dâAntone pendant les vacances de PĂąques, il lâa dĂ©signĂ© pour faire partie de lâescorte dâhonneur Ă la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorĂ©es, mobiles sur une hampe. Ă droite et Ă gauche les Ă©lĂšves font la haie et chantent sous la direction de lâabbĂ© ThiĂ©baut au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnĂ©s de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pĂ©tales quâils jettent au coup de claquette du cĂ©rĂ©moniaire. Ensuite sâavancent les thurifĂ©raires et, enfin, le dais de drap dâor dont les bĂątons sont portĂ©s par les Ă©lĂšves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants. Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillĂ©s, Antone Ramon accompagne lâostensoir vermeil que porte lâarchiprĂȘtre de la cathĂ©drale, le vĂ©nĂ©rable Monsieur Destailles. Il mĂȘle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumĂ© des encensoirs, son Ăąme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de nâen plus avoir pour la fin. Il sâĂ©panouit, il sâoffre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au dĂ©tour de la VallĂ©e Suisse, au fond de la grande allĂ©e des tilleuls, Ă lâentrĂ©e des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi sâexalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la prĂ©sence de Georges dirigeant les mouvements des thurifĂ©raires ? est-ce lâapproche du vieux prĂȘtre chargĂ© de sa lourde chape dorĂ©e quittant parfois le dais pour poser lâostensoir sur la tĂȘte des petits frĂšres et des petites sĆurs ? est-ce cette fĂȘte du printemps dont les verdures sâharmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne sâanalyse pas, mais sâabandonne Ă ce flux dâadorations et de priĂšres. Des dĂ©sirs de vie plus pure montent de son cĆur. Il rĂȘve dâĂȘtre un chef, un hĂ©ros, qui dĂ©fend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les Ă©chafauds. Tandis quâagenouillĂ©, au moment de la bĂ©nĂ©diction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins dâherbe, son imagination, surexcitĂ©e par son cĆur, invente des scĂšnes tragiques oĂč sâaffirment son courage et sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Puis les tambours battent, on se relĂšve, et, dĂ©veloppant sa longue thĂ©orie, la procession revient Ă la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloĂźtre, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pĂ©nombre profonde et fauve, le maĂźtre autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les Ă©lĂšves se hĂątent pour faire retentir sous les voĂ»tes de la nef la rafale de joie du Per singulos dies » Aujourdâhui, tous les jours, Seigneur, nous te bĂ©nissons. » La cloche lĂ -haut sâunit Ă cette allĂ©gresse et sonne Ă toute volĂ©e la rentrĂ©e du cortĂšge. Antone chante Ă plein gosier, soutenu par les grandes ondes de lâorgue, et mĂȘlant sa voix Ă la clameur triomphale des enfants, Ă la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermĂ©es, lâautel nâest plus endeuillĂ© de violet, ni les prĂȘtres de noir comme aux Rameaux ; la voĂ»te nâa plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons non, câest la chapelle de lâallĂ©gresse exultante, de lâĂ©panouissement, de la joie parfaite ; aujourdâhui encore, câest vraiment la chapelle de son Ăąme. Pourtant, Ă cette mĂȘme heure, par ces mĂȘmes chemins enivrĂ©s, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en rĂ©glant les mouvements des thurifĂ©raires, il a vu son ami radieux prĂšs du dais ; il nâa pas perdu une note de ses cantiques et Ă mesure que cette voix montait, il sâinquiĂ©tait lui-mĂȘme de la douce voluptĂ© quâil goĂ»tait Ă lâentendre, de ces regards qui se posaient naĂŻvement sur lui avec tant dâinsistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards nâest pas simplement pieux. Antone sâignore peut-ĂȘtre, mais Georges se demande si ce nâest pas sa prĂ©sence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce quâil attirerait Ă lui cette ferveur ? Est-ce quâil Ă©tendrait le crĂ©puscule de son amitiĂ© entre cette Ăąme et le soleil de justice ? VoilĂ pourquoi Georges MorĂšre est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux dâAntone. Il craint de trop sâabandonner Ă cet attrait. Le samedi suivant, la classe de troisiĂšme triomphe. Elle a obtenu son troisiĂšme Ă©loge de classe et, solennellement, le SupĂ©rieur dĂ©clare quâelle a droit Ă une promenade pendant une journĂ©e de travail. Les applaudissements ont Ă©clatĂ© sur tous les bancs. Antone songe Ce sera une bonne journĂ©e avec Georges ! » Le mĂȘme soir Georges va trouver le PĂšre Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone lâinquiĂšte, il le voudrait moins exagĂ©rĂ© il le craint. Il est ce quâil est, rĂ©pond lâabbĂ© ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La premiĂšre expĂ©rience suffit, ne recommençons pas. Quâil soit trĂšs expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-mĂȘme. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitiĂ© vous domine et vous alanguit, coupez court. â Je ne veux pas lâabandonner. â Si vous vous croyez capable de rĂ©sister Ă cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une trĂšs grande et trĂšs heureuse influence sur lui, mais Ă une condition. â Laquelle ? â Câest de vous mĂ©fier de son imagination et de sa sensibilitĂ© et de lâamener Ă une vue plus sĂ©rieuse de la vie. â Mais le moyen ? â Nâallez pas trop vite, restez dâabord lâami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusquâĂ lâannĂ©e prochaine, elle deviendra alors une solide amitiĂ©, car il nây a pas de vĂ©ritable amitiĂ© avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mĂ©rite pas quelques efforts ? Vous nâĂȘtes plus un enfant, vous ? â Jâai peur de moi. â Tant mieux on nâest jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler Ă y affermir les autres ? Au lieu dâĂȘtre un suiveur servile, ne voulez-vous pas ĂȘtre un entraĂźneur dâĂąmes ? Eh ! bien, commencez dĂšs maintenant. » CHAPITRE III â DANS LES COULISSES La tradition dans cette vieille maison veut que la fĂȘte du SupĂ©rieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théùtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prĂ©venir le bon chanoine quâon le demande Ă la salle des exercices. La tradition exige encore que juste Ă ce moment, chapeau en tĂȘte, parapluie en main, il sâapprĂȘte Ă sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se rĂ©jouissent de sa figure effarĂ©e lorsquâĂ son entrĂ©e le collĂšge Ă©clate en applaudissements. Et aussitĂŽt commence le dĂ©filĂ© des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le SupĂ©rieur absorbe avec bienveillance et auxquels il rĂ©pond aimablement, du mieux quâil peut, dans les langues quâil sait. Mais le grand attrait de cette fĂȘte, câest la reprĂ©sentation dramatique du lendemain soir. Cette fois Monsieur Huchois fait jouer Le MĂ©decin malgrĂ© lui », mais M. Berbiguet tente lâĂ©preuve dâune tragĂ©die classique avec rĂŽles de femmes. Britannicus doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© sans retouches et intĂ©gralement Ă quelques vers prĂšs. Ă 7 heures, les acteurs montent sâhabiller Ă la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui sâefforce dâendosser la cuirasse de Burrhus sens devant derriĂšre. On sâexclame devant les figures grimĂ©es devenues mĂ©connaissables, devant GrĂ©tat, comique cĂ©lĂšbre dans tout le collĂšge, en Sganarelle, sa bouteille Ă la main. Antone revĂȘt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques dâor, tunique violette brodĂ©e de clinquant. Les grands lâentourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau Ă lâantique. Antone habituĂ© aux cĂąlineries de ses tantes sâabandonne Ă leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur lâenlaidir de fards Ă©pais et de perruques. MalgrĂ© les protestations dâAntone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupiĂšres, carminer les lĂšvres. La reprĂ©sentation du MĂ©decin commence. Antone, restĂ© avec deux ou trois tragĂ©diens, Ă©prouve des apprĂ©hensions nouvelles Pourvu quâil se rappelle son rĂŽle ! » Chamouin dĂ©clare quâil faut ĂȘtre un peu parti » pour bien jouer. Il lâemmĂšne au rĂ©fectoire oĂč les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres. Le premier acte de la comĂ©die est fini, les artistes reviennent. GrĂ©tat furieux sâexclame Comment jouer proprement avec cet imbĂ©cile de Chouroux qui rĂ©cite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone sâeffraie Nâaura-t-il pas lâair de rĂ©citer sa leçon ? » Dubled a devinĂ© ses craintes Ăa ne va pas, lui dit-il, viens donc Ă la cuisine ; » et il lâentraĂźne vers le sous-sol par le large escalier de pierre. La grosse sĆur Archangel bougonne et les chasse Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon Ma sĆur, câest Monsieur Berbiguet qui mâenvoie. Le petit Ramon est un peu fatiguĂ©, il va jouer, vous nâauriez pas un peu de grog pour le remonter ? â Il nây en a plus, » rĂ©pond sĂšchement la sĆur. Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sĆur a tournĂ© un Ćil vers Antone. Câest vrai quâil est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafĂ© Ă lâĂ©paule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannĂ©es. La bonne sĆur oublie un peu ses casseroles et ses chaudiĂšres, elle sâexcuse, elle regrette. Rien quâun peu de grog, ma sĆur, » supplie Antone, de sa voix cĂąline et timorĂ©e. Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours. La vieille sĆur se sent prise aux entrailles quand mĂȘme par cette grĂące gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mĂšre. Comment vous appelez-vous donc ? â Antone Ramon. â Jâaurais dĂ» le deviner ! comme vous ressemblez Ă votre papa ! » Câest sa manie de reconnaĂźtre dans les Ă©lĂšves actuels les enfants des Ă©lĂšves dâautrefois. Monsieur Ramon nâa jamais mis le pied dans les classes du collĂšge, mais elle se le rappelle trĂšs bien. Câest son pĂšre trait pour trait. Il Ă©tait si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientĂŽt une tasse de cafĂ© brĂ»lant, vivement moulu et Ă©chaudĂ© par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sĆur. Hein ! jâai Ă©tĂ© gentil, » fait remarquer Dubled, et il sâapproche de lâenfant sous prĂ©texte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure Tu sais que tu es gentil Ă croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hĂąte de regagner les coulissesâŠ[3] Le rideau tombe sur la fin du MĂ©decin malgrĂ© lui. Les applaudissements cessent. Et le théùtre est livrĂ© aux machinistes pour le changement de dĂ©cors. Les comiques redescendent au rĂ©fectoire avec des cris, des exclamations et des rires Ah mon vieux, sâĂ©crie GrĂ©tat dâun air important, je ne savais pas un mot de mon rĂŽle ; tu vois, ça a Ă©tĂ© tout de mĂȘme ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis âAh ! je te vois venir !â La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraĂźneur, il sent que, par suite de ces fautes, la piĂšce nâa pas eu le dixiĂšme du succĂšs des autres fois. Ă son tour, M. Berbiguet se dĂ©mĂšne, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derriĂšre les portants. On frappe les trois coups, et aussitĂŽt lâorchestre attaque une ouverture grave composĂ©e par lâabbĂ© ThiĂ©baut. Allez. » Lentement le rideau se lĂšve sur une scĂšne Ă demi plongĂ©e dans lâobscuritĂ©. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixĂ©s sur la porte de NĂ©ron. Lâorchestre interprĂšte les mouvements tumultueux de son Ăąme, tandis que le jour peu Ă peu grandit et fait sortir de lâombre les colonnes de porphyre de lâatrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiĂšte, et lorsque la derniĂšre note de musique se meurt, la grave tragĂ©die commence. Quoi ! tandis que NĂ©ron sâabandonne au sommeil⊠» Antone dĂ©sirerait voir lâauditoire mais il a peur dâĂȘtre aperçu ; bientĂŽt lâimmobilitĂ© lui pĂšse, il sâagite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiĂ©tude. De la coulisse opposĂ©e le professeur impose le calme, arrĂȘte les bruits. La salle Ă©coute avec cette froideur attentive qui semble dâabord ne pas comprendre et menace Ă chaque instant de se dĂ©courager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et dĂ©taille bien le rĂ©cit de sa disgrĂące. Dubled attention ! » Câest le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timiditĂ©. Quâadviendra-t-il dâAntone si Dubled a le trac ! Pourtant la scĂšne sâanime, Agrippine sâirrite PrĂ©tendez-vous longtemps me cacher lâempereur ? » Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce quâil peut ; la salle sâĂ©branle. Enfin Ă©clatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids sâĂ©vanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets Ă la rampe, Ă la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone PrĂ©parez-vous. » BientĂŽt Burrhus se tourne vers le fond et sâĂ©crie Voici Britannicus, je lui cĂšde ma place. » Il faut bien que Britannicus paraisse. Va donc, » lui crie Brizot, et Antone sâavance les yeux Ă©garĂ©s, la dĂ©marche incertaine Approchez, crie Monsieur Berbiguet⊠encore⊠à la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangĂ©e des becs de gaz lâĂ©blouit. Le cadre lumineux de la scĂšne forme comme lâouverture dâun vaste tunnel entĂ©nĂ©brĂ©, une brume bleue flotte au-delĂ de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutĂŽt quâil nâaperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il nâose regarder, il se demande avec angoisse sâil va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine lâinterpelle Prince, oĂč courez-vous ? Que venez-vous chercher ? » Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il rĂ©pondu dâun ton tremblotant. Mais câest la note exacte de la scĂšne. Le voilĂ parti. Il entend la voix de M. Berbiguet Bien ! moins vite⊠» Et docile, il dĂ©clame les vers, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de se rappeler les indications tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse Ă la rampe ! » Il sâapproche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le CurĂ© de Bourg, Monsieur le SupĂ©rieur, et entre eux, un prĂ©lat au visage Ă©maciĂ©, aux mains blanches, câest Monseigneur Foritte, Ă©vĂȘque in partibus » de Lalice. AuprĂšs dâeux, le colonel de Saint-EstĂšphe, la colonelle, le docteur Thanate, dâautres prĂȘtres aux yeux rĂ©jouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il nâose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois tĂȘtes de femmes, trois chapeaux en perpĂ©tuel mouvement, des yeux qui lâaspirent câest maman, câest tante Mimi, câest tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivĂ©es juste Ă temps pour la reprĂ©sentation. Antone nâose se tourner vers elles, il craint quâelles ne cherchent Ă se faire reconnaĂźtre, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lĂšve les paupiĂšres vers le fond, se repose dans cette obscuritĂ© de plus en plus opaque oĂč sont pressĂ©s tous ses condisciples, oĂč se trouve MorĂšre, Georges MorĂšre ! Quelles Ă©motions le secouent Ă ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince Que vois-je autour de moi, que des amis vendus, Qui sont de tous mes pas les tĂ©moins assidus, Qui, choisis par NĂ©ron pour ce commerce infĂąme, Trafiquent avec lui des secrets de mon Ăąme !⊠Comme toi, dans mon cĆur, il sait ce qui se passe. Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pĂ©nĂ©trante quâon nâapplaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus Ă©mu le charme de Racine opĂšre. Le premier acte est achevĂ©, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se prĂ©cipitent vers Antone Tu y es ! câest tout Ă fait cela. » Monsieur Berbiguet passe TrĂšs bien ! trĂšs bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc dâeau chaude et renouvelle ses observations, tout en dĂ©bouchant une bouteille de rhum pour prĂ©parer de nouvelles rations de grog. Maintenant le trac sâest dissipĂ©. Antone Ramon est sĂ»r de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, câest-Ă -dire RĂ©villou, enlĂšve tous les suffrages, et rien nâest charmant et terrible Ă la fois, comme la scĂšne des deux fiancĂ©s, de Britannicus plein dâespoir, et de Junie terrifiĂ©e tandis quâon voit sâagiter la tapisserie derriĂšre laquelle NĂ©ron les Ă©pie. Antone sâest piquĂ© au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici Ă lâacte troisiĂšme. Il se plaint Ă son confident, au traĂźtre Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu Ă©courtĂ© cette scĂšne dâamour, sa scĂšne, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et gĂ©nĂ©reuse, sa grĂące vraiment impĂ©riale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et NĂ©ron apparaĂźt. Alors commence le duel des deux frĂšres, alors se dĂ©chaĂźne la colĂšre du monstre tout puissant, devant la rĂ©volte fiĂšre et ironique de lâadolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute lâeffervescence imprudente de son cĆur blessĂ© qui ne veut plus se contenir ; puis câest la brutale frĂ©nĂ©sie du despote, lâappel aux gardes, lâarrestation de Britannicus, les reproches Ă Burrhus et la menace Ă Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle elle applaudit, elle se lĂšve, le vieux colonel Ă©mu de son courage crie Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle Ă©clate avec fracas, et le rideau tombĂ©, les Ă©chos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps. La partie est gagnĂ©e, » sâĂ©crie Monsieur Berbiguet dans lâenivrement de la victoire, et GrĂ©tat lui-mĂȘme, lâĂ©goĂŻste GrĂ©tat, vient trouver Chamouin et Ramon Vrai, vous Ă©tiez merveilleux tous les deux. » Câest la gloire, câest la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son ĂȘtre encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled quâil aurait souffletĂ© tout Ă lâheure, de Laurent qui nâa rien compris, mais qui a regardĂ© par un trou de la toile de fond, de la bonne sĆur Archangel qui, elle, nâa rien vu et est remontĂ©e de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le fĂ©liciter, Monseigneur Foritte entrerait quâil nâen serait nullement Ă©tonnĂ©. Il est tombĂ© dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dĂ©goĂ»t ! DĂ©jĂ il possĂšde tous les secrets de raviver lâĂ©loge, et il en use ! Alors, je nâĂ©tais pas ridicule ? Vraiment, ça nâa pas Ă©tĂ© trop mal ? » Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et rĂ©pĂ©ter Ă satiĂ©tĂ© Non, le mieux, câest quand tu disais⊠» Il ne peut se douter que ce qui a Ă©mu le colonel, lâĂ©vĂȘque, ses tantes, toutes les mĂšres, tous les hommes et mĂȘme inconsciemment ses camarades, câest le timbre de sa voix, la beautĂ© de sa jeune tĂȘte au profil antique, les lignes fiĂšres et souples de son corps vibrant dâadolescent ; et que cette voix, cette beautĂ©, ont fait accepter les gaucheries et les inexpĂ©riences de son jeu. Mais voici lâĂ©preuve. Pendant tout le quatriĂšme acte il ne paraĂźt pas. Maintenant quâon sâoccupe des autres, quâon applaudit les autres, il sent une dĂ©tresse infinie, la souffrance aiguĂ« de lâabandon soudain, de lâisolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait nĂ©gligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler lâattention. Toutes les fois quâon rĂ©pĂšte le nom de Britannicus il Ă©prouve un soulagement on complote de le tuer, Burrhus cherche Ă le dĂ©fendre, Narcisse pousse Ă lâempoisonner. Sâil nâest plus en scĂšne, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui câest un peu de baume sur sa blessure, câest ce qui lâempĂȘche de sâaigrir contre Dubled et les autres acteurs. Et soudain, dans les coulisses, il entend derriĂšre lui une voix le fĂ©liciter timidement. Il tressaille. Câest Miagrin, Miagrin qui sâest Ă©chappĂ© de la salle. Il lâĂ©coute, il accepte ses fĂ©licitations, il le suit et revient avec lui au rĂ©fectoire. LĂ , lâonctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte lâĂ©cho de la salle, lâadmiration de ses condisciples Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supĂ©rieur Ă NĂ©ron. Ămeril, qui ne tâaime pas beaucoup applaudissait Ă tout rompre. Et moi, je nâĂ©tais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone lâĂ©coute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse Ă MorĂšre, il oublie MorĂšre, tellement il est enivrĂ©. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mĂ©lancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-ĂȘtre. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tĂȘte-Ă -tĂȘte. Enfin, câest le dernier acte. Antone reparaĂźt dans une scĂšne douce, de confiance lĂ©gĂšre et dâamour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimĂ© deux vers ici, quatre vers lĂ ? Pourquoi Racine nâa-t-il pas montrĂ© le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, çâeĂ»t Ă©tĂ© bien mieux. Quel effet nâaurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout Ă coup, pĂąle, inanimĂ©, aprĂšs avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleurĂ© ! Si seulement on le rapportait mort sur la scĂšne. Quel dommage quâil nây ait pas pensĂ© plus tĂŽt ! Cela aurait fait un trĂšs beau tableau final, sans quâon fĂ»t obligĂ© de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet dĂ©clare sacré⊠La tragĂ©die est terminĂ©e. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scĂšne. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lĂšve et remercie les artistes, puis son Ă©loge va aux maĂźtres dĂ©vouĂ©s, Ă cette maison qui sait, tout en dĂ©veloppant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautĂ©s de nos grands gĂ©nies, former les cĆurs et les volontĂ©s. Antone sourit Ă tous les Ă©loges et il espĂšre quâen finissant le prĂ©lat va revenir Ă lui. Mais non, câest sur la patrie et lâĂglise que sâachĂšve cette allocution. Les rangs se dĂ©font ; les parents sâapprochent. Antone est dĂ©jĂ dans les bras de sa mĂšre, et de ses tantes. Le colonel de Saint-EstĂšphe et sa femme le fĂ©licitent ; les autres mĂšres regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et lâĂ©vĂȘque, avant de sortir, leur donne sa bĂ©nĂ©diction. Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mĂšre parmi ces trois femmes, jeunes, Ă©lĂ©gantes, et dont la joie fait rayonner la beautĂ©. Soudain, comme elles vont le quitter, les Ă©clats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour. Tu viens, Ramon, dit Ămeril en passant. â OĂč cela ? â Sous les quinconces au feu dâartifice. » La fanfare, en effet, sâest rassemblĂ©e et entraĂźne tout le monde acteurs, spectateurs, enfants et parents, Ă travers les galeries et les cours jusquâaux grands arbres du parc quâĂ©clairent des feux de Bengale. Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau. â Couvre-toi bien, lui crie la maman. â Ah ! je nâai pas froid. » Il sâĂ©chappe tant il a peur quâune des tantes lui mette un manteau sur son beau costume. En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisiĂšme marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succĂšdent aux feux verts. Câest un spectacle inattendu et dĂ©fiant toutes les fantaisies nĂ©roniennes. Agrippine, une joue plissĂ©e, lâautre gonflĂ©e, claironne dans un petit bugle et se penche sur GĂ©ronte pour suivre sa partie, Narcisse sâĂ©puise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, cĂŽte Ă cĂŽte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. PrĂšs dâeux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les Ă©clairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de lâabbĂ© ThiĂ©baut se baisse, se relĂšve, se dĂ©mĂšne, surveille les Ă©clats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modĂšre les ra » et les fla » de NĂ©ron, premier tambour. CHAPITRE IV â RIEN NE SE PERD Au coup de cloche du matin, Antone sâest rĂ©veillĂ© trĂšs fatiguĂ© et, comme il est naturel, aprĂšs les grandes exaltations, dĂ©couragĂ©, plein dâamertume. Ainsi câest fini il faut se remettre au travail, aux versions, aux thĂšmes, aux problĂšmes. Il revient sur son triomphe, comme on Ă©carte des cendres pour retrouver quelque Ă©tincelle. Il se rappelle quâil nâa pas vu Georges MorĂšre. Dans cette fĂȘte, Ă aucun moment son ami ne lui a serrĂ© la main, ne lâa fĂ©licitĂ© ; Ămeril est venu, CĂ©zenne est venu, Miagrin mĂȘme est venu mais lui, pourquoi sâest-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-mĂȘme Ă la pensĂ©e quâil sâest laissĂ© approcher par Miagrin, quâil a Ă©coutĂ© Miagrin, quâil nâa pas tenu sa promesse. Il espĂšre revoir son ami Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, car le matin il se complaĂźt dans le babil gĂ©nĂ©ral, oĂč dĂ©jĂ pourtant des apprĂ©ciations le blessent ; les uns lui prĂ©fĂšrent Junie, ou Narcisse, dâautres trouvent cette tragĂ©die assommante et exaltent le MĂ©decin malgrĂ© lui » un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, câest plus quâil nâen faut pour leur faire affirmer la supĂ©rioritĂ© de MoliĂšre sur Racine. Georges grondĂ© gentiment lâassure quâil lâa applaudi et quâil est toujours le mĂȘme. Mais quoi ? lâamitiĂ© nâest-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissĂ© de son peu dâempressement. Georges voudrait bien lui dire quâil y a quelque chose de plus important dans la vie que les succĂšs de théùtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce nâest pas le jour. Trois fois dans la journĂ©e, Miagrin a tentĂ© de lâaborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone lâa laissĂ© brusquement pour retrouver Georges MorĂšre. Câest Ă©tonnant, remarque CĂ©zenne, quâon ferme les yeux sur eux. Ah ! si câĂ©tait moi ! » Nâaie pas peur, a rĂ©pondu Miagrin, il faudra bien quâon les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse nâĂ©tait pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment oĂč le poids est trop lourd, lâattente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractĂšre et les instincts dâIago ou de Tartuffe, il nâen possĂšde pas encore la patience scĂ©lĂ©rate, ni la fourbe dextĂ©ritĂ©. Miagrin est Ă bout de rage. La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fĂȘtes Ă©taient passĂ©es et les troisiĂšmes aspiraient ardemment Ă ce jour de libertĂ©. Quatre jours avant, un nouvel incident Ă©mut le SupĂ©rieur. En sortant de la sacristie, aprĂšs la messe, il aperçut Ă terre un papier pliĂ©. Son Ă©tonnement fut grand dây lire ce fragment de lettre de lâĂ©criture trop reconnaissable de MorĂšre Dâabord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitiĂ© Ă sâoccuper de cet imbĂ©cile. Et dâailleurs que nous importe lâopinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu nâignores pas les miens. Il faut que notre amitiĂ© dĂ©daigne ces railleries bĂȘtes et ces manĆuvres dâidiots. MĂȘme si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut rĂ©sister au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement⊠» La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de mĂȘme nature confirmaient le SupĂ©rieur dans ses soupçons Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi quâon te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre⊠» Le Chanoine, homme de principes sĂ©vĂšres, fit immĂ©diatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaĂźtre lâaccabla de ses rĂ©primandes. Georges eut beaucoup de peine Ă Ă©claircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de lâan. Antone, appelĂ© Ă son tour en prĂ©sence de Georges fut Ă©tonnĂ© de revoir la lettre quâil avait crue dĂ©chirĂ©e par Miagrin. TransportĂ© de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste lâavait menacĂ©, il Ă©clata en injures contre lui. En vain le SupĂ©rieur voulut lâarrĂȘter. Antone poursuivit ses rĂ©vĂ©lations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le SupĂ©rieur restait incrĂ©dule il sâexaspĂ©ra Câest un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouchĂ© la flĂ»te de Georges MorĂšre Ă la Sainte CĂ©cile, eh ! bien, câest lui, il me lâa dit. » Le chanoine eut un fugitif sourire. Lâaccusation Ă©tait tellement extravagante et inattendue quâelle en devenait drĂŽle. Il se reprit aussitĂŽt et, dâun ton sĂ©vĂšre, lui rappela quâil ne lui appartenait pas dâaccuser les autres de mensonge, quâil voulait bien oublier ces paroles de colĂšre, mais quâil lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de PĂąques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya aprĂšs les avoir avertis quâil se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans lâescalier Tu sais, dĂ©clara Antone Ă Georges, câest vrai tout ce que jâai dit au SupĂ©rieur. Et il lui rĂ©vĂ©la les menaces de Miagrin. â Alors, soyons prudents, rĂ©pondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du SupĂ©rieur, et il est capable de tout. » CHAPITRE V â MIAGRIN SE VENGE Mardi 18 juin ! Câest le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le rĂšglement exige au moins deux professeurs, les troisiĂšmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandĂ© de garder le silence en passant prĂšs des Ă©tudes oĂč leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce dĂ©licat sentiment Ă Ămeril, Ă CĂ©zenne, Ă dâOrlia, Ă Patraugeat ! Leur premiĂšre joie fut au contraire de crier sous leurs fenĂȘtres Ah ! quel beau temps pour une promenade. » Le train arrive ils prennent dâassaut les voitures, se disputent fĂ©rocement les coins des compartiments, trĂ©pignent de joie au coup de sifflet du dĂ©part. Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux dâAubignĂ© Lâaise leur saute au cĆur et sâĂ©pand au visage. Patraugeat fait dâironiques adieux au collĂšge, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer⊠Antone sâest fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot sâoccupe Ă couper un morceau de la courroie de la portiĂšre, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, nâa cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de CĂ©zenne qui avoue nâavoir jamais visitĂ© lâĂglise de Brou depuis quatre ans quâil est Ă Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart Ă©coute M. Perrotot expliquant que lâacide prussique est un poison si violent quâune goutte sur la langue dâun chien, ça tue un homme ! » Le train dĂ©passe CeyzĂ©riat, contourne le Mont July, descend dans la vallĂ©e du Suran, dĂ©passe Simandre Rousselot, ton appareil ? » Rousselot se prĂ©cipite. Tiens ! prends ce coin-là ⊠non, attends, celui-là ⊠Non, par ici. » Rousselot dĂ©blaie le passage, Ă©crase des pieds, hĂ©site dâune portiĂšre Ă lâautre, se prĂ©pare et au moment prĂ©cis oĂč il va faire jouer le dĂ©clic, le train disparaĂźt dans un tunnel. Toute la classe Ă©clate de rire. Rousselot se fĂąche et menace ses camarades Allons, du calme ! » Soudain la dispute sâarrĂȘte. Le train vient de sortir de terre. Comme sâil avait peur de troubler la splendeur du paysage quâil dĂ©couvre, de le faire Ă©vanouir par la laideur de son apparition et la brutalitĂ© de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallĂ©e de lâAin, en plein ciel, sur un pont de rĂȘve. Les enfants courent dâune portiĂšre Ă lâautre ; ils regardent au fond de lâabĂźme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisĂ©es de Jarbonnet, puis, Ă leur droite, les Ă©normes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignĂ©s de lumiĂšre, leurs blancheurs attĂ©nuĂ©es de mille irisations, grĂące aux fines buĂ©es, au voile impalpable qui monte sans cesse de la riviĂšre. Antone, soulevĂ© de joie Ă chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations. De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientĂŽt ils aperçoivent le lac de Nantua reflĂ©tant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisĂ©es, et, de lâautre cĂŽtĂ©, la bordure dentelĂ©e de la ville. Ă la Cluse, ils sâembarquent sur la Ville de Nantua » et passent la matinĂ©e Ă faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart sâefforce de dĂ©couvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis quâAntone raconte Ă Georges son voyage sur mer, de Nice Ă la Spezzia. CĂ©zenne sâintĂ©ressait Ă un pĂȘcheur, cormoran immobile Ă la pointe dâun tablier sur pilotis, un tiens-toi bien » ou tintĂ©ben » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poĂšte Pour lâeau bleue et profonde un indicible amour, et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraĂźt tellement extraordinaire, que la joie devient du dĂ©lire. La beautĂ© du lac, les ombrages merveilleux, lâĂ©tagement des bandes calcaires, la voluptĂ© mĂȘme du souple mouvement du bateau, tout disparaĂźt devant lâintĂ©rĂȘt quâoffre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouĂ©e qui flotte Ă la surface de lâonde et diminue de plus en plus. Ămeril, CĂ©zenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux. AprĂšs avoir visitĂ© Nantua, ses rues, sa vieille Ă©glise, ils entrent Ă lâhĂŽtel du Lac, chez Jeantet, oĂč les attend un somptueux banquet commandĂ© de Bourg. La table est installĂ©e sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinitĂ©s Ă©lectives, Feydart prĂšs de lâabbĂ© Perrotot et, naturellement, Antone prĂšs de Georges. Depuis le matin il marche vivant dans son rĂȘve Ă©toilĂ© » ; ils ne sont plus au collĂšge, il leur semble quâils ont reconquis la libertĂ©. LâappĂ©tit aiguisĂ© par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets Ă©chattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crĂšme, ananas au kirsch et desserts variĂ©s, le tout arrosĂ© dâun petit vin gris qui met lâesprit en verve, puis dâun champagne pĂ©tillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter dâOrlia, Ămeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors CĂ©zenne Ă©moustillĂ© dĂ©clare quâil va rĂ©citer une poĂ©sie. On lâencourage. Debout, bien campĂ©, aprĂšs sâĂȘtre essuyĂ© la bouche, Paul CĂ©zenne lance le titre dâune voix sonore La GrĂšve des Forgerons, par François CoppĂ©e. » Un silence recueilli lâĂ©coute. Dâune voix emphatique il commence Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. VoilĂ . » Il sâarrĂȘte, regarde devant lui, porte sa main droite Ă sa bouche, puis les sourcils contractĂ©s, cherche la suite dans les nuages. DĂ©jĂ quelques applaudissements ironiques de ses camarades se prĂ©parent. Mais il les arrĂȘte du geste Je suis mal parti, dit-il, je recommence La GrĂšve des Forgerons, de François CoppĂ©e Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà ⊠» LâarrĂȘt fatal se reproduit exactement aprĂšs le mĂȘme mot et cette fois les rires Ă©clatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot sâĂ©crient Bis ! Bis ! » Mais CĂ©zenne Ă qui le champagne et le cafĂ© ont enlevĂ© toute timiditĂ© rĂ©pond, sans se dĂ©concerter Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers Et si vous mâenvoyez Ă lâĂ©chafaud, merci ! » Des bravos ironiques accueillent cette finale. On rĂ©pĂšte Merci, merci ! » Pour un bavard comme vous, votre histoire est Ă©tonnamment brĂšve, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans. â Est-ce quâon peut fumer ? demande Ămeril. â DĂ©fense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. » Mis en gaĂźtĂ© par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chĆur de charbonniers dâOffenbach, souvenir de la Sainte CĂ©cile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer⊠Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hĂąte le pas. Les groupes sâespacent de plus en plus, les conversations succĂšdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Ămeril, dâOrlia, mĂȘme le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers CĂ©zenne et lancent dâune voix aiguĂ« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà ⊠» Antone marche Ă cĂŽtĂ© de Georges et lui raconte en dĂ©tails toute lâaventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue quâil lâa revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce quâil y a de sensibilitĂ© et dâimagination exaltĂ©e dans lâĂąme de son camarade. Il se rappelle les indications prĂ©cises du PĂšre Levrou et sâefforce de lâentraĂźner sur un sujet moins irritant Tu prends trop les choses Ă cĆur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de cĂŽtĂ©. â Câest plus fort que moi, rĂ©pond Antone, quand je pense quâil est congrĂ©ganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je nâaime pas beaucoup ce groupe-là ⊠â Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu Ă©tais plus pieux⊠» Mais Antone proteste violemment, dĂ©clare quâil a un culte dâamour pour lâImmaculĂ©e, quâil lâaime plus que toute la CongrĂ©gation. Je suis allĂ© lâannĂ©e derniĂšre Ă Lourdes avec le bon abbĂ© Brillet. Si tu savais comme câest beau, comme on prie⊠Je me souviens quâun soir⊠» et il tire de ses secrets trĂ©sors les souvenirs les plus prĂ©cieux, il lui dĂ©voile tranquillement ses enthousiasmes dâenfant et ses joies intimes. Georges Ă©coute, ravi. Il voudrait bien aller Ă Lourdres. Nous irons, je veux y retourner cette annĂ©e avec toi », sâĂ©crie lâimpĂ©tueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande dâenfants tapageurs ! Enfin on dĂ©bouche prĂšs de vastes hangars de bois ce sont les glaciĂšres de Sylans. Le lac apparaĂźt dans sa vasque de montagnes. Mais lâheure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier dâor. Câest ça Sylans ! sâĂ©crie Rousselot déçu, je prĂ©fĂšre la Dombe ; » mais songeant Ă lâhiver, CĂ©zenne interprĂšte de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©clare Ăa doit faire une fameuse patinoire. » Au pied de la haute cascade de la Planchette, sâengage une longue discussion sur les mĂ©rites respectifs des chutes dâeau de lâAin et de la Savoie. M. Pujol interrompt Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper Ă bonne allure de la gare de Charix Ă Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramĂšnera pour dĂźner Ă Bourg Ă sept heures et demie. â DĂ©jĂ ! sâĂ©crient CĂ©zenne et Ămeril. â Allons, les entraĂźneurs, entraĂźnez, car nous avons juste le temps. » Quâest-ce quâune montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges MorĂšre prend la tĂȘte avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone. Pas si vite ! » implorent CĂ©zenne, Ămeril et ceux dont lâidĂ©e de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrĂ©e, on gravit des cĂŽtes un peu raides, mais oĂč, du moins, lâon est Ă lâabri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crĂȘtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants sâespacer Ă leur guise, il demande seulement quâon ne sâĂ©carte pas du chemin et que les premiers arrivĂ©s Ă la route des Neyrolles attendent les autres. Georges est reparti en tĂȘte avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue Ă Sylans. Antone lâĂ©coute si docilement quâil veut en profiter pour lâĂ©clairer et lâassouplir. Par un instinct de secrĂšte pudeur, ils ont pris un peu dâavance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayĂ© tout dâabord de les dĂ©ranger, puis il sâest ravisĂ© et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les Ă©coute. Le pĂšre Levrou nâa-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu tâirrites du moindre obstacle, tu tâabats au moindre Ă©chec. â Câest vrai, reconnaĂźt Antone, je voudrais ĂȘtre comme toi. â Oh ! moi je ne suis pas un modĂšle, mais il me semble quâĂ ta place, je laisserais lĂ ces maniĂšres dâenfant cĂąlin et que je songerais davantage Ă lâavenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des miĂšvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses Câest vrai, mais tu sais, au fond, je tâaime beaucoup. » Quâest-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges. â Et toi ? demande Antone. â Moi ? si je peux, jâentrerai Ă St-Cyr. Je veux ĂȘtre officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, jâirai oĂč lâon se bat, en Afrique, Ă Madagascar, nâimporte oĂč. â Eh ! bien, moi aussi, dĂ©clare Antone, je trouve quâil nây a rien de plus beau que dâĂȘtre officier de cavalerie. » Georges rit Tu es toujours le mĂȘme, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut dâabord passer des examens. Câest plus sĂ©rieux. â Nâaie pas peur, je les passerai je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le mĂȘme rĂ©giment. Quel dommage que je nâaie pas de sĆur ! Tu lâaurais Ă©pousĂ©e et moi jâĂ©pouserais Bridgette elle est trĂšs gentille et nous nous entendions trĂšs bien. AprĂšs nous partirions pour lâAfrique tous les deux. » Antone sâexalte. Il se voit dĂ©jĂ avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se rĂ©jouit Ă lâidĂ©e quâil vivra dĂ©sormais avec Georges, quâil sera toujours son ami, son seul ami. Georges de son cĂŽtĂ© nâa pu se dĂ©fendre dâune grande joie devant cette perspective. LâabbĂ© Levrou a raison. Plus tard cette amitiĂ© sera leur force Ă tous deux, elle les soutiendra, Ă Saint-Cyr, dans lâarmĂ©e, dans la vie. Et il part de lĂ pour donner de nouveaux conseils Ă Antone. Oui, mais dâabord il faudra se montrer des hommes rĂ©solus. Ă Saint-Cyr ce nâest pas comme ici. Câest alors que nous aurons besoin de nous serrer lâun contre lâautre⊠» Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derriĂšre eux. Une fois dĂ©jĂ M. Pujol lâavait arrĂȘtĂ©e et fait des reproches Ă Ămeril et Ă Beurard quâil avait surpris sâattardant en arriĂšre pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les Ă©lĂšves Ă©taient accourus pour contempler prĂšs dâune flaque dâeau deux espĂšces de petits lĂ©zards de velours noir coupĂ© de raies orangĂ©es Ce sont des salamandres », dĂ©clarait lâabbĂ© Perrotot. De grandes disputes sâĂ©taient engagĂ©es. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, CĂ©zenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles nâĂ©taient pas phosphorescentes, en rĂ©alitĂ© pour les glisser dans le lit de son ami Ămeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des tĂȘtards, si bien quâau moment de repartir, il fit remarquer Ă M. Pujol quâil Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs tard. Ce fut lâoccasion dâune scie nouvelle Il est tard, il est tĂȘtard. » Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontrĂ© la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardĂ©e. Antone dĂ©bordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrĂ©s Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possĂ©dait un vĂ©ritable ami, franc, loyal. DĂ©sormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se prĂ©parerait Ă cette vie hĂ©roĂŻque, ambition et rĂȘve de toutes les Ăąmes de treize ans. Des souvenirs dâhistoire et de lĂ©gende, de chevalerie et de camaraderie guerriĂšre tressaillaient en lui. Nous serons deux frĂšres dâarmes, disait-il, comme Roland et Olivier. â Oui, rĂ©pondait Georges, mais nâoublie pas que câĂ©taient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux. â Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets dâĂȘtre viril. » Dans la forĂȘt lâatmosphĂšre est chaude, lâarome des sapins rĂŽde autour dâeux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empĂȘche de voir le long chemin quâils viennent de parcourir. Au loin, Ă travers les sapins, ils aperçoivent vaguement lâautre cĂŽtĂ© du lac. Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur lâĂ©paule de Georges, je nâai ni sĆur, ni frĂšre. Eh ! bien, câest toi qui seras mon frĂšre, mon vrai frĂšre. Tu mâavertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, nâest-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je tâaime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, câest Ă la vie Ă la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. Jâai chez moi un tableau dâun peintre italien, il reprĂ©sente Tobie conduit par RaphaĂ«l, je lâaime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que RaphaĂ«l te ressemble. Tu seras mon RaphaĂ«l. â Tu exagĂšres, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frĂšres ayant les mĂȘmes espĂ©rances. â Le mĂȘme cĆur, chante Antone. â Oui, le mĂȘme cĆur et le mĂȘme idĂ©al, rĂ©pond Georges, celui des chevaliers Dieu et patrie. » Alors Antone saisit Georges au cou, lâĂ©treint avec une joie enfantine et le baise Ă pleines joues. Georges surpris hĂ©site un instant, puis conquis par tant de confiance, de naĂŻvetĂ© et dâaffection vraie, il pose Ă son tour ses lĂšvres sur la joue vermeille dâAntone ravi. Presque aussitĂŽt ils entendent un pas lourd, un paysan paraĂźt dans le chemin. Quelle heure est-il donc ? se demande Georges. â Quatre heures et demie, rĂ©pond Antone tirant sa montre. â Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous nâarriverons pour cinq heures Ă Nantua. On ne les entend plus. â Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous nâavez pas rencontrĂ© nos camarades ? â Que si, reprend lâhomme, voilĂ dĂ©jĂ une demi-heure quâils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous nâavez que le temps, câest Ă cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc lĂ -bas, voyez-vous, Ă travers les sapins, cette coursiĂšre ; elle vous ramĂšnera juste Ă la station quand vous aurez coupĂ© deux sentiers, mais dĂ©pĂȘchez-vous. â Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse. â Trois Ă quatre kilomĂštres, mais ça descend Ă peu prĂšs toujours. â Pas gymnastique ! crie Georges Ă Antone. â Non ! dit Antone, mieux vaut aller Ă Nantua, câest plus prĂšs. â Mais on nous attend Ă Charix et lâon ne partira pas sans nous. â Alors tant mieux. â Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! » Et les voici courant Ă travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dĂ©valant vers le lac, les coudes au corps, la tĂȘte levĂ©e ; ils vont Ă toute vitesse, au mĂ©pris du principe quâune longue course doit ĂȘtre faite Ă une allure modĂ©rĂ©e et rĂ©guliĂšre. Ă chaque tournant Georges se demande sâil ne va pas apercevoir les Ă©lĂšves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, lâexcite, lâĂ©peronne, malgrĂ© la chaleur Ă©touffante, malgrĂ© lâair lourd de la sapiniĂšre. Georges se sent hors de la rĂšgle, contre la rĂšgle, il nâa plus sa raison, il sâaffole, il est incapable des rĂ©flexions quâune certaine insouciance permet encore Ă son ami. Soudain il sâarrĂȘte, il arrive Ă une carriĂšre, câest une impasse. Ils ont dĂ» se tromper, vite il revient sur ses pas, enlĂšve Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et sây lance Ă une allure de plus en plus accĂ©lĂ©rĂ©e, tourne les sapins, saute de rocher en rocher. Sais-tu que nous risquons dâĂȘtre renvoyĂ©s ? » Cette terreur obscurcit son Ăąme. Il songe au SupĂ©rieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir Ă son pas. Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence Ă sâessouffler, le lĂąche petit Ă petit et soudain sâĂ©crie Je nâen peux plus. » Georges le regarde dĂ©solĂ©. Il entend le sifflet strident dâune locomotive. Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons ĂȘtre tout prĂšs. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise Ă son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. Ferme la bouche et lĂšve la tĂȘte », lui rĂ©pĂšte Georges, qui accĂ©lĂšre lâallure Ă mesure que la descente devient plus rapide. Depuis prĂšs dâun quart dâheure, Antone court ainsi, horriblement oppressĂ©, sâobstinant parce que Georges est effarĂ©, perd la tĂȘte et redoute ce retard comme une catastrophe. Enfin la douleur est trop vive. Je ne peux plus, lui dit-il, jâai un point de cĂŽtĂ©. » Il sâest remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prĂ©venir le groupe ou se mettre au pas dâAntone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientĂŽt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes. Par ici, dĂ©pĂȘchez-vous donc ! » Georges montre Antone Ă©puisĂ©. Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer ! â Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone. â Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dĂ©pĂȘche-toi. Ăa va en faire une histoire ! » Georges est repris de terreur Allons, Antone, un effort ! sois viril ! â Si tu veux ! » rĂ©pond Antone fouettĂ© par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique. Il y a encore 800 mĂštres avant dâarriver Ă la ligne. Rousselot leur explique que câest Miagrin qui a demandĂ© de revenir Ă Charix parce quâon Ă©tait en retard. M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a dĂ©clarĂ© bĂȘtement ainsi quâĂmeril que vous Ă©tiez repartis tout de suite avec Perrotot. â Miagrin a dit cela ? sâĂ©crie Antone. â Oui, câest une farce quâil a voulu vous jouer, allons, pressons. » Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a rĂ©ussi. La rage, lui donne des forces. Il faut quâil arrive. Miagrin serait trop content sâil manquait le train, si Georges Ă©tait puni. Mais il court depuis si longtemps dĂ©jĂ , il faiblit, et lĂąche peu Ă peu. Donne-moi la main, dit Rousselot ; MorĂšre, prends-lui lâautre. Nous suivrons le ballast en bas. » Les deux plus fort coureurs de la classe lâentraĂźnent ; Antone sâabandonne les yeux fermĂ©s, tant sa douleur de cĂŽtĂ© est poignante. Ils nâont plus que cent mĂštres, ils arrivent, lorsquâils entendent un coup de sifflet suivi dâun halĂštement lent dâabord, puis prĂ©cipitĂ© et la lourde masse de la locomotive se met Ă glisser sous un long panache de fumĂ©e entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs dĂ©bouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces MorĂšre ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard ! CHAPITRE VI â LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS Sur le conseil de M. Pujol lâabbĂ© Perrotot est restĂ© Ă Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmĂšne hors de la gare en les accablant de ses rĂ©primandes. Eh ! bien, câest du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges MorĂšre ! un des premiers de la classe ! Vous nâavez pas voulu mâĂ©couter, Antone, je vous lâavais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se dĂ©veloppe, indĂ©finie. Ah ! Monsieur, il faut ĂȘtre indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause. â Indulgent ! câest une affaire trĂšs grave, il nây a que Monsieur le SupĂ©rieur qui puisse dĂ©cider. » Et il accumule les rappels du rĂšglement, les exemples dâĂ©lĂšves qui ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s pour la dix-millioniĂšme partie de ce que vous avez fait. » Georges MorĂšre ne cherche mĂȘme pas Ă se disculper il entrevoit, au retour, la figure froide et sĂ©vĂšre du SupĂ©rieur. Il sent combien câest grave, pour lui qui a Ă©tĂ© dĂ»ment averti. Il ne regarde pas mĂȘme Antone qui, essoufflĂ©, debout prĂšs de lui, essaie de reprendre haleine et sâessuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempĂ© de sueur. Monsieur Perrotot sâest arrĂȘtĂ©. Il nây a pas de train avant 8 heures 22 et ils nâarriveront Ă Bourg quâaprĂšs dix heures. Ils sont sur la route qui ramĂšne Ă Nantua, et longe les alluvions marĂ©cageuses oĂč viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible Ă travers les roseaux dont les quenouilles sâentrechoquent avec un bruit sec. Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traĂźnait ses mille mailles Ă sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans lâair limpide, le nuage poursuit au-delĂ du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac sâenfuit rapide Ă lâautre bout vers les GlaciĂšres. Ce nâest rien quâun coup de brise et un assombrissement momentanĂ©. Antone a frissonnĂ©, mais Monsieur Perrotot ne lâa mĂȘme pas vu ; il sâĂ©tait arrĂȘtĂ©, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges MorĂšre. Rousselot intercĂšde. Ses camarades sont essoufflĂ©s. Est-ce quâon ne pourrait pas se reposer un peu ? PrĂ©cisĂ©ment ils arrivent Ă lâhĂŽtel des Moulins ; un escalier conduit Ă un balcon tout ombragĂ© de vigne vierge dominant la route. LâhĂŽtel est trĂšs propre. LâabbĂ© consent ; ils montent au balcon oĂč on leur sert quelques sirops. Vers six heures et demie, ils se lĂšvent pour se remettre en route. Antone sâĂ©tait Ă©loignĂ©. Quelques instants aprĂšs, le garçon de lâhĂŽtel accourt et prĂ©vient lâabbĂ© que le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se prĂ©cipite et ramĂšne Antone pĂąle, dĂ©fait, claquant des dents. LâhĂŽtesse offre aimablement une chambre oĂč il pourra se coucher jusquâau dĂ©part. Rousselot, pendant quâon le conduit, raconte Ă lâabbĂ© ahuri la course folle quâils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne Lâenfant a refusĂ© sa tasse de thĂ©, mais il demande Ă dormir tout habillĂ© sur son lit. » Câest au mieux. Le professeur et les deux Ă©lĂšves restent sur le balcon attendant le dĂźner. De quart dâheure en quart dâheure on sâinforme de lâĂ©tat dâAntone. Il dort bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et sâattarde longuement. Une course pareille, murmure lâabbĂ©, câest une course Ă la mort ! » Georges troublĂ©, le cĆur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille. Dans le crĂ©puscule un vent plus frais et plus fort sâest Ă©levĂ© de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbĂ©es par le passage subit dâun ĂȘtre invisible, dâun ĂȘtre qui achĂšve de briser les roseaux Ă demi rompus et fuit mystĂ©rieusement Ă lâOuest vers Nantua, vers Bourg. Une lĂ©gĂšre brume monte du lac. Dans le ciel clair, une Ă une les Ă©toiles apparaissent. Les flancs des montagnes sâassombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres sâĂ©teignent sapins dâabord, puis mĂ©lĂšzes, charmes verts, Ă©piceas et bouleaux argentĂ©s. Des Ă©charpes serpentent Ă mi-cĂŽte comme les robes traĂźnantes des fĂ©es dans les lĂ©gendes. Georges se sent encore plus triste. Ă lâheure du dĂ©part, Antone sâest levĂ© harassĂ©, fiĂ©vreux ; il se plaint toujours dâun point de cĂŽtĂ©. ArrivĂ© Ă la gare, Georges lâenveloppe dans une couverture prĂȘtĂ©e par la patronne de lâhĂŽtel et le couche aussitĂŽt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas. Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumiĂšres aveuglantes, Georges et Rousselot descendent lâenfant qui souffre dâune courbature et dâune migraine atroce. On le hisse dans lâomnibus qui les ramĂšne rapidement au collĂšge. Puis par le grand escalier du SupĂ©rieur, Ă©clairĂ©s par lâabbĂ© Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent Ă lâinfirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirĂ©e, couchĂ© non loin de la fenĂȘtre, dans lâun de ces lits si blancs, si doux. Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sĆur Suzanne, levĂ©e en hĂąte, prĂ©pare sur le gaz une boisson chaude. Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brĂ»lante, repose-toi bien. â Bonsoir, Georges, » murmure Antone, rĂ©pondant par une longue pression des doigts Ă sa poignĂ©e de main. Tandis quâil rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande Crois-tu quâil ait attrapĂ© quelque chose de grave ? â Bah ! une courbature, une migraine ! câest de la fatigue, riposte lâathlĂšte des troisiĂšmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard quâavant. » CHAPITRE VII â CĆURS TROUBLĂS Il semble certains matins que les soucis guettent votre rĂ©veil pour vous assaillir tous Ă la fois. Au coup de cloche, Georges a Ă©tĂ© envahi par tous les Ă©vĂ©nements de la veille, la conversation dans la forĂȘt de Sylans, la course Ă©perdue Ă travers la sapiniĂšre, les menaces de lâabbĂ© Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santĂ© dâAntone, la crainte du SupĂ©rieur. DĂšs la premiĂšre rĂ©crĂ©ation on lâentoure, il raconte lâaventure, aidĂ© de Rousselot. Câest ta faute, Miagrin, dit Rousselot. â Moi, rĂ©pond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas quâils Ă©taient en arriĂšre ! â Ce nâest pas vrai tu lâas dit Ă Ămeril ; tu le savais. â Tout ça ne serait pas arrivĂ©, dit lâimpitoyable Beurard, si Ramon et MorĂšre nâĂ©taient pas toujours ensemble. » Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose il est plus sĂ©vĂšre que dâhabitude. Pourtant la pression des Ă©vĂ©nements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il dĂ©clare avec une sourde irritation Câest toujours la mĂȘme chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez Ă nous dĂ©courager Ă force de sottises. Ămeril et Beurard fument malgrĂ© ma dĂ©fense, et surtout ce qui mâĂ©tonne, deux dâentre vous, en dĂ©pit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins oĂč lâon voit Ă trois cents mĂštres autour de soi. » Georges baisse la tĂȘte sous la semonce, il entrevoit une histoire. Ă midi, il apprend que le SupĂ©rieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir lâabbĂ© Levrou et lui expliquera tout. Ce nâest ni sa faute, ni la faute dâAntone. Toute la journĂ©e, son ami reste couchĂ©, avec la fiĂšvre et un point de cĂŽtĂ©. Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il nây paraĂźtra plus. » Le soir, malgrĂ© son billet Ă lâabbĂ© Levrou, Georges nâest pas appelĂ©. Le jour suivant est un jeudi. AprĂšs la composition, vers neuf heures, tout le collĂšge, musique en tĂȘte, sâen va Ă la maison de campagne situĂ©e Ă trois kilomĂštres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges MorĂšre devrait ĂȘtre plus tranquille il nâa Ă©tĂ© menacĂ© ni par le SupĂ©rieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est trĂšs malade la sĆur lui a appliquĂ© des ventouses scarifiĂ©es et il a dĂ©jĂ sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur Thanate ». On parle maintenant de pleurĂ©sie. Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je lâai eue, la pleurĂ©sie, il y a deux ans. On mâa posĂ© des ventouses et on mâa fait boire des drogues ; je nâen suis pas mort. â Dâailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de cĂŽtĂ©. » Ăa doit ĂȘtre rassurant. La classe du vendredi matin fut marquĂ©e par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien lâair dâĂ©couter les leçons de ses Ă©lĂšves, mais, lui si mĂ©ticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes quâil donna soulevĂšrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de lâexplication littĂ©raire, il se rĂ©solut, au grand dĂ©sespoir des paresseux, Ă dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisiĂšmes nây comprenaient plus rien, mais comme on le sentait dâhumeur Ă mettre un mal de conduite pour un geste, on se rĂ©signa. Ă lâĂ©tude suivante, Georges MorĂšre est demandĂ© par le SupĂ©rieur. Des chuchotements courent de table en table Ăa y est, câest pour lâaffaire dâAntone. » Georges pĂ©nĂštre plus mort que vif dans le cabinet directorial, sâattendant Ă une semonce sĂ©vĂšre suivie de lâarrĂȘt dĂ©finitif, le renvoi. Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous ĂȘtes trouvĂ© avec Antone Ramon Ă©loignĂ© de vos camarades ? » Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles Ă Nantua. Vous saviez que lâheure du train Ă©tait 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit quâon repartirait de Nantua. â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Puis il explique son itinĂ©raire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su Ă quelle distance il se trouvait de la gare. Vous vous ĂȘtes affolĂ© câest bien naturel. » Georges sâĂ©tonne Ă son tour. Au lieu des reproches quâil attendait, de la menace du renvoi, le SupĂ©rieur semble chercher Ă lâexcuser. Vous nâavez pas entendu vos camarades vous appeler ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Je vous remercie, mon ami, rentrez en Ă©tude. » Cela lui est dit doucement, dâun ton presque douloureux. Georges nây comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles dâAntone, il nâose pas. Une fois sur le palier, il nâa quâun Ă©tage Ă monter pour ĂȘtre Ă lâinfirmerie il sâarrĂȘte un instant, hĂ©site, mais le rĂšglement est formel AprĂšs une visite au SupĂ©rieur ou Ă un professeur, on doit rejoindre immĂ©diatement sa classe. » Soumis Ă la rĂšgle et plus scrupuleux encore depuis sa derniĂšre aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de lâescalier, Ă©coute attentivement sâil ne percevrait pas un son de voix, un gĂ©missement dâAntone, et nâentendant rien, renonce Ă le voir et redescend, le malheureux. Enfin pendant lâĂ©tude du soir lâabbĂ© Levrou le fait venir. DĂšs quâil le voit entrer Ah ! mon pauvre enfant, sâĂ©crie-t-il, quâest-ce que vous avez fait ? » Pour que lâabbĂ© Levrou ne lâait pas appelĂ© mon petit », il faut quâil y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement lâune contre lâautre, renseignent Georges plus que de longs discours sur lâĂ©tat dâAntone. Il est gravement malade ? â Il est perdu ! â Ah ! » Cette exclamation dâangoisse rappelle lâabbĂ© Ă la prudence. Ăcoutez, Georges, Ă votre Ăąge on nâest jamais perdu. Le corps a une telle rĂ©sistance quâil peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son Ă©tat est grave, trĂšs grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Quâest-ce qui sâest passĂ© ? » Alors Georges recommence son rĂ©cit pour la troisiĂšme fois ; Ă son directeur il avoue tout la conversation au bois de sapins, lâexaltation croissante dâAntone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassĂ©s comme deux frĂšres. Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous nâavez pas entendu ? â Non. » Georges baisse la tĂȘte atterrĂ©. Si bien quâil est accusĂ© de nĂ©gligence Ă votre Ă©gard. Mais laissons cela pour lâinstant. Mon pauvre enfant, vous nâavez pas cru mal faire et ce nâest pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. » Le soir au dĂźner, les Ă©lĂšves lui apprennent que le pĂšre et la mĂšre de Ramon viennent dâarriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque aprĂšs le repas le collĂšge se rĂ©unit Ă la chapelle, lâabbĂ© Graffin, lâĂ©conome qui fait office de chapelain, commence par dire Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particuliĂšrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. » Et, en effet, la priĂšre du soir semble moins monotone, moins mĂ©canique, malgrĂ© cette uniforme psalmodie dont elle est rĂ©citĂ©e. Dans les litanies, aprĂšs lâinvocation Ă lâĂtoile du matin, lâĂconome sâarrĂȘte un instant pour rappeler lâattention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais dâune voix de plus en plus forte il rĂ©pĂšte Salut des malades, priez pour nous. â Salut des malades, priez pour nous. â Salut des malades, priez pour nous. » CHAPITRE VIII â LE SILENCE DE LA CLOCHE Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue sâest abattue sur ses Ă©paules ; il ne veut pas croire Ă la gravitĂ© de cette maladie ; non, ce nâest pas possible quâAntone Ă peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien quâil accepte cette idĂ©e. Maintenant dans tout le collĂšge il nâest question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, lâenquĂȘte du SupĂ©rieur. ĂpouvantĂ©, il laisse ses leçons et Ă©crit Ă sa mĂšre Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade Ă la mort ; et câest ma faute. Je lâai forcĂ© Ă courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier Ă cette promenade de Nantua dont je tâavais parlĂ© et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je nâose demander Ă le voir parce quâils doivent mâen vouloir dâĂȘtre cause dâun pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-ThĂ©rĂšse et Marthe, demande Ă Monsieur le CurĂ© de dire la messe pour sa santĂ©, je serais trop malheureux sâil lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journĂ©e je suis accablĂ© par cette idĂ©e âSâil allait mourir ?â » Et sa lettre continue sur ce thĂšme lamentable, il confie Ă sa mĂšre toutes ses angoisses Tu ne sais pas combien câest ma faute, je ne sais mĂȘme si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en Ă©tait la consĂ©quence. Demande Ă Dieu quâil ne me punisse pas comme cela, quâil Ă©loigne ce calice⊠» Les derniĂšres lignes sont proches du dĂ©lire. Ă la fin de lâĂ©tude, le rĂ©glementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle Ă voix basse. AussitĂŽt celui-ci donne lâordre de ranger les livres et dit la priĂšre qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les Ă©lĂšves se regardent Ă©tonnĂ©s. LâabbĂ© Russec paraĂźt Ă la porte et les conduit au rĂ©fectoire pour le petit dĂ©jeuner. Tous les exercices de la matinĂ©e se font de la mĂȘme maniĂšre le rĂ©glementaire ouvre la porte, se montre et sâen va. Câest le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est Ă Rome. Elle est lĂ -haut pourtant, au-dessus de lâinfirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend. DĂšs le matin lâabbĂ© Levrou est venu voir lâenfant ; il lâa Ă©clairĂ© sur la gravitĂ© de son Ă©tat, et voyant ses yeux sâagrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il lâa rassurĂ©, mais chrĂ©tiennement. Oui, vous ĂȘtes trĂšs malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous vos camarades, vos maĂźtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santĂ© au petit Antone. Vous voyez donc que vous nâĂȘtes pas abandonnĂ©. » Câest vrai. Le bon abbĂ© Perrotot le lui a dĂ©jĂ dit, les larmes aux yeux, la sĆur le lui redit, le SupĂ©rieur le lui rĂ©pĂšte. Sa mĂšre, ses tantes occupent leur douleur en Ă©crivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. Ă Lourdes, Ă la Salette, Ă FourviĂšres, Ă Einsideln, Ă Notre-Dame des Victoires, Ă la rue du Bac, partout oĂč ces bonnes filles ont promenĂ© leur piĂ©tĂ© un peu inquiĂšte et laissĂ© leurs aumĂŽnes, elles rĂ©clament des priĂšres pour leur neveu. Madame Ramon Ă©crit aussi Ă sa cousine, SupĂ©rieure des SĆurs de Sainte-Marie dâAngers, Ă son oncle, directeur du collĂšge de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux SĆurs de Saint-Joseph de Bourg, et lâabbĂ© Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du SacrĂ©-CĆur Ă Montmartre. De proche en proche se tisse un rĂ©seau de priĂšres pour couvrir Antone, pour le mettre Ă lâabri de lâinvisible faux. Aussi Antone reprend espoir en Ă©coutant son directeur lui conseiller de se purifier, dâabord, et de sâoffrir gĂ©nĂ©reusement Ă la volontĂ© de Celui qui lâa créé et rachetĂ©. Il se confesse avec peine car il souffre. LâabbĂ© lui rappelle sa premiĂšre communion, le chemin parcouru depuis, ses dĂ©faillances ; il lui montre sa faiblesse intime et lâenfant qui vient dâavouer dans un grand trouble ses familiaritĂ©s » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles consĂ©quences. Il faut pardonner, lui dit lâabbĂ©, Ă tous ceux qui vous ont portĂ© au mal. » Antone simplement et humblement, dĂ©clare quâil pardonne Ă tous, mĂȘme Ă celui qui lâa mis dans cet Ă©tat, Ă ce Miagrin dont la faussetĂ© le rĂ©volte malgrĂ© lui. Il pardonne et il se soumet Ă la volontĂ© de Dieu, mĂȘme si cette volontĂ© est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, Ă lâĂąge oĂč lâon devrait, semble-t-il, sâaccrocher le plus obstinĂ©ment Ă la vie ! HĂ©las ! ce sacrifice quâon fait gĂ©nĂ©reusement Ă quatorze ans, le ferait-on aussi facilement Ă cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent. Antone a reçu le pardon de ses fautes Soyez calme, mon petit, dit lâabbĂ©, promettez Ă Dieu de lâaimer toujours par dessus tout, par dessus tous, dâĂȘtre son soldat fidĂšle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et lâExtrĂȘme-Onction. » Lorsquâil rentre en surplis et en Ă©tole, la custode en main, Antone, malgrĂ© lui jette un regard sur lâenfant de chĆur. Non, ce nâest pas lui », mais Luce Aubert. LâabbĂ© Levrou nâa pas osĂ© prendre Georges ; il a prĂ©vu une crise de sanglots, et il a craint de troubler lâenfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il nâa plus peur il a trouvĂ© un appui. Si Dieu le veut, il est prĂȘt, pourtant quâil ait pitiĂ© de ses parents, quâil ait pitiĂ© de celui qui nâest pas là ⊠à midi, avant les grĂąces, le SupĂ©rieur a donnĂ© cet avis au collĂšge Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel Ă©tat de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fiĂšvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du cĂŽtĂ© de la Reyssouze, et dâĂ©viter les clameurs dâensemble et les cris aigus. » Il nâen fallait pas tant pour arrĂȘter net la vie ; les Ă©lĂšves osent Ă peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravitĂ© de la maladie, les chances de guĂ©rison. En vain lâabbĂ© Russec leur rĂ©pĂšte Vous pouvez courir, mais Ă©vitez de crier ; » les jeux manquent dâentrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenĂȘtre de lâinfirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux dâĂ©tamine blanche derriĂšre lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, Ă la figure vieillie et ridĂ©e qui fait des gestes Ă©vasifs. Le mĂ©decin Thanate lâaccompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler Ă lâabbĂ© Russec, il est aussitĂŽt entourĂ© des Ă©lĂšves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie trĂšs grave tout dĂ©pend de la rĂ©sistance de lâorganisme. La plus dangereuse pĂ©riode câest la premiĂšre semaine. Sâil la dĂ©passe il sera sauvĂ©. Les troisiĂšmes se mettent alors Ă supputer les jours il est tombĂ© malade le mardi soir, 17 juin, il faut quâil rĂ©siste jusquâau prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, câest donc encore trois jours dâangoisse. Le rĂ©glementaire apparaĂźt sur les marches du perron. Dans les trois cours en Ă©ventail, les prĂ©fets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les Ă©lĂšves ; et cette rentrĂ©e des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliĂ©s sur les graviers, le piĂ©tinement, aprĂšs lâarrĂȘt subit des voix, Ă©voquent dĂ©jĂ lâaccompagnement silencieux dâun cortĂšge funĂšbre. CHAPITRE IX â UNE DISPARITION Georges nâĂ©tait pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre Ă©lĂšve Ă©tait travaillĂ© par dâintimes remords. Il ne paraissait plus en rĂ©crĂ©ation, mais sous mille prĂ©textes sâĂ©vadait de la cour pour sâenfermer dans la sacristie. Assis prĂšs dâune armoire ouverte il songeait, songeait indĂ©finiment. CâĂ©tait Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fĂ»t-il, ce nâĂ©tait pas un monstre complet ; il nâavait espĂ©rĂ© quâune histoire Ă faire renvoyer MorĂšre ou Ramon ou les deux Ă la fois, car leur prĂ©sence lui Ă©tait insupportable, mais la mort nâĂ©tait jamais entrĂ©e dans ses calculs. La veille il Ă©tait montĂ©, lui, jusquâĂ lâinfirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pĂ©nĂ©trer dans la petite chapelle. De lĂ il avait pu entrevoir Ă travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante dâAntone. Cette vue lâavait bouleversĂ© maintenant sa terreur Ă©tait dâapprendre la mort quâil avait prĂ©parĂ©e. Le dĂ©goĂ»t de lui-mĂȘme lui montait aux lĂšvres. Ce petit riche, ce fortunĂ© Ă qui tout riait, la fortune, lâavenir, la famille, la sympathie universelle, il lâavait vu tourner ses yeux brillants de fiĂšvre et cernĂ©s de souffrance vers sa mĂšre en larmes, vers la figure contractĂ©e de son pĂšre, vers ses tantes cachĂ©es derriĂšre son rideau pour nâĂȘtre pas vues pleurant, vers lâinterne silencieux qui humectait ses lĂšvres entrâouvertes, vers la sĆur, Ă©grenant Ă lâĂ©cart dâune voix de source les avĂ©s de son rosaire. Ă tous, ses pauvres regards disaient Je souffre, vous qui mâavez Ă©levĂ©, vous qui savez soigner, vous qui mâaimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre dĂ©sespoir lâemplissait lentement, ce dĂ©sespoir fait de lâinsupportable mĂ©pris de soi-mĂȘme qui, chez les adultes, fait germer dâaffreuses pensĂ©es et leur met une corde aux mains⊠Le SupĂ©rieur a fait appeler de nouveau Georges MorĂšre, pendant lâĂ©tude du soir. Il avait lu sa lettre et lâavait mise de cĂŽtĂ©. Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous Ă©gare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilitĂ©s qui ne pĂšsent pas sur vous. Vous vous accusez Ă tort ; si vous avez Ă©tĂ© imprudent, un autre lâa Ă©tĂ© plus que vous, un malheureux qui a trompĂ© vos maĂźtres jusquâici et que je nâaurais jamais soupçonnĂ©, sâil nâĂ©tait venu mâavouer sa faute. Il mâa demandĂ© lui-mĂȘme de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, Ă vous et Ă Antone Ramon toute sa honte et tout son dĂ©sespoir devant les terribles consĂ©quences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je lâassurer de votre pardon, comme de celui dâAntone Ramon ? » Georges MorĂšre ne sait que trop le rĂŽle de lâinfĂąme envieux dans ce drame et sa colĂšre est exaspĂ©rĂ©e. Mais il songe que peut-ĂȘtre ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule rĂ©compense quâil dĂ©sire la guĂ©rison dâAntone. Il dĂ©clare quâil fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement Monsieur le SupĂ©rieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine sây oppose le malade a 40 degrĂ©s de fiĂšvre ordinairement, parfois plus, on est Ă la merci dâune montĂ©e plus forte et il faut Ă©carter sĂ©vĂšrement tout ce qui peut lâexciter, le fatiguer, et influer sur sa tempĂ©rature. Ce quâil ne dit pas, câest quâil a dĂ» faire auprĂšs dâAntone la mĂȘme dĂ©marche au nom de Miagrin et que lâĂ©motion trop forte a aggravĂ© la fiĂšvre. Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice Ă Dieu pour obtenir la guĂ©rison de votre camarade. » Georges rentre en Ă©tude accablĂ© ; il nâa plus dâespĂ©rance. Pour quâon lâempĂȘche dâapprocher son ami, il faut quâen effet son Ă©tat soit bien grave. Il regarde sa place vide Ă lâĂ©tude, au rĂ©fectoire, Ă la chapelle, et cette brĂšche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. Ă la priĂšre du soir lâĂ©conome renouvelle la recommandation dâAntone aux priĂšres des Ă©lĂšves Nous dirons un Souvenez-vous Ă lâintention de notre petit malade et de sa famille. » Pourquoi petit malade ? Passe encore chez lâabbĂ© Levrou dont câest le mot habituel, mais pour lâĂconome que signifie cette façon de nommer Antone comme sâil avait de sept Ă dix ans, alors quâil en a quatorze ? Le lendemain, Ă la messe, les Ă©lĂšves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flĂ©tries, accablĂ©es sur les prie-Dieu et prĂšs dâelles un homme dâune grande Ă©lĂ©gance, debout, les joues fanĂ©es, les yeux ternes dâun joueur. CâĂ©tait Monsieur Ramon avec sa femme et ses sĆurs. Il fallait que lâĂ©tat de lâenfant se fĂ»t amĂ©liorĂ© pour quâils eussent quittĂ© tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les Ă©lĂšves avaient connu la vie ils auraient pensĂ© quâil fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour quâĂ la communion Monsieur Ramon vĂźnt avec sa famille sâagenouiller sur la marche du chĆur. Antone sâĂ©tait assoupi au matin il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. Ă huit heures, quand on prit sa tempĂ©rature, le thermomĂštre marquait une baisse sensible. Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il nâa plus que 39 degrĂ©s de fiĂšvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour ĂȘtre bien sĂ»re que sa sĆur disait vrai. LâabbĂ© Levrou vient dire la messe Ă la chapelle de lâinfirmerie dont on a ouvert avec prĂ©caution la cloison Ă jour. Antone suit avec Ă©motion ; il se rappelle ses derniĂšres PĂąques. Sa mĂšre sâest penchĂ©e sur lui. Ă le voir calme, silencieux, les yeux fermĂ©s, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journĂ©e du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fiĂšvre baissĂąt encore. Câest le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres ĂȘtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de sâĂ©loigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bĂąillant, regarde par la fenĂȘtre les cours oĂč les enfants jouent, car Ă la longue tout sâĂ©mousse et les jeux ont repris comme avant la maladie dâAntone ; il faut maintenant toute lâĂ©nergie des prĂ©fets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immĂ©diatement de grands cris. Madame Ramon sâendort dans le fauteuil et sa tĂȘte se lĂšve et sâabaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la rĂ©veille brusquement. Vers cinq heures et demie, aprĂšs la rĂ©crĂ©ation, Antone sâagite mille idĂ©es confuses lâassaillent et voici que sâimplante en lui la certitude que Georges MorĂšre lâabandonne ; câest fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idĂ©e. Georges MorĂšre nâest pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donnĂ© une marque dâaffection, dâintĂ©rĂȘt ; pourquoi ? Câest quâil le juge coupable, quâil ne veut plus le revoir ; et sa petite tĂȘte trop fatiguĂ©e pour rĂ©sister, succombe Ă cette pensĂ©e. Ah ! si Georges avait Ă©tĂ© malade, non, rien, ni personne nâaurait empĂȘchĂ© Antone dâaccourir. Puis il sâaccuse, câest mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon Ă sa mĂšre et Ă son pĂšre. Dâune voix lasse il appelle Maman. » Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cĆur la mĂšre qui sâĂ©veille et sâapproche Tu veux boire, Tonio ? â Non, viens. » Et quand il a son cher visage bien aimĂ© prĂšs du sien, il lâembrasse et lui murmure Ă lâoreille Je te demande pardon⊠â Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. » Tout le monde se rĂ©veille, le pĂšre a rejoint lâenfant, les tantes aussi Quâest-ce que tu veux, dis ? » mais la mĂšre sâabat en larmes sur le bord du lit, tandis quâAntone Ă©carte du geste ses tantes et rĂ©pĂšte Ă son pĂšre en lâembrassant Ă peine, car toutes ces prĂ©sences pourtant chĂšres le fatiguent Papa pardon⊠de tout⊠» Les deux tantes ont entendu et Ă©mues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fiĂšvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore Pardon tante Mimi⊠Pardon tante Zaza⊠» et elles Ă©clatent en sanglots. La sĆur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scĂšne de douleur assez maĂźtresse dâelle-mĂȘme, prononce Câest bien, mon enfant, Dieu vous bĂ©nira, il vous rĂ©compensera. » Peu Ă peu les sanglots sâapaisent, les larmes sont essuyĂ©es, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cĆurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe Ă Georges Ah ! lâingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure Mon Dieu, non, câest vous que jâaime. » Vers six heures la fiĂšvre le reprend, elle monte Ă 41 degrĂ©s. La nuit sera mauvaise, dit la sĆur au SupĂ©rieur. On lâa trop fatiguĂ©. » Avant la priĂšre du soir le chanoine adresse quelques mots Mes chers enfants, Dieu nous a conservĂ© jusquâici votre condisciple, malgrĂ© de redoutables assauts ; prions-le dâachever son Ćuvre misĂ©ricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mĂȘmes, dâaccorder Ă Antone Ramon une nuit de bon repos, dâĂ©carter de lui, comme dit le brĂ©viaire, tous les pĂ©rils et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. lâĂconome Ă son tour prononce dâune voix plus lente cette phrase coutumiĂšre Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et dâen Ă©loigner tous les piĂšges de lâennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. » CHAPITRE X â DANS LA NUIT Georges avait repris espoir. Miagrin Ă©tait parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais gĂ©nie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir dâun pas lourd. Une angoisse lâĂ©treint Ă lâĂ©touffer. Câest la derniĂšre nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir Ă cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissĂ© le gaz en veilleuse et prononce la derniĂšre priĂšre In manus tuas Domine Entre vos mains, Seigneur. » Et les Ă©lĂšves rĂ©pondent machinalement Je remets mon esprit Commendo spiritum meum. » Et câest le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancĂ©e dâun domestique il le voit se diriger vers lâinfirmerie dont un pilier lui masque la porte. Pendant quelques minutes le surveillant se promĂšne dans lâallĂ©e que forment les deux rangĂ©es de lits. La lumiĂšre de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il sâĂ©loigne, et quand il revient la fait redescendre peu Ă peu. BientĂŽt le rythme rĂ©gulier des respirations lui apprend que tous les Ă©lĂšves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis quâAntone souffre. Antone souffre, et peut-ĂȘtre quâau rĂ©veil il apprendra le fatal dĂ©nouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensĂ©e est abominable. Et pourtant si Dieu nâest pas flĂ©chi, nâest-ce pas lâissue le plus Ă craindre ? Dieu veut quâon lui fasse violence, quâon le prie. Georges sâest levĂ© sans bruit, il sâhabille, il se jette Ă genoux, il est dĂ©cidĂ© Ă passer la nuit en priĂšres. Peut-ĂȘtre ainsi gagnera-t-il le cĆur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crĂšve. Il sâaccuse dâavoir manquĂ© Ă tous ses devoirs, il avoue Ă la Toute-Puissance misĂ©ricordieuse son orgueil et sa misĂšre ; il se reproche amĂšrement sa conduite Ă lâĂ©gard dâAntone comme il lâa traitĂ© durement, quâil a Ă©tĂ© fier et maladroit avec lui ! Il sâest cru une perfection, Ă cause de sa rigiditĂ©, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montrĂ© quâil y avait quelque chose de supĂ©rieur Ă tout cela, le dĂ©vouement ; car Antone lâa aimĂ©, a vĂ©cu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. Sâil lâa quittĂ© de rage dâĂȘtre repoussĂ©, il a tout osĂ© pour lui prouver son repentir et il sâest tuĂ© pour lui Ă©pargner des reproches et une punition ! Il sâest tuĂ© pour lui prouver que son amitiĂ© Ă©tait forte et virile comme Georges la voulait. Faut-il que je sois misĂ©rable, Ă©goĂŻste et infĂąme, ĂŽ mon Dieu, nâavoir mĂȘme pas vu quâil se sacrifiait Ă ma peur ! » Alors Georges commence Ă comprendre cette Ăąme si dĂ©licate et si forte quâil a mĂ©connue, il se rĂ©pand en actes de contrition et implore ardemment la misĂ©ricorde Divine pour son ami. Puis câest la Vierge quâil invoque. Notre-Dame de Lourdes quâAntone a visitĂ©e, mais au fil de ses avĂ©s la fatigue lâaccable deux ou trois fois il se surprend lui-mĂȘme Ă dormir il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. AgenouillĂ© prĂšs de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer Ă Antone ses propres fautes Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous ĂȘtes bon, vous ĂȘtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guĂ©rissez tous les malades, guĂ©rissez-le⊠Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui⊠» et il Ă©grĂšne Ă©perdĂ»ment son chapelet, il ajoute dizaine Ă dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgrĂ© lui et lâendort pliĂ© sur les genoux, la tĂȘte et les bras appuyĂ©s sur son lit. Georges ? » Brusquement il se rĂ©veille et reconnaĂźt dans le crĂ©puscule du dortoir le PĂšre Levrou Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lĂšve sur ses jambes engourdies et se hĂąte dans la galerie prĂšs de lâabbĂ© qui lui explique Antone est au plus mal ; tout Ă lâheure il vous a demandĂ©. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derriĂšre lâabbĂ© dans la petite chambre Ă©clairĂ©e et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillĂ©es au pied du lit et secouant la tĂȘte de dĂ©sespoir, la mĂšre en larmes, un bras derriĂšre lâoreiller pour redresser son enfant, et le pĂšre qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas Ă©clater en sanglots. Sur le lit blanc un petit ĂȘtre chĂ©tif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui dĂ©jĂ sur son corps maigrelet dessine dâhorribles plis. Câest cela Antone ! Georges comprend. Oui câest bien le petit Antone. Il halĂšte Ă grand bruit et Ă chaque aspiration sa tĂȘte douloureuse se renverse par un mouvement mĂ©canique. Antone ! appelle Georges en sâapprochant, Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas, il est tout Ă sa souffrance ; il nâa mĂȘme plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe Ă genoux et Ă©clate en larmes, malgrĂ© lâabbĂ© Levrou, malgrĂ© la sĆur qui lui font signe. Ce nâest plus Antone, câest un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulĂšve prĂ©cipitamment pour rejeter un poids Ă©crasant, qui appelle lâair bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas lâaspirer Ă temps. Parlez-lui un peu, » dit lâabbĂ© Levrou lorsque Georges est plus maĂźtre de lui, et Georges reprend Antone câest moi, câest Georges, ton ami Georges. » Antone ne rĂ©pond pas ; Antone ne rĂ©pondra pas, il est absent. Pourtant il sâest arrĂȘtĂ© de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge dessĂ©chĂ©e se contracte et soudain par deux fois il appelle KhĂ©m ! KhĂ©m ! » Il tourne ses yeux effarĂ©s, ses grands yeux dâĂ©pouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore Antone ! Antone ! » ; puis vers lâabbĂ© Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet Ă haleter de sa petite poitrine extĂ©nuĂ©e. Il ne reconnaĂźt plus. Il est inutile dâinsister, lâabbĂ© Levrou le comprend ; il se penche vers Georges Rentrez, mon petit. â Oh ! non. â Si, » dit lâabbĂ©, et il montre les parents qui se mordent les mains de dĂ©sespoir. Georges se lĂšve en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussĂ© par lâabbĂ© Levrou. Mais Ă peine dans la galerie il Ă©clate en gros sanglots. Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit lâabbĂ© en larmes, ne dĂ©sespĂ©rez pas. Jâen ai vu dâaussi malades quâAntone revenir Ă la santĂ©. Couchez-vous, câest le rĂšglement. Celui qui vit selon le rĂšglement vit selon Dieu. » Georges est bien forcĂ© dâobĂ©ir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il nâa plus dâespoir, il a vu Antone pour la derniĂšre fois et son impuissance lâĂ©crase au point quâil a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration Ă©gale et dans le fond le sifflement lent et rĂ©gulier dâun Ă©lĂšve enrhumĂ©. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son dĂ©sespoir, il se donne, il sâoffre avec acharnement Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi Ă la place dâAntone. » Que lui importe son pĂšre, sa mĂšre, ses sĆurs ! Il veut ĂȘtre la rançon de son ami. Il sâobstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu lâaccepte. Puis lâidĂ©e lui vient que Dieu peut-ĂȘtre lâa puni de songer Ă la gloire militaire, quâil voulait lâĂ©prouver, lui indiquer sa vĂ©ritable voie et il promet de renoncer Ă cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les rĂ©gions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus rĂ©pugnantes, dans une lĂ©proserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les priĂšres succĂšdent aux priĂšres, et câest une surenchĂšre de sacrifices qui se termine par ce cri Seigneur JĂ©sus, sauvez, sauvez Antone. » Ă la fin dâautres scrupules lâassaillent il lui semble quâil manque de gĂ©nĂ©rositĂ©, quâil propose un marchĂ© Ă Dieu, quâil pose des conditions. Alors il se contente de dire Jâai confiance en vous. Faites, ĂŽ mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand mĂȘme de suivre votre appel, de me dĂ©vouer quand mĂȘme, oui mĂȘme si⊠» Et soudain tout son cĆur comprimĂ© par cette priĂšre hĂ©roĂŻque sans condition, Ă©clate dans un appel Ă©perdu Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a louĂ© la foi du centurion, lâimportunitĂ© de la ChananĂ©enne, les cris de lâaveugle de JĂ©richo. Câest cela ; il faudrait quâil eĂ»t leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguĂšre Antone, la foi qui lĂ -bas arrache au Christ la guĂ©rison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre Ă la chapelle Oui, se dit-il, jâentrerai, je me jetterai Ă terre sous la veilleuse et lĂ je pleurerai jusquâau jour. Si la chapelle est fermĂ©e, je mâĂ©tendrai Ă terre devant la porte et je rĂ©pĂ©terai inlassablement âSeigneur, qui avez dit Demandez et vous recevrez, frappez et lâon vous ouvrira, ouvrez-moi, câest votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout Ă vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, dâavoir pitiĂ© de son ami, de guĂ©rir Antone.â » Le voici debout. Mais tandis quâil sâhabille en hĂąte ses voisins se rĂ©veillent OĂč vas-tu ? Quâest-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient Ă lui. Vous ĂȘtes malade, MorĂšre ? â Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone⊠â Voyons, MorĂšre, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. » Il se trouble, il a honte, il nâose dire Ă cet homme sa rĂ©solution ! Sa foi trĂ©buche au premier obstacle. Oh ! la force de lâhabitude, la peur de paraĂźtre singulier, la honte de se montrer vraiment ce quâon est, quelle misĂšre ! Georges obĂ©it, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grĂące, de ne pas rĂ©pondre Ă un appel, de ne pas accomplir lâacte attendu, lâacte qui lui obtiendrait la guĂ©rison dâAntone. CHAPITRE XI â LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espĂ©rance. Une seule pensĂ©e sâagite dans sa tĂȘte. Est-il mort ? Je sens quâil est mort. » Et il se reprĂ©sente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulĂšvement immobile des pieds, la bouche entrâouverte, les lĂšvres dĂ©colorĂ©es, les paupiĂšres violettes refermĂ©es Ă jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagĂ©s les uns dans les autres dans une attitude de priĂšre et enveloppĂ©s du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et quâon manie cependant avec prĂ©caution, car câest Antone en son cercueil. Les rideaux des fenĂȘtres blanchissent peu Ă peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres Ă©claircies ; dehors, les piliers de la galerie se dĂ©gagent et les nervures sâaccusent dans lâaube blĂȘme. Quatre heures sonnent. Câest le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative sâimpose Ă son esprit Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; sâil est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra Ă sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs Oh ! sâil Ă©tait mort ! » LâabbĂ© Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlĂšve les plus jeunes parce quâils ont dĂ©jĂ prouvĂ© leur impuissance Ă lutter contre leurs passions, parce quâils jetteraient peut-ĂȘtre le dĂ©sordre dans dâautres cĆurs quâil se rĂ©serve. Ainsi en les appelant Ă lui dĂšs lâadolescence, il leur Ă©pargne les trop lourdes Ă©preuves de la jeunesse et de lâĂąge mĂ»r. Parfois aussi il se sert dâune Ăąme pour en Ă©clairer dâautres. Un deuil rend la bontĂ© Ă des cĆurs durs et Ă©goĂŻstes, ramĂšne au devoir des Ăąmes dĂ©voyĂ©es, Ă©claire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et dĂ©veloppe une source de bienfaits insoupçonnĂ©s des aveugles et des esprits vulgaires. » Et câest vrai. Georges nâest-il pas Ă©clairĂ© ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille dâAntone, et nâa-t-il pas vu la transformation de Miagrin ? Pourtant il rejette cette doctrine trop amĂšre. Non, Dieu est bontĂ©, Dieu est amour. Mais sâil le croit, sâil le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Quâil laisse agir cet amour divin, quâil sây abandonne comme Antone. Câest une lumiĂšre qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, lâapaise. Il Ă©prouve intimement la confiance de Saint Jean Nous avons cru Ă lâAmour. » Ainsi, Ă lâaube, la crise de douleur est subitement calmĂ©e, ou plutĂŽt dans le trouble de cette mer, il se sent fixĂ© comme un vaisseau Ă lâancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vĂ©ritĂ©. Oui, Ă force de prier pour Antone, il lâa comprise Quâimporte la durĂ©e terrestre toute une vie riche et fĂ©conde peut tenir en quelques mois, entre les murs Ă©troits dâun obscur collĂšge, Ă lâĂąge oĂč, croit-on, lâon ne peut guĂšre agir. » La brĂšve annĂ©e scolaire dâAntone repasse dans son imagination Ă©tonnĂ©e. Et câest bien une vie entiĂšre avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relĂšvements de la vie. Nâa-t-il pas vu la meule des pĂ©chĂ©s et des vices assiĂ©ger son ami et se disputer son Ăąme ? Lui-mĂȘme, Georges, nâa-t-il pas Ă©tĂ© pour lui un exemple dâorgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et dâimpudeur, les Miagrin dâhypocrisie et de bassesse ? Et il sâhumilie, soumis et rĂ©signĂ©. Non, il ne doit pas prendre une dĂ©cision dans ce bouleversement de son Ăąme, il attendra que Dieu lâĂ©claire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prĂȘt Ă tout appel, attentif Ă remplir sa vie, câest-Ă -dire Ă se dĂ©vouer. Lâhorloge du collĂšge sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. OĂč va-t-il ? Dans lâalcĂŽve au fond du dortoir, dĂ©jĂ le surveillant sâhabille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cĆur prĂȘt Ă lui Ă©chapper, par la monotonie suppliante des avĂ©s. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart dâheure ! Dans son lit il tremble de fiĂšvre aprĂšs cette nuit dâinsomnie. Puisquâil est soumis Ă Dieu, puisquâavec le dĂ©goĂ»t de la gloriole, lui est venu le sincĂšre dĂ©sir de se vouer Ă la tĂąche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos dâesprit entier. Non, son Ăąme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui lâa tant aimĂ© et que lui nâa pas assez aimĂ©. Il ne peut pas abandonner tout espoir. Sâil peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitiĂ© trop expansive, mais si forte ! Comme il lâentraĂźnera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement Ă Sylans. En quelque lieu que ce soit, câest pour Dieu quâil faut travailler. Leur amitiĂ© ne sera plus quâun dĂ©vouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, Ă la mĂȘme cause divine. Quelques minutes encore ! Toute lâangoisse de la nuit cherche Ă le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prĂ©pare Ă accepter la volontĂ© de Dieu, sans rĂ©volte, ni blasphĂšme, si câest la grande Ă©preuve, avec la reconnaissance de tout son ĂȘtre prosternĂ©, si câest le salut. Enfin lâhorloge annonce cinq heures. Georges MorĂšre sâest assis sur son lit, attentif, les regards fixĂ©s sur la cour. Ă mesure que les coups de lâhorloge tombent dans le silence du cloĂźtre, une espĂ©rance timide se lĂšve lentement au fond de son Ăąme et monte dans ses yeux ; il se prĂ©pare Ă sâagenouiller, il nâose encore se livrer Ă la joie. Brusquement le lourd battant dâairain frappe la cloche sonore. Toutes les tĂȘtes se dressent hors des lits, effarĂ©es, et, les paupiĂšres battantes, dans la lumiĂšre du matin, les Ă©lĂšves se regardent, sâinterrogent Hein⊠quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort⊠Ah ! pauvre Antone ! » Le surveillant sâest avancĂ© au milieu du dortoir ; il semble lui-mĂȘme hĂ©siter, enfin il lance lâappel quotidien du rĂ©veil Benedicamus Domino. â BĂ©nissons le Seigneur. » Et tandis quâil Ă©teint lâinutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, une seule voix, la voix de Georges, ose rĂ©pondre avec un sanglot, mais fidĂšle et gĂ©nĂ©reuse Deo Gratias. » Paris. Janvier-Avril 1913. FIN. Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Texte libre de droits. Corrections, Ă©dition, conversion informatique et publication par le groupe Ebooks libres et gratuits Adresse du site web du groupe â Janvier 2010 â â Ălaboration de ce livre Ă©lectronique Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participĂ© Ă lâĂ©laboration de ce livre, sont PatriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred. â Dispositions Les livres que nous mettons Ă votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, Ă une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu⊠â QualitĂ© Les textes sont livrĂ©s tels quels sans garantie de leur intĂ©gritĂ© parfaite par rapport Ă l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rĂ©tribuĂ©s et que nous essayons de promouvoir la culture littĂ©raire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER Ă FAIRE CONNAĂTRE CES CLASSIQUES LITTĂRAIRES.
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